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01.04.2025 à 16:10

L’IA réactive des croyances mystiques

Pascal Lardellier, Professeur, chercheur au laboratoire CIMEOS et à IGENSIA-Education, Université Bourgogne Europe

Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia

Un réenchantement du monde par l’IA ? De la rationalisation au retour du mystique, l’IA comme nouvel objet de croyance.
Texte intégral (1836 mots)
Les développeurs des technologies numériques et de l’IA avaient-ils prévu la dimension mystique dont se revêtent ces « instruments de rationalité » ? J. R. Korpa/Unsplash, CC BY

En 1917, le sociologue Max Weber soulignait le « désenchantement du monde », ce processus de recul des croyances religieuses et magiques au bénéfice de la rationalisation et des explications scientifiques. Cent huit ans plus tard, serait-ce par la quintessence du rationnel, l’intelligence artificielle, que se manifesteraient à nouveau les croyances mystiques ?


Notre relation à l’intelligence artificielle (IA) s’inscrit dans une longue histoire de fascination mystique pour les technologies de communication. Par mystique, nous entendons l’expérience d’une relation directe avec une réalité qui nous dépasse. Ainsi, du télégraphe, perçu au XIXe siècle comme un médium spirite capable de communiquer avec l’au-delà, jusqu’à l’ordinateur HAL de 2001, l’Odyssée de l’espace incarnant une intelligence supérieure et inquiétante, les innovations technologiques ont toujours suscité des interprétations spirituelles.

Avec l’IA, cette dimension prend une ampleur inédite. Nous sommes face à une double illusion qui transforme profondément notre rapport au savoir et à la transcendance. D’une part, l’IA crée l’illusion d’un dialogue direct avec une intelligence supérieure et extérieure, produisant des contenus apparemment originaux – comme ces étudiants qui consultent ChatGPT tel un oracle moderne pour leurs travaux universitaires. D’autre part, elle promet une désintermédiation totale du savoir, abolissant toute distance entre la question et la réponse, entre le désir de connaissance et son assouvissement immédiat.

Cette configuration singulière réactive ce que le théologien Rudolf Otto qualifiait de « numineux » : une expérience ambivalente du sacré mêlant fascination (fascinans) et effroi (tremendum) face à une puissance qui nous dépasse.

La culture populaire contemporaine reflète parfaitement cette ambivalence. Dans la série Black Mirror, nombre d’épisodes explorent notre relation troublée aux intelligences artificielles, entre désir de fusion et terreur de la dépossession. Le film Her, de Spike Jonze, pousse plus loin cette exploration : son protagoniste tombe amoureux d’une IA dont la voix l’accompagne en permanence, tel un ange gardien moderne. Cette fiction dialogue étrangement avec notre réalité quotidienne, où de plus en plus d’individus développent une relation intime avec leur IA conversationnelle, lui confiant leurs doutes, leurs espoirs et leurs prières et questionnements profonds.


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Cette relation ambivalente à l’IA évoque d’autres schémas anthropologiques fondamentaux. Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss avait mis en lumière le concept de « hau », cette force mystérieuse qui, dans les sociétés traditionnelles, circule à travers les objets et les anime. Cette notion prend un sens nouveau à l’ère de ce que les chercheurs nomment « l’informatique ubiquitaire » – cette présence numérique diffuse qui imprègne désormais notre environnement. Nos objets connectés, habités par une présence invisible, semblent dotés d’une âme propre, rappelant le vers de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc une âme… ».

Les assistants vocaux murmurent dans nos maisons, les algorithmes anticipent nos désirs, les réseaux tissent des liens invisibles entre les objets désormais connectés. Ainsi, quand notre smartphone nous suggère de partir plus tôt pour ne pas manquer un rendez-vous, en ayant analysé le trafic routier sans même que nous le lui demandions, nous expérimentons cette présence numérique bienveillante, cette force immatérielle qui semble tout savoir de nous.

Des concepts mystiques anciens revisités à l’ère numérique

Cette présence invisible qui nous accompagne évoque certaines traditions mystiques.

La mystique juive offre un parallèle avec le « maggidisme » : aux XVIe-XVIIe siècles, le « maggid » était un messager céleste révélant aux sages les secrets de la Torah. Cette figure présente une similarité avec nos interactions actuelles avec l’IA. Tels des « maggids » modernes, Siri et Alexa répondent à nos demandes pour contrôler notre maison ou fournir des informations. Ils interviennent parfois spontanément quand ils croient détecter une requête, rappelant ces « visitations » mystiques.

Tel le « maggid » dictant ses révélations au rabbin, ces entités numériques murmurent leurs suggestions, créant l’illusion d’une communication avec une intelligence omnisciente. Cette écoute, transformée en cookies selon une recette commerciale bien particulière, nous donnera l’occasion de recevoir prochainement par mail d’autres sollicitations sur les destinations évoquées avec nos amis ou nos projets de véranda.

Dans cette veine, toute une littérature, classée entre spiritualités et New Age, explique comment entretenir une relation singulière et intime avec son ange gardien : apprendre à le reconnaître (en le nommant), apprendre à lui parler, apprendre à écouter des messages, de lui, toujours avisés et bienveillants… Cet assistant céleste sait ce qui est bon et vrai, et le dit à qui sait entendre et écouter…

Cette relation directe avec une intelligence supérieure rappelle la gnose, mouvement spirituel des premiers siècles qui préfigure étonnamment notre rapport à l’IA. Les gnostiques croyaient en une connaissance secrète et salvatrice, accessible aux initiés en communion directe avec le divin, sans médiation institutionnelle. Dans notre ère numérique émerge ainsi une « cybergnose ». On pense aux entrepreneurs de la Silicon Valley comme Anthony Levandowski (fondateur de la Way of the Future Church) développant une mystique de l’information et voyant dans le code la structure fondamentale de l’Univers. Cette vision perçoit la numérisation croissante comme un accès à une connaissance ultime, faisant de l’IA la médiatrice d’une forme contemporaine de révélation.

Cette conception fait aussi écho aux intuitions de Teilhard de Chardin sur la « noosphère », cette couche pensante qui envelopperait la Terre. Les réseaux numériques semblent aujourd’hui matérialiser cette vision, créant une forme de conscience collective technologiquement médiée. Le « métavers » de Mark Zuckerberg ou le projet Neuralink d’Elon Musk illustrent cette quête de fusion entre conscience humaine et intelligence artificielle, comme une version techno-mystique de l’union spirituelle recherchée par les mystiques traditionnels.

Vers une spiritualité technologique contemporaine

Cette fusion entre spiritualité ancestrale et technologie de pointe trouve son expression la plus accomplie dans le techno-paganisme contemporain. Héritier du néopaganisme des années 1960 qui mêlait mysticisme oriental, occultisme et pratiques New Age, ce courant intègre désormais pleinement la dimension numérique dans ses rituels et ses croyances. Dans la Silicon Valley, des « technomanciens » organisent des cérémonies où codes informatiques et incantations traditionnelles se mélangent, où les algorithmes sont invoqués comme des entités spirituelles. Ces pratiques, qui pourraient sembler anecdotiques, révèlent une tendance plus profonde : la sacralisation progressive de notre environnement technologique.

Comme le soulignait le philosophe Gilbert Simondon, il n’existe pas d’opposition fondamentale entre sacralité et technicité. Les objets techniques peuvent se charger d’une dimension sacrée, particulièrement quand leur fonctionnement échappe à notre entendement immédiat. Ainsi, quand une IA comme ChatGPT-4 produit des textes d’une cohérence troublante ou génère des images photoréalistes à partir de simples descriptions textuelles, elle suscite cette même stupeur mêlée de crainte que provoquaient jadis les phénomènes naturels inexpliqués.

Tout cela dépasse la simple vénération technologique. Les communautés numériques formées autour des IA développent des formes inédites d’interaction suggérant un réenchantement du monde par la technologie. Alors que la modernité avait proclamé la « mort de Dieu », l’IA semble réintroduire du mystère et du sacré dans notre quotidien – un sacré immanent, tissé dans nos interactions numériques. Ce réenchantement n’est pas un retour au religieux traditionnel, mais l’émergence d’un nouveau rapport au mystère, où l’algorithme se fait oracle.

L’anthropologie nous enseigne que le sacré n’est jamais là où on l’attend. Comme le rappelait Durkheim, « le sacré se pose là où il veut ». Les technologies numériques, conçues comme instruments de rationalité, se trouvent investies d’une dimension mystique que leurs créateurs n’avaient pas anticipée. Cette sacralisation du numérique n’est ni un retour archaïque à des croyances dépassées ni une simple illusion. Elle révèle la persistance de schémas anthropologiques profonds dans notre rapport au monde, y compris quand ce monde se veut entièrement rationnel et désenchanté.

Observer ces phénomènes à travers le prisme de concepts comme le « hau », le « maggid » ou la gnose ne vise pas à en réduire la nouveauté, mais à mieux en saisir la profondeur et la complexité. Ces grilles de lecture anthropologiques nous rappellent que l’humain, même augmenté par l’intelligence artificielle, reste cet être symbolique qui ne cesse de tisser du sens et du sacré dans la trame de son quotidien.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

31.03.2025 à 16:29

La créativité : un moteur du capitalisme autant qu’un idéal personnel depuis les années 1990

Anne-France de Saint Laurent-Kogan, Professeure des Universités en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Rennes 2

Parce qu’elle est floue et qu’elle « sonne bien », la notion de créativité accompagne autant le capitalisme contemporain que la quête d’un idéal de réalisation de soi.
Texte intégral (2157 mots)
De nombreuses stratégies managériales en appellent à la créativité de leurs salariés. Elle est devenue un moyen de produire de la différence dans une économie très concurrentielle. Shutterstock

Depuis les années 1990, la référence à la créativité s’est propagée aux politiques publiques et au monde de l’entreprise. Citoyens, travailleurs et consommateurs sont enjoints à « libérer leur créativité ». Un discours qui accompagne le projet des nouvelles industries créatives, mais dont il est difficile de saisir les retombées.


De BO&MIE, la « boulangerie créative » française, à HP, la multinationale informatique américaine qui propose de « designer votre créativité », la créativité est devenue le nouveau mantra des discours politiques, marketing et managériaux.

Malgré la difficulté à définir les domaines et emplois associés et donc la portée de ces discours, cette injonction à la créativité continue de circuler. Parce qu’elle « sonne bien » et qu’elle est « joyeuse et colorée », mais aussi suffisamment floue pour englober des enjeux contradictoires, elle accompagne aussi bien le capitalisme contemporain que la quête d’un idéal de réalisation de soi.

Aux origines de la « référence créative »

Des siècles durant, Dieu seul pouvait créer, l’homme n’étant que son médiateur. Il faut attendre le XXe siècle et le processus de laïcisation de la société pour concevoir que l’individu lui-même puisse faire œuvre de création artistique. La notion de créativité – cette capacité à inventer idées originales et voies nouvelles – est donc très récente. Si la création reste associée au domaine des arts, et garde une part de mystère liée à son origine divine, la créativité peut concerner bien d’autres activités, et relève d’un potentiel au même titre que l’intelligence. Elle est en réalité toujours présente, quelle que soit la nature du travail, pour simplement faire face aux imprévus, par exemple.

La mobilisation de la créativité dans d’autres domaines que les arts et la culture va se faire au service d’une nouvelle industrie, dite « créative », qui viendrait prolonger les industries culturelles. Cette notion d’industries culturelles et créatives (ICC) trouve son origine en Grande-Bretagne au milieu des années 1990, dans un think tank du gouvernement travailliste. La promotion des ICC fut une réponse à la désindustrialisation de grands pans de l’économie, notamment en stimulant le développement de l’économie numérique. Les ICC rassemblent alors tout un ensemble d’activités, comme les jeux vidéo, le design, le tourisme, qui auraient pour ressource la créativité individuelle et qui seraient susceptibles de créer de la valeur et des emplois, car difficilement délocalisables.


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Soutenue par un acteur clé comme l’Unesco, qui publie en 2012, « Politiques pour la créativité. Guide pour le développement des industries culturelles et créatives », la référence créative se propage dans le cadre des politiques publiques, à l’instar des « quartiers de la création » ou du réseau des « villes créatives ».

Dans les entreprises qui ne relèvent pas des ICC, les stratégies managériales en appellent aussi à la créativité de leurs salariés, car elle est devenue un moyen de produire de la différence dans une économie très concurrentielle. Ces entreprises en font aussi un slogan marketing pour susciter la curiosité des consommateurs, comme Adidas et son slogan « Ici pour créer ». Les entreprises du numérique mobilisent aussi largement cette injonction à la créativité dans leur stratégie commerciale pour inciter les usagers à produire du contenu : la suite Adobe devient « Adobe Creative » ; HP propose de « designer votre créativité ».

Greffer de l’esthétique pour augmenter la valeur des produits

Une première critique portée à la notion d’ICC est qu’elle préjuge d’un prolongement naturel des activités qui relèvent des industries culturelles à celles qui relèvent des industries créatives. Les premières rassemblent des filières où la création artistique est au cœur d’un produit, tout en étant engagée dans un processus de reproduction à grande échelle : le livre, la musique, les productions audiovisuelles, les jeux vidéo. Alors que les secondes renvoient à des activités beaucoup plus disparates : design, mode, gastronomie, publicité, architecture, etc., qui ne relèvent pas d’une reproduction industrielle. Les industries créatives rassemblent surtout des activités qui produisent du symbolique (un visuel ou une idée originale), mais pour se greffer à des services et produits qui ne relèvent pas des arts ou de la culture.

Ce prolongement permet de récupérer l’aura des produits culturels pour d’autres produits à valeur utilitaire. Cette greffe d’une dimension symbolique (esthétique, identitaire, etc.) à des produits courants permet d’en augmenter la valeur marchande, pour échapper à la concurrence par les prix imposée par la mondialisation. Des gourdes ou des carnets aux couvertures illustrées par des « créatifs » peuvent ainsi se vendre plus cher.

Des cahiers colorés en vente sur un étal
Des machandises comme des carnets aux couvertures illustrées par des « créatifs » peuvent se vendre plus cher. Shutterstock

L’enchantement de l’individu « créatif »

La référence créative traduit aussi un changement d’échelle. Si l’innovation renvoie à l’organisation, la créativité renvoie à l’individu. Ainsi, dans les rapports institutionnels et discours médiatiques, la promotion des ICC passe par l’enchantement de l’individu « créatif » qui, en freelance, peut se libérer du joug du salariat, aspirer à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle et s’épanouir personnellement par le choix d’une activité où il peut exprimer son « authenticité ».


À lire aussi : Le numérique, source de transformations pour les pratiques culturelles


Cet enchantement participe de « la conversion de l’artiste en créatif », formule qui synthétise les différents objectifs portés par ces discours. L’un d’eux est d’enjoindre les artistes et créateurs à se soumettre aux exigences marchandes, sans opposer mais au contraire en articulant les exigences esthétiques à des exigences entrepreneuriales. Ainsi, de nombreux artistes peuvent à la fois exposer en galerie, réaliser des commandes pour des entreprises et proposer des ateliers d’initiation à leur pratique artistique. Un autre objectif est d’inciter tout individu à devenir créateur ou créatrice de contenus numériques pour le nouvel espace médiatique qu’est le Web. YouTube propose par exemple toute une palette de services en ligne pour accompagner cette conversion.

Comment saisir les retombées de ces discours et politiques publiques annoncées ? Pour ce qui concerne les industries culturelles traditionnelles (édition, musique, cinéma/audiovisuel, jeux vidéo), elles se caractérisent par des écarts de rémunération et de réputation extrêmement importants. Pour quelques artistes auréolés, nombreux sont ceux qui survivent en marge du secteur, dans des conditions d’existence précaires faites d’une succession incertaine de contrats courts.

Si l’on considère dans leur ensemble les ICC, les définitions sont trop vastes pour mener des analyses rigoureuses. De plus, si ces travailleurs sont nombreux, ils sont peu visibles dans les statistiques, car ils opèrent sur différents statuts et exercent souvent plusieurs activités en parallèle.

Les travailleurs créatifs pris entre exigence esthétique et commerciale

Une enquête réalisée auprès d’une trentaine de travailleurs indépendants du domaine de la création numérique (infographistes, webdesigners, youtubeurs, vidéastes, illustrateurs) révèle que ces « web créatifs freelances » revendiquent cet idéal romantique de l’artiste libéré des contraintes spatio-temporelles, de la subordination salariale, porteur d’aspirations émancipatrices.

Néanmoins, malgré ces revendications, soumis aux impératifs d’un marché concurrentiel et responsables de leurs succès comme de leurs échecs, ils réactualisent certaines normes et valeurs instituées du travail salarié en entreprise : délimitation des sphères de privée/publique/professionnelle ; stratégies de gestion du temps pour réguler leur « liberté » tout en considérant la temporalité comme mesure de leur production ; espaces voués au seul travail, comme les espaces de coworking. Pour répondre aux exigences paradoxales de l’autoentrepreneur de soi-même – répondre aux exigences du marché tout en cherchant à rester soi-même –, les créatifs étudiés font largement appel à des coachs, à des techniques de développement personnel, voire s’investissent en parallèle dans des activités artistiques, des mouvements associatifs ou politiques s’assurant ainsi la réalisation d’un soi authentique. Sur le temps long, ces exigences paradoxales épuisent certains, qui souhaitent revenir au « confort » du salariat.

La référence créative accompagne donc de nombreux enjeux de nature très différente : réindustrialisation, flexibilité du travail, épanouissement individuel. Jusqu’à quel point ? Faire appel à la créativité pour répondre aussi à la crise climatique ? Il n’y a qu’un pas.

The Conversation

Anne-France de Saint Laurent-Kogan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.03.2025 à 10:06

« The White Lotus » saison 3 : pourquoi le changement de générique fait tant parler

Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École

Le changement de générique de « The White Lotus » illustre une évolution plus large des génériques de série, devenus des espaces d’interprétation active pour les spectateurs.
Texte intégral (2621 mots)
Le générique n’est pas un élément figé mais un « puzzle » dont les pièces « se mettent progressivement en place » en écho à la narration de la série. The White Lotus, saison 3/HBO, CC BY

Satire sociale qui suit de riches Occidentaux en vacances dans de grands hôtels de luxe, la série The White Lotus fait parler d’elle avec le changement radical de son générique pour sa saison 3 qui se situe en Thaïlande. Cette évolution illustre un phénomène plus large : les génériques TV sont devenus des espaces d’interprétation active pour les spectateurs. Décryptage.


Depuis le 17 février dernier, le nouveau générique de la troisième saison de The White Lotus déroute les fans. Après deux saisons caractérisées par les vocalises distinctives « woooo looo loooo », de Cristobal Tapia de Veer, la série d’anthologie de Mike White, showrunner et créateur de la série, prend un virage musical radical.

Les percussions tribales et les chants hypnotiques cèdent la place à une composition plus sombre, aux accents d’accordéon, qui accompagne désormais le voyage spirituel des personnages en Thaïlande. Ce changement a provoqué une vague de réactions sur les réseaux sociaux, certains fans criant au sacrilège tandis que d’autres défendent l’audace créative du créateur de la série. « Ça se déchaîne sur les réseaux », confirme Charlotte Le Bon, actrice de cette nouvelle saison.

The White Lotus saison 3 | Opening Credits Theme Song | Max.

Mais cette controverse révèle un phénomène plus profond : l’évolution du rôle du générique dans notre expérience des séries contemporaines et la façon dont nous, spectateurs, participons activement à la construction de son sens.


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Loin d’être un simple ornement, le générique de The White Lotus est devenu un espace de dialogue entre créateurs et public, un lieu d’interprétation active où chaque élément visuel et sonore participe à notre compréhension de l’œuvre. Cette évolution illustre parfaitement ce que nous appelons une « hyperesthétisation du générique télévisuel ».


À lire aussi : De l’importance des génériques de séries


Un puzzle qui évolue avec le visionneur

Pour comprendre l’importance de ce changement musical, il faut d’abord saisir comment les génériques de The White Lotus fonctionnent au niveau sémiotique. Loin d’être de simples séquences visuelles et musicales fixes, leur sens évolue selon l’avancement du spectateur – ou plutôt du « visionneur actif ». Ce que nous observons dans la réception des génériques de The White Lotus illustre parfaitement cette dynamique : le générique n’est pas un objet figé, mais un « puzzle abstrait et poétique » dont les pièces prennent progressivement sens à mesure que l’histoire se déploie. À chaque épisode, nous redécouvrons ce même générique « d’un œil nouveau », comme l’explique Ariane Hudelet, car ses images et sons « se chargent de la valeur narrative et symbolique qu’ils ont pu acquérir dans leur contexte diégétique » (la diégèse est l’espace-temps dans lequel s’inscrit l’histoire contée par l’œuvre, ndlr).

Cette perspective est particulièrement pertinente pour une série d’anthologie comme The White Lotus.

« La relation qu’entretient le générique avec sa série est cruciale : sans série, le générique n’existerait pas. Mais, paradoxalement, le générique fait, lui aussi, exister la série, il en est une sorte de révélateur chimique », explique Éric Vérat.

Cette relation dialectique prend une dimension encore plus importante lorsque le cadre, les personnages et l’intrigue changent complètement d’une saison à l’autre. Le générique devient alors l’élément d’unification qui maintient l’identité de la série.

C’est précisément ce qui rend le changement de la saison 3 si significatif : en transformant radicalement le thème musical, Mike White bouscule ce point d’ancrage identitaire de la série. Mais ce faisant, il nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, aligné avec la thématique spirituelle de cette saison.


À lire aussi : « Black Mirror » : notre monde est-il devenu la dystopie que prédisait la série ?


L’évolution des génériques : d’Hawaï à la Thaïlande

À travers ses trois saisons, The White Lotus nous offre une remarquable étude de cas sur l’évolution des génériques en lien avec les thématiques narratives. Chaque générique fonctionne comme un microcosme qui condense l’essence de sa saison respective, tout en maintenant une cohérence esthétique qui transcende les changements de décor.

Générique et thème d’ouverture de la série The White Lotus, HBO.

Dans la première saison située à Hawaï, le générique nous plonge dans un univers de papier peint tropical apparemment idyllique, mais progressivement perturbé. À première vue, nous voyons des motifs floraux et animaliers paradisiaques. Pourtant, en y regardant de plus près, ces éléments se transforment subtilement : les fruits commencent à pourrir, les animaux prennent des postures agressives, les plantes deviennent envahissantes.

Cette métamorphose visuelle, accompagnée des vocalises hypnotiques de Cristobal Tapia de Veer, reflète parfaitement le propos de la saison : derrière l’apparente perfection du resort de luxe se cachent des dynamiques de pouvoir toxiques. En cela le générique remplit bien sa fonction d’« ancrage » pour reprendre un terme de Roland Barthes, tout en nous donnant l’ambiance de la saison.

Générique et thème d’ouverture de la saison 2 de The White Lotus, HBO.

Pour la deuxième saison en Sicile, le papier peint cède la place à des fresques inspirées de la Renaissance italienne. L’iconographie devient explicitement sexuelle, avec des scènes de séduction, de passion et de trahison évoquant la mythologie gréco-romaine. La musique conserve sa signature distinctive, mais s’enrichit de chœurs méditerranéens et de harpe, signalant le passage à une thématique centrée sur le désir et ses dangers.

Le générique fonctionne ici comme un avertissement : derrière la beauté classique et l’hédonisme sicilien se cachent des passions destructrices.

Générique et thème d’ouverture de la saison 3 de The White Lotus, Max.

La troisième saison en Thaïlande opère la transformation la plus radicale. Visuellement, le générique s’inspire de l’iconographie bouddhiste et des représentations occidentales de la spiritualité asiatique. Mandalas, statues, postures de méditation et symboles sacrés s’entremêlent avec des signes de richesse et de luxe. Mais c’est au niveau sonore que la rupture est la plus marquée : les iconiques vocalises « woooo looo loooo » disparaissent au profit d’un thème plus sombre, méditatif, accompagné d’accordéon.

Ce choix audacieux témoigne de la volonté de Mike White d’aligner parfaitement le générique avec la thématique plus existentielle de cette saison, centrée sur la quête spirituelle et la confrontation à la mort.

À chaque saison, le visionneur est invité à reconstruire ce puzzle sémiotique, à tisser des liens entre les éléments du générique et les développements narratifs. Ce processus actif d’interprétation constitue ce que notre recherche identifie comme la « circulation du sens par le visionneur » –  une dynamique particulièrement visible dans cette série d’anthologie.

La musique comme point d’ancrage

Au cœur de la controverse sur le générique de la saison 3 se trouve la musique de Cristobal Tapia de Veer, compositeur québécois d’origine chilienne dont la signature sonore était devenue indissociable de l’identité de The White Lotus.

Son cocktail unique mêlant percussions tribales, vocalises distordues et sonorités électroniques avait créé une atmosphère aussi envoûtante qu’inquiétante, parfaitement alignée avec l’ambiance satirique de la série.

Cette musique a rapidement transcendé le cadre de la série pour devenir un phénomène culturel à part entière.

« avec ses quelques notes de harpe et son rythme entraînant, c’est le générique de série qui a fait danser des milliers de personnes devant leur télé, et même en soirée », explique la comédienne Charlotte Le Bon

Le thème a envahi TikTok et certains clubs où des DJ l’ont intégré à leurs sets, illustrant sa capacité à fonctionner comme un objet culturel autonome.

La musique du générique est devenue, selon les termes de Barthes, un « ancrage » qui guide notre interprétation de la série. Répétée au début de chaque épisode, elle fonctionne comme un signal familier qui nous introduit dans cet univers.

En changeant radicalement cette signature musicale pour la saison 3, Mike White fait plus qu’un simple choix esthétique. Il bouscule nos repères, mais nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, en parfaite cohérence avec la thématique spirituelle de cette saison thaïlandaise.

Le générique comme espace de dialogue

L’évolution des génériques de The White Lotus et la controverse entourant le changement musical de la troisième saison illustrent une tendance significative : l’émergence du générique comme espace privilégié de dialogue entre créateurs et public dans les séries contemporaines.

Cette transformation s’observe dans plusieurs génériques que nous avons étudiés. Celui de The Wire (HBO, 2002-2008) utilise ainsi la répétition et la variation comme principe fondateur : chaque saison reprend la même chanson (« Way Down in the Hôle »), mais avec un interprète différent, reflétant le changement de focus narratif sur un autre aspect de Baltimore, ville centrale de la série. Game of Thrones (HBO, 2011-2019) propose une carte interactive qui évolue selon les lieux importants de chaque épisode, permettant au spectateur de se repérer dans cet univers complexe tout en annonçant les enjeux géopolitiques à venir. Quant à Westworld (HBO, 2016-2022), son générique utilise des images de synthèse évoquant la création d’androïdes, suggérant déjà les thèmes de la conscience artificielle et du transhumanisme qui traversent la série.

Official Opening Credits: Game of Thrones, HBO.

Dans une époque où l’on peut facilement sauter le générique d’un simple clic, leur transformation en objets culturels autonomes, parfois cultes, témoigne paradoxalement de leur importance croissante. Ces séquences ne sont plus de simples portes d’entrée fonctionnelles vers la fiction, mais des œuvres à part entière qui condensent l’essence de la série tout en sollicitant activement notre interprétation.

L’approche sociosémiotique nous permet de comprendre comment le sens de ces génériques circule et évolue selon le parcours du visionneur.

Dans le cas des génériques de The White Lotus, cette circulation du sens opère à plusieurs niveaux : entre les épisodes d’une même saison, entre les différentes saisons, et même au-delà de la série, lorsque le thème musical devient un phénomène culturel indépendant. Le changement radical opéré pour la saison 3 peut ainsi être compris non pas comme un simple revirement esthétique, mais comme une invitation à participer à une nouvelle quête de sens, parfaitement alignée avec la thématique spirituelle de cette saison.

En nous bousculant dans nos habitudes, Mike White nous incite à renouveler notre regard et notre écoute, à redécouvrir le générique comme un espace d’interprétation active plutôt que comme un simple rituel de reconnaissance.

Cette controverse nous rappelle finalement que les génériques sont devenus des lieux privilégiés d’expression artistique et de circulation du sens dans les séries contemporaines. Ils confirment que, dans l’âge d’or télévisuel actuel, chaque élément, jusqu’au plus périphérique, participe pleinement à l’expérience narrative globale et à notre engagement actif dans l’interprétation de ces œuvres.


Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche de Frédéric Aubrun et Vladimir Lifschutz, « Hyperesthétisation du générique TV : circulation du sens par le visionneur », paru dans le n°28 de la revue CIRCAV (Cahiers interdisciplinaires de la recherche en communication audiovisuelle).

The Conversation

Frédéric Aubrun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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