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05.06.2025 à 16:40

De l’atelier au marché de l’art : les ressorts du succès de POUSH, un jeune lieu créatif

Thomas Blonski, Professeur assistant en stratégie et entrepreneuriat, ICN Business School

Pierre Poinsignon, Enseignant-chercheur, Burgundy School of Business

Thomas Paris, Associate professor, HEC Paris, researcher at CNRS, HEC Paris Business School

Pourquoi certains lieux du monde de l’art deviennent-ils des endroits où il faut être à tout prix ? Les dynamiques faisant émerger un tel lieu créatif sont étudiées. La preuve par POUSH.
Texte intégral (1952 mots)

En quelques années, le centre d’art et d’ateliers d’artistes POUSH, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), est devenu un repère incontournable de la scène artistique parisienne. Une étude permet de comprendre les dynamiques qui font émerger un tel lieu créatif.


Dans une ancienne usine d’Aubervilliers, en banlieue parisienne, 270 artistes partagent aujourd’hui leurs journées entre création, discussions informelles et visites de collectionneurs. Ce lieu, baptisé POUSH, s’est imposé en quelques années comme un point de passage obligé pour les professionnels du monde de l’art. On y croise autant de jeunes talents prometteurs que de figures déjà reconnues, dans un décor brut et foisonnant.

Comment expliquer qu’un lieu, inconnu il y a à peine trois ans, soit devenu un incontournable de la scène artistique parisienne ? Pourquoi certaines adresses deviennent-elles des nœuds de créativité et d’attention, là où d’autres projets similaires peinent à exister ? Plus largement, que faut-il pour qu’un lieu devienne un « lieu créatif » ?

Du Bateau-Lavoir à Hollywood : des lieux mythiques de la création

Dans tous les domaines de la création, certains lieux se dotent d’une image de créativité importante, comme s’il s’y passait quelque chose de particulier : des territoires comme Hollywood ou la Silicon Valley aux États-Unis, des villes comme Vienne (Autriche) au début du siècle dernier ou Berlin (Allemagne) au début de ce siècle, des quartiers parisiens comme Montparnasse ou Saint-Germain-des-Prés, voire des espaces plus localisés, comme le Bateau-Lavoir (Paris 18e) ou le Chelsea Hotel (New York). Une question revient dès que l’on s’intéresse à ces derniers, les lieux créatifs : comment adviennent-ils ? Sont-ils créatifs parce qu’ils attirent (des artistes) ? Ou attirent-ils parce qu’ils sont créatifs ? Comment se construit cette réputation selon laquelle, « c’est là que ça se passe » ?

C’est cette question que nous avons souhaité explorer à travers une recherche menée sur le cas POUSH, un des plus grands rassemblements d’ateliers d’artistes en Europe. Pour comprendre comment ce lieu a émergé si rapidement comme un repère de la scène artistique, nous avons mené une trentaine d’entretiens avec des artistes et l’équipe dirigeante, complétés par des visites de terrain et un questionnaire auprès des résidents.


À lire aussi : L’art contemporain, un langage et une méthode pour penser un futur improbable


Une clé de lecture : le « middleground »

Une théorie utile pour appréhender ce problème a été proposée par Patrick Cohendet, David Grandadam et Laurent Simon : la notion de « middleground ». Pour qu’un territoire créatif puisse prendre de l’ampleur, qu’il attire des talents et qu’il gagne en réputation, il doit mobiliser des passerelles entre l’underground des artistes et l’upperground constitué des entreprises et institutions établies. Cette strate, le middleground, permettrait de faciliter les échanges entre les différents acteurs d’un écosystème, et d’établir la réputation d’un lieu qui devient l’endroit où il faut être, car c’est là que ça se passe. Les auteurs de ce courant ont étudié, par exemple, le cas de Montréal (Québec, Canada) pour le jeu vidéo ou encore les dynamiques spatio-temporelles du monde du design à Berlin.

Comment naissent ces lieux du middleground, ces espaces qui deviennent des passerelles entre artistes émergents isolés et institutions ? Par exemple, comment faire pour créer un tel espace où des artistes pionniers pourront être en contact avec des galeristes et des collectionneurs ?

Le cas de POUSH, plus grand rassemblement d’ateliers d’artistes en Europe, est très instructif.

Fondée en 2020 en initiative privée liée à la société Manifesto, l’association POUSH qui occupe des locaux de grande taille désaffectés sur des durées limitées (environ deux ans), pour les réorganiser en des ateliers loués ensuite à des artistes. Après un premier essai à Saint-Denis, POUSH s’est établi dans un immeuble de grande taille au-dessus du périphérique parisien à la porte Pouchet (qui lui a donné son nom), avant de déménager deux ans plus tard dans une ancienne usine à Aubervilliers, où l’association est toujours domiciliée aujourd’hui avant de devoir déménager à nouveau à l’été 2025.

Poush – crédits Axel Dahl, Fourni par l'auteur

En moins de trois ans, ce lieu nouveau s’est fait une place dans l’écosystème artistique parisien. Moins de deux ans après sa fondation, POUSH rassemblait environ 270 artistes, qui travaillaient dans les différents ateliers proposés, et organisait des visites de collectionneurs nationaux et internationaux, en particulier à l’occasion des grands événements du monde de l’art, en particulier les foires : la Fiac puis Art Basel Paris, en octobre, et Art Paris, en avril.

Cette évolution n’est pas commune : d’autres structures similaires existent, y compris dans le même département, mais ni un aussi grand nombre de résidents ni la haute fréquence des visites professionnelles n’y sont observables.


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Une alchimie fragile mais puissante

Notre recherche a cherché à saisir les manifestations et les causes de ce succès, par une étude compréhensive fondée sur des entretiens avec une trentaine d’artistes résidents et avec l’équipe de direction du lieu, mais également par la visite des ateliers et des expositions au cours de plusieurs journées. Un questionnaire a également été administré aux résidents.

Premier constat, la grande diversité des profils des artistes. Ils ne forment pas une « école » et proviennent d’horizons différents, même si une tendance se dégage autour d’un groupe de jeunes artistes français comptant entre deux et sept ans d’expérience, c’est-à-dire ni novices, ni installés. Ils cherchent en POUSH d’abord et avant tout un lieu pour travailler dans de bonnes conditions. D’autres raisons suivent, mais ne viennent que s’ajouter à ce premier besoin : la proximité avec d’autres artistes qui deviennent des collègues de travail, comme dans une entreprise, mais aussi la possibilité de renforcer sa carrière grâce à l’orientation professionnelle du lieu et des visites de professionnels du monde de l’art.

Visite de POUSH, Nano Ville, 2023.

Pour autant, POUSH ne propose contractuellement que de la location d’espaces : les autres éléments (visites professionnelles, expositions, etc.) ne viennent que de façon informelle au fur et à mesure que des occasions se présentent. Cette méthode d’adaptation permanente aux opportunités qui apparaissent avec le temps est revendiquée par le management du lieu qui préfère éviter la lourdeur des procédures ; cela peut créer cependant un sentiment de frustration, car il est difficile de satisfaire l’intégralité des 270 résidents.

Masse critique et effet collatéral

De manière concrète, les collaborations restent assez limitées, loin de l’idée spontanée de l’effervescence créative. C’est, au contraire, la combinaison de la masse critique du nombre d’artistes et de la diversité (qui agit comme un accélérateur de carrières) qui multiplie les interactions entre les différents acteurs de l’écosystème, artistes présents et visiteurs représentant le monde professionnel (l’upperground) : curateurs, collectionneurs, galeristes… La présence au sein de POUSH de quelques artistes reconnus irradie l’ensemble des artistes du lieu créatif par effet collatéral, ou effet d’éclairage, créant une sorte de label du lieu.

La conjonction de ces deux facteurs, masse critique et effet collatéral, permet d’augmenter la valeur conventionnelle du lieu créatif, créant le fameux cercle vertueux qui était notre point de départ. Plus le lieu est connu, plus les acteurs sont nombreux à y venir et, plus ils sont nombreux, plus le lieu est connu.

Si cette recherche traite de l’émergence de ces lieux créatifs, elle n’aborde pas en revanche la question de leur futur, et en particulier de leur maintien dans la position intermédiaire du middleground. Est-il possible de conserver ce fragile équilibre entre un underground anonyme et un upperground institutionnalisé, ou mainstream ? C’est cette question qu’il conviendra d’explorer dans de futures recherches.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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04.06.2025 à 16:35

Restaurants : des bouillons Duval au Bouillon Pigalle, histoire d’un modèle populaire

Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheuse, Grenoble École de Management (GEM)

Depuis quelques années, le bouillon a fait son grand retour en France. Mais quelle est son histoire ? Pourquoi ce type de restaurant connaît-il un tel engouement ?
Texte intégral (1843 mots)

Peut-être avez-vous vu un « bouillon » s’ouvrir récemment dans votre ville. Nés au XIXe siècle pour nourrir la classe ouvrière parisienne, ces restaurants bon marché étaient quasiment tombés en désuétude. Ils reviennent désormais en force. Pourquoi cet engouement ? Qu’est-ce qui fait la spécificité d’un bouillon et quelle est l’histoire de ces établissements ?


Offrir des repas nutritifs à faible coût aux nombreux travailleurs de Paris : telle est, au XIXe siècle, l’idée avant-gardiste de la Compagnie hollandaise. En 1828, elle ouvre un ensemble de petits restaurants proposant des bouillons de bœuf bouilli, dans différents points de la capitale à une population ouvrière, alors grandissante. Le concept du bouillon vient de naître et, avec lui, une forme précoce de standardisation de repas à bas coûts. Mais, en 1854, l’entreprise disparaît. C’est à ce moment-là qu’émerge celui que les annales retiendront comme le père des bouillons : Baptiste-Adolphe Duval.

Dans les années 1850, Baptiste-Adolphe Duval possède une boucherie située rue Coquillère à Paris (1er). Comme sa clientèle n’achète que les « beaux morceaux », Duval cherche un moyen d’utiliser la « basse viande » non vendue. Il pense alors à préparer un bouillon réalisé avec les bas morceaux de bœuf ainsi que du bœuf bouilli, de grande qualité. C’est ainsi qu’il ouvre, en 1854, un établissement, rue de la Monnaie, dans le 1er arrondissement de Paris. Il y propose des plats chauds, réconfortants et bon marché aux bourses les plus modestes, notamment les nombreux travailleurs des Halles, le « ventre de Paris ». Avec les travaux d’embellissement et de modernisation de la ville par le baron Haussmann, des milliers d’ouvriers sont venus de toute la France œuvrer à la capitale : ce sont autant de bouches à nourrir. Le succès est immédiat.

L’ancêtre de la restauration rapide

Duval ouvre alors d’autres points de vente dans la capitale, parmi lesquels, en 1855, un fastueux établissement à l’architecture de fer et de fonte aménagé dans un immense hall de 800 m2 au 6, rue de Montesquieu (1er), non loin du Louvre. Cet édifice, qui peut accueillir jusqu’à 500 personnes, assure un service en continu effectué par des serveuses reconnaissables à leur robe noire, leur tablier blanc et leur bonnet de tulle. Ces dernières appelées aussi les « petites bonnes » symboliseront les bouillons Duval, et seront aussi bien dessinées par des artistes comme Auguste Renoir qu’évoquées par des écrivains comme Joris-Karl Huysmans. Une nouvelle clientèle, attirée par le bon rapport qualité-prix, la flexibilité des horaires et les prix fixes, apparaît. Elle est constituée des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Le choix des mets se développe au fil du temps : on peut ainsi commander du pot-au-feu, du bœuf bourguignon, du veau rôti, mais aussi des huîtres, de la volaille ou du poisson.

Ces endroits – qui prennent le nom de « bouillons » – sont des lieux très propres, des symboles de la modernité. Ils vont rapidement devenir un concept de restaurant à part entière avec une cuisine simple, faite de produits de qualité. Ils sont considérés comme faisant partie des précurseurs de la restauration rapide.

Un nouveau modèle économique

La réussite économique des bouillons Duval est principalement due à son modèle de gestion des stocks. Ils fonctionnent comme une chaîne de restauration et appliquent des économies d’échelle grâce à leurs propres méthodes d’approvisionnement, leur production de pain, leurs boucheries, etc. En 1867, Duval crée la « Compagnie anonyme des établissements Duval » avec 9 succursales. En 1878, il y en aura 16, puis des dizaines dans la capitale à la fin du XIXe siècle.

Le succès des bouillons Duval fait des émules. Mais si la capitale en dénombre environ 400 en 1900, ils englobent en réalité une variété d’établissements hétéroclites aux fonctionnements différents, allant de la simple marchande ambulante aux bouillons s’inscrivant dans la lignée de Duval – comme les établissements Boulant ou Chartier.

Ce dernier, encore en activité aujourd’hui, a ouvert ses portes en 1896 sur les Grands Boulevards. Son immense salle aux boiseries sculptées et ses magnifiques lustres, de style art nouveau, sont classés monuments historiques. Il n’a jamais fermé ses portes ni changé de nom et, contrairement à tous les autres, a traversé le temps et les modes sans aucune interruption, même si son taux de fréquentation a pu connaître des fluctuations.

Concept de restaurant populaire, le bouillon s’est ainsi transformé en une institution incontournable du paysage parisien. Son succès a ensuite perduré jusqu’à l’entre-deux-guerres avant de tomber en désuétude. En effet, dans la France des Trente Glorieuses (1945-1975), le bouillon semble dépassé, ringard, et les clients lui préfèrent par exemple les brasseries qu’ils trouvent plus « haut de gamme » et modernes. On assiste aussi au développement des fast-foods (à partir des années 1960, ndlr).


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Depuis 2017, un grand retour des bouillons

Cependant, la flamme du bouillon et de l’imaginaire qui l’accompagne ne s’est jamais complètement éteinte et c’est ainsi qu’en novembre 2017, les frères Moussié, des restaurateurs, ouvrent à Paris le Bouillon Pigalle (Paris 18e).

Leur souhait est de reprendre les codes initiaux des bouillons, c’est-à-dire des plats réconfortants (par exemple, le bœuf bourguignon, le petit salé aux lentilles ou la purée saucisse) et les desserts gourmands (comme les profiteroles arrosées de chocolat chaud), servis à prix modiques, dans un décor rétro, sur de grandes tablées à l’allure de cantine, le tout dans un esprit « bonne franquette » avec un service en continu et sans réservation.

Qu’est-ce qu’un bouillon ? « Les bouillons, la table du tout-Paris », Arte, 2025.

Le succès est au rendez-vous et, petit à petit, d’autres établissements (ré)ouvrent comme le Bouillon Julien en 2018 dans un décor restauré, ou le Bouillon République en 2021 dans le cadre préexistant de la brasserie alsacienne Chez Jenny. Ces restaurants bon marché attirent beaucoup de clients, français ou étrangers, ravis de manger bon pour pas (trop) cher en période d’inflation. En effet, nombre d’entre eux permettent de se sustenter pour moins de 20 euros avec une entrée, un plat et un dessert. Leur renaissance repose aussi sur des valeurs de simplicité et d’authenticité.

D’autre part, de nombreux bouillons insistent sur le « fait maison », et travaillent fréquemment avec des producteurs locaux et en circuit court.

Des bouillons en région

Ces lieux incarnant la convivialité et l’esprit traditionnel français se sont également multipliés hors de la capitale. Et si leurs chefs continuent de proposer des classiques réconfortants de la gastronomie française, certains le font à la sauce régionale, par exemple, le « maroilles rôti » au Petit Bouillon Alcide à Lille ou le « diot, polenta crémeuse » à La Cantine Bouillon de Seynod, en Haute-Savoie.

À Lille, un bouillon sauce locale.

Depuis deux ou trois ans, des chefs étoilés ouvrent aussi leur bouillon. C’est le cas du chef grenoblois doublement étoilé Christophe Aribert avec le Bouillon A, ouvert en mai 2022. Il y met en avant des produits bio, locaux et de saison. Thierry Marx, deux étoiles, a pour sa part ouvert en 2024 à Saint-Ouen le Bouillon du Coq, dans lequel il propose des harengs-pomme à l’huile ou son célèbre coq au vin. Pour lui, c’est aussi une façon de remettre au goût du jour des plats étiquetés « ringards » à des prix très abordables.

Depuis début 2023, on estime qu’un bouillon se crée chaque mois en France. Ce sont principalement les prix bas qui attirent la clientèle.

Le maintien d’un tarif accessible est, lui, le premier combat de nombre de propriétaires de bouillons. Leur secret ? Une forte préparation en amont (en particulier les plats froids comme les œufs mayonnaise ou les poireaux vinaigrette), un nombre de gestes réduits par assiette (pas trop de techniques, pas de dressage compliqué), des recettes simples, une carte qui change peu, mais aussi des économies sur le volume d’achat et des tables qui tournent très rapidement.

L’autre assurance du bouillon est de trouver des plats classiques servis en un temps record dans un cadre agréable et convivial.

The Conversation

Nathalie Louisgrand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.06.2025 à 13:58

Petite histoire de la boîte de nuit, des sous-sols du Royaume-Uni aux plages d’Ibiza

Katie Milestone, Senior Lecturer, Music and Culture, Manchester Metropolitan University

Simon Morrison, Senior Lecturer and Programme Leader for Music Journalism, University of Chester

D’endroits exigus, très chauds, faiblement éclairés, bondés, remplis de fumée et de sueur, aux gigantesques clubs en plein air : une histoire de la boîte de nuit.
Texte intégral (1693 mots)
Cream session à l’Amnesia, l’un des clubs légendaires d’Ibiza, ouvert en 1976.

Des sous-sols de la banlieue de Manchester aux plages enflammées d’Ibiza, la boîte de nuit n’a jamais cessé de se réinventer. Avant d’être le lieu de fête par excellence, le club était surtout un refuge pour adolescents, car isolé du monde des adultes. Depuis, la culture du club s’est largement développée et les boîtes de nuit sont devenues de véritables espaces de liberté : une évolution autant sociale qu’artistique.


Quand le rock est arrivé au Royaume-Uni au milieu des années 1950, il y avait très peu d’endroits destinés aux jeunes pour danser sur ce tout nouveau genre musical. Mais, au début des années 1960, des lieux spécialement adaptés pour cela ont commencé à voir le jour dans les villes. Contrairement aux salles de bal, parfois grandioses et opulentes, qui avaient été les lieux de prédilection de la génération précédente, les nouvelles discothèques des années 1960, destinées aux adolescents, étaient le plus souvent situées dans des espaces totalement différents, en matière d’architecture et d’ambiance.

Plusieurs de ces nouvelles discothèques pour jeunes se trouvaient dans les sous-sols de bâtiments plutôt délabrés. Dépourvues des licences requises pour ouvrir un débit de boissons, elles s’adressaient à des jeunes n’ayant pas atteint l’âge légal pour consommer de l’alcool.

La nouveauté de ces espaces se reflétait dans l’incertitude quant à la manière de les décrire : ils étaient parfois qualifiés de « coffee dance clubs », parfois de « continental style ». Pour l'essentiel, ils diffusaient de la musique enregistrée, souvent très énergique, ce qui avait un effet direct sur les danseurs, et qui allait permettre aux adolescents britanniques, dont beaucoup s’identifiaient aux mods (la sous-culture des jeunes stylés qui a fleuri entre le début et le milieu des années 1960), de découvrir des artistes afro-américains de R&B.

Dans notre nouveau livre, Transatlantic Drift : The Ebb and Flow of Dance Music, nous évoquons ces clubs pionniers et les musiciens, interprètes et DJ novateurs, qui ont incité les gens à se réunir et à danser.

Dans les sous-sols

Le fait qu’ils soient installés dans des sous-sols renforce l’attrait exercé par les clubs. Les participants se sentaient appartenir à un mouvement clandestin et étaient littéralement cachés du monde des adultes. Pendant quelques années, entre 1963 et 1966, l’hédonisme souterrain a existé sous la surface – et la scène des clubs mods a prospéré. L’architecture de ces espaces offrait aux jeunes danseurs des environnements uniques qui leur permettaient de vivre des expériences particulièrement viscérales.

Il s’agissait d’espaces où régnait souvent une chaleur étouffante, peu éclairés, bondés, remplis de fumée et de sueur, où la musique ricochait sur les surfaces et se répercutait directement sur les corps des danseurs. L’emplacement souterrain est parfois souligné dans le choix des noms de ces clubs : Cavern, Dug Out, Dungeon, Catacombs, Heaven and Hell.

Le Sinking Ship Club de Stockport (sud de Manchester, Angleterre) était situé dans une grotte creusée dans des rochers de grès rouge. La condensation qui retombait sur les danseurs était imprégnée des dépôts minéraux rouges, leur laissant un souvenir sensoriel particulièrement vibrant d’une session de danse ayant duré toute la nuit.

À la fin de l’ère des clubs modernes, en 1966, les stars américaines du R&B Etta James et Sugar Pie DeSanto ont enregistré le titre « In the Basement (Part 1) ». Bien que la chanson fasse référence à une fête dans une maison plutôt qu’à une boîte de nuit, elle reflète l’esprit du milieu des années 1960, l’ère de la danse moderne, et les endroits où elle s’est épanouie. DeSanto, en particulier, était extrêmement populaire auprès des mods.

Outre la tendance à nommer les clubs en référence à leur emplacement souterrain, une autre tendance consistait à les nommer en référence à des lieux situés en dehors du Royaume-Uni, afin de donner un sentiment d’évasion et de glamour.

Il s’agissait souvent de mots d’origine latine comme La Discothèque, La Bodega, ou encore El Partido. Cette référence à l’Europe correspondait à la passion des mods pour le style européen continental. On peut également y voir un signe avant-coureur de ce qui allait se passer au fur et à mesure que ces lieux se transformaient.

Et la lumière fut

La fin du XXe siècle a enfin mis en lumière la culture des clubs. Une glorieuse rencontre entre divers effets spéciaux (musicaux, météorologiques et pharmaceutiques) s’est combinée pour former, pourrait-on dire, la dernière grande « sous-culture spectaculaire ». Dans les années 1980, des rythmes électroniques bruts partis de villes américaines comme Chicago et Detroit ont traversé l’Atlantique, d’abord au compte-gouttes, puis par vagues, et ont investi les clubs européens.

À Ibiza, par exemple, Alfredo Fiorito (qui avait fui les restrictions imposées par la junte dans son Argentine natale) jouait de la house de Chicago et de la techno de Detroit, en plus de son habituelle pop européenne et de l’electronica. Sa toile était la piste de danse de la boîte de nuit Amnesia, où il faisait le DJ tout au long de la nuit et jusqu’au matin. Ce n’est pas tant que son DJ mix ait fait exploser le toit de l’endroit, mais plutôt que l’Amnesia n’avait pas de toit à l’origine.

« Space Ibiza Late 90’s. DJ Alfredo », Space Ibiza (2015).

Au soleil, la vitamine D s’est mélangée a réagi au flux moins naturel de la drogue E dans le corps. La MDMA (ou ecstasy), abrégée en E, présentait une autre combinaison intrigante – cette fois, celle de l’ingéniérie allemande et de l’appropriation américaine. Pour les consommateurs, elle est devenue le parfait filtre pharmaceutique permettant d’apprécier la musique house.

Les Britanniques en vacances à Ibiza en 1987 ont eu une sorte de révélation et ont ramené la culture de la drogue au Royaume-Uni. De retour au pays, les fêtes se sont multipliées, avec notamment des raves illégales dans les fermes et les champs autour de l’autoroute M25 (la plus fréquentée du Royaume-Uni, la « M25 London orbital road » est l’autoroute circulaire de la métropole du Grand Londres, ndlr).

Des événements comme Sunrise, Energy et Biology évitèrent complètement les boîtes de nuit, préférant s’installer en plein air. Les ravers ont découvert que faire la fête au soleil les ramenait à quelque chose de primitif et de païen. Ils ont fait la fête dans et avec la nature, dans un Arden shakespearien reconstitué, alimenté par le soleil d’en haut et l’énergie du sol d’en bas.

C’est ainsi que l’histoire de la culture des clubs a émergé des caves et des sous-sols d’un monde souterrain et nocturne et a trouvé son chemin vers la lumière.

Les répercussions de cette dérive transatlantique, de ce flux musical de rythmes et d’idées, se sont ensuite propagées comme des vagues sonores à travers la planète. Nous pouvons en voir les traces dans des festivals tels que le carnaval de Notting Hill. Nous pouvons également suivre cette aventure qui a quitté les week-ends, puis le Royaume-Uni, pour suivre une piste néo-hippie qui a traversé l’Europe, et en particulier l’Europe de l’Est, jusqu’à la scène trance de Goa et aux fêtes de la pleine lune en Thaïlande.

À Ibiza, les nouvelles lois et réglementations sur les nuisances sonores ont littéralement permis de remettre le toit en place ; mais, ailleurs, l’esprit des raves et de la boule à facette, de la disco al fresco, semble inarrêtable.

The Conversation

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