09.08.2025 à 09:03
Jules Lasbleiz, Doctorant en études cinématographiques, Université Rennes 2
De Tron : l’héritage (2010) à Indiana Jones et le cadran de la destinée (2023), en passant par Terminator Genisys (2015), les franchises hollywoodiennes utilisent régulièrement les images de synthèse pour rajeunir des stars vieillissantes. Or, plus qu’un simple outil narratif ou attractionnel, le de-aging interroge également le statut de ces stars au crépuscule de leur carrière.
Le vieillissement inéluctable de la star hollywoodienne est une thématique qui, depuis les années 1950 et la désuétude des premières stars des années 1920-1930, intéresse le cinéma. Des films comme Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950) ou Une étoile est née (George Cukor, 1954) abordent, à ce titre, très frontalement, cette idée de dépérissement de la star dans une industrie ne voulant plus d’elle, et ce, en mettant justement en scène des vedettes vieillissantes voire des vedettes, qui, à ce moment de leur carrière, sont sur le déclin.
Si ces films ont pu traiter de la question de l’obsolescence de la star de façon métatextuelle, c’est-à-dire en représentant la star en tant que star au sein même de leur diégèse, d’autres ont pu le faire de manière plus sous-jacente, en mettant en parallèle l’âge des personnages représentés et celui de leurs interprètes.
Ainsi, depuis une quinzaine d’années, cette thématique du vieillissement des personnages/stars semble notamment s’incarner au sein d’un certain nombre de films issus de franchises développées initialement dans les années 1980-1990. Or, une partie de ces films a régulièrement recours à la technique dite de « de-aging » (rajeunissement par les images de synthèse) pour conférer à certains personnages iconiques une apparence juvénile – similaire à celle précédemment représentée au sein de la saga correspondante. Cette technique semble dès lors interroger le vieillissement de ces personnages, mais surtout de leurs interprètes, de manière tout à fait inédite.
À l’image de certains héros vieillissants de westerns dits « crépusculaires » qui, comme leurs interprètes, reprennent du service pour accomplir une ultime mission qui viendra asseoir leur statut de légende, les icônes des franchises cinématographiques apparues à la fin du siècle dernier se sont vues, depuis quelque temps, réinvesties dans l’optique de réaffirmer leur importance culturelle dans un contexte contemporain. C’est en tout cas le projet porté par un film comme Terminator Genisys (Alan Taylor, 2015), dans lequel la star bodybuildée des années 1980-1990 Arnold Schwarzenegger réinterprète son personnage iconique de T-800, alors littéralement usé et rouillé par le temps, mais – et comme il ne cesse de le rappeler tout au long du film, n’est « pas obsolète » pour autant.
Plus que cela, le film donne même à voir une image de l’acteur embrassant pleinement sa vieillesse, en lui faisant notamment affronter (et surtout vaincre) une version rajeunie de lui-même, ayant l’apparence du T-800 du Terminator de 1984 réalisé par James Cameron. Ici, le rajeunissement numérique de la star lui permet d’assumer et affirmer son âge avec force – le Schwarzenegger de 2015 supplantant le Schwarzenegger de 1984. La fin du film tend d’ailleurs à vouloir démontrer une bonne fois pour toutes cette idée de vieillesse comme forme de modernité (plutôt que de décrépitude), en conférant au robot T-800 usé les capacités protéiformes d’un modèle T-1000 plus récent.
Le film Tron : l’héritage (Joseph Kosinski, 2010) repose sur des motifs narratif et discursif similaires à ceux de_ Terminator Genisys_. Durant son dernier acte, le long métrage fait par exemple s’affronter le personnage de Kevin Flynn, alors (ré)interprété par un Jeff Bridges d’une soixantaine d’années, et son clone virtuel, ayant l’apparence de l’acteur lorsqu’il incarnait le personnage pour la première fois en 1982 dans le film Tron (Steven Lisberger). L’intérêt de cette séquence réside dans le fait que le vieux Kevin Flynn triomphe de son double virtuel en l’absorbant pour ne (re)faire qu’un avec lui. Plus encore que la victoire de l’humain sur la machine, le personnage réaffirme ainsi l’idée selon laquelle le « corps réel » de la star serait unique et – il le souligne au cours de cette séquence – que sa perfection résiderait dans ses imperfections, signes du passage du temps.
Selon la professeure en études sur le genre Sally Chivers, cette vision positive de la vieillesse des personnages/stars – qui n’auraient rien à envier à leurs Moi d’antan – se serait particulièrement développée dans les films issus de franchises, sortis après les années 2000 et 2010.
On retrouve à nouveau cette idée dans Indiana Jones et le cadran de la destinée (James Mangold, 2023), au sein duquel Harrison Ford réincarne le célèbre archéologue et où, dans une séquence introductive d’une vingtaine de minutes, celui-ci est rajeuni numériquement afin que son apparence corresponde à celle que l’on retrouve dans les films de la franchise Indiana Jones réalisés durant les années 1980.
Le reste du film consiste à nous prouver que le personnage d’Indy – malgré son pessimisme sur la question – est, comme son interprète, encore capable d’assurer des missions pour le moins aventureuses, semblables à celles qu’il accomplissait dans sa jeunesse. De ce point de vue, le film pourrait presque servir d’illustration à la thèse énoncée par le sociologue Edgar Morin selon laquelle stars et personnages se contamineraient réciproquement.
Quoi qu’il en soit, le de-aging du début du film sert une fois de plus à renforcer, par une mise en parallèle avec le reste du récit, cette idée d’une vieillesse qui ne serait pas synonyme d’obsolescence.
Comme l’explique la professeure en études cinématographiques Philippa Gates, ce type de discours sur le « bien vieillir » des stars tend en réalité à faire croire au spectateur que « vieillir dépendrait davantage de choix personnels que de conditions matérielles et d’inégalités sociales ».
Son ambiguïté réside également – et logiquement – dans le fait d’utiliser une technique comme le de-aging pour tenter d’en développer la portée symbolique. Un paradoxe évident se dessine : étant donné le rajeunissement par le numérique de la star, sa vieillesse est-elle véritablement assumée ? D’autant plus que, malgré le discours porté par le film le mettant en scène, ce rajeunissement donne à voir une image fantasmée de la star.
Le de-aging est en effet – et de façon évidente – utilisé pour que la star vieillissante réponde à des critères de beauté et/ou de jeunisme qui autrefois pouvaient la caractériser. Comme dans la plupart des œuvres cinématographiques faisant usage des technologies numériques pour porter un discours – souvent critique – sur les nouvelles technologies (fictives ou réelles), une contradiction apparaît ainsi entre le fond (le discours sur le « bien vieillir ») et la forme (le recours au de-aging) des films.
Pour un historien du cinéma comme Richard Dyer, ce type de contradiction est à la base de ce qui caractérise la star. Celle-ci mène à la fois une existence réelle, soumise comme tout un chacun aux affres du temps, et artificielle, liée au monde de l’image, de la fiction. Qu’il soit assumé ou non, l’âge de la star serait donc en partie illusoire notamment parce que sa représentation est presque nécessairement standardisée.
Cette ambiguïté résulte également d’une mise en tension entre l’image « actuelle » de la star et celle de ses rôles passés. Ainsi, plutôt que d’opérer un changement radical dans la manière de représenter la star vieillissante, le de-aging permet en fait de réactualiser des enjeux thématiques anciens, similaires à ceux de certains films des années 1950, au sein desquels l’ancienne et la nouvelle stars s’opposent. Le rajeunissement numérique ne fait finalement que pousser ces enjeux au bout de leur logique (via, entre autres, une forme nouvelle de capitalisation de la nostalgie).
Mais au-delà de cela, n’y a-t-il pas également dans les films étudiés ici une volonté de faire coïncider cette technique avec le modèle narratif, et économique, des franchises, si présentes aujourd’hui, et auxquelles ces films sont rattachés ? Les logiques de variation (par l’utilisation de l’imagerie numérique en tant que telle) et de répétition (par l’utilisation de l’imagerie numérique afin de reproduire quelque chose du passé) du de-aging semblent en effet, à ce titre, bien proches de celles propres aux franchises cinématographiques.
Jules Lasbleiz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.08.2025 à 15:20
Thierry Poibeau, DR CNRS, École normale supérieure (ENS) – PSL
Comment un philologue géorgien est-il devenu le théoricien officiel de la linguistique soviétique avant d’être renié par Staline ? L’histoire de Nicolas Marr illustre les dangers de la science mise au service du pouvoir.
Nicolas Marr, né en 1865 (selon le calendrier grégorien) à Koutaïssi (Géorgie, Empire russe) et décédé en 1934 à Leningrad (URSS), occupe une place singulière dans l’histoire de la linguistique… moins pour ses apports scientifiques que pour l’influence politique qu’il exerça en Union soviétique, où sa théorie linguistique – aujourd’hui considérée comme largement fantaisiste, fut pendant plusieurs années érigée en doctrine officielle.
Son parcours intellectuel, culminant dans une consécration institutionnelle spectaculaire avant que Marr soit brutalement désavoué par Staline lui-même, offre un cas exemplaire de l’instrumentalisation des sciences humaines à des fins idéologiques. À l’heure où des gouvernements cherchent à encadrer les discours scientifiques sur des sujets sensibles (qu’il s’agisse du climat, du genre ou de l’histoire), le cas de Nicolas Marr rappelle que la liberté académique reste vulnérable face à des logiques politiques qui cherchent à imposer leurs propres normes de vérité.
Formé comme philologue (spécialiste des textes anciens) à l’Université de Saint-Pétersbourg, Nicolas Marr se spécialise dans les langues caucasiennes. Son travail précoce est sérieux, et plutôt bien accueilli dans les cercles orientalistes de l’Empire russe.
Mais au fil des années, sa pensée s’éloigne des cadres méthodologiques établis, ce qui lui permet, fait rare pour un savant déjà reconnu avant 1917, de rester en vue sous le régime bolchévique : en requalifiant ses thèses de « matérialistes » et en les alignant sur les objectifs politiques (anti-occidentalisme, « modernisation linguistique » des peuples non russes, construction du socialisme), il transforme sa doctrine en orthodoxie institutionnelle, durablement adossée aux organes académiques et au pouvoir.
Marr est convaincu que l’approche traditionnelle concernant l’étude des langues indo-européennes (qui postule l’existence d’une langue mère commune, le proto-indo-européen, à l’origine de nombreuses langues d’Europe et d’Asie) est idéologiquement biaisée, car influencée par des présupposés élitistes et eurocentrés.
Il se lance alors dans la construction d’un nouveau paradigme linguistique, censé refléter une vision « matérialiste » de l’histoire des langues, c’est-à-dire une conception où le développement des langues est directement produit par les conditions sociales, économiques et historiques, conformément aux principes du marxisme.
Au cœur de sa théorie se trouve l’idée que toutes les langues humaines dérivent d’un protolangage unique fondé sur quatre éléments phonétiques fondamentaux : sal, ber, yon, rosh. Selon Nicolas Marr, ces « éléments de base » seraient les briques originelles de tout lexique, indépendamment des familles linguistiques reconnues. Il va jusqu’à proposer que l’évolution des langues obéit à des lois de type marxiste : la langue, comme tout autre superstructure (construction sociale dépendante des conditions économiques et des rapports de classe), serait le produit du développement des forces productives et l’histoire de la lutte des classes sociales.
Dans ses travaux ultérieurs, Nicolas Marr introduit la notion de langues « japhetiques », une famille hypothétique qu’il oppose aux langues indo-européennes (voir ici pour un compte rendu relativement favorable de l’époque, en 1936). Inspiré d’une relecture très libre de la Genèse, il affirme que les langues du Caucase – et bien d’autres – forment un rameau linguistique issu du personnage biblique Japhet. Cette classification fantaisiste, dépourvue de fondement comparatif rigoureux (par opposition à l’approche traditionnelle, fondée notamment sur des lois d’évolution phonétique strictement établies), lui permet d’insister sur l’existence d’un substrat linguistique commun à des peuples opprimés par le colonialisme occidental, théorie en phase avec l’idéologie soviétique des années 1920.
Dans l’URSS des années 1920 et des années 1930, les sciences sont de plus en plus soumises à des critères politiques. Nicolas Marr, dont le discours allie un rejet de la tradition bourgeoise et une promesse d’unification linguistique du prolétariat mondial, s’impose rapidement comme un intellectuel « compatible ». Il avance que les langues évoluent selon les lois de la lutte des classes et que le langage reflète la structure sociale.
Cette approche plaît : Nicolas Marr, à la tête de nombreux instituts et entré à l’Académie des sciences en 1912, en devient vice-président et ses écrits deviennent obligatoires dans les cursus universitaires. Ses détracteurs sont marginalisés, voire écartés (comme Evgueni Polivanov).
La linguistique de Nicolas Marr (connue sous le nom de « nouvelle doctrine linguistique ») devient doctrine d’État : il ne s’agit plus seulement d’une théorie linguistique, mais d’une orthodoxie politique. La science du langage est désormais censée participer à la construction du socialisme.
L’influence de Nicolas Marr dépasse alors le simple champ académique. Ses idées sont mobilisées dans les débats sur les politiques de planification linguistique (c’est-à-dire l’intervention délibérée de l’État dans la codification, la standardisation, l’alphabétisation et l’enseignement des langues), en particulier concernant la création de systèmes d’écriture pour des langues jusqu’alors non écrites des républiques soviétiques. La linguistique devient un outil de gouvernement, au service de la « politique des nationalités » : il s’agit à la fois de favoriser le développement culturel des peuples non russes et de préparer leur intégration dans le cadre idéologique du marxisme-léninisme.
Nicolas Marr sert ici de caution savante : ses théories, même contestées sur le plan scientifique, sont valorisées parce qu’elles justifient une conception révolutionnaire et volontariste de la langue comme construction sociale. Dans ce contexte, contester Nicolas Marr, c’était risquer de contester la ligne du Parti.
La mort de Nicolas Marr en 1934 ne met pas immédiatement fin à son influence. Au contraire, ses disciples poursuivent l’expansion de son système et veillent à sa canonisation.
Mais en 1950, contre toute attente, Staline lui-même publie un article intitulé « Marxisme et questions de linguistique », dans lequel il critique ouvertement la théorie de Nicolas Marr. Il rejette l’idée que la langue serait déterminée par les classes sociales, réhabilite la linguistique comparée, et appelle à un retour à une approche plus empirique, voire classique.
Ce geste n’est pas anodin : Staline ne se contente pas de désavouer une théorie. Il démontre que, dans une dictature, l’autorité scientifique est subordonnée à la volonté politique suprême, et qu’elle peut être révoquée à tout moment. Les institutions obtempèrent : les disciples de Nicolas Marr sont discrédités, les manuels sont réécrits, et la théorie des quatre éléments disparaît du paysage scientifique.
Ce retournement brutal s’inscrit dans un contexte plus large de redéfinition des priorités idéologiques du régime. À la fin des années 1940, l’URSS amorce un resserrement doctrinal, marqué par la campagne contre le « cosmopolitisme » et le renforcement du nationalisme soviétique.
Dans ce climat, les constructions linguistiques trop spéculatives ou trop liées à l’internationalisme révolutionnaire deviennent suspectes. En dénonçant Nicolas Marr, Staline entend réaffirmer l’autonomie relative de certaines disciplines scientifiques, mais aussi reprendre la main sur un champ où l’orthodoxie avait été laissée aux mains d’un petit cercle de partisans zélés.
Ce n’est donc pas un retour à la science pour elle-même, mais une réaffirmation de l’autorité centrale dans l’arbitrage du vrai.
Aujourd’hui, Nicolas Marr est largement oublié dans les manuels de linguistique. Son nom est parfois évoqué en histoire des sciences comme exemple extrême de science instrumentalisée, au même titre que Trofim Lyssenko en biologie. Ce dernier avait rejeté la génétique classique au nom du marxisme et imposé une théorie pseudoscientifique soutenue par le pouvoir soviétique.
Si ses premiers travaux sur les langues du Caucase semblent avoir été plus sérieux sur le plan philologique, ses grandes constructions théoriques sont aujourd’hui considérées comme infondées.
Mais l’histoire de Nicolas Marr mérite d’être relue. Elle rappelle que les sciences, surtout lorsqu’elles touchent au langage, à la culture et à l’identité, sont vulnérables aux pressions politiques.
Nicolas Marr n’est pas seulement un excentrique promu par accident ; il est le produit d’un moment historique où la vérité scientifique pouvait être décidée au sommet du Parti. Loin de n’être qu’un épisode marginal, l’histoire de Nicolas Marr éclaire un dilemme toujours actuel : celui de la vérité scientifique confrontée à des intérêts politiques, économiques ou idéologiques. Ce n’est pas tant le passé qui importe ici, mais ce qu’il permet encore de voir du présent.
Thierry Poibeau est membre de l'Institut Prairie-PSAI (Paris AI Research Institute - Paris School of Artificial Intelligence) et a reçu des financements à ce titre.
06.08.2025 à 17:14
Jeffrey Swartwood, Maître de conférences, Civilisation américaine, Université Bordeaux Montaigne
Le surf se développe sur les côtes californiennes à partir des années 1920 pendant la période des « hommes de fer et planches en bois ». Dans ce milieu contre-culturel, un premier mouvement de femmes part alors à la recherche de la vague parfaite, malgré les injonctions et les stéréotypes de la période.
Le surf connaît aujourd’hui une nouvelle vague de popularité avec quelque 3,8 millions de pratiquants. Comme à chaque phase d’expansion de ce sport, l’équilibre se redessine entre son image de pratique contre-culturelle – associée à la liberté, au sport dans les grands espaces – et sa place dans la culture dominante.
Malgré une augmentation considérable du surf féminin (entre 35 % et 40 % des pratiquants), l’imaginaire public entourant le surf reste (très) majoritairement masculin.
À l’heure actuelle, des surfeuses de shortboard comme celles de longboard voyagent en solo à travers le monde, surfent des grosses vagues, créent des modes de vie alternatifs et défient la vision traditionnelle de ce sport si longtemps orienté vers les hommes. Ces femmes suscitent à la fois l’intérêt du public et l’attention des chercheurs, comme en témoignent des ouvrages tels que Surfer Girls in the New World Order de Krista Comer.
Pourtant, le monde de la publicité, jusque dans la presse spécialisée, continue de présenter un déséquilibre : les photos d’action sont largement consacrées aux surfeurs masculins, tandis que les images de femmes, même de surfeuses professionnelles, sont encore souvent prises sur la plage ou sur un parking…
L’icône contre-culturelle du surf semble être encore fortement genrée et, en ce sens, pas si contre-culturelle que ça. Et ce n’est pas un phénomène nouveau.
Dans les années 1960, à l’apogée de la révolution contre-culturelle aux États-Unis, la liberté du surf était représentée comme quasi exclusivement masculine.
Dans les premiers magazines tels que Surfer ou Surfing, malgré certaines exceptions, les photos d’action montrant des femmes surfant étaient rares, même quand il s’agissait de traiter la performance des surfeuses lors des compétitions, par exemple.
Pourtant, selon les récits traditionnels hawaiens, depuis ses débuts vers le XIIᵉ siècle, le surf était pratiqué autant par les femmes que les hommes. Avant l’arrivée des missionnaires occidentaux, les femmes étaient étroitement associées à l’histoire du surf hawaïen. Mais ces derniers, animés d’un zèle socioreligieux marqué par des normes strictes de séparation des sexes et une vision productiviste de la société, ont œuvré à l’éradication de l’activité. La pratique du surf a donc progressivement décliné – surtout chez les femmes – jusqu’à quasiment disparaitre pour tous à la fin du XIXe siècle.
Le sport renaît au début du XXe siècle à Hawaii et en Californie, sous l’effet d’une curiosité presque ethnologique et d’une prise de conscience de son potentiel touristique. L’activité est alors devenue presque exclusivement masculine, au point que, dans son livre The History of Surfing, le champion de surf Nat Young ne mentionne les surfeuses californiennes que dans une petite parenthèse, vers la fin.
L’historien Scott Laderman explique que cela est dû non seulement au sexisme dominant mais aussi au fait que les surfeuses étaient rares car, avant la Deuxième Guerre mondiale, les planches étaient très lourdes et difficiles à manier. Surfeur reconnu, Mickey Munoz va plus loin en racontant qu’il n’y avait pas de femmes qui surfaient dans la Californie avant la fin des années 40 car les planches étaient trop lourdes.
Pourtant, confronté aux archives historiques et à une analyse approfondie, l’argument selon lequel les femmes ne pratiquaient pas, ou peu, le surf avant la fin des années 1950 ne tient pas la route. Des photosle prouvent, tout comme des articles de journaux et d’autres documents.
Le manque de maniabilité des planches de surf de l’époque est insatisfaisant pour expliquer la quasi-invisibilité des surfeuses de la période. Les planches étaient effectivement en bois et non en mousse, comme le montre la collection du musée Surfing Heritage and Culture Center de San Clemente. Mais leur poids variait énormément, allant de planches en balsa verni d’environ 10 kg à des mastodontes en séquoia pesant jusqu’à 45 kg (un longboard moderne en mousse et résine pèse entre 4 kg et 7 kg.
Et si les planches de trois mètres abondaient, des photographies et des références historiques à des planches plus courtes et plus légères évoquent une diversité plus grande que ne le laisse entendre le stéréotype.
Les surfeuses étaient vraisemblablement minoritaires sur la côte californienne, mais certaines femmes se consacraient malgré tout à ce sport et menaient une vie alternative. À ce jour, il est difficile de dire combien. Dans toute la Californie d’avant-guerre, il y avait probablement moins de 200 surfeurs et nous pourrions actuellement identifier une trentaine de surfeuses. À San Diego, dès 1925, Fay Baird Fraser, une jeune femme de 16 ans apprenait à surfer en tandem avec le sauveteur Charles Wright. Elle a ensuite continué à surfer seule dans la région, équipée de sa planche longue de 8 pieds (2,42 m).
Plus au nord, à Newport Beach, durant l’entre-deux-guerres, Duke Kahanamoku, hawaïen, champion olympique de natation et surfeur expert fut une figure clé de l’introduction du surf en Californie. Il rapporte avoir enseigné le surf à autant de femmes que d’hommes, et que parmi l’ensemble de ses élèves, tous sexes confondus, une jeune femme dénommée Bebe Daniels, de Corona Del Mar, était la meilleure.
Il y avait même quelques compétitions de surf avec une division féminine à la fin des années 1930. Mary Anne Hawkins, de Costa Mesa, a remporté ces championnats féminins de surf de la côte Pacifique en 1938, en 1939 et en 1940, à l’apogée de l’ère des planches en bois. Nous pourrions également mentionner les californiennes Vicki Flaxman ou Aggie Bane, parmi tant d’autres qui surfaient avant les années 50. Chacune de ces surfeuses talentueuses occupe une place bien documentée dans l’histoire des débuts du surf en Californie.
D’après l’historien Matt Warshaw, leur place était même telle, qu’à la fin des années 1940, alors que le surf évoluait à un rythme rapide et que le mode de vie des surfeurs s’ancrait dans la culture régionale, ces pionnières ont servi de modèle à toute la génération suivante de surfeurs californiens, hommes et femmes.
Selon Joe Quigg, fabriquant respecté de planches et figure iconique du surf, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la scène surf de Malibu dans les années 1940/50. Or, cette scène est devenue l’incarnation de la culture surf californienne, contribuant elle-même à façonner la contre-culture américaine des années 1950 et 1960. Dans un entretien, il va jusqu’à dire que la scène surf à Malibu était composé « de tous les âges et tous les sexes ».
À un moment où les récits traditionnels sont souvent remis en question, la construction de l’imaginaire du surf ne fait pas exception. Il est difficile d’imaginer que nous acceptions collectivement que dans les années 30, des garçons de 10 ans puissent traîner de lourdes planches jusqu’aux vagues pour apprendre, mais que les femmes, même adultes et nageuses accomplies passionnées de sports nautiques, ne le pouvaient pas. Elles le pouvaient, et elles le faisaient. T
out comme aujourd’hui, les femmes se lançaient dans les vagues, loin du rôle traditionnellement attribué à la petite amie qui attend avec patience sur la plage ou à la femme au foyer qui prépare soigneusement un pique-nique pour que son homme passe la journée à surfer. Face au sexisme de l’époque, elles ne représentaient qu’un faible pourcentage de la population des surfeurs. Cela souligne la nature hautement contre culturelle de leur pratique.
Jeffrey Swartwood est membre de l'International Association of Surfing Researchers, le Surf & Nature Alliance, l'Institut des Amériques et CLIMAS (EA4196) et l'Université Bordeaux Montaigne.
05.08.2025 à 15:17
Anne Wattel, Professeure agrégée, Université de Lille
Il y a 80 ans, le 6 août 1945, se déroulait une tragédie nommée Hiroshima. Les mots de la bombe se sont alors imposés dans l’espace médiatique : « E = mc2 », « Little Boy et Fat Man », « radiations », « bikini », « gerboise », « globocide »…
Dans le Souffle d’Hiroshima, publié en 2024 aux éditions Epistémé (librement accessible en format numérique), la chercheuse Anne Wattel (Université de Lille) revient, à travers une étude culturelle qui s'étende de 1945 à 1960, sur la construction du mythe de l’atome bienfaisant.
Ci-dessous, nous reproduisons un extrait du chapitre 3, consacré à l’histoire du mot « bikini » ainsi qu’à un étonnant article publié par Paris Match en 1950.
« Il y a eu Hiroshima […] ; il y a eu Bikini avec sa parade de cochons déguisés en officiers supérieurs, ce qui ne manquerait pas de drôlerie si l’habilleuse n’était la mort. » (André Breton, 1949
Lorsqu’en 1946, le Français Louis Réard commercialise son minimaliste maillot de bain deux pièces, il l’accompagne du slogan : « Le bikini, première bombe anatomique. »
On appréciera – ou pas – l’humour et le coup de com’, toujours est-il que cette « bombe », présentée pour la première fois à la piscine Molitor, le 5 juillet 1946, est passée à la postérité, que le bikini s’est répandu sur les plages et a occulté l’atoll des îles Marshall qui lui conféra son nom, atoll où, dans le cadre de l’opération Crossroads, les Américains, après avoir convaincu à grand renfort de propagande la population locale de s’exiler (pour le bien de l’humanité), multiplièrent les essais atomiques entre 1946 et 1958.
La première bombe explose le 1er juillet 1946 ; l’opération est grandement médiatisée et suscite un intérêt mondial, décelable dans France-soir qui, un mois et demi avant « l’expérience », en mai 1946, renoue avec cet art subtil de la titraille qui fit tout son succès :
« Dans 40 jours, tonnerre sur le Pacifique ! Bikini, c’est la bombe » (France-soir, 19-20 mai 1946)
Mais la bombe dévie, ne touche pas l’objectif et la flotte cobaye est quasiment intacte. C’est un grand flop mondial, une déception comme le révèlent ces titres glanés dans la presse française :
« Deux navires coulés sur soixante-treize. “C’est tout ?” » (Ce soir, 2 juillet 1946) ;
« Bikini ? Ce ne fut pas le knockout attendu » (Paris-presse, 2 juillet 1946) ;
« À Bikini, la flotte cobaye a résisté » (France-soir, 2 juillet 1946).
C’est un « demi-ratage », un possible « truquage » pour l’Aurore (2 juillet 1946) ; et le journal Combat se demande si l’expérience de Bikini n’a pas été volontairement restreinte (Combat, 2 juillet 1946).
Les essais vont se poursuivre, mais le battage médiatique va s’apaiser. Le 26 juillet, Raymond Aron, dans Combat, évoque, effaré, la déception générale occasionnée par la première bombe et se désespère alors qu’on récidive :
« Les hommes seuls, maîtres de leur vie et de leur mort, la conquête de la nature, consacrée par la possession d’un pouvoir que les sages, dans leurs rêves, réservaient aux dieux : rien ni personne ne parviendra à voiler la grandeur tragique de ce moment historique. »
Et il conclut :
« […] Aujourd’hui, rien ne protège l’humanité d’elle-même et de sa toute-puissance mortelle. »
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L’hebdomadaire français Paris Match, qui a « le plus gros tirage dans les années 1950 avec près de 2 millions d’exemplaires chaque semaine », dont « l ‘impact est considérable » et qui « contribue à structurer les représentations », propose dans son numéro du 1er avril 1950 une couverture consacrée, comme c’est fréquemment le cas, à l’aristocratie (ici la famille royale de Belgique) mais, dans un unique encadré, bien visible en haut de page, le titre, « Comment ne pas être tué par une bombe atomique », se présente comme un véritable produit d’appel d’autant plus retentissant qu’on sait officiellement, depuis septembre 1949, que l’URSS possède la bombe atomique.
L’article, qui nous intéresse et qui se déploie sur deux pleines pages, est écrit par Richard Gerstell qu’un encadré présente comme « un officier de la marine américaine », « un savant », « docteur en philosophie », « conseiller à la défense radiologique à l’Office de la défense civile des États-Unis ». L’auteur est chargé par le ministère de la défense d’étudier les effets de la radioactivité des essais atomiques de Bikini et d’élaborer des « plans pour la protection de la population civile contre une éventuelle attaque atomique ».
L’encadré inséré par la rédaction de Paris Match vise donc à garantir la crédibilité du rédacteur de l’article, un homme de terrain, un scientifique, dont on précise qu’il « a été exposé plusieurs fois aux radiations atomiques et n’en a d’ailleurs pas souffert physiquement (il n’a même pas perdu un cheveu) », qui rend compte de sa frayeur lorsque le compteur Geiger révéla que ses cheveux étaient « plus radioactifs que la limite ». Il s’agit donc, du moins est-ce vendu ainsi, du témoignage, de l’analyse d’un témoin de choix ; il s’agit d’une information de première main.
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Dans les premiers paragraphes de l’article de Match, Gerstell explique avoir eu, dans les premiers temps, « la conviction que la destruction atomique menaçait inévitablement une grande partie de l’humanité ». C’est pourquoi il accueillit favorablement la parution de l’ouvrage de David Bradley, No Place to Hide (1948), qui alertait sur les dangers de la radioactivité. Mais il ne s’appuyait alors, confie-t-il, que sur une « impression » ; il manquait de recul. En possession désormais des « rapports complets des expériences de Bikini et des rapports préliminaires des nouvelles expériences atomiques d’Eniwetok », il a désormais « franchement changé d’avis ».
L’article publié dans Match vise un objectif : convaincre que la radioactivité, sur laquelle on en sait plus que sur « la poliomyélite ou le rhume », « n’est, au fond, pas plus dangereuse que la fièvre typhoïde ou d’autres maladies qui suivent d’habitude les ravages d’un bombardement ».
Fort de son « expérience “Bikini” », durant laquelle, dit-il, « aucun des 40 000 hommes » qui y participèrent « ne fut atteint par la radioactivité », Gerstell entend mettre un terme aux « légendes » sur les effets de cette dernière (elle entraînerait la stérilité, rendrait des régions « inhabitables à jamais »). « Tout cela est faux », clame-t-il ; la radioactivité est « une menace beaucoup moins grande que la majorité des gens le croient ».
Un certain nombre de précautions, de conseils à suivre pour se protéger de la radioactivité en cas d’explosion nucléaire sont livrés aux lecteurs de Paris Match : fermer portes et fenêtres, baisser les persiennes, tirer les rideaux ; ôter ses souliers, ses vêtements avant de rentrer chez soi, les laver et frotter ; prendre des douches « copieuses » pour se débarrasser des matières radioactives ; éviter les flaques d’eau, marcher contre le vent ; s’abriter dans une cave, « protection la plus adéquate contre les radiations »…
On laisse le lecteur apprécier l’efficacité de ces mesures…
Pour se protéger de la bombe elle-même dont « la plupart des dégâts sont causés par les effets indirects de l’explosion », se coucher à plat ventre, yeux fermés ; pour éviter les brûlures, trouver une barrière efficace (mur, égout, fossé) ; porter des « vêtements en coton clair », des pantalons longs, des blouses larges, « un chapeau aux bords rabattus »…
Ainsi, ce témoin, ce « savant », qui étudia l’impact de la radioactivité, rassure-t-il le lectorat français de Match : on peut se protéger de la bombe atomique, des radiations ; il suffit d’être précautionneux.
Foin des légendes ! Ce regard éclairé, scientifiquement éclairé, s’appuie sur l’expérience, sur Bikini, sur Hiroshima et Nagasaki pour minorer (et c’est peu dire) le danger des radiations, car, c’est bien connu, « les nuages radioactifs à caractère persistant sont vite dissipés dans le ciel » (cela n’est pas sans nous rappeler l’incroyable mythe du nuage qui, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, se serait arrêté aux frontières de la France) ; « la poussière radio-active persistante qui se dépose sur la peau ne paraît pas dangereuse » ; « au voisinage immédiat du point d’explosion, une pleine sécurité peut être assurée par 30 centimètres d’acier, 1 mètre de béton ou 1 m 60 de terre. À un kilomètre et demi, la protection nécessaire tombe à moins d’un centimètre d’acier et quelques centimètres de béton ».
En avril 1950, l’Américain Richard Gerstell, dont les propos sont relayés en France par l’hebdomadaire Paris Match, niait encore l’impact de la radioactivité.
Anne Wattel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.08.2025 à 15:03
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (U. de Bourgogne) et CERIIM (Excelia), Excelia
Des files d’aéroport aux bacs de contrôle, un rituel discret façonne nos comportements et nous fait accepter sans y penser la logique sécuritaire.
7 h 30, terminal 2E de Roissy. Dans la file qui mène au contrôle, un cadre détache sa ceinture d’un geste mécanique, une mère sort les biberons de son sac, un touriste soupire en délaçant ses chaussures. Tous avancent dans un silence ponctué de bips, à peine troublé par le bruit des casiers sur des tapis roulants.
Cette scène se répète inlassablement : selon l’Association internationale du transport aérien, 4,89 milliards de passagers ont pris l’avion en 2024, soit plus de 13 millions de personnes chaque jour qui traversent ces dispositifs de contrôle.
On pourrait n’y voir qu’une procédure technique nécessaire. Pourtant, observé avec un œil anthropologique, ce moment banal révèle une transformation d’identité aussi efficace que discrète. Car il se passe quelque chose d’étrange dans ces files d’attente. Nous entrons citoyens, consommateurs, professionnels – nous en sortons « passagers en transit ». Cette métamorphose, que nous vivons comme une évidence, mérite qu’on s’y arrête.
Ce qui frappe d’abord, c’est la dépossession progressive et systématique. Objets personnels, vêtements, symboles de statut disparaissent dans des bacs plastiques standardisés. Cette logique semble arbitraire : pourquoi les chaussures et pas les sous-vêtements ? Pourquoi 100 ml et pas 110 ml ? Cette apparente incohérence révèle en réalité une fonction symbolique : créer un dépouillement qui touche aux attributs de l’identité sociale.
L’ethnographe Arnold van Gennep avait identifié dès 1909 cette première phase des rites de passage : la séparation. L’individu doit abandonner son état antérieur, se délester de ce qui le définissait dans le monde profane. Ici, le cadre cravaté devient un corps anonyme, dépouillé provisoirement de son costume, soumis au même regard technologique que tous les autres. Cette égalisation forcée n’est pas un effet de bord mais le cœur du processus : elle prépare la transformation d’identité en neutralisant temporairement les hiérarchies sociales habituelles.
Puis vient l’examen : scanners, détecteurs, questions sur nos intentions. « Pourquoi voyagez-vous ? Qui allez-vous voir ? Avez-vous fait vos bagages vous-même ? » Chaque voyageur devient temporairement suspect, devant prouver son innocence. Cette inversion de la charge de la preuve – renversement du principe fondamental « innocent jusqu’à preuve du contraire » – passe inaperçue tant elle semble « logique » dans ce contexte.
Cette phase correspond à ce que Van Gennep appelait la marge ou période liminale, que l’anthropologue Victor Turner a ensuite développée : un moment où le sujet, privé de ses attributs sociaux habituels, se trouve dans un état de vulnérabilité qui le rend malléable, prêt à être transformé. Dans cet entre-deux technologique, nous ne sommes plus tout à fait des citoyens, pas encore des voyageurs.
Enfin, la réintégration, selon l’ethnographe Arnold van Gennep : nous voilà admis dans l’espace post-contrôle. Nous sommes officiellement devenus des « passagers » – un statut qui suppose docilité, patience, acceptation des contraintes « pour notre sécurité ». L’espace post-contrôle, avec ses duty free et ses cafés hors de prix, marque cette transformation : nous ne sommes plus des citoyens exerçant un droit de circuler, mais des consommateurs globaux en transit, doublement dépossédés de notre ancrage politique et territorial.
Ces dispositifs présentent un paradoxe troublant. D’un côté, ils détectent effectivement des objets interdits (couteaux oubliés, liquides suspects) et exercent un effet dissuasif réel. De l’autre, ils peinent face aux menaces les plus sophistiquées : en 2015, des équipes de test états-uniennes ont réussi à faire passer des armes factices dans 95 % de leurs tentatives.
En six ans (de 2007 à 2013), le programme de détection comportementale états-unien SPOT a coûté 900 millions de dollars et n’a détecté aucun terroriste. Il a raté les seuls vrais terroristes qui sont passés dans les aéroports, mais il n’y a eu aucun détournement aux États-Unis. Le programme semble donc à la fois inutile (pas de menace réelle) et inefficace (échec sur les vraies menaces).
Cette inefficacité opérationnelle se double d’un déséquilibre économique majeur : selon l’ingénieur Mark Stewart et le politologue John Mueller, les dizaines de millions investis annuellement par aéroport génèrent si peu de réduction effective du risque terroriste que les coûts dépassent largement les bénéfices escomptés.
L’expert en sécurité Bruce Schneier parle de « théâtre sécuritaire » pour désigner cette logique : des mesures dont l’efficacité principale est de rassurer le public plutôt que de neutraliser les menaces les plus graves. Ce n’est pas un dysfonctionnement mais une réponse rationnelle aux attentes sociales.
Après un attentat, l’opinion publique attend des mesures visibles qui, bien que d’une efficacité discutable, apaisent les peurs collectives. Le « théâtre sécuritaire » répond à cette demande en produisant un sentiment de protection qui permet de maintenir la confiance dans le système. Les chercheurs Razaq Raj et Steve Wood (Leeds Beckett University) décrivent sa mise en scène aéroportuaire, rassurante mais parfois discriminatoire.
Dans cette logique, on comprend pourquoi ces mesures persistent et se généralisent malgré leurs résultats limités. En outre, elles contribuent à renforcer une adhésion tacite à l’autorité. Ce phénomène s’appuie notamment sur le biais du statu quo, qui nous enferme dans des dispositifs déjà établis et sur une dynamique sociétale de demande toujours croissante de sécurité, sans retour en arrière semblant possible.
Car ces contrôles nous apprennent quelque chose de plus profond qu’il n’y paraît. Ils nous habituent d’abord à accepter la surveillance comme normale, nécessaire, bienveillante même. Cette habituation ne reste pas cantonnée à l’aéroport : elle se transfère vers d’autres contextes sociaux. Nous apprenons à « montrer nos papiers », à justifier nos déplacements, à accepter que notre corps soit scruté « pour notre bien ».
Le système fonctionne aussi par inversion des résistances. Résister devient suspect : celui qui questionne les procédures, qui refuse une fouille supplémentaire, qui s’agace d’un retard, se transforme automatiquement en « problème ». Cette classification morale binaire – bons passagers dociles versus passagers difficiles – transforme la critique en indice de culpabilité potentielle.
À force de répétition, ces gestes s’inscrivent dans nos habitudes corporelles. Nous anticipons les contraintes : chaussures sans lacets, liquides prédosés, ordinateurs accessibles. Nous développons ce que le philosophe Michel Foucault appelait des « corps dociles » : des corps dressés par la discipline qui intériorisent les contraintes et facilitent leur propre contrôle.
Cette transformation ne se limite pas aux aéroports. La pandémie a introduit des pratiques comparables : attestations, passes, gestes devenus presque rituels.
Nous avons pris l’habitude de « présenter nos papiers » pour accéder à des espaces publics. À chaque choc collectif, de nouvelles règles s’installent, affectant durablement nos repères.
Dans la même veine, l’obligation de se déchausser à l’aéroport remonte à une seule tentative d’attentat : en décembre 2001, Richard Reid avait dissimulé des explosifs dans ses chaussures. Un homme, un échec… et vingt-trois ans plus tard, des milliards de voyageurs répètent ce geste, désormais inscrit dans la normalité. Ces événements agissent comme des « mythes fondateurs » qui naturalisent certaines contraintes.
Le sociologue Didier Fassin observe ainsi l’émergence d’un « gouvernement moral » où obéir devient une preuve d’éthique. Questionner un contrôle devient un marqueur d’irresponsabilité civique. Ce qui rend cette évolution remarquable, c’est son caractère largement invisible. Nous ne voyons pas le rituel à l’œuvre, nous vivons juste des « mesures nécessaires ». Cette naturalisation explique sans doute pourquoi ces transformations rencontrent si peu de résistance.
L’anthropologie nous apprend que les rituels les plus efficaces sont ceux qu’on ne perçoit plus comme tels. Ils deviennent évidents, nécessaires, indiscutables. Le système utilise ce que le politologue américain Cass Sunstein appelle le « sludge » : contrairement au « nudge » qui incite subtilement aux bons comportements, le sludge fonctionne par friction, rendant la résistance plus coûteuse que la coopération. Les travaux de psychologie sociale sur la soumission librement consentie montrent que nous acceptons d’autant plus facilement les contraintes que nous avons l’impression de les choisir. En croyant décider librement de prendre l’avion, nous acceptons librement toutes les contraintes qui s’y rattachent.
Identifier ces mécanismes ne signifie pas qu’il faut les dénoncer ou s’y opposer systématiquement. La sécurité collective a ses exigences légitimes. Mais prendre conscience de ces transformations permet de les questionner, de les délibérer, plutôt que de les subir.
Car comme le rappelait la philosophe Hannah Arendt, comprendre le pouvoir, c’est déjà retrouver une capacité d’action. Peut-être est-ce là l’enjeu : non pas refuser toute contrainte, mais garder la possibilité de les penser.
Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
31.07.2025 à 15:21
Sarah A. Son, Senior Lecturer in Korean Studies, University of Sheffield
Le « girl group » sud-coréen Blackpink se produira les 2 et 3 août 2025 au Stade de France, confirmant l’ampleur prise par la K-pop en France. Ce double concert illustre non seulement l’essor fulgurant du genre à l’échelle mondiale, mais aussi son implantation croissante sur la scène musicale hexagonale, portée par une stratégie culturelle coréenne ambitieuse et une communauté de fans en pleine expansion.
L’occasion pour nous de vous présenter cet article paru sur The Conversation en anglais en mars 2024, trois mois avant que le groupe de K-pop SEVENTEEN joue à Glastonbury (Angleterre).
La K-pop a atteint de nouveaux sommets internationaux au cours de la dernière décennie. Le groupe féminin Blackpink a marqué l’histoire en 2024 en rejoignant le « Billions Club » de Spotify avec leur single de 2020 How You Like That, dépassant le milliard d’écoutes. Le groupe de K-pop le plus célèbre, BTS, fait également partie de ce club grâce à ses titres Dynamite (2020) et Butter (2022).
Le succès mondial de la K-pop est le résultat d’une stratégie de marketing culturel habile, déployée par le gouvernement coréen en collaboration avec les industries créatives. Cette stratégie a coïncidé avec la généralisation de l’accès aux contenus culturels via les plates-formes de streaming et les réseaux sociaux, permettant de constituer une base de fans mondiale comptant plusieurs centaines de millions de personnes.
Tout a commencé lorsque le gouvernement coréen a reconnu le potentiel économique du contenu créatif dans les années 1990. La Corée du Sud cherchait alors des moyens de se relever des ravages de la crise financière asiatique de 1997.
Même lorsque la libéralisation et la dérégulation imposées par le Fonds monétaire international ont été mises en œuvre dans les années 2000, le gouvernement a continué à soutenir les industries du cinéma, de la télévision et de la musique en gardant un contrôle ferme sur leur développement et leur exportation. Cela comprenait des incitations financières pour les sociétés de production et le développement d’infrastructures, notamment l’accès à Internet haut débit dans tout le pays, afin de soutenir la production et la consommation de contenus.
Cette stratégie a porté ses fruits. La popularité d’un flux constant de séries télévisées coréennes a commencé à croître au Japon et en Chine. Le gouvernement coréen a investi davantage encore dans les infrastructures pour faire croître l’industrie et diffuser les contenus au-delà de la région. Aujourd’hui, 60 % des abonnés de Netflix dans le monde ont déjà visionné un programme coréen sur la plateforme.
Le succès de la culture populaire coréenne se ressent également dans d’autres secteurs de l’économie. Les stars de la K-pop et du cinéma signent des contrats publicitaires avec des entreprises coréennes, faisant la promotion de cosmétiques, de machines à laver ou de smartphones auprès d’un public mondial.
Le marché des contenus culturels coréens est désormais l’un des plus importants au monde, évalué à environ 80 milliards de dollars US (environ 70 milliards d’euros) en 2024, soit un niveau proche de celui de la France et du Royaume-Uni. Sa croissance continue repose sur une politique multifacettes mêlant investissements financiers, allègements fiscaux et soutien institutionnel, tant dans le pays qu’à travers des centres culturels coréens implantés à l’étranger. Le gouvernement offre également des incitations financières pour encourager la coopération entre sociétés de production et conglomérats (par exemple LG ou Samsung), qui bénéficient eux-mêmes du rayonnement de la culture populaire coréenne à l’international.
Ce succès contribue également à la diplomatie publique de la Corée du Sud. La stratégie concertée de « nation branding » mise en place à la fin des années 2000 et dans les années 2010 par l’administration de Lee Myung-Bak visait à améliorer la position du pays dans les différents classements d’image de marque des nations. Lee reconnaissait le rôle que pouvait jouer le soft power pour asseoir la position de la Corée du Sud comme puissance d’influence modérée sur la scène internationale.
Depuis lors, les stars de la K-pop ont été impliquées dans la diplomatie publique du pays sur la scène internationale, notamment à l’ONU ou lors de la COP 26.
Cela ne signifie pas que le groupe SEVENTEEN, par exemple, ne soit qu’un rouage d’une vaste machine de production et d’exportation de contenus culturels coréens. Contrairement à de nombreux autres groupes de leur génération, les membres produisent une grande partie de leur propre travail, écrivent des chansons et des raps et chorégraphient eux-mêmes leurs danses.
Particularité inhabituelle, SEVENTEEN est composé de plusieurs sous-groupes. Il arrive que ces sous-groupes enregistrent séparément afin de mettre en valeur leurs compétences respectives en rap, danse et chant. Comme c’est souvent le cas dans la culture populaire coréenne, le groupe cherche à multiplier les points de connexion avec son public.
On peut citer en exemple la série de téléréalité du groupe, Going SEVENTEEN, mélange de jeux, de défis et de coulisses diffusé chaque semaine sur YouTube et V Live, une application coréenne de streaming en direct pour les célébrités.
Autre caractéristique commune à de nombreux groupes de K-pop, SEVENTEEN compte des membres originaires de différents pays, dont la Chine et les États-Unis. Cela les aide à se connecter avec leurs fans étrangers et garantit qu’il y a toujours un membre capable de participer aux médias internationaux dans d’autres langues que le coréen.
Sarah A. Son ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.