23.06.2025 à 17:06
Sophie Basch, Professeur de littérature française, Sorbonne Université
Avec l’exposition « La vague Hokusai », le musée d’histoire de Nantes accueille, du 28 juin au 7 septembre 2025, de nombreux chefs-d’œuvre du peintre Katsushika Hokusai (1760-1849), appartenant au musée Hokusai-kan d’Obuse, dans les Alpes japonaises.
Le titre de l’exposition nantaise rend hommage à l’estampe la plus illustre d’Hokusai, celle dont les reproductions et les détournements ont envahi l’espace public jusqu’à saturation : Sous la vague au large de Kanagawa, première des Trente-six vues du mont Fuji, cette « vague comme mythologique » d’un Hokusai « emporté, expéditif, bouffon, populacier », saluée en 1888 par le critique Félix Fénéon.
L’icône a été baptisée par un écrivain français, Edmond de Goncourt, dans la monographie qu’il consacra à Hokusai en 1896 :
« Planche, qui devrait s’appeler “la Vague”, et qui en est comme le dessin, un peu divinisé par un peintre, sous la terreur religieuse de la mer redoutable entourant de toute part sa patrie : dessin qui vous donne le coléreux de sa montée dans le ciel, l’azur profond de l’intérieur transparent de sa courbe, le déchirement de sa crête, qui s’éparpille en une pluie de gouttelettes, ayant la forme de griffes d’animaux. »
Hokusai, dont le Japon proclame aujourd’hui le génie, apparaît comme une gloire universelle.
C’est toutefois en Occident qu’il acquit sa renommée dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle, et plus singulièrement en France, berceau du japonisme artistique.
L’avocat des impressionnistes et de l’art japonais, Théodore Duret, pouvait ainsi écrire en 1882 :
« Homme du peuple, au début sorte d’artiste industriel, [Hokusai] a occupé vis-à-vis des artistes, ses contemporains, cultivant “le grand art” de la tradition chinoise, une position inférieure, analogue à celle des Lenain vis-à-vis des Lebrun et des Mignard ou des Daumier et des Gavarni en face des lauréats de l’école de Rome. […] C’est seulement depuis que le jugement des Européens l’a placé en tête des artistes de sa nation que les Japonais ont universellement reconnu en lui un de leurs grands hommes. »
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Confirmant ce diagnostic, l’éminent orientaliste bostonien Ernest Fenollosa rédigea une préface cinglante au catalogue de la première rétrospective Hokusai organisée en 1900 à Tokyo par l’éditeur et collectionneur Kobayashi Bunshichi :
« Il semblerait étrange que Hokusai, reconnu en Occident depuis quarante ans comme l’un des plus grands maîtres mondiaux du dessin, n’ait jamais été considéré comme digne d’étude dans son pays natal, si nous n’étions conscients du clivage fatal entre aristocrates et plébéiens à l’époque Tokugawa, dont le présent prolonge l’ombre sinistre. […] Des représentants du gouvernement ont jugé cette exposition démoralisante ; quant aux rares collectionneurs clandestins, ils rougiraient, dit-on, de voir leur nom publié parmi les contributeurs. »
Qui aurait alors pu prédire que l’ukiyo-e deviendrait l’instrument privilégié du soft power japonais ?
La spectaculaire exposition récemment dédiée par le Musée national de Tokyo à l’éditeur du XVIIIe siècle Tsutaya Juzaburo, notamment commanditaire d’Utamaro, témoigne du changement de paradigme amorcé au début du XXe siècle. Dans les vitrines, de nombreuses estampes de contemporains de Hokusai, aujourd’hui vénérés mais méprisés dans le Japon de Meiji (1868-1912), portent le sceau du fameux intermédiaire Hayashi Tadamasa, fournisseur, dans le Paris du XIXe siècle, des principaux collectionneurs japonisants : les frères Goncourt, le marchand Siegfried Bing et le bijoutier Henri Vever, dont les plus belles pièces passèrent ensuite dans les collections publiques japonaises par l’entremise du mécène Matsukata Kōjirō. Hokusai doit sa fortune à la clairvoyance de collectionneurs particuliers qui bravaient au Japon, un dogmatisme esthétique et social et, en France, l’académisme institutionnel.
Comme le critique d’art Théodore de Wyzewa écrivait en 1890 des estampes japonaises :
« Les défauts mêmes de leur perspective et de leur modelé nous enchantèrent comme une protestation contre des règles trop longtemps subies. »
Pierre Bonnard et Édouard Vuillard n’attendaient que cet encouragement.
Le clivage persistait lorsque Paul Claudel, alors ambassadeur au Japon, prononça en 1923 une conférence devant des étudiants japonais à Nikkō. Son jugement, qui fait directement écho à celui de Fenollosa, précise les raisons du succès en France de Hokusai, perçu comme un cousin des peintres de la vie moderne :
« Il est frappant de voir combien dans l’appréciation des œuvres que [l’art japonais] a produites, notre goût est resté longtemps loin du vôtre. Notre préférence allait vers les peintres de l’École “Ukiyoyé”, que vous considérez plutôt comme le témoignage d’une époque de décadence, mais pour lesquels vous m’excuserez d’avoir conservé personnellement tout mon ancien enthousiasme : vers une représentation violente, pompeuse, théâtrale, colorée, spirituelle, pittoresque, infiniment diverse et animée du spectacle de tous les jours. C’est l’homme dans son décor familier et ses occupations quotidiennes qui y tient la plus grande place. Votre goût, au contraire, va vers les images anciennes, où l’homme n’est plus représenté que par quelques effigies monastiques qui participent presque de l’immobilité des arbres et des pierres. »
Si Hokusai bénéficia dès les années 1820 d’une réception savante en Europe, c’est en effet surtout en France que son œuvre rencontra un accueil fraternel. Le graveur Félix Bracquemond serait tombé dès 1856, chez l’imprimeur Delâtre, sur un petit album à couverture rouge, « un des volumes de la Mangwa, d’Hok’ Saï. »
Claude Monet faisait remonter à la même année une rencontre qui devait tant l’inspirer :
« Ma vraie découverte du Japon, l’achat de mes premières estampes, date de 1856. J’avais seize ans ! Je les dénichai au Havre, dans une boutique comme il y en avait jadis où l’on brocantait les curiosités rapportées par les long-courriers […]. Je les payais vingt sous pièce. Il paraît qu’aujourd’hui certaines se vendraient des milliers de francs. »
Dès la fin des années 1850, Hokusai apparut donc comme un précurseur éloigné qui confortait la conviction des premiers amateurs d’estampes, passionnés d’eaux-fortes, de caricatures et de ces enluminures populaires bientôt vantées par Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer.
Une lettre de Charles Baudelaire, apôtre de la modernité, qui préférait la « magie brutale et énorme » des dioramas, vrais par leur fausseté même, aux représentations réalistes, témoigne en 1862 de cette reconnaissance précoce :
« Il y a longtemps, j’ai reçu un paquet de Japonneries que j’ai partagées entre mes amis et amies. Je vous avais réservées [sic] ces trois-là. […] Elles ne sont pas mauvaises (images d’Épinal du Japon, 2 sols pièce à Yeddo). Je vous assure que, sur du vélin et encadré de bambou ou de baguettes vermillon, c’est d’un grand effet. »
L’hommage le plus spirituel à Hokusai vint de l’illustrateur Henri Rivière qui, entre 1888 et 1902, grava Les Trente-six vues de la tour Eiffel. Il ne s’agissait pas, comme l’a affirmé Christine Guth, spécialiste américaine de la période Edo, de « mettre en parallèle la sublimité naturelle du mont Fuji et la sublimité technologique de la tour Eiffel » – postulat démenti par l’accent mis sur le Paris des faubourgs et de l’industrie, ainsi que par Rivière lui-même, qui insista explicitement dans ses souvenirs sur l’aspect parodique de son entreprise :
« J’avais composé […] des dessins pour un livre d’images […] qui parut plus tard en lithographie ; c’étaient les “Trente-six vues de la Tour Eiffel”, réminiscence du titre de Hokusai : “Les trente-six vues du Fujiyama”, mais, comme le dit Arsène Alexandre dans la préface qu’il écrivit pour ces vues de Paris : “On a le Fujiyama qu’on peut”. »
Comme devait le constater en 1914 le grand historien d’art Henri Focillon, dans la monographie qu’il consacra au maître nippon, ces « artistes qui, ayant trouvé en [Hokusai] un modèle et un exemple, le chérirent, non seulement pour le charme rare et supérieur de sa maîtrise, mais pour l’autorité qu’il conférait à leur propre esthétique ». Hokusai n’influença aucunement les peintres français, comme on le lit trop souvent : il confirmait et encouragea leurs audaces.
Sophie Basch est membre de l'Institut universitaire de France (IUF). Elle a reçu des financements de l'IUF.
23.06.2025 à 17:04
Benoît Faye, Full Professor Inseec Business School, Chercheur associé LAREFI Université de Bordeaux Economiste des marchés du vin, de l'art contemporain et Economiste urbain, INSEEC Grande École
Comment est déterminée la valeur d’un artiste sur le marché de l’art ? Une variable joue un rôle non négligeable. Qui de l’artiste hyperspécialisé ou du touche à tout a le plus de chance d’avoir la cote la plus élevée ? Une étude indique des pistes à explorer.
Le marché de l’art contemporain a retrouvé des couleurs. En 2024, selon l’observatoire d’Artprice, les ventes aux enchères ont retrouvé leur niveau d’avant la pandémie. Pourtant, investir dans l’art reste une aventure semée d’incertitudes, où le rendement dépend uniquement du prix futur de l’œuvre.
Dans ce contexte, un choix stratégique se pose aux artistes comme aux investisseurs : faut-il miser sur des artistes aux pratiques diversifiées ou sur des créateurs profondément ancrés dans une seule discipline ? Cette question touche à la valeur même de l’œuvre, à sa reconnaissance, et bien sûr… à son prix.
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Deux philosophies s’affrontent. La première, défendue notamment par Gilles Deleuze, célèbre la maîtrise d’un médium unique, poussée à son plus haut niveau d’expertise. Deborah Butterfield et ses sculptures équines, Chéri Samba et ses scènes de vie colorées, Lynette Yiadom-Boakye et ses portraits peints à la palette brune, ou encore Desiree Dolron et ses portraits photographiques sombres, incarnent cette fidélité à une esthétique, à une grammaire artistique. Associant la création à une forme d’expertise radicale, ils creusent un sillon, affirment un langage, un style.
À l’opposé, une seconde école, incarnée par Mathias Fuchs, défend l’interdisciplinarité comme moteur de créativité. L’artiste y devient un explorateur, franchissant sans cesse les frontières entre peinture, sculpture, photographie, installation ou design. Rosemarie Trockel, Jan Fabre ou Maurizio Cattelan illustrent cette logique : des trajectoires multiples comme autant de réceptacles d’un même processus créatif.
Mais, au-delà de ces postures créatives, que disent les données sur la reconnaissance artistique et la valeur marchande que ces choix impliquent ? Une récente étude publiée en avril 2025 dans la revue académique Finance Recherche Letters, menée auprès de 945 artistes vivants, issus du Top 1 000 du classement Artprice apporte des réponses inédites à ce dilemme.
Dans un monde où l’art reste un actif faiblement rentable et coûteux à acquérir et détenir, comprendre ce qui fait (ou défait) la valeur d’un artiste est crucial. Sociologues et économistes s’accordent à dire que la reconnaissance artistique ne se mesure pas objectivement. Elle repose sur une convention entre trois parties : les instances artistiques (musées, galeries, institutions, collectifs d’artistes), le marché (enchères, galeries) et les médias (presse spécialisée ou généraliste, réseaux).
Tous contribuent à établir, à maintenir ou à contester la légitimité d’un artiste. Les parties ne sont pas nécessairement exclusives et partagent certains de leurs membres (galeries et experts des maisons d’enchères, par exemple). Reste qu’un accord dans la convention, favorable ou défavorable à l’artiste, définit la qualité et qu’un désaccord crée une incertitude. C’est aussi dans cet espace indéfini que la spéculation peut prendre place.
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Notre étude, s’est intéressée à l’impact de la diversification artistique sur deux indicateurs clés : la valeur marchande cumulée (somme des valeurs de vente entre 2000 et 2020), mesurée par Artprice, et la reconnaissance artistique, mesurée par le classement ArtFacts. La diversification artistique est mesurée grâce aux données provenant d’Artnet sur la répartition des ventes de l’artiste par discipline. Nous avons contrôlé de nombreuses variables (âge, genre, origine, volume de production, mouvement artistique, etc.) et utilisé les données de Google Trends comme indicateur de notoriété médiatique.
Premier constat : plus un artiste pratique de disciplines différentes, plus il est reconnu par les instances artistiques et valorisé par le marché. Ce lien est quasi linéaire, à une exception notable : chez les photographes, la concentration sur un seul médium renforce la légitimité.
Cependant, la diversité des disciplines n’est pas dissémination de la production. Explorer plusieurs médiums tout en restant centré sur un seul n’a pas le même effet que de répartir équitablement sa production. Globalement, cette dissémination, mesurée par un indice de concentration, n’a pas d’impact significatif sur la valeur marchande, mais accroît la reconnaissance artistique.
Explorer ces relations entre dissémination et valeur ou reconnaissance artistique, selon le niveau de prix ou la discipline d’origine, ajoute quelques nuances. L’effet de la dissémination sur la valeur marchande se révèle significativement positif pour les peintres, les photographes et les artistes les moins valorisés. En revanche, la relation croissante entre dissémination et reconnaissance artistique reste vraie, quelle que soit la discipline d’origine ou le niveau de reconnaissance.
L’interdisciplinarité est donc un levier de reconnaissance artistique voire pour certains de valorisation marchande. Mais de tels résultats soulèvent de nombreuses questions. D’une part, l’artiste n’est pas seul à établir une stratégie créative, et une approche plus qualitative, relationnelle, des déterminants de ses choix de carrière s’avère nécessaire. D’autre part, dans un monde où les frontières de l’art se déplacent sans cesse – avec l’émergence de l’art numérique, des NFT ou de la création assistée par intelligence artificielle –, la question de l’interdisciplinarité ne fera que gagner en importance.
Avec la précieuse collaboration de Jeanne Briquet et d’Ylang Dahilou.
Benoît Faye ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.06.2025 à 00:03
Philippe Ilial, Professeur de Lettres-Histoire. Chargé de cours en Histoire Moderne. Chercheur associé au CMMC, Université Côte d’Azur
Avec sa trilogie les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas mêle réalité historique et fiction héroïque, contribuant à façonner une perception populaire et parfois idéalisée de certaines époques de l’Histoire de France.
La trilogie composée par les Trois Mousquetaires (1844), Vingt ans après (1845) et le Vicomte de Bragelonne (1850), se déroule dans la France du XVIIe siècle, une période tumultueuse marquée par des intrigues de cour, des conflits politiques et des guerres.
Alexandre Dumas père (1802–1870) transforme cette époque en un décor épique où les mousquetaires, figures de loyauté et d’héroïsme, incarnent des valeurs de bravoure, d’amitié et de fidélité.
Ces ouvrages ont diverti les lecteurs, mais ont aussi nourri la perception de l’Histoire française des lecteurs puis plus tard des spectateurs – dès qu’Hollywood s’est emparé du thème. Entre fidélité historique et liberté créative, cette œuvre a profondément marqué l’imaginaire culturel collectif.
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Dumas utilise l’Histoire comme une toile de fond, un canevas sur lequel il brode des intrigues souvent complexes. Pour écrire les Trois Mousquetaires, il s’appuie sur des documents tels que les Mémoires de Monsieur d’Artagnan, rédigées par Courtilz de Sandras en 1700, un polygraphe et ancien mousquetaire lui-même, une source qui lui permet de s’imprégner des événements et personnages de l’époque. Cependant, Dumas ne se soucie pas de la précision historique au sens strict. Il est romancier et choisit de sacrifier la rigueur historique à la vivacité de son récit, comme en témoigne la chronologie très libre de certains événements ou l’invention de personnages qui n’ont jamais existé.
La démarche de Dumas se situe à mi-chemin entre le roman historique et le roman d’aventures. Certains faits sont authentiques comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham au siège de la Rochelle, point d’orgue de l’opposition entre la France et l’Angleterre soutien des protestants, mais l’auteur se permet d’ajouter des éléments fictifs pour mieux captiver son lecteur, n’oublions pas que l’œuvre est avant tout conçue comme un feuilleton littéraire (paru dans le journal La Presse dès 1844). Il préfère dramatiser les faits plutôt que de les relater avec exactitude. Il insiste, par exemple, sur les rivalités et les duels alors que le fameux siège de la ville est avant tout un évènement militaire.
Ce parti pris témoigne de son ambition : donner à l’histoire une dimension romanesque où l’action, le suspense et l’émotion priment sur la véracité des événements. Ainsi sa trilogie n’est surtout pas à prendre comme un livre d’histoire.
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Les figures historiques telles que Richelieu, Louis XIII ou encore Anne d’Autriche sont au cœur de la trilogie. Dumas les adapte à son intrigue, créant des personnages plus grands que nature. Richelieu, par exemple, devient un symbole de manipulation politique et d’intrigues secrètes, bien plus machiavélique dans le roman que ce qu’il fut en réalité. D’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, bien qu’inspirés de personnages ayant peut-être existé, sont eux aussi construits comme des archétypes de l’honneur, du courage et de l’amitié.
Dumas construit ses personnages comme des mythes, des incarnations de vertus ou de vices. En cela, il contribue à une perception de l’histoire où l’héroïsme prend le pas sur le réel. Bien que complexes, les antagonistes sont réduits à une dimension presque « monomaniaque », ils deviennent des stéréotypes comme celui du méchant, du comploteur, de l’espion…
Les sauts temporels entre les Trois Mousquetaires et Vingt ans après ou encore le Vicomte de Bragelonne permettent à Dumas d’aborder des époques distinctes tout en conservant une continuité narrative. Les romans couvrent ainsi plusieurs décennies d’Histoire française et donnent au lecteur une impression d’enchaînement logique mais cette liberté narrative conduit à une vision linéaire et simplifiée de l’Histoire.
Par le biais de ses mousquetaires, Dumas construit une vision héroïque et valorisante de l’Histoire de France. D’Artagnan et ses compagnons représentent l’esprit français, capable de résister aux complots et aux conflits pour défendre des idéaux de justice et de loyauté. À travers les aventures des mousquetaires, Dumas véhicule aussi une forme de patriotisme : il montre des personnages qui, malgré les querelles et les luttes de pouvoir, restent attachés à leur pays et à leur roi.
Dumas invente et diffuse une version accessible et romancée de l’Histoire de France. Cette popularisation s’est amplifiée avec les nombreuses adaptations cinématographiques qui ont fait des trois mousquetaires des personnages mondialement reconnus. De Douglas Fairbanks incarnant D’Artagnan en 1921 à Gene Kelly en 1948 dans le film de George Sidney, la trilogie de Dumas compte à ce jour plus de 50 adaptations cinématographiques.
Le succès de ces adaptations a créé une familiarité avec cette période de l’Histoire chez le grand public. Mais cette popularisation a considérablement simplifié la perception du public concernant des événements comme la Fronde ou les intrigues de Richelieu, négligeant la complexité réelle de ces épisodes historiques dans le sens d’un mythe national comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham.
Le but premier de Dumas restait de distraire, passionner son lectorat, pas de lui faire un cours d’histoire. Mais c’est parce que l’histoire est omniprésente, à la fois comme cadre et pourvoyeuse d’intrigues et de personnages, que le lecteur/spectateur à l’impression que tout est vrai.
Dumas s’est permis de nombreux anachronismes en même temps que de grandes libertés avec les faits historiques – comme l’histoire d’amour adultérine entre Anne d’Autriche et Buckingham qui n’a pas existé. Ces inexactitudes sont des choix de narration qui servent l’intrigue. Certains faits sont condensés ou déplacés pour accentuer les tensions dramatiques, comme la surreprésentation de Richelieu dans certaines intrigues. Si ces libertés ont été critiquées par des historiens, elles n’ont pas empêché le public d’adhérer aux aventures des mousquetaires.
Les personnages de d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sont devenus des figures emblématiques du patrimoine culturel français. Ils incarnent des idéaux nobles tels que la bravoure, la camaraderie, et le sens de l’honneur, ce qui fait d’eux des héros intemporels. Dumas a créé des archétypes qui dépassent la littérature et sont devenus des symboles dans l’imaginaire collectif.
Au moment de leur parution, au XIXe siècle, les aventures des mousquetaires font écho aux préoccupations sociales de l’époque, période de bouleversements politiques et sociaux pour la France (révolutions de 1830 et de 1848 notamment). La loyauté des mousquetaires envers leur roi, même en dépit de leurs différends personnels, peut être lue comme une réflexion sur le patriotisme et la fidélité envers l’État dans un contexte postrévolutionnaire.
Enfin, la trilogie des Trois Mousquetaires a exercé une influence durable sur le genre du roman historique, non seulement en France mais aussi à l’international. Dumas a su créer une forme de littérature où l’histoire devient une aventure palpitante sans être pour autant un simple prétexte. Il a en quelque sorte fondé un modèle de fiction historique romancée, qui sera repris et adapté par de nombreux auteurs ; on pense à Paul Féval et son Bossu !
Aujourd’hui encore, cette approche influence la manière dont l’histoire est abordée dans les romans, et même dans les médias audiovisuels comme le cinéma et la télévision. La trilogie des Trois Mousquetaires reste une référence incontournable pour quiconque veut mêler l’histoire à la fiction.
Philippe Ilial est enseignant au lycée ainsi qu'à l'université Côte-d'Azur, il est également rédacteur en chef de plusieurs revues de vulgarisation historique.
20.06.2025 à 17:29
Conor Trainor, Ad Astra Research Fellow / Assistant Professor, University College Dublin
Le passum, ce vin de raisins secs, était une douceur prisée des Romains. Son succès a-t-il encouragé des viticulteurs crétois de l’époque à le contrefaire ? Un chercheur de l’Université de Warwick mène l’enquête.
Avant l’apparition des édulcorants artificiels, les gens satisfaisaient leur envie de sucré avec des produits naturels, comme le miel ou les fruits secs. Les vins de raisins secs, élaborés à partir de raisins séchés avant fermentation, étaient particulièrement prisés. Les sources historiques attestent que ces vins, dont certains étaient appelés passum, étaient appréciés dans l’Empire romain et dans l’Europe médiévale. Le plus célèbre de l’époque était le malvoisie, un vin produit dans de nombreuses régions méditerranéennes.
Aujourd’hui, ces vins sont moins populaires, bien que certains soient toujours très recherchés. Les plus connus sont les vins italiens dits « appassimento » (une technique vinicole également connue sous le nom de passerillage), comme l’Amarone della Valpolicella. Dans la région de Vénétie, les meilleurs vins de ce type sont issus de raisins séchés pendant trois mois avant d’être pressés et fermentés – un procédé long et exigeant.
Les sources antiques décrivent des techniques similaires. Columelle, auteur romain spécialisé dans l’agriculture, indique que le séchage et la fermentation duraient au minimum un mois. Pline l’Ancien, quant à lui, décrit une méthode consistant à faire sécher les grappes partiellement sur la vigne, puis sur des claies, avant de les presser huit jours plus tard.
Depuis dix ans, j’étudie la fabrication de ce vin sur le site archéologique de Cnossos, en Crète. Si l’île est surtout connue pour ses vestiges minoens, elle était aussi célèbre à l’époque romaine pour ses vins doux de raisins secs, exportés à grande échelle.
Les vins de raisins secs de haute qualité demandaient du temps et de la patience, mais il semble que les producteurs de Cnossos aient parfois contourné les méthodes traditionnelles. Mes recherches sur un site de production vinicole et sur des sites de fabrication d’amphores indiquent que les vignerons crétois ont peut-être trompé leurs clients romains avec une version contrefaite du passum.
Les vestiges d’un site de production de vin à Cnossos montrent les pratiques en vigueur une génération avant la conquête romaine. Plus intéressant encore, les études en cours sur des fours de potiers de l’époque romaine révèlent une production concentrée sur quatre types d’objets : des amphores pour le vin, des supports pour leur remplissage, de grandes cuves de mélange en céramique et des ruches en terre cuite.
La Crète, plus grande île grecque, produit du vin depuis des millénaires. Des indices retrouvés à Myrtos attestent de la vinification dès 2170 avant notre ère. Grâce à sa position stratégique entre la Grèce et l’Afrique du Nord, l’île était âprement convoitée. En 67 av. n. è., après une campagne militaire de trois ans, les Romains en prirent le contrôle.
Après la conquête, l’économie crétoise a subi des changements profonds. Les Romains ont fondé une colonie à Cnossos, réorganisant le pouvoir et développant massivement la production vinicole. L’activité rurale a augmenté, et des fouilles archéologiques ont mis au jour un grand nombre d’amphores, preuve que le vin crétois était largement exporté.
Si les Romains achetaient autant de vin crétois, c’était en partie à cause des routes maritimes. Les navires chargés de blé en provenance d’Alexandrie, à destination de Rome, faisaient souvent escale en Crète, ce qui permettait aux marchands de charger d’autres produits. Mais la demande était aussi stimulée par la réputation du vin crétois, considéré comme un produit de luxe, à l’instar des vins appassimento italiens actuels. Il était aussi apprécié pour ses vertus médicinales supposées. Le médecin militaire Pedanius Dioscoride écrivait dans son traité De Materia Medica que ce vin soignait les maux de tête, expulsait les vers intestinaux et favorisait la fertilité.
L’explosion soudaine de la demande à Rome et dans la baie de Naples a pu inciter les producteurs à accélérer la fabrication.
Pline l’Ancien décrit ainsi un raccourci pour obtenir ce type de vin : faire bouillir le jus de raisin dans de grandes cuves. Mais les cuves retrouvées à Cnossos ne portent aucune trace de chauffe. Une autre hypothèse se dessine : l’ajout de miel au vin avant sa mise en amphore. Les ruches retrouvées dans les fours de potiers romains – reconnaissables à leur surface intérieure rugueuse favorisant la fixation des rayons de cire – suggèrent un lien entre viticulture et apiculture. Des découvertes similaires sur d’autres sites grecs laissent penser que vin et miel pouvaient être mélangés avant expédition.
Cette méthode était plus rapide et moins coûteuse que le séchage des raisins. Mais dans ce cas, pouvait-on encore parler de vin de raisins secs ? Et les consommateurs romains étaient-ils au courant ? Les quantités massives de vin crétois importées à Rome indiquent que cela ne les préoccupait guère. Vu le nombre d’amphores vides retrouvées à Rome, je pense que la population se souciait bien moins de l’authenticité que nous ne le ferions aujourd’hui.
Conor Trainor a reçu des financements de l’University College Dublin, de la British School at Athens, et, auparavant pour cette recherche, de l’Université de Warwick.
19.06.2025 à 10:43
Alison Cole, Composer and Lecturer in Screen Composition, Sydney Conservatorium of Music, University of Sydney
Cinquante ans après la sortie en salles des Dents de la mer, la musique de John Williams parvient encore à instaurer une tension intense avec deux simples notes.
Notre expérience du monde passe souvent par l’ouïe avant la vue. Qu’il s’agisse du bruit de quelque chose remuant dans l’eau ou du bruissement d’une végétation proche, la peur de ce que nous ne voyons pas est ancrée dans nos instincts de survie.
Le son et la musique au cinéma exploitent ces instincts troublants. Et c’est précisément ce que le réalisateur Steven Spielberg et le compositeur John Williams ont réussi à faire dans le thriller emblématique les Dents de la mer (Jaws, 1975). La conception sonore et la partition musicale s’unissent pour confronter le spectateur à un animal tueur aussi mystérieux qu’invisible.
Dans ce qui est sans doute la scène la plus célèbre du film – les jambes des nageurs battant l’eau sous la surface –, le requin reste quasiment invisible, mais le son communique parfaitement la menace qui rôde.
Les compositeurs de musique de film cherchent à créer des paysages sonores capables de bouleverser et d’influencer profondément le public. Ils s’appuient pour cela sur différents éléments musicaux : rythme, harmonie, tempo, forme, dynamique, mélodie et texture.
Dans les Dents de la mer, la première apparition du requin commence innocemment avec le son d’une bouée au large et une cloche qui tinte. Musicalement et atmosphériquement, la scène établit une sensation d’isolement autour des deux personnages qui nagent de nuit sur une plage déserte.
Mais dès que retentissent les cordes graves, suivies du motif central à deux notes joué au tuba, on comprend qu’un danger menaçant approche.
Cette technique consistant à alterner deux notes de plus en plus rapidement est utilisée depuis longtemps par les compositeurs – on la retrouve notamment dans la Symphonie du Nouveau Monde (1893) d’Antonín Dvořák.
John Williams, le compositeur, aurait mobilisé six contrebasses, huit violoncelles, quatre trombones et un tuba pour créer ce mélange de basses fréquences qui allait devenir la signature sonore des Dents de la mer.
Ces instruments mettent l’accent sur le bas du spectre sonore, générant un timbre sombre, profond et intense. Les musiciens à cordes peuvent employer différentes techniques d’archet, comme le staccato ou le marcato, pour produire des sonorités sombres, voire inquiétantes, surtout dans les registres graves.
Par ailleurs, les deux notes répétées (mi et fa) ne forment pas un ton clairement défini : elles sont jouées sans véritable tonalité, avec une dynamique croissante, ce qui renforce l’impression d’un danger imminent avant même qu’il ne se manifeste, stimulant ainsi notre peur instinctive de l’inconnu.
L’utilisation de ce motif minimaliste et de cette orchestration grave illustre un style de composition pensé pour déstabiliser et désorienter. On retrouve un effet similaire dans la bande-son de la scène d’accident de voiture de la Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), composée par Bernard Herrmann pour Hitchcock.
De même, dans la Suite scythe de Serge Prokofiev, le début du deuxième mouvement (« la Danse des dieux païens ») repose sur un motif alternant deux notes proches (ré dièse et mi).
La souplesse du motif de Williams permet de le faire jouer par différents instruments tout au long de la bande originale, explorant ainsi une palette de timbres capables d’évoquer tour à tour la peur, la panique ou l’angoisse.
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Mais qu’est-ce qui rend la bande originale des Dents de la mer si perturbante, même sans les images ? Les chercheurs en musique avancent plusieurs hypothèses.
Certains estiment que les deux notes évoquent le bruit de la respiration humaine, d’autres suggèrent qu’elles rappelleraient les battements de cœur… du requin.
Dans une interview au Los Angeles Times, John Williams expliquait :
« Je voulais créer quelque chose de très… primaire. Quelque chose de très répétitif, viscéral, qui vous saisit aux tripes plutôt qu’à l’esprit. […] Une musique qu’on pourrait jouer très doucement, ce qui signifierait que le requin est encore loin, quand on ne voit que l’eau. Une musique “sans cerveau” qui devient plus forte à mesure qu’elle se rapproche de vous. »
Tout au long de la bande-son du film, Williams joue avec les émotions du spectateur, jusqu’à la scène de l’homme contre le requin – véritable apogée du développement thématique et de l’orchestration.
Cette bande originale mythique a laissé une empreinte qui dépasse le simple accompagnement visuel. Elle agit comme un personnage à part entière.
En utilisant la musique pour dévoiler ce qui est caché, Williams construit une expérience émotionnelle intense, marquée par l’anticipation et la tension. Le motif à deux notes incarne à lui seul son génie – une signature sonore qui, depuis des générations, fait frissonner les baigneurs avant même qu’ils ne mettent un pied dans l’eau.
Alison Cole ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.06.2025 à 16:07
Valentina Montalto, Professeure associée - économie de la culture et politique européeenne de la culture, Kedge Business School
L’engouement d’une population pour son patrimoine ne se décrète pas. À Limoges, l’héritage de l’industrie de la porcelaine est mis en avant pour attirer les touristes. Mais les Limougeauds n’y sont pas particulièrement attachés.
Lorsque nous pensons au patrimoine culturel, nous imaginons souvent des villes pittoresques, de majestueux bâtiments historiques et des festivals animés qui rassemblent les communautés. Pourtant, la réalité est bien plus complexe. Le patrimoine culturel n’est pas toujours un symbole d’unité – il peut parfois être source de tensions, d’indifférence, voire de déconnexion.
Alors que la littérature académique s’est de plus en plus intéressée au « patrimoine contesté » – des paysages et monuments porteurs de mémoires conflictuelles ou de luttes politiques –, un autre phénomène, plus subtil, a reçu bien moins d’attention : le décalage silencieux entre les récits patrimoniaux promus par les autorités et les émotions des communautés locales.
Tout patrimoine culturel n’est pas ouvertement contesté. Dans de nombreuses zones périphériques ou économiquement en difficulté, des initiatives patrimoniales sont lancées avec de bonnes intentions, mais ne trouvent pas d’écho auprès des populations locales. Ce décalage discret peut poser de sérieux problèmes aux stratégies de tourisme durable et à la revitalisation économique locale.
Selon une nouvelle étude en cours de publication, menée par des chercheuses de KEDGE Business School (Paris) et de l’Université de Bologne, la fierté locale diverge souvent des récits promus par les décideurs publics. En utilisant Limoges comme étude de cas et en analysant les données d’enquête recueillies auprès de 510 résidents, les chercheuses ont constaté que, si l’héritage de la porcelaine est reconnu comme un atout distinctif par les habitants et célébré par les autorités locales comme pilier du tourisme, beaucoup de résidents n’y sont pas émotionnellement attachés.
Ce fossé est important. L’étude montre en effet que la fierté locale joue un rôle de médiation significatif entre la manière dont les habitants perçoivent leur ville et leur volonté de la recommander comme destination. Toutefois, si cet effet médiateur est positif pour des aspects de l’image de la ville jugés moins distinctifs – comme le paysage naturel ou l’offre de loisirs –, il ne l’est pas lorsqu’il s’agit de la porcelaine, pourtant véritable atout distinctif de la ville.
La porcelaine à Limoges trouve son origine dans une conjonction favorable de facteurs naturels, économiques et politiques.
C’est la découverte du kaolin – argile blanche indispensable à la fabrication de la porcelaine – dans les environs de Limoges, en 1767, qui marque le point de départ de cette aventure industrielle. À cette ressource locale rare s’ajoute la volonté de l’intendant Turgot de développer une activité économique dans un territoire alors pauvre, en s’appuyant sur les atouts du Limousin : forêts pour alimenter les fours, eau pure sans calcaire, rivières pour actionner les moulins…
Cette industrie florissante connaît son apogée à la fin du XIXe siècle, avec des dizaines de manufactures et des milliers d’emplois. Mais le XXesiècle est marqué par une profonde crise : la concurrence internationale, les transformations industrielles et les difficultés sociales entraînent une chute de la production. Aujourd’hui, seules quelques manufactures historiques – comme Bernardaud, Haviland, Royal Limoges ou Raynaud – poursuivent l’activité, souvent avec une forte spécialisation ou un positionnement haut de gamme.
Malgré cette contraction, acteurs publics et privés cherchent à maintenir vivante cette part essentielle du patrimoine limougeaud. Des institutions, comme le Musée national Adrien-Dubouché ou le plus petit, mais très actif, musée des Casseaux, valorisent les aspects techniques, artistiques et sociaux de cet héritage. En parallèle, la tradition se perpétue dans les entreprises labellisées « Entreprises du patrimoine vivant », qui associent excellence artisanale et création contemporaine.
Nommée « ville créative », pour les arts du feu, par l’Unesco depuis 2017, Limoges fait vivre cette mémoire à travers un jalonnement urbain de céramique initié en 2019. L’art contemporain y dialogue avec l’histoire industrielle pour ancrer la porcelaine dans l’espace public comme élément actif de l’identité culturelle actuelle de la ville.
Des travaux s’appuyant sur la théorie des émotions dite « élargir-et-construire » (« Broaden-and-Build Theory of Emotions ») permettent de mieux comprendre ce phénomène. Comme l’ont démontré de nombreuses recherches récentes sur les comportements pro-environnementaux s’appuyant sur cette théorie, ce sont les émotions positives, comme la fierté, qui stimulent la découverte de nouvelles actions, idées et liens sociaux.
Une étude publiée en 2023 montre que les personnes attachées à leur environnement local sont plus susceptibles d’adopter des comportements favorables à l’environnement, et que la fierté renforce cette probabilité.
En appliquant ce cadre théorique au domaine du tourisme culturel, cette recherche fournit des enseignements précieux pour les territoires périphériques ou marginalisés économiquement, comme celui étudié, mais aussi pour de nombreux autres à travers l’Europe (et au-delà), qui misent sur le patrimoine culturel pour reconfigurer leur tissu social et économique.
Contrairement aux grandes villes bénéficiant de visibilité et d’investissements globaux, les petites villes s’appuient fortement sur l’engagement local pour faire vivre leurs politiques de régénération urbaine. Ici, la fierté n’est pas qu’un sentiment agréable – elle peut être un puissant levier de mobilisation civique. Dans des zones aux ressources limitées, l’investissement émotionnel des habitants peut faire la différence entre un site culturel florissant et un patrimoine délaissé.
Notre analyse statistique, basée sur un modèle de médiation causale, démontre le rôle central de la fierté locale en tant que facteur amplificateur des comportements protouristiques. En effet, la fierté a un impact positif et significatif sur les recommandations de visite. L’environnement naturel, social et urbain local devient digne d’une visite dès lors qu’il contribue à la fierté locale.
Cependant, un résultat contraire apparaît pour l’artisanat d’art : la fierté ne constitue pas un médiateur significatif pour l’artisanat d’art. Nous interprétons ce résultat comme une illustration des deux voies – cognitive et émotionnelle – qui sous-tendent les processus de prise de décision : d’une part, les habitants sont bien conscients du patrimoine distinctif de Limoges (connaissance) ; de l’autre, n’en sont pas fiers – mais c’est justement la fierté (ou le manque de fierté) qui influence leur volonté de (ne pas) recommander la ville pour une visite (intention comportementale).
Cette dualité est illustrée par les propos des habitants, dont certains déclarent par exemple : « Je suis heureuse (plutôt que fière) de vivre à Limoges, car c’est un peu une ville à la campagne », mettant en lumière un attachement émotionnel qui ne relève pas d’un sentiment de fierté.
Dans le cas spécifique de Limoges, le décalage révélé entre (l’absence de) fierté pour le patrimoine porcelainier et l’engagement citoyen nécessite une exploration plus approfondie des dynamiques socio-économiques.
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La porcelaine de Limoges n’est pas seulement un symbole d’artisanat artistique ; c’est aussi une industrie créative porteuse d’un savoir-faire millénaire. Pourtant, son image de produit bourgeois peut ne pas résonner avec une population majoritairement ouvrière ayant connu des difficultés économiques. De plus, bien que la porcelaine soit emblématique, elle est souvent perçue comme éloignée du quotidien, cantonnée au marché du luxe, et non comme une partie vivante de l’économie locale.
Sans oublier le déclin brutal de l’industrie porcelainière et les pertes d’emplois massives depuis les années 1930. Un chiffre parle de lui-même : entre 1930 et 1939, la production de porcelaine s’effondre, passant de 10 000 à 3 400 tonnes.
Bien que très spécifiques, ces couches de complexité permettent de mieux comprendre pourquoi la fierté locale à l’égard des atouts de la ville est si inégalement répartie.
En même temps, elles peuvent s’appliquer à de nombreuses autres zones post-industrielles cherchant à revitaliser leur identité et leur économie en s’appuyant sur des ressources naturelles (comme le kaolin pour la porcelaine) et des savoir-faire locaux.
Les résultats de l’étude remettent en question le paradigme dominant – mais en évolution, notamment depuis l’adoption de la Convention de Faro en 2005 – des politiques patrimoniales descendantes. Dans de nombreuses régions, les initiatives culturelles sont conçues et mises en œuvre sans réelle concertation avec les populations locales, en partant du principe que les retombées économiques suffiront à susciter leur adhésion.
Pourtant, comme le montre le cas de Limoges, l’absence de fierté peut saper même les projets les mieux financés. Pour que le tourisme durable et la revitalisation industrielle réussissent, les récits locaux doivent être non seulement reconnus, mais intégrés activement dans les politiques publiques.
Par ailleurs, les stratégies qui ignorent le paysage émotionnel d’une communauté risquent d’exacerber le sentiment de dépossession, particulièrement problématique dans les zones rurales ou post-industrielles où les perspectives économiques sont limitées. Plutôt que d’imposer une vision du patrimoine venue d’en haut, les collectivités locales et les organisations de gestion des destinations (OGD) devraient engager les communautés dans la co-construction de récits patrimoniaux qui reflètent à la fois la signification historique et la fierté contemporaine – non pas uniquement comme atout touristique, mais comme ressource économique vivante.
Cette recherche – que les auteurs étendent actuellement à d’autres villes moyennes dotées d’un patrimoine culturel distinctif, comme Biella et le textile en Italie, Grasse et le parfum ou encore Périgueux et l’art du mime – suggère que, lorsque les savoirs communautaires et les politiques institutionnelles ne s’alignent pas, le patrimoine risque de devenir un simple objet de musée – observé, mais pas nécessairement « ressenti » au point de susciter une action collective. La fierté civique apparaît ici comme un facteur déterminant pour transformer le patrimoine en un bien vivant, porté par la communauté, capable d’alimenter à la fois le tourisme et l’économie locale.
Pour les décideurs publics et les urbanistes, cela implique de repenser les approches traditionnelles descendantes au profit de modèles participatifs et ancrés dans le territoire, qui favorisent une connexion émotionnelle entre les communautés et leur héritage culturel. Le patrimoine culturel peut en effet être un levier de tourisme durable et de revitalisation économique – mais seulement s’il résonne réellement avec celles et ceux qui l’ont façonné.
Valentina Montalto est membre du Lab Culture et Industries Créatives de KEDGE Arts School - Centre d'Expertise de KEDGE Business School.
17.06.2025 à 17:25
Aliocha Karol Wald Lasowski, Professeur des Universités en Littérature, HDR et Directeur du département (Licence, Master & Doctorat), Institut catholique de Lille (ICL)
Jusqu’au 30 juin, le Centre Pompidou (Paris) présente l’exposition « Paris noir. Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950-2000 ». Elle y rend principalement hommage à des artistes plasticiens, mais offre également une place de choix au poète-philosophe Édouard Glissant. Retour sur la relation de celui-ci avec les artistes.
Des Afriques aux Amériques, la ville-monde de Paris se déploie en archipel transatlantique et carrefour panafricain, accompagnant l’expression esthétique anticoloniale dans toutes ses dimensions, pendant cinquante ans d’émancipation. Tel est le cœur de l’exposition « Paris noir », avec 150 artistes africains, caribéens et africains-américains, du créateur béninois Christian Zohoncon à la Haïtienne Luce Turnier, du peintre Beauford Delaney au Sud-Africain Gerard Sekoto.
Les plasticiens et expérimentateurs mettent en vibration de nouvelles liaisons magnétiques et artistiques, par l’émergence de formes afro-modernes inédites. S’y joue un dialogue entre histoires et cultures, qui relie art et mémoire en un laboratoire des imaginaires : du mouvement de la négritude à la politique des identités, du premier numéro de Présence africaine (1947) au lancement de la Revue noire (1991), les esthétiques et politiques relationnelles explorent les retours et détours de l’Afrique vers le Tout-monde. Par d’étroites alliances, qui croisent poètes, artistes et théoriciens, le combat anticolonial est une révolte menée sur plusieurs fronts, comme le rappelle le catalogue de l’exposition Paris noir, citant le moderniste nigérian Ben Enwomwu :
« L’artiste africain moderne doit faire face à une double responsabilité : trouver un credo artistique et une philosophie pour étayer ses idées révolutionnaires. »
D’autres dimensions intellectuelles pionnières émergent, portées par les écrivaines Paulette et Jane Nardal, les poètes Suzanne et Aimé Césaire ou le psychiatre Frantz Fanon. Parmi ces personnalités martiniquaises engagées, Édouard Glissant (1928-2011) participe du renouveau culturel antillais et international.
Le poète-philosophe s’intéresse aux arts : théâtre, cinéma, danse, architecture, street art, photographie, sculpture, musique ou peinture. Passionné par la diversité des expressions, voies d’accès au sensible, Glissant fréquente les artistes tout au long de sa vie. Il se rend aux ateliers, discute avec les plasticiens, commente les œuvres ; il préface les catalogues d’exposition, participe aux festivals de musique, attentif aux chorégraphies expérimentales et invente la pratique des chaos-opéras.
Sur plusieurs décennies, Glissant est proche d’artistes cubains – les peintres et sculpteurs Wifredo Lam et Agustín Cárdenas, martiniquais – le céramiste Victor Anicet, du Chilien Roberto Matta, de l’Argentin Antonio Segui, de l’Uruguayen José Gamarra, du Vénézuélien Pancho Quilici, de l’Italien Valerio Adami, du peintre états-unien Irving Petlin, de la plasticienne polonaise Gabriela Morawetz ou du peintre-graveur libanais Assadour.
La philosophie de l’art chez Glissant ne se limite pas à une théorie lisse et unifiée, comme dans la hiérarchie classique des arts – présente dans les branches du savoir au XVIIIe siècle européen. Au contraire, la puissance chaotique des créations se déploie en pratique des traces, vitesses et rythmes.
Elle approche le sensible par le tremblement et la démesure. Loin du système des arts, la réflexion de Glissant sur la création est une chaosthétique : ouverture multiple, tremblante, intuitive et polyphonique sur le monde, passant par l’oscillation et la déambulation, le déferlement et le brisement.
Glissant entretient un rapport pluri-sensible aux objets esthétiques. Les découvertes artistiques le guident, non pas au beau abstrait, mais aux beautés sensibles, sur gravure ou dessin. Glissant définit l’art en geste inachevé :
« C’est dévoiler ce qu’on ne voit pas, prévoir cela que la plupart ne cherchent pas, fouiller le paysage qui est autour, accorder ensemble des rythmes qui ne se sont jamais connus. »
Pour Glissant, la démarche classique cède le pas à une intuition du monde. Le savoir rationnel traditionnel se réinvente par lignes de force en créolisation, constellation hybride faite de traversées et d’échappées. En rupture avec l’uniformité et la normalité des conventions, Glissant privilégie l’intuition chaotique : sens, sensations et sensibilités.
Dans son approche de l’art, la créolisation offre trois expressions subjectives : plongée vibrante dans la matière, trouble dans le baroque archipélique et éphémère chaotique du vivant constituent des mosaïques du monde. Verbale, plastique, sonore, tactile, visuelle ou gestuelle, la démesure ouvre sur les corps, mouvements, images, mémoires, traumatismes et réparations. Glissant précise :
« Figurons cet infigurable, ce mouvement, multiplié dans les espaces et dans les durées des peuples, pour autant qu’il s’agit d’un art des mots et non pas de celui des formes et des harmonies. »
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Chaque œuvre invite à un autre « art des mots » sur les imaginaires du Tout-monde. Tel est le plurivers et ses rythmes, qui renvoie dos à dos les visions de l’Un – l’unicité du monde – et du dualisme – la division entre corps et esprit, âme et matière. Ni système unifié ni binarisme thèse/antithèse : Glissant inscrit l’art dans l’insaisissable chaos, le profond devenir en mouvement. Pour incarner l’énergie chaosthétique, Glissant cite le peintre Wifredo Lam :
« Des ailes d’évasion, des présages d’oiseaux en plein vol effleurant nos yeux en contemplation de leur fuite, de leur exode, comme des langues de feu dans l’infini anxieux. »
Penseur du déploiement inachevé et démesuré, Glissant défie la vision cloisonnée du réel et rejette les séparatismes figés. Les créations se créolisent : elles dépassent les frontières, déploient des lignes de fuite dans l’étendue, vaste et indémêlable. Philosophe de l’identité-relation multiple, opposée à la fixité-racine unique, Glissant rompt avec le dogmatisme théorique. Il défend le devenir-minoritaire au cœur de la poétique de la relation, proche de la multiplicité du rhizome. Dans une conférence sur l’art, en juin 2010, au premier colloque du Centre Pompidou-Metz, Glissant précise :
« La fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, qui est celle du monde. »
La sensibilité de Glissant s’appuie sur sa première grande expérience artistique en France, la Galerie du Dragon à Paris. Dès son arrivée pour ses études en 1946 et pendant plusieurs décennies, il assiste aux expositions à la galerie du 19, rue du Dragon. Animé par le poète Max Clarac-Sérou et la diplomate Cécilia Ayala, ce lieu accueille la peinture onirique et surréaliste, dans l’esprit politique de l’avant-garde.
De jeunes écrivains, Glissant, Michel Butor ou Henri Michaux y rencontrent des artistes-plasticiens, graveurs ou sculpteurs, Matta et Giacometti, Jean Hélion ou Bernard Saby. De solides amitiés y voient le jour, autour des peintures balnéaires de Leonardo Cremonini, évoquant la lumière des îles Éoliennes, ou des sculptures en marbre de Jean Robert, dit Ipoustéguy.
Ainsi, Victor Brauner, figure majeure dadaïste, y présente une exposition en 1961. À son propos, Glissant écrit :
« Ainsi apprenons-nous à fréquenter le Monde, ses éclats irréductibles et ses lumières répandues, unies comme des limons de fleuves qui s’enlacent. »
Pour Glissant, les artistes de la Galerie du Dragon élaborent des fréquentations sensibles du monde. Leurs créations engagent paysages et mémoires multiples. Un réel inédit est approché. Pour Glissant, l’art, c’est la recherche de la différence, non de l’identique :
« La particule élémentaire du tissu du vivant, ce n’est pas le même, c’est le différent. Si on ajoute le même au même, on obtient le même. Mais si on ajoute du différent au différent, on obtient de l’inédit, de l’imprévisible, du nouveau. »
Glissant participe aussi de cette découverte de la nouveauté : sa pensée des arts, ni simple commentaire d’un tableau ni regard sur une installation, est une texture plastique, une inventivité originale, insolite et sans équivalent.
Aliocha Karol Wald Lasowski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.06.2025 à 16:00
Pierre-Yves Modicom, Professeur, Université Jean Moulin Lyon 3
Bienvenue à l’ère des thés iodés, boisés et umami. Cette nouvelle culture du thé haut de gamme s’appuie sur de supposés terroirs ou sur un imaginaire de raffinement, inspiré de l’œnologie. Les grands gagnants de cette mutation sémantique : les distributeurs et vendeurs de thé.
« Thés d’origine », « grands crus », « goût iodé » ou « boisé », « saveur umami », senteurs qui « évoquent les montagnes de Chine », si ces termes vous parlent, vous êtes certainement amateurs de thé. Depuis quelques années, ils fleurissent et traduisent un changement palpable dans les discours environnant la consommation du précieux breuvage. En 2022, la consommation moyenne de thé en France était de 250 grammes par personne et par an.
Cette mutation emprunte beaucoup aux discours œnologiques. Elle s’inscrit dans une longue histoire, celle de la perception occidentale du thé comme une boisson à la fois exotique et raffinée. En réalité, elle n’est pas spécifique à la France.
Elle témoigne d’une évolution du marché européen qui doit beaucoup à l’action des distributeurs spécialisés et à leur stratégie marketing. C’est ce que montrent les premiers résultats d’une étude qui sera présentée à Lyon le 20 juin, lors d’un colloque consacré à l’histoire du marché du thé dans une perspective interculturelle.
Les nouveaux discours du thé doivent beaucoup aux usages développés dans le domaine de la vigne et du vin. Une première série d’emprunts à l’œnologie concerne les pratiques de désignation des thés, en particulier des thés purs : les cultivars, terme botanique, sont fréquemment qualifiés de « cépages ».
Comme un vin, un thé peut « libérer des saveurs » qualifiées par des adjectifs que l’on retrouve aussi dans la description des arômes du vin ou du whisky. Le goût n’est pas seulement décrit en termes de « saveurs », mais aussi de « notes ». Par exemple, un thé darjeeling est décrit comme :
« Produit dans le jardin de Selimbong, ce thé noir dévoile lors de sa dégustation tout le charme secret qui rend les thés de printemps de cette région du nord de l’Inde si séduisants. Sa liqueur enveloppante libère des saveurs florales, fruitées, boisées et minérales d’une rare intensité. »
Les descriptions empruntent des tournures syntaxiques à l’œnologie : là où un vin peut « offrir une robe » qui sera décrite par des adjectifs de couleur, un vin « offre » ou « procure une tasse ». Même si celle-ci peut être « dorée », elle sera souvent décrite pour autre chose que sa couleur, comme « douce » ou « chaleureuse ».
Pour sa part, la description des « accords » thé/mets par les « sommeliers de thé » est calquée sur le discours des sommeliers traditionnels, comme pour ce thé du Yunnan :
« Ce thé s’accorde idéalement avec une viande rouge ou un gibier : ses notes se fondent avec les parfums pyrogénés de la viande rôtie ou grillée. Les notes miellées du Grand Yunnan impérial se marient aussi parfaitement avec un chocolat noir intense, pour un accord de caractère. »
On assiste à la diffusion d’une nouvelle culture du thé haut de gamme, en prenant appui sur les usages de l’œnologie. Ce choix stratégique se révèle d’autant plus judicieux qu’il est en phase avec l’image historique du thé comme boisson synonyme de raffinement et de distinction. Un distributeur peut ainsi décrire « un Earl Grey très élégant, à la fois sophistiqué et racé ».
La scène européenne du thé pris un soir d’automne ou d’hiver ressurgit au détour de la description d’un thé de Chine : « Un (thé) Pu-Erh de l’année aux feuilles torsadées, offrant une infusion au bouquet sous-bois humide et des notes évoquant le feu de cheminée. »
Comme pour le vin, les descriptions des thés d’origine évoquent volontiers des paysages : « Les nuits fraîches et brumeuses des contreforts de l’Himalaya ont donné à cette récolte de printemps son arôme si particulier. »
Plus généralement, les descripteurs utilisés renvoient souvent au domaine de la forêt, comme le montrent les adjectifs désignant la flore, mais aussi le « goût de sous-bois » fréquemment prêté au Pu-Erh chinois. La montagne et surtout la mer sont fréquemment mobilisées, elles aussi, sur une base fortement métaphorique. On ne s’étonnera donc pas de voir qualifié de « iodé » un thé s’accordant avec des fruits de mer :
« Cette récolte d’été offre une tasse aux notes végétales puissantes et à l’arôme iodé avec une légère astringence. Parfait en accompagnement de fruits de mer et crustacés, poisson cru et fromage de chèvre frais. »
La France produit 1 500 tonnes de thé par an, notamment à la Réunion, mais peu en France métropolitaine. Cette très faible production introduit une différence importante avec les discours du vin, en tout cas des vins français. La question du terroir est traitée sur le mode de l’exotisme, comme l’attestent les descriptions commençant par la désignation d’un lieu d’origine. Ce dernier prend la forme d’un nom propre que l’acheteur ne connaît pas forcément, le jardin de Selimbong.
Mais la question de l’ancrage dans un territoire ne se réduit ni aux paysages ni aux toponymes. Un thé pur ni parfumé ni mélangé et issu d’une seule région sera souvent qualifié de « thés d’origine », et adossé à un standard des productions agroalimentaires valorisées, l’appellation d’origine. Mais chez certains distributeurs, cette appellation s’applique aussi au genmaïcha, mélange de thé vert japonais et de riz soufflé, ou au thé au jasmin.
Les terroirs des « thés d’origine » sont presque toujours asiatiques, ce qui se traduit par des emprunts lexicaux au japonais et au chinois. Un simple coup d’œil à l’outil Google Ngram – application linguistique permettant d’observer l’évolution de la fréquence d’un ou de plusieurs mots ou groupes de mots – permet de constater une explosion récente de la fréquence du mot japonais umami dans les données francophones.
Umami, en japonais, signifie « savoureux ». Il n’est pas particulièrement associé au thé, mais a connu une popularité récente pour désigner une « cinquième saveur » supposément spécifique de la culture alimentaire japonaise. Le terme sencha, thé vert japonais, voit également son usage augmenter fortement. Cela contraste avec des thés plus haut de gamme gyokuro, mélangées genmaicha ou spécifiquement chinois comme Pu’Erh ou puerh, dont la fréquence d’usage est stable.
L’évolution des discours se cristallise donc sur le thé vert pur japonais d’entrée ou de milieu de gamme.
Cette évolution sur les trente dernières années doit beaucoup à quelques distributeurs emblématiques fonctionnant sur le modèle de la franchise comme Le Palais des Thés. Ces entreprises ont construit une image de marque reposant sur l’expertise technique de leurs fondateurs et la mise en avant d’un rôle de médiateur culturel et gastronomique. Le déploiement de cette nouvelle culture du thé passe par l’implantation de boutiques reconnaissables dans les quartiers commerçants de luxe, par le développement de formations privées ou partenariales aux métiers du thé, en particulier autour du métier de sommelier de thé, et par des initiatives éditoriales comme la publication de beaux livres sur le thé.
Cette stratégie n’est pas spécifique au marché français. Elle est également très bien documentée en Allemagne, où elle a été initiée à la toute fin des années 1980 par la société Gschwendner. On en retrouve les grands principes en France dans la politique d’une société qui a pris son essor dans les années 1990, le Palais des thés. Dans les deux pays, les marques historiques vendant des thés parfumés de luxe ont rapidement développé une offre commerciale adaptée à ce marché émergent.
La comparaison entre les deux pays a ses limites. Les pratiques discursives attachées à cette nouvelle culture ont des formats très semblables, mais leur substance linguistique diffère. Les contributions consultables sur la théinosphère allemande évoquent le goût moins en détail, mais certaines s’attardent davantage sur la nuance de vert dans la tasse. De façon générale, l’homogénéisation des discours sur le thé dans le monde germanophone semble moins avancée qu’en France. Peut-être sous l’effet d’une sociologie des discours du vin qui n’est pas tout à fait la même entre les deux pays ?
Pierre-Yves Modicom ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.06.2025 à 17:44
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
Cheffe d’État, séductrice ou déesse : les récits qui entourent Cléopâtre sont nombreux, modelés par des stratégies politiques et souvent empreints de sexisme. L’exposition « Le mystère Cléopâtre », à découvrir à l’Institut du monde arabe à Paris, jusqu’au 11 janvier 2026, propose de démêler le mythe de la réalité.
Des rares grandes figures féminines retenues par l’histoire, Cléopâtre (69-30 av. J.-C.), la dernière souveraine d’Égypte, est la plus populaire. Autour de son personnage se sont forgées une légende noire puis une figure universelle, associant passion et mort, volupté et cruauté, richesse et guerre, politique et féminisme.
La première légende de Cléopâtre est celle qu’elle a elle-même élaborée. Selon son discours officiel, la reine se présente comme une déesse au service de son peuple, ou plutôt de ses peuples. En effet, le royaume de Cléopâtre est biculturel, à la fois grec et égyptien, comme Cléopâtre elle-même. La reine descend en ligne directe de Ptolémée Ier Sôter, un officier gréco-macédonien d’Alexandre le Grand, devenu roi d’Égypte après la mort du conquérant, à la fin du IVe siècle av. J.-C. Pour ses sujets grecs, descendants des colons installés à Alexandrie et dans la vallée du Nil, Cléopâtre est une souveraine gréco-macédonienne, mais pour les Égyptiens elle se montre aussi en reine pharaonique traditionnelle.
Cette dualité politico-culturelle est une caractéristique idéologique de la dynastie de Cléopâtre dont les documents officiels sont rédigés dans les deux principales langues du royaume, comme on le voit sur la célèbre Pierre de Rosette. C’est ainsi une véritable reine biculturelle qui émane des sources antiques.
Selon les récits officiels destinés à ses sujets grecs, Cléopâtre est l’incarnation terrestre de la déesse de l’amour et de la beauté, Aphrodite. C’est ce que nous montre une série de monnaies frappées dans l’île de Chypre, l’une des possessions de la reine en Méditerranée orientale.
Cléopâtre y est représentée tenant dans ses bras son fils, le petit Césarion, qu’elle a eu avec Jules César. Elle porte la couronne de la déesse, à laquelle elle s’assimile, tandis que son fils est comparé à Éros, enfant d’Aphrodite dans la mythologie. La reine divine apparaît comme la régente de Césarion : elle tient sur son épaule le sceptre royal qu’elle remettra plus tard au prince. Le nom de la souveraine et son titre sont inscrits en grec au revers de la monnaie : « Basilissès Kléopatras » (monnaie « de la reine Cléopâtre »). Cette inscription est associée au symbole de la double corne d’abondance, blason de Cléopâtre, symbole de la prospérité que la reine offre à ses sujets grâce à ses pouvoirs divins.
Sur le mur extérieur du temple consacré, au Ier siècle av. J.-C., à la déesse Hathor à Dendérah, au sud de l’Égypte, Cléopâtre est figurée cette fois en déesse-reine égyptienne, accompagnée de Césarion, représenté devant elle en pharaon traditionnel.
Elle porte une perruque tressée, surmontée de cornes de vache qui enserrent un disque solaire, lui-même dominé par deux hautes plumes. Cette coiffe impressionnante est l’attribut de la déesse Hathor, divinité égyptienne incarnant l’amour, la joie et la maternité. Pourvue de ces attributs et vêtue d’une longue robe moulante, Cléopâtre est figurée comme l’incarnation du canon de la beauté féminine selon la tradition égyptienne. Son corps divin personnifie la fertilité du royaume et assure sa renaissance perpétuelle.
La représentation n’est pas réaliste, mais symbolique et idéalisée. Seul le cartouche, symbole cosmique de forme ovale encerclant les hiéroglyphes qui composent son nom, permet de distinguer Cléopâtre des autres souveraines. On y lit son nom grec transcrit en hiéroglyphes : « Klioupadrat. »
La reine dispose d’une longue titulature pharaonique qui s’ouvre par la mention du titre « Horet », introduisant ce qu’il convient d’appeler le nom d’Horus féminin de la reine :
« L’Horus féminin (“Horet”), la Grande (“Ouret”), la Maîtresse de perfection (“Nébet-néférou”), l’Excellente en conseil (“Akhet-zeh”), la Maîtresse des deux terres (“Nébet-tawy”). »
Dans le cartouche, on lit :
« Cléopâtre, la déesse qui aime son père (“Netjéret Méritès”). »
La reine fait ici référence à Ptolémée XII qui l’avait associée au trône, en 52 av. J.-C., et auquel elle avait succédé un an plus tard.
À l’opposé de ces récits officiels valorisants, des auteurs romains ont diffusé de violentes calomnies, reprenant à leur compte les inventions de la propagande d’Octave, vainqueur de la reine à la bataille d’Actium, en 31 av. J.-C.
Le poète latin Horace, proche d’Octave, définit Cléopâtre comme une « reine démente […], incapable de mettre un frein à ses désirs » et « un monstre fatal », heureusement terrassé par Octave, sauveur du monde romain.
Plus virulent encore, le poète latin Properce affirme que Cléopâtre était une obsédée sexuelle, impossible à satisfaire. Elle couchait, raconte-t-il, avec ses propres serviteurs. Pour Octave, inventeur de ces insultes, il s’agissait de discréditer Césarion, vu, non comme le fils de Jules César, mais comme celui d’une prostituée.
Au début du IIe siècle, Plutarque, biographe et moraliste grec, décrit Cléopâtre comme une femme dangereuse, au charme irrésistible : « Sa voix était très douce », écrit-il, afin de la comparer aux sirènes de la mythologie grecque qui attirent les marins vers des récifs où ils échouent avant de trouver la mort.
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Des écrivains orientaux, du Moyen Âge à nos jours, offrent une vision radicalement différente de la dernière reine d’Égypte. Le premier d’entre eux est Jean de Nikiou, évêque copte du VIIIe siècle, auteur d’une « Chronique » racontant l’histoire du monde depuis Adam et Ève jusqu’à la conquête musulmane de la vallée du Nil. Jean de Nikiou reprend à son compte une tradition orale égyptienne favorable à Cléopâtre, vue comme une dirigeante politique compétente et protectrice de son peuple.
Selon Jean de Nikiou, c’est une remarquable architecte. Elle construit à Alexandrie un grand et magnifique palais, unique au monde. Elle fait aussi creuser des canaux pour amener de l’eau potable et des poissons à son peuple dont elle assure le bien-être. Protectrice et nourricière, elle fait figure de reine idéale.
À lire aussi : Mais où se trouve la momie de Cléopâtre ?
Au IXe siècle, l’historien égyptien Ibn ’Abd al-Hakam, auteur d’un livre relatant la conquête arabe de l’Égypte, est le premier auteur musulman faisant référence à Cléopâtre. S’inspirant des propos de Jean de Nikiou, il fait à son tour l’éloge de la parfaite souveraine.
Un siècle plus tard, l’historien et voyageur Al-Masudi s’intéresse, lui aussi, à Cléopâtre dans son ouvrage les Prairies d’or. Il y dépeint la souveraine comme une femme philosophe et érudite, appréciant la compagnie des savants et des intellectuels de son temps.
Vers 1200, un auteur arabe dont on ne sait presque rien, Murtadha ibn Al-Khafif, composa un petit roman mettant en scène une reine nommée Qaruba, inspirée du personnage de Cléopâtre. Le livre arabe, aujourd’hui perdu, a été traduit en français par Pierre Vattier au XVIIe siècle.
Qaruba (Cléopâtre) y fait figure de femme politique habile. Elle parvient à s’assurer le soutien indéfectible de ses soldats dont elle a doublé la solde, mais aussi des prêtres, des magiciens et des savants du royaume qu’elle n’a de cesse de favoriser. Elle est au sommet de sa gloire, lorsqu’un chef étranger arrive en Égypte avec ses troupes. Il veut épouser la reine, afin de devenir roi. Qaruba accepte, mais à condition qu’il fonde d’abord, sur la côte méditerranéenne de l’Égypte, une nouvelle grande cité. Puis, par diverses ruses, elle parvient à retarder les travaux car, en réalité, elle ne veut absolument pas se soumettre au chef étranger. Finalement, pour échapper au mariage, elle se suicide en se faisant mordre par un serpent.
Ce conte plein de fantaisie est basé sur des éléments historiques : le chef étranger évoque Octave et la mort de la reine, mordue par un reptile, s’inspire du récit antique de Plutarque. Mais ce qui constitue l’originalité de l’ouvrage de Murtadha, c’est l’oubli des traits physiques de la reine, au profit de ses seules qualités intellectuelles et politiques.
Dans la continuité, contemporaine cette fois, de cette figure féminine éprise de liberté et préférant la mort plutôt que la soumission à une puissance étrangère, le poète égyptien Ahmed Chawqi (1868-1932) fait de la souveraine une allégorie de la lutte anti-impérialiste dans sa pièce la Mort de Cléopâtre. La reine, interprétée au Caire, en 1929, par l’actrice égyptienne Fatma Rochdi, apparaît comme une résistante antique, malgré son échec final et son statut de vaincue. Cléopâtre est devenue une allégorie de l’Égypte éternelle.
Christian-Georges Schwentzel est l'un des commissaires scientifiques de l'exposition « Le mystère Cléopâtre » à l'Institut de monde arabe du 11 juin 2025 au 11 janvier 2026.
13.06.2025 à 14:13
Mathilde Plard, Chercheuse CNRS - UMR ESO, Université d’Angers
Simon Lancelevé, Docteur en STAPS-Sciences sociales du sport, Université de Strasbourg
Du Trail du Saint-Jacques (Haute-Loire) à l’Ultra-Trail du Haut-Giffre (Haute-Savoie) en passant par celui du puy Mary (Cantal), le mois de juin célèbre la course en pleine nature. Au-delà de la performance physique, un élément qui peut sembler secondaire structure l’événement : la musique. Elle est calibrée pour générer une expérience affective précise et façonner une émotion collective. Un outil marketing redoutable.
De nombreuses études ont montré les effets positifs de la musique sur la performance et l’état émotionnel des sportifs. Elle peut réduire la perception de l’effort, augmenter les affects positifs, favoriser la concentration, ou encore synchroniser les mouvements. Ces apports sont exploités tant au niveau individuel qu’à l’échelle collective des événements – lorsqu’un speaker choisit les morceaux pour dynamiser le public.
Dans l’univers du trail-running, où chaque coureur vit une aventure à la fois personnelle et collective, l’échange de playlists avant le départ est une pratique répandue. Sur des plateformes comme Spotify ou SoundCloud, des groupes de participants partagent leurs sélections de morceaux – de l’électro atmosphérique aux hymnes rock – pour créer un sentiment de cohésion avant même le coup de pistolet.
Cette « playlist de départ » agit comme un rite d’entrée dans l’épreuve : elle permet aux trailers de se synchroniser mentalement, de puiser de l’énergie dans les mêmes vibrations sonores, et de renforcer un sentiment de fraternité éphémère mais puissant, via ce langage commun. Mais les coureurs ne sont pas les seuls à choisir leur musique : les organisateurs s’en emparent pour ritualiser les événements sportifs.
Dans le cadre d’une enquête sur les départs d’ultra-trail, nous avons analysé les musiques diffusées au cours des dix minutes précédant le lancement des courses.
L’effet est saisissant : les organisateurs choisissent très souvent des morceaux épiques issus du répertoire cinématographique ou du rock symphonique (Conquest of Paradise, de Vangelis,, The Ecstasy of Gold, d’Ennio Morricone,, Last Ride of the Day, du groupe metal Nightwish).
Ces musiques structurent un rituel. Elles suscitent des frissons, des larmes, une intensité collective. Par exemple, la montée de Conquest of Paradise génère un sentiment d’épopée, tandis que l’explosion orchestrale d’Ecstasy of Gold crée une tension dramatique invitant à l’aventure. Ces choix visent à provoquer des frissons et une intensité collective quasi liturgique.
Quels impacts ont ces sélections ? Opter pour U2 (Light My Way) semble évoquer une résonance intime, axée sur le dépassement personnel, quand Vangelis suscite un imaginaire héroïque et un sentiment de fraternité universelle. Chaque titre oriente donc l’expérience émotionnelle des coureurs et du public. Cette séquence musicale façonne la tonalité du moment et inscrit les participants dans une mémoire sonore commune.
Cette expérience se comprend à travers la notion de « résonance », du sociologue Hartmut Rosa. Dans une configuration résonante, la musique relie le sujet à lui-même, aux autres et à l’environnement. Mais si la sélection est standardisée et imposée, elle produit une aliénation rythmée, réduisant l’émotion à une simple illusion préprogrammée.
La mise en musique du sport relève alors d’une véritable « ingénierie de l’enchantement » où des professionnels conçoivent des dispositifs sensoriels destinés à suspendre momentanément l’incrédulité. La musique y fonctionne comme un outil de création d’une expérience immersive, ritualisée, préparée pour susciter un état euphorique collectif.
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La chercheuse en anthropologie Emmanuelle Lallement montre que les grandes manifestations sportives fonctionnent comme des spectacles conçus sur le modèle des rituels : chaque geste, chaque décor, chaque son est pensé pour produire un effet émotionnel précis. Dans ce cadre, parcours et fan-zones ne sont plus de simples espaces de compétition ou de spectature, mais de véritables « scènes » où l’organisateur orchestre l’expérience du public à la manière d’un metteur en scène. Les animations, le choix des musiques d’ambiance et des jingles publicitaires sont calibrés au millième de seconde pour susciter la montée collective de l’enthousiasme.
Loin de l’idée d’une liesse populaire spontanée, ces dispositifs relèvent d’un « design émotionnel » : la ferveur est structurée, segmentée et distribuée selon un scénario immuable (par exemple : ligne de départ et d’arrivée pour le trail ; entrée des joueurs, mi-temps, moments clés du match pour le foot).
Chaque phase appartient à un script qui garantit une intensité contrôlée, interchangeable d’un événement à l’autre. La « fête sportive » devient un produit de consommation culturelle, où l’émotion est empaquetée, standardisée et vendue comme un service de divertissement – un simulacre ritualisé où les signes de la passion collective font plus illusion qu’ils ne renvoient à une expérience réellement partagée.
À trop vouloir produire du sensible, on risque pourtant de vider l’expérience de sa puissance transformatrice. L’ingénierie de l’enchantement, si elle ignore l’imprévu et l’altérité, engendre des « illusions bipolaires », révélant leur condition de production.
Les « illusions bipolaires », ce sont ces créations émotionnelles qui, d’un côté, promettent des sensations intenses et, de l’autre, risquent de laisser un vide quand le mécanisme se révèle. L’ingénierie de l’enchantement vise à produire du sensible de façon prédictive : montée de l’excitation, pics d’extase, apaisement cathartique. Mais si l’on maîtrise entièrement la temporalité et la dramaturgie des émotions, on finit par nier l’imprévu, la surprise authentique et l’altérité de l’autre – éléments pourtant essentiels à toute expérience transformatrice.
Ces « illusions bipolaires » oscillent entre deux pôles :
L’hyper-réalisme : une immersion tellement travaillée qu’elle paraît plus vraie que la réalité, conduisant à un état extatique généralisé.
La désillusion : lorsque le participant prend conscience que son émotion a été manufacturée, il éprouve une forme de désenchantement, voire de cynisme, face à ce qui apparaît alors comme un simple artifice marketing.
Ainsi, plus le dispositif est élaboré, plus le risque est grand de basculer d’un sentiment de communion exaltée à une expérience de vide émotionnel, révélant crûment que la « magie » avait pour origine un plan de production et un budget, plutôt que la spontanéité d’un engagement collectif.
Mettre en musique le sport n’est pas en soi un mal. Ce qui pose question, c’est la façon dont cette musique est sélectionnée, imposée, instrumentalisée. C’est le passage de la résonance à la récupération. Ce qui fait la force d’un moment sportif, c’est sa part d’incertitude. L’émotion ne se fabrique pas à la chaîne. Elle se vit.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
12.06.2025 à 15:16
Jadey O'Regan, Senior Lecturer in Contemporary Music, Sydney Conservatorium of Music, University of Sydney
Brian Wilson, chanteur leader, auteur-compositeur et producteur des Beach Boys, est décédé, le 11 juin 2025, à l’âge de 82 ans. Le bassiste laisse derrière lui une musique magnifique, joyeuse, douce-amère et intemporelle, façonnée au fil d’une carrière qui s’étend sur six décennies.
Cette nouvelle n’est pas une surprise : Wilson, atteint de démence diagnostiquée par les médecins, avait été placé l’an dernier sous tutelle après le décès de son épouse, Melinda. Cependant, sa disparition n’en marque pas moins la fin d’un chapitre long et extraordinaire de l’histoire de la musique.
Formés au début des années 1960 à Hawthorne, en Californie, les Beach Boys sont au départ une histoire de famille et de communauté : les frères Brian, Dennis et Carl Wilson, leur cousin Mike Love et leur ami d’école Al Jardine.
Durant leur enfance, la maison des Wilson était un foyer compliqué ; leur père, Murry Wilson, était strict, parfois violent. La musique constituait l’un des rares moyens de rapprochement familial.
C’est au cours de ces premières années que Brian découvre les sonorités qui façonneront son identité musicale : Gershwin, les groupes de doo-wop, le rock and roll des débuts et, surtout, les Four Freshmen, dont le style de chant en harmonie serrée sera une influence majeure qu’il étudiera avec minutie.
Un mélange d’influences inattendu pour un groupe de pop. Dès les premiers enregistrements des Beach Boys (avec surf, voitures et filles), on perçoit les prémices de la complexité et de l’audace musicale qui feront la réputation de Wilson.
Écoutez la structure inattendue de The Lonely Sea (1962), les accords complexes de The Warmth of the Sun (1963), ou encore la modulation subtile de Don’t Worry Baby (1964).
Ces premières innovations laissent entrevoir une créativité grandissante qui continuera de s’épanouir tout au long des années 1960 et au-delà.
Dans les années qui ont suivi, Brian Wilson a souvent été perçu comme une figure fragile. Mais ce qui ressort avant tout de son parcours, c’est sa résilience.
Difficile de ne pas admirer sa capacité à produire un catalogue d’œuvres aussi vaste et varié, tout en affrontant, entre autres, des relations familiales complexes, la pression des maisons de disques, des problèmes de santé mentale souvent mal diagnostiqués et mal soignés ainsi que des addictions. Wilson a non seulement survécu a tout cela, mais il a continué à créer.
Il a même fait ce que peu de fans des Beach Boys auraient imaginé : remonter sur scène.
Le retour inattendu de Brian Wilson sur scène, lors des tournées Pet Sounds et SMiLE au début des années 2000, a relancé l’intérêt pour les Beach Boys et permis une réévaluation critique de leur héritage musical. Depuis, les publications de livres, de documentaires, de films et de podcasts consacrés à Brian Wilson et aux Beach Boys se sont multipliées.
J’ai grandi près de Surfers Paradise, sur la Gold Coast, (Queensland, Australie). Leurs premiers morceaux évoquant un été sans fin résonnaient particulièrement dans ma ville natale, même si, tout comme Brian Wilson, je n’ai admiré la plage que de loin.
J’ai choisi d’étudier la musique des Beach Boys pour ma thèse de doctorat et j’ai passé les années suivantes à retracer le développement musical du groupe, de leurs débuts dans un garage à la création de Pet Sounds cinq ans plus tard.
J’étais fasciné par la manière dont un groupe pouvait produire en si peu de temps un corpus aussi novateur, passant des premières notes hésitantes de Surfin’ aux arrangements complexes de God Only Knows.
Pour comprendre leur musique, j’ai écouté pendant des années les sessions d’enregistrement des Beach Boys, prise après prise, afin de saisir comment leurs chansons étaient conçues avec autant de finesse et d’ingéniosité.
Mais ce qui m’a frappé aussi fortement que la musique elle-même, c’était la voix de Brian Wilson dans ces enregistrements. L’écouter diriger des heures de sessions, c’était entendre un artiste au sommet de son art – décisif, sûr de lui, drôle, un esprit collaboratif, animé d’une profonde volonté de donner vie à la musique magique qu’il entendait dans sa tête et de la partager avec le public.
L’une des découvertes les plus inattendues de mon analyse des paroles des Beach Boys est venue d’un simple outil de fréquence des mots appliqué aux 117 chansons du corpus : le mot le plus courant était « now » (« maintenant »).
Souvent employé comme un tic de langage, « now » résume pourtant à merveille ce que la musique de Brian Wilson a offert à tant d’auditeurs.
Wilson a créé un présent éternel : un monde où le soleil brille toujours, où l’on peut rester jeune à jamais, et où l’on peut retourner chaque fois qu’on en ressent le besoin.
En 2010, j’ai eu l’immense chance de rencontrer Brian Wilson dans sa loge, avant son concert à l’Enmore Theatre de Sydney. Il était drôle et chaleureux. Assis à un petit clavier, il m’a appris une harmonie et, l’espace d’un instant, nous avons chanté Love and Mercy ensemble.
Ce fut l’un des moments les plus magiques de ma vie. Et l’un des messages les plus durables de Wilson : « Love and mercy, that’s what we need tonight. » (« De l’amour et de la compassion, c’est ce dont nous avons besoin ce soir. »)
Adieu et merci, Brian. Surf’s up!
Jadey O'Regan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.06.2025 à 17:22
Claudio Milano, Researcher, Lecturer and Consultant, Universitat de Barcelona
Antonio Paolo Russo, Professor, Universitat Rovira i Virgili
Marina Novelli, Professor of Marketing and Tourism & Director of the Sustainable Travel and Tourism Advanced Research Centre, University of Nottingham
Le 15 juin, plusieurs villes du sud de l’Europe seront le théâtre d’une journée de mobilisations coordonnées contre la « touristification » de leurs territoires. À Barcelone, Lisbonne, Naples ou aux Canaries, le tourisme de masse remodèle les espaces urbains, souvent au détriment des communautés locales. Ces manifestations reflètent des tensions croissantes entre les dynamiques de touristification et une opposition locale de plus en plus audible.
Si Barcelone est devenue un symbole de la résistance sociale aux effets négatifs d’un tourisme prédateur et extractif, elle est loin d’être seule. Ces douze derniers mois, des destinations comme les îles Canaries, Málaga ou encore les Baléares ont également connu des mobilisations massives contre les excès du tourisme.
La lassitude est palpable, et elle s’écrit même sur les murs : les appartements touristiques recouverts de graffitis « tourists go home » (les touristes dehors) sont désormais un paysage familier dans bien des villes espagnoles. Ce ne sont pourtant pas les touristes individuellement qui sont mis en cause, mais bien une dépendance excessive au tourisme, qui a progressivement chassé de nombreux habitants de leurs logements et de leurs quartiers.
Comment en est-on arrivé là ? Après la levée des restrictions liées au Covid-19, le tourisme international a rebondi avec force dans de nombreuses villes méditerranéennes. Ce retour massif nourrit une exaspération grandissante au sein de la population locale, confrontée à une transformation urbaine vécue à ses dépens.
Les habitants sont notamment préoccupés par des pénuries de logements, la précarité de l’emploi liée au tourisme, ou l’impact environnemental. À Barcelone, la privatisation des espaces publics est aussi au cœur des critiques, exacerbée par des événements de prestige comme l’America’s Cup ou le Grand Prix de Formule 1, dont les retombées profitent peu aux habitants.
Cette fronde traduit un ras-le-bol généralisé, qu’on ne peut plus balayer d’un revers de main comme s’il s’agissait d’un simple caprice ou de « NIMBYisme » (Not In My Back Yard : « Pas de ça chez moi », attitude qui consiste à approuver un projet s’il se fait ailleurs, mais à le refuser s’il est à proximité de son lieu de résidence, ndlr). Cette contestation met en lumière des inégalités structurelles profondes, des conflits autour de l’espace urbain, de la justice sociale et des rapports de pouvoir qui nourrissent la croissance incontrôlée du secteur touristique.
Le militantisme anti-tourisme à Barcelone remonte au milieu des années 2010, quand des quartiers comme la Barceloneta ont commencé à contester le rôle du tourisme dans la gentrification et les déplacements de population. Depuis, des collectifs comme l’Assemblée des quartiers pour la décroissance touristique (ABDT) dénoncent les politiques publiques qui renforcent la dépendance à l’économie touristique.
L’ABDT préfère d’ailleurs parler de touristification plutôt que de surtourisme. Selon eux, le terme surtourisme tend à dépolitiser le débat, en le réduisant à une question de volume de visiteurs. Le cœur du problème, affirment-ils, tient aux inégalités systémiques liées à l’accumulation capitaliste, à la nature extractive du tourisme, et à un modèle qui capte la richesse collective au profit d’intérêts privés.
Ce qui distingue cette nouvelle vague de militantisme, c’est le passage de l’opposition frontale à l’élaboration de propositions concrètes. Lors d’une grande manifestation en juillet 2024 à Barcelone, les militants ont ainsi présenté un manifeste appelant à réduire la dépendance économique au tourisme, et à engager une transition vers une économie éco-sociale.
Parmi leurs revendications : mettre fin aux subventions publiques destinées à la promotion touristique, encadrer la location de courte durée pour lutter contre la perte de logements, réduire le trafic de croisières, et améliorer les conditions de travail par des salaires décents et des horaires stables. Le manifeste plaide aussi pour diversifier l’économie, reconvertir les infrastructures touristiques à des usages sociaux, et développer des dispositifs de soutien aux travailleurs précaires.
Le week-end du 27 avril 2025, le réseau Europe du Sud contre la touristification s’est réuni à Barcelone pour établir une feuille de route politique commune. C’est là qu’a été prévue la manifestation coordonnée dans plusieurs villes d’Europe du Sud du 15 juin 2025.
Les militants anti-tourisme sont souvent accusés de tourismophobie ou de NIMBYisme.
Ces critiques ignorent pourtant que les économies centrées sur le tourisme touchent surtout les groupes marginalisés : locataires précaires, travailleurs saisonniers, migrants, jeunes en difficulté. Les mouvements sociaux des villes méditerranéennes ont intégré cette dimension, élargissant leur lutte au-delà du tourisme pour y inclure les enjeux du logement, du travail, du climat et de la défense de l’espace public.
Ils affrontent ainsi les effets croisés de la touristification : division sociale du travail, inégalités de genre, concentration du capital. Et démontrent, par leur action, qu’une grande partie des habitants souhaitent aujourd’hui privilégier le bien-être collectif plutôt que la croissance économique.
Tant les chercheurs que les décideurs publics peinent à répondre aux revendications des manifestants. De nombreuses études s’intéressent à la gestion des flux touristiques, au tourisme durable, ou à ses potentiels émancipateurs. Mais rares sont celles qui prennent au sérieux les vécus des résidents, ou analysent comment ce secteur génère de la précarité, de l’exclusion et des inégalités environnementales.
Les politiques publiques se limitent le plus souvent à gérer les flux ou les transports, sans remettre en cause la croissance touristique ni les déséquilibres de pouvoir. Ce traitement superficiel ne fait qu’entretenir les causes profondes des tensions actuelles.
Au-delà de l’impact sur les villes, la précarité du travail dans le tourisme reste centrale. Nombre d’emplois sont mal rémunérés, instables et saisonniers. Tandis que les institutions internationales vantent les bienfaits du tourisme sur l’emploi, la question « Quels types d’emplois ? » reste trop souvent éludée.
Pour l’avenir, une recherche plus ancrée dans le réel est nécessaire : intersectionnelle, ethnographique, et sur le temps long. C’est à cette condition qu’on pourra éclairer l’action publique et rompre avec la logique prédatrice et productiviste qui attise les inégalités sociales.
Il ne faut plus voir ces mobilisations comme de simples nuisances localisées, mais comme les symptômes d’une lutte plus vaste pour la justice sociale. Elles démontrent qu’il est possible d’élaborer, collectivement, des alternatives centrées sur les besoins des habitants plutôt que sur la croissance à tout prix.
Repenser le tourisme urbain, c’est repenser la ville comme un espace de vie digne pour ses habitants – pas uniquement comme un décor pour visiteurs. Pour cela, il faut s’attaquer aux inégalités qui sont au cœur des processus de touristification.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
09.06.2025 à 17:08
Amandine Ody-Brasier, Associate Professor of Organizational Behavior, McGill University
Xu Li, Assistant Professor of Management, London School of Economics and Political Science
Dans la scène EDM – pour electronic dance music, un sous-genre de la musique électronique orienté clubs et festivals – publier un remix sans autorisation ni payer de droits d’auteur peut paradoxalement servir une carrière, même si la pratique est illégale. Une étude montre que ces remixes pirates (bootlegs) ne nuisent pas toujours à la réputation d’un DJ : tout dépend des intentions perçues.
Dans la plupart des secteurs, enfreindre la loi peut mettre fin à une carrière. Mais dans le monde de la musique électronique, et notamment dans la scène EDM, certaines formes d’illégalité peuvent avoir l’effet inverse.
Notre récente étude montre que les DJs qui publient des remixes illégaux – appelés bootlegs – augmentent leurs chances d’être engagés pour des concerts, mais à une condition : lorsque leur démarche est perçue comme bénéficiant à la communauté dans son ensemble, et pas comme une stratégie opportuniste.
La majorité des artistes EDM soutiennent et respectent le droit d’auteur. Ils savent que diffuser un remix en ligne sans l’autorisation du titulaire des droits est illégal. Ils reconnaissent aussi l’importance du respect du travail d’autrui, comme en témoignent les excuses publiques du DJ néerlandais Hardwell dans un conflit avec le groupe Swedish House Mafia au sujet de trois bootlegs.
Pourtant, dans la pratique, les bootlegs ne sont pas systématiquement condamnés, et peuvent même parfois être encouragés par la communauté.
Nous avons analysé les parcours de près de 39 000 DJs répartis dans 97 pays entre 2007 et 2016, en suivant leur activité de production musicale et leurs performances en concert. Compte tenu des risques juridiques et de réputation, les remixes illégaux restent relativement rares : selon nos données, moins de 10 % des DJs EDM publient des bootlegs en ligne.
Mais ceux qui le font obtiennent en moyenne plus de dates de concerts que ceux qui se concentrent sur des remixes officiels ou des morceaux originaux.
Pour comprendre ce paradoxe, nous avons complété notre analyse par une enquête auprès d’experts, une expérience en ligne menée avec près de 900 fans d’EDM, et des entretiens avec 34 professionnels du secteur (DJs, organisateurs, producteurs…).
Fait intéressant, les bootlegs ne sont pas perçus comme plus créatifs, de meilleure qualité ou plus accrocheurs que les autres types de morceaux. Alors pourquoi certains DJs en tirent-ils des bénéfices ?
La réponse réside dans la manière dont la communauté EDM perçoit les intentions du bootlegger.
Nous avons constaté que les artistes considérés comme désintéressés – c’est-à-dire transgressant la loi pour contribuer à la communauté – étaient souvent récompensés, malgré l’illégalité de leur geste.
Lorsqu’un bootleg est vu comme un hommage à un pair, un « cadeau » aux fans ou un moyen de faire revivre un titre culte, cela suscite un soutien communautaire. Concrètement, d’autres membres de la scène EDM peuvent alors offrir à l’artiste davantage d’opportunités de jouer en concert ou d’assurer des premières parties.
Ainsi, partager un bootleg en ligne augmente le nombre de prestations mensuelles en première partie de 4,4 % – soit deux fois plus que la sortie d’un remix officiel ou d’un morceau original.
C’est ce qui explique certaines trajectoires inattendues, comme celle du jeune DJ Imanbek Zeikenov, qui a remixé « Roses » de Saint Jhn sans autorisation en 2019 et l’a publié en ligne.
La communauté EDM a accueilli ce remix avec enthousiasme, propulsant la carrière de Zeikenov. Il est aujourd’hui un artiste reconnu et a même assuré la première partie de Saint Jhn, l’artiste original.
Cela montre que la scène EDM valorise fortement les actes perçus comme désintéressés. À l’inverse, quand un bootleg semble opportuniste, l’enthousiasme s’éteint rapidement.
Un bootlegger perçu comme intéressé peut ainsi voir ses opportunités chuter de 10 %.
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Dans de nombreuses communautés professionnelles, des normes informelles coexistent avec la législation. En général, plus la loi s’aligne avec les valeurs du milieu, plus elle est appliquée avec rigueur.
Mais dans des cas plus ambigus, la conformité devient discrétionnaire : c’est alors à la communauté d’interpréter les actes illégaux et de décider si elle les sanctionne ou non.
Dans l’EDM, bien que le droit d’auteur existe, il n’est pas toujours appliqué à la lettre. Ce vide est comblé par des normes professionnelles implicites : des règles tacites sur le remix, la collaboration ou le crédit.
Comme le montre notre étude, cette zone grise a permis l’émergence d’un système dans lequel certains artistes peuvent enfreindre la loi… tout en recevant le soutien de leurs pairs – à condition que leurs intentions soient perçues comme altruistes et bénéfiques à la communauté.
Il est essentiel de rappeler que les artistes EDM ne promeuvent pas l’illégalité en tant que telle. Les DJs interrogés décrivent le bootlegging comme une pratique de nécessité, née du manque de moyens pour négocier les droits.
Dans ce milieu, le soutien dépend moins du respect strict de la loi que de la perception de l’intention. Pour les DJs émergents, cela crée un équilibre délicat : enfreindre la loi reste risqué, mais dans certains cas, cela peut paradoxalement ouvrir la voie à une carrière reconnue.
Et ce phénomène ne se limite pas à la musique. D’autres professions créatives où le désintéressement est valorisé peuvent suivre la même logique. Le monde académique ou celui des technologies en offrent des exemples. Ainsi, une violation de brevet en biotechnologie peut être jugée différemment, au moins en partie, en fonction des intentions perçues du chercheur.
En fin de compte, ce sont les motivations attribuées à l’acte qui déterminent s’il est toléré, ignoré… ou même récompensé. Parfois, enfreindre la loi peut ainsi être une rampe de lancement – à condition de le faire pour les bonnes raisons.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
08.06.2025 à 13:41
Florent Montaclair, Enseignant Université, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)
Dans le sillage de la Révolution de 1789, la France connaît, au cours du XIXe siècle, de nombreuses péripéties politiques. Loin de l’image de l’artiste enfermé dans ses appartements, penché uniquement sur ses textes littéraires, des écrivains et écrivaines de l’époque s’engagent dans les débats politiques de leur temps.
En 1836, avec la parution des premiers romans-feuilletons en France dans les journaux quotidiens, l’écrivain devient une figure non plus seulement des salons, mais aussi de la société : il est reconnu dans la rue, il est invité par les rois, il « influence » l’opinion des lecteurs. Avec des tirages, sous le Second Empire, qui passent, tous titres confondus, de 200 000 exemplaires par jour à 1,5 million, le feuilleton est lu, relu, prêté, discuté par les maîtres, leurs enfants, les domestiques et les concierges, pour reprendre les termes d’un feuilletoniste oublié, Louis Reybaud.
L’écrivain du XIXe siècle appartient majoritairement à la bourgeoisie : il est de formation initiale en médecine (Eugène Sue, Paul Féval), en droit ou comptabilité (Gustave Flaubert, Jules Verne, Guy de Maupassant, Edmond de Goncourt), il est officier ou fils de généraux (Alphonse de Lamartine, Alexandre Dumas, Victor Hugo)… À noter un cas particulier, George Sand qui descend à la fois du maréchal de Saxe par son père et et d’un tenancier de billard par sa mère.
On voit bien l’articulation entre ces professions et les réflexions sociales, politiques ou institutionnelles : par leur métier initial, les écrivains s’intéressent à la défense de la nation (militaires), à la santé de leurs concitoyens (médecins), à l’organisation administrative de l’état (notaires, juristes). Devenus célèbres, certains auteurs briguent même les suffrages de leurs concitoyens : la députation (Dumas, Lamartine, Hugo), les ministères (Tocqueville, Gobineau, Stahl), le Sénat (Hugo), les conseils généraux ou municipaux (Gobineau, Verne, Lamartine).
La grande question politique qui préoccupe alors ces écrivains, tant dans les instances où ils sont élus que dans leurs œuvres, est celle de la réunification du corps social : comment sortir d’un cycle révolutionnaire, né en 1789, qui provoque durant tout le siècle émeutes et chutes de régimes ? Comment en somme bonifier l’héritage révolutionnaire en créant une nation apaisée ?
Prise de la Bastille en 1789, chute de Charles X en 1830, émeutes de 1832, chute de Louis-Philippe en février 1848, émeutes de juin 1848, Commune en 1871, la violence politique contre les hommes, les biens, les institutions et les symboles est récurrente tout au long du XIXe siècle.
Comment sortir de la violence ? Les écrivains exploreront plusieurs solutions qui leur paraissent pouvoir « guérir » les maux de la société.
À partir de la Commission du Luxembourg (28 février -16 mai 1848) réunie au Sénat par Lamartine, alors chef du gouvernement provisoire de la Deuxième République, pour déterminer quelle sera la politique économique de la République, trois voies se dessinent pour sortir le peuple de la misère et le faire entrer dans une communauté d’intérêts avec la classe moyenne et supérieure.
Le philosophe et député Pierre-Joseph Proudhon défend le développement d’une France de la coopérative, regroupant les travailleurs dans des microentreprises dont ils seraient les ouvriers et les patrons. Notamment défendue par Victor Hugo dans « Les Misérables », cette idée s’effondre à l’Assemblée lorsqu’il s’agit de proposer un financement de ces coopératives par l’État pour acheter en fond de départ le matériel et les machines, par exemple. L’impôt sur le revenu voulu par le député Proudhon est vu par les députés comme contraire aux droits de l’homme et du citoyen : la propriété est considérée sacrée.
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Louis Reybaud et l’Académie des sciences morales et politiques défendent la suppression des frontières, la diminution des taxes, la limitation du nombre des fonctionnaires et la constitution de grandes fortunes, ce qui mécaniquement augmente les salaires. Ces idées sont rejetées, à un moment où l’idée centrale de l’État est de construire une nation et non pas de l’ouvrir sur le monde.
Lamartine met finalement en place, sur les conseils du ministre Louis Blanc, un contrôle de l’économie par l’État avec un droit du travail et la création d’ateliers nationaux qui fournissent des emplois aux ouvriers sans activités. Opposé à cette idée, Hugo déclare à la Chambre : « La monarchie avait les oisifs, la République aura les fainéants » : penser que l’État peut payer des cent mille travailleurs est perçu comme la création d’un assistanat généralisé.
La fermeture de ces ateliers qui n’arrivaient pas à trouver du travail à tous les chômeurs en juin 1848 provoque des émeutes : le peuple parisien pensait que l’idée était bonne et refuse de se disperser. Les combats avec l’armée font 15 000 tués ou blessés dans les rues de Paris.
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La violence populaire trouve-t-elle son origine dans l’organisation du régime ? Tous les écrivains le pensent, et adhèrent, par une sorte de pensée magique, à une république idéale. Ils soutiennent donc à l’unanimité la révolution de février 1848 qui fait tomber la Monarchie parlementaire de Louis-Philippe, et se réjouissent de l’abdication de Napoléon III en 1870 qui crée la IIIe République.
Mais comment expliquer alors que quelques mois plus tard, en juillet 1848 puis en avril 1871, le peuple en arme se soulève contre la république ? Désemparés, les écrivains, à l’exception de Jules Vallès, passeront de la vision d’un peuple héroïque à un peuple dénaturé : les écrivains rejettent la possibilité de se révolter contre une république. « Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes, à qui elles ressemblent quand elles sont mortes », lâche Alexandre Dumas-fils, « une stupide et cruelle brute ! » ajoute Joris-Karl Huysmans pour qualifier le peuple. Leconte de Lisle écrit à la poète José-Maria de Heredia : « La Commune ? Ce fut la ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs, mauvais poètes, mauvais peintres, journalistes manqués, tenanciers de bas étage ». Et Alphonse Daudet conclut : « Des têtes de pions, collets crasseux, cheveux luisants, les toqués, les éleveurs d’escargots, les sauveurs du peuple, les déclassés, les tristes, les traînards, les incapables ; pourquoi les ouvriers se sont-ils mêlés de politique ? »
L’idée que le peuple, pauvre et inculte, puisse être le grand décideur de l’avenir de l’État heurte les consciences bourgeoises. Alexandre Dumas écrit d’ailleurs : « Ce qui fait l’avenir de la République, c’est justement ceci, qu’il lui reste beaucoup à faire dans l’avenir. Laissez-la donc d’abord être République bourgeoise ; puis, avec l’aide des années, elle deviendra République démocratique ; puis, avec l’aide des siècles, elle deviendra République sociale. »
Les écrivains qui soutinrent ouvertement les révoltes du peuple sont peu nombreux : le philosophe Pierre-Joseph Proudhon et le romancier Jules Vallès. Reste cependant une forme de bienveillance chez certains comme les Frères Goncourt qui se diront soulagés lorsque les exécutions de communards cessèrent ou Victor Hugo qui sera le premier à demander la grâce des émeutiers.
Selon Jules Michelet, historien et professeur au Collège de France, le peuple est « barbare » parce qu’il est muet (sans droit de vote) et « enfant » car sans instruction, donc sans pensée claire. Mais la plupart des écrivains rejettent l’obligation à l’État de donner un suffrage universel et une instruction gratuite. « Quant au bon peuple, l’instruction « gratuite et obligatoire » l’achèvera » écrit Flaubert et « L’instruction gratuite et obligatoire n’y fera rien qu’augmenter le nombre des imbéciles. Le plus pressé est d’instruire les riches qui, en somme, sont les plus forts. »
En espérant donc que le peuple s’élève dans la richesse pour participer aux votes censitaires et dans l’éducation pour participer au monde des idées, il faut attendre pour lui donner la possibilité de la parole et des droits.
« Peuple, encore une fois, nous te demandons la patience !… » déclare Proudhon dans son « Manifeste du peuple » ; « La patience est faite d’espérance » écrit Hugo dans « Claude Gueux ») ; « s’enrégimenter tranquillement, se connaître, se réunir en syndicats, lorsque les lois le permettraient ; puis, le matin où l’on se sentirait les coudes, où l’on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques milliers de fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres. Ah ! quel réveil de vérité et de justice ! » programme Zola dans « Germinal » et « Le Comte de Monte-Cristo », comme un clin d’œil à l’époque, se termine par ces mots : « Attendre et espérer ».
Florent Montaclair ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.06.2025 à 16:40
Thomas Blonski, Professeur assistant en stratégie et entrepreneuriat, ICN Business School
Pierre Poinsignon, Enseignant-chercheur, Burgundy School of Business
Thomas Paris, Associate professor, HEC Paris, researcher at CNRS, HEC Paris Business School
En quelques années, le centre d’art et d’ateliers d’artistes POUSH, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), est devenu un repère incontournable de la scène artistique parisienne. Une étude permet de comprendre les dynamiques qui font émerger un tel lieu créatif.
Dans une ancienne usine d’Aubervilliers, en banlieue parisienne, 270 artistes partagent aujourd’hui leurs journées entre création, discussions informelles et visites de collectionneurs. Ce lieu, baptisé POUSH, s’est imposé en quelques années comme un point de passage obligé pour les professionnels du monde de l’art. On y croise autant de jeunes talents prometteurs que de figures déjà reconnues, dans un décor brut et foisonnant.
Comment expliquer qu’un lieu, inconnu il y a à peine trois ans, soit devenu un incontournable de la scène artistique parisienne ? Pourquoi certaines adresses deviennent-elles des nœuds de créativité et d’attention, là où d’autres projets similaires peinent à exister ? Plus largement, que faut-il pour qu’un lieu devienne un « lieu créatif » ?
Dans tous les domaines de la création, certains lieux se dotent d’une image de créativité importante, comme s’il s’y passait quelque chose de particulier : des territoires comme Hollywood ou la Silicon Valley aux États-Unis, des villes comme Vienne (Autriche) au début du siècle dernier ou Berlin (Allemagne) au début de ce siècle, des quartiers parisiens comme Montparnasse ou Saint-Germain-des-Prés, voire des espaces plus localisés, comme le Bateau-Lavoir (Paris 18e) ou le Chelsea Hotel (New York). Une question revient dès que l’on s’intéresse à ces derniers, les lieux créatifs : comment adviennent-ils ? Sont-ils créatifs parce qu’ils attirent (des artistes) ? Ou attirent-ils parce qu’ils sont créatifs ? Comment se construit cette réputation selon laquelle, « c’est là que ça se passe » ?
C’est cette question que nous avons souhaité explorer à travers une recherche menée sur le cas POUSH, un des plus grands rassemblements d’ateliers d’artistes en Europe. Pour comprendre comment ce lieu a émergé si rapidement comme un repère de la scène artistique, nous avons mené une trentaine d’entretiens avec des artistes et l’équipe dirigeante, complétés par des visites de terrain et un questionnaire auprès des résidents.
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Une théorie utile pour appréhender ce problème a été proposée par Patrick Cohendet, David Grandadam et Laurent Simon : la notion de « middleground ». Pour qu’un territoire créatif puisse prendre de l’ampleur, qu’il attire des talents et qu’il gagne en réputation, il doit mobiliser des passerelles entre l’underground des artistes et l’upperground constitué des entreprises et institutions établies. Cette strate, le middleground, permettrait de faciliter les échanges entre les différents acteurs d’un écosystème, et d’établir la réputation d’un lieu qui devient l’endroit où il faut être, car c’est là que ça se passe. Les auteurs de ce courant ont étudié, par exemple, le cas de Montréal (Québec, Canada) pour le jeu vidéo ou encore les dynamiques spatio-temporelles du monde du design à Berlin.
Comment naissent ces lieux du middleground, ces espaces qui deviennent des passerelles entre artistes émergents isolés et institutions ? Par exemple, comment faire pour créer un tel espace où des artistes pionniers pourront être en contact avec des galeristes et des collectionneurs ?
Le cas de POUSH, plus grand rassemblement d’ateliers d’artistes en Europe, est très instructif.
Fondée en 2020 en initiative privée liée à la société Manifesto, l’association POUSH qui occupe des locaux de grande taille désaffectés sur des durées limitées (environ deux ans), pour les réorganiser en des ateliers loués ensuite à des artistes. Après un premier essai à Saint-Denis, POUSH s’est établi dans un immeuble de grande taille au-dessus du périphérique parisien à la porte Pouchet (qui lui a donné son nom), avant de déménager deux ans plus tard dans une ancienne usine à Aubervilliers, où l’association est toujours domiciliée aujourd’hui avant de devoir déménager à nouveau à l’été 2025.
En moins de trois ans, ce lieu nouveau s’est fait une place dans l’écosystème artistique parisien. Moins de deux ans après sa fondation, POUSH rassemblait environ 270 artistes, qui travaillaient dans les différents ateliers proposés, et organisait des visites de collectionneurs nationaux et internationaux, en particulier à l’occasion des grands événements du monde de l’art, en particulier les foires : la Fiac puis Art Basel Paris, en octobre, et Art Paris, en avril.
Cette évolution n’est pas commune : d’autres structures similaires existent, y compris dans le même département, mais ni un aussi grand nombre de résidents ni la haute fréquence des visites professionnelles n’y sont observables.
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Notre recherche a cherché à saisir les manifestations et les causes de ce succès, par une étude compréhensive fondée sur des entretiens avec une trentaine d’artistes résidents et avec l’équipe de direction du lieu, mais également par la visite des ateliers et des expositions au cours de plusieurs journées. Un questionnaire a également été administré aux résidents.
Premier constat, la grande diversité des profils des artistes. Ils ne forment pas une « école » et proviennent d’horizons différents, même si une tendance se dégage autour d’un groupe de jeunes artistes français comptant entre deux et sept ans d’expérience, c’est-à-dire ni novices, ni installés. Ils cherchent en POUSH d’abord et avant tout un lieu pour travailler dans de bonnes conditions. D’autres raisons suivent, mais ne viennent que s’ajouter à ce premier besoin : la proximité avec d’autres artistes qui deviennent des collègues de travail, comme dans une entreprise, mais aussi la possibilité de renforcer sa carrière grâce à l’orientation professionnelle du lieu et des visites de professionnels du monde de l’art.
Pour autant, POUSH ne propose contractuellement que de la location d’espaces : les autres éléments (visites professionnelles, expositions, etc.) ne viennent que de façon informelle au fur et à mesure que des occasions se présentent. Cette méthode d’adaptation permanente aux opportunités qui apparaissent avec le temps est revendiquée par le management du lieu qui préfère éviter la lourdeur des procédures ; cela peut créer cependant un sentiment de frustration, car il est difficile de satisfaire l’intégralité des 270 résidents.
De manière concrète, les collaborations restent assez limitées, loin de l’idée spontanée de l’effervescence créative. C’est, au contraire, la combinaison de la masse critique du nombre d’artistes et de la diversité (qui agit comme un accélérateur de carrières) qui multiplie les interactions entre les différents acteurs de l’écosystème, artistes présents et visiteurs représentant le monde professionnel (l’upperground) : curateurs, collectionneurs, galeristes… La présence au sein de POUSH de quelques artistes reconnus irradie l’ensemble des artistes du lieu créatif par effet collatéral, ou effet d’éclairage, créant une sorte de label du lieu.
La conjonction de ces deux facteurs, masse critique et effet collatéral, permet d’augmenter la valeur conventionnelle du lieu créatif, créant le fameux cercle vertueux qui était notre point de départ. Plus le lieu est connu, plus les acteurs sont nombreux à y venir et, plus ils sont nombreux, plus le lieu est connu.
Si cette recherche traite de l’émergence de ces lieux créatifs, elle n’aborde pas en revanche la question de leur futur, et en particulier de leur maintien dans la position intermédiaire du middleground. Est-il possible de conserver ce fragile équilibre entre un underground anonyme et un upperground institutionnalisé, ou mainstream ? C’est cette question qu’il conviendra d’explorer dans de futures recherches.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
04.06.2025 à 16:35
Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheuse, Grenoble École de Management (GEM)
Peut-être avez-vous vu un « bouillon » s’ouvrir récemment dans votre ville. Nés au XIXe siècle pour nourrir la classe ouvrière parisienne, ces restaurants bon marché étaient quasiment tombés en désuétude. Ils reviennent désormais en force. Pourquoi cet engouement ? Qu’est-ce qui fait la spécificité d’un bouillon et quelle est l’histoire de ces établissements ?
Offrir des repas nutritifs à faible coût aux nombreux travailleurs de Paris : telle est, au XIXe siècle, l’idée avant-gardiste de la Compagnie hollandaise. En 1828, elle ouvre un ensemble de petits restaurants proposant des bouillons de bœuf bouilli, dans différents points de la capitale à une population ouvrière, alors grandissante. Le concept du bouillon vient de naître et, avec lui, une forme précoce de standardisation de repas à bas coûts. Mais, en 1854, l’entreprise disparaît. C’est à ce moment-là qu’émerge celui que les annales retiendront comme le père des bouillons : Baptiste-Adolphe Duval.
Dans les années 1850, Baptiste-Adolphe Duval possède une boucherie située rue Coquillère à Paris (1er). Comme sa clientèle n’achète que les « beaux morceaux », Duval cherche un moyen d’utiliser la « basse viande » non vendue. Il pense alors à préparer un bouillon réalisé avec les bas morceaux de bœuf ainsi que du bœuf bouilli, de grande qualité. C’est ainsi qu’il ouvre, en 1854, un établissement, rue de la Monnaie, dans le 1er arrondissement de Paris. Il y propose des plats chauds, réconfortants et bon marché aux bourses les plus modestes, notamment les nombreux travailleurs des Halles, le « ventre de Paris ». Avec les travaux d’embellissement et de modernisation de la ville par le baron Haussmann, des milliers d’ouvriers sont venus de toute la France œuvrer à la capitale : ce sont autant de bouches à nourrir. Le succès est immédiat.
Duval ouvre alors d’autres points de vente dans la capitale, parmi lesquels, en 1855, un fastueux établissement à l’architecture de fer et de fonte aménagé dans un immense hall de 800 m2 au 6, rue de Montesquieu (1er), non loin du Louvre. Cet édifice, qui peut accueillir jusqu’à 500 personnes, assure un service en continu effectué par des serveuses reconnaissables à leur robe noire, leur tablier blanc et leur bonnet de tulle. Ces dernières appelées aussi les « petites bonnes » symboliseront les bouillons Duval, et seront aussi bien dessinées par des artistes comme Auguste Renoir qu’évoquées par des écrivains comme Joris-Karl Huysmans. Une nouvelle clientèle, attirée par le bon rapport qualité-prix, la flexibilité des horaires et les prix fixes, apparaît. Elle est constituée des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Le choix des mets se développe au fil du temps : on peut ainsi commander du pot-au-feu, du bœuf bourguignon, du veau rôti, mais aussi des huîtres, de la volaille ou du poisson.
Ces endroits – qui prennent le nom de « bouillons » – sont des lieux très propres, des symboles de la modernité. Ils vont rapidement devenir un concept de restaurant à part entière avec une cuisine simple, faite de produits de qualité. Ils sont considérés comme faisant partie des précurseurs de la restauration rapide.
La réussite économique des bouillons Duval est principalement due à son modèle de gestion des stocks. Ils fonctionnent comme une chaîne de restauration et appliquent des économies d’échelle grâce à leurs propres méthodes d’approvisionnement, leur production de pain, leurs boucheries, etc. En 1867, Duval crée la « Compagnie anonyme des établissements Duval » avec 9 succursales. En 1878, il y en aura 16, puis des dizaines dans la capitale à la fin du XIXe siècle.
Le succès des bouillons Duval fait des émules. Mais si la capitale en dénombre environ 400 en 1900, ils englobent en réalité une variété d’établissements hétéroclites aux fonctionnements différents, allant de la simple marchande ambulante aux bouillons s’inscrivant dans la lignée de Duval – comme les établissements Boulant ou Chartier.
Ce dernier, encore en activité aujourd’hui, a ouvert ses portes en 1896 sur les Grands Boulevards. Son immense salle aux boiseries sculptées et ses magnifiques lustres, de style art nouveau, sont classés monuments historiques. Il n’a jamais fermé ses portes ni changé de nom et, contrairement à tous les autres, a traversé le temps et les modes sans aucune interruption, même si son taux de fréquentation a pu connaître des fluctuations.
Concept de restaurant populaire, le bouillon s’est ainsi transformé en une institution incontournable du paysage parisien. Son succès a ensuite perduré jusqu’à l’entre-deux-guerres avant de tomber en désuétude. En effet, dans la France des Trente Glorieuses (1945-1975), le bouillon semble dépassé, ringard, et les clients lui préfèrent par exemple les brasseries qu’ils trouvent plus « haut de gamme » et modernes. On assiste aussi au développement des fast-foods (à partir des années 1960, ndlr).
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Cependant, la flamme du bouillon et de l’imaginaire qui l’accompagne ne s’est jamais complètement éteinte et c’est ainsi qu’en novembre 2017, les frères Moussié, des restaurateurs, ouvrent à Paris le Bouillon Pigalle (Paris 18e).
Leur souhait est de reprendre les codes initiaux des bouillons, c’est-à-dire des plats réconfortants (par exemple, le bœuf bourguignon, le petit salé aux lentilles ou la purée saucisse) et les desserts gourmands (comme les profiteroles arrosées de chocolat chaud), servis à prix modiques, dans un décor rétro, sur de grandes tablées à l’allure de cantine, le tout dans un esprit « bonne franquette » avec un service en continu et sans réservation.
Le succès est au rendez-vous et, petit à petit, d’autres établissements (ré)ouvrent comme le Bouillon Julien en 2018 dans un décor restauré, ou le Bouillon République en 2021 dans le cadre préexistant de la brasserie alsacienne Chez Jenny. Ces restaurants bon marché attirent beaucoup de clients, français ou étrangers, ravis de manger bon pour pas (trop) cher en période d’inflation. En effet, nombre d’entre eux permettent de se sustenter pour moins de 20 euros avec une entrée, un plat et un dessert. Leur renaissance repose aussi sur des valeurs de simplicité et d’authenticité.
D’autre part, de nombreux bouillons insistent sur le « fait maison », et travaillent fréquemment avec des producteurs locaux et en circuit court.
Ces lieux incarnant la convivialité et l’esprit traditionnel français se sont également multipliés hors de la capitale. Et si leurs chefs continuent de proposer des classiques réconfortants de la gastronomie française, certains le font à la sauce régionale, par exemple, le « maroilles rôti » au Petit Bouillon Alcide à Lille ou le « diot, polenta crémeuse » à La Cantine Bouillon de Seynod, en Haute-Savoie.
Depuis deux ou trois ans, des chefs étoilés ouvrent aussi leur bouillon. C’est le cas du chef grenoblois doublement étoilé Christophe Aribert avec le Bouillon A, ouvert en mai 2022. Il y met en avant des produits bio, locaux et de saison. Thierry Marx, deux étoiles, a pour sa part ouvert en 2024 à Saint-Ouen le Bouillon du Coq, dans lequel il propose des harengs-pomme à l’huile ou son célèbre coq au vin. Pour lui, c’est aussi une façon de remettre au goût du jour des plats étiquetés « ringards » à des prix très abordables.
Depuis début 2023, on estime qu’un bouillon se crée chaque mois en France. Ce sont principalement les prix bas qui attirent la clientèle.
Le maintien d’un tarif accessible est, lui, le premier combat de nombre de propriétaires de bouillons. Leur secret ? Une forte préparation en amont (en particulier les plats froids comme les œufs mayonnaise ou les poireaux vinaigrette), un nombre de gestes réduits par assiette (pas trop de techniques, pas de dressage compliqué), des recettes simples, une carte qui change peu, mais aussi des économies sur le volume d’achat et des tables qui tournent très rapidement.
L’autre assurance du bouillon est de trouver des plats classiques servis en un temps record dans un cadre agréable et convivial.
Nathalie Louisgrand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.06.2025 à 13:58
Katie Milestone, Senior Lecturer, Music and Culture, Manchester Metropolitan University
Simon Morrison, Senior Lecturer and Programme Leader for Music Journalism, University of Chester
Des sous-sols de la banlieue de Manchester aux plages enflammées d’Ibiza, la boîte de nuit n’a jamais cessé de se réinventer. Avant d’être le lieu de fête par excellence, le club était surtout un refuge pour adolescents, car isolé du monde des adultes. Depuis, la culture du club s’est largement développée et les boîtes de nuit sont devenues de véritables espaces de liberté : une évolution autant sociale qu’artistique.
Quand le rock est arrivé au Royaume-Uni au milieu des années 1950, il y avait très peu d’endroits destinés aux jeunes pour danser sur ce tout nouveau genre musical. Mais, au début des années 1960, des lieux spécialement adaptés pour cela ont commencé à voir le jour dans les villes. Contrairement aux salles de bal, parfois grandioses et opulentes, qui avaient été les lieux de prédilection de la génération précédente, les nouvelles discothèques des années 1960, destinées aux adolescents, étaient le plus souvent situées dans des espaces totalement différents, en matière d’architecture et d’ambiance.
Plusieurs de ces nouvelles discothèques pour jeunes se trouvaient dans les sous-sols de bâtiments plutôt délabrés. Dépourvues des licences requises pour ouvrir un débit de boissons, elles s’adressaient à des jeunes n’ayant pas atteint l’âge légal pour consommer de l’alcool.
La nouveauté de ces espaces se reflétait dans l’incertitude quant à la manière de les décrire : ils étaient parfois qualifiés de « coffee dance clubs », parfois de « continental style ». Pour l'essentiel, ils diffusaient de la musique enregistrée, souvent très énergique, ce qui avait un effet direct sur les danseurs, et qui allait permettre aux adolescents britanniques, dont beaucoup s’identifiaient aux mods (la sous-culture des jeunes stylés qui a fleuri entre le début et le milieu des années 1960), de découvrir des artistes afro-américains de R&B.
Dans notre nouveau livre, Transatlantic Drift : The Ebb and Flow of Dance Music, nous évoquons ces clubs pionniers et les musiciens, interprètes et DJ novateurs, qui ont incité les gens à se réunir et à danser.
Le fait qu’ils soient installés dans des sous-sols renforce l’attrait exercé par les clubs. Les participants se sentaient appartenir à un mouvement clandestin et étaient littéralement cachés du monde des adultes. Pendant quelques années, entre 1963 et 1966, l’hédonisme souterrain a existé sous la surface – et la scène des clubs mods a prospéré. L’architecture de ces espaces offrait aux jeunes danseurs des environnements uniques qui leur permettaient de vivre des expériences particulièrement viscérales.
Il s’agissait d’espaces où régnait souvent une chaleur étouffante, peu éclairés, bondés, remplis de fumée et de sueur, où la musique ricochait sur les surfaces et se répercutait directement sur les corps des danseurs. L’emplacement souterrain est parfois souligné dans le choix des noms de ces clubs : Cavern, Dug Out, Dungeon, Catacombs, Heaven and Hell.
Le Sinking Ship Club de Stockport (sud de Manchester, Angleterre) était situé dans une grotte creusée dans des rochers de grès rouge. La condensation qui retombait sur les danseurs était imprégnée des dépôts minéraux rouges, leur laissant un souvenir sensoriel particulièrement vibrant d’une session de danse ayant duré toute la nuit.
À la fin de l’ère des clubs modernes, en 1966, les stars américaines du R&B Etta James et Sugar Pie DeSanto ont enregistré le titre « In the Basement (Part 1) ». Bien que la chanson fasse référence à une fête dans une maison plutôt qu’à une boîte de nuit, elle reflète l’esprit du milieu des années 1960, l’ère de la danse moderne, et les endroits où elle s’est épanouie. DeSanto, en particulier, était extrêmement populaire auprès des mods.
Outre la tendance à nommer les clubs en référence à leur emplacement souterrain, une autre tendance consistait à les nommer en référence à des lieux situés en dehors du Royaume-Uni, afin de donner un sentiment d’évasion et de glamour.
Il s’agissait souvent de mots d’origine latine comme La Discothèque, La Bodega, ou encore El Partido. Cette référence à l’Europe correspondait à la passion des mods pour le style européen continental. On peut également y voir un signe avant-coureur de ce qui allait se passer au fur et à mesure que ces lieux se transformaient.
La fin du XXe siècle a enfin mis en lumière la culture des clubs. Une glorieuse rencontre entre divers effets spéciaux (musicaux, météorologiques et pharmaceutiques) s’est combinée pour former, pourrait-on dire, la dernière grande « sous-culture spectaculaire ». Dans les années 1980, des rythmes électroniques bruts partis de villes américaines comme Chicago et Detroit ont traversé l’Atlantique, d’abord au compte-gouttes, puis par vagues, et ont investi les clubs européens.
À Ibiza, par exemple, Alfredo Fiorito (qui avait fui les restrictions imposées par la junte dans son Argentine natale) jouait de la house de Chicago et de la techno de Detroit, en plus de son habituelle pop européenne et de l’electronica. Sa toile était la piste de danse de la boîte de nuit Amnesia, où il faisait le DJ tout au long de la nuit et jusqu’au matin. Ce n’est pas tant que son DJ mix ait fait exploser le toit de l’endroit, mais plutôt que l’Amnesia n’avait pas de toit à l’origine.
Au soleil, la vitamine D s’est mélangée a réagi au flux moins naturel de la drogue E dans le corps. La MDMA (ou ecstasy), abrégée en E, présentait une autre combinaison intrigante – cette fois, celle de l’ingéniérie allemande et de l’appropriation américaine. Pour les consommateurs, elle est devenue le parfait filtre pharmaceutique permettant d’apprécier la musique house.
Les Britanniques en vacances à Ibiza en 1987 ont eu une sorte de révélation et ont ramené la culture de la drogue au Royaume-Uni. De retour au pays, les fêtes se sont multipliées, avec notamment des raves illégales dans les fermes et les champs autour de l’autoroute M25 (la plus fréquentée du Royaume-Uni, la « M25 London orbital road » est l’autoroute circulaire de la métropole du Grand Londres, ndlr).
Des événements comme Sunrise, Energy et Biology évitèrent complètement les boîtes de nuit, préférant s’installer en plein air. Les ravers ont découvert que faire la fête au soleil les ramenait à quelque chose de primitif et de païen. Ils ont fait la fête dans et avec la nature, dans un Arden shakespearien reconstitué, alimenté par le soleil d’en haut et l’énergie du sol d’en bas.
C’est ainsi que l’histoire de la culture des clubs a émergé des caves et des sous-sols d’un monde souterrain et nocturne et a trouvé son chemin vers la lumière.
Les répercussions de cette dérive transatlantique, de ce flux musical de rythmes et d’idées, se sont ensuite propagées comme des vagues sonores à travers la planète. Nous pouvons en voir les traces dans des festivals tels que le carnaval de Notting Hill. Nous pouvons également suivre cette aventure qui a quitté les week-ends, puis le Royaume-Uni, pour suivre une piste néo-hippie qui a traversé l’Europe, et en particulier l’Europe de l’Est, jusqu’à la scène trance de Goa et aux fêtes de la pleine lune en Thaïlande.
À Ibiza, les nouvelles lois et réglementations sur les nuisances sonores ont littéralement permis de remettre le toit en place ; mais, ailleurs, l’esprit des raves et de la boule à facette, de la disco al fresco, semble inarrêtable.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
01.06.2025 à 09:27
Johan Lepage, Chercheur associé en psychologie sociale, Université Grenoble Alpes (UGA)
La recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par un élément : leur orientation autoritaire – et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire et intolérant.
Le chercheur en psychologie sociale Stanley Milgram publie en 1964 la première recherche expérimentale sur la soumission à l’autorité. Son protocole consiste à demander à des personnes volontaires d’infliger des décharges électriques à un autre participant (en réalité un compère de Milgram) dans le cadre d’une recherche prétendument sur les effets de la punition sur l’apprentissage. Un échantillon de psychiatres prédit une désobéissance quasi unanime, à l’exception de quelques cas pathologiques qui pourraient aller jusqu’à infliger un choc de 450 volts.
Les résultats provoquent un coup de tonnerre : 62,5 % des participants obéissent, allant jusqu’à administrer plusieurs chocs de 450 volts à une victime ayant sombré dans le silence après avoir poussé d’intenses cris de douleur. Ce résultat est répliqué dans plus d’une dizaine de pays auprès de plus de 3 000 personnes.
Ces données illustrent la forte propension à l’obéissance au sein de la population générale. Elles montrent également des différences individuelles importantes puisqu’environ un tiers des participants désobéit. Les caractéristiques socio-démographiques des individus et le contexte culturel semblent n’avoir aucune influence sur le comportement dans le protocole de Milgram. Comment expliquer alors les différences individuelles observées ?
Nous avons conduit une nouvelle série d’expériences dans les années 2010. Nos résultats montrent un taux d’obéissance similaire ainsi qu’une influence notable de l’autoritarisme de droite : plus les participants ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus le nombre de chocs électriques administrés est important.
La psychologie sociale traite la question de l’autoritarisme depuis plusieurs décennies. Cette branche de la psychologie expérimentale a notamment fait émerger dès les années 1930 une notion importante : celle d’attitude.
Une attitude désigne un ensemble d’émotions, de croyances, et d’intentions d’action à l’égard d’un objet particulier : un groupe, une catégorie sociale, un système politique, etc. Le racisme, le sexisme sont des exemples d’attitudes composées d’émotions négatives (peur, dégoût), de croyances stéréotypées (« les Noirs sont dangereux », « les femmes sont irrationnelles »), et d’intentions d’action hostile (discrimination, agression).
Les attitudes sont mesurées à l’aide d’instruments psychométriques appelés échelles d’attitude. De nombreux travaux montrent que plus les personnes ont des attitudes politiques conservatrices, plus elles ont également des attitudes intergroupes négatives (e.g., racisme, sexisme, homophobie), et plus elles adoptent des comportements hostiles (discrimination, agression motivée par l’intolérance notamment). À l’inverse, plus les personnes ont des attitudes politiques progressistes, plus elles ont également des attitudes intergroupes positives, et plus elles adoptent des comportements prosociaux (soutien aux personnes défavorisées notamment).
Les attitudes politiques et les attitudes intergroupes sont donc corrélées. Une manière d’analyser une corrélation entre deux variables est de postuler l’existence d’une source de variation commune, c’est-à-dire d’une variable plus générale dont les changements s’accompagnent systématiquement d’un changement sur les autres variables. Dit autrement, si deux variables sont corrélées, c’est parce qu’elles dépendent d’une troisième variable. La recherche en psychologie sociale suggère que cette troisième variable puisse être les attitudes autoritaires. Cette notion regroupe des attitudes exprimant des orientations hiérarchiques complémentaires :
l’orientation à la dominance sociale, une attitude orientée vers l’établissement de relations hiérarchiques, inégalitaires entre les groupes humains ;
l’autoritarisme de droite, une attitude orientée vers l’appui conservateur aux individus dominants.
La recherche en psychologie expérimentale, en génétique comportementale et en neurosciences montre invariablement que ce sont les attitudes autoritaires, plus que toute autre variable (personnalité, éducation, culture notamment), qui déterminent les attitudes intergroupes, les attitudes politiques, et ainsi le comportement plus ou moins coercitif, inégalitaire, et intolérant des personnes.
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Étudions le cas d’un groupe : la police. Plusieurs études montrent que les policiers nouvellement recrutés ont des scores significativement plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que la population générale.
Ce résultat important suggère que les personnes autoritaires sont plus susceptibles de choisir une carrière dans la police (autosélection) et/ou que la police a tendance à privilégier les personnes autoritaires pour le recrutement (sélection). Les personnes autoritaires et l’institution policière semblent réciproquement attirées, ce qui entraîne un biais de sélection orienté vers l’autoritarisme de droite qui, on l’a vu, est responsable d’attitudes politiques conservatrices et d’attitudes intergroupes négatives.
À des fins de recherche, des universitaires ont développé un jeu vidéo simulant la situation d’un policier confronté à une cible ambiguë et devant décider de tirer ou non. Des personnes noires ou blanches apparaissent sur un écran de manière inattendue, dans divers contextes (parc, rue, etc.) Elles tiennent soit un pistolet, soit un objet inoffensif comme un portefeuille. Dans une étude menée aux États-Unis, les chercheurs ont comparé la vitesse à laquelle les policiers décident de tirer, ou de ne pas tirer, dans quatre conditions :
(i) cible noire armée,
(ii) cible blanche armée,
(iii) cible noire non armée,
(iv) cible blanche non armée.
Les résultats montrent que les policiers décidaient plus rapidement de tirer sur une cible noire armée, et de ne pas tirer sur une cible blanche non armée. Ils décidaient plus lentement de ne pas tirer sur une cible noire non armée, et de tirer sur une cible blanche armée. Ces résultats montrent un biais raciste dans la prise de décision des policiers. Ils réfutent l’hypothèse d’une violence policière exercée par seulement « quelques mauvaises pommes ».
On observe dans toutes les régions du monde une sur-représentation des groupes subordonnés parmi les victimes de la police (e.g., minorités ethniques, personnes pauvres). Les chercheurs en psychologie sociale Jim Sidanius et Felicia Pratto proposent la notion de terreur systémique (systematic terror) pour désigner l’usage disproportionné de la violence contre les groupes subordonnés dans une stratégie de maintien de la hiérarchie sociale.
On peut s’interroger sur la présence dans la police de membres de groupes subordonnés (e.g., minorités ethniques, femmes).
Une explication est l’importance des coalitions dans les hiérarchies sociales tant chez les humains que chez les primates non humains, comme les chimpanzés, une espèce étroitement apparentée à la nôtre. On reconnaît typiquement une coalition quand des individus menacent ou attaquent de manière coordonnée d’autres individus. Le primatologue Bernard Chapais a identifié plusieurs types de coalition, notamment :
les coalitions conservatrices (des individus dominants s’appuient mutuellement contre des individus subordonnés qui pourraient les renverser) ;
l’appui conservateur aux individus dominants (des individus subordonnés apportent un appui aux individus dominants contre d’autres individus subordonnés) ;
les coalitions xénophobes (des membres d’un groupe attaquent des membres d’un autre groupe pour la défense ou l’expansion du territoire).
La police regroupe des individus subordonnés motivés par l’appui conservateur aux individus dominants (tel que mesuré par l’échelle d’autoritarisme de droite) et la xénophobie (telle que mesurée par les échelles de racisme).
Dans son ensemble, la recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par leur orientation autoritaire, et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire, et intolérant.
Le mauvais état de la démocratie dans le monde suggère une prévalence importante des traits autoritaires. Lutter contre l’actuelle récession démocratique implique, selon nous, la compréhension de ces traits.
Johan Lepage ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.05.2025 à 16:58
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Après une finale de la Ligue des champions de l’UEFA qui restera dans les annales, retour sur ce qui a provoqué des frissons… hors de la pelouse. Dans les tribunes, les chants se sont élevés, portés par des milliers de voix en fusion. Et si le spectacle avait aussi été là ? Plongée dans une ferveur collective où le chant devient un art et le stade, une scène culturelle à part entière.
Chanter ensemble, brandir des écharpes à l’unisson, participer à la ferveur collective : pour tous les supporters, aller au match de foot ne peut être réduit à une simple rencontre sportive. Cela relève d’un rituel esthétique où l’intensité émotionnelle, le sentiment d’appartenance et la communion se tissent dans l’expérience du stade. Être supporter est inséparable de l’action collective que l’on appelle football. L’intensité du chant des supporters donne au match une véritable portée culturelle, dans un double sens : artistique et anthropologique. Une double perspective qui inscrit le football dans une culture populaire.
La raison d’être du supporter réside dans cette quête d’intensité émotionnelle. Le terrain, le match, le jeu, les joueurs sont au centre, mais le chant amplifie le moment – le chant qui permet de vivre le match, la communion avec l’équipe, de devenir acteur : être le 12e homme dans la vibration collective.
La finalité sur le terrain est avant tout physique et compétitive ; l’expérience des tribunes, tout aussi physique, se construit, elle, dans l’émotion, l’attention et le plaisir. Trois termes qui, pour le philosophe Jean-Marie Schaeffer, définissent l’expérience esthétique. Avec le chant des supporters, l’expérience du match devient une pratique véritablement culturelle.
L’hymne du club, chanté en début de match, est un rituel en soi. Un chant au statut différent des encouragements communs qui durent toute la partie. Ce chant spécial est rituel en ce sens qu’il fait le lien entre deux réalités. Que les premières notes retentissent, et l’on bascule dans un autre monde : le monde du stade. Le poil se hérisse, le cœur bat plus fort, les larmes coulent. Chacun participe indistinctement, en chantant à tue-tête ! Et de la multitude des tons et des fausses notes mêlées s’élève, comme par magie, un chant toujours juste, reconnaissable entre tous : le chant des supporters.
Le chant, comme un précieux commun, a son histoire, liée à l’épopée du club, qui se confond avec celle d’une ville, d’une région. You’ll never walk alone à Liverpool (Angleterre), les Corons à Lens (Pas-de-Calais) ou, plus surprenant, Yellow Submarine des Beatles à Villarreal (Espagne) ! Avec cette intensité émotionnelle, pour tous les supporters, aller au stade devient un moment structurant de l’existence, un moment extraordinaire qui rompt avec la réalité et les difficultés quotidiennes. Aller au stade, c’est passer d’un monde prosaïque à la communion esthétique, au supplément d’âme (cher à Bergson), un moment sacré.
Aussi, dans les tribunes du stade d’Anfield, de Bollaert ou de Villarreal, la ferveur n’a rien d’un simple exutoire. Elle fait du stade un haut lieu d’un territoire. Elle est un langage, une manière d’habiter le monde et de s’y reconnaître. Elle témoigne d’une culture vivante, mouvante, ancrée dans les pratiques d’une ville, pour une grande partie de sa population. En cela, les supporters ne sont pas de simples amateurs de football : ils sont les acteurs d’une culture populaire, où le sentiment d’appartenance et la transmission de rites collectifs forgent une mémoire partagée.
Et devant l’harmonie collective, on ne peut que s’étonner de l’autorégulation de cette foule vociférante.
« Sans doute parce qu’un sentiment collectif ne peut s’exprimer collectivement qu’à condition d’observer un certain ordre qui permette le concert et les mouvements d’ensemble, ces gestes et ces cris tendent d’eux-mêmes à se rythmer et à se régulariser »,
écrivait le sociologue Émile Durkheim à propos du chant religieux.
À bien y regarder cependant, l’émotion des supporters est tout à fait cadrée, en particulier celle des plus ultras, rassemblés dans les Kops.
Tout au long du match – de manière peut-être plus exutoire, cette fois – les chants vont se succéder, au rythme d’une grosse caisse, mais surtout dirigés par la voix d’un meneur amplifiée par un mégaphone. Ce personnage, c’est le Capo, un chef d’orchestre, qui, dos à la pelouse tout le match, n’aura de cesse d’orienter la puissante mélodie du Kop.
« Notre match à nous, c’est de faire en sorte que l’ambiance soit top ! »,
déclare Popom, ex-Capo du Kop de la Butte, à Angers.
Ainsi, le match de football n’est pas qu’un jeu. Il est un théâtre d’émotions, une scène où se rejouent des récits communs et où se tissent des appartenances. Ce que vivent ces supporters, ce n’est pas uniquement un spectacle sportif, mais un moment de culture intégré à l’expérience du football, où l’intensité émotionnelle se déploie comme un art en soi. Une foule unie, un collectif. Au stade se croisent ainsi le sport et la culture, pour que, comme l’écrit la journaliste Clara Degiovanni, « en un seul instant partagé, les chants collectifs parviennent à entrecroiser et à sédimenter des milliers d’histoires et de destinées ».
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.05.2025 à 17:03
Warren Buckland, Reader in Film Studies, Oxford Brookes University
Alors que The Phoenician Scheme, le nouveau Wes Anderson, sort en salles le 28 mai, les réseaux sociaux débordent de pastiches. Mais comment capter vraiment son style ? Mode d’emploi pour recréer la magie andersonienne… sans se tromper de recette.
Les films de Wes Anderson tiennent souvent à une seule image saisissante. Ce goût pour le visuel s’est affirmé dès La Famille Tenenbaum (2001), lorsque Margot (Gwyneth Paltrow) descend du bus – une scène devenue emblématique. Depuis, cette esthétique singulière a conquis de nombreux fans, qui traquent le « style Anderson » dans les moindres recoins de leur quotidien.
La page Instagram Accidentally Wes Anderson, créée en 2017, a connu un succès fulgurant en publiant des photographies de lieux réels qui, par hasard, correspondent à l’univers visuel d’un film de Wes Anderson.
Par exemple, un métro milanais semble tout droit sorti de son imaginaire, avec son agencement symétrique, ses murs bleu pastel et ses barres jaunes éclatantes. Sur les réseaux sociaux, des internautes « romantisent » leur quotidien à la manière des films d’Anderson. Tout a commencé avec Ava Williams, qui a publié une vidéo d’un trajet en train sur TikTok, avec cette légende : « T’as intérêt à pas faire genre t’es dans un film de Wes Anderson quand j’arrive. »
Avec la sortie prochaine d’un nouveau film, The Phoenician Scheme (en salles françaises le 28 mai 2025), les réseaux sociaux vont sans doute être inondés de nouvelles tentatives d’imitation. Mais toutes ces pastiches ne sont pas forcément réussies.
Le style Wes Anderson que tentent de reproduire ces internautes est une esthétique insaisissable, qui ne prend forme que par une combinaison spécifique d’éléments.
Penser l’esthétique d’Anderson comme une combinaison d’éléments revient à l’envisager comme une recette.
Quand on fait un gâteau, il ne suffit pas d’avoir la liste des ingrédients : il faut aussi les bonnes proportions. De nombreux chercheurs en cinéma ont identifié les principales caractéristiques (les ingrédients) du style andersonien. On y retrouve :
un angle de caméra frontal
des plans-tableaux
un cadrage symétrique (souvent centré)
une vue en plongée (vue d’en haut)
une caméra fixe ou un mouvement de caméra mis en avant
du ralenti
une séquence en montage accompagnée d’une bande-son (rock ou musique instrumentale décalée)
des palettes de couleurs harmonieuses.
Mais pour imiter Wes Anderson, il faut combiner ces ingrédients dans les bonnes proportions.
Cette combinaison stylistique typique émerge dans son troisième long métrage, La Famille Tenenbaum (2001). Ce film se distingue par son usage constant de plans-tableaux, où les personnages sont disposés de manière formelle, sur le même plan, face au spectateur. Ces images sont immédiatement reconnaissables par leur composition frappante et leur effet dramatique.
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Prenons la séquence où Anderson nous présente sa « galerie de personnages (22 ans plus tard) » (comme l’indique le carton-titre). Tous les personnages sont montrés face à un miroir. Ici, la caméra prend la place du miroir, ce qui les amène à regarder directement l’objectif.
Ces images-tableaux sont renforcées par une caméra fixe et un cadrage centré (les personnages sont positionnés au centre de l’image), ce qui accentue la symétrie et l’immobilité.
Anderson varie les combinaisons de ces plans-tableaux. Le film s’ouvre sur un plan-tableau symétrique et statique d’un livre de bibliothèque (The Royal Tenenbaums), filmé en plongée (vue du dessus), la caméra étant perpendiculaire au comptoir. Ce premier plan combine donc pas moins de cinq éléments : angle frontal, plan-tableau, cadrage centré, vue en plongée et caméra fixe.
L’originalité du style andersonien ne réside pas dans chacun de ces éléments pris isolément, mais dans leur combinaison spécifique.
Autre exemple emblématique : Margot retrouve Richie (Luke Wilson) après son voyage en mer.
Elle descend du bus et marche vers la caméra – donc vers Richie, qui se trouve derrière l’objectif. Ce plan combine une nouvelle fois angle frontal, plan-tableau et cadrage centré. Mais il s’y ajoute cette fois une caméra en mouvement (qui recule pour suivre Margot) et un ralenti, le tout accompagné de la chanson These Days interprétée par Nico.
L’usage systématique des plans-tableaux dans La Famille Tenenbaum (et dans les films suivants) se conjugue avec d’autres éléments stylistiques pour créer une esthétique cohérente.
Les traits qu’Anderson combine dans ses films ne sont pas arbitraires. Tous remplissent une même fonction : attirer l’attention sur la forme, et instaurer une distance entre les spectateurs et les personnages.
Anderson rejette les techniques narratives classiques (celles dites « invisibles ») au profit d’un cinéma réflexif, où le regard du spectateur est guidé vers une observation clinique et distante de personnages excentriques évoluant dans des univers tout aussi singuliers.
Alors, si vous souhaitez transformer un moment de votre quotidien en scène andersonienne, pensez d’abord à l’histoire que vous voulez raconter, et combinez avec soin les huit ingrédients qui font toute la magie d’un véritable plan signé Wes Anderson.
Warren Buckland ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.