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08.06.2025 à 13:41

Comment les écrivains du XIXᵉ siècle se sont engagés dans les débats politiques de leur temps

Florent Montaclair, Enseignant Université, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)

Une question préoccupe nombre d’écrivains : comment réunifier le corps social et sortir du cycle révolutionnaire entamé en 1789 qui provoque durant tout le siècle émeutes et chutes de régimes ?
Texte intégral (2498 mots)
Point de littérature sans politique pour les écrivains français du XIXe siècle WikiCommons, CC BY-ND

Dans le sillage de la Révolution de 1789, la France connaît, au cours du XIXe siècle, de nombreuses péripéties politiques. Loin de l’image de l’artiste enfermé dans ses appartements, penché uniquement sur ses textes littéraires, des écrivains et écrivaines de l’époque s’engagent dans les débats politiques de leur temps.


En 1836, avec la parution des premiers romans-feuilletons en France dans les journaux quotidiens, l’écrivain devient une figure non plus seulement des salons, mais aussi de la société : il est reconnu dans la rue, il est invité par les rois, il « influence » l’opinion des lecteurs. Avec des tirages, sous le Second Empire, qui passent, tous titres confondus, de 200 000 exemplaires par jour à 1,5 million, le feuilleton est lu, relu, prêté, discuté par les maîtres, leurs enfants, les domestiques et les concierges, pour reprendre les termes d’un feuilletoniste oublié, Louis Reybaud.

L’écrivain du XIXe siècle appartient majoritairement à la bourgeoisie : il est de formation initiale en médecine (Eugène Sue, Paul Féval), en droit ou comptabilité (Gustave Flaubert, Jules Verne, Guy de Maupassant, Edmond de Goncourt), il est officier ou fils de généraux (Alphonse de Lamartine, Alexandre Dumas, Victor Hugo)… À noter un cas particulier, George Sand qui descend à la fois du maréchal de Saxe par son père et et d’un tenancier de billard par sa mère.

On voit bien l’articulation entre ces professions et les réflexions sociales, politiques ou institutionnelles : par leur métier initial, les écrivains s’intéressent à la défense de la nation (militaires), à la santé de leurs concitoyens (médecins), à l’organisation administrative de l’état (notaires, juristes). Devenus célèbres, certains auteurs briguent même les suffrages de leurs concitoyens : la députation (Dumas, Lamartine, Hugo), les ministères (Tocqueville, Gobineau, Stahl), le Sénat (Hugo), les conseils généraux ou municipaux (Gobineau, Verne, Lamartine).

La grande question politique qui préoccupe alors ces écrivains, tant dans les instances où ils sont élus que dans leurs œuvres, est celle de la réunification du corps social : comment sortir d’un cycle révolutionnaire, né en 1789, qui provoque durant tout le siècle émeutes et chutes de régimes ? Comment en somme bonifier l’héritage révolutionnaire en créant une nation apaisée ?

« Guérir » les maux de la société

Prise de la Bastille en 1789, chute de Charles X en 1830, émeutes de 1832, chute de Louis-Philippe en février 1848, émeutes de juin 1848, Commune en 1871, la violence politique contre les hommes, les biens, les institutions et les symboles est récurrente tout au long du XIXe siècle.

Comment sortir de la violence ? Les écrivains exploreront plusieurs solutions qui leur paraissent pouvoir « guérir » les maux de la société.

À partir de la Commission du Luxembourg (28 février -16 mai 1848) réunie au Sénat par Lamartine, alors chef du gouvernement provisoire de la Deuxième République, pour déterminer quelle sera la politique économique de la République, trois voies se dessinent pour sortir le peuple de la misère et le faire entrer dans une communauté d’intérêts avec la classe moyenne et supérieure.

Le philosophe et député Pierre-Joseph Proudhon défend le développement d’une France de la coopérative, regroupant les travailleurs dans des microentreprises dont ils seraient les ouvriers et les patrons. Notamment défendue par Victor Hugo dans « Les Misérables », cette idée s’effondre à l’Assemblée lorsqu’il s’agit de proposer un financement de ces coopératives par l’État pour acheter en fond de départ le matériel et les machines, par exemple. L’impôt sur le revenu voulu par le député Proudhon est vu par les députés comme contraire aux droits de l’homme et du citoyen : la propriété est considérée sacrée.


À lire aussi : Littérature française : pourquoi les autrices sont-elles encore reléguées au second plan ?


Louis Reybaud et l’Académie des sciences morales et politiques défendent la suppression des frontières, la diminution des taxes, la limitation du nombre des fonctionnaires et la constitution de grandes fortunes, ce qui mécaniquement augmente les salaires. Ces idées sont rejetées, à un moment où l’idée centrale de l’État est de construire une nation et non pas de l’ouvrir sur le monde.

Lamartine met finalement en place, sur les conseils du ministre Louis Blanc, un contrôle de l’économie par l’État avec un droit du travail et la création d’ateliers nationaux qui fournissent des emplois aux ouvriers sans activités. Opposé à cette idée, Hugo déclare à la Chambre : « La monarchie avait les oisifs, la République aura les fainéants » : penser que l’État peut payer des cent mille travailleurs est perçu comme la création d’un assistanat généralisé.

La fermeture de ces ateliers qui n’arrivaient pas à trouver du travail à tous les chômeurs en juin 1848 provoque des émeutes : le peuple parisien pensait que l’idée était bonne et refuse de se disperser. Les combats avec l’armée font 15 000 tués ou blessés dans les rues de Paris.


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Le mépris du peuple

La violence populaire trouve-t-elle son origine dans l’organisation du régime ? Tous les écrivains le pensent, et adhèrent, par une sorte de pensée magique, à une république idéale. Ils soutiennent donc à l’unanimité la révolution de février 1848 qui fait tomber la Monarchie parlementaire de Louis-Philippe, et se réjouissent de l’abdication de Napoléon III en 1870 qui crée la IIIe République.

Mais comment expliquer alors que quelques mois plus tard, en juillet 1848 puis en avril 1871, le peuple en arme se soulève contre la république ? Désemparés, les écrivains, à l’exception de Jules Vallès, passeront de la vision d’un peuple héroïque à un peuple dénaturé : les écrivains rejettent la possibilité de se révolter contre une république. « Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes, à qui elles ressemblent quand elles sont mortes », lâche Alexandre Dumas-fils, « une stupide et cruelle brute ! » ajoute Joris-Karl Huysmans pour qualifier le peuple. Leconte de Lisle écrit à la poète José-Maria de Heredia : « La Commune ? Ce fut la ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs, mauvais poètes, mauvais peintres, journalistes manqués, tenanciers de bas étage ». Et Alphonse Daudet conclut : « Des têtes de pions, collets crasseux, cheveux luisants, les toqués, les éleveurs d’escargots, les sauveurs du peuple, les déclassés, les tristes, les traînards, les incapables ; pourquoi les ouvriers se sont-ils mêlés de politique ? »

Barricade de la Chaussée Ménilmontant, le 18 mars 1871, pendant la Commune de Paris. Collection Musée Carnavalet
Barricade de la Chaussée Ménilmontant, le 18 mars 1871, pendant la Commune de Paris. Collection Musée Carnavalet. Wikicommons

L’idée que le peuple, pauvre et inculte, puisse être le grand décideur de l’avenir de l’État heurte les consciences bourgeoises. Alexandre Dumas écrit d’ailleurs : « Ce qui fait l’avenir de la République, c’est justement ceci, qu’il lui reste beaucoup à faire dans l’avenir. Laissez-la donc d’abord être République bourgeoise ; puis, avec l’aide des années, elle deviendra République démocratique ; puis, avec l’aide des siècles, elle deviendra République sociale. »

Les écrivains qui soutinrent ouvertement les révoltes du peuple sont peu nombreux : le philosophe Pierre-Joseph Proudhon et le romancier Jules Vallès. Reste cependant une forme de bienveillance chez certains comme les Frères Goncourt qui se diront soulagés lorsque les exécutions de communards cessèrent ou Victor Hugo qui sera le premier à demander la grâce des émeutiers.

Le peuple devra encore attendre

Selon Jules Michelet, historien et professeur au Collège de France, le peuple est « barbare » parce qu’il est muet (sans droit de vote) et « enfant » car sans instruction, donc sans pensée claire. Mais la plupart des écrivains rejettent l’obligation à l’État de donner un suffrage universel et une instruction gratuite. « Quant au bon peuple, l’instruction « gratuite et obligatoire » l’achèvera » écrit Flaubert et « L’instruction gratuite et obligatoire n’y fera rien qu’augmenter le nombre des imbéciles. Le plus pressé est d’instruire les riches qui, en somme, sont les plus forts. »

En espérant donc que le peuple s’élève dans la richesse pour participer aux votes censitaires et dans l’éducation pour participer au monde des idées, il faut attendre pour lui donner la possibilité de la parole et des droits.

« Peuple, encore une fois, nous te demandons la patience !… » déclare Proudhon dans son « Manifeste du peuple » ; « La patience est faite d’espérance » écrit Hugo dans « Claude Gueux ») ; « s’enrégimenter tranquillement, se connaître, se réunir en syndicats, lorsque les lois le permettraient ; puis, le matin où l’on se sentirait les coudes, où l’on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques milliers de fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres. Ah ! quel réveil de vérité et de justice ! » programme Zola dans « Germinal » et « Le Comte de Monte-Cristo », comme un clin d’œil à l’époque, se termine par ces mots : « Attendre et espérer ».

The Conversation

Florent Montaclair ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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05.06.2025 à 16:40

De l’atelier au marché de l’art : les ressorts du succès de POUSH, un jeune lieu créatif

Thomas Blonski, Professeur assistant en stratégie et entrepreneuriat, ICN Business School

Pierre Poinsignon, Enseignant-chercheur, Burgundy School of Business

Thomas Paris, Associate professor, HEC Paris, researcher at CNRS, HEC Paris Business School

Pourquoi certains lieux du monde de l’art deviennent-ils des endroits où il faut être à tout prix ? Les dynamiques faisant émerger un tel lieu créatif sont étudiées. La preuve par POUSH.
Texte intégral (1952 mots)

En quelques années, le centre d’art et d’ateliers d’artistes POUSH, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), est devenu un repère incontournable de la scène artistique parisienne. Une étude permet de comprendre les dynamiques qui font émerger un tel lieu créatif.


Dans une ancienne usine d’Aubervilliers, en banlieue parisienne, 270 artistes partagent aujourd’hui leurs journées entre création, discussions informelles et visites de collectionneurs. Ce lieu, baptisé POUSH, s’est imposé en quelques années comme un point de passage obligé pour les professionnels du monde de l’art. On y croise autant de jeunes talents prometteurs que de figures déjà reconnues, dans un décor brut et foisonnant.

Comment expliquer qu’un lieu, inconnu il y a à peine trois ans, soit devenu un incontournable de la scène artistique parisienne ? Pourquoi certaines adresses deviennent-elles des nœuds de créativité et d’attention, là où d’autres projets similaires peinent à exister ? Plus largement, que faut-il pour qu’un lieu devienne un « lieu créatif » ?

Du Bateau-Lavoir à Hollywood : des lieux mythiques de la création

Dans tous les domaines de la création, certains lieux se dotent d’une image de créativité importante, comme s’il s’y passait quelque chose de particulier : des territoires comme Hollywood ou la Silicon Valley aux États-Unis, des villes comme Vienne (Autriche) au début du siècle dernier ou Berlin (Allemagne) au début de ce siècle, des quartiers parisiens comme Montparnasse ou Saint-Germain-des-Prés, voire des espaces plus localisés, comme le Bateau-Lavoir (Paris 18e) ou le Chelsea Hotel (New York). Une question revient dès que l’on s’intéresse à ces derniers, les lieux créatifs : comment adviennent-ils ? Sont-ils créatifs parce qu’ils attirent (des artistes) ? Ou attirent-ils parce qu’ils sont créatifs ? Comment se construit cette réputation selon laquelle, « c’est là que ça se passe » ?

C’est cette question que nous avons souhaité explorer à travers une recherche menée sur le cas POUSH, un des plus grands rassemblements d’ateliers d’artistes en Europe. Pour comprendre comment ce lieu a émergé si rapidement comme un repère de la scène artistique, nous avons mené une trentaine d’entretiens avec des artistes et l’équipe dirigeante, complétés par des visites de terrain et un questionnaire auprès des résidents.


À lire aussi : L’art contemporain, un langage et une méthode pour penser un futur improbable


Une clé de lecture : le « middleground »

Une théorie utile pour appréhender ce problème a été proposée par Patrick Cohendet, David Grandadam et Laurent Simon : la notion de « middleground ». Pour qu’un territoire créatif puisse prendre de l’ampleur, qu’il attire des talents et qu’il gagne en réputation, il doit mobiliser des passerelles entre l’underground des artistes et l’upperground constitué des entreprises et institutions établies. Cette strate, le middleground, permettrait de faciliter les échanges entre les différents acteurs d’un écosystème, et d’établir la réputation d’un lieu qui devient l’endroit où il faut être, car c’est là que ça se passe. Les auteurs de ce courant ont étudié, par exemple, le cas de Montréal (Québec, Canada) pour le jeu vidéo ou encore les dynamiques spatio-temporelles du monde du design à Berlin.

Comment naissent ces lieux du middleground, ces espaces qui deviennent des passerelles entre artistes émergents isolés et institutions ? Par exemple, comment faire pour créer un tel espace où des artistes pionniers pourront être en contact avec des galeristes et des collectionneurs ?

Le cas de POUSH, plus grand rassemblement d’ateliers d’artistes en Europe, est très instructif.

Fondée en 2020 en initiative privée liée à la société Manifesto, l’association POUSH qui occupe des locaux de grande taille désaffectés sur des durées limitées (environ deux ans), pour les réorganiser en des ateliers loués ensuite à des artistes. Après un premier essai à Saint-Denis, POUSH s’est établi dans un immeuble de grande taille au-dessus du périphérique parisien à la porte Pouchet (qui lui a donné son nom), avant de déménager deux ans plus tard dans une ancienne usine à Aubervilliers, où l’association est toujours domiciliée aujourd’hui avant de devoir déménager à nouveau à l’été 2025.

Poush – crédits Axel Dahl, Fourni par l'auteur

En moins de trois ans, ce lieu nouveau s’est fait une place dans l’écosystème artistique parisien. Moins de deux ans après sa fondation, POUSH rassemblait environ 270 artistes, qui travaillaient dans les différents ateliers proposés, et organisait des visites de collectionneurs nationaux et internationaux, en particulier à l’occasion des grands événements du monde de l’art, en particulier les foires : la Fiac puis Art Basel Paris, en octobre, et Art Paris, en avril.

Cette évolution n’est pas commune : d’autres structures similaires existent, y compris dans le même département, mais ni un aussi grand nombre de résidents ni la haute fréquence des visites professionnelles n’y sont observables.


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Une alchimie fragile mais puissante

Notre recherche a cherché à saisir les manifestations et les causes de ce succès, par une étude compréhensive fondée sur des entretiens avec une trentaine d’artistes résidents et avec l’équipe de direction du lieu, mais également par la visite des ateliers et des expositions au cours de plusieurs journées. Un questionnaire a également été administré aux résidents.

Premier constat, la grande diversité des profils des artistes. Ils ne forment pas une « école » et proviennent d’horizons différents, même si une tendance se dégage autour d’un groupe de jeunes artistes français comptant entre deux et sept ans d’expérience, c’est-à-dire ni novices, ni installés. Ils cherchent en POUSH d’abord et avant tout un lieu pour travailler dans de bonnes conditions. D’autres raisons suivent, mais ne viennent que s’ajouter à ce premier besoin : la proximité avec d’autres artistes qui deviennent des collègues de travail, comme dans une entreprise, mais aussi la possibilité de renforcer sa carrière grâce à l’orientation professionnelle du lieu et des visites de professionnels du monde de l’art.

Visite de POUSH, Nano Ville, 2023.

Pour autant, POUSH ne propose contractuellement que de la location d’espaces : les autres éléments (visites professionnelles, expositions, etc.) ne viennent que de façon informelle au fur et à mesure que des occasions se présentent. Cette méthode d’adaptation permanente aux opportunités qui apparaissent avec le temps est revendiquée par le management du lieu qui préfère éviter la lourdeur des procédures ; cela peut créer cependant un sentiment de frustration, car il est difficile de satisfaire l’intégralité des 270 résidents.

Masse critique et effet collatéral

De manière concrète, les collaborations restent assez limitées, loin de l’idée spontanée de l’effervescence créative. C’est, au contraire, la combinaison de la masse critique du nombre d’artistes et de la diversité (qui agit comme un accélérateur de carrières) qui multiplie les interactions entre les différents acteurs de l’écosystème, artistes présents et visiteurs représentant le monde professionnel (l’upperground) : curateurs, collectionneurs, galeristes… La présence au sein de POUSH de quelques artistes reconnus irradie l’ensemble des artistes du lieu créatif par effet collatéral, ou effet d’éclairage, créant une sorte de label du lieu.

La conjonction de ces deux facteurs, masse critique et effet collatéral, permet d’augmenter la valeur conventionnelle du lieu créatif, créant le fameux cercle vertueux qui était notre point de départ. Plus le lieu est connu, plus les acteurs sont nombreux à y venir et, plus ils sont nombreux, plus le lieu est connu.

Si cette recherche traite de l’émergence de ces lieux créatifs, elle n’aborde pas en revanche la question de leur futur, et en particulier de leur maintien dans la position intermédiaire du middleground. Est-il possible de conserver ce fragile équilibre entre un underground anonyme et un upperground institutionnalisé, ou mainstream ? C’est cette question qu’il conviendra d’explorer dans de futures recherches.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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04.06.2025 à 16:35

Restaurants : des bouillons Duval au Bouillon Pigalle, histoire d’un modèle populaire

Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheuse, Grenoble École de Management (GEM)

Depuis quelques années, le bouillon a fait son grand retour en France. Mais quelle est son histoire ? Pourquoi ce type de restaurant connaît-il un tel engouement ?
Texte intégral (1843 mots)

Peut-être avez-vous vu un « bouillon » s’ouvrir récemment dans votre ville. Nés au XIXe siècle pour nourrir la classe ouvrière parisienne, ces restaurants bon marché étaient quasiment tombés en désuétude. Ils reviennent désormais en force. Pourquoi cet engouement ? Qu’est-ce qui fait la spécificité d’un bouillon et quelle est l’histoire de ces établissements ?


Offrir des repas nutritifs à faible coût aux nombreux travailleurs de Paris : telle est, au XIXe siècle, l’idée avant-gardiste de la Compagnie hollandaise. En 1828, elle ouvre un ensemble de petits restaurants proposant des bouillons de bœuf bouilli, dans différents points de la capitale à une population ouvrière, alors grandissante. Le concept du bouillon vient de naître et, avec lui, une forme précoce de standardisation de repas à bas coûts. Mais, en 1854, l’entreprise disparaît. C’est à ce moment-là qu’émerge celui que les annales retiendront comme le père des bouillons : Baptiste-Adolphe Duval.

Dans les années 1850, Baptiste-Adolphe Duval possède une boucherie située rue Coquillère à Paris (1er). Comme sa clientèle n’achète que les « beaux morceaux », Duval cherche un moyen d’utiliser la « basse viande » non vendue. Il pense alors à préparer un bouillon réalisé avec les bas morceaux de bœuf ainsi que du bœuf bouilli, de grande qualité. C’est ainsi qu’il ouvre, en 1854, un établissement, rue de la Monnaie, dans le 1er arrondissement de Paris. Il y propose des plats chauds, réconfortants et bon marché aux bourses les plus modestes, notamment les nombreux travailleurs des Halles, le « ventre de Paris ». Avec les travaux d’embellissement et de modernisation de la ville par le baron Haussmann, des milliers d’ouvriers sont venus de toute la France œuvrer à la capitale : ce sont autant de bouches à nourrir. Le succès est immédiat.

L’ancêtre de la restauration rapide

Duval ouvre alors d’autres points de vente dans la capitale, parmi lesquels, en 1855, un fastueux établissement à l’architecture de fer et de fonte aménagé dans un immense hall de 800 m2 au 6, rue de Montesquieu (1er), non loin du Louvre. Cet édifice, qui peut accueillir jusqu’à 500 personnes, assure un service en continu effectué par des serveuses reconnaissables à leur robe noire, leur tablier blanc et leur bonnet de tulle. Ces dernières appelées aussi les « petites bonnes » symboliseront les bouillons Duval, et seront aussi bien dessinées par des artistes comme Auguste Renoir qu’évoquées par des écrivains comme Joris-Karl Huysmans. Une nouvelle clientèle, attirée par le bon rapport qualité-prix, la flexibilité des horaires et les prix fixes, apparaît. Elle est constituée des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Le choix des mets se développe au fil du temps : on peut ainsi commander du pot-au-feu, du bœuf bourguignon, du veau rôti, mais aussi des huîtres, de la volaille ou du poisson.

Ces endroits – qui prennent le nom de « bouillons » – sont des lieux très propres, des symboles de la modernité. Ils vont rapidement devenir un concept de restaurant à part entière avec une cuisine simple, faite de produits de qualité. Ils sont considérés comme faisant partie des précurseurs de la restauration rapide.

Un nouveau modèle économique

La réussite économique des bouillons Duval est principalement due à son modèle de gestion des stocks. Ils fonctionnent comme une chaîne de restauration et appliquent des économies d’échelle grâce à leurs propres méthodes d’approvisionnement, leur production de pain, leurs boucheries, etc. En 1867, Duval crée la « Compagnie anonyme des établissements Duval » avec 9 succursales. En 1878, il y en aura 16, puis des dizaines dans la capitale à la fin du XIXe siècle.

Le succès des bouillons Duval fait des émules. Mais si la capitale en dénombre environ 400 en 1900, ils englobent en réalité une variété d’établissements hétéroclites aux fonctionnements différents, allant de la simple marchande ambulante aux bouillons s’inscrivant dans la lignée de Duval – comme les établissements Boulant ou Chartier.

Ce dernier, encore en activité aujourd’hui, a ouvert ses portes en 1896 sur les Grands Boulevards. Son immense salle aux boiseries sculptées et ses magnifiques lustres, de style art nouveau, sont classés monuments historiques. Il n’a jamais fermé ses portes ni changé de nom et, contrairement à tous les autres, a traversé le temps et les modes sans aucune interruption, même si son taux de fréquentation a pu connaître des fluctuations.

Concept de restaurant populaire, le bouillon s’est ainsi transformé en une institution incontournable du paysage parisien. Son succès a ensuite perduré jusqu’à l’entre-deux-guerres avant de tomber en désuétude. En effet, dans la France des Trente Glorieuses (1945-1975), le bouillon semble dépassé, ringard, et les clients lui préfèrent par exemple les brasseries qu’ils trouvent plus « haut de gamme » et modernes. On assiste aussi au développement des fast-foods (à partir des années 1960, ndlr).


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Depuis 2017, un grand retour des bouillons

Cependant, la flamme du bouillon et de l’imaginaire qui l’accompagne ne s’est jamais complètement éteinte et c’est ainsi qu’en novembre 2017, les frères Moussié, des restaurateurs, ouvrent à Paris le Bouillon Pigalle (Paris 18e).

Leur souhait est de reprendre les codes initiaux des bouillons, c’est-à-dire des plats réconfortants (par exemple, le bœuf bourguignon, le petit salé aux lentilles ou la purée saucisse) et les desserts gourmands (comme les profiteroles arrosées de chocolat chaud), servis à prix modiques, dans un décor rétro, sur de grandes tablées à l’allure de cantine, le tout dans un esprit « bonne franquette » avec un service en continu et sans réservation.

Qu’est-ce qu’un bouillon ? « Les bouillons, la table du tout-Paris », Arte, 2025.

Le succès est au rendez-vous et, petit à petit, d’autres établissements (ré)ouvrent comme le Bouillon Julien en 2018 dans un décor restauré, ou le Bouillon République en 2021 dans le cadre préexistant de la brasserie alsacienne Chez Jenny. Ces restaurants bon marché attirent beaucoup de clients, français ou étrangers, ravis de manger bon pour pas (trop) cher en période d’inflation. En effet, nombre d’entre eux permettent de se sustenter pour moins de 20 euros avec une entrée, un plat et un dessert. Leur renaissance repose aussi sur des valeurs de simplicité et d’authenticité.

D’autre part, de nombreux bouillons insistent sur le « fait maison », et travaillent fréquemment avec des producteurs locaux et en circuit court.

Des bouillons en région

Ces lieux incarnant la convivialité et l’esprit traditionnel français se sont également multipliés hors de la capitale. Et si leurs chefs continuent de proposer des classiques réconfortants de la gastronomie française, certains le font à la sauce régionale, par exemple, le « maroilles rôti » au Petit Bouillon Alcide à Lille ou le « diot, polenta crémeuse » à La Cantine Bouillon de Seynod, en Haute-Savoie.

À Lille, un bouillon sauce locale.

Depuis deux ou trois ans, des chefs étoilés ouvrent aussi leur bouillon. C’est le cas du chef grenoblois doublement étoilé Christophe Aribert avec le Bouillon A, ouvert en mai 2022. Il y met en avant des produits bio, locaux et de saison. Thierry Marx, deux étoiles, a pour sa part ouvert en 2024 à Saint-Ouen le Bouillon du Coq, dans lequel il propose des harengs-pomme à l’huile ou son célèbre coq au vin. Pour lui, c’est aussi une façon de remettre au goût du jour des plats étiquetés « ringards » à des prix très abordables.

Depuis début 2023, on estime qu’un bouillon se crée chaque mois en France. Ce sont principalement les prix bas qui attirent la clientèle.

Le maintien d’un tarif accessible est, lui, le premier combat de nombre de propriétaires de bouillons. Leur secret ? Une forte préparation en amont (en particulier les plats froids comme les œufs mayonnaise ou les poireaux vinaigrette), un nombre de gestes réduits par assiette (pas trop de techniques, pas de dressage compliqué), des recettes simples, une carte qui change peu, mais aussi des économies sur le volume d’achat et des tables qui tournent très rapidement.

L’autre assurance du bouillon est de trouver des plats classiques servis en un temps record dans un cadre agréable et convivial.

The Conversation

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04.06.2025 à 13:58

Petite histoire de la boîte de nuit, des sous-sols du Royaume-Uni aux plages d’Ibiza

Katie Milestone, Senior Lecturer, Music and Culture, Manchester Metropolitan University

Simon Morrison, Senior Lecturer and Programme Leader for Music Journalism, University of Chester

D’endroits exigus, très chauds, faiblement éclairés, bondés, remplis de fumée et de sueur, aux gigantesques clubs en plein air : une histoire de la boîte de nuit.
Texte intégral (1693 mots)
Cream session à l’Amnesia, l’un des clubs légendaires d’Ibiza, ouvert en 1976.

Des sous-sols de la banlieue de Manchester aux plages enflammées d’Ibiza, la boîte de nuit n’a jamais cessé de se réinventer. Avant d’être le lieu de fête par excellence, le club était surtout un refuge pour adolescents, car isolé du monde des adultes. Depuis, la culture du club s’est largement développée et les boîtes de nuit sont devenues de véritables espaces de liberté : une évolution autant sociale qu’artistique.


Quand le rock est arrivé au Royaume-Uni au milieu des années 1950, il y avait très peu d’endroits destinés aux jeunes pour danser sur ce tout nouveau genre musical. Mais, au début des années 1960, des lieux spécialement adaptés pour cela ont commencé à voir le jour dans les villes. Contrairement aux salles de bal, parfois grandioses et opulentes, qui avaient été les lieux de prédilection de la génération précédente, les nouvelles discothèques des années 1960, destinées aux adolescents, étaient le plus souvent situées dans des espaces totalement différents, en matière d’architecture et d’ambiance.

Plusieurs de ces nouvelles discothèques pour jeunes se trouvaient dans les sous-sols de bâtiments plutôt délabrés. Dépourvues des licences requises pour ouvrir un débit de boissons, elles s’adressaient à des jeunes n’ayant pas atteint l’âge légal pour consommer de l’alcool.

La nouveauté de ces espaces se reflétait dans l’incertitude quant à la manière de les décrire : ils étaient parfois qualifiés de « coffee dance clubs », parfois de « continental style ». Pour l'essentiel, ils diffusaient de la musique enregistrée, souvent très énergique, ce qui avait un effet direct sur les danseurs, et qui allait permettre aux adolescents britanniques, dont beaucoup s’identifiaient aux mods (la sous-culture des jeunes stylés qui a fleuri entre le début et le milieu des années 1960), de découvrir des artistes afro-américains de R&B.

Dans notre nouveau livre, Transatlantic Drift : The Ebb and Flow of Dance Music, nous évoquons ces clubs pionniers et les musiciens, interprètes et DJ novateurs, qui ont incité les gens à se réunir et à danser.

Dans les sous-sols

Le fait qu’ils soient installés dans des sous-sols renforce l’attrait exercé par les clubs. Les participants se sentaient appartenir à un mouvement clandestin et étaient littéralement cachés du monde des adultes. Pendant quelques années, entre 1963 et 1966, l’hédonisme souterrain a existé sous la surface – et la scène des clubs mods a prospéré. L’architecture de ces espaces offrait aux jeunes danseurs des environnements uniques qui leur permettaient de vivre des expériences particulièrement viscérales.

Il s’agissait d’espaces où régnait souvent une chaleur étouffante, peu éclairés, bondés, remplis de fumée et de sueur, où la musique ricochait sur les surfaces et se répercutait directement sur les corps des danseurs. L’emplacement souterrain est parfois souligné dans le choix des noms de ces clubs : Cavern, Dug Out, Dungeon, Catacombs, Heaven and Hell.

Le Sinking Ship Club de Stockport (sud de Manchester, Angleterre) était situé dans une grotte creusée dans des rochers de grès rouge. La condensation qui retombait sur les danseurs était imprégnée des dépôts minéraux rouges, leur laissant un souvenir sensoriel particulièrement vibrant d’une session de danse ayant duré toute la nuit.

À la fin de l’ère des clubs modernes, en 1966, les stars américaines du R&B Etta James et Sugar Pie DeSanto ont enregistré le titre « In the Basement (Part 1) ». Bien que la chanson fasse référence à une fête dans une maison plutôt qu’à une boîte de nuit, elle reflète l’esprit du milieu des années 1960, l’ère de la danse moderne, et les endroits où elle s’est épanouie. DeSanto, en particulier, était extrêmement populaire auprès des mods.

Outre la tendance à nommer les clubs en référence à leur emplacement souterrain, une autre tendance consistait à les nommer en référence à des lieux situés en dehors du Royaume-Uni, afin de donner un sentiment d’évasion et de glamour.

Il s’agissait souvent de mots d’origine latine comme La Discothèque, La Bodega, ou encore El Partido. Cette référence à l’Europe correspondait à la passion des mods pour le style européen continental. On peut également y voir un signe avant-coureur de ce qui allait se passer au fur et à mesure que ces lieux se transformaient.

Et la lumière fut

La fin du XXe siècle a enfin mis en lumière la culture des clubs. Une glorieuse rencontre entre divers effets spéciaux (musicaux, météorologiques et pharmaceutiques) s’est combinée pour former, pourrait-on dire, la dernière grande « sous-culture spectaculaire ». Dans les années 1980, des rythmes électroniques bruts partis de villes américaines comme Chicago et Detroit ont traversé l’Atlantique, d’abord au compte-gouttes, puis par vagues, et ont investi les clubs européens.

À Ibiza, par exemple, Alfredo Fiorito (qui avait fui les restrictions imposées par la junte dans son Argentine natale) jouait de la house de Chicago et de la techno de Detroit, en plus de son habituelle pop européenne et de l’electronica. Sa toile était la piste de danse de la boîte de nuit Amnesia, où il faisait le DJ tout au long de la nuit et jusqu’au matin. Ce n’est pas tant que son DJ mix ait fait exploser le toit de l’endroit, mais plutôt que l’Amnesia n’avait pas de toit à l’origine.

« Space Ibiza Late 90’s. DJ Alfredo », Space Ibiza (2015).

Au soleil, la vitamine D s’est mélangée a réagi au flux moins naturel de la drogue E dans le corps. La MDMA (ou ecstasy), abrégée en E, présentait une autre combinaison intrigante – cette fois, celle de l’ingéniérie allemande et de l’appropriation américaine. Pour les consommateurs, elle est devenue le parfait filtre pharmaceutique permettant d’apprécier la musique house.

Les Britanniques en vacances à Ibiza en 1987 ont eu une sorte de révélation et ont ramené la culture de la drogue au Royaume-Uni. De retour au pays, les fêtes se sont multipliées, avec notamment des raves illégales dans les fermes et les champs autour de l’autoroute M25 (la plus fréquentée du Royaume-Uni, la « M25 London orbital road » est l’autoroute circulaire de la métropole du Grand Londres, ndlr).

Des événements comme Sunrise, Energy et Biology évitèrent complètement les boîtes de nuit, préférant s’installer en plein air. Les ravers ont découvert que faire la fête au soleil les ramenait à quelque chose de primitif et de païen. Ils ont fait la fête dans et avec la nature, dans un Arden shakespearien reconstitué, alimenté par le soleil d’en haut et l’énergie du sol d’en bas.

C’est ainsi que l’histoire de la culture des clubs a émergé des caves et des sous-sols d’un monde souterrain et nocturne et a trouvé son chemin vers la lumière.

Les répercussions de cette dérive transatlantique, de ce flux musical de rythmes et d’idées, se sont ensuite propagées comme des vagues sonores à travers la planète. Nous pouvons en voir les traces dans des festivals tels que le carnaval de Notting Hill. Nous pouvons également suivre cette aventure qui a quitté les week-ends, puis le Royaume-Uni, pour suivre une piste néo-hippie qui a traversé l’Europe, et en particulier l’Europe de l’Est, jusqu’à la scène trance de Goa et aux fêtes de la pleine lune en Thaïlande.

À Ibiza, les nouvelles lois et réglementations sur les nuisances sonores ont littéralement permis de remettre le toit en place ; mais, ailleurs, l’esprit des raves et de la boule à facette, de la disco al fresco, semble inarrêtable.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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01.06.2025 à 09:27

La banalité du mal : ce que dit la recherche en psychologie sociale

Johan Lepage, Chercheur associé en psychologie sociale, Université Grenoble Alpes (UGA)

La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent des autres par leur orientation autoritaire.
Texte intégral (1918 mots)
Stanley Milgram et son « générateur de décharges électriques ». The Chronicle of Higher Education

La recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par un élément : leur orientation autoritaire – et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire et intolérant.


Le chercheur en psychologie sociale Stanley Milgram publie en 1964 la première recherche expérimentale sur la soumission à l’autorité. Son protocole consiste à demander à des personnes volontaires d’infliger des décharges électriques à un autre participant (en réalité un compère de Milgram) dans le cadre d’une recherche prétendument sur les effets de la punition sur l’apprentissage. Un échantillon de psychiatres prédit une désobéissance quasi unanime, à l’exception de quelques cas pathologiques qui pourraient aller jusqu’à infliger un choc de 450 volts.

Les résultats provoquent un coup de tonnerre : 62,5 % des participants obéissent, allant jusqu’à administrer plusieurs chocs de 450 volts à une victime ayant sombré dans le silence après avoir poussé d’intenses cris de douleur. Ce résultat est répliqué dans plus d’une dizaine de pays auprès de plus de 3 000 personnes.

Ces données illustrent la forte propension à l’obéissance au sein de la population générale. Elles montrent également des différences individuelles importantes puisqu’environ un tiers des participants désobéit. Les caractéristiques socio-démographiques des individus et le contexte culturel semblent n’avoir aucune influence sur le comportement dans le protocole de Milgram. Comment expliquer alors les différences individuelles observées ?

Nous avons conduit une nouvelle série d’expériences dans les années 2010. Nos résultats montrent un taux d’obéissance similaire ainsi qu’une influence notable de l’autoritarisme de droite : plus les participants ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus le nombre de chocs électriques administrés est important.

Recherche sur l’autoritarisme

La psychologie sociale traite la question de l’autoritarisme depuis plusieurs décennies. Cette branche de la psychologie expérimentale a notamment fait émerger dès les années 1930 une notion importante : celle d’attitude.

Une attitude désigne un ensemble d’émotions, de croyances, et d’intentions d’action à l’égard d’un objet particulier : un groupe, une catégorie sociale, un système politique, etc. Le racisme, le sexisme sont des exemples d’attitudes composées d’émotions négatives (peur, dégoût), de croyances stéréotypées (« les Noirs sont dangereux », « les femmes sont irrationnelles »), et d’intentions d’action hostile (discrimination, agression).

Les attitudes sont mesurées à l’aide d’instruments psychométriques appelés échelles d’attitude. De nombreux travaux montrent que plus les personnes ont des attitudes politiques conservatrices, plus elles ont également des attitudes intergroupes négatives (e.g., racisme, sexisme, homophobie), et plus elles adoptent des comportements hostiles (discrimination, agression motivée par l’intolérance notamment). À l’inverse, plus les personnes ont des attitudes politiques progressistes, plus elles ont également des attitudes intergroupes positives, et plus elles adoptent des comportements prosociaux (soutien aux personnes défavorisées notamment).

Les attitudes politiques et les attitudes intergroupes sont donc corrélées. Une manière d’analyser une corrélation entre deux variables est de postuler l’existence d’une source de variation commune, c’est-à-dire d’une variable plus générale dont les changements s’accompagnent systématiquement d’un changement sur les autres variables. Dit autrement, si deux variables sont corrélées, c’est parce qu’elles dépendent d’une troisième variable. La recherche en psychologie sociale suggère que cette troisième variable puisse être les attitudes autoritaires. Cette notion regroupe des attitudes exprimant des orientations hiérarchiques complémentaires :

  • l’orientation à la dominance sociale, une attitude orientée vers l’établissement de relations hiérarchiques, inégalitaires entre les groupes humains ;

  • l’autoritarisme de droite, une attitude orientée vers l’appui conservateur aux individus dominants.

La recherche en psychologie expérimentale, en génétique comportementale et en neurosciences montre invariablement que ce sont les attitudes autoritaires, plus que toute autre variable (personnalité, éducation, culture notamment), qui déterminent les attitudes intergroupes, les attitudes politiques, et ainsi le comportement plus ou moins coercitif, inégalitaire, et intolérant des personnes.


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Autoritarisme dans la police

Étudions le cas d’un groupe : la police. Plusieurs études montrent que les policiers nouvellement recrutés ont des scores significativement plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que la population générale.

Ce résultat important suggère que les personnes autoritaires sont plus susceptibles de choisir une carrière dans la police (autosélection) et/ou que la police a tendance à privilégier les personnes autoritaires pour le recrutement (sélection). Les personnes autoritaires et l’institution policière semblent réciproquement attirées, ce qui entraîne un biais de sélection orienté vers l’autoritarisme de droite qui, on l’a vu, est responsable d’attitudes politiques conservatrices et d’attitudes intergroupes négatives.

À des fins de recherche, des universitaires ont développé un jeu vidéo simulant la situation d’un policier confronté à une cible ambiguë et devant décider de tirer ou non. Des personnes noires ou blanches apparaissent sur un écran de manière inattendue, dans divers contextes (parc, rue, etc.) Elles tiennent soit un pistolet, soit un objet inoffensif comme un portefeuille. Dans une étude menée aux États-Unis, les chercheurs ont comparé la vitesse à laquelle les policiers décident de tirer, ou de ne pas tirer, dans quatre conditions :

(i) cible noire armée,

(ii) cible blanche armée,

(iii) cible noire non armée,

(iv) cible blanche non armée.

Les résultats montrent que les policiers décidaient plus rapidement de tirer sur une cible noire armée, et de ne pas tirer sur une cible blanche non armée. Ils décidaient plus lentement de ne pas tirer sur une cible noire non armée, et de tirer sur une cible blanche armée. Ces résultats montrent un biais raciste dans la prise de décision des policiers. Ils réfutent l’hypothèse d’une violence policière exercée par seulement « quelques mauvaises pommes ».

On observe dans toutes les régions du monde une sur-représentation des groupes subordonnés parmi les victimes de la police (e.g., minorités ethniques, personnes pauvres). Les chercheurs en psychologie sociale Jim Sidanius et Felicia Pratto proposent la notion de terreur systémique (systematic terror) pour désigner l’usage disproportionné de la violence contre les groupes subordonnés dans une stratégie de maintien de la hiérarchie sociale.

Soutien des personnes subordonnées au statu quo

On peut s’interroger sur la présence dans la police de membres de groupes subordonnés (e.g., minorités ethniques, femmes).

Une explication est l’importance des coalitions dans les hiérarchies sociales tant chez les humains que chez les primates non humains, comme les chimpanzés, une espèce étroitement apparentée à la nôtre. On reconnaît typiquement une coalition quand des individus menacent ou attaquent de manière coordonnée d’autres individus. Le primatologue Bernard Chapais a identifié plusieurs types de coalition, notamment :

  • les coalitions conservatrices (des individus dominants s’appuient mutuellement contre des individus subordonnés qui pourraient les renverser) ;

  • l’appui conservateur aux individus dominants (des individus subordonnés apportent un appui aux individus dominants contre d’autres individus subordonnés) ;

  • les coalitions xénophobes (des membres d’un groupe attaquent des membres d’un autre groupe pour la défense ou l’expansion du territoire).

La police regroupe des individus subordonnés motivés par l’appui conservateur aux individus dominants (tel que mesuré par l’échelle d’autoritarisme de droite) et la xénophobie (telle que mesurée par les échelles de racisme).

Dans son ensemble, la recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par leur orientation autoritaire, et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire, et intolérant.

Le mauvais état de la démocratie dans le monde suggère une prévalence importante des traits autoritaires. Lutter contre l’actuelle récession démocratique implique, selon nous, la compréhension de ces traits.

The Conversation

Johan Lepage ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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28.05.2025 à 16:58

Quand les tribunes donnent de la voix : la puissance du chant des supporters

Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Chanter au stade, c’est plus que soutenir : c’est une expérience esthétique et collective qui fait du football un véritable fait culturel.
Texte intégral (1241 mots)

Après une finale de la Ligue des champions de l’UEFA qui restera dans les annales, retour sur ce qui a provoqué des frissons… hors de la pelouse. Dans les tribunes, les chants se sont élevés, portés par des milliers de voix en fusion. Et si le spectacle avait aussi été là ? Plongée dans une ferveur collective où le chant devient un art et le stade, une scène culturelle à part entière.


Chanter ensemble, brandir des écharpes à l’unisson, participer à la ferveur collective : pour tous les supporters, aller au match de foot ne peut être réduit à une simple rencontre sportive. Cela relève d’un rituel esthétique où l’intensité émotionnelle, le sentiment d’appartenance et la communion se tissent dans l’expérience du stade. Être supporter est inséparable de l’action collective que l’on appelle football. L’intensité du chant des supporters donne au match une véritable portée culturelle, dans un double sens : artistique et anthropologique. Une double perspective qui inscrit le football dans une culture populaire.

La raison d’être du supporter réside dans cette quête d’intensité émotionnelle. Le terrain, le match, le jeu, les joueurs sont au centre, mais le chant amplifie le moment – le chant qui permet de vivre le match, la communion avec l’équipe, de devenir acteur : être le 12e homme dans la vibration collective.

La finalité sur le terrain est avant tout physique et compétitive ; l’expérience des tribunes, tout aussi physique, se construit, elle, dans l’émotion, l’attention et le plaisir. Trois termes qui, pour le philosophe Jean-Marie Schaeffer, définissent l’expérience esthétique. Avec le chant des supporters, l’expérience du match devient une pratique véritablement culturelle.

L’hymne du club : un chant pas comme les autres

L’hymne du club, chanté en début de match, est un rituel en soi. Un chant au statut différent des encouragements communs qui durent toute la partie. Ce chant spécial est rituel en ce sens qu’il fait le lien entre deux réalités. Que les premières notes retentissent, et l’on bascule dans un autre monde : le monde du stade. Le poil se hérisse, le cœur bat plus fort, les larmes coulent. Chacun participe indistinctement, en chantant à tue-tête ! Et de la multitude des tons et des fausses notes mêlées s’élève, comme par magie, un chant toujours juste, reconnaissable entre tous : le chant des supporters.

Les Corons, émotion assurée à Lens, au stade Bollaert-Delelis.

Le chant, comme un précieux commun, a son histoire, liée à l’épopée du club, qui se confond avec celle d’une ville, d’une région. You’ll never walk alone à Liverpool (Angleterre), les Corons à Lens (Pas-de-Calais) ou, plus surprenant, Yellow Submarine des Beatles à Villarreal (Espagne) ! Avec cette intensité émotionnelle, pour tous les supporters, aller au stade devient un moment structurant de l’existence, un moment extraordinaire qui rompt avec la réalité et les difficultés quotidiennes. Aller au stade, c’est passer d’un monde prosaïque à la communion esthétique, au supplément d’âme (cher à Bergson), un moment sacré.

Le stade, lieu de culture vivante

Aussi, dans les tribunes du stade d’Anfield, de Bollaert ou de Villarreal, la ferveur n’a rien d’un simple exutoire. Elle fait du stade un haut lieu d’un territoire. Elle est un langage, une manière d’habiter le monde et de s’y reconnaître. Elle témoigne d’une culture vivante, mouvante, ancrée dans les pratiques d’une ville, pour une grande partie de sa population. En cela, les supporters ne sont pas de simples amateurs de football : ils sont les acteurs d’une culture populaire, où le sentiment d’appartenance et la transmission de rites collectifs forgent une mémoire partagée.

You’ll Never Walk Alone, hymne des fans de Liverpool, est une chanson de Gerry Marsden, lui-même originaire de la ville.

Et devant l’harmonie collective, on ne peut que s’étonner de l’autorégulation de cette foule vociférante.

« Sans doute parce qu’un sentiment collectif ne peut s’exprimer collectivement qu’à condition d’observer un certain ordre qui permette le concert et les mouvements d’ensemble, ces gestes et ces cris tendent d’eux-mêmes à se rythmer et à se régulariser »,

écrivait le sociologue Émile Durkheim à propos du chant religieux.

Un Capo bien-aimé

À bien y regarder cependant, l’émotion des supporters est tout à fait cadrée, en particulier celle des plus ultras, rassemblés dans les Kops.

Tout au long du match – de manière peut-être plus exutoire, cette fois – les chants vont se succéder, au rythme d’une grosse caisse, mais surtout dirigés par la voix d’un meneur amplifiée par un mégaphone. Ce personnage, c’est le Capo, un chef d’orchestre, qui, dos à la pelouse tout le match, n’aura de cesse d’orienter la puissante mélodie du Kop.

« Notre match à nous, c’est de faire en sorte que l’ambiance soit top ! »,

déclare Popom, ex-Capo du Kop de la Butte, à Angers.

Ainsi, le match de football n’est pas qu’un jeu. Il est un théâtre d’émotions, une scène où se rejouent des récits communs et où se tissent des appartenances. Ce que vivent ces supporters, ce n’est pas uniquement un spectacle sportif, mais un moment de culture intégré à l’expérience du football, où l’intensité émotionnelle se déploie comme un art en soi. Une foule unie, un collectif. Au stade se croisent ainsi le sport et la culture, pour que, comme l’écrit la journaliste Clara Degiovanni, « en un seul instant partagé, les chants collectifs parviennent à entrecroiser et à sédimenter des milliers d’histoires et de destinées ».

The Conversation

Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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