30.07.2025 à 16:27
Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)
Longtemps confiné aux cours royales européennes, l’opéra s’est imposé comme un art complet et une force géopolitique. À la fois édifice, spectacle et symbole, il structure les territoires, reflète les rapports de pouvoir et incarne une mémoire collective en mutation.
Premier épisode de la série « L’opéra : une carte sonore du monde ».
L’opéra, forme artistique complète alliant théâtre, musique, danse mais aussi architecture, s’est imposé comme un objet géoculturel singulier. Né en Europe vers 1600, il dépasse le cadre d’un simple spectacle pour devenir un phénomène de société qui se développe dans le temps et l’espace, façonnant des territoires, incarnant des identités collectives et révélant des logiques de pouvoir. S’il demeure au départ enraciné dans une tradition européenne, il s’est au fil du temps mondialisé en suivant divers flux migratoires, en répondant aux attentes de réseaux diplomatiques et de certaines politiques culturelles.
De par sa polysémie, le terme « opéra » désigne à la fois un lieu visible et une forme artistique invisible qualifiée d’art lyrique. Comme toute manifestation musicale, on peut considérer que cet art total se manifeste sur un « territoire à éclipses » composé de tous ses acteurs même s’il reste indissociable d’un espace bien localisé, souvent symbolique et stratégiquement situé : celui de son théâtre et de la ville qui l’accueille.
La plupart des grandes maisons d’opéra européennes (Bayreuth, Milan, Paris ou Vienne) incarnent un patrimoine tant esthétique que politique. Leur architecture monumentale leur donne parfois l’allure d’édifices religieux. Victor Hugo disait d’ailleurs de l’Opéra de Paris qu’il était la réplique profane de Notre-Dame de Paris.
Cette territorialisation de l’opéra s’exprime par son inscription concrète dans le tissu urbain et social qui lui permet de développer un lien avec ses acteurs à différentes échelles, de façonner des goûts et de s’inscrire dans la mémoire collective. Qu’ils soient architectes, musiciens, chanteurs ou décorateurs, tous ces artistes contribuent à la construction d’un « produit social » au centre d’un enjeu urbain.
Ces maisons ne sont pas seulement des scènes artistiques, mais également des instruments d’image et d’attractivité participant au marketing territorial à différentes échelles. Restaurer ou construire un opéra revient à affirmer un statut, à valoriser une centralité et répondre à une ambition, celle d’appartenir aux grandes métropoles qui comptent dans un espace mondialisé. Ces lieux s’insèrent ainsi dans un maillage hiérarchisé où l’on trouve des pôles émetteurs comme Paris ou Berlin, des lieux de consécration non pérennes à l’image des grands festivals lyriques (Aix-en-Provence ou Bayreuth), des espaces émergents ou de diffusion secondaire (Dijon).
Ce réseau lyrique ouvert sur le monde, structuré par des flux d’artistes, d’œuvres et de publics, repose sur des logiques économiques, sociales, politiques et bénéficie, en France tout au moins, du soutien des pouvoirs public et d’institutions comme la Réunion des opéras de France (ROF) ou l’Association française des agents artistiques (Afaa). Il reflète aussi des déséquilibres entre grandes capitales et régions périphériques à l’échelle des pays mais aussi du continent européen. Face aux besoins de financement récurrents, aux incertitudes consécutives aux réformes territoriales et au besoin de s’adapter à un monde qui change, l’opéra reste un sujet de préoccupation constante pour les décideurs, soucieux de voir perdurer un bien culturel qui s’est fondu dans notre civilisation occidentale.
Historiquement, l’opéra est né à la cour, celle des Médicis, puis des Bourbon, avant de s’implanter dans les palais européens, servant à magnifier le pouvoir, à imposer des goûts esthétiques tout en devenant un objet d’ostentation. Dès le XVIIe siècle, la forme musicale s’exporte dans les cours européennes qui très souvent font construire des salles, s’équipent de machineries savantes et s’entourent d’artistes de talents qu’elles mécènent, rivalisant ainsi entre-elles.
Quand Mazarin importe l’opéra italien en France ou que Louis XIV fonde l’Académie royale de musique, l’art lyrique participe à un projet politique : affirmer la suprématie d’un modèle culturel. Dans l’ouvrage Fragments d’Europe, la carte illustrant l’expansion de l’opéra dans les cours européennes puis sur l’ensemble du continent montre que ce réseau lyrique s’est constitué au fil du temps, tissant une toile avec d’autres phénomènes comme la propagation de l’art baroque.
Comme le souligne le géographe Michel Foucher, cette logique se poursuivra en Europe au XIXe siècle avec un Verdi devenu l’étendard du Risorgimento italien ou un Wagner incarnant l’identité allemande. Plus tard, la bourgeoisie prendra le relais et s’appropriera ce divertissement pour se distinguer socialement du reste de la population.
Dans les colonies, l’implantation des maisons d’opéra (Alger, Tunis, Hanoï) accompagne l’imposition d’une influence culturelle européenne qui déborde du continent. Cette tradition lyrique s’exportera d’ailleurs sur d’autres continents (Amérique du Nord, Asie, Amérique latine) le plus souvent portée par les diasporas européennes.
Aujourd'hui, les politiques culturelles soutenant la production lyrique et son export participent à une forme de soft power dont l’objectif est de diffuser l’image d’une culture européenne raffinée. La circulation des stars se joue des frontières. Elles sont en lévitation permanente du fait de voyages aériens fréquents entre les plus grandes maisons d’opéra du monde. Ce jet-singing conduit à la mise en place d’un territoire lyrique mondialisé avec un répertoire constitué de quelques œuvres célèbres et au succès garanti.
L’art lyrique trouve une grande partie de son intérêt et de sa raison d’être dans la jouissance provoquée par l’écoute de la voix, objet de fascination et de mystère. Toutefois, dans certaines régions du monde, la voix chantée a pu (ou peut) être jugée subversive, voire dangereuse, par certains régimes théocratiques ou autoritaires, tout comme la thématique abordée par les œuvres, leur mise en scène parfois avant-gardiste ou tout simplement le choix de la distribution artistique.
La pénétration de la forme musicale accompagnée de ses théâtres s’est ainsi opérée d’une façon différentielle dans le temps et l’espace, traçant des limites culturelles bien réelles qui participent à la lecture du monde sur le plan géopolitique devenant tantôt un outil de dialogue interculturel, tantôt une arme de domination révélant des lignes de fracture ou de convergence entre blocs culturels. Ces dernières se combinent avec les frontières linguistiques même si la langue chantée dans un opéra reste souvent anecdotique par rapport à la musique dont la capacité à émouvoir demeure généralement universelle.
L’opéra, considéré comme un objet géographique structurant les territoires, nous interroge sur la manière dont les sociétés acceptent (ou non) cet art, sur la place qu’elles réservent à ses lieux, à ses récits et à ses voix, sur la possibilité qu’elle lui laisse de structurer un imaginaire partagé participant à la construction d’une identité collective. Sa territorialisation, loin d’être figée, reflète les mutations du monde à différentes échelles, les attentes et objectifs de ses acteurs, les ressources mises en œuvre pour pérenniser son fonctionnement et son implication dans les échanges diplomatiques.
Appréhender cet art sous l’angle géographique n’exonère cependant pas d’une approche croisée avec d’autres disciplines – la musicologie notamment – pour savoir délimiter tant les styles que leurs zones d’influence. Dans son ouvrage Géographie de l’opéra au XXᵉ siècle, Hervé Lacombe avait déjà résumé ce que l’art lyrique en ses lieux pouvait représenter comme enjeux :
« L’expansion du modèle lyrique occidental est l’un des cas les plus fascinants de développement d’une forme artistique constituant à la fois un divertissement raffiné, le véhicule d’une culture, un outil nationaliste, un instrument de propagande civilisationnelle, une forme de reconnaissance internationale. »
Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.07.2025 à 15:36
Gatien Gambin, Doctorant en Études Culturelles / ATER en BUT Métiers du Multimédia et de l'Internet, Université de Lorraine
L’image de la Terre « berceau » de l’humanité a longtemps nourri l’imaginaire de la colonisation spatiale, de la science-fiction et l’esprit des entrepreneurs de conquêtes spatiales. Elle est aujourd’hui remise en question par une multitude d’œuvres de science-fiction, au cinéma comme en littérature.
« La Terre est le berceau de l’humanité, mais nul n’est destiné à rester dans son berceau tout au long de sa vie. » Cette phrase du père de l’astronautique moderne Constantin Tsiolkovski (1857-1935) a marqué durablement l’astroculture sous toutes ses formes, dans sa Russie natale comme en Occident. Elon Musk, les personnages du film Interstellar (Christopher Nolan, 2014) ou bien ceux du roman Aurora (Kim Stanley Robinson, 2015) citent aisément la métaphore du « berceau » pour justifier la colonisation spatiale, ou au contraire la discuter.
De ses origines jusqu’à son assimilation et son questionnement par la science-fiction (SF) contemporaine, plongeons dans les méandres d’une métaphore qui structure puissamment les imaginaires de l’exploration spatiale.
La métaphore du « berceau » est en réalité un amalgame de deux citations. Tsiolkovski était un des fers de lance du cosmisme russe, un courant philosophique, scientifique et spirituel apparu à la fin du XIXe siècle. Selon lui, la destinée humaine est de quitter la Terre pour « contrôler entièrement le système solaire. » Il exprime cette idée dans une lettre, datant de 1911, adressée à un ami ingénieur. Cette correspondance est la source la plus fréquemment utilisée pour référencer la métaphore du berceau, pourtant le mot « berceau » (« cradle » en anglais, « колыбель » en russe) n’y est pas utilisé.
L’image du berceau apparaît en 1912, en conclusion d’un de ses articles pour un magazine d’aéronautique, dans une phrase qui détermine la structure de la métaphore :
« Notre planète est le berceau de la raison, mais personne ne peut vivre éternellement dans un berceau. »
Différents passages de Tsiolkovski semblent donc avoir été amalgamés en une citation dont l’origine exacte fait l’objet de confusions et dont la traduction opère un changement de sens : la « planète » devient la Terre et la « la raison » devient l’humanité. Cette citation controuvée s’est ainsi transformée au fil du temps en un puissant lieu commun souvent mobilisé pour soutenir la colonisation spatiale.
Tsiolkovski avait une riche activité d’écrivain-vulgarisateur. Plusieurs de ses nouvelles racontent le futur spatial de l’humanité en décrivant des habitats spatiaux ou l’expérience sensorielle et émotionnelle de la vie en impesanteur. Inspiré par Jules Verne et l’astronome Camille Flammarion, il a contribué comme eux à poser les fondements de ce qu’on nommera plus tard la science-fiction.
La SF est née à la fin des années 1920, dans les pulps magazines américains. Seuls les textes scientifiques sur l’astronautique de Tsiolkovski sont alors connus au-delà de l’Atlantique. Les idées qu’il développe dans ses récits ont participé à bien des égards à l’élaboration de l’imaginaire science-fictionnel, mais sa métaphore reste finalement son héritage le plus perceptible dans le genre.
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L’auteur de SF britannique Brian Aldiss cite Tsiolkovski dans son roman Mars Blanche (2001), l’idée du berceau est employée comme un argument en faveur de la colonisation de Mars, puis critiquée par un personnage qui la range parmi les lieux communs empêchant de renouveler l’imaginaire de l’exploration spatiale.
Kim Stanley Robinson discute également de la sédimentation de la métaphore dans son roman Aurora (2015). L’auteur états-unien affirme avoir voulu « tuer cette idée que l’humanité est vouée à aller dans les étoiles ». Une scène illustre cette intention : lors d’un colloque, les revenants d’une mission de colonisation spatiale se battent avec ceux qui justifient ce projet grâce à l’image du berceau.
Dans ces œuvres, l’usage tel quel de la citation de Tsiolkovski permet le développement d’une double critique : celle de l’image produite par cette métaphore et celle du bien-fondé de la colonisation spatiale. C’est une chose nouvelle dans la SF du XXIe siècle puisqu’avant les années 1990, « être contre l’espace [revenait à] être contre la SF », selon le critique Gary Westfahl.
L’absence de remise en question de la colonisation spatiale perdure encore dans la SF actuelle. Elle s’observe dans la manière dont la métaphore du berceau se trouve paraphrasée dans certaines œuvres, comme le blockbuster Interstellar (2014). Dans une réplique, le héros du film affirme :
« Ce monde est un trésor […], mais il nous dit que l’on doit le quitter maintenant. L’humanité est née sur Terre, on n’a jamais dit qu’elle devait y mourir. »
L’image du berceau est remplacée par le verbe « naître » (« Mankind was born on Earth »), mais le sens de la métaphore reste bien présent tandis qu’une justification écologique est ajoutée, en écho aux considérations de l’époque. Avec cette paraphrase, c’est davantage un sursaut de conservation de l’humanité que l’idée originelle de son émancipation par l’accès à l’espace qui est mise en avant.
Dans le film Passengers (2016), le mot « berceau » est investi du même imaginaire de l’aventure spatiale : quitter la Terre permettrait de sauver l’humanité. Toutefois, des enjeux économiques s’y ajoutent de façon à souligner la dimension astrocapitaliste d’un tel projet d’exode. En guise d’« introduction à la vie coloniale », un hologramme explique au personnage principal :
« La Terre est une planète prospère, le berceau de la civilisation (« the cradle of civilization »). Mais pour beaucoup, elle est aussi surpeuplée, surtaxée, surfaite (« overpopulated, overpriced, overrated »). »
La Terre est ainsi envisagée comme une marchandise par la compagnie privée qui possède le vaisseau. Son fond de commerce n’est pas la survie de l’humanité, mais l’exode vers une planète B édenique à bord de vaisseaux de croisière.
Le nom de Tsiolkovski s’efface dans ces deux films, et avec lui le lien syntaxique entre « Terre » et « berceau » grâce au verbe « être ». Le mot « berceau » devient dès lors un symbole. Sa seule mention dans un contexte astroculturel suffit à évoquer la Terre, et à ouvrir la voie à tous les espoirs d’une vie plus agréable, plus libre et plus abondante sur une autre planète.
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L’imaginaire spatial apparaît aujourd’hui comme un champ de bataille culturel au sein duquel s’opposent diverses représentations de l’aventure spatiale. Aux récits les plus traditionnels – les rêves de conquête et d’utopie spatiales – s’opposent des récits dans lesquels les humains renoncent à la colonisation spatiale comme la publicité satirique de l’association Fridays for Future à propos de l’élitisme de la colonisation spatiale. Elle s’oppose, entre autres, au slogan « Occupy Mars » de SpaceX, l’entreprise astronautique d’Elon Musk, en détournant les codes de leurs supports de communication.
On peut trouver des récits similaires dans la SF, comme la bande dessinée Shangri-La (2016), de Mathieu Bablet, ou le roman l’Incivilité des fantômes (2019), de Rivers Solomon, qui extrapolent les racines capitalistes et colonialistes du rêve d’exode dans l’espace.
À l’interstice de ces deux pôles se trouvent des récits cherchant le pas de côté pour continuer à rêver de voyages spatiaux sans succomber à un récit dominant.
La critique du récit spatial dominant passe fréquemment par l’étude de sa réappropriation du mythe américain de la frontière (la Frontier, le front pionnier de la conquête de l’Ouest), de ses aspects militaires ou de sa dimension astrocapitaliste.
La métaphore du berceau reste trop souvent évacuée lorsqu’il est question de changer nos représentations de l’espace. S’il faut « cesser de parler de l’espace comme d’une frontière », comme l’appelle de ses vœux l’anthropologue Lisa Messeri, sans doute faut-il tout autant cesser de considérer la Terre comme un berceau. Mieux vaudrait la considérer comme un foyer, sans tomber dans la naïveté de croire qu’une telle reformulation permettrait de sortir du paradigme astrocapitaliste.
La stratégie de communication de Blue Origin – entreprise spatiale créée par Jeff Bezos – accapare déjà l’image du foyer pour se différencier de son concurrent SpaceX. Leur slogan tente de nous en convaincre : Blue Origin réalise ses projets spatiaux « pour le bénéfice de la Terre ».
Au moins certaines œuvres permettent un peu de respiration face à cette opération de récupération de la critique inhérente au « nouvel esprit du capitalisme ». À l’instar du roman Aurora (2015), de Kim Stanley Robinson, le Roman de Jeanne (2018), de Lidia Yuknavitch, Apprendre si par bonheur (2019), de Becky Chambers et le film Wall-E (2008), d’Andrew Stanton, sont des œuvres qui expérimentent, dans le fond et dans la forme, un double changement discursif : l’espace y devient au mieux un milieu à explorer avec humilité, au pire un lieu auquel l’humain renonce, mais il n’est plus une frontière à conquérir ; la Terre y est un foyer que l’on retrouve après des années d’absence et que l’on entretient du mieux possible, mais jamais un berceau que l’on veut à tout prix quitter.
L’auteur remercie Célia Mugnier pour son aide sur la traduction de la métaphore du berceau.
Gatien Gambin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.07.2025 à 15:51
Alain Chenevez, Maître de conférences HDR en sociologie de la culture et du patrimoine, Département Denis Diderot, laboratoire LIR3S (UMR 7366), Université Bourgogne Europe
En Bourgogne, deux modèles de préservation s’opposent : celui, institutionnel et labellisé Unesco des « Climats du vignoble », et celui, dissident et autogéré, du Quartier libre des Lentillères. Cette proximité spatiale met en lumière deux façons contrastées de faire territoire et d’habiter l’environnement.
Il y a dix ans, le 4 juillet 2015, les « Climats du vignoble de Bourgogne » ont été inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Ces parcelles viticoles, délimitées et hiérarchisées, sont reconnues comme un « paysage culturel exemplaire », fruit d’un long travail de mobilisation d’acteurs institutionnels, scientifiques et économiques.
L’objectif était de construire un récit légitime autour d’un héritage viticole, valorisé pour son lien au terroir et à la hiérarchie des crus, et renforcer l’image d’excellence et le rayonnement international de la Bourgogne. À l’inverse, à Dijon, le Quartier libre des Lentillères incarne une préservation non labellisée, fondée sur les usages, sur la résistance et sur l’expérimentation sociale.
Ces deux formes de préservation incarnent des visions opposées du territoire : l’une inscrit la mémoire dans les logiques de valorisation économique et d’excellence territoriale, l’autre dans des pratiques militantes hostiles à un projet urbain. Cette opposition agit comme un révélateur – et parfois un levier, des tensions écologiques, sociales et politiques qui traversent nos façons de faire territoire.
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L’inscription à l’Unesco repose sur une narration historique soigneusement construite, rigoureuse dans sa forme, mais orientée dans ses choix. Le dossier de candidature des « Climats du vignoble de Bourgogne » présente l’histoire locale comme une relation continue, harmonieuse entre l’humain et la terre, depuis les moines cisterciens du Moyen Âge jusqu’aux grandes maisons de négoce du XIXe siècle. Ce récit patrimonial valorise la stabilité, la transmission et l’excellence, en gommant les ruptures historiques ou les enjeux de pouvoir qui ont jalonné la fabrique de ce paysage viticole.
Le dossier de candidature tend à lisser les conflits sociaux liés au foncier et minimise l’impact écologique réel, comme l’usage controversé de produits phytosanitaires ou l’empreinte carbone liée à la mondialisation. Il reste en grande partie silencieux sur les travailleuses et travailleurs agricoles, tâcherons, saisonniers, qui ont pourtant façonné le territoire au quotidien. Ce récit, que Roland Barthes qualifierait de « mythe contemporain », transforme des faits historiques complexes et enchevêtrés en un récit stabilisé, apparemment évident, qui élude en grande partie les rapports de pouvoir ou les ruptures sociales.
L’inscription sur la liste du patrimoine mondial ne se limite pas à la transmission culturelle : elle participe activement à l’aménagement du territoire, structurant la mémoire et l’oubli comme leviers politique et économique. Paysages, architectures, savoir-faire deviennent des actifs valorisés dans « une économie de l’enrichissement ». Selon cette logique, la patrimonialisation dessine des identités territoriales et (re)définit un rapport à l’environnement.
Cette reconnaissance positionne le territoire et son ordre social sur la scène nationale et internationale, en lui conférant une valeur symbolique forte, dans une histoire perçue comme authentique. Cela renforce l’attractivité du site entre Beaune et Dijon, en combinant légitimité culturelle et intérêt économique, notamment dans les secteurs du tourisme, de l’agriculture et de la promotion territoriale. Le dossier de candidature précise d’ailleurs que l’un des objectifs est de « maintenir et développer l’activité touristique sur des bases qualitatives », en attirant un tourisme culturel à fort pouvoir d’achat, notamment international.
À l’opposé des dispositifs institutionnels de patrimonialisation, le Quartier libre des Lentillères donne à voir une autre manière de « faire territoire ».
Cette friche maraîchère de 9 hectares, située au sud de Dijon, est occupée par un collectif hétérogène d’habitants, de militants écologistes, d’artistes et de jardiniers, engagés depuis 2010 dans la défense des terres cultivables et l’expérimentation de modes de vie autonomes, en résistance à un projet d’aménagement urbain. On y cultive des légumes, mais aussi des formes de vie alternatives : cantine collective, boulangerie artisanale, autoconstruction, marché à prix libres.
Il ne s’agit pas d’un patrimoine officiellement reconnu, mais d’un cadre de vie structuré par les usages, par le soin quotidien et par l’investissement collectif. La gouvernance y est horizontale, organisée autour d’assemblées. La terre est pensée comme un commun, c’est-à-dire un espace partagé, non appropriable individuellement, et entretenu par ses usagers.
Ce modèle entre en contradiction directe avec les logiques de l’aménagement urbain porté par la métropole, qui prévoit la création d’un écoquartier à cet endroit. Ce conflit cristallise deux visions de la durabilité : technicisée d’un côté, militante de l’autre.
Cette expérience, bien qu’inventive, repose sur un imaginaire politique fort et sur un équilibre fragile. Même dans un mouvement dissident, les divergences internes émergent face aux décisions sur l’avenir du lieu ou aux menaces d’expulsion. Les habitants du Quartier libre des Lentillères n’ont aucun titre de propriété, leurs installations restent précaires et les tentatives de régularisation, souvent perçues négativement par le collectif, suscitent la crainte d’une perte d’autonomie, d’une marchandisation voire d’une normalisation du lieu.
La tension entre les deux expériences n’oppose pas seulement l’illégal à l’officiel, mais deux épistémologies de la valeur : valeur d’échange (produit, rente, label) contre valeur d’usage (habiter, cultiver, partager). L’un universalise et monumentalise, l’autre contextualise et s’auto-institue.
Avec les « Climats », on valorise le passé, la tradition, mais on parle moins de l’augmentation du foncier agricole, qui ne permet pas toujours les usages alternatifs. Les projets culturels et patrimoniaux, souvent animés d’intentions louables, participent de cette mise à distance des formes de vie qui échappent au cadre.
Comme le rappelle l’historien états-unien David Lowenthal, tout patrimoine est sélection du passé et donc oubli d’autres histoires. En valorisant un patrimoine consensuel, cette sélection laisse souvent dans l’ombre les formes plus conflictuelles.
Le Quartier libre des Lentillères pose aussi une question vive : peut-on faire patrimoine autrement, sans exclure les récits dissidents ? Peut-on intégrer la lutte comme forme légitime de fabrique du territoire ?
Derrière cette opposition se joue l’avenir de nos milieux de vie : le patrimoine doit-il être une ressource pour l’économie de l’enrichissement, ou un levier pour la justice spatiale et l’expérimentation sociale ? Plutôt que de trancher, il s’agit d’ouvrir un débat : non pas entre le bon et le mauvais, mais entre différentes manières de construire du commun. Entre reconnaissance et usage, entre protection et invention, se dessine un champ de tension entre marchandisation et dissidence.
Dans un monde où les ressources s’épuisent, les lieux comme les Lentillères rappellent que la mémoire est aussi une lutte : pour habiter autrement, pour faire mémoire autrement. Le patrimoine, s’il veut être vivant, ne peut ignorer ces conflits. Il doit s’y exposer, les accueillir et, parfois, s’y transformer.
Alain Chenevez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.07.2025 à 16:52
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Dans les villes européennes du début du Moyen Âge, les droits des femmes s’étendent même s’ils sont encore limités. Des cadeaux pour l’Au-delà, des corsages pour les plus pauvres ou des fonds pour la réparation de ponts : les testaments des femmes dans la France médiévale donnent un aperçu surprenant de leur quête d’indépendance.
Dans l’Europe du Moyen Âge, l’image de la femme se résumait souvent en deux mots : pécheresse ou sainte.
En tant qu’historienne du Moyen Âge, je donne cet automne un cours intitulé « Entre Ève et Marie : les femmes au Moyen Âge ». Le but du cours tente d’éclairer sur la façon dont les femmes du Moyen Âge se voyaient elles-mêmes.
Selon le récit biblique, Ève est la cause de l’expulsion des humains du jardin d’Éden, car elle n’a pas su résister à l’envie de croquer dans le fruit défendu par Dieu. Marie, quant à elle, réussit à concevoir le Fils de Dieu sans aucune relation charnelle.
Ces deux modèles sont écrasants. Le patriarcat considère dans les deux cas que les femmes ont forcément besoin de protection, qu’elles sont incapables de se prendre en main ou de se maîtriser, voire qu’elles sont attirées par le mal et doivent par conséquent être dominées et contrôlées. Mais comment savoir ce que pensent les femmes à l’époque médiévale ? Acceptent-elles réellement cette vision d’elles-mêmes ?
Je ne crois pas que l’on puisse totalement comprendre quelqu’un qui a vécu et qui est mort il y a plusieurs centaines d’années. Cependant, nous pouvons tenter de reconstituer partiellement son état d’esprit à partir des éléments dont nous disposons, comme les registres de recensement de population et les testaments.
Les documents datant de l’Europe médiévale à avoir été écrits ou même dictés par des femmes sont peu nombreux à nous être parvenus. Le manuel de Dhuoda et les écrits de Christine de Pisan sont de rares exceptions. Nous avons plus souvent accès à des documents administratifs, comme les registres de recensements ou les testaments. Il s’agit en général de formulaires rédigés dans un jargon juridique ou religieux par des scribes ou des notaires masculins.
Ces testaments et registres de recensement sont l’objet de mes recherches et ils nous ouvrent, même s’ils n’ont pas été rédigés par des femmes, une fenêtre sur la vie et l’esprit des femmes de l’époque. Ces documents suggèrent que les femmes du Moyen Âge disposaient bien au minimum d’une certaine forme de pouvoir pour décider de leur vie – et de leur mort.
En 1371, la ville d’Avignon (Vaucluse) organise un recensement de sa population. Le registre liste les noms de plus de 3 820 chefs de foyer. Parmi eux, 563 sont des femmes – des femmes responsables de leur propre foyer et qui n’hésitent pas à l’affirmer publiquement.
Ces femmes ne sont pas d’un statut social élevé, et l’histoire ne s’en souvient guère ; elles n’ont laissé de traces que dans ces registres administratifs. Célibataires ou mariées, un cinquième d’entre elles déclarent avoir une profession : de l’ouvrière non qualifiée à la servante, en passant par l’aubergiste, la libraire ou la tailleuse de pierre.
Près de 50 % de ces femmes déclarent un lieu d’origine. La majorité d’entre elles vient de la région d’Avignon et d’autres régions du sud de la France, mais environ 30 % viennent de ce qui est aujourd’hui le nord de la France, du sud-ouest de l’Allemagne et de l’Italie. Ainsi, l’immigration joue déjà un rôle substantiel à l’époque.
La majorité des femmes venues de régions lointaines arrivent seules, ce qui tend à montrer que les femmes du Moyen Âge n’étaient pas nécessairement « coincées à la maison » sous la coupe d’un père, frère, cousin, oncle ou mari. Même si certaines finissent par se retrouver dans cette situation, il leur en a fallu du cran pour décider de partir.
Dans des villes comme Avignon, où la proportion d’immigrants est élevée, les lignées de familles tendent à disparaître. Comme le suggère l’historien Jacques Chiffoleau, la plupart des Avignonnais de la fin du Moyen Âge sont des « orphelins », sans réseau familial étendu dans leur nouvel environnement – ce qui se reflète dans leur façon de vivre.
Depuis le XIIe siècle, les femmes du sud de la France sont considérées comme sui iuris – c’est-à-dire autonomes, capables de gérer leurs affaires juridiques –, si elles ne sont pas sous la tutelle d’un père ou d’un mari. Elles peuvent disposer de leurs biens comme elles l’entendent et les transmettre à leur gré, aussi bien de leur vivant qu’après leur mort. Les dots des filles mariées les empêchent souvent d’hériter des biens parentaux, car en principe la dot remplace l’héritage. Mais en l’absence d’héritier de sexe masculin, elles aussi peuvent hériter.
À la fin du Moyen Âge, les droits juridiques des femmes s’élargissent, car l’anonymat de la ville et l’immigration transforment les relations sociales. Elles peuvent devenir tutrices légales de leurs enfants. Mieux encore, à en juger par les testaments féminins, les veuves et les filles aînées prennent parfois seules des décisions juridiques, sans le tuteur masculin « requis ».
De plus, les femmes mariées peuvent aussi prendre des décisions juridiquement contraignantes tant que leurs maris sont présents avec elles devant un notaire. Bien que les maris soient techniquement considérés comme les « tuteurs » de leurs épouses, ils peuvent les déclarer juridiquement affranchies de la tutelle. Les épouses peuvent alors nommer leurs témoins testamentaires, désigner un héritier universel et établir des dons et legs à des particuliers ou à l’Église, dans l’espoir de sauver leur âme.
Les archives européennes débordent littéralement de documents juridiques encore à découvrir, conservés dans des boîtes poussiéreuses. Ce qui manque, c’est une nouvelle génération d’historiens capables de les analyser et de paléographes capables de lire les écritures manuscrites. Pour y remédier, des journées d’études internationales ont eu lieu en jui 2025 à Paris-Évry, consacrées à la transmission patrimoniale en France et en Italie, à travers des testaments datant de la fin du Moyen Âge à l’époque moderne. Richissimes ou issus de classes populaires, hommes et femmes, religieux et laïcs, tout le monde ou presque fait un testament.
En Avignon, des hommes et des femmes de toutes conditions font appel aux services de notaires pour établir des actes contractuels : fiançailles, mariages, ventes de biens, transactions commerciales ou donations. Dans cette masse de documents, les testaments donnent une perspective rafraîchissante sur l’autonomie et les émotions des femmes médiévales à l’approche de la fin de leur vie.
Dans la soixantaine de testaments féminins conservés à Avignon, les femmes indiquent où et avec qui elles souhaitent être enterrées, choisissant souvent leurs enfants ou leurs parents plutôt que leur mari. Elles désignent les œuvres de charité, ordres religieux, hôpitaux pour les pauvres, paroisses et couvents qui bénéficieront de leur générosité – y compris des legs destinés à la réparation du célèbre pont d’Avignon.
Ces femmes ont peut-être exprimé leurs dernières volontés allongées dans leur lit, au seuil de la mort, guidées dans leurs décisions par le notaire. Pourtant, au vu de ce qu’elles dictent – que ce soit des dons pour les dots de jeunes filles pauvres, leurs proches et amis, ou pour que leur nom soit prononcé lors de messes catholiques pour les morts –, je soutiens que ce sont bien leurs propres voix que nous entendons.
En 1354, Gassende Raynaud d’Aix demande à être enterrée auprès de sa sœur Almuseta. Elle lègue une maison à son amie Aysseline, tandis que Douce Raynaud – peut-être une autre sœur – reçoit six assiettes, six pichets, deux plats, une cruche en étain, un chaudron, son meilleur pot de cuisson, une cape de fourrure doublée de mousseline, une grande couverture, deux grands draps, son plus beau corsage, un petit coffret, ainsi que tous les fils à repriser et le chanvre qu’elle possède. Gassende Raynaud d’Aix lègue également un coffret, un chauffe-main en cuivre, le meilleur trépied de la maison et quatre draps neufs à son amie Alasacia Boete.
La générosité de Gassende ne s’arrête pas là. Jacobeta, fille d’Alasacia, reçoit un chapelet d’ambre ; Georgiana, la belle-fille d’Alasacia, un corsage ; et Marita, la petite-fille d’Alasacia, une tunique. On constate ici que les liens d’amitié remplacent les liens de famille. Ainsi, la lignée de Gassande se confond avec celle de son amie. À son autre amie Alasacia Guillaume, Gassende lègue, en plus d’une couverture brodée, un cadeau peu commun : un autel portatif pour la prière. À Dulcie Marine, une autre amie encore, elle donne un livre de chœur appelé antiphonaire et sa plus belle cape ou fourrure. On voit que Gassende donne surtout à d’autres femmes, ses amies, devenues comme sa famille.
Dans un autre testament avignonnais rédigé en 1317, Barthélemie Tortose fait des dons à plusieurs frères dominicains, dont son propre frère. On peut imaginer le contentement que peut ressentir une femme à soutenir financièrement un religieux. Elle laisse des fonds au supérieur de son frère, le prieur de l’ordre (peut-être pour s’assurer que celui-ci soit bien disposé à l’égard de son frère). Elle donne à des œuvres de charité et pour la réparation de deux ponts sur le Rhône tumultueux, et elle offre aussi une somme substantielle pour nourrir et habiller toutes les religieuses de tous les couvents de la ville.
Elle soutient les femmes de sa famille, léguant notamment un revenu locatif à sa nièce, une religieuse bénédictine. Elle demande ensuite que ses vêtements soient transformés en habits pour les religieuses et en tuniques liturgiques.
On voit bien ici à quel point ces legs sont éminemment personnels : ces femmes se disent que ce qu’elles ont touché, ce qui a été en contact avec leur peau, pourra toucher d’autres personnes. Ce sont des dons charnels, tactiles. Elles espèrent que leurs possessions pourront transmettre un peu de leur mémoire, de leur existence, de leur identité. Et je dirais même, un peu de leur odeur.
De plus, les femmes médiévales peuvent aussi être sacrément radicales, sans être Jeanne d’Arc pour autant.
Au moins dix femmes dont j’ai lu les testaments demandent à être enterrées dans des habits de moines, dont Guimona Rubastenqui. Veuve d’un marchand de poisson d’Avignon – un métier souvent lucratif – elle demande au frère carme Johannes Aymerici de lui donner un de ses vieux habits pour être enterrée avec. Elle paye pour cela le prix relativement élevé de six florins.
Alors, que retenir de tout cela ?
Il est impossible de reconstituer entièrement la façon dont les gens vivaient, aimaient et mouraient il y a des siècles. J’ai passé ma vie d’adulte à penser « médiéval », tout en sachant que je n’y parviendrai jamais vraiment. Mais nous avons des indices – et ce que j’appelle une intuition éclairée.
Selon nos critères modernes, ces femmes font face à de réelles limites en matière de pouvoir et d’indépendance, autrement dit, elles se heurtent à des murs. Pourtant, je soutiens qu’elles se libèrent à leur mort : leurs testaments leur offrent une rare occasion de prendre des décisions juridiques personnelles et de survivre dans des archives écrites.
Les femmes du Moyen Âge ont eu le pouvoir d’agir. Pas toutes et pas tout le temps. Mais cet échantillon même réduit montre qu’elles récompensaient et aidaient selon leurs choix.
Quant à leur souhait d’être enterrées dans des vêtements d’hommes, je n’ai aucun moyen de vérifier et de savoir s’il a été respecté. Mais de mon point de vue, il y a quelque chose de profondément satisfaisant de savoir qu’au moins, elles ont essayé.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.07.2025 à 16:58
Millie Horton-Insch, Postdoctoral Research Fellow, History of Art Department, Trinity College Dublin
L’obsession des nazis pour l’art européen n’était pas un simple goût esthétique : elle constituait une pièce maîtresse du régime génocidaire d’Hitler et de son aspiration à la domination mondiale. La découverte d’un fragment de la tapisserie de Bayeux dans des archives allemandes en est une preuve supplémentaire.
Ce mois-ci, l’annonce de l’exposition au British Museum, en 2026, de la tapisserie de Bayeux – l’épopée brodée du XIe siècle représentant la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066 – a suscité un grand enthousiasme. Mais la tapisserie avait déjà fait parler d’elle plus tôt cette année, dans une relative indifférence.
En mars, on apprenait qu’un fragment de la tapisserie de Bayeux avait été découvert en Allemagne, dans les archives de l’État du Schleswig-Holstein. Pour comprendre comment ce fragment a pu s’y retrouver, il faut se pencher sur un épisode aussi troublant que méconnu de l’histoire de la tapisserie : l’opération spéciale Bayeux (Sonderauftrag Bayeux), un projet mené par l’Ahnenerbe, l’institut de recherche historique rattaché aux SS.
On a souvent noté que l’art occupait une place démesurée dans les préoccupations des nazis. Leur manipulation de la culture visuelle et matérielle doit être comprise comme une composante essentielle du régime génocidaire d’Hitler et de son ambition de domination mondiale.
L’Ahnenerbe, placé sous l’autorité suprême de Heinrich Himmler, avait pour mission d’élaborer et de diffuser des récits historiques soutenant la mythologie centrale du régime nazi : la « supériorité de la race aryenne ». Dans ce but, il supervisait des recherches prétendant s’appuyer sur des méthodes scientifiques irréfutables.
Mais il est établi de longue date que ces projets manipulaient délibérément les sources historiques afin de construire des récits fabriqués, servant à justifier des idéologies racistes. Pour ce faire, de nombreuses expéditions scientifiques furent organisées. Des chercheurs sillonnèrent le monde à la recherche d’objets pouvant faire office de monuments aux mythologies « aryennes ». L’opération spéciale Bayeux s’inscrivait dans cette logique.
L’intérêt des nazis pour la tapisserie de Bayeux peut surprendre les Britanniques, pour qui elle symbolise un moment fondateur de l’histoire nationale. Pourtant, de la même manière que des responsables politiques britanniques contemporains n’ont pas hésité à s’en emparer pour servir leurs agendas, l’Ahnenerbe s’en saisit.
Le projet Sonderauftrag Bayeux visait à produire une étude en plusieurs volumes qui présenterait la tapisserie comme intrinsèquement scandinave. L’objectif était de la brandir comme une preuve de supériorité des Normands du haut Moyen Âge, que l’Ahnenerbe revendiquait comme les ancêtres des « Aryens » allemands modernes, descendants des vikings d’Europe du Nord.
Dès juin 1941, le projet est lancé sérieusement. Parmi les membres envoyés en Normandie pour étudier la tapisserie sur place figurait Karl Schlabow, expert textile et directeur de l’Institut du costume germanique à Neumünster, en Allemagne. Il passa deux semaines à Bayeux et, à la fin de son séjour, il emporta en Allemagne un fragment du tissu de doublure de la tapisserie.
Bien que des premières sources ont suggéré que Schlabow aurait prélevé ce fragment plus tard, lorsque la tapisserie fut transférée par les nazis à Paris, il est plus probable qu’il l’ait fait en juin 1941, alors qu’il se trouvait encore à Bayeux avec les autres membres du projet.
Dans un croquis réalisé pendant cette visite par Herbert Jeschke – artiste chargé de produire une reproduction peinte de la tapisserie –, on voit Jeschke, Schlabow et le directeur du projet, Herbert Jankuhn, penchés sur la tapisserie. Le dessin est accompagné du titre enthousiaste « Die Tappiserie ! », comme un cri de joie devant le privilège d’étudier de si près ce chef-d’œuvre médiéval.
Pour intégrer l’Ahnenerbe, Schlabow, comme les autres membres du projet, fut enrôlé dans les SS. Il portait le grade de SS-Unterscharführer, équivalent approximatif de sergent dans l’armée française. Après la guerre, beaucoup de membres de l’Ahnenerbe nièrent toute adhésion aux idées nazies.
Mais des documents saisis par les services de renseignement américains à la fin du conflit montrent qu’on pouvait être refusé à l’Ahnenerbe, par exemple, si l’on avait eu des amis juifs ou exprimé des idées communistes. Il fallait donc, au minimum, afficher son adhésion aux principes du nazisme pour être accepté dans ses rangs.
Il reste difficile de savoir exactement ce que les membres de l’Ahnenerbe espéraient découvrir ou prouver à travers cette étude de la tapisserie. Il semble que le simple fait d’organiser une étude illustrée et d’envoyer des chercheurs examiner l’objet original suffisait à s’en approprier symboliquement la valeur historique, comme un monument de l’héritage aryen. L’influence supposée des styles scandinaves dans les motifs de la tapisserie devait être au cœur de leurs conclusions – mais le projet ne fut jamais achevé en raison de la défaite allemande.
Comme beaucoup de membres de l’Ahnenerbe, Schlabow reprit ses recherches après la guerre, cette fois au musée d’État du Schleswig-Holstein, au château de Gottorf.
La redécouverte, même d’un infime fragment, d’un tel objet médiéval reste un événement exceptionnel. Mais il est essentiel de replacer cette trouvaille dans le contexte de son prélèvement. Il n’est pas surprenant que Schlabow se soit senti légitime à voler ce morceau de tapisserie : le régime auquel il appartenait considérait cet objet comme faisant partie de son héritage, un droit de naissance d’« Aryen allemand ».
Cette découverte nous rappelle opportunément que le passé est plus proche qu’on ne le pense, et qu’il reste encore beaucoup à faire pour éclairer les zones d’ombre laissées par les pratiques idéologiques du passé. Le fragment retrouvé est actuellement exposé au Schleswig-Holstein, mais il rejoindra le Musée de la Tapisserie de Bayeux en Normandie lors de sa réouverture en 2027, où les deux parties seront réunies pour la première fois depuis 1941.
Millie Horton-Insch a reçu des financements de la Leverhulme Trust.
22.07.2025 à 15:03
Adel Ben Youssef, A. Professor, Université Côte d’Azur
Adelina Zeqiri, Doctorante en Sciences de Gestion, Université Côte d’Azur
Parcourir le monde sans quitter son salon : c’est désormais possible grâce au tourisme virtuel. Mais ces expériences numériques sont-elles une incitation au voyage réel ou pourraient-elles s’y substituer durablement, notamment face aux contraintes écologiques ?
Il y a trente ans tout pile, Nintendo sortait l’ancêtre du casque de réalité virtuelle (VR), le Virtual Boy. Si à l’époque, l’équipement a fait un flop, trois décennies plus tard ces casques redessinent les contours de pans entiers de l’économie… comme le tourisme.
Le tourisme virtuel désigne l’ensemble des expériences touristiques réalisées à distance, via des médias numériques. La littérature économique et en gestion propose de définir le tourisme virtuel comme « l’ensemble des activités des personnes qui, pour apprendre ou se divertir, s’immergent dans une réalité virtuelle (VR) afin d’avoir l’illusion de changer de lieu ». Ce tourisme dématérialisé s’oppose au tourisme in situ, c’est-à-dire le voyage physique sur place, avec son lot de déplacements, de rencontres et de sensations réelles.
En 2020-2021, confinements et restrictions ont empêché des millions de personnes de voyager. Faute de pouvoir se déplacer, beaucoup ont découvert les visites virtuelles pour satisfaire leur envie d’évasion. La demande pour ces expériences a explosé. Le musée du Louvre a enregistré plus de 10 millions de visites virtuelles en deux mois seulement. Aujourd’hui, ces offres numériques continuent d’attirer les utilisateurs, devenant une part intégrante du paysage touristique. Une question demeure : le tourisme virtuel est-il devenu une option sérieuse pour la durabilité du tourisme ?
L’arrivée d’une nouvelle vague de technologies numériques appelées Industrie 4.0 au début des années 2010 a permis l’éclosion d’applications sérieuses en matière de tourisme virtuel. Ces applications permettent, sans quitter son salon, de voyager de manière immersive dans divers endroits du monde réservés jusque là aux touristes « in-situ ». La question s’est alors imposée d’elle-même : dans quelle mesure le tourisme virtuel remplacerait les vacances réelles ?
Pour beaucoup de voyageurs, la réalité virtuelle reste surtout un moyen séduisant de découvrir une destination avant d’y aller physiquement, une sorte d’amuse-bouche numérique. Et cela fonctionne particulièrement auprès des jeunes générations. En 2023, 34 % des personnes âgées de 16 à 24 ans et 35 % des 25‑34 ans utilisaient la réalité virtuelle. À l’inverse, certaines circonstances précises – contraintes écologiques, frein financier ou raisons sécuritaires – poussent une partie des utilisateurs à envisager la réalité virtuelle en substitution au vrai voyage.
Nous sommes encore loin de confondre tourisme virtuel et réel. La réalité virtuelle, même immersive, reste privée des sensations physiques et des rencontres spontanées qui font la richesse d’un vrai voyage. Aucune simulation ne restitue complètement les sensations réelles, telles que les parfums, les goûts ou les rencontres spontanées, éléments essentiels qui font tout le charme d’un vrai séjour touristique.
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Un autre handicap à l’heure actuelle concerne les coûts des équipements. En France, l’Apple Vision Pro est vendu à partir de 3 999 euros. Ces coûts, jugés prohibitifs, ne permettent pas la démocratisation des usages. Cependant, de nouveaux casques associés aux smartphones, générant des expériences immersives de moindre qualité, arrivent massivement sur le marché. Des modèles autonomes comme le Meta Quest 3, à environ 549 euros, ou sa version plus abordable, le Meta Quest 3S, à environ 329 euros, rendent déjà la réalité virtuelle plus accessible au grand public. Leurs prix devraient encore baisser, comme pour toutes les technologies émergentes.
Le vrai gain du tourisme virtuel se situe sur le plan écologique et environnemental. Le tourisme virtuel s’impose de nos jours comme une option durable pour limiter les impacts écologiques du tourisme. Une étude récente montre que le tourisme virtuel contribue à la réalisation de 12 des 17 des Objectifs de développement durable (ODD) et de 42 de leurs 169 cibles (25 %).
Remplacer un vol long-courrier par un voyage en réalité virtuelle représente un gain évident : aucun déplacement physique, c’est une empreinte carbone quasiment nulle par rapport au tourisme traditionnel. Par exemple, selon l’Agence de la transition écologique (Ademe), un seul vol aller-retour Paris-New York génère environ 1,7 tonne de CO₂ par passager, soit l’équivalent des émissions moyennes annuelles d’un Français pour le chauffage de son logement.
Cette dimension a été mise en lumière lors des confinements, entre janvier et avril 2020, la réduction mondiale des émissions de CO2 a atteint environ 1 749 millions de tonnes, soit une baisse de 14,3 % par rapport à 2019. Elle est principalement due au secteur des transports (58 %).
À Venise, l’arrêt soudain du trafic touristique a rendu l’eau exceptionnellement limpide, permettant d’observer à nouveau les poissons dans les canaux.
Le tourisme virtuel apparaît comme une piste pour un tourisme plus durable et une réponse concrète au surtourisme dans des lieux très fréquentés ou fragiles comme le Machu Picchu 5pérou), Pompéi (Italie) ou la tour Eiffel à Paris. L’Unesco a lancé, dès 2021, des visites virtuelles immersives sur le Machu Picchu afin de détourner une partie du public, de soulager les infrastructures locales et de préserver ce site emblématique.
Ces voyages virtuels démocratisent l’accès à des lieux lointains ou difficiles d’accès. Les personnes à mobilité réduite (16 % de la population mondiale, selon l’Organisation mondiale de la santé), les familles à budget modeste ou les seniors qui ne peuvent plus prendre l’avion, peuvent découvrir le monde depuis chez eux. Cette accessibilité accrue, combinée à l’absence de frais de transport et d’hébergement, fait du tourisme virtuel une option bien plus économique pour le voyageur moyen. Cette dimension sociale est encore faiblement explorée.
Des agences de voyage intégraient des visites immersives de leurs séjours, et des compagnies aériennes expérimentaient la réalité virtuelle en vol pour divertir leurs passagers. La compagnie aérienne allemande Lufthansa propose depuis plusieurs années des casques de réalité virtuelle dans ses salons d’aéroport, permettant aux voyageurs d’explorer virtuellement leurs futures destinations avant de monter à bord.
Pour la plupart, le virtuel ne remplace pas le voyage physique, il le complète. Le Club Med, déjà en 2016, proposait des visites immersives de ses villages aux Maldives (océan Indien). Des initiatives économiques sont apparues. Katie Wignall, une guide londonienne, a proposé des visites interactives permettant à des centaines de participants de découvrir depuis chez eux des lieux emblématiques de la capitale britannique, comme Buckingham Palace, ou des quartiers méconnus.
À l’arrivée, faut-il opposer tourisme virtuel et tourisme in situ ? Plutôt que des rivaux, on peut y voir des formes complémentaires, appelées à coexister.
Les expériences numériques offrent un aperçu précieux, une manière d’apprendre, de préparer ou de prolonger un voyage. Elles permettent aussi de voyager autrement, de façon plus respectueuse de l’environnement ou plus accessible à ceux qui ne peuvent pas partir. D’un autre côté, le voyage physique demeure une aspiration profonde pour beaucoup : découvrir de ses propres yeux un paysage lointain, sentir l’atmosphère d’une ville, entrer en contact direct avec une autre culture – ce que le virtuel n’émule pas entièrement.
Les progrès rapides de l’intelligence artificielle (IA) pourraient changer la donne. Des agents intelligents capables de créer des expériences virtuelles sur mesure, immersives et dynamiques, rapprochent peu à peu le virtuel du réel, offrant des sensations inédites. Mais ces avancées posent aussi une question plus profonde : Jusqu’où accepterons-nous de confier notre désir d’évasion à des univers numériques générés par l’IA ?
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.