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27.04.2025 à 10:42

Les films de David Cronenberg racontent-ils tous la même histoire ?

Maxime Parola, Doctorant en Art, Université Côte d’Azur

David Cronenberg signe son retour en salles, le 30 avril 2025, avec « les Linceuls », avec Diane Kruger et Vincent Cassel. Un nouveau film qui pose la question du schéma narratif récurrent dans l’œuvre du réalisateur.
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Dans son nouveau film, _les Linceuls_, David Cronenberg travaille certains motifs récurrents à l’ensemble de son oeuvre. Pyramide Distribution

Le réalisateur David Cronenberg revient dans les salles, le 30 avril 2025, avec un nouveau long-métrage, les Linceuls, mettant en scène Diane Kruger et Vincent Cassel. Ce 23ᵉ film se distinguera-t-il du reste de son oeuvre ? Celle-ci est jusqu'ici marquée par un schéma narratif récurrent. Analyse.

Maître de la métamorphose et des dérives corporelles, David Cronenberg a sculpté une œuvre aussi dérangeante qu’influente, redéfinissant les frontières du cinéma d’horreur. Si sa filmographie est largement connue pour sa cohérence thématique et sa diversité esthétique, peu d’auteurs ont pourtant souligné son étonnante homogénéité narrative.

Sur les 22 longs-métrages de David Cronenberg jusqu’ici sortis, 19 partagent une structure quasi identique (les trois autres étant The Brood, Fast Company et le dernier Crimes of The Future). Videodrome (1983) est, dans ce sens, un cas intéressant, car sa structure peut servir d’exemple matriciel à l’ensemble des autres œuvres de Cronenberg.

Videodrome, parfait exemple de la trame commune

Dans Videodrome, nous suivons l’histoire de Max, directeur d’une chaîne pornographique. Il noue une relation avec Nicki, une jeune femme avec qui il expérimente une sexualité nouvelle pour lui. Il découvre par ailleurs une nouvelle émission, Videodrome, qui l’expose à son insu à un signal vidéo capable de transformer son corps. Menant l’enquête sur cette émission et sur ses symptômes, il se retrouve au milieu d’un conflit entre deux groupes : la « nouvelle chair », menée par le professeur O’Blivion et sa fille Bianca ; et Videodrome, mené par Barry Convex et son complice Harlan.

Après de multiples rebondissements et transformations de son corps, Max finit par s’isoler dans une épave où Nicki lui envoie un message pour lui dire qu’il peut accéder à une « nouvelle chair » s’il accepte de se suicider, ce qu’il fait. Le film se conclut ici, mais dans une autre version du scénario, une scène supplémentaire était prévue où Max, Bianca et Nicki se retrouvaient dans le décor du programme Videodrome avec de multiples mutations, pour avoir une relation sexuelle d’un genre nouveau.

Bande-annonce de Videodrome (1983).

En suivant l’idée d’une trame narrative unique à l’origine de tous les films de Cronenberg, chaque œuvre serait alors une variante de cette trame, intégrant soit l’ensemble de ses éléments narratifs, soit seulement une partie. Videodrome présente un intérêt particulier, car il est, selon moi, le film le plus proche de cette trame narrative originelle.

Cette trame raconte l’histoire d’un homme sans enfant, engagé dans une relation de séduction à un moment ou un autre. Il rencontre une figure masculine titulaire d’un savoir sur le corps (souvent un médecin, mais pas toujours). Ce savoir lui est transmis symboliquement par le biais d’un intermédiaire qui peut être un objet, une créature, un savoir, voire une idée. Ce savoir modifie ensuite le corps du héros, littéralement dans le premier tiers de l’œuvre de Cronenberg, ou symboliquement dans les films suivants. À l’aide de son nouveau corps, le héros essaie d’accéder à un stade d’évolution inédit où serait possible un nouveau type de rapport sexuel permettant une fusion totale. La situation tourne inévitablement au vinaigre, entraînant le plus souvent la mort du héros ou, a minima, une fin profondément tragique.

On retrouve cette même structure narrative à l’origine de toutes les histoires de Cronenberg.


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Par exemple, dans Cosmopolis, le personnage d’Eric voit son corps symbolique, incarné par sa voiture, se transformer à partir du moment où un médecin lui diagnostique une prostate asymétrique. Cette imperfection insupportable sur laquelle le médecin refuse d’agir provoque l’effondrement moral et physique du personnage, jusqu’à sa confrontation avec son assassin, qui lui avoue lui aussi avoir une prostate asymétrique. Il rejoint ainsi la catégorie des « frères ennemis », récurrente chez Cronenberg.

La figure archétypique du sachant en tant que père symbolique à la fois positif et négatif, incarnée par les personnages d’O’Blivion et de Convex dans Videodrome, est également particulièrement bien représentée dans Scanners. Dans ce long-métrage de 1981, le médecin qui aide le héros se révèle être le savant fou qui a créé sa maladie. Il est aussi le père du héros et de l’antagoniste principal. On voit ici comment la figure du sachant est dédoublée entre un père protecteur (perçu comme tel par le héros) et un père prédateur (perçu comme tel par le frère ennemi du héros).

Lacan avec Cronenberg

Le psychanalyste Jacques Lacan a proposé plusieurs concepts qui peuvent être utiles pour donner une cohérence à l’œuvre de Cronenberg.

La quête de fusion chez ses personnages peut être rapprochée à « l’impossible du rapport sexuel » chez Lacan. Ce dernier explique qu’il existe une angoisse universelle due à l’impossibilité de fusionner avec l’autre : le rapport mathématique 1+1 ne fait jamais 1. Les transformations corporelles chez Cronenberg sont alors des tentatives pour contourner cet impossible au travers d’un corps nouveau permettant d’accéder à une jouissance totale qui ne serait limitée par aucun impossible.

Un autre concept lacanien peut permettre de mieux appréhender ces mutations : le corps symbolique. Il s’agit de la partie du corps homogène à un langage dont l’unité est le signifiant. Cronenberg explique par exemple que, dans Videodrome, le pistolet qui fusionne avec la main est la représentation à l’écran d’un jeu de mots : le signifiant « arme de poing » devient un poing-arme dans le film. Pour Cronenberg, jouer sur les mots revient à jouer sur le corps. David Roche le disait déjà très bien en partant du film Shivers (1975), où il identifiait la créature comme étant elle-même un signifiant surgissant de la bouche.

Si l’on reprend Videodrome avec ces idées, le film raconte l’histoire d’un homme dont le corps symbolique va être transformé par un signifiant incarné dans le film par le « signal Videodrome ». Les transformations vont lui permettre de développer de nouveaux organes sexuels (le signifiant poing-arme est assimilé au signifiant phallus) qui doivent lui permettre de réussir un rapport sexuel au sens de Lacan, et ainsi accéder à la fusion avec ses partenaires.

Mais l’impossible n’est pas montrable et, pour Cronenberg, il semble plus fort de laisser le spectateur face à un écran noir pour le confronter à son propre rapport à l’angoisse. On retrouve la même idée très littéralement à la fin de The Fly (1986), où le personnage tente de physiquement fusionner avec sa femme enceinte, mais échoue in extremis.

Retour de la horde primitive

Si on reste dans le champ de la psychanalyse lacanienne, on peut interpréter la trame narrative commune à une sorte de remake du mythe freudien de la horde primitive. Freud raconte que, à l’origine des temps, il y avait un père qui possédait toutes les femmes, car il possédait un signifiant particulier : le phallus. Les fils du père finirent par en avoir marre. Ils le tuèrent, puis le mangèrent pour s’approprier le phallus. Mais afin que ne se reproduise pas l’hégémonie du père et que chacun se soumette à une loi commune, ils érigèrent une statue en son nom. Lacan revient sur ce mythe en soulignant que, derrière le prétendu pouvoir du père, se trouve surtout la croyance des fils en ce pouvoir.

Cette question de la croyance est prédominante dans les personnages de Cronenberg qui semblent adhérer avec une grande conviction au savoir du père, envers et contre toutes conséquences. Ceux-ci se jettent à corps perdu dans leur quête de fusion jusqu’à des fins systématiquement tragiques.

La seule issue possible pour le héros cronenbergien semble être le renoncement à la fusion et, donc, à la jouissance totale qu’elle pourrait permettre. Mais un seul fera ce choix et évitera ainsi une fin tragique. Il s’agit de Joey/Tom dans A History of Violence (2005) qui fait le choix de renoncer à la toute jouissance de « Joey » jusqu’en s’en laver symboliquement les mains afin de retrouver la vie de « Tom ». On peut noter qu’il est aussi le seul personnage de Cronenberg à avoir des enfants (The Brood (1979) est, pour moi, à part). Cronenberg semble croire que seule la paternité peut concurrencer pour ces personnages le fantasme d’une jouissance totale.

The Conversation

Maxime Parola ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.04.2025 à 14:59

Le pape François et l'amour des livres : une révolution silencieuse dans l’Église ?

Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island

Le pape François a valorisé la pratique de la lecture comme outil d’émancipation et d’ouverture au monde, loin de toute prescription normative.
Texte intégral (1654 mots)
Le pape François au Vatican, le 10 novembre 2024 AP Photo / Gregorio Borgia

Pendant quatre siècles, l’Église catholique a interdit la lecture de centaines d’ouvrages jugés subversifs – de Galilée à Simone de Beauvoir. À partir de 1966, la censure est officiellement levée et les papes valorisent de plus en plus la lecture comme acte spirituel et intellectuel. Le pontificat de François a marqué une nouvelle étape : il recentre le regard sur la lecture comme outil d’émancipation, loin de toute prescription normative.


Pendant 400 ans, l’Église catholique maintient l’Index Librorum Prohibitorum, une longue liste d’ouvrages interdits. Conçu au XVIe siècle, il prend forme sous le pape Paul IV. Son index de 1559 inclue tous les livres écrits par des personnes considérées comme hérétiques – quiconque s’écarte du dogme, au sens le plus large.

Avant même l’index, les dirigeants de l’Église toilèrent peu la liberté de pensée. Mais dans les décennies précédant sa création, l’Église durcit son attitude face à de nouveaux défis : la diffusion rapide de l’imprimerie et la Réforme protestante.

La Contre-Réforme catholique, formalisée lors du concile de Trente (1545-1563), renforce le dogmatisme pour contrer les réformateurs. Le concile décrète que la Vulgate, traduction latine de la Bible, suffit à comprendre les Écritures, rendant superflue l’étude des versions originales en grec et en hébreu.

Les évêques et le Vatican commencent à établir des listes d’ouvrages interdits d’impression et de lecture. Entre 1571 et 1917, la Congrégation de l’Index, une institution vaticane spéciale, examine les écrits et dresse des listes de lectures prohibées, approuvées par le pape. Les catholiques qui lisent ces livres risquent l’excommunication.


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L’historien Jésus Martinez de Bujanda a établi la liste la plus complète des livres interdits par l’Église à travers les siècles. On y trouve l’astronome Johannes Kepler, Galilée, ainsi que des philosophes de toutes les époques, d’Érasme et René Descartes à la féministe Simone de Beauvoir et l’existentialiste Jean-Paul Sartre. Sans oublier les écrivains : Michel de Montaigne, Voltaire, Denis Diderot, David Hume, l’historien Edward Gibbon et Gustave Flaubert. Bref, l’index est un who’s who des sciences, de la littérature et de l’histoire.

En 1966, le pape Paul VI abolit l’index. L’Église ne peut plus punir les fidèles pour leur lecture, mais les déconseille toujours, comme le souligne l’historien Paolo Sachet. L’impératif moral de ne pas les lire persiste.

Les lignes bougent malgré tout peu à peu. Jean-Paul II et Benoît XVI poursuivent une valorisation exigeante de la lecture, dans la tradition chrétienne du dialogue entre foi et raison.

Jean-Paul II était un passionné de théâtre et du « mot » qui connectait pour lui le langage, le divin et la foi. Suivant aussi dans un certain sens les humanistes, il discute « la théologie du corps » la beauté et la dignité de l’humain. Il écrit des pièces pour le theatre sacré et traduit en polonais l’Œdipes Roi de Sophocle. Quant à Benoît XVI ce fut avant tout un théologien. Dans ses écrits, lui aussi approche la littérature comme chemin vers le divin.

Le pape François : un amour des humanités

Avec François s’opère un déplacement notable : s’il ne rompt pas avec ses prédécesseurs, il recentre le regard sur la lecture comme expérience personnelle, outil d’émancipation et d’ouverture au monde, loin de toute prescription normative.

Le 21 novembre 2024, François publie par exemple une lettre soulignant l’importance d’étudier l’histoire de l’Église – surtout pour les prêtres, afin de mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent. Pour le pape :

« étudier et raconter l’histoire aide à maintenir allumée “la flamme de la conscience collective”. »

François plaide pour une étude de l’histoire ecclésiale sans filtre, authentique, y compris dans ses défauts. Il insiste sur les sources primaires et encourage les étudiants à poser des questions. François critique l’idée que l’histoire se réduit à une chronologie – un apprentissage par cœur sans analyse des événements. En 2024, le pape demande aux historiens de se libérer de toute idéologie.

En 2019, François renomme les Archives secrètes vaticanes en Archives apostoliques vaticanes. Bien qu’ouvertes aux chercheurs depuis 1881, le terme « secrètes » évoque quelque chose de « réservé à quelques-uns », a-t-il écrit.

Sous son pontificat, le Vatican ouvre les archives de Pie XII, permettant d’étudier son action pendant la Seconde Guerre mondiale, sa connaissance de la Shoah et sa réponse face à l’Allemagne nazie.

Outre son respect pour l’histoire, le pape souligne son amour de la lecture. Dans une lettre aux futurs prêtres, publiée le 17 juillet 2024, il écrit :

« Dans la lecture, le lecteur s’enrichit de ce qu’il reçoit de l’auteur, mais cela lui permet en même temps de faire fleurir la richesse de sa propre personne, de sorte que chaque nouvelle œuvre qu’il lit renouvelle et élargit son univers personnel. »

Il poursuit son propos en expliquant que l’« obsession » des écrans, avec leurs « fausses nouvelles empoisonnées, superficielles et violentes », nous détourne de la littérature. Il partage son expérience de jeune professeur de littérature jésuite à Santa Fe, avant d’ajouter une phrase qui aurait stupéfié les « papes de l’index » :

« Bien sûr, je ne vous demande pas de faire les mêmes lectures que moi. Chacun trouvera des livres qui parlent à sa propre vie et qui deviendront de véritables compagnons de route. »

Citant son compatriote, le romancier Jorge Luis Borges, François rappelle aux catholiques que lire, c’est :

« écouter la voix d’un autre. […] Nous ne devons jamais oublier combien il est dangereux de cesser d’écouter les voix qui nous interpellent ! »

Avec la disparition de François, le Vatican reste profondément divisé entre progressistes et conservateurs. Alors que nombre de démocraties modernes penchent vers le nationalisme, le fascisme et la censure, l’une des grandes réalisations du pape François aura été, à mes yeux, son engagement envers les humanités, avec une compréhension profonde des défis auxquels elle fait face.

The Conversation

Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.04.2025 à 17:52

Communion médiatique autour du pape François : la disparition de l’esprit critique ?

Olivier Mathonat, Enseignant chercheur à l'Ircom - Doctorant en communication, Université Bourgogne Europe

Les obsèques du pape François vont donner lieu à une multitude d’hommages, comme si l’exercice critique journalistique disparaissait lors de certains évènements médiatiques.
Texte intégral (1405 mots)

Les obsèques du pape François auront lieu ce samedi. Elles vont donner lieu à une multitude d’hommages, la plupart du temps respectueux et empreints de solennité, comme si l’exercice critique journalistique disparaissait soudainement.


Les funérailles du pape seront un « media event » : un événement fédérateur, dont le déroulement est connu à l’avance, suivi en direct par des audiences très nombreuses. Ces cérémonies télévisées, identifiées comme telles par les sociologues Daniel Dayan et Elihu Katz, dans les années 1990, ont également pour particularité une couverture médiatique sur le registre laudatif.

En pareille occasion, en effet, les journalistes de télévision, pris par leur volonté d’initier les publics à l’événement solennel qu’ils retransmettent, abandonnent ponctuellement leur posture d’enquêteurs parfois contestataires pour revêtir les habits de maîtres de cérémonie respectueux. Ils se font les relais du sens donné à cet événement par l’institution organisatrice, ici l’Église catholique, parfois la royauté.

Le phénomène à l’œuvre fut en effet le même avec la monarchie anglaise lors des funérailles d’Elizabeth II ou le couronnement de Charles III. Comme le soulignent Dayan et Katz, lors de ce type d’évènement, les journalistes sont « transformés en prêtres, en “photographes de noces”, en convives », ce qui les conduit à adopter « une révérence qui touche à la componction ». L’heure ne sera donc pas – encore – au droit d’inventaire, mais à la mise en scène de l’unité, de la continuité et du recueillement, dans un récit médiatique suspendu à la solennité du moment.

Au-delà du rituel de la cérémonie en elle-même, les télévisions du monde entier se feront probablement l’écho de la « performance » de communion de la foule, silencieuse et priante, rassemblée place Saint-Pierre. Comme l’observait la doctorante en médias Liz Hallgren à l’occasion des funérailles d’Elizabeth II :

« En mettant en avant les foules massées pour “faire la queue” et voir le cercueil de la reine exposé, ou celles rassemblées pour assister à ses funérailles, les médias, notamment occidentaux, ont façonné l’image d’un collectif uni dans le deuil. »


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Des réseaux sociaux moins obséquieux que les médias

On pourra certainement observer une différence de traitement importante entre ce qui sera retransmis à la télévision et ce qu’on pourra lire sur les réseaux sociaux. Des travaux sur les événements cérémoniels ont en effet montré récemment qu’en contraste avec le discours unanimement respectueux développé à la télévision, les médias sociaux sont les vecteurs d’une multiplicité de discours, parfois virulents ou moqueurs. Cette perspective s’oppose au consensus médiatique généralement observé dans le cas d’un deuil. Relevons d’ailleurs que c’est en fait à une confrontation de perspectives médiatiques qu’on assiste, car comme l’indiquait également Liz Hallgren à propos de la reine d’Angleterre :

« La couverture médiatique traditionnelle du décès de la reine reflétait une nostalgie pour une époque révolue de la télévision et des médias d’information traditionnels, où ces derniers constituaient la principale, voire l’unique, source d’information pour leur public. »

« Bon vieux temps » de la perspective unique de la télévision versus multiplicité actuelle des supports et des points de vue exprimés en ligne, en somme.

La communion par le foot et par le pape ?

Cette surmédiatisation des funérailles ne fera qu’ouvrir une chronique qui alimentera les médias ces prochaines semaines : le processus rituel de désignation du prochain pape. Nombre de spectateurs, habituellement très éloignés du catholicisme, vont alors suivre avec intérêt les préparatifs du conclave, entendront une nouvelle fois le récit – exagéré – de la première réclusion des cardinaux à Viterbe en 1274, guetteront la couleur de la fumée s’échappant de la chapelle Sixtine.

Cet attrait manifestera, s’il était encore nécessaire, le pouvoir intégrateur des rites, comme les Jeux olympiques l’ont montré d’une certaine façon, l’été dernier. Quitte à faire regretter aux publics français que nous ayons si peu de rituels nationaux autres que sportifs, comme Régis Debray l’affirmait dans Libération il y a vingt ans, deux jours avant l’élection de Benoît XVI :

« Il y a une joie à se rassembler, il y a un bonheur intense à se fondre au coude à coude dans une foule organisée. Notre déficit cérémoniel crée un vide à combler. Les philosophes dans le vent depuis cinquante ans, individualistes et libertaires, antitotalitaires et libéraux, parlent de cette euphorie comme d’une basse et vilaine écume. Ils parlent droits, sexe, langage, liberté, valeurs. Mais plus jamais de fraternité. Communautaire est un vilain mot. Communisme est obscène, où il y avait pourtant communion. Ne parlons pas de la patrie et du Parti. On ne va plus au meeting ni à la guerre. Les rites civiques s’effacent. Alors, que reste-t-il ? Le sport et le pape. »

Le pape, donc. Ou plutôt ce qu’il incarne dans cette période de deuil globalisé : une figure autour de laquelle se cristallisent des récits de communion et d’unité, dépassant les appartenances religieuses. À travers la scénographie ancienne des funérailles pontificales et la médiatisation de l’émotion collective, c’est une forme de récit de l’universalité qui se joue.

Universel, c’est d’ailleurs ce que signifie l’étymologie de « catholique ». Ce qui tend à démontrer la pertinence de la proposition de Dayan et Katz, pour qui « les cérémonies télévisées sont susceptibles de produire la communauté même à laquelle elles s’adressent ». Pendant quelques jours, quelques heures, l’Église catholique va atteindre cette ambition d’universalité.

Pourtant, ce moment d’unanimité, sans doute prolongé par l’enthousiasme que suscitera l’annonce du successeur du pape François, ne fera que précéder un retour de la fragmentation. Avant cela, nombre de commentateurs, y compris sur les réseaux sociaux, salueront l’élection du nouveau pontife d’un « Habemus papam » (« Nous avons un pape »), reprenant à leur compte l’expression des catholiques. Alors que pour bon nombre d’entre eux « habetis » ou « habent papam » (« vous avez», « ils ont un pape ») serait plus approprié. Signe, en creux, de la force persistante d’une formule rituelle.

The Conversation

Olivier Mathonat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.04.2025 à 16:26

ChatGPT, nouvel oracle pour soulager nos angoisses ?

Jocelyn Lachance, Chargé de recherche, docteur HDR en sociologie, Université de Guyane

Et si poser frénétiquement des questions à ChatGPT relevait moins d’une quête de vérité que d’un besoin de conjurer l’angoisse ? À l’ère du numérique, assistons-nous au retour des oracles ?
Texte intégral (1900 mots)
IA et youtubeurs : oracles de l’ère numérique ? Hulki Okan Tabak/Unsplash, CC BY

Et si poser frénétiquement des questions à ChatGPT relevait moins d’une quête de vérité que d’un besoin de conjurer l’angoisse ? À l’ère du numérique, assistons-nous au retour des oracles ?


Les humains confrontés à l’incertitude ont besoin de moyens pour en conjurer les effets potentiellement délétères sur leur vie. Que nous considérions cela comme un simple instinct de survie ou un héritage culturel, un fait demeure : dans de nombreuses sociétés, des rituels spécifiques sont disponibles pour gérer ces incertitudes. L’oracle est l’un de ces rituels les plus connus en Occident du fait de l’importance de la Grèce antique dans notre imaginaire collectif.

Un puissant ou un citoyen lambda se pose des questions sur son avenir, il consulte alors la Pythie, prêtresse de l’oracle, pour qu’elle lise les signes des dieux. Mais attention, contrairement à ce que la croyance populaire propage, il ne s’agit pas de « prédire l’avenir », mais de dire au solliciteur ce qu’il doit penser et faire pour s’assurer d’un destin plus favorable. En d’autres termes, on lui dit comment lire la complexité du monde et comment agir pour infléchir son avenir.

La logique oraculaire se décline d’une société à une autre sous des formes diverses. Mais, que ce soit l’astrologie, la divination, la lecture des entrailles ou du vol des oiseaux, que ce soit dans l’invocation des dieux et même dans la prière, elle se caractérise toujours par le même enchaînement logique et ses résultats attendus sont toujours semblables : il s’agit de se conformer à une manière d’interroger l’avenir, de partager ses inquiétudes avec les autres, afin de déterminer à plusieurs « ce qu’il faut penser » et « ce qu’il faut faire ».

Ainsi s’expriment les rites oraculaires : à partir d’un sentiment d’incertitude, l’individu s’engage auprès d’un « expert », qui l’accompagne pour comprendre ce qui se trame et ce qui peut advenir. Le rituel transforme sa question en une action à commettre : il faut planter un arbre, sacrifier une bête, faire un pèlerinage, etc. Ainsi l’humanité s’est-elle construite en traversant les peurs et les crises, mais surtout en s’appuyant sur ce moyen ancien de gérer collectivement les inquiétudes.

Les sociétés occidentales ont remplacé les rites oraculaires par la science. Et lorsque la science fait défaut pour apaiser les craintes, alors la logique de l’oracle est susceptible de reprendre toute la place. En tant qu’humains, nous courrons alors chacun et chacune le risque d’être séduit par ses avantages, en particulier lorsque l’inquiétude s’impose. Dans ce contexte, ce qui compte le plus, c’est le bénéfice que procure la logique oraculaire. Mettre en forme le questionnement. Partager ses inquiétudes avec un « expert ». Obtenir une réponse aux questions : que dois-je penser ? et que dois-je faire ?

Il ne s’agit pas de « prédire l’avenir », mais de procurer le sentiment d’avoir une prise sur son « destin ».


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Malgré le triomphe des Lumières et de la science, dont nous sentons parfois le déclin, la logique oraculaire persiste dans ses formes anciennes. Par exemple, le succès constant de l’astrologie trahit notre tendance collective à nous reposer sur ce moyen de réguler l’angoisse. Plus d’inquiétude et moins de science impliquent toujours le risque plus grand du retour de l’humain vers la logique oraculaire. Il faut bien trouver de l’apaisement dans un contexte anxiogène…

L’IA est un oracle qui ne prédit pas l’avenir

Parmi les nombreux usages de l’intelligence artificielle générative (IA), plusieurs révèlent le retour de la logique oraculaire. L’IA appuie ses analyses sur un ensemble de données. Ce sont les signes contemporains. On consulte Internet. On consulte les moteurs de recherche. Et on consulte l’IA.

On lui pose une question. L’IA lit les signes disponibles et, devant l’immensité de l’information disponible, il redonne à un monde complexe un semblant de cohérence. Il formule une interprétation. Il rend lisible ce qui ne l’était pas aux yeux de l’individu. Ainsi, devant des incertitudes sans doute légitimes, des jeunes nous révèlent consulter l’IA, comme Kelly 17 ans, qui nous raconte dans le cadre d’une enquête que nous menons :

« Nous, les filles en général, on a déjà eu cette appréhension, par exemple pour les premières règles, le premier rapport. J’en n’ai pas forcément parlé à ma mère ou à un médecin donc j’ai cherché sur Google. Et c’est vrai que j’avais des trucs pas cool quoi, qui m’ont pas mal fait cogiter certaines nuits […]. Quand j’ai eu mes toutes premières règles, j’ai demandé [à Google] pourquoi le sang devenait marron, des choses comme ça. Et c’est vrai que les réponses, rapidement, c’était : “Ah, bah ! Vous avez peut-être un cancer.” Je trouve qu’il y a vachement plus de bêtises sur Internet alors que l’IA, une fois qu’on a confiance en elle, on voit que ce n’est pas des bêtises ce qu’elle raconte. C’est bien pour se reposer et arrêter d’avoir peur de tout et de rien, en fait. »

« L’IA, c’est bien pour se reposer. Pour arrêter d’avoir peur. » Non seulement, l’IA remplit, dans cet exemple, la fonction du rite oraculaire, mais elle permet la mise en scène de son processus rituel : une incertitude ressentie, la formulation d’une question, la remise de soi à un « expert », l’attente d’une interprétation qui dit quoi penser et éventuellement quoi faire ainsi que la conjuration provisoire du sentiment d’incertitude.

D’ailleurs, dans cette enquête que nous menons auprès des jeunes sur leurs usages de l’IA, la logique oraculaire se décline de différentes manières. Par exemple, la plupart d’entre eux n’utilisent pas l’IA en permanence pour leurs travaux scolaires, mais plutôt lorsqu’ils ne savent pas quoi répondre, qu’ils ne comprennent pas ou que la pression est trop forte, c’est-à-dire lorsque l’inquiétude face à l’avenir rapproché de l’évaluation devient insupportable. Que l’IA ne formule pas la vérité, mais des réponses plausibles, cela n’est plus toujours le plus important dans ce contexte. Ce qui compte, pour l’individu oraculaire, c’est d’abord l’effet d’apaisement que permet son usage.

Un oracle 2.0 ?

L’activité de la consultation est devenue omniprésente, journalière même. On peut utiliser l’IA pour lui poser des questions. On peut également lui demander de générer des images qui mettent en scène des scénarios apocalyptiques. Il s’agit toujours de passer de l’activité cognitive de la rumination ou du questionnement existentiel à une action rituelle, incluant ici des dispositifs informationnels. Mais il est aussi possible de s’en remettre à des « experts », qui liront la complexité du monde, pour le bénéfice du consultant.

Ainsi, il n’est pas surprenant que YouTube ait vu apparaître en quelques années quantité d’experts de tous horizons, dont l’objectivité et la rigueur d’analyse peuvent souvent être critiquées. Car si les individus qui les suivent écoutent attentivement ce qu’ils ont à dire, ce n’est plus toujours pour bénéficier de contenu partagé, mais pour la possibilité d’accéder à de nouveaux processus rituels.

Ainsi, des amateurs de youtubeurs et de twitcheurs mettent en avant le fait qu’ils abordent les « vrais sujets », qu’il est possible de poser les « vraies questions », d’avoir le sentiment d’une « proximité relationnelle » avec les producteurs de contenu, alors que, dans les faits, l’asymétrie règne. En d’autres termes, les questions individuelles sont ici déléguées à un expert qui déchiffre un monde complexe. Il remplit ainsi la fonction d’apaisement autrefois jouée par les rites oraculaires.

Soyons clairs : tous les amateurs de youtubeurs et de twitcheurs ne se retrouvent pas dans ce cas de figure, loin de là. Mais les individus oraculaires accordent plus d’importance aux bénéfices obtenus en termes d’apaisement des inquiétudes qu’à l’objectivité et à la vérité. Et certains youtubeurs et twitcheurs instrumentalisent clairement le retour de l’oracle à l’ère du numérique. Une lecture socio-anthropologique nous permet alors de désigner certains d’entre eux comme de « nouveaux devins contemporains ». Non pas parce qu’ils prédisent l’avenir, mais parce qu’ils offrent des manières de penser un monde incertain et, souvent, d’agir malgré les craintes, comme en leur temps, les « experts de la divination ».

Qu’ils mobilisent des croyances religieuses ou techno-scientifiques, qu’ils se nourrissent de propositions loufoques, voire de théories du complot, nous pouvons penser que ces oracles numériques trouveront un nombre croissant d’adeptes dans un monde de plus en plus incertain. Car, pour des individus inquiets, la logique oraculaire colmate la détresse et enraye provisoirement la souffrance.

Ainsi des individus courent-ils le risque que la recherche d’apaisement devienne à leurs yeux plus importante que la découverte des faits objectifs. Et que la quête de vérité soit oubliée, et même abandonnée, au profit du soulagement de nos angoisses modernes.

The Conversation

Jocelyn Lachance ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.04.2025 à 16:23

Stocker les grains en consommant moins d’énergie : et si le passé éclairait le futur ?

Anna Valduriez, Cheffe de projet de recherche participative: stockage de denrées alimentaires (pour le futur, à partir de méthodes ancestrales), Inrae

Dominique Desclaux, Chercheure en Agronomie et Génétique, Inrae

Jean-Michel Savoie, chercheur, Inrae

Marie-Françoise Samson, Chercheuse en biochimie alimentaire, Inrae

Maxime Guillaume, chercheur, Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)

Tanguy Wibaut, chercheur, Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)

Les menaces climatiques et géopolitiques invitent à repenser le stockage des grains et denrées de demain, en réexaminant notamment les techniques du passé.
Texte intégral (2438 mots)
Dès le Néolithique, l’humanité a pratiqué le stockage souterrain et en grenier, et ce, de manière individuelle ou collective. Marc Wieland/Unsplash, CC BY-SA

Les menaces climatiques et géopolitiques invitent à repenser le stockage des grains et autres denrées de demain, en réexaminant notamment les techniques du passé. Du stockage souterrain au silo en passant par le grenier, les pratiques qui ont existé en région méditerranéenne, du Néolithique à nos jours, peuvent nous éclairer sur la façon d’envisager le stockage des aliments à l’avenir.


Pourquoi stocker ? Qu’il s’agisse de denrées alimentaires, de données, ou d’énergie, la réponse est la même, « pour conserver de manière organisée, sécurisée, accessible ». Pour certains, stockage rime avec sécurisation, pour d’autres, avec spéculation. Dans tous les cas, lorsqu’il requiert des conditions particulières de température et d’hygrométrie, le stockage est énergivore.

Dans le cas des aliments, il est recommandé de les stocker à faible température pour limiter la prolifération de bactéries et autres microorganismes. Ainsi, la consommation électrique moyenne d’un réfrigérateur domestique (300 à 500 kWh/an) représente le quart des dépenses en énergie des ménages. Et si c’est le cas pour les ingrédients que nous conservons à la maison, les besoins à grande échelle du côté des producteurs sont d’autant plus importants.

Ici, c’est du stockage des grains (céréales et oléoprotéagineux), qui constituent la base de notre alimentation, dont il est question. Le stockage en région méditerranéenne, du Néolithique à nos jours, peut-il nous éclairer sur la façon d’envisager le stockage du futur ?

Le stockage, une pratique issue du Néolithique

Dès le Néolithique, l’humanité a pratiqué le stockage souterrain et en grenier, et ce, de manière individuelle ou collective. Cette méthode reste active ponctuellement dans certaines régions du monde, comme au Soudan, ou encore au Maroc et en Tunisie.

Schéma en coupe d’un silo souterrain expérimental en cours d’utilisation sur le site de l’Inrae à Alenya (Pyrénées-Orientales). Projet SilArchaeoBio, ANR-21-CE27-0013. DAO C. Dominguez, Fourni par l'auteur

En France, malgré quelques variations liées aux périodes et zones géographiques, ces silos enterrés ont généralement été creusés sous forme d’ampoule à la taille variable, que les archéologues de l’Inrap retrouvent régulièrement, notamment sur les sites médiévaux de Thuir (Pyrénées-Orientales), de Pennautier et de Montréal (Aude).

Silo souterrain expérimental, vu du dessus, en cours de fermeture. Trois capteurs sont immergés dans le grain pour contrôler à terme l’évolution de la température et de l’hygrométrie. Tanguy Wibaut, Fourni par l'auteur

C’est vers la fin du Moyen Âge que le stockage souterrain est délaissé en France au profit du grenier à grains. Les explications à cette évolution restent de l’ordre de l’hypothèse : l’une d’elles tient à une centralisation du pouvoir nécessitant un contrôle des quantités de blé et autres céréales que ne permet pas le silo enterré.

C’est seulement au XIXe siècle que la curiosité pour la méthode du stockage souterrain réapparaît et fait l’objet de nouvelles études par les agronomes.

Cet élan a toutefois été freiné par le contexte de la Première Guerre mondiale. Au début des années 1930, la crise de surproduction du blé donne naissance aux coopératives et au système de marché de négoce pour réguler la production.

Une partie des récoltes de blé est ainsi livrée aux centres de stockage coopératifs par les producteurs afin d’assurer l’échelonnage des ventes et la stabilisation du marché. Ce sont les premiers grands silos industriels, qui se développent surtout dans les années 1950.

Des silos de plus en plus sophistiqués

Désormais, les grains sont majoritairement apportés après récolte à des organismes stockeurs, mais on estime en France que 53 % des agriculteurs stockent également à la ferme.

Le stockage devant garantir une bonne conservation du grain, température et humidité sont contrôlées dans les silos : ce contrôle passe le plus souvent par la ventilation, mais aussi par refroidissement forcé afin d’éviter la prolifération d’insectes et de moisissures. Des insecticides autorisés sont souvent appliqués dès la réception des récoltes et un gazage des grains à la phosphine (PH3) est parfois pratiqué, sous conditions très sécurisées, pour prévenir les invasions d’insectes.


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En béton ou en métal, cylindriques ou rectangulaires, les silos visibles dans le Midi de la France varient en taille et en capacité : d’une hauteur de 25 à 30 mètres, ils peuvent accueillir de 200 à 12 000 tonnes par cellule.

Le plus haut silo du monde, Swissmill, est situé à Zurich : de 118 mètres de haut, il peut abriter 40 000 tonnes de blé. Plus les silos sont massifs, plus les besoins énergétiques pour assurer leur remplissage et leur ventilation sont conséquents… Ce que la hausse des températures n’arrange pas, engendrant un besoin en ventilation quasi continu. Une consommation d’énergie qui vient se surajouter aux impacts environnementaux liés au transport des céréales au long de la chaîne de production.

Certains agriculteurs s’équipent de silos à la ferme, mais nombreux sont ceux qui stockent dans des « big bag », sacs souples de grande contenance (de 500 kg à 2 tonnes) généralement en polypropylène. Sont également développés des « big bag Nox », hermétiques à double couche, qui créent une barrière physique empêchant l’entrée de ravageurs : en parallèle, l’injection de CO2 tue ceux déjà présents en les privant d’oxygène. Dans la même idée, on retrouve les silos hermétiques, qui n’ont connu qu’un faible développement en France en raison de leur coût.

Ces techniques utilisent les mêmes principes de stockage en atmosphère modifiée que ceux qui prévalaient pour les silos souterrains médiévaux.

Le stockage au défi des crises à venir

Changements climatiques, conflits politiques, crises de l’énergie et pandémies menacent la sécurité alimentaire, non seulement en matière de production, mais également de stockage. Ce dernier, s’il est défaillant, est en outre une source importante de gaspillage et de perte de denrées.

C’est de ce constat que découlent les recherches menées par le collectif LocaStock. Différents acteurs y expérimentent ensemble et développent une réflexion prospective autour de la question du stockage des grains et autres aliments.

Ainsi des archéologues tentent de retrouver les techniques de conservation au sein de silos rendus hermétiques. Des producteurs de céréales biologiques testent la pratique du stockage souterrain. En parallèle, des généticiens et agronomes fournissent la diversité génétique, et des pathologistes et biochimistes analysent la qualité sanitaire, nutritionnelle et organoleptique des grains stockés une fois qu’ils sont récupérés après plusieurs mois passés sous terre. Enfin, une régie de quartier défavorisé intéressée par le stockage de denrées alimentaires ainsi qu’un chef de projet facilitant les liens sciences-société sont également associés pour que les enjeux ne soient pas abordés que d’un point de vue uniquement technique.

Ce travail du projet LocaStock vise à imaginer et à expérimenter un stockage résilient des productions agricoles et alimentaires dans des conditions propres, saines, loyales, économes, sans impact sur l’environnement et adaptées au contexte actuel, ainsi qu’à définir dans quelle mesure les techniques ancestrales peuvent contribuer à apporter des réponses aux enjeux du présent et du futur.


Johan Friry de la régie de quartier Garros Services et Axel Wurtz du Biocivam de l’Aude ont contribué à la rédaction de cet article.

Pour participer à cette recherche de solutions résilientes de stockage et de préservation des produits agricoles et des aliments, de la ferme à la table, vous pouvez partager vos expériences et idées utopiques ou dystopiques à l’adresse locastock@mailo.com.

The Conversation

Anna Valduriez a reçu des financements de ANR pour ses recherches dans le projet LocaStock (ANR-2023-SSAI-0018).

Dominique Desclaux a reçu des financements de l'ANR SAPS pour ses recherches dans le projet Locastock .

Jean-Michel Savoie a reçu des financements de l'ANR pour un projet de recherches multidisciplinaire sur la conservation des grains de céréales dans des silos souterrains (SilArchaeoBio, ANR-21-CE27-0013) et pour le projet de Sciences Avec et Pour la Société LocaStock (ANR-2023-SSAI-0018)..

Marie-Françoise Samson a reçu des financements de l'ANR SAPS pour ses recherches dans le projet LocaStock.

Maxime Guillaume a reçu des financements de l'ANR pour un projet de recherches multidisciplinaire sur la conservation des grains de céréales dans des silos souterrains (SilArchaeoBio, ANR-21-CE27-0013) et pour le projet de Sciences Avec et Pour la Société LocaStock (ANR-2023-SSAI-0018).

Tanguy Wibaut a reçu des financements de l'ANR pour un projet de recherches multidisciplinaire sur la conservation des grains de céréales dans des silos souterrains (SilArchaeoBio, ANR-21-CE27-0013) et pour le projet de Sciences Avec et Pour la Société LocaStock (ANR-2023-SSAI-0018)..

22.04.2025 à 17:24

Des sculptures découvertes à Pompéi montrent que les femmes pouvaient exister dans l’Antiquité autrement que comme épouses

Emily Hauser, Senior Lecturer in Classics, University of Exeter

Une tombe récemment découverte à Pompéi révèle qu’être une femme influente dans l’Antiquité ne passait pas toujours par le mariage.
Texte intégral (1264 mots)

Les visiteurs du site de Pompéi, l’ancienne ville romaine ensevelie sous les cendres de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C., ne pensent pas souvent à regarder au-delà de l’enceinte de la cité. Il y a beaucoup à voir dans cette ville monumentale et bien préservée, avec des peintures murales représentant des mythes et des légendes comme celle d’Hélène de Troie, de majestueux amphithéâtres ou des thermes somptueusement stuqués. Mais si vous franchissez les portes de la ville, vous vous retrouverez dans un monde très différent, tout aussi important.


Pour les Romains de l’Antiquité, les routes et chemins menant aux villes étaient essentiels, non seulement pour se rendre sur place, mais aussi comme de véritables « voies de la mémoire ». Des tombes jalonnaient ces voies antiques, certaines comportant simplement des inscriptions à la mémoire d’êtres chers disparus, d’autres, plus grandioses, offrant un espace aux amis et à la famille pour festoyer en souvenir des défunts.

Certaines tombes s’adressent même directement au passant, comme si leur occupant pouvait parler à nouveau et transmettre ce qu’il a appris. Prenons un exemple pompéien, mis en place par l’affranchi Publius Vesonius Phileros, qui s’ouvre sur une politesse ineffable :

« Étranger, attends un peu si cela ne te dérange pas, et apprends ce qu’il ne faut pas faire. »

Entrer à Pompéi et en sortir, c’était se rappeler des modes de vie et des façons de mourir. C’était aussi une invitation à tirer notre chapeau à ceux qui avaient emprunté le même chemin que nous, et à apprendre de leur exemple.

C’est pourquoi la récente découverte d’une tombe monumentale surmontée de sculptures grandeur nature d’une femme et d’un homme, juste à l’extérieur de l’entrée est de la ville, n’est pas seulement une découverte fascinante en soi. Cela invite également à s’arrêter et à se souvenir des personnes qui ont vécu puis sont mortes dans cette ville italienne animée.


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L’élément principal de la tombe est un grand mur, parsemé de niches où les restes incinérés auraient été placés, et surmonté par l’étonnante sculpture en relief d’une femme et d’un homme. Ils se tiennent côte à côte, mais ne se touchent pas.

Elle est légèrement plus grande que lui, puisqu’elle mesure 1,77 m, et lui 1,75 m. Elle est drapée d’une tunique, d’un manteau et d’un voile modestes (symboles de la féminité romaine) et arbore au cou un pendentif en forme de croissant de lune appelé lunula qui – en raison du lien séculaire avec les cycles lunaires – raconte une histoire sur la fécondité et la naissance des femmes. Lui est vêtu de la toge typiquement romaine, ce qui l’identifie instantanément comme un fier citoyen de Rome.

Qui les statues représentent-elles ?

En archéologie, lorsqu’une femme et un homme sont représentés côte à côte dans des tombes et des sépultures comme celle-ci, on suppose généralement qu’il s’agit d’époux. Toutefois, un indice indéniable laisse supposer qu’il s’agit ici d’autre chose. En effet, la femme tient dans sa main droite une branche de laurier, utilisée par les prêtresses pour souffler la fumée de l’encens et des herbes lors des rituels religieux.

Dans le monde romain, les prêtresses détenaient des pouvoirs inhabituels pour des femmes et il a été suggéré que cette femme était peut-être une prêtresse de la déesse de l’agriculture Cérès (l’équivalent romain de la déesse grecque Déméter).

Cette prêtresse de haut rang est donc représentée à côté d’un homme. L’inclusion des symboles de son statut (prêtresse) à côté du sien (togatus ou « homme portant une toge ») montre qu’elle est là en tant que membre à part entière de la société pompéienne. Elle pourrait être sa mère ; elle pourrait même avoir été plus importante que lui (ce qui expliquerait pourquoi elle est plus grande). En l’absence d’inscription, nous ne pouvons pas en avoir le cœur net. Le fait est qu’une femme n’a pas besoin d’être l’épouse d’un homme pour se tenir à ses côtés.

Ce qui est fascinant, c’est que ce phénomène n’est pas propre à Pompéi. Dans mon nouveau livre Mythica, qui porte sur les femmes non pas de Rome mais de la Grèce de l’âge du bronze, j’ai constaté que les nouvelles découvertes archéologiques ne cessent de bouleverser les idées reçues sur la place des femmes dans la société et la valeur de leur rôle.

Un exemple fascinant est celui d’une sépulture royale à Mycènes, à la fin de l’âge du bronze : une femme et un homme ont été enterrés ensemble dans la nécropole royale, quelque 1700 ans avant que l’éruption du Vésuve décime Pompéi. Comme d’habitude, les archéologues qui l’ont découverte ont immédiatement identifié la femme comme l’épouse de l’homme. Mais c’est alors que l’analyse de l’ADN entre en jeu.

En 2008, les deux squelettes ont fait l’objet d’un test ADN, qui a révélé qu’ils étaient en fait frère et sœur. Elle a été enterrée ici en tant que membre d’une famille royale par naissance, et non par mariage. Elle était là de son propre chef.

De l’or de Mycènes aux ruines cendrées de Pompéi, les vestiges du monde antique nous racontent une histoire différente de celle que nous avons toujours crue. Une femme n’avait pas besoin d’être une épouse pour se distinguer.

Je pense donc qu’il est sage d’écouter le conseil de notre ami Publius. Penchons-nous sur les sépultures du passé et apprenons.

The Conversation

Emily Hauser ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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