12.11.2025 à 14:47
Evgeniya Osipova, Préhistoire, Université de Perpignan Via Domitia
Rimma Aminova, Chercheure en archéologie, Margulan Institute of Archaeology
Saule Rakhimzhanova, Chercheure en archéologie, Margulan Institute of Archaeology
Yslam Kurmaniyazov, PhD, Université Korkyt Ata de Kyzylorda

L’industrie lithique – soit l’ensemble des objets en pierre taillée, pierre polie et matériel de mouture – est souvent le seul témoignage de la culture matérielle préhistorique qui nous soit parvenu. Or, nos ancêtres disposaient d’un kit d’outillage en pierre très diversifié : à chaque activité correspondait un outil spécifique, en particulier pour tout ce qui touchait à la recherche de nourriture et la découpe de la viande.
La viande était une source d’alimentation importante pour les humains préhistoriques, depuis les premiers hominidés, Homo habilis (entre 2,4 millions et 1,6 million d’années), jusqu’à l’apparition de notre espèce, Homo sapiens archaïque (il y a 300 000 ans). Pour trouver de la viande, ils pratiquaient le charognage opportuniste avec les animaux carnivores, puis bien plus tard, la chasse sélective et spécialisée des animaux herbivores.
Mais parvenir à dégager de la viande des carcasses d’animaux nécessite de réaliser une séquence de gestes complexes, en utilisant des outils performants. Au Paléolithique inférieur (entre 800 000 et 300 000 ans avant notre ère) et Paléolithique moyen (entre 300 000 ans et 40 000 ans), il s’agissait d’outils de découpe : des couteaux ou d’autres outils utilisés comme tels. Au fil du temps et en fonction des sites, certains outils travaillés sur deux faces sont devenus de véritables marqueurs culturels. Il s’agit d’abord des bifaces, ces « outils à tout faire » en pierre taillée, qui sont traditionnellement attribués à la culture acheuléenne (entre 700 000 et 200 000 ans en Europe).
Ce sont ensuite des couteaux à dos – le dos correspondant à une partie du bord de la pièce, aménagée ou naturelle, non tranchante et opposée au bord actif, souvent tranchant – autrement appelés des Keilmesser, qui sont typiques de la culture micoquienne (entre 130 000 et 50 000 ans).
Les bifaces sont omniprésents en Eurasie, tandis que les couteaux à dos sont majoritairement concentrés en Europe centrale et orientale, dans le Caucase, dans la plaine d’Europe orientale. Les deux catégories d’outils, souvent utilisés pour plusieurs activités, ont en commun une fonction de découpe.
La partie de l’objet qui sert aux pratiques de boucherie est dotée d’un bord suffisamment tranchant et plus ou moins aigu. La fonction de découpe peut être assurée par des éclats simples non aménagés (c’est-à-dire non travaillés par la main humaine) qui ont souvent un bord assez coupant.
La réalisation de ces outils sophistiqués nécessite à la fois de se procurer les matières premières adaptées et d’avoir des compétences avancées en taille de pierre. Mais nos ancêtres avaient-ils vraiment besoin d’outils aussi complexes et polyfonctionnels pour traiter les carcasses d’animaux ? Existait-il d’autres solutions pour obtenir un outil de découpe aussi efficace ?
Notre étude de la période paléolithique à partir d’outils trouvés en Asie centrale, au Kazakhstan, répond en partie à cette question.
La fracturation intentionnelle est une technique qui consiste à casser volontairement un outil en pierre par un choc mécanique contrôlé fait à un endroit précis. Cette technique a été abordée pour la première fois dans les années 1930 par le préhistorien belge Louis Siret. Elle était utilisée au cours de la Préhistoire et de la Protohistoire pour fabriquer des outils spécifiques : burins et microburins, racloirs, grattoirs… La fracture intentionnelle détermine la forme de l’outil en fonction de l’idée de celui qui le taille.
Mais les pièces fracturées sont souvent exclues des études, car la fracture est généralement considérée comme un accident de taille, qui rend la pièce incomplète. Néanmoins, la fracture intentionnelle se distingue d’un accident de taille par la présence du point d’impact du coup de percuteur, qui a provoqué une onde de choc contrôlée, tantôt sur une face, tantôt sur les deux.
À travers l’étude d’une série de 216 pièces en grès quartzite (soit le tiers d’une collection provenant de huit sites de la région Nord de la mer d’Aral), nous avons découvert une alternative simple et efficace aux outils complexes aménagés sur deux faces.
Les objets sélectionnés dans cet échantillon sont uniquement des pierres intentionnellement fracturées. La majorité des pièces présentent un point d’impact laissé par un seul coup de percuteur, porté au milieu de la face la plus plate de l’éclat de grès quartzite. D’autres pièces, plus rares, montrent la même technique, mais avec l’utilisation de l’enclume. La fracture est généralement droite, perpendiculaire aux surfaces de la pierre, ce qui permet d’obtenir une partie plate – un méplat, toujours opposé au bord coupant d’outil.
La création des méplats par fracturation intentionnelle est systématique et répétitive dans cette région du Kazakhstan. Parmi ces outils, on en trouve un qui n’avait encore jamais été mentionné dans les recherches qui y ont été menées : le couteau non retouché à méplat sur éclat, créé par fracture intentionnelle. Cette catégorie de méplat correspond à une fracture longue et longitudinale, parallèle au bord coupant d’un éclat de pierre.
La fabrication de cet outil peu élaboré et pourtant aussi efficace que le biface et le Keilmesser pour la découpe de la viande prend peu de temps et nécessite moins de gestes techniques. C’est pourquoi ils sont abondants et standardisés dans la collection étudiée.
Avec le biface et le Keilmesser, le couteau à méplat sur éclat pourrait ainsi être le troisième outil de découpe du Paléolithique ancien, utilisé dans la région de la mer d’Aral. Les recherches à venir permettront de mieux comprendre le comportement gastronomique de nos ancêtres et d’en savoir plus sur leurs kits de « couverts » en pierre.
Cette recherche a été financée par une subvention du Comité de la Science du Ministère de la Science et de l’Enseignement supérieur de la République du Kazakhstan (Projet N° AP22788840 « Études archéologiques des sites paléolithiques de la région Est de la Mer d’Aral »).
Rimma Aminova, Saule Rakhimzhanova et Yslam Kurmaniyazov ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
10.11.2025 à 16:10
Lucy E. Hyde, Lecturer, Anatomy, University of Bristol

La description anatomique du corps humain comprend de nombreux termes qui doivent leur nom au savant qui a découvert ou étudié pour la première fois cette partie du corps, ou encore à un personnage de la mythologie. Ces appellations dites éponymes sont à elles seules des « petits monuments » d’histoire de la médecine, mais elles véhiculent aussi des biais et ne facilitent pas toujours la compréhension. Certaines sont pittoresques quand d’autres font référence à des heures sombres du passé.
Nous nous promenons avec les noms d’inconnus gravés dans nos os, notre cerveau et nos organes.
Certains de ces noms semblent mythiques. Le tendon d’Achille, le ligament situé à l’arrière de la cheville, rend hommage à un héros de la mythologie grecque tué par une flèche dans son point faible. La pomme d’Adam fait référence à une certaine pomme biblique.
Mais la plupart de ces noms ne sont pas des mythes. Ils appartiennent à des personnes réelles, pour la plupart des anatomistes Européens d’il y a plusieurs siècles, dont l’héritage perdure chaque fois que quelqu’un ouvre un manuel de médecine. Il s’agit de ce qu’on appelle l’éponymie, c’est-à-dire que ces structures anatomiques ont reçu le nom des personnes, par exemple, qui les ont découvertes plutôt qu’un nom inspiré ou issu de leur description physique ou fonctionnelle.
Prenons l’exemple des trompes de Fallope. Ces petits conduits (qui correspondent à un véritable organe, ndlr) situés entre les ovaires et l’utérus ont été décrits en 1561 par Gabriele Falloppio, un anatomiste italien fasciné par les tubes, qui a également donné son nom au canal de Fallope dans l’oreille.
Ou encore l’aire de Broca, du nom de Paul Broca, médecin français du XIXᵉ siècle qui a établi un lien entre une région du lobe frontal gauche et la production de la parole. Si vous avez déjà étudié la psychologie ou connu quelqu’un qui a été victime d’un accident vasculaire cérébral, vous avez probablement entendu parler de cette région du cerveau.
Il y a aussi la trompe d’Eustache, ce petit conduit relié aux voies respiratoires (mais qui fait néanmoins partie du système auditif, ndlr) et qui s’ouvre lorsque vous bâillez dans un avion. Elle doit son nom à Bartolomeo Eustachi, médecin du pape au XVIe siècle. Ces hommes ont tous laissé leur empreinte sur le langage anatomique.
Si nous avons conservé ces noms pendant des siècles, c’est parce que cela ne renvoient pas qu’à des anecdotes médicales. Ils font partie intégrante de la culture anatomique. Des générations d’étudiants ont répétés ces noms dans les amphithéâtres et les ont griffonnés dans leurs carnets. Les chirurgiens les mentionnent au milieu d’une opération comme s’ils parlaient de vieux amis.
Ils sont courts, percutants et familiers. « Aire de Broca » se prononce en deux secondes. Son équivalent descriptif, « partie antérieure et postérieure du gyrus frontal inférieur », ressemble davantage à une incantation. Dans les environnements cliniques très actifs, la concision l’emporte souvent.
Ces appellations sont également associées à des histoires, ce qui les rend plus faciles à mémoriser. Les étudiants se souviennent de Falloppio parce que son nom ressemble à celui d’un luthiste de la Renaissance. Ils se souviennent d’Achille parce qu’ils savent où diriger leur flèche. Dans un domaine où les termes latins sont si nombreux et si difficiles à retenir, une histoire devient un repère utile.
Il y a aussi le poids de la tradition. Le langage médical s’appuie sur des siècles de recherche. Pour beaucoup, supprimer ces noms reviendrait à effacer l’histoire elle-même.
Mais ces aspects mnémotechniques cachent un côté plus sombre. Malgré leur charme historique, les noms éponymes manquent souvent leur objectif principal. Ils indiquent rarement la nature ou la fonction de l’élément anatomique qu’ils désignent. Le terme « trompe de Fallope », par exemple, ne donne aucune indication sur son rôle ou son emplacement. Alors que quand on dit « trompe utérine » ou « tube utérin », c’est bien plus clair.
Les noms ou expressions éponymes reflètent également une vision étroite de l’histoire. La plupart ont vu le jour pendant la Renaissance européenne, une époque où les « découvertes » anatomiques consistaient souvent à s’approprier des connaissances qui existaient déjà ailleurs. Les personnes célébrées à travers ces expressions sont donc majoritairement des hommes blancs européens. Les contributions des femmes, des savants non européens et des systèmes de connaissances autochtones sont presque invisibles dans ce langage.
Cette pratique cache parfois une vérité vraiment dérangeante : le « syndrome de Reiter », par exemple, a été nommé d’après Hans Reiter, médecin nazi qui a mené des expériences particulièrement brutales sur des prisonniers du camp de concentration de Buchenwald (Allemagne). Aujourd’hui, la communauté médicale utilise le terme neutre « arthrite réactionnelle » afin de ne plus valoriser Reiter.
Chaque nom éponyme est comparable à un petit monument. Certains sont pittoresques et inoffensifs, d’autres ne méritent pas que nous les entretenions.
Les noms descriptifs, eux, sont simplement logiques. Ils sont clairs, universels et utiles. Avec ces noms, nul besoin de mémoriser qui a découvert quoi, seulement où cela se trouve dans le corps et quelle en est la fonction.
Si vous entendez parler de « muqueuse nasale », vous savez immédiatement qu’elle se trouve dans le nez. Mais demandez à quelqu’un de localiser la « membrane de Schneider », et vous obtiendrez probablement un regard perplexe.
Les termes descriptifs sont plus faciles à traduire, à normaliser et à rechercher. Ils rendent l’anatomie plus accessible aux apprenants, aux cliniciens et au grand public. Plus important encore, ils ne glorifient personne.
Un mouvement croissant vise à supprimer progressivement les éponymes, ou du moins à les utiliser parallèlement à des termes descriptifs. La Fédération internationale des associations d’anatomistes (IFAA) encourage l’utilisation de termes descriptifs dans l’enseignement et la rédaction d’articles scientifiques, les éponymes étant placés entre parenthèses.
Cela ne signifie pas que nous devrions brûler les livres d’histoire. Il s’agit simplement d’ajouter du contexte. Rien n’empêche d’enseigner l’histoire de Paul Broca tout en reconnaissant les préjugés inhérents aux traditions de dénomination. On peut aussi apprendre qui était Hans Reiter sans associer son nom à une maladie.
Cette double approche nous permet de préserver l’histoire sans la laisser dicter l’avenir. Elle rend l’anatomie plus claire, plus juste et plus honnête.
Le langage de l’anatomie n’est pas seulement un jargon académique. C’est une carte du pouvoir, de la mémoire et de l’héritage inscrits dans notre chair. Chaque fois qu’un médecin prononce le mot « trompe d’Eustache », il fait écho au XVIe siècle. Chaque fois qu’un étudiant apprend le mot « trompe utérine », il aspire à la clarté et à l’inclusion.
Peut-être que l’avenir de l’anatomie ne consiste pas à effacer les anciens noms. Il s’agit plutôt de comprendre les histoires qu’ils véhiculent et de décider quels sont ceux qui méritent d’être conservés.
Lucy E. Hyde ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.11.2025 à 16:42
Charline Granger, chargée de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

À l’heure où les chaînes parlementaires diffusent des débats houleux à l’Assemblée nationale, alors que le consensus, dans une France politiquement déchirée, semble un horizon de plus en plus inaccessible, des théoriciens et dramaturges se sont demandé, à l’orée de la Révolution française, si et comment une opinion majoritaire pouvait émerger d’une foule d’individus hétérogènes. Les milieux clos que constituent des salles de théâtre furent un laboratoire opportun pour penser la contagion émotionnelle et l’apparition d’une intelligence collective.
Les salles de spectacle des XVIIe et XVIIIe siècles en France sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitués. De grands lustres éclairent indistinctement la scène et la salle, on entre et on sort en cours de spectacle et, surtout, plus de 80 % des spectateurs sont debout, dans le vaste espace qui se trouve en contrebas de la scène et qu’on appelle le parterre.
Ce public, composé uniquement d’hommes, est particulièrement tumultueux. Ils sifflent, baillent, hurlent, s’interpellent, prennent à parti les acteurs, interrompent la représentation. Aussi sont-ils régulièrement et vivement critiqués, par exemple en 1780, dans un des plus grands journaux de l’époque où le parterre est assimilé à une « multitude de jeunes insensés pour la plupart, tumultuairement sur leurs pieds crottés » : les pieds sont « crottés », parce que ces spectateurs, quoiqu’aux profils sociologiques variés, ne sont pas des membres de la noblesse, qui se trouvent majoritairement dans les loges.
Pourtant, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cette multitude est de plus en plus perçue par certains dramaturges et philosophes comme pleine de promesses : le tumulte qu’elle produit, au fond, serait une énergie qu’il suffit de savoir canaliser. En 1777, Marmontel, homme de lettres proche du courant des Lumières, s’ébahit de la force que recèlent les manifestations de ces spectateurs rassemblés :
« Ce que l’émotion commune d’une multitude assemblée et pressée ajoute à l’émotion particulière ne peut se calculer : qu’on se figure cinq cents miroirs se renvoyant l’un à l’autre la lumière qu’ils réfléchissent, ou cinq cents échos le même son. »
C’est que, selon lui, l’exemple est contagieux : on rit de voir rire, on pleure de voir pleurer, on bâille de voir bâiller. Les émotions sont démultipliées et, surtout, tendent à converger collectivement vers l’expression d’une seule et même émotion.
Les parterres de théâtre deviennent ainsi les laboratoires à partir desquels réfléchir aux conditions d’apparition du consensus. Car c’est dans le bouillonnement de la séance théâtrale, alors que les individus sont serrés, qu’ils ont bien souvent trop chaud et qu’ils sont gênés par une position très inconfortable, qu’une émotion puissante se communique.
Aux antipodes du jugement à froid, apparaîtrait alors une intelligence collective proprement émotionnelle, grâce à la circulation d’une énergie qui échappe à la partie la plus rationnelle de la raison. Toujours d’après Marmontel, une telle contagion des émotions donne naissance à un jugement de goût aussi fulgurant que juste : « On est surpris de voir avec quelle vivacité unanime et soudaine tous les traits de finesse, de délicatesse, de grandeur d’âme et d’héroïsme […] [sont] saisi[s] dans l’instant même par cinq cents hommes à la fois ; et de même avec quelle sagacité les fautes les plus légères […] contre le goût […] sont aperçues par une classe d’hommes dont chacun pris séparément semble ne se douter de rien de tout cela ».
La valorisation de cette émotion collective unifiée se fonde en grande partie sur les travaux contemporains menés sur l’électricité. Ou plutôt, sur ce qu’on appelle alors le fluide électrique, dont les physiciens Jean-Antoine Nollet et François Boissier de Sauvages montrent, entre autres, qu’il s’apparente au fluide nerveux. L’objet recevant le choc électrique devenant lui-même une source électrique, il est à son tour susceptible d’en électriser d’autres.
Cette conductivité est une caractéristique majeure de l’électricité.
Du phénomène physique à la métaphore, il n’y a qu’un pas et l’électricité est convoquée pour désigner l’unanimité qui se produit parmi les spectateurs. Marmontel affirme que « c’est surtout dans le parterre, et dans le parterre debout, que cette espèce d’électricité est soudaine, forte, et rapide ».
Le dramaturge Louis-Sébastien Mercier constate avec dépit, après que la Comédie-Française a fait installer des sièges au parterre et que les spectateurs ont été forcés de s’asseoir, que l’« électricité est rompue, depuis que les banquettes ne permettent plus aux têtes de se toucher et de se mêler ».
Cette image d’une foule d’individus saisis par une même impulsion, Marmontel et Mercier ne l’inventent pas. Ils la tirent de scènes d’électrisations collectives qui sont depuis quelques décennies un véritable phénomène mondain. Le savant Pierre van Musschenbrœk se fait connaître par l’expérience connue sous le nom de « bouteille de Leyde », condensateur qui permet de délivrer une commotion générale et instantanée à une chaîne d’individus se tenant par la main : le fluide électrique, se manifestant à la surface par des étincelles, se transmet à travers l’organisme et relie entre eux des corps distincts. Après l’abbé Nollet, Joseph Priestley, qui mène des expérimentations analogues où un groupe d’individus forme une sorte de ronde, constate qu’« il est souvent fort amusant de les voir tressaillir dans le même instant ».
La mise au jour, par le biais du modèle électrique, de cette intelligence collective dans les salles de théâtre a des implications politiques. Si, d’après ce modèle, les spectateurs du parterre ayant renoncé à leur aisance physique individuelle peuvent espérer former une véritable communauté, sensible et unifiée par la circulation d’un même fluide en son sein, c’est parce que la posture du spectateur, debout ou assis, ainsi que l’espace dans lequel il se trouve, ouvert ou fermé, sont les révélateurs de la capacité de ces publics à constituer un véritable organe politique et à représenter le peuple.
Les spectateurs debout au parterre s’opposent aux spectateurs assis dans les loges : ces places onéreuses forment de petites alvéoles qui compartimentent et divisent le public, alors que les spectateurs du parterre font corps les uns avec les autres dans un large espace fait pour les accueillir tous en même temps.
L’électricité se répandant de manière homogène entre tous les corps, le parterre n’est plus alors considéré comme la juxtaposition hétérogène de spectateurs, mais comme un corps cohérent qui pense et qui sent d’un seul mouvement. Le caractère holistique de cette proposition, qui veut que le tout soit plus que la somme de ses parties, dit bien combien le modèle promu par Marmontel et Mercier est une projection idéalisée de la société.
À l’aube de la Révolution française, le tumulte d’une foule désordonnée a pu être pensé comme une énergie susceptible de faire naître une véritable cohésion politique à partir d’un consensus relatif, qui se construit contre un autre groupe. Alors que le contexte politique fabriquait déjà, inévitablement, des fractures françaises, la salle de théâtre s’est présentée comme le laboratoire où pourrait s’incarner en acte, dans un espace restreint, une fiction de société, fondée sur une intelligence collective non rationnelle. Cette intuition « met en relation » (inter-legere), littéralement, les membres de l’assemblée qui baignent dans le fluide électrique, en excluant les autres, ceux qui n’occupent pas le parterre et qui incarnent, de manière si visible, les hiérarchies et les iniquités de l’Ancien Régime.
Ce superorganisme, qui illustre le jugement éclairé de la multitude, fut certainement plus rêvé que réel. Mais il a eu le mérite de tenter de figurer un temps l’émergence d’un groupe dont il fallait prouver à la fois l’unité et la légitimité politiques.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Charline Granger a reçu une subvention publique de l'ANR.