12.08.2025 à 17:09
Cédrine Zumbo-Lebrument, Enseignante-chercheuse en marketing, Clermont School of Business
Le festival Europavox de Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, a rassemblé près de 40 000 spectateurs en juin 2025, d’après les organisateurs. Entre concerts, stands institutionnels et prises de position engagées de certains artistes, il soulève une tension : et si ces événements festifs éphémères touchaient plus de citoyens que les dispositifs participatifs classiques ?
Chaque début d’été, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) se transforme en scène à ciel ouvert. Le festival attire un public large et intergénérationnel: adolescents, familles, groupes d’amis. Pendant trois jours, la ville vibre dans une atmosphère de curiosité et de fête.
L’édition 2025 illustre bien la diversité des registres proposés. Sur la grande scène, M (Matthieu Chedid) et son projet Lamomali ont fait dialoguer la chanson française et les traditions maliennes. Vendredi sur Mer a délivré une pop électro fédératrice, tandis que la jeune artiste Théa a revendiqué son identité queer sous les applaudissements de centaines de jeunes. Le chanteur satirique Philippe Katerine, quant à lui, a ironisé sur Marine Le Pen au détour d’une chanson provocatrice.
Quelques mètres plus loin, Zaho de Sagazan s’est drapée, en fin de concert, d’un drapeau arc-en-ciel LGBT et d’un drapeau palestinien sous les acclamations du public. La programmation a donné à voir une société où divertissement, engagement et contestation coexistent. Autour de la musique, un espace d’expression singulier s’est ouvert, mêlant le plaisir du spectacle et l’affirmation de messages politiques ou sociaux.
Ce contexte populaire et convivial attire les acteurs publics. Dans l’enceinte du festival, on croisait ainsi des stands de la Ville de Clermont-Ferrand, du Département du Puy-de-Dôme, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, de la Métropole, ou encore du service de vélos en libre-service C.Vélo. Quiz, jeux, simulateur de conduite, distribution de goodies : tout est conçu pour capter l’attention, valoriser l’action publique et donner une image plus accessible des institutions.
L’enjeu est loin d’être anecdotique. Les collectivités locales cherchent à renouer avec des citoyens gagnés par la défiance envers le politique. Une enquête Ipsos a récemment révélé que 78 % des Français estiment que le système politique fonctionne mal. Beaucoup ne participent plus aux consultations officielles, désertent les réunions de quartier et jugent les plates-formes numériques de concertation trop complexes ou peu efficaces.
En réalité, si l’idée de participation citoyenne reste plébiscitée dans les sondages, la mobilisation concrète demeure très faible : selon plusieurs études, seule une minorité de citoyens a déjà pris part à un débat public local, et une écrasante majorité a le sentiment que sa voix n’est pas prise en compte dans le débat public. Des experts observent d’ailleurs que la prolifération de ces dispositifs participatifs n’a pas résolu la crise de confiance, et va même de pair avec une recentralisation du pouvoir. Autrement dit, ces consultations, souvent conçues et pilotées d’en haut, peinent à jouer un rôle de contre-pouvoir puisque le « pouvoir exécutif en définit le cadre et la commande ».
Dans ce climat, les festivals apparaissent comme un moyen de recréer du lien. Ils offrent un contact informel, sans solennité, qui tranche avec les cadres participatifs traditionnels. Le fait d’aller vers le public sur un terrain festif permet de toucher des personnes habituellement éloignées de la vie civique, même à travers un échange bref ou un simple flyer.
Cette démarche d’« aller vers » pose néanmoins une question : peut-on vraiment parler de participation citoyenne ?
Le politologue Loïc Blondiaux a montré que la démocratie participative est souvent instrumentalisée par les élus comme un outil de communication et de légitimation bien plus qu’un véritable partage du pouvoir. Dès 1969, la sociologue Sherry R. Arnstein décrivait une « échelle de la participation » à huit niveaux, où les dispositifs les plus courants occupent les échelons inférieurs ; information unilatérale et consultation symbolique sans influence réelle sur la décision.
La « fausse démocratie participative » est pointée par le militant écologiste Cyril Dion lui-même : « Il n’y a rien de pire que la fausse démocratie participative ». Les festivals prolongent-ils cette logique, ou apportent-ils au contraire une alternative ?
D’un côté, on peut y voir une vitrine de plus : un espace de communication institutionnelle déguisé en moment convivial, où la participation du public reste superficielle. De l’autre, leur attractivité est telle qu’ils réussissent à toucher des publics habituellement éloignés des processus civiques. Là où une réunion de concertation classique n’attire souvent qu’une poignée de participants déjà convaincus, un festival réunit des milliers de citoyens de tous âges et horizons, sans effort particulier de leur part. Même si l’échange sur place est bref, le contact existe bel et bien ; ce qui est loin d’être garanti dans les démarches participatives formelles.
C’est précisément cette liberté qui permet une forme d’éducation démocratique implicite. La plupart des festivaliers viennent avant tout pour la musique et le plaisir, entre amis ou en famille. Beaucoup ne font qu’un passage éclair devant les stands institutionnels, repartant éventuellement avec un tote bag ou un badge souvenir, sans forcément l’intention de s’impliquer davantage par la suite.
Pourtant, ce premier contact, même superficiel, peut s’avérer plus efficace qu’un long questionnaire en ligne. L’effet d’exposition, le souvenir positif d’un échange informel et le sentiment d’accessibilité de la collectivité contribuent à renforcer une perception plus favorable des institutions locales.
Autrement dit, la « démocratie festive », même limitée, ouvre un espace de dialogue que les dispositifs officiels peinent à créer. Le politologue britannique Gerard Delanty parle à ce titre des festivals comme de véritables « sphères publiques culturelles » : des lieux où une pluralité de voix s’exprime et où le politique se mêle à l’émotion collective. Contrairement à la sphère publique classique définie par le philosophe Jurgen Habermas, fondée sur la raison argumentative et la recherche d’un consensus rationnel, ces espaces festifs introduisent une dimension affective dans le débat public. L’émotion collective partagée lors d’un concert ou d’un happening militant vient colorer le politique d’émotions, plus accessibles que le débat rationnel.
Cette pluralité d’expressions est-elle le signe d’une vitalité démocratique inédite, ou au contraire d’une neutralisation des tensions contestataires ? Jürgen Habermas définissait l’espace public comme un lieu de délibération rationnelle entre citoyens, structuré par des arguments critiques orientés vers l’intérêt commun. Les festivals comme Europavox s’en écartent radicalement : ils mettent en scène une coexistence de récits où la contestation politique (les slogans de Théa, l’ironie de Katerine, le geste de Zaho de Sagazan) se déploie au même titre que l’émotion, le divertissement ou la communication institutionnelle. Leur cohabitation avec les logiques de promotion publique peut sembler paradoxale.
Faut-il y voir un affaiblissement du débat démocratique, noyé dans le spectacle, ou au contraire une réinvention plus diffuse et inclusive de la citoyenneté contemporaine ?
D’une certaine manière, la convivialité générale désamorce les clivages habituels : tout le monde partage le même lieu, la même programmation, les mêmes expériences. Chacun peut y trouver ce qu’il vient chercher : un concert festif, un message engagé, une information sur les services publics. Cette coexistence des récits est peut-être la forme actuelle de notre démocratie : un pluralisme d’expressions tolérées côte à côte, mais sans véritable synthèse collective.
L’exemple d’Europavox montre qu’un festival peut (sans prétendre à de la concertation formelle) créer des conditions favorables à l’attention du public et au dialogue informel. À mi-chemin entre vitrine institutionnelle et engagement réel, il incarne un paradoxe de notre époque : en rendant l’action publique plus proche et sympathique, il parvient peut-être à toucher plus largement qu’un dispositif participatif pourtant conçu pour impliquer les citoyens.
Faut-il s’en réjouir ? Ou y voir la marque d’une démocratie épuisée, qui préfère la convivialité à la transformation profonde ? Sans doute un peu des deux. Une chose est certaine : ces espaces hybrides méritent d’être pris au sérieux, car ils en disent long sur nos manières contemporaines de « faire société » et d’associer les individus à la vie publique.
Cédrine Zumbo-Lebrument ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.08.2025 à 17:08
Anne-Lise Pestel, Docteure en histoire romaine et professeure agrégée en histoire, Université de Rouen Normandie
Diffusée de 2005 à 2007, la série « Rome » raconte l’histoire de deux soldats romains de la fin de la République romaine jusqu’au règne d’Auguste. Initialement prévue en 5 saisons, elle s’arrêtera au bout de la seconde, faute de moyens suffisants. Faire revivre la Rome antique, raconter la fin de la République et retracer la trajectoire des protagonistes de cette période charnière n’a pas été une mince affaire. Pourtant, malgré quelques anachronismes et facilités scénaristiques, la série se démarque par son réalisme.
Vingt ans après sa sortie, la série Rome (HBO/BBC, 2005-2007), créée par J. Milius, W. J. MacDonald et B. Heller, alimente encore les discussions des spécialistes qui ont largement exprimé leur intérêt et leur enthousiasme ou leurs critiques.
Au plaisir de voir porter à l’écran cette période riche se mêlent l’amusement devant certains anachronismes discrets et, parfois, l’agacement franc face à des choix qui entretiennent dans l’imaginaire du spectateur des conceptions fausses. Si la scène d’affranchissement d’une esclave (S.1 ép. 11) prête à sourire, tant le citoyen qui enregistre l’acte par un coup de tampon ressemble au fonctionnaire d’une administration contemporaine, l’historien ne peut que déplorer l’accoutrement de Vercingétorix, tout droit tiré d’un tableau du XIXe siècle et qui réactive des clichés sur les Gaulois depuis longtemps démentis (S. 1 ép. 1 et 10).
Prévue en 5 saisons, la série, en dépit de son succès, a été arrêtée au bout des deux premières. Les décors réalisés avec hyperréalisme dans les studios de Cinecittà, le nombre des personnages – 350 rôles parlants –, et les difficultés auxquelles a dû faire face la production ont fait exploser les coûts et conduit à son arrêt prématuré. Malgré une accélération du récit dans les derniers épisodes, l’arc narratif conserve sa cohérence et retrace la période qui sépare la victoire de Jules César à Alésia en 52 av. J.-C. du triomphe en 29 av. J.-C. d’Octavien au terme des guerres civiles.
La réussite du projet tient au choix de retracer ces événements en suivant le destin de deux simples citoyens, Titus Pullo et Lucius Vorenus, pris dans la tourmente des guerres civiles. Ces centurions, mentionnés par César dans la Guerre des Gaules, ont existé, mais en dehors de cette brève évocation, on ignore tout de leur vie, ce qui fournissait aux créateurs de la série un canevas vierge.
Leurs trajectoires croisent à Rome, en Gaule et en Égypte celles de César, Antoine, Octave et Cléopâtre, tissant des liens constants entre la grande histoire et leur parcours. L’ambition affichée n’était pas de livrer un récit épique centré sur quelques grandes figures, mais de restituer avec vraisemblance une époque. La trame historique est dans l’ensemble juste, mais les créateurs se sont autorisé certaines libertés pour des raisons scénaristiques.
C’est la ville de Rome qui est le sujet de la série et le générique donne le ton : la caméra déambule au milieu d’anonymes à travers ses rues aux murs couverts de graffitis qui s’animent sur son passage. Les décors impressionnent par la qualité des restitutions. Le spectateur suit les protagonistes dans les domus aristocratiques, au Forum, mais aussi dans les quartiers populaires, découvrant un univers coloré et bruyant. Les ruelles y séparent des insulae, ces immeubles dont le rez-de-chaussée est occupé par des tavernes et des échoppes, la boucherie de Niobe et Lyde, par exemple.
Certains personnages mettent en lumière le caractère cosmopolite de Rome, qui compte alors près d’un million d’habitants et attire des gens de contrées lointaines. Le personnage de Timon appartient ainsi à la diaspora juive de la ville, tandis que Vorenus rencontre des marchands hindous installés à Rome pour leurs affaires.
Ces rues sont aussi le théâtre où éclate une violence exposée crûment, ce qui a provoqué la censure de certains passages en Italie et au Royaume-Uni. Il n’en reste pas moins que la brutalisation de la société romaine au Ier siècle av. J.-C. est bien dépeinte. Les rixes entre bandes, les règlements de compte sur fond de tensions politiques, les émeutes, spontanées ou instrumentalisées, les assassinats commandités correspondent à la réalité historique. En l’absence de force de police, instaurée à Rome sous Auguste, les individus sont responsables de leur sécurité : Atia engage comme gardes du corps Timon et ses hommes, Vorenus envoie ses enfants à la campagne pour les éloigner du danger.
Vorenus et Pullo participent à ces violences. Présentés comme des soldats de métier qui ne savent que se battre, ils rappellent la figure contemporaine du vétéran américain qui peine à revenir à la vie civile. En réalité, à la fin de la République, l’armée romaine était une armée de conscription. Ses soldats étaient des citoyens propriétaires qui avaient, par ailleurs, une activité professionnelle. Malgré tout, le récit rend de manière intéressante les relations de loyauté nouées sous les armes.
L’enjeu de la distribution des terres aux vétérans de César apparaît à plusieurs reprises, tandis que les liens clientélaires entre les imperatores et leurs hommes sont illustrés par le parcours de Vorenus, élu magistrat et nommé sénateur grâce à la protection de César, avant de connaître la déchéance. Pullo, pour sa part, devient l’homme de main d’un criminel. Leurs trajectoires opposées permettent d’esquisser un tableau dynamique de la société romaine dans laquelle les mobilités sociales étaient possibles.
La série rend avec finesse les hiérarchies sociales et juridiques, par les accents, les parures et les vêtements. L’esclavage fait l’objet d’un traitement intéressant. Omniprésents – y compris comme témoins des ébats sexuels de leurs maîtres, pour exprimer leur insignifiance tout en alimentant le voyeurisme du spectateur –, les esclaves ne sont pas réduits à une figuration muette. Ils ont leur propre arc narratif et sont nombreux à l’écran, identifiables par un collier indiquant le nom de leur maître. Ce type d’objet apparaît en réalité bien plus tard et était sans doute réservé aux fugitifs.
Tout en montrant les mauvais traitements dont ils sont les victimes (S.2 ép. 4), la série rend aussi compte de la diversité du monde servile et de ses hiérarchies internes. Dans les domus, les intendants exercent leur pouvoir sur les autres esclaves. La relation entre Posca et César illustre avec justesse le lien qui unissait à son maître un esclave lettré : indispensable à César et présent en toute circonstance, il a une certaine liberté de mouvement et de parole, mais n’en reste pas moins esclave et seule sa loyauté peut lui faire espérer l’affranchissement.
Les protagonistes des luttes de pouvoir sont fidèles à l’image qu’en donnent les sources, ce qui ne signifie aucunement que cette image soit conforme à la vérité. Le personnage d’Antoine en est un exemple : il est un homme à femmes, ivrogne et dépensier, suivant le portrait à charge qu’en dresse Cicéron dans ses Philippiques.
On peut déplorer le manque d’épaisseur des personnages féminins qui renvoie à deux images construites en miroir, celle idéalisée de la matrone, vertueuse, pudique, pleine de retenue, et celle de la dépravée, esclave de ses désirs ou usant de ses charmes pour arriver à ses fins. Cornelia et Calpurnia, les épouses de Pompée et de César, appartiennent au premier type, tandis que le personnage d’Atia, la mère d’Octave, est inspiré de Clodia, une veuve qui, selon Cicéron dans le Pro Caelio, entretenait grâce à sa fortune de jeunes amants.
En suivant sans recul critique cette dichotomie tirée des sources antiques, la série manque une occasion de faire de ces femmes des actrices historiques à part entière. Leurs motivations sont trop souvent réduites à des affaires sentimentales. Certes, les dialogues entre Servilia et Brutus expriment les valeurs des patriciens et les ambitions politiques de cette aristocrate, mais la série la dépeint comme essentiellement mue par sa soif de vengeance envers César qui l’a éconduite.
La volonté de dresser un tableau réaliste de la vie des Romains apparaît également dans la mise en scène de leurs pratiques religieuses. Les personnages s’adressent à des dieux du panthéon bien connus du spectateur, mais aussi à d’autres, plus obscurs, nommés dans de rares sources – Forculus, Rusina et Orbona, par exemple –, illustrant ainsi le foisonnement du polythéisme romain.
Nombreux sont les plans montrant des autels couverts de chandelles allumées. Si l’usage rituel des bougies est attesté ponctuellement dans le monde romain, cette représentation évoque immanquablement et de manière erronée chez le spectateur les cierges des églises chrétiennes. Les gestes rituels montrés à l’écran ont été, dans leur immense majorité, inventés. On peut néanmoins apprécier l’effort fait pour rendre le ritualisme des Romains et l’encadrement rituel de la vie quotidienne. Quelques-uns de ces rites reflètent une réalité bien attestée. Le vœu adressé à Forculus par Pullo (S.1 ép. 1), emprisonné dans le camp de César, est une pratique très courante de la religion romaine qui exprime la relation contractuelle unissant les Romains à leurs dieux.
La tablette de défixion gravée par Servilia pour maudire les Iulii (S.1 ép. 5) est inspirée des centaines de lamelles de plomb qui ont été découvertes par les archéologues. On peut en revanche regretter le traitement du sacrifice, central dans la religion romaine, qui est illustré de manière aberrante par l’écrasement d’un insecte entre les mains de Pullo (S.1 ép. 11), ou au contraire de façon grandiloquente et fausse par le taurobole célébré par Atia en l’honneur de Cybèle (S.1 ép. 1).
Malgré la volonté d’exprimer l’altérité de cette religion, certains comportements reflètent des notions peu romaines. Le pardon demandé par Pullo à Rusina pour le meurtre d’un esclave aimé d’Eirene renvoie à la conception chrétienne de l’absolution des péchés qui n’a rien à voir avec les expiations romaines. Si l’intrication de la vie politique et de la religion apparaît bien, la série tend à entretenir l’idée fausse d’une séparation du clergé et des magistrats qui ne sont jamais présentés en officiants du culte alors qu’ils célébraient la plupart des rites publics.
Comme pour le reste, la série réussit finalement à rendre certains aspects de la religion romaine sans pour autant s’affranchir de conceptions modernes. Cet écart, créé par la recherche de la vraisemblance plutôt que de la vérité, cette appropriation par le monde contemporain de réalités antiques en fonction de préoccupations actuelles, constituent en eux-mêmes un sujet d’étude fécond.
Anne-Lise Pestel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.08.2025 à 16:19
Danièle Henky, Maître de conférences habilité à diriger les recherches en langues et littérature française (9e section) émérite, Université de Strasbourg
Des siècles passés, il reste l’histoire de nombreux talents féminins à exhumer. En avance sur leur temps, des femmes furent aussi capitaines d’industrie. Tel fut le cas de Marguerite de Wendel (1718-1802), née d’Hausen, qui devint, à partir de 1739, d’abord aux côtés de son mari puis seule, dirigeante des plus grandes forges françaises. Une main de fer dans un gant de velours… avec un caractère aussi trempé que l’acier.
Durant ce que l’on a appelé le « siècle des Lumières », l’éducation féminine fut mise à l’ordre du jour. Le recul de l’illettrisme réduisit l’écart dans l’alphabétisation entre les sexes. Dans un monde très marqué par les valeurs paternalistes, il restait difficile, cependant, d’être une femme et d’accéder aux savoirs. D’importantes barrières et contraintes limitaient les possibilités de conquérir les domaines masculins. La diffusion des savoirs allait favoriser, néanmoins, une évolution de la condition féminine.
On ne peut nier que de nombreuses femmes, parmi les classes privilégiées, jouèrent un rôle majeur dans divers domaines. Parmi elles, il y eut, notamment dans les milieux du commerce et de l’industrie, des épouses qui secondèrent leurs maris dans leurs charges professionnelles, se distinguant par leur acharnement au travail et leur intelligence des affaires.
En avance sur la marche du temps, elles furent des chefs d’entreprise d’exception. Tel fut le cas, comme le révèlent les archives de la Maison de Wendel, de Marguerite d’Hausen qui devint, en 1739, Marguerite de Wendel (1718-1802). C’est ce que je retrace sa biographie le Destin fou de Marguerite de Wendel : maîtresse de forges, des Lumières à la Terreur (2021).
Une véritable épopée industrielle, comme le narre l’historien René Sédillot. Elle commence avec Jean-Martin de Wendel (1665-1737), qui acheta en 1704 à Hayange, petit village mosellan, une forge à demi ruinée.
Originaire de Bruges, la famille s’était installée en Lorraine avec Christian de Wendel (1636-1708). Son fils cadet, Jean-Martin, devint directeur des forges d’Ottange, avant de débuter à Hayange cette lignée de maîtres de forges qui dirigea les entreprises de Wendel jusqu’en 1978. À la mort de ce pionnier, ses fils héritèrent de cinq forges en pleine activité.
Le 10 mai 1739, Marguerite d’Hausen, née à Sarreguemines (Moselle) en 1718, fille du receveur des finances de Lorraine, épousa Charles de Wendel, de dix ans son aîné, maître de forges et seigneur d’Hayange. Il était l’un des fils de Jean-Martin, devenu conseiller secrétaire du roi en la chancellerie du parlement, anobli en 1727 par le duc Léopold. Lors de ce mariage, Jean Alexandre d’Hausen dota sa fille d’une somme de 60 000 livres, soit le double de ce que valait l’affaire Wendel en 1704.
Dès lors, grâce au travail et à la bonne gestion de Charles, l’affaire ne cessa de prospérer et de s’étendre. Lors de la guerre de succession d’Autriche (1740-1748) puis de la guerre de Sept Ans (1756-1763), sous le règne de Louis XV, les Wendel reçurent des commandes de boulets que les ouvriers façonnaient en coulant de la fonte liquide dans des moules sphériques. Ils fabriquaient aussi des affûts. De la platinerie sortaient des casques pour les cavaliers…
Bonne épouse et bonne mère, Marguerite de Wendel eut sept enfants dont cinq survécurent. Elle n’en eut pas moins la curiosité de s’intéresser aux affaires de son mari, aux nouvelles techniques et à l’univers inconnu pour elle de la sidérurgie.
Elle a d’abord relayé par nécessité son époux, toujours en voyage pour trouver de nouveaux marchés et de nouveaux financements. Il lui a appris à surveiller les coulées de fonte des hauts fourneaux et à diriger les ouvriers mieux qu’un contremaître aguerri. À une époque où beaucoup de femmes de son milieu ne se préoccupaient que de leurs galants ou de leurs toilettes, elle conduisit les forges en capitaine d’industrie : une main de fer dans un gant de velours !
Veuve de Charles de Wendel en 1784, celle qu’on a appelée Madame d’Hayange resta seule face à la tourmente révolutionnaire qu’elle affronta du mieux qu’elle put. Secondée par ses gendres, Alexandre de Balthazar et Victor de la Cottière, elle surveillait les hauts-fourneaux, veillait à la commercialisation des produits manufacturés et se réservait la responsabilité des relations avec les autorités politiques. Il fallut se battre avec les bureaux de Versailles pour faire payer les fournitures livrées aux armées. Marguerite en s’acharnant parvint à tenir renégociant en 1788 les contrats avec les arsenaux royaux. Elle obtint des conditions plus avantageuses que celles acquises de haute lutte par Charles.
En 1789, les révolutionnaires eurent besoin, comme la monarchie avant eux, des armes sortant des usines de Wendel. Protégée par l’armée, « Madame d’Hayange » fut en revanche en butte aux rancœurs de certains habitants de la ville, à commencer par l’ancien cocher du château, Jacques Tourneur. La Révolution en fit un maire qui ne cachait pas le mépris que lui inspiraient les « ci-devant » – les personnes ayant bénéficié d’un privilège « avant ». Ayant demandé un jour qu’on lui fournisse des chevaux pour livrer les munitions d’artillerie, la « citoyenne Wendel » se vit répondre par la municipalité d’utiliser les chevaux de son carrosse.
Dès les débuts de la Terreur (5 septembre 1793-28 juillet 1794), sa vie devint un enfer. Son petit-fils, accusé de collusion avec l’ennemi, fut guillotiné à Metz, le 25 octobre 1793. Restée seule après le départ des siens, Marguerite poursuivit sa mission, contre vents et marées, en obtenant du représentant du peuple à l’armée de Moselle qu’on ne réquisitionne aucun des biens ou des ouvriers utiles à la fabrication des boulets de canon. Elle passa ses journées et parfois ses nuits aux forges, surveillant la coulée aux côtés des contremaîtres et des ouvriers.
Dans les convulsions d’une époque qui, après l’optimisme scientiste des Lumières, fut plongée dans les abominations de la Terreur, cette femme au caractère aussi trempé que l’acier, incarnait un bel exemple d’énergie féminine au service de sa famille, de son entreprise et de son pays.
Cela n’empêcha pas la mise sous séquestre de tous ses biens, ni sa mise en accusation, le 14 germinal An II (3 avril 1794), pour avoir favorisé l’émigration de ses fils, comme le rappelle l’historien Jacques Marseille. Emprisonnée à Metz puis à Sarreguemines, elle fut de retour à Hayange, le 6 octobre 1795, pour constater que les hauts fourneaux étaient éteints et les forges à l’abandon.
Bientôt, les forges de Wendel furent vendues aux enchères pour payer des dettes. Très affaiblie par son incarcération, logée dans un petit appartement de la rue des Prisons militaires (aujourd’hui, rue Maurice-Barrès) à Metz (Moselle), Marguerite n’eut de cesse de se battre pour tenter de récupérer son entreprise.
Elle s’éteignit le 4 janvier 1802, laissant quelques habits usés et de modestes meubles en sapin sans avoir eu le bonheur de voir la résurrection de sa Maison.
Cette maîtresse des forges n’a rien à envier aux hommes par son incroyable capacité à mener à bien coulées de fonte et opérations de laminage. Elle a su aussi diriger des équipes d’ouvriers et des contremaîtres aussi bien que son époux. Ne la connaissait-on pas sous le nom de « la dame du fer » ? Sa pugnacité mais aussi son sens de la gestion comme ses connaissances en droit lui permirent de gagner des procès difficiles. Elle n’hésita pas à rencontrer les politiques nécessaires à la bonne marche de son entreprise et aurait pu, sans la Terreur, laisser à ses héritiers une entreprise prospère.
Ce fut indubitablement une pionnière, mais elle n’en a sans doute pas eu conscience, tant le féminisme ne pouvait se concevoir encore. Au début, elle a seulement voulu relayer son époux. Aurait-elle pu entreprendre tout ce qu’elle a fait, cependant, si elle n’y avait pas pris goût ? Elle aimait son travail, investissait, se lançait dans des projets en étant force de proposition face à ses fournisseurs. Elle a accompli son destin sans état d’âme en mobilisant toutes ses ressources. Par son exemple, elle a montré tout naturellement, sans avoir besoin de faire de longs discours, ce dont une femme est capable si on lui laisse le champ libre.
Au cours du XVIIIe siècle, certaines femmes profitèrent des temps si particuliers de la Révolution pour tenter de défendre leurs droits, pendant que des figures d’exception marquèrent l’histoire des arts, des sciences ou du pouvoir.
Comment ne pas évoquer Olympe de Gouges reconnue comme l’une des premières féministes françaises ? En proclamant les droits des femmes, elle posa des questions qui participèrent aux luttes à venir, au moment où le statut civil des citoyennes, pour un temps, s’améliorait. C’est à cette époque que vécut Marguerite de Wendel qui n’est pas connue comme une militante pour l’égalité des sexes, mais qui a largement montré par son comportement à quel point les femmes méritaient de voir leur condition évoluer.
Danièle Henky ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.08.2025 à 09:03
Jules Lasbleiz, Doctorant en études cinématographiques, Université Rennes 2
De Tron : l’héritage (2010) à Indiana Jones et le cadran de la destinée (2023), en passant par Terminator Genisys (2015), les franchises hollywoodiennes utilisent régulièrement les images de synthèse pour rajeunir des stars vieillissantes. Or, plus qu’un simple outil narratif ou attractionnel, le de-aging interroge également le statut de ces stars au crépuscule de leur carrière.
Le vieillissement inéluctable de la star hollywoodienne est une thématique qui, depuis les années 1950 et la désuétude des premières stars des années 1920-1930, intéresse le cinéma. Des films comme Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950) ou Une étoile est née (George Cukor, 1954) abordent, à ce titre, très frontalement, cette idée de dépérissement de la star dans une industrie ne voulant plus d’elle, et ce, en mettant justement en scène des vedettes vieillissantes voire des vedettes, qui, à ce moment de leur carrière, sont sur le déclin.
Si ces films ont pu traiter de la question de l’obsolescence de la star de façon métatextuelle, c’est-à-dire en représentant la star en tant que star au sein même de leur diégèse, d’autres ont pu le faire de manière plus sous-jacente, en mettant en parallèle l’âge des personnages représentés et celui de leurs interprètes.
Ainsi, depuis une quinzaine d’années, cette thématique du vieillissement des personnages/stars semble notamment s’incarner au sein d’un certain nombre de films issus de franchises développées initialement dans les années 1980-1990. Or, une partie de ces films a régulièrement recours à la technique dite de « de-aging » (rajeunissement par les images de synthèse) pour conférer à certains personnages iconiques une apparence juvénile – similaire à celle précédemment représentée au sein de la saga correspondante. Cette technique semble dès lors interroger le vieillissement de ces personnages, mais surtout de leurs interprètes, de manière tout à fait inédite.
À l’image de certains héros vieillissants de westerns dits « crépusculaires » qui, comme leurs interprètes, reprennent du service pour accomplir une ultime mission qui viendra asseoir leur statut de légende, les icônes des franchises cinématographiques apparues à la fin du siècle dernier se sont vues, depuis quelque temps, réinvesties dans l’optique de réaffirmer leur importance culturelle dans un contexte contemporain. C’est en tout cas le projet porté par un film comme Terminator Genisys (Alan Taylor, 2015), dans lequel la star bodybuildée des années 1980-1990 Arnold Schwarzenegger réinterprète son personnage iconique de T-800, alors littéralement usé et rouillé par le temps, mais – et comme il ne cesse de le rappeler tout au long du film, n’est « pas obsolète » pour autant.
Plus que cela, le film donne même à voir une image de l’acteur embrassant pleinement sa vieillesse, en lui faisant notamment affronter (et surtout vaincre) une version rajeunie de lui-même, ayant l’apparence du T-800 du Terminator de 1984 réalisé par James Cameron. Ici, le rajeunissement numérique de la star lui permet d’assumer et affirmer son âge avec force – le Schwarzenegger de 2015 supplantant le Schwarzenegger de 1984. La fin du film tend d’ailleurs à vouloir démontrer une bonne fois pour toutes cette idée de vieillesse comme forme de modernité (plutôt que de décrépitude), en conférant au robot T-800 usé les capacités protéiformes d’un modèle T-1000 plus récent.
Le film Tron : l’héritage (Joseph Kosinski, 2010) repose sur des motifs narratif et discursif similaires à ceux de_ Terminator Genisys_. Durant son dernier acte, le long métrage fait par exemple s’affronter le personnage de Kevin Flynn, alors (ré)interprété par un Jeff Bridges d’une soixantaine d’années, et son clone virtuel, ayant l’apparence de l’acteur lorsqu’il incarnait le personnage pour la première fois en 1982 dans le film Tron (Steven Lisberger). L’intérêt de cette séquence réside dans le fait que le vieux Kevin Flynn triomphe de son double virtuel en l’absorbant pour ne (re)faire qu’un avec lui. Plus encore que la victoire de l’humain sur la machine, le personnage réaffirme ainsi l’idée selon laquelle le « corps réel » de la star serait unique et – il le souligne au cours de cette séquence – que sa perfection résiderait dans ses imperfections, signes du passage du temps.
Selon la professeure en études sur le genre Sally Chivers, cette vision positive de la vieillesse des personnages/stars – qui n’auraient rien à envier à leurs Moi d’antan – se serait particulièrement développée dans les films issus de franchises, sortis après les années 2000 et 2010.
On retrouve à nouveau cette idée dans Indiana Jones et le cadran de la destinée (James Mangold, 2023), au sein duquel Harrison Ford réincarne le célèbre archéologue et où, dans une séquence introductive d’une vingtaine de minutes, celui-ci est rajeuni numériquement afin que son apparence corresponde à celle que l’on retrouve dans les films de la franchise Indiana Jones réalisés durant les années 1980.
Le reste du film consiste à nous prouver que le personnage d’Indy – malgré son pessimisme sur la question – est, comme son interprète, encore capable d’assurer des missions pour le moins aventureuses, semblables à celles qu’il accomplissait dans sa jeunesse. De ce point de vue, le film pourrait presque servir d’illustration à la thèse énoncée par le sociologue Edgar Morin selon laquelle stars et personnages se contamineraient réciproquement.
Quoi qu’il en soit, le de-aging du début du film sert une fois de plus à renforcer, par une mise en parallèle avec le reste du récit, cette idée d’une vieillesse qui ne serait pas synonyme d’obsolescence.
Comme l’explique la professeure en études cinématographiques Philippa Gates, ce type de discours sur le « bien vieillir » des stars tend en réalité à faire croire au spectateur que « vieillir dépendrait davantage de choix personnels que de conditions matérielles et d’inégalités sociales ».
Son ambiguïté réside également – et logiquement – dans le fait d’utiliser une technique comme le de-aging pour tenter d’en développer la portée symbolique. Un paradoxe évident se dessine : étant donné le rajeunissement par le numérique de la star, sa vieillesse est-elle véritablement assumée ? D’autant plus que, malgré le discours porté par le film le mettant en scène, ce rajeunissement donne à voir une image fantasmée de la star.
Le de-aging est en effet – et de façon évidente – utilisé pour que la star vieillissante réponde à des critères de beauté et/ou de jeunisme qui autrefois pouvaient la caractériser. Comme dans la plupart des œuvres cinématographiques faisant usage des technologies numériques pour porter un discours – souvent critique – sur les nouvelles technologies (fictives ou réelles), une contradiction apparaît ainsi entre le fond (le discours sur le « bien vieillir ») et la forme (le recours au de-aging) des films.
Pour un historien du cinéma comme Richard Dyer, ce type de contradiction est à la base de ce qui caractérise la star. Celle-ci mène à la fois une existence réelle, soumise comme tout un chacun aux affres du temps, et artificielle, liée au monde de l’image, de la fiction. Qu’il soit assumé ou non, l’âge de la star serait donc en partie illusoire notamment parce que sa représentation est presque nécessairement standardisée.
Cette ambiguïté résulte également d’une mise en tension entre l’image « actuelle » de la star et celle de ses rôles passés. Ainsi, plutôt que d’opérer un changement radical dans la manière de représenter la star vieillissante, le de-aging permet en fait de réactualiser des enjeux thématiques anciens, similaires à ceux de certains films des années 1950, au sein desquels l’ancienne et la nouvelle stars s’opposent. Le rajeunissement numérique ne fait finalement que pousser ces enjeux au bout de leur logique (via, entre autres, une forme nouvelle de capitalisation de la nostalgie).
Mais au-delà de cela, n’y a-t-il pas également dans les films étudiés ici une volonté de faire coïncider cette technique avec le modèle narratif, et économique, des franchises, si présentes aujourd’hui, et auxquelles ces films sont rattachés ? Les logiques de variation (par l’utilisation de l’imagerie numérique en tant que telle) et de répétition (par l’utilisation de l’imagerie numérique afin de reproduire quelque chose du passé) du de-aging semblent en effet, à ce titre, bien proches de celles propres aux franchises cinématographiques.
Jules Lasbleiz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.08.2025 à 15:20
Thierry Poibeau, DR CNRS, École normale supérieure (ENS) – PSL
Comment un philologue géorgien est-il devenu le théoricien officiel de la linguistique soviétique avant d’être renié par Staline ? L’histoire de Nicolas Marr illustre les dangers de la science mise au service du pouvoir.
Nicolas Marr, né en 1865 (selon le calendrier grégorien) à Koutaïssi (Géorgie, Empire russe) et décédé en 1934 à Leningrad (URSS), occupe une place singulière dans l’histoire de la linguistique… moins pour ses apports scientifiques que pour l’influence politique qu’il exerça en Union soviétique, où sa théorie linguistique – aujourd’hui considérée comme largement fantaisiste, fut pendant plusieurs années érigée en doctrine officielle.
Son parcours intellectuel, culminant dans une consécration institutionnelle spectaculaire avant que Marr soit brutalement désavoué par Staline lui-même, offre un cas exemplaire de l’instrumentalisation des sciences humaines à des fins idéologiques. À l’heure où des gouvernements cherchent à encadrer les discours scientifiques sur des sujets sensibles (qu’il s’agisse du climat, du genre ou de l’histoire), le cas de Nicolas Marr rappelle que la liberté académique reste vulnérable face à des logiques politiques qui cherchent à imposer leurs propres normes de vérité.
Formé comme philologue (spécialiste des textes anciens) à l’Université de Saint-Pétersbourg, Nicolas Marr se spécialise dans les langues caucasiennes. Son travail précoce est sérieux, et plutôt bien accueilli dans les cercles orientalistes de l’Empire russe.
Mais au fil des années, sa pensée s’éloigne des cadres méthodologiques établis, ce qui lui permet, fait rare pour un savant déjà reconnu avant 1917, de rester en vue sous le régime bolchévique : en requalifiant ses thèses de « matérialistes » et en les alignant sur les objectifs politiques (anti-occidentalisme, « modernisation linguistique » des peuples non russes, construction du socialisme), il transforme sa doctrine en orthodoxie institutionnelle, durablement adossée aux organes académiques et au pouvoir.
Marr est convaincu que l’approche traditionnelle concernant l’étude des langues indo-européennes (qui postule l’existence d’une langue mère commune, le proto-indo-européen, à l’origine de nombreuses langues d’Europe et d’Asie) est idéologiquement biaisée, car influencée par des présupposés élitistes et eurocentrés.
Il se lance alors dans la construction d’un nouveau paradigme linguistique, censé refléter une vision « matérialiste » de l’histoire des langues, c’est-à-dire une conception où le développement des langues est directement produit par les conditions sociales, économiques et historiques, conformément aux principes du marxisme.
Au cœur de sa théorie se trouve l’idée que toutes les langues humaines dérivent d’un protolangage unique fondé sur quatre éléments phonétiques fondamentaux : sal, ber, yon, rosh. Selon Nicolas Marr, ces « éléments de base » seraient les briques originelles de tout lexique, indépendamment des familles linguistiques reconnues. Il va jusqu’à proposer que l’évolution des langues obéit à des lois de type marxiste : la langue, comme tout autre superstructure (construction sociale dépendante des conditions économiques et des rapports de classe), serait le produit du développement des forces productives et l’histoire de la lutte des classes sociales.
Dans ses travaux ultérieurs, Nicolas Marr introduit la notion de langues « japhetiques », une famille hypothétique qu’il oppose aux langues indo-européennes (voir ici pour un compte rendu relativement favorable de l’époque, en 1936). Inspiré d’une relecture très libre de la Genèse, il affirme que les langues du Caucase – et bien d’autres – forment un rameau linguistique issu du personnage biblique Japhet. Cette classification fantaisiste, dépourvue de fondement comparatif rigoureux (par opposition à l’approche traditionnelle, fondée notamment sur des lois d’évolution phonétique strictement établies), lui permet d’insister sur l’existence d’un substrat linguistique commun à des peuples opprimés par le colonialisme occidental, théorie en phase avec l’idéologie soviétique des années 1920.
Dans l’URSS des années 1920 et des années 1930, les sciences sont de plus en plus soumises à des critères politiques. Nicolas Marr, dont le discours allie un rejet de la tradition bourgeoise et une promesse d’unification linguistique du prolétariat mondial, s’impose rapidement comme un intellectuel « compatible ». Il avance que les langues évoluent selon les lois de la lutte des classes et que le langage reflète la structure sociale.
Cette approche plaît : Nicolas Marr, à la tête de nombreux instituts et entré à l’Académie des sciences en 1912, en devient vice-président et ses écrits deviennent obligatoires dans les cursus universitaires. Ses détracteurs sont marginalisés, voire écartés (comme Evgueni Polivanov).
La linguistique de Nicolas Marr (connue sous le nom de « nouvelle doctrine linguistique ») devient doctrine d’État : il ne s’agit plus seulement d’une théorie linguistique, mais d’une orthodoxie politique. La science du langage est désormais censée participer à la construction du socialisme.
L’influence de Nicolas Marr dépasse alors le simple champ académique. Ses idées sont mobilisées dans les débats sur les politiques de planification linguistique (c’est-à-dire l’intervention délibérée de l’État dans la codification, la standardisation, l’alphabétisation et l’enseignement des langues), en particulier concernant la création de systèmes d’écriture pour des langues jusqu’alors non écrites des républiques soviétiques. La linguistique devient un outil de gouvernement, au service de la « politique des nationalités » : il s’agit à la fois de favoriser le développement culturel des peuples non russes et de préparer leur intégration dans le cadre idéologique du marxisme-léninisme.
Nicolas Marr sert ici de caution savante : ses théories, même contestées sur le plan scientifique, sont valorisées parce qu’elles justifient une conception révolutionnaire et volontariste de la langue comme construction sociale. Dans ce contexte, contester Nicolas Marr, c’était risquer de contester la ligne du Parti.
La mort de Nicolas Marr en 1934 ne met pas immédiatement fin à son influence. Au contraire, ses disciples poursuivent l’expansion de son système et veillent à sa canonisation.
Mais en 1950, contre toute attente, Staline lui-même publie un article intitulé « Marxisme et questions de linguistique », dans lequel il critique ouvertement la théorie de Nicolas Marr. Il rejette l’idée que la langue serait déterminée par les classes sociales, réhabilite la linguistique comparée, et appelle à un retour à une approche plus empirique, voire classique.
Ce geste n’est pas anodin : Staline ne se contente pas de désavouer une théorie. Il démontre que, dans une dictature, l’autorité scientifique est subordonnée à la volonté politique suprême, et qu’elle peut être révoquée à tout moment. Les institutions obtempèrent : les disciples de Nicolas Marr sont discrédités, les manuels sont réécrits, et la théorie des quatre éléments disparaît du paysage scientifique.
Ce retournement brutal s’inscrit dans un contexte plus large de redéfinition des priorités idéologiques du régime. À la fin des années 1940, l’URSS amorce un resserrement doctrinal, marqué par la campagne contre le « cosmopolitisme » et le renforcement du nationalisme soviétique.
Dans ce climat, les constructions linguistiques trop spéculatives ou trop liées à l’internationalisme révolutionnaire deviennent suspectes. En dénonçant Nicolas Marr, Staline entend réaffirmer l’autonomie relative de certaines disciplines scientifiques, mais aussi reprendre la main sur un champ où l’orthodoxie avait été laissée aux mains d’un petit cercle de partisans zélés.
Ce n’est donc pas un retour à la science pour elle-même, mais une réaffirmation de l’autorité centrale dans l’arbitrage du vrai.
Aujourd’hui, Nicolas Marr est largement oublié dans les manuels de linguistique. Son nom est parfois évoqué en histoire des sciences comme exemple extrême de science instrumentalisée, au même titre que Trofim Lyssenko en biologie. Ce dernier avait rejeté la génétique classique au nom du marxisme et imposé une théorie pseudoscientifique soutenue par le pouvoir soviétique.
Si ses premiers travaux sur les langues du Caucase semblent avoir été plus sérieux sur le plan philologique, ses grandes constructions théoriques sont aujourd’hui considérées comme infondées.
Mais l’histoire de Nicolas Marr mérite d’être relue. Elle rappelle que les sciences, surtout lorsqu’elles touchent au langage, à la culture et à l’identité, sont vulnérables aux pressions politiques.
Nicolas Marr n’est pas seulement un excentrique promu par accident ; il est le produit d’un moment historique où la vérité scientifique pouvait être décidée au sommet du Parti. Loin de n’être qu’un épisode marginal, l’histoire de Nicolas Marr éclaire un dilemme toujours actuel : celui de la vérité scientifique confrontée à des intérêts politiques, économiques ou idéologiques. Ce n’est pas tant le passé qui importe ici, mais ce qu’il permet encore de voir du présent.
Thierry Poibeau est membre de l'Institut Prairie-PSAI (Paris AI Research Institute - Paris School of Artificial Intelligence) et a reçu des financements à ce titre.
06.08.2025 à 17:14
Jeffrey Swartwood, Maître de conférences, Civilisation américaine, Université Bordeaux Montaigne
Le surf se développe sur les côtes californiennes à partir des années 1920 pendant la période des « hommes de fer et planches en bois ». Dans ce milieu contre-culturel, un premier mouvement de femmes part alors à la recherche de la vague parfaite, malgré les injonctions et les stéréotypes de la période.
Le surf connaît aujourd’hui une nouvelle vague de popularité avec quelque 3,8 millions de pratiquants. Comme à chaque phase d’expansion de ce sport, l’équilibre se redessine entre son image de pratique contre-culturelle – associée à la liberté, au sport dans les grands espaces – et sa place dans la culture dominante.
Malgré une augmentation considérable du surf féminin (entre 35 % et 40 % des pratiquants), l’imaginaire public entourant le surf reste (très) majoritairement masculin.
À l’heure actuelle, des surfeuses de shortboard comme celles de longboard voyagent en solo à travers le monde, surfent des grosses vagues, créent des modes de vie alternatifs et défient la vision traditionnelle de ce sport si longtemps orienté vers les hommes. Ces femmes suscitent à la fois l’intérêt du public et l’attention des chercheurs, comme en témoignent des ouvrages tels que Surfer Girls in the New World Order de Krista Comer.
Pourtant, le monde de la publicité, jusque dans la presse spécialisée, continue de présenter un déséquilibre : les photos d’action sont largement consacrées aux surfeurs masculins, tandis que les images de femmes, même de surfeuses professionnelles, sont encore souvent prises sur la plage ou sur un parking…
L’icône contre-culturelle du surf semble être encore fortement genrée et, en ce sens, pas si contre-culturelle que ça. Et ce n’est pas un phénomène nouveau.
Dans les années 1960, à l’apogée de la révolution contre-culturelle aux États-Unis, la liberté du surf était représentée comme quasi exclusivement masculine.
Dans les premiers magazines tels que Surfer ou Surfing, malgré certaines exceptions, les photos d’action montrant des femmes surfant étaient rares, même quand il s’agissait de traiter la performance des surfeuses lors des compétitions, par exemple.
Pourtant, selon les récits traditionnels hawaiens, depuis ses débuts vers le XIIᵉ siècle, le surf était pratiqué autant par les femmes que les hommes. Avant l’arrivée des missionnaires occidentaux, les femmes étaient étroitement associées à l’histoire du surf hawaïen. Mais ces derniers, animés d’un zèle socioreligieux marqué par des normes strictes de séparation des sexes et une vision productiviste de la société, ont œuvré à l’éradication de l’activité. La pratique du surf a donc progressivement décliné – surtout chez les femmes – jusqu’à quasiment disparaitre pour tous à la fin du XIXe siècle.
Le sport renaît au début du XXe siècle à Hawaii et en Californie, sous l’effet d’une curiosité presque ethnologique et d’une prise de conscience de son potentiel touristique. L’activité est alors devenue presque exclusivement masculine, au point que, dans son livre The History of Surfing, le champion de surf Nat Young ne mentionne les surfeuses californiennes que dans une petite parenthèse, vers la fin.
L’historien Scott Laderman explique que cela est dû non seulement au sexisme dominant mais aussi au fait que les surfeuses étaient rares car, avant la Deuxième Guerre mondiale, les planches étaient très lourdes et difficiles à manier. Surfeur reconnu, Mickey Munoz va plus loin en racontant qu’il n’y avait pas de femmes qui surfaient dans la Californie avant la fin des années 40 car les planches étaient trop lourdes.
Pourtant, confronté aux archives historiques et à une analyse approfondie, l’argument selon lequel les femmes ne pratiquaient pas, ou peu, le surf avant la fin des années 1950 ne tient pas la route. Des photosle prouvent, tout comme des articles de journaux et d’autres documents.
Le manque de maniabilité des planches de surf de l’époque est insatisfaisant pour expliquer la quasi-invisibilité des surfeuses de la période. Les planches étaient effectivement en bois et non en mousse, comme le montre la collection du musée Surfing Heritage and Culture Center de San Clemente. Mais leur poids variait énormément, allant de planches en balsa verni d’environ 10 kg à des mastodontes en séquoia pesant jusqu’à 45 kg (un longboard moderne en mousse et résine pèse entre 4 kg et 7 kg.
Et si les planches de trois mètres abondaient, des photographies et des références historiques à des planches plus courtes et plus légères évoquent une diversité plus grande que ne le laisse entendre le stéréotype.
Les surfeuses étaient vraisemblablement minoritaires sur la côte californienne, mais certaines femmes se consacraient malgré tout à ce sport et menaient une vie alternative. À ce jour, il est difficile de dire combien. Dans toute la Californie d’avant-guerre, il y avait probablement moins de 200 surfeurs et nous pourrions actuellement identifier une trentaine de surfeuses. À San Diego, dès 1925, Fay Baird Fraser, une jeune femme de 16 ans apprenait à surfer en tandem avec le sauveteur Charles Wright. Elle a ensuite continué à surfer seule dans la région, équipée de sa planche longue de 8 pieds (2,42 m).
Plus au nord, à Newport Beach, durant l’entre-deux-guerres, Duke Kahanamoku, hawaïen, champion olympique de natation et surfeur expert fut une figure clé de l’introduction du surf en Californie. Il rapporte avoir enseigné le surf à autant de femmes que d’hommes, et que parmi l’ensemble de ses élèves, tous sexes confondus, une jeune femme dénommée Bebe Daniels, de Corona Del Mar, était la meilleure.
Il y avait même quelques compétitions de surf avec une division féminine à la fin des années 1930. Mary Anne Hawkins, de Costa Mesa, a remporté ces championnats féminins de surf de la côte Pacifique en 1938, en 1939 et en 1940, à l’apogée de l’ère des planches en bois. Nous pourrions également mentionner les californiennes Vicki Flaxman ou Aggie Bane, parmi tant d’autres qui surfaient avant les années 50. Chacune de ces surfeuses talentueuses occupe une place bien documentée dans l’histoire des débuts du surf en Californie.
D’après l’historien Matt Warshaw, leur place était même telle, qu’à la fin des années 1940, alors que le surf évoluait à un rythme rapide et que le mode de vie des surfeurs s’ancrait dans la culture régionale, ces pionnières ont servi de modèle à toute la génération suivante de surfeurs californiens, hommes et femmes.
Selon Joe Quigg, fabriquant respecté de planches et figure iconique du surf, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la scène surf de Malibu dans les années 1940/50. Or, cette scène est devenue l’incarnation de la culture surf californienne, contribuant elle-même à façonner la contre-culture américaine des années 1950 et 1960. Dans un entretien, il va jusqu’à dire que la scène surf à Malibu était composé « de tous les âges et tous les sexes ».
À un moment où les récits traditionnels sont souvent remis en question, la construction de l’imaginaire du surf ne fait pas exception. Il est difficile d’imaginer que nous acceptions collectivement que dans les années 30, des garçons de 10 ans puissent traîner de lourdes planches jusqu’aux vagues pour apprendre, mais que les femmes, même adultes et nageuses accomplies passionnées de sports nautiques, ne le pouvaient pas. Elles le pouvaient, et elles le faisaient. T
out comme aujourd’hui, les femmes se lançaient dans les vagues, loin du rôle traditionnellement attribué à la petite amie qui attend avec patience sur la plage ou à la femme au foyer qui prépare soigneusement un pique-nique pour que son homme passe la journée à surfer. Face au sexisme de l’époque, elles ne représentaient qu’un faible pourcentage de la population des surfeurs. Cela souligne la nature hautement contre culturelle de leur pratique.
Jeffrey Swartwood est membre de l'International Association of Surfing Researchers, le Surf & Nature Alliance, l'Institut des Amériques et CLIMAS (EA4196) et l'Université Bordeaux Montaigne.