04.05.2025 à 11:17
Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS , professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Donald Trump, Silvio Berlusconi, Bernard Tapie, les exemples d’hommes d’affaires devenus hommes politiques sont légion. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.
Donald Trump est un homme d’affaires, il en est fier et il s’en vante. Il entend diriger l’Amérique comme il dirige ses affaires immobilières. Quel que soit le sujet, il prétend faire des deals et se comporte en stratège tout puissant, supposé briser toute opposition sur son passage.
Pour un chercheur qui a étudié de près des hommes d’affaires comme Francis Bouygues, Ingvar Kamprad (Ikea), François Pinault ou Bernard Arnault, d’abord comme doctorant de Pierre Bourdieu, puis comme consultant, et enfin, comme chercheur universitaire, les conduites de Donald Trump paraissent familières. Même si, dans son cas, elles prennent un tour extrême… voire, caricatural.
Dans le livre que j’ai publié en 2005 avec l’historienne Catherine Vuillermot, nous avons étudié 25 hommes d’affaires qui, en moins de vingt ans, ont fait passer leurs entreprises d’un chiffre d’affaires en millions à des comptes en milliards. En étudiant ces réussites spectaculaires, nous avons compris que le plus important n’est jamais ce que sont les hommes d’affaires, ni d’où ils viennent, ni ce qu’ils disent, mais ce qu’ils font.
En prenant du recul, on peut avancer une thèse qui s’applique aussi bien aux grands qu’aux petits patrons, à ceux qui réussissent comme à ceux qui sont au bord de la faillite. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.
Au départ ils sont ingénieurs, financiers, avocats ou commerçants ; issus de familles catholiques, protestantes, musulmanes ou juives. Politiquement, ils sont de droite, mais aussi du centre, de gauche ou d’extrême gauche. Certains sont courtois et raffinés, d’autres grossiers et violents ; certains sont débauchés et d’autres de tranquilles pères de famille. Certains sont cyniques, d’autres sont des moralistes invétérés. Mais une fois à la tête d’un capital, ces personnes deviennent possédées par le capital qu’elles contrôlent, obsédées par les impératifs de sa défense et de sa prospérité. Ce n’est pas le dirigeant qui contrôle le capital, mais le capital qui tient le dirigeant et qui l’oblige.
Instruit par l’expérience, l’homme d’affaires finit par adopter une forme particulière de morale. Au lieu de faire ce qu’il doit, il fait ce qui marche, c’est-à-dire ce qui permet de boucler chaque affaire dans les délais et avec la rentabilité prévue. C’est l’éthos des affaires, que nous avons définies dans les chapitres 4 et 5 de notre livre et que l’on peut évoquer ici brièvement :
« L’homme d’affaires, lorsqu’il se lance, prend des engagements vis-à-vis de tiers (associés, banquiers, salariés, fournisseurs, clients, administrations publiques, famille). S’il ne tient pas ses engagements, il sera discrédité. Le temps se présente pour lui comme un compte à rebours : il y a des échéances à tenir, des emprunts à rembourser, des impôts et des taxes à payer, des salaires à verser. Il lui faut donc tirer de l’entreprise suffisamment de ressources financières, dans les délais. »
Pour ce faire, il s’appuie sur un réseau d’alliés (co-investisseurs, banquiers, salariés, fournisseurs, clients…) dont il faut obtenir la loyauté de gré ou de force. Si leur contribution est insuffisante, il s’en débarrasse et noue d’autres alliances. Autrement dit, l’homme d’affaires se montre généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. Ses amis sont ceux qui contribuent à la prospérité de l’entreprise et les ennemies, ceux qui y font obstacle. S’il s’écarte de l’éthos des affaires pour privilégier d’autres valeurs, il compromet le retour sur investissement des capitaux, et prend le risque d’être destitué ou de voir son entreprise être rachetée ou disparaitre.
Gagner suffisamment d’argent est une tâche difficile et ceux qui s’y livrent s’exposent à une déformation professionnelle qu’on qualifie de « dureté en affaire ». Il vaudrait mieux la nommer « intelligence des affaires ». Ceux qui s’y livrent avec succès, même s’ils ont été décriés, bénéficient en fin de carrière d’une réévaluation conséquentialiste de leur carrière. On oublie vite les débuts sulfureux de l’homme d’affaires pour célébrer les bénéfices tirés de sa réussite. (cf. les artistes et François Pinault).
La célèbre formule d’Octave Mirbeau : « Les affaires sont les affaires » est bien plus qu’une tautologie, c’est une explication de la manière dont le capitalisme modifie ceux qui s’y livrent.
Gouverner une cité, ce n’est pas être généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. En politique, cela s’appelle du népotisme et de la corruption. Cela conduit à dresser les uns contre les autres jusqu’à ce que se développe la guerre de tous contre tous. L’obsession de la rentabilité des opérations ne peut suffire à entretenir le vivre ensemble. Maintenir la liberté, l’égalité et la fraternité à des seuils acceptables n’a rien à voir avec accumuler du capital.
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Il est étrange que des idées aussi simples soient si difficiles à faire partager, avec d’un côté l’idée stupide de gouverner un état comme on gouverne une entreprise. De l’autre, l’idée non moins stupide de transformer les chefs d’entreprises en entrepreneurs moraux censés prendre en compte « les intérêts de toutes les parties prenantes », et de faire de la RSE au lieu de faire leur métier : investir le capital pour en tirer le maximum de rendement !
Sans doute les états ont-ils besoin d’être administrés de façon plus efficace et plus efficiente, mais l’efficacité et l’efficience sont des problèmes d’ingénieurs, pas d’hommes d’affaires !
Donald Trump apparaît comme une caricature de l’homme d’affaires. Elle n’est pas sans rappeler les attitudes de patron qu’adoptait Silvio Berlusconi lorsqu’il dirigeait l’Italie. Ces deux personnages nous alertent sur les dangers du mélange des genres : prétendre gouverner un État comme on gouverne une entreprise, c’est souvent devenir un pitre grimaçant qui peut se permettre d’insulter ses partenaires. Ce n’est généralement pas ce que font les hommes d’affaires en ascension, qui restent discrets pour mieux réussir leurs coups. Berlusconi comme Trump ont accédé au pouvoir sur leur réputation de businessmen à succès. Une fois en politique, leur psychologie est restée bloquée dans une logique de pertes et profits.
Dans la Grèce antique, les personnages devenus trop puissants étaient ostracisés car on considérait qu’ils menaçaient l’ordre démocratique de la cité. Les États-Unis de Trump, comme l’Italie de Berlusconi, ont choisi d’avoir recours à des patrons vieillissants, censés rétablir l’ordre et la justice en transposant la logique des affaires à la réforme d’un État supposé corrompu par des élites décadentes. Leur réputation de milliardaire a fait office de preuve de leur compétence. Dommage que leur électorat ne se soit pas penché sur la façon dont ils ont bâti leur fortune.
Et en France ? Nos grands hommes d’affaires ont acheté la presse et les médias, financé des Think Tanks, aidé des présidentiables, mais pour l’instant, aucun n’a brigué la présidence. Nous sommes plutôt sujets à des transferts inversés : ce sont les hauts fonctionnaires et les membres des cabinets ministériels qui vont pantoufler dans nos grandes entreprises, comme ces jours-ci, Alexis Kohler à la Société Générale. C’est une autre forme de mélange des genres ou bien, pour parler comme Pierre Bourdieu, de transfert de capital d’un champ à un autre, comme si les enjeux et les règles du jeu étaient les mêmes : faire carrière ! Qu’on soit en Amérique ou en France, les élites passent leur temps à jouer au tennis sur un terrain de football, ou au football sur un terrain de tennis. Où est l’arbitre ?
Michel Villette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.04.2025 à 17:29
Gwenaëlle Questel, Enseignant-chercheur en droit privé, membre du LAB-LEX, Université Bretagne Sud (UBS)
Depuis le 24 février, le chirurgien Joël Le Scouarnec est jugé pour 299 viols et agressions sexuelles, essentiellement commises sur des mineures, entre 1989 et 2014. Condamné à une peine de prison avec sursis en 2005 pour possession d’images pédocriminelles, ce dernier est recruté par plusieurs hôpitaux et continue d’exercer malgré des alertes de collègues. En effet, comme ceux qui interviennent en milieu scolaire, les professionnels de santé ont une obligation de signalement à la justice en cas de violences sur des mineurs. Pourquoi n’est-ce pas toujours le cas dans la pratique ? Comment améliorer les dispositifs existants ?
Médecin et criminel pédophile, Joël Le Scouarnec a bien été dénoncé par certains collègues auprès d’établissements hospitaliers et du conseil de l’Ordre, mais ces alertes sont, pour la plupart, restées sans suite. Si certains établissements ont mis fin au contrat de travail du chirurgien d’autres, rencontrant des difficultés de recrutement, l’ont malgré tout embauché, arguant qu’aucune interdiction d’exercer n’avait été prononcée à son encontre et qu’aucune sanction disciplinaire n’avait été prise par le conseil de l’Ordre. Le chirurgien a continué d’exercer et de sévir auprès d’enfants pendant des années.
Lors du procès, un ancien collègue de Joël Le Scouarnec a rappelé que malgré les alertes lancées à l’hôpital de Quimperlé, aucune communication officielle n’a été faite par l’établissement et il a reconnu, à titre personnel n’avoir jamais alerté les autres intervenants du bloc : « je pensais qu’ils avaient été informés, et je ne pouvais pas non plus l’afficher dans tout le service ».
Face à une telle situation, on s’interroge : quelles sont les obligations légales des professionnels intervenant auprès d’enfants dans le signalement des violences ?
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Alors que 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année, le professionnel de santé a une place importante puisqu’il a une obligation de signalement auprès des autorités judiciaires ou administratives lorsqu’il a connaissance de violences, y compris sexuelles, commises sur des mineurs. Cette règle, envisagée dans le code pénal, article 226-14 est également rappelée dans les différents codes de déontologie des professions médicales : médecin,article R4127-44 alinéa 2 Code de la santé publique, infirmier, sage-femme.
Ce devoir de signalement qui est donc à la fois d’origine légale et déontologique implique alors une possible levée du secret professionnel pour informer les autorités compétentes en cas de violences faites à l’égard des enfants. La loi précise alors l’auteur d’un tel signalement puisque celui-ci ne peut pas faire l’objet de poursuites pénales, civiles ou encore disciplinaires pour avoir révélé des informations à caractère secret.
Pour autant, l’énoncé des textes en la matière conduit à une incertitude quant à l’étendue de cette obligation de signalement. En effet, il est précisé que le professionnel doit alerter les autorités compétentes de violences faites aux enfants « sauf circonstances particulières » qu’il « apprécie en conscience ».
Ces références à l’appréciation concrète et circonstanciée peuvent amener le professionnel de santé, lorsqu’il y est confronté, à distinguer deux types de situations. Lorsque ce dernier a la certitude que des violences sont exercées à l’égard d’un enfant, il informe les autorités judiciaires ou administratives. Néanmoins, en cas de simples suspicions de violences, il semble y avoir un delta qui fait douter du caractère impératif du devoir qui lui incombe.
En ce qui concerne les enseignants et les professionnels en milieu scolaire, une obligation plus large est posée puisque tout fonctionnaire ou agent public qui acquiert connaissance d’un délit ou d’un crime, quel qu’il soit, doit en aviser sans délai le Procureur de la République article 40 Code de procédure pénale, alinéa 2 et L 121-11 Code général de la Fonction publique.
Cette obligation a été spécialement rappelée en cas de violences sur mineurs, dans le cadre de la loi du 14 avril 2016 relative à l’information de l’administration par l’autorité judiciaire et à la protection des mineurs.
En pratique, lorsqu’ils suspectent des violences, les professionnels intervenant auprès d’enfants font le plus souvent des signalements indirects auprès des services départementaux et de la Cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip) qui est une cellule départementale qui centralise et facilite le repérage des enfants victimes de violences.
Cette cellule, qui peut être alertée par toute personne, notamment via le relais assuré par le numéro « 119, Allô enfance en danger », se charge de faire une évaluation pluridisciplinaire de la situation qui aboutit, dans un délai de trois mois au plus, à une décision d’orientation déterminant les éventuelles suites à donner aux signalements effectués.
Les pratiques observées en milieux hospitalier et scolaire montrent qu’il y a souvent une concertation en interne au sujet des violences suspectées avant que la structure concernée n’alerte la CRIP.
Le rôle prépondérant des enseignants et des professionnels de santé dans la détection des violences faites aux enfants est indéniable puisqu’ils sont respectivement à l’origine de 23 % et de 15 % des informations préoccupantes transmises à la Crip.
Les dispositifs existants restent cependant perfectibles. Concernant les professionnels de santé, ils sont certes protégés d’un engagement de leur responsabilité du point de vue du secret professionnel mais ils peuvent être sanctionnés disciplinairement pour violation d’autres obligations déontologiques en cas de signalement.
Cette absence d’immunité totale a été récemment confirmée par le Conseil d’État lors d’une décision du 15 octobre 2024 qui a validé la sanction disciplinaire d’un médecin qui avait établi un certificat médical mentionnant des « violences intrafamiliales extrêmes » qu’il n’avait pas personnellement observées manquant ainsi à son obligation déontologique de non-immixtion dans les affaires de famille et dans la vie privée des patients comme nous le rappelle l’article R 4127-51 CSP.
Conscient du frein que cette crainte de la sanction disciplinaire peut constituer aux signalements, le plan gouvernemental 2023-2027 consacré à la lutte contre les violences faites aux enfants préconise une modification des codes de déontologie pour « clarifier l’obligation du professionnel de santé quand il constate des violences ».
En outre, l’absence de formation continue obligatoire relative aux violences faites aux enfants pour les professionnels intervenant auprès d’enfants est également à regretter. En effet, des formations sont proposées mais demeurent souvent ponctuelles en raison du manque de moyens et restent avant tout à la discrétion de chaque structure. Là encore, le plan gouvernemental a pour ambition de revaloriser la formation des professionnels.
Parmi les mesures proposées, le plan envisage la formation de vingt référents par ministère concerné chargés de sensibiliser et de former les professionnels intervenant auprès d’enfants au repérage et signalements des situations de violences faites aux enfants. La réforme de la formation des enseignants amorcée il y a quelques jours dans le décret du 17 avril signé par la ministre de l’éducation nationale, Élisabeth Borne, et le premier ministre, François Bayrou, promet également un renforcement de la formation sur ces questions.
Reste à savoir si les moyens humains, matériels et financiers déployés seront à la hauteur de ces ambitions. Au-delà des seuls enseignants, la mise en œuvre d’une formation continue approfondie obligatoire pour l’ensemble des professionnels intervenant auprès d’enfants pourrait constituer une avancée importante dans la lutte contre ces violences.
Gwenaëlle Questel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.04.2025 à 17:29
Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School
La sphère médiatique semble déconcertée : lors de son premier mandat, Trump avait baissé les droits de douane, désormais, il les relève ; il joue la Russie, puis l’Ukraine. La conclusion ? Trump serait « imprévisible ». Rien n’est plus faux : Donald Trump a derrière lui une équipe, un agenda, un plan cherchant à enrayer le déclin des valeurs « américaines ». Ce plan peut être qualifié de « libertarien », un courant qui valorise le talent individuel, la famille, le patrimoine et la religion. La liberté y prime sur l’égalité, et la morale sur l’État de droit.
Le fait est quasiment passé inaperçu. Certains médias s’en sont fait l’écho mais en limitant son importance, évoquant une minorité « d’extrémistes » avec lesquels Donald Trump avait dû composer. En avril 2023, la Heritage Foundation, l’un des plus importants think tank conservateur, publie un plan de 922 pages intitulé « Mandate for Leadership.The Conservative Promise ».
Le document est issu d’une vaste concertation des think tanks conservateurs, 53 d’entre eux figurent dans le conseil d’orientation. Tout est détaillé, des fonctions de la Maison Blanche au rôle des différentes agences gouvernementales ou à celui des fonctionnaires. L’Agenda 47 de Trump, ou programme du 47e président des États-Unis, est très similaire, et ce qu’il décide depuis quelques mois va dans le même sens. Le fil conducteur est libertarien, courant politique relativement méconnu en France.
Le « Mandate for Leadership » peut être résumé en un certain nombre de points structurants : la famille, les valeurs virilistes, l’anticommunisme, la caporalisation des organisations, étatiques ou non, qui doivent porter les valeurs conservatrices. Les mesures en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion doivent être entièrement supprimées et sont même qualifiées de « racistes », au profit d’un traitement égal devant la loi, d’opportunités égales pour toutes et tous et du mérite individuel.
Bon nombre de prérogatives fédérales doivent repasser au niveau local, celui des États. La Chine est perçue comme la principale, sinon l’unique, menace géopolitique sérieuse, pour de multiples raisons, d’où une volonté de redéploiement des ressources. L’approche de l’économie est partiellement en rupture avec le libre-échange tel que défendu par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou Paul Krugman, qui sont d’ailleurs explicitement pris à partie comme irréaliste et issu d’universitaires dans leur tour d’ivoire.
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Le « Mandate for leadership » veut « reprendre les rênes du gouvernement » contre « la bureaucratie ». L’axiome central est le suivant : « Le choix du personnel, c’est de la politique. » Ce premier engagement est donc à première vue antilibéral. Mais il est adossé en réalité à ce principe conservateur qui veut que la morale soit première, et le droit seulement second. Par ailleurs, les ressources doivent être prioritairement réorientées pour contrer l’influence de la Chine, y compris celles de l’Usaid.
L’action de l’État est affaiblie, mais surtout réorientée. Le département de l’agriculture doit respecter les familles, les tracteurs et les fermiers, plutôt que de chercher à transformer le système agroalimentaire. L’éducation doit revenir aux États. La question de la race doit être évacuée sur le plan formel (colorblind society) – ceci, sans rien entreprendre pour lutter contre le racisme. L’Agence de l’environnement doit s’en tenir à des enjeux de pollution locale. Le département de la santé doit promouvoir des familles stables et mariées. La responsabilité des patients doit être rétablie, notamment la liberté de conscience – y compris en situation de pandémie. L’administration nationale sur l’atmosphère et les océans doit être empêchée de « nuire », étant inutilement alarmiste et préjudiciable à la prospérité. Et enfin l’enjeu est de rétablir un commerce équitable (fair trade) et des droits de douane réciproques (reciprocal tariffs).
Les écarts avec la plateforme proposée par Trump sur son site de campagne sont assez faibles, et plus encore avec les actes qui sont actuellement engagés. Si l’on en croit la liste partielle publiée sur Wikipédia, les 220 premières actions de Trump sont cohérentes. C’est aussi ce que constatait la revue en ligne le Grand Continent, en février 2025, estimant que plus d’un tiers du programme des conservateurs avait été mis en œuvre.
En dépit de cette cohérence, le cas Trump semble interroger tous les médias. Plusieurs explications peuvent être avancées. La première est que le conservatisme est une famille de pensée peu connue, en France ; et plus encore le libertarisme dit « de droite » – car il existe aussi un courant libertarien « de gauche ». Le philosophe John Rawls, théorisait pourtant ce courant sous l’appellation d’« aristocratie naturelle ». Ses caractéristiques principales sont de défendre l’ouverture des carrières aux talents, tout en refusant les mesures qui cherchent à établir formellement une égalité des chances. La base de la société n’est pas l’individu mais la famille, et le patrimoine. La liberté prime sur l’égalité. La religion est une obligation. La morale prime sur l’État de droit, ce qui explique que ce courant soit en partie « illibéral ».
Les grands théoriciens sont Ludwig von Mises, Murray Rothbard et Robert Nozick. Un de leurs exemples préférés est le joueur de basket, dont le salaire dépend directement de la performance : s’il est bon, le public accepte de payer pour le voir jouer, et refuser dans le cas contraire. Les mesures en faveur de l’égalité telles que la redistribution sont jugées entraver le talent. Ce n’est pas un utilitarisme, au sens d’une pensée politique cherchant à maximiser la richesse. L’argent n’est qu’un moyen parmi d’autres de passer des contrats. Ce courant se réfère beaucoup à la Constitution des États-Unis et à cet événement jugé fondateur du pays : la révolte de 1773 contre le Royaume-Uni à Boston, au cours de laquelle des cargaisons de thé anglais furent jetées à la mer.
Sébastien Caré a mené une enquête empirique sur ce courant, aux États-Unis. Il distingue cinq idéaux types qui sont instructifs, en termes de base électorale du trumpisme.
Le premier est le « paléolibertarien » ou « redneck », souvent chrétien, hostile aux LGBTQIA+ et que l’on imagine aisément s’identifiant aux personnages de western, ou à la Petite Maison dans la prairie.
Le second s’inspire de la romancière Ayn Rand (1905-1982), auteure de la Vertu d’égoïsme (2008), qui conditionnait un changement d’ampleur, dans l’esprit du Tea Party, à la mise au point d’« un programme d’action à longue portée, avec les principes servant à unifier et à intégrer des mesures particulières dans une voie cohérente ». Comment ne pas penser au Project 2025 ?
La troisième sorte de libertarien est acclimaté à l’establishment et désigne, par exemple, les think tanks tels que la Heritage Foundation.
Le quatrième type est le « libertarien libertaire » qui correspond en fait aux libertariens de gauche, et est évidemment opposé à Trump.
La cinquième catégorie correspond à ceux que Caré appelle les « cyberlibertariens », qui voient le cyberespace comme un monde où ils peuvent réaliser leur utopie. Il est utile d’ajouter que les deux derniers courants ont fortement investi le numérique au cours d’une période qui va des années 1970 à 2000, d’après Ted Turner qui en fut un acteur autant qu’un témoin privilégié.
Ces différents types de libertariens peuvent illustrer la diversité des publics qui se reconnaissent dans le document élaboré par les conservateurs : des « rednecks » (ploucs), des travailleurs du numérique et une partie de l’establishment lui-même, ce qui explique que le courant ne soit pas de taille résiduelle comme en France.
Le libertarisme est assez étranger aux États dont la culture étatique est fermement ancrée (en France par exemple). Partiellement illibéral, ce n’est pas un fascisme pour autant, ni un courant autocrate. Ce serait contradictoire avec son apologie de la liberté.
Si Trump affiche une forme d’impérialisme comme dans le cas du Groenland, il n’a pas sorti les tanks, ni empoisonné ses adversaires politiques comme le fait Poutine. Quant aux variations en intensité dans ses positions, elles s’expliquent en large partie par sa manière de voir les « deals » : demander énormément au départ, pour stupéfier son interlocuteur, et revenir ensuite à des positions plus raisonnables.
Fabrice Flipo travaille sur les questions d'émancipation.
29.04.2025 à 17:28
Marie Picard, Doctorante en sociologie, Université de Rouen Normandie
Si elles sont souvent restées dans l’ombre, un certain nombre de jeunes femmes, parfois encore adolescentes, se sont engagées dans la Résistance. Qui étaient-elles ? Comment leur action pendant la Seconde Guerre mondiale a-t-elle orienté leurs choix et leur militantisme à venir ? La recherche s’empare de ces questions.
En avril 1945, le camp de concentration de Mauthausen en Autriche est libéré par les forces alliées. Gisèle Guillemot fait partie des prisonnières et des prisonniers évacués. Résistante, elle avait été arrêtée deux ans plus tôt, en avril 1943. Comme elle, de nombreuses jeunes femmes se sont engagées contre l’ennemi nazi.
Quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des zones d’ombre persistent autour de ces figures, « ossature invisible de la Résistance ». Qui étaient-elles ? Comment sont-elles entrées en résistance ? Quelle place cet engagement a-t-il eu dans leur parcours ?
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À partir d’une recherche en cours sur les résistantes en Normandie, cet article propose de se pencher sur les parcours de certaines d’entre elles. Elles ont entre 15 et 20 ans au début de la guerre et lors de leurs premiers actes de résistance. Leurs actions sont diverses : distributions de tracts, sabotages, transports d’armes et de matériel, transmission de renseignements, rédaction et impression de journaux clandestins…
La Résistance se définit comme un mouvement social particulièrement complexe et original. L’engagement militant et politique que cela sous-tend pose la question de son origine et de ses causes. Les résistantes justifient généralement leurs actions comme naturelles et allant de soi. Mais l’observation de leurs parcours biographiques amène à questionner les déterminants sociaux et politiques issus de leur enfance et les différentes sphères de socialisation côtoyées.
La famille est généralement caractérisée comme la principale sphère de socialisation politique primaire. Dans le cas des jeunes résistantes, les événements vécus dans ce cadre, ainsi que les valeurs transmises par l’éducation montrent une réelle politisation pendant l’entre-deux-guerres.
Les positionnements idéologiques des parents des résistantes, lorsqu’ils sont identifiés, reflètent une enfance vécue dans un cadre orienté politiquement. Par ailleurs, dans leurs discours, les résistantes opèrent elles-mêmes la liaison entre leur éducation familiale et les idées déterminant leur engagement dans la Résistance.
C’est le cas de Paulette Lechevallier-Renault, née en 1920, 19 ans au début des hostilités. Si ses parents, décédés jeunes, n’ont pas manifesté d’orientations politiques claires, elle porte une attention particulière au rejet de l’injustice, inculqué par son père, qui l’a conduite à « ne pas accepter la guerre ».
Certains événements historiques sont prégnants dans les biographies des résistantes. La Première Guerre mondiale en particulier laisse une trace dans le parcours des familles, en figurant d’abord comme un des événements historiques selon lequel les individus situent leur propre parcours.
Marie-Thérèse Fainstein, née Lavenue, est née en 1921, soit « trois ans après la fin de la Première Guerre mondiale » comme elle le précise dans un témoignage. D’autres résistantes ont connu la perte d’un parent, souvent leur père, décédé sur le front, tué par les Allemands.
L’occupation du territoire par les Allemands rappelle d’ailleurs pour les familles l’occupation vécue jusqu’à la Grande Guerre, en particulier en Alsace-Lorraine. L’existence d’un sentiment patriotique est commune au sein des différentes familles. Cet attachement à l’identité nationale s’observe dans les discours des résistantes relatifs à leur prise de décision et à leur volonté d’agir.La famille s’illustre donc comme un espace où les marques des contextes sociohistoriques et politiques forment des dispositions à l’engagement militant.
De même, les constats autour de la socialisation primaire à l’engagement dépassent les clivages de genre entre hommes et femmes présents dans la société française de l’entre-deux-guerres où l’éducation à la contestation et au militantisme est plutôt transmise aux garçons qu’aux filles.
La socialisation par l’école ainsi que par les pairs renforce ces dispositions et contribue à forger l’outillage politique des résistantes. Aussi, bien que des résistantes agissent dans des cellules de résistance familiales, pour d’autres, les premières actions se font dans des cercles extérieurs à l’environnement parental.
La décision d’agir est inhérente à un militantisme qui s’exerce déjà, en lien avec d’autres causes politiques défendues à cette période. Par exemple, la prise de position face à la non-intervention en Espagne est citée de nombreuses fois dans les carrières de militantes des résistantes. Cet élément matérialise un militantisme affirmé : participation aux campagnes de solidarité, actions de solidarité envers les enfants espagnols…
Gisèle Guillemot date notamment le « commencement » de sa vie politique lors de ses 14 ans, au moment de l’accueil des réfugiés espagnols en France auquel elle a contribué.
Le cadre scolaire et les études forment un espace de socialisation politique parallèle, où les espaces d’expression sont multiples. Le rôle joué par l’école est fondamental dans le parcours de Gisèle Guillemot et, en particulier, l’influence de ses directeurs, dans son engagement antifasciste et contre l’occupant nazi :
« C’est dans cette école que j’ai pris le goût de la vie politique et sociale. »
Les canaux de construction des premières actions de résistance se font par l’entremise d’individus rencontrés lors des études. Le tournant de Marie-Thérèse Fainstein (née Lavenue) dans la Résistance débute par la lettre reçue d’une de ses camarades de l’École normale d’institutrices et cette question :
« Est-ce qu’on pourrait faire quelque chose ? »
Les étapes qui ont permis à ces jeunes femmes de devenir des résistantes traduisent des parcours variés et des espaces multiples de socialisation au militantisme. La famille, bien que partie prenante de la construction des idées politiques, s’accompagne d’autres groupes sociaux fréquentés par les résistantes, tels que les individus issus de leur lieu de formation ou leurs collègues et amis.
Pour ces jeunes femmes, dont les prises de position se construisent avant-guerre, la Résistance apparaît comme le terreau d’un engagement politique à venir.
Augusta Pieters, née Dolé, avait à peine 18 ans au début de la guerre, et tout juste 20 ans lorsqu’elle effectue le ravitaillement de résistants et la liaison entre des membres du Parti communiste clandestin. Après-guerre, elle participe activement à la mise en place de l’Union des femmes françaises (UFF) à Dieppe et milite au Parti communiste français (PCF). Lors des élections municipales de 1959, elle est candidate sur la liste du PCF dans cette même ville. Son engagement se poursuit, notamment pendant la guerre d’Algérie qu’elle réprouve en menant des actions diverses.
En parallèle, les résistantes s’illustrent dans des engagements associatifs, constitutifs d’une continuité des groupes sociaux issus de la Résistance, y compris de la déportation.
Gisèle Guillemot milite en particulier au sein de la Fédération nationale des déportés, internés et résistants patriotes (FNDIRP).
De son côté, Marie-Thérèse Fainstein (née Lavenue) est membre de plusieurs associations, telles que l’Association de déportés et internés de la Résistance et familles de disparus en Seine-Maritime (ADIF).
Les 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale voient la multiplication des initiatives mémorielles, et les résistantes elles-mêmes ont joué un rôle dans ce processus à partir des années 1980 et 1990.
Leurs témoignages émergent, notamment dans le cadre scolaire, accompagnés de l’injonction aux jeunes générations :
« Ne pas oublier. »
Marie Picard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.04.2025 à 16:24
Virginie Tournay, Directrice de recherche CNRS au CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po, Sciences Po
Guy Saez, Directeur honoraire CNRS, Sciences Po Grenoble
Les grandes firmes numériques restructurent l’espace politique sous une forme que l’on peut qualifier de néoféodale. Le contrat social fondé sur l’idéal républicain d’une communauté de semblables s’efface, au profit de liens personnels d’individu à individu. Pour les firmes, l’enjeu est le contrôle du cyberespace, notamment l’utilisation des données personnelles, mais aussi la prise en charge de la santé, de la sécurité ou de la mobilité des usagers, jusqu’alors assurées par les États.
La nomination de l’entrepreneur Elon Musk à l’agence de l’efficacité gouvernementale (DOGE) est marquée par une rhétorique libertarienne qui appelle à privatiser la puissance publique en une entreprise dotée d’attributs de souveraineté. L’ambition politique affirmée consiste à démanteler le coûteux édifice de l’État-providence. Mais cette posture antiétatiste ne se limite pas à l’affirmation d’un nouvel ordre institutionnel au sein de la culture politique occidentale. Ce sont en réalité les fondements de cette culture définie par le droit et les règlements qui sont mis à bas.
Comme l’avait théorisé Thomas Hobbes dans son Léviathan, nos modèles d’organisation du pouvoir s’appuient sur une rationalisation légale des rapports entre les individus et de l’État. À l’échelle internationale, cela se traduit par le système westphalien qui institue des relations entre États souverains, réglées surtout par des traités. Sans empêcher l’expression de désaccords publics, cette rationalisation rompt avec l’arbitraire des situations de guerre et avec le despotisme. Le politique constitue un phénomène objectivable, autorisant des mobilisations partisanes et une légitimité acquise par le vote.
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Avec le tournant numérique s’ouvre une brèche au profit de ce que l’on pourrait qualifier de néoféodalisme. La prudence oblige à reconnaître que des formules telles que le « nouveau Moyen Âge » ou le « retour au Moyen Âge » posent plus de problèmes qu’elles n’éclairent l’actualité. Pour autant, des marqueurs du féodalisme ont des implications politiques et anthropologiques qui justifient de mobiliser cette notion.
Au niveau interne, le néoféodalisme se traduit par la dispersion des centres de pouvoir et l’affirmation de la personnalité des liens. Le contrat social fondé sur l’idéal républicain d’une communauté de semblables s’efface au profit de liens personnels d’individu à individu.
Au plan international, cette organisation du pouvoir se traduit par un état de guerre permanent, larvé ou déclaré par des États-nations qui se considèrent comme des empires. Le président Vladimir Poutine déclarant que la Russie n’a pas de frontières ou la volonté états-unienne d’annexer le Canada et le Groenland sont emblématiques de cette posture.
Tandis que, depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la question essentielle du système politique porte sur les relations entre citoyens et pouvoirs publics, le néoféodalisme structure l’organisation du pouvoir à partir des condottières des grandes firmes, comme l’a montré Shoshana Zuboff. Derrière une concurrence économique féroce, l’enjeu est le contrôle du cyberespace, notamment l’utilisation des données personnelles au mépris des droits des citoyens.
L’association du féodalisme et du règne de la tech n’est pas nouvelle, mais elle a surtout alimenté une critique des dérives capitalistiques de l’économie numérique. Or, la montée en puissance de cette contre-culture néoféodale n’est pas l’affirmation d’un courant politique auquel on pourrait opposer une autre tendance comme un socialisme de la donnée. Les dynamiques du Web confrontent fondamentalement les sociétés à un changement drastique du paysage civique, c’est-à-dire des relations réciproques du citoyen à la puissance publique.
Aux États-Unis, l’autorité fédérale et les oligarques de la tech liés par leurs allégeances, imposent en même temps qu’un système complet d’offre de services, des liens de dépendance à leur population amenant à un usage des écrans pouvant conduire à une addiction. Les plateformes proposent désormais des outils pour faciliter le quotidien des populations et leur donner, à terme, satisfaction dans tous les domaines d’activité avec une offre particulièrement efficiente.
En contrepartie, les contenus et les données de chacun sont soumis aux fameux terms of use (conditions d’utilisation) qui échappent en grande partie au contrôle démocratique des citoyens, voire aux États. Les plateformes numériques obéissent d’ailleurs à une logique propre de constitutionnalisation : elles ont leur propre ordre juridique de régulation. Libres d’adapter leurs algorithmes, les fiefs numériques sont aux antipodes du contrat social républicain fondé sur l’égalité en droits et la construction d’un horizon commun.
Instance de captation massive de l’attention des populations, les outils numériques font désormais partie du quotidien : ils modifient le rapport immédiat à la connaissance et aux institutions. L’attention des individus est concentrée en priorité sur le caractère spectaculaire des contenus en ligne qui privilégient les affects et les thèses complotistes.
Dès lors, la recherche de l’information n’est plus passible d’un discours logique comme dans des États qui légitiment des autorités institutionnelles fondées sur des compétences acquises (organismes de recherche, école, enseignement) et sur l’accumulation de connaissances (bibliothèques, musées) : la connaissance par « moteur de recherche » renvoie au contraire à tous les contenus mis en ligne indépendamment de leur solidité. Quant à la certification sociale, elle ne repose plus sur les organisations productrices de connaissances, mais sur la viralité des contenus.
Un autre effet lié à l’essor des plateformes conversationnelles est le délitement de l’espace public, consubstantiel à la démocratie. En effet, la mise en équivalence des expressions privées et publiques sur les réseaux sociaux transforme la signification de l’espace public. On passe d’une représentation abstraite de l’échange d’arguments (dans un espace public idéal), à un flux continu d’informations et de sensibilités individuelles.
Notons que, par leur capacité à connecter les réseaux amicaux et affinitaires, les médiations numériques suscitent un fort sentiment de proximité. De même, la maîtrise d’un outil interactif va de pair avec un sentiment d’intégration chez les jeunes générations, qui expriment moins d’intérêt pour les médias traditionnels.
Le régime néoféodal, marqué par l’intensification de l’usage d’Internet, ne coupe donc pas l’individu du reste de la société. En revanche, les institutions publiques ne pourraient désormais y constituer qu’une option possible parmi d’autres pour organiser la vie collective et garantir la sécurité des populations.
Pourrait-on voir dans ces évolutions un risque majeur de dévitalisation progressive de l’État ? La question mérite attention, car les institutions publiques dépendent de plus en plus de la dynamique des grandes firmes du cyberespace, qui se concentrent principalement aux États-Unis et en Chine.
Les États seront-ils, demain, en mesure d’assurer une mission régalienne de sécurité auprès des populations ? On peut craindre que ces dernières délèguent en priorité la prise en charge de leur santé, de leur sécurité et de leur alimentation aux plateformes – l’enjeu ultime étant le contrôle des imaginaires qui pourraient passer en grande partie sous le contrôle des industries culturelles. Dans ce scénario, on assisterait à une mutabilité plus prononcée de l’attachement institutionnel des citoyens en faveur des plateformes.
Les plateformes seront-elles un jour en mesure de procurer une sécurité comparable à celle que les États ont assurée ces derniers siècles ? Est-on à la veille de voir ces infrastructures évoluer vers des proto-États ?
S’il est trop tôt pour répondre à ces questions, on est en droit de penser que l’usage régulier des plateformes numériques altère certainement l’adhésion au contrat social républicain et les fondements de nos démocraties.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
23.04.2025 à 09:52
Anne-Sarah Moalic Bouglé, Chercheuse associée au laboratoire HISTEME (Histoire, Territoires, Mémoires), Université de Caen Normandie
Le 29 avril 1945, les Françaises se rendent pour la première fois aux urnes. S’il marque une grande date de l’histoire de France et de la République, ce vote féminin de 1945 est mal connu. Retour sur cette étape d’un long combat pour l’égalité.
Le 29 avril 2025 marque le 80e anniversaire du premier vote des femmes en France, lors des premières élections organisées après la Libération. Pourtant, 1945 n’est pas l’année 0 de l’histoire politique des femmes en France.
Ce 29 avril 1945, certaines des Françaises qui se rendent aux bureaux de vote ont déjà glissé un bulletin dans une urne électorale. Cela a été le cas notamment à Villeurbanne, en 1935, à Louviers la même année ou à Dax en 1936, où elles avaient été invitées à voter lors de municipales afin de pourvoir des postes de conseillères créés par des maires contournant l’absence de droit de vote pour les femmes.
Beaucoup (plus de 500 000) ont aussi répondu « oui » au référendum organisé par le quotidien le Journal, en marge des élections législatives de 1914, autour de la question : « Mesdames, Mesdemoiselles, désirez-vous voter un jour ? » Et quelques-unes ont été élues officiellement ou nommées officieusement dans plusieurs communes, durant l’entre-deux-guerres.
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L’ordonnance du 21 avril 1944 portant organisation des pouvoirs publics en France après la Libération marque la fin d’un débat de près d’un siècle et, avec lui, celle de l’inégalité politique des femmes et des hommes. Ce texte annonce que : « Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes. » Cette courte phrase ne traduit pas un féminisme acharné de la part du général de Gaulle ni de l’Assemblée consultative provisoire qui a voté pour la réforme. Elle marque la longue évolution des mentalités et de la « visibilisation » des femmes dans la société française, conjuguées à un basculement politique.
Ce premier vote féminin de 1945 est une grande date de l’histoire de France et de la République. Il est pourtant mal connu, ce qui tient peut-être à la longueur de son instauration et au fait qu’il n’a pas provoqué de révolution.
L’histoire du vote des Françaises est assez récente. Souvent considérée comme une branche de l’histoire des femmes ou des féminismes, elle est plus rarement envisagée comme faisant pleinement partie de l’histoire politique de la France.
La revendication en faveur de l’égalité politique entre les femmes et les hommes est pourtant intimement liée au concept et aux évolutions du suffrage universel. Elle naît durant la IIe République (1848-1852), au moment où la France révolutionne son système électoral par la mise en place du suffrage universel. Des femmes et des hommes se mobilisent pour intégrer les femmes à la nouvelle loi, par la voie législative (Pierre Leroux ou Victor Considerant) ou par la voie militante : la femme de lettres Eugénie Niboyet ou la socialiste Jeanne Deroin manifestent, publient des journaux. Cette dernière se présente même aux élections législatives de 1849 pour faire entendre « la voix des femmes ».
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L’élection au suffrage universel direct de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République conduit au coup d’État de 1851, puis à une mise sous cloche de tout débat politique.
La revendication suffragiste renaît, vers 1870, avec des militantes comme Hubertine Auclert et d’autres groupes de suffragistes. Leurs revendications en faveur du vote, fondées sur une conception républicaine et universaliste, rejoignent, à la fin du XIXe siècle, celles d’un groupe de femmes aisées et philanthropes, convaincues que les femmes des classes populaires seraient le meilleur rempart contre les fléaux sociaux (insalubrité, alcoolisme, jeux…) si elles avaient plus de pouvoir.
C’est par cet élan que la première proposition de loi en faveur d’un vote féminin, en 1906, est officiellement envoyée en commission à la Chambre des députés pour y être étudiée.
Il faut néanmoins attendre l’immédiat après-guerre, en mai 1919, pour que la Chambre des députés entérine l’égalité politique (droit de vote et éligibilité) des femmes et des hommes. Alors que cette réforme génère un grand espoir parmi les suffragistes, le Sénat bloque la réforme pendant vingt ans, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, soutenu par de nombreux élus du Parti radical, faisant fi des progrès majeurs de l’éducation des filles, du travail féminin et de l’opinion publique, de plus en plus unanime sur la question.
Pour ses opposants, les femmes ont un rôle différent de celui des hommes dans la société. Les ouvrir à la politique provoquerait de la discorde dans les foyers et donc un risque social. Elles seraient d’ailleurs incapables, physiquement, de voter – trop impressionnables, trop émotives. Et trop influençables ! Leurs maris, leurs confesseurs, agiraient dans l’ombre. Cette réforme porterait en son sein un grave danger politique pour la République. On dit enfin qu’elles ne sont pas intéressées par le vote.
On retrouve ces arguments lors du débat de l’Assemblée consultative provisoire d’Alger et, malgré cela, la réforme est enfin votée. C’est que la « pierre tombale de la République » a bel et bien été scellée, mais pas par les femmes. Le suffrage universel a été à nouveau étouffé par le régime pétainiste et lorsqu’il renaît de ses cendres, en 1945, c’est comme rajeuni et renforcé par l’apport du vote féminin.
La France rejoint les rangs des autres nations qui avaient accordé le vote à leurs citoyennes parfois depuis le début du siècle, comme la Pologne ou l’Allemagne en 1918. Elle se conforme ainsi à un modèle récurrent : le vote des femmes apparaît en général dans les pays où s’opèrent des changements politiques majeurs, comme la mise en place de nouvelles constitutions à la suite de l’éclatement des empires, après la Première Guerre mondiale.
Le droit de vote des femmes entre en vigueur en France en 1945. Son annonce, sa mise en œuvre et ses conséquences ont été très discrètes, bien loin de la dramatisation de ses détracteurs.
Alors qu’avant-guerre, des centaines de milliers de personnes soutenaient le suffrage féminin, l’annonce de son instauration ne provoque guère de réaction. Comment aurait-il pu être autrement dans une France en guerre, occupée, où les communications du gouvernement provisoire et de l’Assemblée provisoire d’Alger, assurant la continuité républicaine, ne pouvaient atteindre la métropole que clandestinement ?
Les préparatifs des élections de 1945 permettent de mieux analyser les réactions à la réforme. En effet, la vie politique reprend son cours, avec les élections municipales des 29 avril et 13 mai 1945, puis avec l’élection législative du 21 octobre. C’est à ce moment que chacun prend la mesure de la nouveauté.
Les renseignements généraux sondent l’air du temps, tout comme la presse. Les services préfectoraux maintiennent la ligne d’avant-guerre : une réticence face au vote féminin, mettant en avant le fait que les femmes se désintéressaient globalement de la politique, qu’il était peu opportun de faire cette réforme alors que tous les hommes n’étaient pas encore rentrés, ou que les femmes risquaient de voter sous influence.
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Dans certains titres très orientés sur le plan idéologique, on sent la volonté d’attirer les femmes à sa cause. C’est très évident dans l’Humanité et dans la Croix, dont les argumentaires sont sensiblement les mêmes : les femmes sont des pivots dans la défense d’une certaine vision du monde et sont courtisées en tant que telles. La presse généraliste est plus factuelle, encourageant les femmes au vote, leur expliquant le déroulement du scrutin, leur parcours dans le bureau de vote, etc. Tout laisse entendre que la réforme était mûre.
C’est d’ailleurs la conclusion qui peut être tirée au moment des élections : il n’y a pas de grand bouleversement. Les grands équilibres politiques ne vacillent pas. Les femmes n’ont pas provoqué de raz-de-marée réactionnaire ou révolutionnaire. En revanche, elles sont allées voter massivement, sans doute aux alentours de 9 millions, sur les plus de 13 millions d’inscrites, même si leur abstention est supérieure à celle des hommes de 7 à 12 %.
Des études montrent que leur vote n’est pas lié à leur pratique religieuse, mais à leur milieu social. Les résultats de ces premiers votes montrent des femmes qui votent davantage pour les partis de droite modérée et du centre, tandis que les hommes votent plus à gauche. Néanmoins, ces écarts sont relativement marginaux. Statistiquement, le couple vote pour le même parti.
Pas de révolution non plus au niveau de la représentation nationale : les femmes élues sont très minoritaires (33 sur 586) et le restent jusqu’aux années 2000, atteignant un abyssal 1,4 % de députées en 1958 et ne dépassant les 10 % qu’à partir de 1997. Cette difficulté à faire émerger des femmes politiques, encore présente aujourd’hui, malgré la loi de 2000 sur la parité, est très certainement un héritage de cette histoire du vote féminin, mêlant évolution lente des mentalités et politique.
Enfin, le vote féminin n’a pas non plus directement provoqué de changement dans la condition féminine. Par exemple, la première réforme d’importance sur ce sujet n’est votée que vingt ans plus tard. Il s’agit de la modification des statuts matrimoniaux, en 1965, mettant fin à la soumission de l’épouse à son mari pour de nombreux actes de sa vie quotidienne (droit de veto sur son travail, autorisation pour l’ouverture d’un compte bancaire…).
L’obtention des droits de vote et d’éligibilité par les Françaises est une étape fondamentale de l’histoire de la République. Elle ne peut être lue uniquement au prisme des progrès de la condition féminine ni de la participation effective des femmes – quand bien même ces données sont des éléments importants.
Avant 1945, la France n’est pas une démocratie pleine et entière, et c’est bien l’accession à la citoyenneté de la moitié de sa population adulte qui lui fait atteindre sa maturité. Ainsi, la connaissance de cette réforme devrait être bien plus étudiée qu’elle ne l’est aujourd’hui : le suffrage électoral des Françaises appartient à l’histoire de France, autant qu’à l’histoire des femmes.
Anne-Sarah Moalic Bouglé est membre de Territoires de Progrès. .
21.04.2025 à 19:34
Cynthia Fleury-Perkins, Professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du CNAM, et titulaire de la chaire de Philosophie à l’hôpital (GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences), Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Dans un monde qui fait la part belle à la performance et à la concurrence, les personnes les plus fragiles sont-elles prises en compte ? Si l’on n’a jamais autant parlé d’inclusion, si la pandémie de Covid-19 nous a collectivement placés face à nos fragilités, la vulnérabilité reste stigmatisée.
Or, c’est en considérant ce que traversent les personnes malades et précaires que l’on peut élaborer des politiques de prévention qui bénéficient à tous, explique la philosophe Cynthia Fleury, professeur titulaire de la chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers et titulaire de la Chaire de philosophie à l’hôpital (GHU Paris Psychiatrie et neurosciences). Autrice de la Clinique de la dignité et du Soin est un humanisme, elle plaide pour une « société du care ». Entretien.
The Conversation : Dans nos sociétés compétitives, quelle place pour les personnes vulnérables ? Et où la vulnérabilité commence-t-elle ?
Cynthia Fleury : La vulnérabilité se définit essentiellement selon deux approches. La première, ontologique, la considère comme la condition sine qua non de l’homme en tant qu’être qui naît, meurt, est touché par la maladie. Purement biologique, cette approche manque la complexité du fonctionnement humain et de son développement qui nécessitent, pour être compris, de s’inscrire dans des modèles biopsychosociaux.
C’est par exemple le sens de la thèse de la néoténie et de l’altricialité secondaire – popularisée par les travaux du biologiste Adolf Portmann et, plus récemment, par le sociologue Bernard Lahire – qui pose que nous sommes physiologiquement tous des prématurés : autrement dit, sans le soutien (présent et à venir) des autres, l’individu ne peut survivre.
C’est aussi ce que veut dire le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott avec son étonnante formule, « Un bébé, ça n’existe pas ». Pour qu’un être humain se développe, il faut que se mette en place autour de lui une structure de « care » et de soins prolongés, bien au-delà de sa naissance. Sauf à être transhumaniste – et à considérer donc que nous n’aurions pas de limites substantielles et d’interdépendances –, la vulnérabilité est la réalité initiale à laquelle nous sommes tous confrontés.
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La deuxième approche de la vulnérabilité est sociologique : elle se définit comme la propension des individus à subir des impacts négatifs dus à des facteurs économiques, sociaux, culturels, institutionnels.
En sociologie, la vulnérabilité est à envisager comme une interaction complexe entre ces différents facteurs structurels. D’où le fait que, pour produire un diagnostic et une thérapeutique (c’est-à-dire une politique de correction des inégalités dues aux vulnérabilités), rigoureux l’un comme l’autre, il est déterminant d’avoir une approche dite « intégrée » mêlant l’analyse des facteurs structurels et la question des trajectoires plus personnelles. C’est une affaire dynamique, psychodynamique, collective.
La société est plus ou moins une fabrique de « vulnérabilisation », selon ce qu’elle permet légalement, systématise, etc. Dès lors, nos choix collectifs, consciemment ou inconsciemment, endiguent, régulent ou renforcent ces vulnérabilités.
T. C. : On parle de plus en plus d’inclusion, les derniers Jeux paralympiques ont bénéficié de plus de visibilité dans les médias… La vulnérabilité est-elle socialement plus acceptée ?
C. F. : Comme je l’avais noté dans la Clinique de la dignité, jamais il n’y a eu dans nos sociétés occidentales un discours aussi consensuel de reconnaissance de la vulnérabilité, jamais on n’a tant donné à la vulnérabilité la possibilité de se raconter, non seulement dans les espaces privés, mais aussi dans l’espace public.
Prenons l’exemple récent du journaliste Nicolas Demorand, présentateur de la matinale de France Inter, déclarant : « Je suis un malade mental. » Cette prise de parole ne relève pas tant de la « Mad Pride » que d’un refus de continuer à vivre cette ultravulnérabilité comme une honte. À un moment donné, il prend le risque de franchir le Rubicon de la possible stigmatisation pour produire un plaidoyer à partir de son expérience. Il y a vingt ans, il n’aurait sans doute pas agi ainsi. Il le fait parce qu’il est dans une conscientisation différente de sa situation, mais aussi parce que la société accueille différemment cette « singularité », pour ne pas dire cette « vulnérabilité ».
Malgré ces évolutions, cependant, les stigmatisations persistent. C’est le cas dans la sphère du travail, tous les patients peuvent vous le raconter. Les personnes souffrant de maladies chroniques sont toujours renvoyées à un questionnement sur leur mythomanie possible, sur leur fiabilité. L’ère du soupçon persiste.
T. C. : Cela veut-il dire que la reconnaissance de la vulnérabilité reste de l’ordre du discours ?
C. F. : Non, cela va au-delà du discours, il y a dans nos sociétés occidentales toute une axiologie (ou théorie des valeurs morales), qui intègre la dignité de la vulnérabilité. Celle-ci est envisagée comme un vecteur de connaissance et un levier capacitaire au sens où, c’est au chevet des plus vulnérables que l’on peut vraiment appréhender la complexité des situations et que l’on peut avoir une clinique du réel, au sens lacanien du terme (séminaires XI et XX).
On peut définir la « clinique du réel » comme l’analyse clinique des effets que le réel, dans sa dimension non symbolisée et irréductible, produit dans la structuration du psychisme. L’expression s’est depuis banalisée pour définir toute tentative de diagnostic et de thérapeutique confrontée aux dimensions les plus « effractantes » du réel.
Mais, au-delà de ces discours et de ces représentations de soi nourries de la Déclaration des droits de l’homme, subsistent un « rejet » et une crainte de la vulnérabilité. On reste dans un système social qui est une véritable machine à mettre à mal les vulnérabilités, à les stigmatiser, au mieux à les invisibiliser. En fait, les deux réalités coexistent. Les stéréotypes ont la vie dure, on est face à des situations clivées.
Par ailleurs, nous subissons une vague post #MeeToo, notamment dans les sociétés occidentales, ressentimiste et masculiniste qui stigmatise la vulnérabilité, la dévalorise, considère qu’elle est un danger culturel et social, et qu’elle doit être mise à mort.
T. C. : Des scandales ont levé le voile sur des situations terribles dans les crèches et dans les Ehpad. Les hôpitaux manquent de moyens. Dans quelle mesure la société fabrique-t-elle de la vulnérabilité ?
C. F. : Pour forger une alliance thérapeutique entre soignants et patients, il faut du temps. Plus on est vulnérable, plus on évite les soins. Pour construire un consentement à ces soins, pour que leur efficience ne soit pas mise à mal, il faut donc encore plus d’écoute et d’empathie. Or, le new management, avec sa pression gestionnaire, empêche cela.
Cette restriction des moyens qui pèse sur l’humain ne concerne pas seulement les services hospitaliers, on la retrouve à l’école, dans l’entreprise, dans la magistrature – aussi délirant que cela puisse paraître, elle touche même les soins palliatifs. Les travaux de la psychodynamique autour de la souffrance au travail ont mis au jour cette fabrique de situations indignes, qui empêche des soignants et des personnels de services publics de pouvoir faire leur métier dignement, produit des burn out et génère du mal-être chez les patients et leurs familles…
Il existe une deuxième grande fabrique de vulnérabilités, plus géopolitique, face à ces failles systémiques que sont les zoonoses, les pandémies. Alors qu’on atteint les limites planétaires de la croissance, l’accès aux ressources devient de plus en plus concurrentiel. Le nombre de réfugiés climatiques augmente, les conflits conduisent à des déplacements de populations.
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Ces situations terribles vont de pair avec une instrumentalisation de la notion de résilience : on continue sciemment de produire des vulnérabilités en considérant qu’il restera toujours une solution, le recours à la résilience. Or, il faudrait avant tout se dire : « Arrêtons de produire de telles situations. » La première des résiliences, c’est la culture de la prévention.
T. C. : Qu’est-ce que prendre soin, dans une société du care ? En quoi cela va-t-il au-delà de la prise en charge matérielle, physique ?
C. F. : Le soin passe par le corps, il passe par des ressources, mais ce n’est jamais une simple activité matérielle. Le soin active la fonction symbolique des êtres, il fabrique de l’éducation, il fabrique la potentialité des êtres et la résilience des sociétés.
Il y a quatre grandes approches philosophiques, ce que j’appellerais quatre grands âges du care qui, d’ailleurs, ne s’opposent pas, mais s’entrelacent, se combinent. Dans les années 1950 surgissent les théories de l’attachement, la pédopsychiatrie pose que l’absence de soin crée des troubles du développement. C’est la première définition du soin évoquée plus haut et toujours valable aujourd’hui.
Puis il y a eu des approches plus éthiques et politiques du care, centrée sur l’activité de soin, s’interrogeant sur les différences pratiques et morales entre les hommes et les femmes. Ces considérations genrées ont été essentielles pour démontrer dans un premier temps la « féminisation » du soin, donc sa dévalorisation, et son invisibilisation, et dans un deuxième temps leur nécessaire dépassement pour définir une activité générique de l’espèce humaine. On pense notamment aux travaux de Joan Tronto qui explique que le soin est tout simplement l’activité prioritaire de l’espèce humaine et qui le définit comme ce qui travaille à maintenir la vie bonne, à « réparer notre monde ».
Aujourd’hui, le « prendre soin » s’ouvre à des approches intégrées de type « One Health », où l’on considère que la santé humaine s’insère dans un tout et qu’à ce titre, elle est en dialogue constant avec la santé des écosystèmes et avec la santé animale. Prendre soin n’est plus seulement une activité interhumaine, mais une activité inter-vivants. L’homme n’est plus une exception ou, si exceptionnalité il y a, c’est dans la conscience aiguë et responsable qu’il a de cette nécessité de créer des liens réciproques et de faire baisser les externalités négatives sur les ressources naturelles.
T. C. : De quelle manière travaillez-vous sur cette notion de care à la Chaire de philosophie à l’hôpital ?
C. F. : Nous défendons une approche capacitaire de la vulnérabilité, autrement dit, en la considérant d’abord comme une « épistémologie », au sens où elle est un vecteur de connaissance et permet d’avoir une vision très fine de la réalité. Ensuite, nous travaillons à faire d’elle un levier capacitaire. Nous avons théorisé cette approche par la notion de « générativité de la vulnérabilité » : personne ne peut nier que la vulnérabilité est prioritairement, hélas, une matrice à créer de l’incapacité ; autrement dit, une vulnérabilité en entraîne une autre, comme en cascade.
Prenons la question de la maladie, ses effets physiologiques peuvent se répercuter sur la sphère du travail, la sphère familiale et amicale, la vie psychique… Les maladies chroniques notamment sont des bombes à retardement. Il n’y a pas une personne qui subisse une maladie chronique sans être, à un moment donné, touchée par une souffrance psychique importante, qu’il s’agisse de troubles anxieux ou dépressifs, de troubles du sommeil, de troubles de l’alimentation…
Cette dynamique déficitaire dangereuse, il importe de mieux la saisir, pour mieux déconstruire ses imbrications… Pour autant, la générativité du vulnérable ne se résume pas à cette seule approche déficitaire qui étudie les dysfonctionnements en chaîne. La vulnérabilité peut aussi être source d’invention. Pour résister à l’hyper-contrainte qu’elle représente, il faut produire ce que le philosophe Georges Canguilhem appelle une norme de vie et c’est ainsi que l’on crée des objets qui n’existaient pas, des dispositions d’être inédites, des usages nouveaux, etc.
En tenant compte de ce potentiel d’innovation, on peut activer une autre théorie de la conception, partant du point de vue des personnes vulnérables. C’est d’ailleurs très intéressant de voir à quel point susciter la part « agente » des patients, et notamment leur capacité de conception, est thérapeutique. À la chaire, nous défendons une « fonction soignante en partage », autrement dit, celle où le soin est une activité créatrice portée par l’ensemble des parties prenantes (soignants, patients, familles, citoyens lambda). Nous appelons cela du « design capacitaire », soit le co-design de protocoles de soin avec les patients, le personnel hospitalier, les familles, les citoyens.
Nous avons travaillé par exemple sur des solutions de « contenance » volontaire (le protocole Cisuco) qui puissent être des alternatives aux dispositifs de contention chimique et mécanique utilisés en psychiatrie contre la volonté des patients.
T. C. : Accepter la vulnérabilité, c’est donc un facteur de progression ?
C. F. : Disons que c’est un facteur d’« intelligence » pour la résilience des systèmes. C’est en allant sur les marges qu’on peut élaborer des politiques de prévention plus efficaces. C’est en prenant en considération entre autres ce que traversent les migrants qu’on viendra au mieux protéger les citoyens. Nous qui pensons être très éloignés de leur situation pourrions très bien connaître ces déplacements forcés face aux bouleversements climatiques.
Très souvent, ce qui a été pensé pour les plus vulnérables finit par être utilisé de manière universelle. La démocratie sanitaire, par exemple, c’est par la clinique du sida qu’elle a été révolutionnée, pas par la clinique des patients lambda.
L’ergonomie montre aussi combien l’inclusivité sert à tous. Imaginons des femmes qui arrivent dans une entreprise où il y a de lourdes charges qu’elles ne peuvent pas porter. On va aménager les postes, produire d’autres outils, éventuellement des exosquelettes. Certains de leurs collègues, qui auront au départ protesté contre la féminisation des métiers, finiront par revenir sur leur position, par reconnaître la fatigue générée et les troubles musculo-squelettiques générés par cette manutention, puis par avoir recours aux dispositifs mis en place.
T. C. : Quel lien entre État social et État de droit ? En quoi la prise en compte de la vulnérabilité est-elle essentielle à la démocratie ?
C. F. : On voit bien que les premières attaques de Donald Trump dès son retour au pouvoir ont visé la santé ou encore l’aide au développement.
Par définition, les régimes autoritaires fascisants – au sens de « late fascism », d’Enzo Traverso – sont des régimes de hiérarchisation des êtres, qui fonctionnent sur l’activation de relations de subordination, d’exploitation du corps d’autrui (« Your body, my choice ») et dévaluent la notion de vulnérabilité, considérant qu’il faut la repérer et l’éradiquer. Et cette vulnérabilité est multiple : il peut s’agir de handicap, de sexualité, de genre, d’âge…
A contrario, il existe une sorte de pacte essentiel entre la vulnérabilité et l’État social de droit qui, chaque fois qu’il élabore une loi, doit produire une loi qui ne renforce pas les vulnérabilités des plus faibles. La normativité dans un État de droit est « critique », « réflexive » envers elle-même, sans cesse relégitimée par de nouvelles « inclusivités » ou encore « prises en considération » de ce qui était, jusqu’alors, exclu et discriminé.
Propos recueillis par Aurélie Djavadi.
Cynthia Fleury-Perkins ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.04.2025 à 16:27
Amandine Payet-Junot, Consultante Recherche et développement en sciences sociales, Université de la Réunion
Pascale Chabanet, Directrice de recherche, spécialiste des récifs coralliens, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Valery Ridde, Directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Emmanuel Macron se rendra sur l’île de La Réunion dans la semaine du 21 avril. Les crises sanitaires récentes – Covid, chikungunya – ont signalé l’approche verticale et autoritaire du pouvoir hexagonal. Une étude post-Covid montre pourquoi ces politiques de santé, imposées sans concertation avec les populations locales, ont suscité méfiance et colère. Partager la responsabilité avec les communautés s’avère indispensable pour une gestion de crise efficace.
Les débats contemporains mettent en évidence l’héritage colonial persistant dans les politiques coercitives de santé publique. Dans les territoires ultramarins, la gestion centralisée des crises sanitaires a souvent montré ses limites. La situation sanitaire à Mayotte après le passage du cyclone Chido en est une nouvelle illustration, entre frustrations et colères des populations concernées.
Sur l’île de La Réunion, la réponse de la santé publique contre le chikungunya, virus transmis par un moustique, a été marquée par une intervention tardive, un manque de moyens adaptés et une coordination jugée insuffisante. Ces carences ont été particulièrement mal vécues sur place, donnant le sentiment que La Réunion était un « sous territoire ».
Face à la pandémie de Covid-19 en 2020, la France a-t-elle appris de ses erreurs ? Manifestement, non. Certaines analyses montrent que l’approche relevait davantage de l’infantilisation des populations – à coups de communications fondées sur la menace et sur la peur, s’accompagnant de moyens répressifs – plutôt que sur une démarche de renforcement de leur pouvoir d’agir (empowerment).
Cette politique autoritaire est en contradiction, notamment, avec le mouvement de promotion de la santé réaffirmé lors de l’adoption de la Charte d’Ottawa, en 1986. Celle-ci insiste sur la nécessité de permettre aux individus et aux communautés d’exercer un contrôle effectif sur les déterminants de leur santé, afin de pouvoir l’améliorer de manière autonome et durable.
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Si la centralisation des décisions présente l’avantage de favoriser une coordination rapide et cohérente des mesures de riposte, elle comporte le risque de passer à côté des spécificités et des besoins propres à chaque territoire. C’est pourquoi ces directives suscitent souvent des réticences. À La Réunion, des contestations publiques ont démontré la méfiance vis-à-vis de la vaccination contre le Covid ou des restrictions de déplacement.
À partir de 53 entretiens qualitatifs réalisés entre février et mai 2021, nous avons observé une grande variabilité dans les perceptions à l’égard du virus et des mesures sanitaires prises par les autorités.
Pour une partie des personnes interrogées, le Covid-19 était une menace réelle et dangereuse, justifiant des règles strictes, tandis que d’autres minimisaient son impact, voire remettaient en cause son existence, une posture repérée dans 42 % des discours analysés.
Indépendamment de ces divergences d’opinions, notre étude montre que l’usage d’une communication anxiogène a contribué à renforcer certaines croyances conspirationnistes, présentes dans 42,2 % des discours, en particulier celles mettant en doute l’existence même de la maladie ou la véracité du nombre de cas déclarés. L’adhésion aux consignes émises par les autorités de santé en fut amoindrie, réduisant l’efficacité des préconisations sanitaires.
Par ailleurs, 28 % des discours analysés reflètent une perception des mesures comme imposées « d’en haut ». Comme le dit un participant : « Je pense que le préfet est obligé de suivre le gouvernement. »
En outre, face à des prescriptions telles que la fermeture tardive de l’aéroport ou l’instauration de couvre-feux partiels, les éléments de discours suggèrent un scepticisme marqué, en particulier dans un territoire ultramarin où les frustrations historiques liées aux inégalités sociales restent vives. L’exemple de la crise du chikungunya en 2005-2006 en est une illustration frappante : la mobilisation effective de l’État ne s’est intensifiée qu’au début de l’année 2006, soit près d’un an plus tard, laissant une trace indélébile dans la mémoire collective réunionnaise.
L’étude révèle que la vie sociale, familiale et communautaire occupe une place centrale dans le quotidien des Réunionnais, et que certaines mesures – telles que les couvre-feux ou l’interdiction des pique-niques du dimanche – ont été vécues comme des atteintes directes à leur mode de vie traditionnel.
Dans ce contexte, une co-construction des décisions avec les acteurs locaux aurait permis de mieux concilier les impératifs de santé publique et les formes de sociabilité propres au territoire. Même lorsque des structures régionales comme l’Agence régionale de santé (ARS) sont présentes, leur dépendance aux cadres nationaux crée une rupture face à des stratégies jugées pénibles et inadaptées.
L’étude menée à La Réunion est un exemple probant bien que des activités de courtage en connaissances – c’est-à-dire la transmission utile des savoirs scientifiques vers les décideurs et acteurs de terrain – s’avèrent indispensables. En mettant en lumière la pluralité des représentations du Covid-19 – de la remise en question de son existence à la dénonciation des gestions politiques –, cette étude montre que les réactions face aux mesures sanitaires sont étroitement liées aux expériences passées, aux pratiques sociales et aux imaginaires collectifs.
Dans ce cadre, la science a un rôle essentiel à jouer, non seulement pour comprendre ces perceptions, mais également pour s’appuyer sur des approches qualitatives, participatives et inclusives. La recherche permet ainsi aux populations de devenir non de simples destinataires des décisions, mais des acteurs de la santé communautaire.
Une communication transparente, insistant sur le choix de mots précis, non alarmistes, favorise la compréhension du public. C’est tout l’inverse d’expressions comme « confinement obligatoire » ou « danger imminent », utilisées à l’excès par les autorités.
Des formulations telles que « protection collective » ou « mesure de précaution solidaire » véhiculent, au contraire, une dimension plus positive et engageante de responsabilité partagée.
Impliquer les acteurs locaux fonctionne. Ainsi, lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, face à l’hostilité initiale des populations, les autorités ont revu leur approche en s’appuyant sur les leaders religieux, les chefs de village et les relais communautaires pour construire des messages de prévention culturellement adaptés. Des relais communautaires ont été utilisés pour faire passer les messages dans les langues locales. Les protocoles funéraires étaient pensés pour respecter les règles sanitaires, mais aussi les rites religieux des locaux.
Comme vient de le confirmer Santé publique France, la pandémie de Covid-19 a été une nouvelle occasion manquée de lutte contre les inégalités sociales de santé.
Au-delà de la seule efficience des mesures sanitaires, c’est la capacité à reconnaître les savoirs, les expériences et les voix des territoires qui constitue un levier primordial pour construire une relation de confiance durable. En ce sens, les crises sanitaires deviennent des occasions non seulement de protéger, mais aussi d’émanciper les populations face aux incertitudes à venir.
Amandine Payet-Junot est membre de l'association de psychologie positive de l'océan indien.
Pascale Chabanet a reçu des financements de l'Europe, Etat Français, Région Réunion
Valery Ridde a reçu des financements de l'ANR, de la FRM, de l'INSERM, Enabel, OMS, Banque Mondiale
16.04.2025 à 17:11
Rougeon Marina, UCLy (Lyon Catholic University)
L’anthropologie permet d’appréhender les violences conjugales comme un problème social complexe touchant tous les milieux. Plusieurs problématiques sont souvent associées : crise du modèle patriarcal, exclusion sociale, santé mentale, représentations érotiques et affectives sexistes… La violence des hommes appartenant à des milieux privilégiés reste un défi pour la recherche, la justice et les politiques publiques.
Le procès du féminicide de Chahinez Daoud, commis il y a quatre ans par celui qui était alors son mari, place à nouveau au cœur de l’actualité l’aboutissement le plus tragique des violences conjugales, perpétrées par des hommes sur des femmes avec lesquelles ils sont mariés ou avec qui ils vivent. Ce type de crime, dont la visibilité tend à augmenter, est légion en France et ailleurs.
Aux côtés d’autres formes de violences, celles dites conjugales s’érigent progressivement dans nos sociétés comme intolérables au sens moral : elles relèvent de plus en plus de l’inacceptable et de l’insupportable. Si nombreux sont les penseurs – tels Hobbes, Rousseau ou encore Freud – à avoir mis en avant la violence comme un phénomène proprement humain, consubstantiel au sujet vivant, libre et conscient, les institutions apparaissant alors comme décisives pour « maîtriser » les phénomènes de violence. Mais les travaux d’anthropologues contemporains, basés sur des enquêtes de terrain approfondies, signalent d’autres pistes pour penser et comprendre la violence conjugale : elle constitue une production sociale.
Dans la recherche en sciences sociales, elle est comprise de façon plutôt consensuelle en lien avec les questions de genre, apparaissant comme une forme de contrôle social qu’exercent des hommes sur des femmes. Le sexisme ordinaire constitue la principale cause sociale de cette violence : les hommes se percevant comme supérieurs aux femmes, ils s’autoriseraient à adopter à leur égard une attitude violente, en vue de les dominer.
En outre, de nombreux travaux montrent que cette violence ne peut être définie par un geste physique seul. Elle est constituée d’un ensemble d’éléments qui convergent : relation d’emprise ; cumul de diverses formes de violences (verbales, psychologiques, physiques, sexuelles, économiques) ; répétition des épisodes de violence ; gravité de leurs conséquences.
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Toutefois, d’autres aspects que le genre entrent en ligne de compte, comme l’imbrication profonde de la violence conjugale avec d’autres formes de violence structurelle, qui alimentent l’exclusion sociale et l’humiliation ; ces violences se trouvent au cœur des rapports de classe, de racialisation, et de colonialité. Comprendre les violences conjugales pour ensuite proposer des cadres de prise en charge aux personnes concernées invite donc à tenir compte de leurs ancrages socio-économiques et de leurs statuts, très divers.
Cette diversité va à rebours de l’idée préconçue selon laquelle il y aurait un profil privilégié d’agresseur ; autrement dit, qu’il y aurait plus de violence de la part d’hommes racisés des classes populaires, souvent issus de l’immigration, quand les enquêtes quantitatives montrent que les viols sont commis dans tous les milieux sociaux.
À lire aussi : Existe-t-il des profils types d’auteurs de violences conjugales ?
On constate par contre une condamnation plus importante d’agresseurs en situation économique précaire. Les positions sociales, et les rapports de pouvoir qui leur sont liés, ont leur importance au moment du (dé) voilement judiciaire de ces violences, quand on considère que « la plupart des hommes des milieux favorisés n’apparaissent nullement impressionnés par l’appareil judiciaire et bataillent au sens propre du terme pour se défendre, servis en cela par d’évidentes ressources (financières et intellectuelles notamment) que leur fournit leur position sociale », comme le montre la sociologue Véronique Le Goaziou. À ce titre le procès des viols de Mazan ouvre une brèche importante dans la condamnation d’agresseurs davantage insérés socialement.
Bo Wagner Sørensen a mené il y a une trentaine d’années une recherche de terrain dans la capitale du Groenland, Nuuk, pour s’intéresser aux façons par lesquelles, dans les cas de violences conjugales, les habitants percevaient la violence et l’expliquaient. Selon eux, celle-ci risquait d’éclater quand la femme menaçait « la position sociale de son mari en tant qu’époux, père ou homme dans la famille, aussi bien que sa masculinité et son honneur ».
L’anthropologue y voyait l’un des effets de la modernisation de la société locale s’exprimant au cœur de la vie intime : les places occupées par les hommes et les femmes s’en trouvaient bouleversées, ces dernières accédant à une autonomie financière et adoptant des comportements s’éloignant d’une forme de docilité attendue. Pour ces hommes, l’usage de la violence était perçu comme une façon de rétablir les frontières de genre. Phénomène sexué, la violence conjugale à Nuuk devait être comprise par Sørensen comme un « geste planifié dans l’ordre social ».
Toutefois ce qui se joue dans les années 1990 dans la société groenlandaise n’est pas si différent d’autres contextes socioculturels. Des mécanismes communs sont ainsi mis en évidence par les chercheurs.
Les anthropologues contribuent à construire un savoir à rebours de plusieurs « justifications sociales » de la violence conjugale, qui contribuent d’ailleurs à la rendre invisible ou à l’euphémiser. Ces justifications sont de deux ordres : la naturalisation et la pathologisation. La première repose sur l’idée que les hommes sont naturellement violents, et traduit une conception particulière de certaines émotions, comme la colère. Elles exerceraient en eux une pression si forte qu’irrépressiblement, la violence surgirait tel un débordement non intentionnel. La seconde justification sociale commune de la violence conjugale est la pathologisation des agresseurs : elle serait le résultat d’un déséquilibre mental, et donc le symptôme d’un mal-être masculin.
Pour s’éloigner de ces justifications, les chercheurs se mettent à l’écoute du vécu des acteurs de la violence conjugale. C’est le cas de Dolorès Pourette qui a recueilli en 2002 en Polynésie française des récits d’hommes astreints à un suivi psychiatrique suite à un jugement pour ce type de violences. Elle signale que ces actes sont liés pour eux à une remise en question de l’autorité masculine dans le couple, dans une société colonisée aux rôles masculins et féminins bien démarqués jusqu’alors.
Ces différents travaux mettent en lumière les rapports complexes entre masculinités, changement social et santé mentale, dans des contextes où le modèle patriarcal se trouve mis à mal non pas à l’issue de luttes collectives, mais de par des conditions de vie souvent subies. Faisant notamment référence à une recherche sur les trafiquants de drogue portoricains immigrés à New York, Marie-Elisabeth Handman écrit : « quand les hommes sont dominés, que ce soit par la colonisation ou la relégation dans des banlieues qui cumulent les handicaps sociaux, ils sont privés des attributs [socialement] conférés à la masculinité (entre autres, être les pourvoyeurs de fonds des familles) et ce sont les femmes qui paient le prix fort de cette dévirilisation ». Au cœur de la violence conjugale, il y a bien des enjeux de pouvoir mais aussi des enjeux normatifs.
S’inscrivant dans le sillon foucaldien, les psychanalystes Laurie Laufer et Thamy Aiouch ont montré que les rapports de pouvoir s’articulent au sein de l’intime, à partir d’un dispositif de « reproduction des normes de genre et des stéréotypes des rôles sexués », et que les conflits qui peuvent dégénérer en violences sont souvent déclenchés par ce dispositif.
Traiter la violence conjugale comme un problème social et non comme un problème moral a des implications. Plusieurs pistes de travail se dégagent, et sont investies différemment par les acteurs de la société civile. La question de la prise en charge des acteurs de violence en est une, importante et nécessaire, bien que cette voie demeure encore peu « attrayante » socialement – on attend davantage une réponse uniquement punitive – peu pensée, et donc peu audible.
Une autre piste, plus structurelle, consiste en un travail de « transformation des normes érotico-sociales », comme l’évoquait déjà Freud en son temps, notamment par un suivi clinique. Cela implique aussi de se mettre à l’écoute des chercheurs en sciences sociales qui mettent le doigt sur la complexité des rapports entre le social, le normatif et l’affectif, et apportent ainsi des éléments pour redéfinir les normes de la masculinité encore dominante, en-dehors des injonctions à la virilité.
L’anthropologie est certainement la discipline la plus encline à dissiper la confusion que cette complexité peut créer, « grâce à la présence prolongée des chercheurs sur le terrain, à leur écoute attentive des différents acteurs ». Elle a un rôle important à jouer en se saisissant du sujet des violences conjugales, encore trop peu étudié de nos jours. Surtout, « la violence des hommes blancs des classes moyennes et supérieures demeure largement impensée ». Il faut s’en emparer pour œuvrer à une plus grande compréhension de ce phénomène, à rebours des préjugés et de la production sociale d’un silence imposant sur le sujet.
Rougeon Marina ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.04.2025 à 17:32
Thomas Boullu, Maître de conférences en histoire du droit, université de Strasbourg, Université de Strasbourg
Avec le scandale de Notre-Dame de Bétharram, la question des violences sexuelles au sein de l’Église et des établissements d’enseignement catholiques est à nouveau au cœur de l’actualité. Le rapport Sauvé (2021) estimait à 330 000 le nombre de victimes depuis les années 1950 (un tiers des abus auraient été commis dans les établissements scolaires). L’Église, qui a multiplié les dispositifs et communications depuis les années 2000, agit-elle efficacement contre ces crimes ? L’État et la justice civile ont-ils changé de posture face à une institution religieuse très autonome qui a longtemps dissimulé ces violences ? Quid du cas particulier de Bétharram et de François Bayrou ? Entretien avec Thomas Boullu, historien du droit, qui a enquêté au sein des diocèses et des communautés afin de comprendre l’évolution du phénomène.
The Conversation : Comment avez-vous mené votre enquête historique sur les violences sexuelles commises par des prêtres, dans le cadre du rapport Sauvé finalisé en octobre 2021 ?
Thomas Boullu : La commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), dirigée par Jean-Marc Sauvé, a proposé à plusieurs équipes de chercheurs d’enquêter sur les abus sexuels sur mineurs et sur les personnes vulnérables au sein de l’Église catholique depuis les années 1950. Une équipe a proposé une méthode d’analyse quantitative aboutissant à une estimation de 330 000 victimes. L’équipe à laquelle j’appartenais a fait un travail historique et qualitatif fondé sur l’étude d’archives.
Pendant deux ans, avec Philippe Portier, Anne Lancien et Paul Airiau, nous avons fouillé 30 archives diocésaines et 14 archives de congrégations de communautés et d’associations de fidèles pour essayer de comprendre ce qui explique la grande occurrence de ces violences sexuelles. Nous avons également utilisé les signalements faits par l'intermédiaire d’une cellule d’appel. Au total, nous avons identifié 1 789 individus auteurs condamnés ou accusés de violences sexuelles.
Sur place, lors de nos visites, l’accueil n’était pas toujours le même. Il était parfois très bon et la collaboration sincère. Dans d’autres cas, on nous a refusé tout accès, comme à Bayonne, dont dépend Notre-Dame de Bétharram. Il est également arrivé que les évêques nous accueillent, mais taisent volontairement l’existence de certaines archives compromettantes. Dans les congrégations et les communautés, l’expérience était toujours particulière. Certaines donnent le sentiment de vivre un peu hors du monde, comme chez les frères de Saint-Jean où mon arrivée coïncidait avec un jour de silence pour l’ensemble des frères. Ce qui n’est pas toujours pratique lorsqu’on enquête…
T. C. : Qu’a fait l’Église pour agir contre les violences sexuelles depuis le rapport Sauvé, il y a plus de trois ans ?
T. B. : La principale réforme est celle de la mise en place de l'Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr) pour les victimes. Cette dernière permet notamment de pallier l'impossibilité pour les victimes de se présenter devant la justice des hommes lorsque les faits sont prescrits ou lorsque l'auteur est décédé.
Au-delà de cette instance, la plupart des diocèses se sont engagés auprès de la justice en concluant des protocoles avec les parquets. Ces accords précisent que l’évêque s’engage à dénoncer ceux des prêtres placés sous son autorité qui sont suspectés d’avoir commis des violences sexuelles. Cette pratique avait commencé avant notre enquête, mais il y a eu une généralisation. Ces accords sont des accords particuliers entre l’Église et l’État. Comme si la dénonciation n’allait pas de soi. Ces protocoles – dont la valeur juridique peut largement être interrogée – sont assez surprenants et semblent, parfois, être un stigmate d’un ancien monde où l’Église fonctionnait à l’écart de la société civile.
Outre ces protocoles, des cellules d’écoute des victimes sont présentes presque partout maintenant dans les diocèses. Elles associent parfois des juristes, des procureurs, des psychologues, représentants d’associations et des membres de l’administration diocésaine. Mais, là encore, cela est piloté par l’Église qui se présente, au regard de ses paroissiens, comme apte à réagir en mettant en place des institutions nouvelles.
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Dans sa relation avec les tribunaux laïques (il existe des tribunaux canoniques), comme pour les cellules d’écoute, l’Église reste en partie pensée comme une « société parfaite », capable de gérer ces questions toute seule.
Dans l’ensemble, depuis les années 1950, un nombre important d’instances sur les problématiques sexuelles sont mises en place par l’Église, bien avant la commission Sauvé. Cette dernière réagit, comme elle le fait depuis des siècles, en traitant le problème en interne par la mise en place d’institutions, de politiques, de sanctions, de déplacements. La logique des sanctions prises par l’Église emprunte beaucoup au droit canonique et à son évolution. Il faut rappeler que si l’État limite la juridiction de l’Église à partir du XIVe siècle, cette dernière dispose au cours du Moyen Âge d’une vaste compétence en droit pénal. Contrairement au droit laïque, essentiellement répressif, le droit pénal canonique met en avant la repentance, le pardon, la réinsertion, le salut de l’âme.
Le prêtre fautif peut être amené à faire le jeûne, ou « tenir prison », c’est-à-dire se retirer dans une abbaye ou dans une trappe pour méditer sur ses fautes. On peut également faire l’objet d’un déplacement ou être placé dans des cliniques – réservées aux « prêtres dans la brume ». Ces dernières se multiplient à compter des années 1950 pour soigner les clercs souffrant d’alcoolisme, de maladies psychiatriques ou des auteurs d’agressions sexuelles.
Dans le diocèse de Bayonne, le même que celui de Bétharram, une clinique particulière s’installe à Cambo-les-Bains, entre 1956 et 1962. Elle sera ensuite déplacée à Bruges, près de Bordeaux.
Si sauver l’âme de l’auteur est impossible, reste la sanction ultime : l’excommunication, mais elle est rare.
T. C. : L’Église, qui possède une culture de sanctions propre, se soumet-elle désormais à la justice civile ?
T. B. : L’Église peine à se départir de son propre mode de fonctionnement qui a régi sa politique pendant plusieurs siècles, mais il faut toutefois noter une récente évolution et un rapprochement avec la justice des hommes.
L’Église se transforme du fait de plusieurs dynamiques profondes qui la dépassent, notamment en raison d’une évolution des mentalités collectives vis-à-vis des violences sexuelles. Au XVIIIe ou au XIXe siècles, ce n’est pas l’agresseur sexuel qu’on craint en premier. La société a davantage peur du voleur de nuit qui rôde et qui s’introduit dans les maisons et égorge ses habitants. La figure du criminel « pédophile » comme image du mal absolu est relativement récente. Les écrits de Tony Duvert ou de Gabriel Matzneff sont encore tolérés dans les années 1970-1980. Avec l’affaire Dutroux de 1996, le monde occidental connaît toutefois une nette évolution qui pénètre aussi l’Église : les paroissiens comme les prélats acceptent de plus en plus mal ces infractions.
La deuxième raison qui fait évoluer l’institution, c’est la question de la gestion des risques. En 2001, on a la première condamnation d’un évêque – l’évêque de Bayeux, Monseigneur Pican. Elle donne lieu à de très nombreux courriers au sein de l’épiscopat entre les prêtres eux-mêmes, au sein de la Conférence des évêques de France et même avec le Vatican. Ces courriers montrent bien qu’il y a une inquiétude. Le monde de l’Église se rend compte qu’il s’expose à des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à la prison.
En conséquence, les évêques commencent à consulter des avocats qui leur expliquent que les anciennes pratiques ne sont plus acceptables et les exposent à des condamnations. Une lettre rédigée par un avocat retrouvée dans les archives conseille, par exemple, aux évêques de supprimer les documents compromettants et de changer leur mode de gouvernance.
À partir de 2001, des réunions se tiennent au 106, rue du Bac, à Paris. Elles seront fréquentes et réunissent des évêques, des théologiens et des juristes réputés proches de l’Église. Des documents compromettants y circulent. Ce « groupe du 106 » envisage une communication plus large pour lutter contre ces abus, sans que la justice pénale ne s’en mêle. En 2001, une brochure est distribuée dans l’intégralité des paroisses pour lutter contre la pédophilie. C’est une première initiative qui traduit une évolution.
T. C. : L’Église a-t-elle couvert des crimes sexuels avec la tolérance de la justice ou d’institutions civiles ?
T. B. : Jusque dans les années 1960-1970, de nombreux procureurs acceptent de ne pas engager des poursuites contre un prêtre, voire de ne pas les arrêter, afin de permettre l’extraction du suspect. Les courriers entre les procureurs et les évêques, retrouvés dans les archives, montrent que ces derniers s’engageaient à retirer leur prêtre dans une logique de gestion interne et afin d’interrompre le trouble à l’ordre public. La plupart de ces lettres datent des années 1950.
Par la suite, ces pratiques tendent à reculer. Dans les années 1970, puis encore davantage dans les années 1980, les affaires sont plus difficiles à étouffer pour ces procureurs. La magistrature d’influence catholique recule au profit de nouveaux juges laïcs ou athées. J’ai pu découvrir des archives récentes où les procureurs sollicitent des entretiens avec les évêques pour faire le point comme ils s’adresseraient à des autorités au sein de leur territoire.
Dans ces écrits, il n’y a plus de place pour la dissimulation, mais pour une collaboration au service de la justice civile. C’est ainsi que ces protocoles parquet/diocèse doivent être compris. Des relations particulières entre les procureurs et les évêques peuvent subsister, mais la justice civile domine celle de l’Église. Concrètement, les prêtres et les évêques doivent donc dénoncer les leurs lorsqu’ils ont eu vent d’une agression sexuelle.
T. C. : Qu’avez-vous découvert dans vos archives concernant les relations entre médias et institution religieuse ?
T. B. : Pour que l’Église fonctionne en « société parfaite », elle a longtemps eu besoin de relais. Ces relais se trouvaient dans la magistrature, dans le monde politique et, globalement, dans la plupart des milieux influents. Nos archives nous montrent l’existence de ces relais dans les médias des années 1950, 1960 et 1970.
Des années 1950 aux années 1970, on trouve des lettres de responsables de journaux qui s’adressent à leurs évêques en leur disant : « Cher ami, Monseigneur, j’ai l’information sur notre territoire de plusieurs agressions sexuelles. Bien entendu, je ne ferai pas de papiers, mais, attention, le bruit pourrait s’ébruiter. »
Dans l’autre sens, nous avons trouvé des archives d’évêques qui écrivent au journal local sur le mode « Cher ami, le prêtre X est passé en jugement. Nous vous serions gré de ne pas rédiger d’articles sur ce sujet afin qu’un scandale n’éclabousse pas davantage notre institution ». Et les journaux – dans une logique de bonne collaboration au sein du territoire – acceptent les doléances de l’évêque et ne publient aucune information sur le sujet.
Désormais, l’Église ne bénéficie plus de ces relais. Les médias publient beaucoup sur le sujet des violences sexuelles et n’épargnent plus l’Église.
T. C. : Qu’en est-il des violences sexuelles dans les établissements scolaires à la suite du scandale de Bétharram ? François Bayrou est soupçonné d’avoir protégé cette institution…
T. B. : François Bayrou assume une certaine proximité avec des courants catholiques conservateurs ou faisant l’objet de nombreuses critiques. Il reconnaît en particulier être proche de la communauté des Béatitudes, fondée dans les années 1970 au lendemain du concile Vatican II et qui fait l’objet de très nombreuses plaintes pour phénomène sectaire et pour diverses agressions sexuelles.
Je crois que la question de Bétharram – entendue sous un angle politique – dépasse la simple question de la responsabilité de François Bayrou en matière de non-dénonciation. Elle pose également la question de la pertinence pour un premier ministre d’être proche de cette communauté. Cette dernière procédait à des séances de guérisons collectives et traverse des scandales de manière presque ininterrompue depuis sa fondation. De manière plus large, c’est aussi la question de la frontière entre la foi d’un homme politique et ses actions pour le bien de la nation qui est posée.
T. C. : Dans le rapport Sauvé, un tiers des violences sexuelles dénombrées a lieu dans des établissements catholiques. Élisabeth Borne a déclaré qu’il y aurait un plus grand nombre de contrôles désormais, ils étaient extrêmement faibles jusqu’à présent…
T. B. : Notre étude pointe du doigt les violences sexuelles commises dans les établissements scolaires catholiques. Les violences perpétrées dans les années 1950-1960 ou 1970 sont légion. Elles sont souvent commises en milieu scolaire ou dans le cadre du « petit séminaire » qui, éventuellement, prépare ensuite à une carrière ecclésiale. Dans bon nombre de ces institutions, les enfants dorment alors sur place. Il y a des dortoirs avec des individus chargés de les surveiller, de la promiscuité.
Ce sont les FEC, les Frères des Écoles chrétiennes, qui arrivent en tête des congrégations en termes du nombre d’agresseurs sexuels. D’autres congrégations suivent, comme les Frères maristes ou les Frères de l’instruction de Ploërmel. Si on ajoute les jésuites – qui assurent également des missions d’enseignement –, il y a une nette prévalence de ces institutions par rapport aux autres.
À partir des années 1970, avec un net mouvement de laïcisation et le recul de l’enseignement catholique, les violences sexuelles au sein de ces institutions tendent à diminuer. Ces congrégations enseignantes ont une activité très résiduelle voire nulle aujourd’hui. Les collèges et les lycées privés actuels ne sont guère comparables avec les anciennes institutions et les agressions y sont assurément moins nombreuses.
T. C. : Les violences contemporaines sont plutôt situées dans les diocèses désormais ?
T. B. : Absolument. Si les violences sexuelles au sein des établissements scolaires catholiques continuent à exister, la plupart des agressions ont surtout lieu dans les diocèses, au cœur des paroisses désormais.
Cette évolution se mesure d’ailleurs si l’on observe le profil des victimes et des agresseurs. Dans les années 1950-1960 ou 1970, la victime type identifiée par les archives est un garçon placé auprès des congrégations enseignantes et qui, en moyenne, a entre 7 et 10 ans. Désormais, le profil premier des personnes abusées, ce sont des jeunes filles de 13, 14, 15 ans. Des paroissiennes qui sont au contact du curé et qui ont des liens privilégiés avec lui.
Cas typique : les parents de la victime sont amis avec le curé, fréquemment invité à manger ou à dormir à la maison. Dans d’autres cas, les parents ne s’occupent pas de l’enfant, et le prêtre se considère comme responsable de son éducation. Un rapport de domination s’installe, susceptible de dériver vers une agression.
Le troisième modèle, fréquemment rencontré, est celui mieux connu des centres de vacances ou du scoutisme. C’est le cas dans l’affaire Preynat qui a dérivé sur l’affaire du cardinal Barbarin que les journaux ont largement relayé et dont le scandale est à l’origine de la formation de la commission Sauvé.
T. C. : Quid des violences sexuelles dans les « communautés nouvelles » ?
T. B. : Les communautés nouvelles naissent au cours des années 1970. Elles s'inscrivent dans un mouvement désigné sous le terme de renouveau charismatique qui suppose un rapport particulier avec la grâce et une relation repensée avec Jésus-Christ. J’ai cité les Béatitudes, mais on peut également évoquer le Chemin neuf ou les Puits de Jacob. De manière générale, les années 1970 donnent lieu à la création de nombreuses nouvelles structures ou communautés qui – même si elles se détachent parfois du mouvement charismatique – vont être sévèrement touchées par la question des violences sexuelles.
Dans nombre de ces structures, on note la fréquence de grappes d’agresseurs sexuels. Ces foyers sont souvent à l’écart des villes, dans des endroits un peu reclus, où l’on vit en totale synergie et communauté. À compter des années 1970, les archives montrent que de nombreuses agressions ont lieu dans ces nouvelles communautés. Par exemple, 40 individus ont ainsi été identifiés dans la communauté des Frères de Saint-Jean. En outre, les agresseurs de ces communautés sont davantage multirécidivistes que dans les congrégations enseignantes.
T. C. : Quelle est la sociologie des auteurs de violences sexuelles dans l’Église ?
T. B. : Comme pour les victimes, il y a une évolution du profil des auteurs au cours du siècle. Dans les années 2020, le prêtre agresseur a 58 ans en moyenne alors qu’il n’a que 38 ans en moyenne dans les années 1950. Cette évolution s’explique principalement par le vieillissement progressif de la population cléricale en France. Les jeunes sont également moins concernés actuellement en raison de la qualité de la formation au grand séminaire qui évolue entre les années 1950 et 2020. Sans être absolument centrale, la problématique de la sexualité est un peu mieux appréhendée – ce qui pourrait expliquer le recul des agresseurs jeunes dans nos statistiques.
Propos recueillis par David Bornstein.
Thomas Boullu a reçu des financements de l’Anr (projet fermegé), de la CEF (Ciase).
14.04.2025 à 17:35
Carolina Cerda-Guzman, Maîtresse de conférences en droit public, Université de Bordeaux
En France, depuis 1789, tous les changements de Constitution eurent lieu après des crises majeures : guerres, révolutions ou coups d’État. Mais sommes-nous condamnés à réécrire le texte constitutionnel dans le tumulte ? L’exemple du Chili, qui a mené un processus constituant entre 2019 et 2023, permet de dépasser certaines idées reçues.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, le 9 juin 2024, la Ve République française traverse une période de forte instabilité. En 2024, quatre premiers ministres différents se sont succédé : Élisabeth Borne, Gabriel Attal, Michel Barnier, puis François Bayrou. Une première depuis 1958. Pourtant, cette République est fondée sur une Constitution que l’on présente souvent comme le cadre idéal pour garantir la stabilité du pouvoir exécutif. Si le texte qui fonde les institutions n’est plus à même d’assurer cette stabilité, se pose alors une question redoutable : faut-il envisager un changement de Constitution, et ce, dès maintenant ? Plusieurs éléments rationnels plaident pour ce changement et des modalités concrètes pour y procéder ont été formulées.
Face à cette hypothèse un argument revient pourtant de manière récurrente : le moment du changement n’est pas encore là, car les Constitutions sont des textes que l’on ne change qu’en cas de crise grave, lorsqu’il n’y a pas d’autre issue, lorsque les institutions sont paralysées. Ainsi, le « bon moment » pour changer de Constitution serait nécessairement une période troublée. Sommes-nous vraiment condamnés à écrire des Constitutions dans le tumulte ?
Cette tendance à associer chaos et rédaction d’une nouvelle Constitution résulte en grande partie de l’histoire constitutionnelle de la France. Il faut reconnaître que sur ce point la France dispose d’une expérience particulièrement riche. Depuis la Révolution, il y a eu au moins 15 textes constitutionnels différents (16 si l’on ajoute les actes constitutionnels adoptés sous Vichy entre le 11 juillet 1940 et le 26 novembre 1942). En comparaison, les États-Unis d’Amérique n’en ont connu qu’une : celle rédigée par la Convention de Philadelphie en 1787. Certes, ce texte a été enrichi de 27 amendements, mais la Constitution française, née en 1958, en est déjà à sa 25ᵉ révision (la dernière en date étant celle du 8 mars 2024, relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse).
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Or, que nous apprend cette foisonnante histoire constitutionnelle française ? Que les changements de Constitution arrivent généralement dans trois hypothèses majeures : soit en cas de révolution (les Constitutions de 1791, 1793, 1795, 1830 ou 1848 en sont des exemples), soit en cas de coups d’État (les Constitutions de 1799 ou de 1852 en attestent), soit après une défaite militaire et après la Libération (les Constitutions de 1814, 1875, de Vichy, puis celle du gouvernement provisoire de 1945 sont nées de ces contextes). L’actuelle Constitution est, quant à elle, née après un putsch militaire à Alger en mai 1958.
Ainsi, on tend à considérer que toute bascule constitutionnelle ne peut s’opérer que dans le cadre d’une crise majeure et existentielle, qui conduit à réassigner la source du pouvoir. C’est lorsque le pouvoir passe du monarque au peuple ou du peuple à un nouvel homme (plus ou moins providentiel) que l’on rédige une nouvelle Constitution. Le passé constitutionnel français empêche d’imaginer un changement constitutionnel apaisé, respectueux du cadre démocratique et du droit, où régneraient le dialogue et la concorde.
Si l’on prend l’Histoire comme une loi implacable, vouée à se répéter éternellement, cela impliquerait que, si un jour, l’on devait changer de Constitution, ceci ne pourrait se faire qu’au prix d’une rupture avec le droit en place. Dit autrement, la naissance d’une VIe République supposerait une violation du cadre établi par la Ve République. Or, il y a quelque chose de perturbant à se dire que, pour aboutir à un meilleur régime démocratique, l’on soit obligé de passer par un non-respect du droit existant. Non seulement, c’est problématique lorsque l’on est attaché au respect du droit et à la démocratie, mais c’est aussi fâcheux sur un plan plus utilitariste. L’illégalité de la naissance peut entacher durablement le texte, et donc constituer un handicap pour sa légitimité. Mais, en réalité, le plus gênant est qu’il n’existe nullement une telle fatalité en droit constitutionnel.
Toute constitution ne naît pas nécessairement du viol de la constitution qui l’a précédée et il est tout à fait possible de penser un changement constitutionnel respectueux du droit existant. De fait, il existe des pays où le texte constitutionnel anticipe déjà le processus à suivre. En effet, il arrive que des textes constitutionnels mentionnent les étapes à respecter pour un changement complet de Constitution et distinguent ainsi une révision partielle (changement de certains articles) d’une révision totale (changement complet du texte) de la Constitution. C’est le cas, par exemple, de la Suisse (articles 193 et 194), de l’Espagne (article 168) ou de l’Autriche (article 44). Ainsi, selon ces textes, il n’est pas nécessaire d’attendre que les institutions s’effondrent pour les rebâtir.
Le raffinement des techniques d’élaboration des Constitutions tout au long du XXe siècle permet d’envisager un dépassement de l’histoire constitutionnelle française et de rejeter l’idée que les changements constitutionnels ne peuvent naître que dans des moments de crise existentielle.
Toutefois, il est certain que, pour que la bascule s’opère, une force favorable au changement constitutionnel est nécessaire. Il faut que cette force prenne corps et s’exprime à l’occasion d’un événement social, politique ou économique. Ainsi, si le changement de Constitution n’exige pas un effondrement du système, un événement nécessairement perturbateur doit le déclencher. Celui-ci peut être grave et destructeur, mais il peut être aussi plus minime.
Pour ne prendre qu’un exemple, le Chili, celui-ci a connu un processus constituant entre 2019 et 2023. Ce processus débute par l’annonce d’une nouvelle hausse du prix du ticket dans la capitale. Très rapidement, les rues de Santiago se sont noircies de manifestants. Au moment où la demande d’un changement de Constitution est exprimée par la rue, les institutions chiliennes n’étaient ni bloquées ni paralysées. Il n’y avait même pas de crise politique majeure à cet instant. La hausse du prix du ticket de métro a été en réalité une étincelle, qui a constitué un point de focalisation d’un mécontentement plus profond, et a mis en mouvement une force favorable au changement constitutionnel.
Les manifestants se sont alors spontanément assemblés en « cabildos », qui est le nom donné au Chili à toute réunion de citoyennes et de citoyens traitant de questions d’intérêt commun. La reprise en main par la citoyenneté de la discussion constitutionnelle a contraint les partis politiques, puis l’exécutif, à enclencher un processus de changement de constitution participatif. Pour ce faire, une procédure en forme de sablier a été mise en place. L’idée étant que la participation populaire soit la plus large possible en début et en fin de processus mais qu’au milieu, donc lors de la rédaction du texte à proprement parler, la tâche soit confiée à un groupe plus restreint d’individus.
Ainsi, le processus a officiellement débuté par un référendum invitant le corps électoral à confirmer son souhait de changer de Constitution. Puis, une Assemblée constituante a été élue, composée à égalité de femmes et d’hommes (une première dans l’histoire mondiale), chargée de rédiger le projet de Constitution.
Enfin, ce texte fut soumis à un référendum pour approbation. Dans la mesure où le processus chilien s’est soldé, le 4 septembre 2022, par un rejet du texte, il ne peut être un exemple à suivre à la lettre. Pour autant, il prouve que la discussion constitutionnelle peut surgir à tout moment.
En France, nul ne sait quel sera cet élément déclencheur ni quand il adviendra. Il peut avoir lieu demain, dans quelques mois voire des années. Pour autant, plusieurs événements (la crise des gilets jaunes en 2018, les mouvements sociaux contre la réforme des retraites en 2019‑2020 puis en 2023, les émeutes et violences urbaines de juin 2023, le mouvement des agriculteurs en janvier 2024, ou même, avant eux, Nuit debout en 2016 ou le mouvement des bonnets rouges en 2013) laissent à penser qu’il peut survenir à tout moment. Si chercher à l’anticiper est vain, il est tout aussi faux de penser qu’il existe un « bon moment » pour changer de Constitution.
Le « moment constituant » n’est jamais bon ou mauvais en soi, il advient ou n’advient pas. Surtout, il ne naît pas nécessairement de la volonté d’un homme providentiel ou à la suite de l’effondrement d’un système, il peut naître de la demande, certes contestataire, mais raisonnée de citoyennes et de citoyens.
CERDA-GUZMAN Carolina est membre du conseil d'administration de l'Association française de droit constitutionnel.
14.04.2025 à 12:27
Jean-François Amadieu, Professeur d'université, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
L’origine sociale est considérée comme une source de discrimination. Pourtant, la France tarde à le reconnaître en dépit de preuves patentes. Jusqu’à quand ?
L’origine sociale figure dans la liste des critères de discrimination dans plusieurs textes internationaux qui s’imposent à la France, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 et la Convention C111 de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 1958. Ces textes prennent soin de mentionner l’origine nationale ou sociale.
Mais, dans la liste des critères de discrimination du Code du travail, du Code pénal et dans le statut de la fonction publique, on ne trouve que le terme « origine » sans plus de précision. Cet oubli rend invisibles les discriminations en raison de l’origine sociale et empêche les individus de faire valoir leurs droits.
Derrière ce qui peut sembler une simple imprécision dans la rédaction de nos lois se cache, en réalité, une volonté d’ignorer la dimension sociale des phénomènes de discrimination.
L’OIT demande régulièrement à la France de respecter la convention C111 en incluant le terme « origine sociale » dans le Code du travail, sans succès à ce jour.
L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a voté à l’unanimité en 2022 une résolution qui appelle les États membres « à clairement interdire cette forme de discrimination dans la législation ». Elle souligne que,
« dans toute l’Europe, l’origine sociale des personnes, les conditions de leur naissance ont une forte influence sur leur avenir, leur accès à l’éducation et à l’apprentissage tout au long de la vie, leurs perspectives d’emploi et leurs possibilités de mobilité sociale ».
Elle invite aussi à « recueillir des données relatives à l’origine sociale ».
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Or, en France, l’Insee vient d’introduire une question dans le recensement concernant les origines « nationales » des parents, mais a refusé de le faire s’agissant de l’origine sociale (« la profession des parents ») en dépit des protestations. Le Conseil de l’Europe invite aussi à « obliger les entreprises publiques et privées à publier des données relatives à l’écart salarial entre les classes ».
Rien de tel n’existe en France en dehors d’expérimentations isolées. En Grande-Bretagne des dizaines de grandes entreprises y procèdent depuis plusieurs années grâce à un index de la mobilité sociale.
L’origine sociale n’a jamais été mentionnée dans les présentations que le défenseur des droits donne des différentes discriminations pour informer les victimes sur leurs droits. En 2025, le mot « origine » est illustré par cet exemple : « Je n’ai pas été embauché à cause de mes origines maghrébines ». Il suffit de saisir l’expression « origine sociale » dans le moteur de recherche du défenseur des droits pour ne rien trouver en dehors de documents qui concernent les origines nationales.
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Pour savoir si les délégués du défenseur des droits dans les départements savent que l’origine peut aussi être « sociale », je leur ai envoyé en 2024 des courriers sous le nom de Kevin Marchand en posant par exemple cette question :
« En regardant le site du défenseur des droits, j’ai vu que l’origine est un critère de discrimination. Vous donnez l’exemple d’une personne qui serait d’origine maghrébine. Ce n’est pas mon cas, mais je suis mis de côté dans mon entreprise pour les promotions et suis souvent moqué en raison de mon origine sociale très modeste ou de mon prénom populaire. Sur votre site, vous dites que le nom est un critère de discrimination, mais qu’en est-il du prénom ? Est-ce que “l’origine sociale” ou bien le prénom sont des critères de discrimination ? »
La réponse explicite la plus fréquente est que ni le prénom en lui-même ni l’origine sociale en elle-même ne sont dans la liste des critères de discrimination. L’idée que les Kevin puissent être harcelés et discriminés au motif que leur prénom est un marqueur social ne saute pas aux yeux de délégués qui suivent ce qui est écrit dans notre droit et la doctrine du défenseur des droits.
Chaque année, un baromètre des discriminations est publié par le défenseur des droits dans lequel on propose aux interviewés une liste de critères de discrimination pour savoir s’ils sont témoins ou victimes de discriminations et sur quels critères. Or, dans cette liste, ne figure jamais l’origine sociale. De plus, chaque année, un focus spécifique est choisi et bien entendu l’origine sociale a été oubliée (nous en sommes au 17e baromètre).
L’Ined et l’Insee dans l’enquête « Trajectoire et origines » ne proposent pas non plus aux répondants l’origine sociale parmi les 12 motifs de traitement inégalitaire et de discrimination (genre, âge, orientation sexuelle…) et un des items regroupe « origine ou nationalité ». Il en résulte une vision réductrice des réalités vécues par les répondants.
Proposer ou ne pas proposer un critère de discrimination aux salariés change beaucoup la vision des discriminations réellement vécues. Dans le baromètre égalité du Medef, quand on demande aux salariés s’ils craignent d’être discriminés et pour quel motif, « l’origine sociale modeste » est le quatrième critère de discrimination le plus cité derrière l’âge, l’apparence physique et le genre. Et, chez les hommes, c’est même la troisième crainte de discrimination au travail. On apprend que 80 % des salariés estiment avoir une caractéristique potentiellement stigmatisante. La séniorité arrive en tête (19 %), suivie de l’origine sociale modeste (17 %).
En 2020, dans ce même baromètre, la question suivante était posée : « Parmi les caractéristiques suivantes, lesquelles vous qualifient le mieux ? », et l’origine sociale modeste était citée en premier.
Et il ne s’agit pas seulement d’un ressenti. L’origine sociale pèse sur les chances d’obtenir des diplômes, mais aussi sur celles d’être recruté et de faire carrière par l’effet notamment du réseau familial.
France Stratégie a analysé précisément l’effet du milieu social sur les salaires :
« L’écart de salaire moyen entre deux personnes, dont la seule différence est l’origine migratoire, est de 150 euros. Somme qui est multipliée par dix entre un enfant de cadre et un enfant d’ouvrier non qualifié. Des caractéristiques étudiées, l’origine sociale s’avère la plus déterminante en termes de revenu d’activité. En moyenne, 1 100 euros nets par mois séparent le quart des personnes d’origine favorisée du quart des personnes d’origine modeste, à origines migratoire et territoriale comparables. C’est presque deux fois plus que l’écart entre hommes et femmes (600 euros). Si on tient compte du diplôme de l’individu et de son conjoint, un écart demeure entre les classes. »
Combien de temps faudra-t-il pour que le classisme soit reconnu au même titre que le racisme dans le droit de la discrimination ? La France a simplement intégré ce que l’on nomme le « racisme anti-pauvre » avec la « particulière vulnérabilité résultant de la situation économique », mais ce critère traite de la situation actuelle, pas du milieu social d’origine.
La France bat de loin le record mondial du nombre de critères de discrimination figurant dans notre droit (plusieurs dizaines dans le Code du travail), parfois sans que le défenseur du droit puisse même expliquer en quoi consiste un critère (« Capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français »). Dans ces conditions, il est frappant que la situation socioéconomique des parents reste ignorée dans l’indifférence générale.
Jean-François Amadieu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.04.2025 à 13:05
Marion Vannier, Chercheuse en criminologie, Université Grenoble Alpes (UGA)
Alors que la surpopulation carcérale pousse le gouvernement à élargir les dispositifs alternatifs, le doublement des places en semi-liberté annoncé en janvier 2025 interroge. Cette annonce sera-t-elle accompagnée de moyens humains, sociaux et territoriaux indispensables à la réinsertion des détenus ?
Le 23 janvier 2025, lors d’un déplacement à l’École nationale de l’administration pénitentiaire (Enap) à Agen, le garde des sceaux, Gérald Darmanin, a dévoilé deux mesures majeures. La première concerne l’ouverture, prévue pour le 31 juillet 2025, d’un établissement pénitentiaire de haute sécurité spécialement réservé aux narcotrafiquants. En parallèle, il a annoncé le doublement des places en semi-liberté d’ici à 2027, pour atteindre 3 000 places au total. Tandis que la première mesure répond à une logique sécuritaire de contrôle et d’isolement, la seconde est présentée comme une réponse pragmatique à la crise de la surpopulation carcérale. Ensemble, ces annonces traduisent une volonté politique de concilier fermeté pénale et ouverture limitée à la réinsertion.
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L’étude des politiques pénales états-unienne a permis d’identifier trois approches principales pour résoudre la surpopulation carcérale : la construction de nouvelles prisons, la libération anticipée des détenus et la modification des lois pour réduire le recours à l’incarcération.
Un exemple récent de cette logique se trouve au Royaume-Uni, avec le programme Standard Determinate Sentences, dit SDS40, qui permettait la libération anticipée de certains détenus après 40 % de leur peine. Les infractions graves, comme le meurtre ou le harcèlement criminel, sont exclues du dispositif. Ce phénomène, qualifié de « bifurcation », vise à concilier des objectifs contradictoires et offrir ainsi un compromis politique, où la volonté de réduire l’emprisonnement pour certains s’accompagne du maintien strict de l’incarcération pour d’autres.
La situation actuelle en France reflète ce mécanisme, à ceci près que l’élément prétendument progressiste, à savoir le doublement des places en semi-liberté, mérite un examen critique. Plutôt que de traduire un véritable engagement structurel en faveur de la réinsertion, le doublement des places en semi-liberté annoncé par Gérald Darmanin semble relever d’un ajustement ponctuel face à la crise carcérale.
Certes, le ministre évoque des moyens supplémentaires, mais les détails concrets sur l’accompagnement social, éducatif ou médical restent flous. En l’absence d’une réforme profonde des conditions de mise en œuvre de la semi-liberté, cette mesure s’apparente davantage à une réponse pragmatique court-termiste qu’à une stratégie cohérente de réintégration et de justice sociale.
La semi-liberté est un aménagement de peine permettant aux condamnés de quitter un centre de détention à des horaires définis pour exercer des activités extérieures (travail, formation, soins, vie familiale, etc.). Elle est accordée par le juge de l’application des peines] sous certaines conditions, et constitue souvent une phase probatoire avant une libération conditionnelle. Toutefois, la personne demeure en prison : toute absence non autorisée est considérée comme une évasion. Cette procédure a démontré son efficacité en termes de prévention de la récidive.
Les places en semi-liberté se répartissent entre 9 centres de semi-liberté (CSL, établissements autonomes) et 22 quartiers de semi-liberté (QSL, rattachés à un établissement pénitentiaire) soit 1 635 places disponibles en France, d’après la direction de l’administration pénitentiaire (2025).
Selon cette dernière, au 1er janvier 2025, le taux d’occupation était de 88 %, en forte augmentation par rapport à 2021 (68,8 %), ce qui illustre l’essor de ce dispositif. Cependant, la répartition de ces établissements est inégale. Certains se situent en zone rurale, mal desservie par les transports, limitant ainsi les opportunités de réinsertion. D’autres, comme celui de Grenoble bénéficient d’un ancrage urbain facilitant la transition vers la vie civile.
L’octroi d’une mesure de semi-liberté repose sur l’implication active du condamné dans un parcours d’insertion, incluant la recherche de soins, la réparation des dommages, la recherche d’emploi ou la participation à une formation et le maintien des liens familiaux. Cependant, ces efforts individuels ne suffisent pas. Il apparaît évident que l’efficacité de la semi-liberté dépend avant tout d’un accompagnement structuré pour reconstruire une trajectoire stable.
Cependant, les services pénitentiaires d’insertion et de probation (Spip) en France sont confrontés à une charge de travail excessive et à des ressources financières limitées, ce qui entrave leur capacité à accompagner efficacement les personnes en semi-liberté, comme le montre un rapport du Sénat). Selon les chiffres communiqués par la direction de l’administration pénitentiaire pour 2024, il manque 327 conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, 61 directeurs pénitentiaires d’insertion et de probation, 51 psychologues, 45 coordinateurs d’activités culturelles et 36 assistants de service social.
Bien que le budget de l’administration pénitentiaire ait connu des augmentations, une part significative de ces fonds est allouée à la construction de nouvelles places de prison. Par exemple, en 2023, plus de 680 millions d’euros ont été consacrés à la construction de 15 000 places supplémentaires, avec un coût total estimé à 4,5 milliards d’euros d’ici 2027. Le projet de loi de finances pour 2024 prévoyait une augmentation de 3,9 % des dépenses de fonctionnement des Spip, en lien avec la création de 1 500 emplois, entre 2018 et 2022. Mais le projet de loi des finances 2025, adopté le 14 février, prévoit une diminution du budget alloué aux Spip, passant de 123,2 millions d’euros en 2024 à 121,8 millions d’euros en 2025, suscitant nombre d’inquiétudes quant au fonctionnement des aménagements de peine et de la réinsertion efficace des personnes détenues.
Par ailleurs, il est impératif d’assurer un ancrage local des structures et un accès facilité aux transports, en les implantant stratégiquement selon les opportunités d’emploi. La localisation des centres de semi-liberté ne doit donc pas être aléatoire, mais pensée pour maximiser l’insertion professionnelle et sociale. L’implication des collectivités et des citoyens] est aussi un facteur clé, car elle permet de commencer à tisser des liens qui perdureront entre les personnes détenues et la communauté qu’ils cherchent à réintégrer. La réussite de la semi-liberté repose sur la collaboration entre l’administration pénitentiaire, les acteurs sociaux et les entreprises locales.
Il est enfin crucial que cette collaboration soit conçue de manière à reconnaître les détenus non seulement comme des individus à réhabiliter, à reformer, mais aussi comme des acteurs capables d’autonomie et dotés d’expériences uniques, comme j’ai tenté de le montrer dans l’ouvrage Prisoner Leaders : Leadership as Experience and Institution.
Le débat sur la semi-liberté et le phénomène de bifurcation observé invitent à une réflexion plus large sur le format carcéral. Certaines initiatives internationales, telles que Rescaled et Working in Small Detention Houses (Wish), inspirées des modèles nordiques, montrent l’intérêt de structures spécialisées et intégrées localement. Ces approches favorisent un accompagnement plus personnalisé et une transition progressive vers la liberté.
En France, le programme pilote Inserre suit cette logique en prévoyant la création d’une nouvelle catégorie d’établissement pénitentiaire, axée sur la réinsertion par le travail. La première structure de ce type verra le jour à Arras, en 2026], et illustre une volonté d’adapter les infrastructures carcérales aux défis de la réinsertion.
S’il est essentiel de repenser la place de la réinsertion dans les politiques pénales, en évitant une approche purement punitive, il est crucial d’imaginer la prison non pas comme un espace géographiquement et symboliquement isolé, mais comme une institution intégrée à la communauté, favorisant des liens continus entre les personnes détenues et les acteurs sociaux tout au long de leur peine, et non uniquement à sa fin. Cette nouvelle conceptualisation est fondamentale pour une réinsertion efficace, pour la prévention de la récidive et pour le maintien de la cohésion sociale.
Article écrit avec la collaboration de Céline Bertetto, Patrick Malle, Marie-Odile Théoleyre, Bénédicte Fischer, et Jean-Charles Froment.
Marion Vannier a reçu des financements du fond 'UK Research & Innovation'.
10.04.2025 à 17:14
Nathalie Sonnac, Professeure en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas
La réforme de l’audiovisuel public, envisagée depuis des années, et qui devait être examinée vendredi 11 avril par les députés, est reportée, sans calendrier défini. Contesté par l’opposition de gauche et par les syndicats, qui appellent à la grève, ce projet vise à la création d’une holding chapeautant France Télévisions, Radio France et l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Mais la France peut-elle se passer d’une réforme alors que ces entités sont directement concurrencées par les plateformes numériques et les réseaux sociaux ?
La création d’une holding de l’audiovisuel public, réunissant les groupes France Télévisions, Radio France (RF) et l’INA, est de nouveau mise sur la table par la ministre de la culture Rachida Dati. Une question éminemment politique, où chacun joue, depuis des années, la même partition. À droite, la redevance serait trop élevée et sa rentabilité insuffisante – il faudrait fermer une ou deux chaînes. L’extrême droite souhaite une privatisation. De l’autre côté du spectre politique, le rapprochement de ces entreprises n’aurait qu’un seul but : licencier les personnels et réduire les coûts, entraînant de facto la baisse de la qualité des programmes, sonnant la fin de l’intérêt général.
Mais la chanson a vieilli et l’heure est grave. La France a-t-elle les moyens et le temps de tergiverser ?
Plébiscité par les Français, qui le positionne en tête des audiences : la matinale de France Inter réunit 7,4 millions d’auditeurs tous les matins, 4 millions de téléspectateurs pour le journal télévisé de 20 heures de France 2, le service public est un élément de souveraineté culturelle et de cohésion sociale. Il est aussi un pilier de l’écosystème médiatique audiovisuel.
Les entreprises publiques représentent 54 % du poids total du secteur audiovisuel, avec près de 15 000 salariés et une valeur économique de près de 4,5 milliards d’euros (2023). Partenaire clé du tissu économique de la production audiovisuelle et cinématographique française, France TV investit chaque année près de 480 millions d’euros dans ce secteur.
Mais la réforme s’inscrit cette fois dans un tout autre contexte, celui d’un big bang médiatique où l’intégrité du processus de production de l’information est remise en question.
En une génération, les réseaux sociaux ont supplanté les médias traditionnels comme sources principales d’information. Selon le dernier rapport du Reuters Institut (2024), 23 % des 18-25 ans dans le monde s’informent sur TikTok, 62 % des Américains et 47 % des Français s’informent sur les réseaux sociaux, tandis que seulement 1 % des Français de moins de 25 ans achètent un titre de presse.
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Aujourd’hui, télévision, presse écrite et radio sont en concurrence directe et indirecte avec les plateformes numériques et les réseaux sociaux. Le transfert de leurs audiences vers YouTube ou Netflix – par exemple – entraîne la baisse de leurs revenus publicitaires, les fragilisant économiquement. En 2030, 66 % des revenus publicitaires iront vers les grandes plateformes.
De surcroît, ce sont 82 % des Français qui ne paient pas pour s’informer.
Or, la gouvernementalité algorithmique qui sous-tend les modèles d’affaires des réseaux sociaux n’est pas neutre. Centrée sur la captation de notre attention, elles créent les conditions de circulation de fausses informations et de polarisation politique, où l’engagement génère du profit et où la haine génère de l’engagement. Cela est largement documenté aujourd’hui : ces modèles sont manipulatoires (Zuboff, 2020 et Chavalarias, 2022). Ils conjuguent une visée commerciale : fournir des services et des publicités personnalisés grâce à une attention accrue (plus d’attention, plus de publicité, plus de profit) à une visée politique : manipuler l’information via leurs algorithmes puissants pour influencer les votes.
Cette « nouvelle » réforme s’inscrit dans un contexte de défiance à l’égard des institutions, de large circulation de fake news et de discours complotistes.
Elle s’inscrit aussi dans un moment de vacillement des modèles d’affaires des médias privés, avec un accès et une distribution de l’information qui passent majoritairement par Internet au détriment de la TNT, neutre, universelle, gratuite. À deux ans de l’élection présidentielle, comment le service public peut-il demeurer un rempart contre l’érosion du débat démocratique ?
La nécessité de réformer l’audiovisuel public n’est pas propre à la France. En Grèce, en 2013, le gouvernement avait provoqué une onde de choc en supprimant brutalement le pôle ERT ; en Suisse en 2018, la question de l’avenir du service public avait été soumise à la votation. Une proposition rejetée à 71 % mais qui a fait trembler le pays. Début 2020, le gouvernement de Boris Johnson a évoqué le gel de la redevance pour une suppression du service en 2027, alors même que la BBC était considérée comme le modèle à suivre.
En Europe, la directive des services de médias audiovisuels (SMA) stipule l’importance du rôle de la présence de médias privés et publics puissants, considérés comme des instruments essentiels de cohésion sociale et de maintien de nos démocraties. C’est aussi à l’échelle européenne que les médias publics sont reconnus comme un pilier démocratique.
À l’inverse des États-Unis, où l’audiovisuel public est quasi inexistant, tous les pays européens ont misé sur le service public pour garantir un audiovisuel de qualité, partageant des valeurs communes comme l’indépendance face aux ingérences politiques, l’universalité pour toucher tous les publics, l’excellence professionnelle, la diversité des points de vue, la responsabilité éditoriale ou encore la capacité d’innovation.
Des études de l’UER montrent une corrélation entre le financement de l’audiovisuel public et la solidité des démocraties.
Les pays investissant davantage bénéficient d’une meilleure participation citoyenne, d’un pluralisme renforcé et d’une information de qualité. Inversement, la diminution des financements fragilise ces institutions face à la montée en puissance d’acteurs privés non européens. Une analyse croisée de l’UER et de l’Economist Intelligence Unit (EIU) démontre que les démocraties les plus solides sont celles où les médias audiovisuels publics bénéficient de financements importants, d’un financement pluriannuel par l’État, d’un lien financier direct avec le public et d’un cadre juridique garantissant pluralisme et indépendance.
Mais dans cet ensemble commun, la structuration de l’audiovisuel public français fait figure d’exception. En effet, nombreux sont les pays européens a avoir adopté une organisation qui regroupe télévision et radio au sein d’un même groupe. Beaucoup ont même opté pour une logique intégrée du web, de la télé et de la radio en matière d’information : la BBC au Royaume-Uni, la RAI en Italie, la RTBF en Belgique, la RTVE en Espagne ou encore Yle en Finlande.
En 2022, le sujet de la réforme revient avec force lors de la suppression de la redevance. In extremis, sa budgétisation a été évitée (qui aurait rattaché son financement au budget de l’État, avec une révision possible chaque fin d’année) au profit d’une fraction du produit de la TVA. Le rapport de l’inspection générale des finances (IGF), publié en mars 2024, inscrit cette réforme du financement dans un schéma général d’une refonte de sa gouvernance, de sa structure et de son périmètre d’action.
L’idée est de réunir les trois entités publiques dans une logique de mutualisation, de synergies et d’adaptation aux usages en ligne. Ces entités et leurs plateformes numériques sont distinctes, alors qu’elles partagent des missions d’intérêt général : promouvoir la diversité culturelle, l’accès universel à une information fiable et soutenir la création française.
Selon l’IGF, leur fonctionnement séparé entraîne une fragmentation de l’offre éditoriale, des doublons en matière d’investissements et de fonctions supports : ressources humaines, fonctions administratives (achats et marchés publics, archivage de la documentation) et financières (gestion de la trésorerie, compatibilité clients et générale), et de gestion immobilière. Ces dernières représentent environ 17 % des charges de France Télévisons et Radio France.
Des actions de rapprochement sur le terrain ont d’ailleurs été menées dans ce sens : la chaîne d’information en continu France Info, dans les tiroirs depuis 20 ans, a été créée en 2016 par les présidents des trois entités publiques. L’idée était bien la mise en commun de leurs moyens. Presque dix ans après cette création, la chaîne ne dispose toujours pas de matinale commune ni d’articulations réelles entre télé, radio et web.
Le projet de fusion de toutes les matinales entre France 3 Régions et France Bleu, mise à l’agenda en 2018, a « profité » de la crise sanitaire pour ne voir le jour que très timidement. Il a fallu cinq années pour voir sortir la marque ICI.
Ces projets ont été ralentis, freinés, empêchés, par manque de pilotage, de calendrier clair voire d’inertie ou de volonté réelle interne au sein de France TV et de Radio France. Le gouvernement choisit désormais de réformer la structure avec une seule tête pour piloter ce nouvel ensemble. La priorité devrait aller au développement du numérique et à la garantie d’une information de qualité. Malheureusement, une nouvelle fois, cette réforme risque de ne pas voir le jour avant l’élection présidentielle de 2027.
Nathalie Sonnac est Présidente du COP du Clémi, membre du Laboratoire de la République, ex-membre du CSA (Arcom) entre 2015 et 2021
09.04.2025 à 16:44
Damien Lecomte, Docteur en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En dépassant les 100 jours à Matignon, François Bayrou a brisé la malédiction qui pesait sur les premiers ministres d’Emmanuel Macron, dont chaque chef de gouvernement restait en poste moins de temps que le précédent. S’il a d’ores et déjà tenu plus longtemps que Michel Barnier et survécu à l’adoption du budget, François Bayrou reste dans une position précaire : faute d’un contrat de gouvernement dans sa coalition et d’un vrai accord de non-censure avec une partie de l’opposition, la seule façon – temporaire – d’échapper à l’instabilité semble l’immobilisme. La formule politique adaptée à l’absence de majorité n’est pas encore née.
François Bayrou a surmonté l’épreuve budgétaire avec succès : les motions de censure n’ont été votées ni par le RN, incontournable pour renverser le gouvernement, ni par les socialistes, fracturant le NFP. Et celle déposée par le PS pour exprimer son désaccord sur la « submersion migratoire » n’avait aucune chance d’être votée par les députés d’extrême droite. Le plus dur de l’affaire Bétharram semble, pour l’instant, derrière lui. Néanmoins, l’Assemblée nationale paraît désormais tourner à vide et le gouvernement piégé dans une cacophonie paralysante.
Le régime politique français est coincé dans un entre-deux. La vieille Ve République est en train de mourir, la nouvelle tarde à naître, et dans ce clair-obscur… on s’ennuie ferme.
Le gouvernement use de sa maîtrise de l’agenda pour éviter les sujets politiques les plus clivants, susceptibles de réunir les groupes d’opposition contre lui. Résultat : un calendrier parlementaire occupé par de nombreux textes modestes et sectoriels : interdire la discrimination des salariés engagés dans un projet d’adoption ou de PMA, affirmer l’importance du parcours inclusif des élèves handicapés, créer la notion d’homicide routier pour lutter contre les violences routières, préserver les droits des victimes dépositaires de plaintes classées sans suite.
D’où l’impression tenace de « flottement » qui pèse sur le Parlement et sur le gouvernement, dans une conjoncture internationale qui redonne, en revanche, de la visibilité au président de la République. Le « programme de travail » dégainé par le premier ministre, pour démentir les accusations d’inaction, peine à sortir du flou.
Renvoyer aux partenaires sociaux le dossier si sensible des retraites permet à François Bayrou, en valorisant la démocratie sociale, de se délester en partie d’une décision forcément risquée. Mais dès lors que le premier ministre s’avance un tant soit peu sur les prochaines conclusions du « conclave », il prend le risque de donner, tant au PS qu’au RN, des raisons de le censurer.
Faute d’un accord solide de non-censure avec l’un ou l’autre, le gouvernement est contraint de naviguer à vue. Il ne peut cependant repousser indéfiniment le moment de vérité que seront les discussions budgétaires pour 2026. Il n’aura pas cette fois-ci l’avantage de l’urgence créée par une précédente censure, et ses talents de négociateurs seront mis à l’épreuve.
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Le premier ministre peut encore placer ses espoirs dans les intérêts des uns et des autres à éviter une crise politique à court terme, surtout une fois que le droit de dissolution sera de nouveau disponible à partir de juillet prochain. Le PS est pour l’heure occupé par son propre congrès, et ses relations distendues avec le NFP peuvent l’inciter à traiter le risque de dissolution avec une certaine prudence. Le RN reste en quête de respectabilité et si Marine Le Pen place ses maigres espoirs de retrouver son éligibilité dans une décision rapide de la Cour d’appel, des élections anticipées la desserviraient.
François Bayrou continue néanmoins de ménager les susceptibilités du parti d’extrême droite et de sa cheffe. D’où sa position d’équilibriste sur la condamnation judiciaire de Marine Le Pen, critiquée jusqu’au sein de sa propre base parlementaire.
La situation de François Bayrou est d’autant plus précaire que sa propre coalition reste fragile et dissonante. Le « socle commun » inventé par Michel Barnier n’a jamais pris le temps de mettre au clair ce qu’il avait en commun, en dehors de sa volonté d’empêcher le NFP et le RN de prendre le pouvoir. Cette « coalition des perdants » ne s’appuie pas sur un contrat formalisé de gouvernement ; ses contradictions internes limitent d’autant plus ses capacités à trouver des accords avec les groupes d’opposition.
Au sein même du « bloc central », le premier ministre, président du MoDem, fait face à la rivalité des chefs des deux autres partis qui le composent, candidats potentiels à la succession d’Emmanuel Macron : Gabriel Attal, désormais secrétaire général de Renaissance, et Édouard Philippe, fondateur du parti Horizons, qui a ouvertement exprimé son scepticisme quant à la capacité du gouvernement de sortir de l’inaction.
Mais la principale difficulté reste le mariage de raison avec Les Républicains, eux-mêmes déchirés par la rivalité entre leur principal ministre, Bruno Retailleau, et le président du groupe à l’Assemblée nationale Laurent Wauquiez. Les différences d’approche entre les centristes et les conservateurs sont susceptibles de bloquer certains dossiers, et d’abord la réforme du mode de scrutin. L’adoption d’une représentation proportionnelle est voulue par François Bayrou, mais la droite y est très hostile. Les atermoiements et les ambivalences du premier ministre sur l’interdiction du voile dans le sport illustrent cette tension entre l’aile conservatrice et l’aile plus libérale de la coalition gouvernementale.
Lors de la constitution du gouvernement Bayrou, l’entrée ou le maintien de « poids lourds » de la vie politique était un choix affirmé du premier ministre. Mais celui-ci se retrouve débordé par les fortes personnalités qui composent son équipe et qui suivent leurs propres agendas ; il peine à déterminer le bon équilibre entre la liberté de parole inédite concédée à ses ministres et le minimum de solidarité gouvernementale à exiger. La question du voile révèle notamment une ligne de facture entre la numéro deux du gouvernement, Élisabeth Borne, plus modérée, et les trois ministres suivants dans l’ordre protocolaire, le trio Valls-Retailleau-Darmanin, sur une ligne plus dure.
Après soixante années de domination du fait majoritaire (1962-2022), le plus souvent autour du président, notre régime connaît la plus grande fragmentation parlementaire de son histoire. L’absence de majorité n’est-elle qu’une parenthèse que refermeront les prochaines élections ? ou la Ve République est-elle entrée dans une phase nouvelle et durable ? Dans cette hypothèse, d’autres pratiques seraient nécessaires pour ne pas osciller en permanence de l’instabilité à l’immobilisme. De vraies discussions de fond entre les forces politiques parlementaires, au sein du « Front républicain » sorti vainqueur des législatives, pour un contrat de législature même minimal, aurait été la condition pour éviter la paralysie.
La plupart des régimes parlementaires européens ont l’habitude des négociations entre partis et des coalitions post-électorales. La centralité de l’élection présidentielle et le scrutin majoritaire des législatives freinent l’adaptation de la France à la culture du compromis et de la délibération parlementaire. Le régime semble piégé dans une phase de transition, où les passages en force du gouvernement ne sont plus aussi faciles – comme l’a montré la censure de Michel Barnier –, mais où les discussions interpartisanes peinent à être productives. D’où un gouvernement qui paraît condamné à faire le dos rond en évitant les sujets qui fâchent. La stratégie d’évitement ne peut toutefois fonctionner que pendant un temps. Si le morcellement politique devait devenir la norme, l’adaptation à la délibération parlementaire deviendrait indispensable.
Damien Lecomte est membre du parti Génération·s.
08.04.2025 à 16:44
Anne-Charlène Bezzina, Constitutionnaliste, docteure de l'Université Paris 1 Sorbonne, Maître de conférences en droit public à l'université de Rouen, Université de Rouen Normandie
Marine Le Pen a été condamnée pour détournement de fonds publics à quatre ans de prison et à cinq ans d’inéligibilité. Cette condamnation est-elle fondée en droit ? Les attaques portées contre les juges et les critiques de nombreux responsables politiques à l’encontre des législations visant à moraliser la vie publique interrogent. L’État de droit, qui désigne un État dans lequel la puissance publique est soumise aux règles de droit, est-il menacé ? Entretien avec la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina.
Comment était motivée la décision du tribunal ?
Anne-Charlène Bezzina : Marine Le Pen et les cadres du RN ont été condamnés pour détournement de fonds publics. Il ne s’agit pas d’un enrichissement personnel comme l’abus de bien social. Sur trois législatures, soit plus de dix ans, un système de financement du parti a été conçu en détournant les enveloppes du Parlement européen affectées aux assistants parlementaires du RN. Ce système est avéré par de nombreuses pièces du dossier. Le nombre de députés, la durée du détournement et les montants, estimés à 4,1 millions d’euros par le tribunal, sont inédits sous la Ve République. Ces éléments constituent l’infraction principale, avec une peine de 4 ans de prison pour Marine Le Pen, dont deux fermes, aménageables sous forme de bracelet électronique.
Qu’est-ce qui justifiait la peine d’inéligibilité de 5 ans avec exécution provisoire, c’est-à-dire son application immédiate ?
A.-C. B. : En plus de la responsabilité d’un détournement de fonds, il y a, pour chacun des responsables politiques prévenus, une réflexion sur l’application d’une peine complémentaire : l’inéligibilité et une modalité d’exécution particulière, l’exécution provisoire. Cela consiste à appliquer la sanction immédiatement, sans attendre le résultat d’un appel. L’inéligibilité avec exécution provisoire a été retenue pour Marine Le Pen.
Il est fréquent pour la justice de recourir à une peine d’inéligibilité pour les élus dans le cas d’atteinte à la « probité » (c’est le terme retenu par le Code pénal). Étant donné qu’il s’agit de peines qui ne peuvent pas toujours donner lieu à une réparation par des dommages et intérêts à des victimes, on frappe là où il y a eu infraction, ici la capacité à susciter la confiance.
Le fait de retenir cette inéligibilité est facilitée pour le juge depuis la loi Sapin 2 de décembre 2016 puisque le juge ne doit plus justifier pourquoi il déclare inéligible un élu politique lorsqu’il est responsable d’une infraction de probité, mais doit justifier pourquoi il ne le déclare pas inéligible. Attention, cette loi n’était pas applicable aux faits reprochés aux parlementaires européens RN puisque ceux-ci étaient antérieurs à son entrée en vigueur. Le juge a donc été obligé de justifier son choix de l’inéligibilité et a également dû justifier pourquoi il l’avait retenue avec la modalité particulière de l’exécution provisoire.
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Les motifs retenus par le juge pour déclarer conforme à la Constitution ce principe de l’exécution provisoire correspondent à ceux que la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel avaient retenus.
Il s’agissait, comme premier élément de motivation, de justifier l’exécution provisoire par une recherche de l’efficacité de la peine. En effet, sans exécution provisoire, avec une candidature de Marine Le Pen à l’élection de 2027, et potentiellement sa victoire, l’inéligibilité n’aurait eu aucune efficacité. Le juge a précisé que cette sanction immédiate, que l’on applique à de nombreux élus ou citoyens, devait s’appliquer de la même manière à une candidate à la présidence de la République puisque la loi est la même pour tous.
Il y aurait une atteinte à l’ordre public démocratique si le juge déclarait inéligible une candidate à une élection tout en lui laissant la possibilité de s’y présenter uniquement parce qu’elle est bien placée pour remporter cette élection alors que sa culpabilité est retenue.
Le second élément de la motivation est le risque de récidive. Contrairement à ce qui est souvent avancé, il n’est pas associé à la qualité de député européen de Marine Le Pen, mais plutôt à sa qualité de « cerveau » du système de détournement de fonds. Le juge a considéré que le RN, n’ayant jamais reconnu avoir contourné les règles de droit avec l’emploi de ses assistants et déniant jusqu’à la caractérisation de l’infraction de détournement de fonds, il y avait un risque que ce système se reproduise tant qu’il n’était pas dénoncé par le parti.
En droit pénal, il faut non seulement vérifier l’élément matériel de l’infraction, c’est-à-dire la commission des faits, mais également l’élément moral, c’est-à-dire la conscience, la négligence ou la reconnaissance des faits. Au fond, c’est le système de défense du RN, mené au mépris de « la manifestation de la vérité », comme l’écrivent les juges, qui leur a fait craindre une possible récidive.
Le juge a donc appliqué la loi pénale dans le respect de l’équilibre imposé par le Conseil constitutionnel à tout juge de l’inéligibilité avec exécution provisoire, à savoir une juste pondération entre l’efficacité de la sanction pénale et la liberté de choix de l’électeur.
Le juge en a retenu une interprétation qui lui est propre et toute interprétation peut être contestée, c’est pourquoi deux parties s’affrontent toujours de manière contradictoire devant le juge et c’est également pour cette raison que la possibilité d’intenter un appel est ouverte par la loi.
Cette exécution provisoire est dure dans ses effets, mais l’on ne peut pas juridiquement considérer qu’elle n’a pas été fondée en droit ou que le juge a proposé une lecture contraire à la loi pour des motifs politiques.
Que pensez-vous des accusations de Marine Le Pen contre une justice politisée ?
A.-C. B. : La défense qui a été choisie par les accusés dès le début du procès est celle d’une « injustice de la justice » motivée par des considérations politiques. Or, il existe une procédure de récusation des juges valable pour tous les citoyens. Si vous croyez en la partialité d’un juge qui va vous juger et que vous pouvez le documenter, vous pouvez obtenir que ces juges ne soient pas désignés dans votre affaire.
Or, le RN n’a pas utilisé ce recours, alors même qu’il avait utilisé presque toutes les exceptions de procédure possibles sur une période de dix ans ! Cela ne rend pas très crédible l’argumentation de juges politisés.
Les magistrats et la justice ont été critiqués par une large partie de la classe politique. Comment recevez-vous ces critiques ?
A.-C. B. : Notre système d’État de droit, impliquant une justice indépendante, fonctionne depuis 1791 dans un climat de défiance mutuelle entre le juge et le politique. La justice, quand elle se prononce sur les affaires politiques, est toujours soupçonnée d’ingérence par les politiques ; son intervention est vécue comme une forme d’empêchement. Cette relation n’a jamais été clarifiée ni apaisée.
Durant la période récente, il y eut un temps où le droit pénal ne pouvait pas pénétrer la vie politique. C’était les affaires Balkany et Dassault, qui étaient protégés par le bureau de leurs assemblées contre toute poursuite.
Puis vers 2013, c’était le vœu des citoyens, il y a eu un basculement avec la création d’un Parquet national financier ou encore de la Haute Autorité pour la transparence dans la vie publique. Les partis et responsables politiques, dont Marine Le Pen à l’époque, ont accepté plus de transparence et ont légiféré en ce sens. La loi Sapin 2 comme de nombreuses législations – jusqu’à aujourd’hui – ont ainsi visé à moraliser la vie politique.
Le Conseil constitutionnel s’est même emparé de cette question de la moralisation politique. Dans la décision QPC du 28 mars 2025, il a estimé que cette « exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants » étaient associées à la sauvegarde de l’ordre public (celui-là même que le juge a retenu pour motiver l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) qui a donc une valeur constitutionnelle. Un chemin considérable a donc été parcouru !
Pourtant, on constate aujourd’hui une véritable inversion par régression. La remise en cause de la législation sur l’inéligibilité portée par le RN l’est aussi par de nombreux responsables politiques, dont Gérard Larcher, Éric Ciotti, Jean-Luc Mélenchon, ou encore par le premier ministre François Bayrou. Cela est très paradoxal quand on pense que François Bayrou, par ailleurs jugé pour une affaire de détournements de fonds publics européens, est l’homme qui a adopté la loi de moralisation de 2017 – peut-être la plus dure d’ailleurs en termes d’inéligibilité dans notre droit.
Peut-on parler de menace sur l’État de droit ?
A.-C. B. : Oui, une menace très sérieuse existe. Jusqu’alors, le RN était assez seul pour dire que la justice était politique. Cet argument se diffuse désormais sur tous les bords de l’échiquier politique.
L’État de droit et la démocratie sont les acquis historiques les plus fragiles puisqu’ils reposent sur un sentiment : celui de la confiance. À partir du moment où le peuple perd confiance, à partir du moment où vous n’estimez plus que ces corps élus vous représentent, il y a un risque de défiance et de changements profonds.
Il suffit d’une majorité suffisamment forte pour, d’un trait de plume, supprimer le Conseil constitutionnel, ou pour diminuer le pouvoir des juges en changeant les infractions.
L’État de droit, pour lequel on se bat depuis 1789, est fragile.
Il y a un discours – et des actes – contre l’État de droit portés par certains politiques, à l’étranger, à l’instar de Trump, mais aussi de Bolsonaro ou d’Orban.
Une telle approche aurait été inaudible il y a quelques années, mais ce discours se diffuse en France. Il rend possible une bascule de l'État de droit.
A contrario, on pourrait citer des pays où l’État de droit et le respect de la justice semblent bien ancrés.
A.-C. B. : Un tel système de mœurs existe dans les républiques scandinaves. Il n’y a même pas besoin de moraliser la vie politique avec du droit pénal financier puisque le système de valeurs retenu par la société conduit à ce que le personnel politique se doit d’être irréprochable pour être élu. Si une affaire éclatait, l’élu démissionnerait de lui-même ou y serait poussé par son parti, dans le seul but de conserver le capital de confiance des électeurs. C’est peut-être cela qui manque à la politique française : non pas de nouvelles lois de moralisation, mais une moralisation du personnel politique par lui-même.
La faible mobilisation pour défendre Marine Le Pen, dimanche 6 avril, et les sondages concernant son jugement ne montrent pas des Français outrés par la décision des juges – au contraire…
A.-C. B. : Effectivement. J’aime imaginer que le peuple se sent en cohérence avec son droit et qu’il s’estime suffisamment protégé avec des infractions punies et par des juges qui appliquent les lois et qui représentent la démocratie. L’inversion des valeurs proposée par Marine Le Pen, qui affirme que la justice menace la démocratie, ne rencontre pas forcément son public.
La France reste l’héritière des Lumières. Une offensive forte existe contre cette culture qui résiste encore aux tentations du populisme même lorsqu’il s’applique à la justice.
Propos recueillis par David Bornstein.
Anne-Charlène Bezzina ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.04.2025 à 16:34
Lisa Colombier, Doctorante en sociologie et en droit, Université de Strasbourg
Aurélien Martineau, Ingénieur de recherche en géographie sociale, Université d'Angers
En 2017, le Plan d’investissement des compétences (PIC) avait pour intention de transformer en profondeur le système de formation en France, tout en réussissant l’insertion professionnelle des citoyens éloignés de l’emploi. Le bilan en 2025 est mitigé. Étude de cas avec le projet la Locomotive, en Maine-et-Loire et en Alsace, auprès de 2 000 personnes sans emploi, accompagnées pendant dix mois.
En 2017, la ministre du travail Muriel Pénicaud appelle de ses vœux à l’édification d’une société de compétences, afin « d’armer nos concitoyens » face aux défis de l’évolution du marché du travail. Lancé en 2018, le Plan d’investissement dans les compétences (PIC) vise à former, dans toute la France, un million de jeunes éloignés du monde du travail et un million de demandeurs d’emploi peu ou pas qualifiés. Issu du rapport de Jean Pisani-Ferry, il ambitionne de répondre aux demandes des métiers en tension, d’anticiper les besoins en compétences associés aux transitions écologique et numérique.
Ce plan, par l’accompagnement de publics très hétérogènes, vise à agir auprès des personnes « les plus vulnérables ». L’objectif pour le ministère du travail : favoriser leur « inclusion » par l’expérimentation de « nouvelles approches de remobilisation, de développement et de valorisation des compétences de ces publics ». Avec près de 13,8 milliards d’euros de budget, il est piloté par le ministère du travail pour une durée de cinq ans. Structurés en plusieurs axes d’intervention, une grande part des fonds sont alloués à une intervention à l’échelle régionale et à différents dispositifs nationaux, ainsi qu’à des appels à projets expérimentaux nationaux.
Au terme du plan, le bilan est mitigé et critique. C’est ce que relève la Cour des comptes dans son rapport d’évaluation du PIC, publié en janvier 2025.
Le constat de la Cour des comptes est cinglant. Elle considère que le PIC n’a pas atteint ses objectifs, car « la société de compétences a été laissée de côté ».
« L’entrée centrée sur la formation et les compétences des publics peu ou pas diplômés a laissé place à une approche plus sociale et globalisante visant les publics éloignés de l’emploi. »
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Les travaux de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) confirment eux aussi ce constat. Ils mettent en exergue que les projets régionaux financés ont rencontré des difficultés de double nature : à la fois liées au « sourcing » dans les formations proposées et aux freins sociaux des publics accompagnés, limitant leur entrée en formation.
L’évaluation de l’une des expérimentations du Plan d’investissement dans les compétences (PIC) montre également les enjeux et limites rencontrés localement par les porteurs de projets.
La Locomotive est lauréate de l’appel à projet 100 % Inclusion. Ce projet est déployé en Maine-et-Loire et en Alsace. Il est porté par un consortium de 33 structures – principalement des associations –, issues des champs de l’emploi-insertion et de l’animation sociale. Il a pour finalité d’accompagner socialement et professionnellement 2 000 personnes sans emploi pendant dix mois.
Le profil de ces personnes est hétérogène : en situation d’isolement, ne recourant pas à leurs droits, citoyens, ne bénéficiant d’aucun accompagnement socioprofessionnel, jeunes à la recherche d’un projet professionnel, etc. Les accompagnements réalisés représentent un « espace-temps » de socialisation et d’entraide pour réinvestir un collectif et retrouver un rythme au quotidien. De facto, les temps collectifs se concentrent en partie sur les freins à l’emploi en complément de rendez-vous individuel avec un professionnel référent.
Dans le cadre de son financement, la Locomotive est soumise à une évaluation en partie liée aux taux d’insertion professionnelle – 500 personnes – ou d’entrée en formation des publics – 200 personnes. Ces objectifs ont été menés à terme.
Cependant, les acteurs professionnels font part de la complexité qu’entraînent les enjeux d’évaluation spécifique à ce programme. Lesquels ? L’insertion professionnelle des publics à court terme – parcours de dix mois – et l’accompagnent des publics dont l’employabilité ne semble envisageable qu’à moyen, voire long terme, au regard des difficultés rencontrées.
Ces enjeux font écho au constat dressé par la Cour des comptes relative à l’approche sociale du PIC. La Locomotive a davantage permis de proposer des accompagnements sociaux et des parcours individualisés aux publics, qu’une réelle orientation, voire un engagement, dans des actions de formations qualifiantes ou certifiantes des publics.
Au travers du PIC, l’État a eu la volonté d’ouvrir le champ d’intervention de l’insertion professionnelle à de nouvelles structures.
L’idée est de faire émerger de nouvelles pratiques d’accompagnement innovantes des personnes éloignées du marché du travail. Il s’agissait en creux de « challenger les trois opérateurs historiques des politiques d’aide à l’insertion professionnelle », c’est-à-dire France Travail, CAP Emploi et les missions locales.
Les structures participant à la Locomotive sont intervenues dans les territoires d’actions en addition à l’existant. Les antennes locales de France Travail et de CAP Emploi n’ont pas été impliquées dans les actions mises en œuvre. En agissant en « additionnalité », il a été nécessaire aux acteurs impliqués d’agir sans entrer en concurrence avec les opérateurs du service public de l’emploi et les dispositifs préexistants. Conclusion : les accompagnements réalisés sont devenus plus complexes. Le consortium a également peiné à mobiliser et intégrer au projet le tissu et les acteurs économiques locaux pourtant en demande de main-d’œuvre.
La dimension expérimentale du PIC a révélé plusieurs limites. Premièrement, les financements temporaires ont engendré une vision à court terme du projet, limitant ainsi l’engagement de certaines structures. La majorité d’entre elles ont recruté des professionnels en contrat à durée déterminée (CDD) pour l’accompagnement, entraînant une rotation importante des personnels. Cette précarité a eu des répercussions sur les accompagnements, qui nécessitent une présence durable des intervenants pour établir une relation de confiance avec les personnes accompagnées.
Deuxièmement, à la fin de l’expérimentation, les personnes accompagnées ne bénéficient plus du projet et de ses actions sur les territoires. La logique du PIC, basée en partie sur des appels à projets, oblige les structures de la Locomotive à anticiper la fin des financements. Elles doivent rechercher de nouveaux appels à projets auxquels candidater pour pérenniser les actions. Les structures associatives sont donc en constante recherche de financements, ce qui peut fragiliser leur capacité à inscrire leurs actions dans le temps long et de manière plus durable au sein des territoires.
Ce dernier constat fait écho aux conclusions du rapport du Conseil économique social et environnemental (Cese) sur le financement des associations en 2024. La baisse de la part des subventions, la hausse des commandes publiques et les appels à projets poussent les associations à avoir un système de gestion court-termisme entraînant une double conséquence : dénaturation et perte de sens de leur action.
Lisa Colombier est doctorante à l'Université de Strasbourg, ayant reçu des financements de la Caisse des dépôts dans le cadre du plan d'investissement dans les compétences.
Aurélien Martineau est géographe, chercheur associé et membre de l'UMR CNRS ESO-Angers 6590, ayant reçu des financements de la part de la Caisse des dépôts dans le cadre du Plan d'Investissement dans les Compétences.
07.04.2025 à 16:55
Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De la Bataille du Rail à la Grande Vadrouille, du Silence de la mer au Vieil Homme et l’enfant, des classiques du cinéma contribuent à nos représentations de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces films reflètent-ils la façon dont la mémoire visuelle des années 1939-1945 s’est forgée et a évolué en France ?
Les cheminots faisant dérailler le convoi allemand Apfelkern dans la Bataille du rail (1946), le duo de résistants malgré eux formé par Louis de Funès et Bourvil dans la Grande Vadrouille (1966) ou encore la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance (1983) ont contribué, avec d’autres personnages de films, à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale, dans sa version héroïsante.
Voilà qui nous rappelle combien la fiction a pu tenir une place importante dans la manière dont nos sociétés se représentent le passé. Avec sa puissance de média de masse, le cinéma joue un rôle clé dans la structuration d’une mémoire visuelle du second conflit mondial, comme en témoignent certains succès commerciaux. La Grande Vadrouille a réuni plus de 17 millions de spectateurs, un record ; Papy fait de la résistance quatre millions !
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Alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, il est pertinent d’interroger les topoï comme les silences de ces représentations cinématographiques. C’est ce que nous avons fait avec des étudiantes et étudiants français et allemands dans un séminaire organisé à la Freie Universität de Berlin.
À partir d’un corpus comportant 26 films, dont 11 se focalisaient sur la période 1939-1945, nous avons cherché à savoir dans quelle mesure la manière dont on définit son image en tant que collectif est liée à l’image qu’on se fait de l’Autre.
Introduit par Henry Rousso en 1987 dans le Syndrome de Vichy, le résistancialisme désigne un triple processus visant à marginaliser ce qu’a été le régime de Vichy et à systématiquement minorer son emprise sur la société française ; à construire la « Résistance » en objet de mémoire bien au-delà du nombre réel de ses participants ; à assimiler cette « Résistance » à l’ensemble de la nation.
De la sortie de la guerre à la fin des années 1960, ce mythe résistancialiste structure la plupart des récits filmiques, relève Zélie Martinet, participante du séminaire. « Dans ces productions, les personnages ont souvent un lien, volontaire ou non, avec la résistance ». L’exemple paradigmatique apparaît dans la Grande Vadrouille avec « deux protagonistes qui se retrouvent entraînés à résister, quasi malgré eux, secondés par des Français plus prêts les uns que les autres à les aider ». Une France naturellement résistante car occupée, mais pratiquement sans collaborateurs, ni déportation de Juifs…
C’est en 1974, avec les Guichets du Louvre, centrés sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, en juillet 1942, à Paris, que le grand écran devient le lieu de projection d’une crise des mémoires héroïques.
Dans cette évolution, on voit combien le cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale reflète davantage les façons dont la société française se représente son passé qu’il ne les infléchit ou les devance.
Ces régimes mémoriels sont le lieu d’une autre évolution : celle de la représentation de l’Allemand.
Dans les productions d’après-guerre, il « correspond d’abord aux stéréotypes du soldat autoritaire et violent, qui s’impose et impose son autorité aux Français », souligne Zélie Martinet. Ainsi, dans la Bataille du rail, en 1946, les cheminots sont rassemblés pour écouter le discours d’un officier allemand. Il les harangue avec un fort accent français et une gestuelle exagérée qui rappela sans doute aux spectateurs les discours de Hitler. Le propos est également sans nuance : « Nous vous tendons la main ; mais si vous nous tendez le poing, on vous cassera la gueule », pour reprendre la traduction de l’ouvrier interprète.
Dans le Silence de la mer – la nouvelle de Vercors que Jean-Pierre Melville adapte en 1949 –, apparaît une autre Allemagne avec Werner von Ebrennac, un officier de la Wehrmacht, francophone et francophile. Cadrages et silences soulignent l’ambiguïté de la relation qui s’instaure au-delà des mots avec la nièce du narrateur chez lequel il est logé. « L’Allemand est alors représenté d’une autre façon : humanisé comme humaniste, il pourrait être dans un autre contexte l’ami de ses ennemis », selon Zélie Martinet, étudiante du séminaire.
Dans Un taxi pour Tobrouk (1961), l’officier distingué au français châtié, joué par Hardy Krüger – grand blond aux yeux bleus affecté à l’Afrika Korps – prolonge cette évolution la décennie suivante. Alors qu’il est prisonnier d’une escouade de FFL (Forces françaises libres), il est si secourable que la méfiance initiale de ses geôliers se transforme en irrésistible sympathie : « À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître », finit par dire l’un des Français.
Dans les années 1980, Papy fait de la résistance (1983) apporte comme une conclusion à cette évolution en désarmant cette figure sur le mode comique : alors que la culture du général Hermann Spontz, dont les citations, « attribuées à tort à Goethe ou à raison à Corneille », sont désormais ridiculisées, la face obscure de l’occupant est également tournée en dérision avec Ludwig von Apfelstrudel, demi-frère de Hitler et nazi fanatique. Toutefois, l’humanisation guette : dans la parodie finale des Dossiers de l’écran, l’ancien gouverneur militaire de Paris est devenu le mari de Bernadette Bourdelle.
À l’heure où la réconciliation entre les deux anciens ennemis héréditaires apparaît comme une constante européenne, la mémoire héroïque de la Seconde Guerre mondiale est en passe d’être remplacée par une orientation victimaire structurée autour de la Shoah.
Inversement, si on lie ces représentations de l’Autre à la violence guerrière, Marie Chave – autre participante du séminaire – fait valoir « une autre caractéristique qui s’illustre surtout à travers le contexte historique et la présence allemande ». Et de prendre l’exemple du Vieil Homme et l’enfant (1967) dans lequel les soldats allemands sont quasi absents : présence d’officiers dans un magasin parisien, affiche annonçant des représailles en cas d’attentats dans un village.
Loin du front et des rafles, le film met en avant l’antisémitisme français vu par un enfant juif. Les truculents échanges sur « les » Juifs entre pépé et le petit Claude, enfant caché qui lui a été confié, apportent un regard différent sur le cinéma de guerre : « Sans Allemand ni occupation, disparaît cette représentation habituellement si violente et éprouvante pour les spectateurs », souligne Marie Chave. Pour autant, la mise à distance de l’antisémitisme de la France de Vichy brocarde les stéréotypes et invite à réfléchir sur la violence insidieuse des catégories.
L’utilisation du cinéma ne déforme pas seulement, elle invisibilise aussi ceux qui ne peuvent revêtir les habits de héros, à commencer par le 1,8 million de prisonniers de guerre français.
Comme le relève Eloïse Quinette, qui a participé au séminaire, ils sont « vus comme les perdants de la campagne de 1940 et ne rentrent pas dans le mythe résistantialiste ». Seul l’évadé a droit de cité – et encore : la tentative de Charles Bailly et sa vache Marguerite s’apparente à une pittoresque cavale à travers une Allemagne tantôt bienveillante (du côté des fermiers et surtout des fermières) tantôt si bêtement disciplinée que ses autorités se révèlent inefficaces et qu’on se demanderait presque pourquoi 4,37 % uniquement des captifs dans le Reich ont réussi à se faire la belle.
Sorti en 1955, les Évadés brouille par son huis clos l’image résistancialiste. L’image de l’évadé se politise avec les trois prisonniers cachés dans un wagon qui doit les mener en pays neutre : « Ils ont des motivations diverses et pas toujours patriotiques pour leur projet : rejoindre Londres, rester en Suède ou rentrer en France et attendre », relève encore Éloïse Quinette.
Une différenciation parallèle semble se développer dans les représentations des Allemands : aux gradés bornés et fanatiques qui donnent l’ordre de couler le canot de sauvetage faisant route vers la Suède succèdent des soldats pilleurs et un jeune gardien qui paraît chercher autant que ses passagers clandestins à échapper à la guerre.
Les relations franco-allemandes ne sont pas seulement le propos des films, elles tiennent aussi au contexte de production, avec des accords de coopération cinématographique, notamment à partir de l’entre-deux-guerres.
« Dans les années 1950-1960, des films comme Die Brücke/le Pont, le Silence de la mer ou encore la Grande Vadrouille ouvrent la relation franco-allemande à un horizon d’attente européen. Ils peuvent alors offrir une vision plus nuancée des rapports entre les Français et leurs alliés ou ennemis à travers des figures plus complexes », note Marie-Lou Bruxer, une quatrième participante du séminaire.
À lire aussi : Le retour des pères après la Seconde Guerre mondiale : un tournant dans l’histoire des familles en France ?
Cela conduit à s’interroger sur la capacité de ce cinéma à « façonner les perceptions collectives pour devenir un vecteur de mémoire ». Conclure qu’il s’est imposé comme un outil pédagogique pour transmettre l’histoire serait toutefois hâtif tant les limites existent, à commencer par les droits d’auteur freinant la diffusion et la barrière linguistique restreignant la portée des films.
Certes, le cinéma ne permet sans doute pas de retracer de manière linéaire ou exhaustive l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945. Toutefois, il offre un miroir particulièrement révélateur de l’imaginaire collectif en soulignant combien l’image de soi est étroitement liée à celle de l’Autre. Cette valence du couple franco-allemand à l’écran peut fournir un levier pour interroger les manières dont ces deux nations se construisent, se racontent et se projettent dans une histoire commune européenne.
Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:52
Lauren Bakir, Ingénieure de recherche CNRS, Université de Strasbourg
En février dernier, le Sénat a voté une proposition de loi visant à « assurer le respect du principe de laïcité dans le sport ». Pourtant, selon de nombreux juristes et associations de protection des droits humains, ce texte risque au contraire de dévoyer la laïcité et de discriminer les femmes qui portent le voile. Qu’en est-il ?
En 1905, la France adopte la loi de séparation des Églises et de l’État après des débats houleux entre les parlementaires antireligieux et les parlementaires favorables à une loi de liberté. C’est cette seconde approche qui est adoptée, suivant la célèbre phrase du rapporteur de la loi, Aristide Briand : « Notre loi est une loi de liberté, qui fait honneur à une assemblée républicaine ». Une cinquantaine d’années plus tard, l’article 1 de la Constitution de 1958 déclare que la France est une République laïque.
Au-delà des mots et des textes généraux, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Juridiquement, cela signifie que trois éléments sont garantis : la neutralité de l’État, l’égalité entre les cultes, et la liberté de religion. Cette dernière, constamment remise en cause depuis quelques années, implique à la fois la liberté de croire, de ne pas croire, d’extérioriser ses convictions individuellement – par le port d’un voile par exemple – ou collectivement – participer à des cérémonies religieuses par exemple.
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La liberté de religion est le principe et trouve comme limite, comme toute liberté fondamentale, l’ordre public et le respect des droits d’autrui. La neutralité de l’État justifie quant à elle que, de longue date, les personnes exerçant des missions de service public (enseignants à l’école publique, médecins et infirmiers à l’hôpital public, forces de l’ordre, etc.) sont elles-mêmes tenues à la neutralité : elles ne peuvent exprimer leurs convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions.
Pourtant, depuis quelques années, une confusion entre neutralité de l’État et liberté de religion des personnes s’est imposée dans le débat public.
Le 15 mars 2004 est adoptée une loi qui interdit aux élèves de l’école publique de porter des signes manifestant « ostensiblement une appartenance religieuse ». Le 10 octobre 2010, c’est la dissimulation du visage dans l’espace public qui est interdite. Le 8 août 2016, est adoptée la loi Travail qui permet aux employeurs d’insérer dans le règlement intérieur de leur entreprise une « clause de neutralité » : celle-ci permet de restreindre le port de signes convictionnels (religieux, politiques, philosophiques) aux salariés, à certaines conditions (il faut notamment que l’entreprise poursuivre une politique de neutralité, et que l’interdiction ne concerne que les salariés en contact avec la clientèle).
En dépit de la formulation neutre des textes de loi – qui visent tantôt les signes religieux, tantôt la dissimulation du visage, tantôt les signes convictionnels –, c’est bien le port du voile qui motive politiquement ces interdictions, et c’est bien aux femmes qui portent le voile que ces interdictions, une fois entrées en vigueur, s’appliquent en grande majorité.
Si les textes juridiques ne mentionnent pas le voile directement, c’est parce que dans un État de droit libéral et démocratique, certaines règles sont à respecter lorsque les autorités souhaitent limiter nos libertés fondamentales.
L’État de droit a vocation à éviter la tyrannie d’une majorité sur les minorités, à ériger des garde-fous pour éviter l’arbitraire inhérent à tout exercice du pouvoir. L’État de droit implique donc que toute restriction de liberté soit justifiée, proportionnée, nécessaire, adaptée au but poursuivi. Il n’est donc pas possible de viser une religion en particulier, ou un genre en particulier.
La réalité politique et sociale est toute autre : dans les discours politiques, c’est bien le port du voile qui est visé. Qualifié tantôt d’instrument de soumission des femmes, tantôt d’étendard de l’islamisme – des accusations extrêmement graves et, surtout, strictement déclaratives –, c’est bien le port du voile qui occupe et anime le personnel politique.
Dans les faits, ce sont également les femmes qui portent un voile qui sont impactées : elles sont contraintes d’enlever leur voile à l’entrée de l’école, de l’entreprise, ou s’adaptent en cherchant une activité professionnelle n’impliquant pas de nier une partie de leur identité.
Dans un arrêt rendu en juin 2023, le Conseil d’État distingue deux catégories de sportifs. D’un côté, les joueurs sélectionnés pour jouer en équipe de France sont soumis au principe de neutralité du service public, la Fédération étant délégataire d’une mission de service public. D’un autre côté, les autres licenciés ne sont pas soumis au principe de neutralité du service public mais aux statuts des Fédérations. Celles-ci déterminent les règles de participation aux compétitions qu’elle organise, parmi lesquelles les règles permettant d’assurer, pendant les matchs, la sécurité des joueurs et le respect des règles du jeu (par ex. réglementation des équipements et des tenues).
C’est sur cette base que le Conseil d’État juge que la Fédération française de football a pu interdire, dans l’article 1 de ses statuts, le port, pendant les matchs, de « tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », cette interdiction étant « nécessaire pour assurer leur bon déroulement des matchs, en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport ». Pour résumer, les joueurs hors équipe de France sont soumis aux statuts des Fédérations : s’agissant de la Fédération française de football, cela signifie que pendant les matchs, les joueurs ne peuvent porter de signes exprimant leurs convictions.
Il convient de souligner que juridiquement, une telle interdiction est discutable, le risque d’affrontement ou de confrontation découlant d’un éventuel port de signe convictionnel n’ayant jamais fait l’objet d’études précises. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie et devrait rendre sa décision avant la fin de l’année 2025.
Il faut également rappeler qu’en novembre dernier, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, dont une des missions est de contrôler la conformité de nos législations nationales avec nos engagements internationaux, a relevé « avec préoccupation l’élargissement de telles restrictions, telles les interdictions dans le domaine sportif qui, […] dans la pratique, auraient un impact discriminatoire sur les membres des minorités religieuses, notamment les femmes et les filles de confession musulmane », invitant la France à revoir sa copie.
Si cette proposition de loi était votée par l’Assemblée nationale et était promulguée, cela conduirait à systématiser l’interdiction du port du voile dans toutes les compétitions, y compris celles des amateurs. À la distinction actuelle entre joueurs sélectionnés en équipe de France et « représentant », d’une certaine façon, l’État – incluant une obligation de neutralité –, et la liberté laissée aux différentes fédérations dans leurs statuts, se substituerait une interdiction générale concernant toutes les sportives.
La France serait alors le seul pays à nier la liberté de religion des femmes de confession musulmane qui décident de porter le voile de façon aussi étendue. Si le premier ministre considérait le 18 mars qu’il y avait « urgence de légiférer sur le sujet », il semble avoir depuis changé d’avis. Ce revirement de situation ne signifie pas que ce dossier est abandonné. Il dépendra, en réalité, de la conjoncture politique.
Lauren Bakir ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.04.2025 à 17:35
Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Gérald Darmanin, le nouveau garde des sceaux, estime qu’afin de faire face à la surpopulation carcérale qui ne cesse d’augmenter d’année en année, il est nécessaire de transférer les détenus étrangers dans leur pays d’origine. L’efficacité de ces mesures martiales, répétées à l’envi, ne résiste pas à l’épreuve des faits. Pire, elles conduiraient à des effets aussi néfastes que contre-productifs. Il existe d’autres solutions pour réduire le taux d’incarcération.
Le 21 mars dernier, le garde des sceaux a adressé à l’ensemble des procureurs une circulaire les exhortant à user de tous les moyens à leur disposition pour transférer les détenus étrangers dans leur pays d’origine. Présentée dans la presse comme destinée à répondre à la surpopulation carcérale endémique qui sévit dans notre pays depuis plus de vingt ans, la mesure peut paraître frappée au coin du bon sens, le nombre de personnes étrangères incarcérées correspondant, peu ou prou, au nombre de places nécessaires pour remédier à cette situation. A l’analyse, cette solution se révèle pourtant doublement illusoire.
Alors que les prisons françaises comptent environ 19 000 ressortissants étrangers, les mesures préconisées sont loin de permettre le transfèrement de l’ensemble de ces personnes. La circulaire se garde d’ailleurs bien de fixer un quelconque objectif chiffré. D’une part, il faut avoir l’esprit qu’une grande partie d’entre eux sont placés en détention provisoire, se trouvant en attente de leurs procès ou d’une décision définitive sur les poursuites intentées à leur encontre. Et si les personnes étrangères représentent en moyenne un quart de la population carcérale, elles comptent pour un tiers des personnes provisoirement incarcérées, soit environ 8 000 détenus. Sauf à interrompre brutalement le cours des procédures judiciaires les concernant – et, partant, laisser l’infraction en cause sans aucune réponse – il ne saurait évidemment être question de les rapatrier dans leur pays d’origine avant qu’un jugement définitif n’ait été rendu à leur égard.
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En outre, que la personne ait été ou non définitivement condamnée, les conventions internationales encadrant ces échanges prévoient qu’aucun transfert ne peut davantage se faire sans que la personne détenue y consente expressément. Cette exigence ne disparait que pour les transferts impliquant des ressortissants d’un pays membre de l’Union européenne, lesquels ne représentent qu’une très faible proportion de la population carcérale. Par ailleurs, aucune mesure de transfèrement ne peut se faire sans l’accord des autorités du pays d’accueil. Il en est de même pour la mesure d’aménagement de peine spécifique aux personnes étrangères soumises à une obligation de quitter le territoire que constitue « la liberté conditionnelle – expulsion » : la personne est libérée avant la fin de sa peine aux seules fins de mettre à exécution, dès sa sortie de prison, son retour dans son pays d’origine. Si cette mesure ne suppose pas l’accord formel du condamné, elle requiert en revanche la délivrance d’un laissez-passer par les autorités étrangères – une procédure dont l’effectivité est aujourd’hui mise à mal par la politique du chiffre qui sévit en la matière. En imposant aux services préfectoraux de délivrer toujours plus d’OQTF chaque année, les autorités les privent d’assurer utilement le suivi de chaque situation individuelle.
Rappelons enfin que le transfert d’une personne détenue dans un autre État ne peut se faire s’il implique une atteinte disproportionnée à son droit à une vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : même si elle en a la nationalité, une personne ne peut être renvoyée dans son pays d’origine si l’essentiel de ses liens personnels et familiaux sont en France et qu’elle y réside depuis de très nombreuses années. On mesure ainsi à quel point, au-delà des effets de manche, les mesures annoncées par le ministère de la Justice ne sont absolument pas susceptibles de remédier à la surpopulation carcérale.
Ces mesures sont d’autant moins susceptibles d’y mettre fin qu’elles conduisent à occulter les véritables causes de ce phénomène. Ainsi que l’a démontré la brutale hausse des incarcérations ayant immédiatement suivi les libérations massives intervenues au plus haut de la crise sanitaire, au printemps 2020, le problème se situe moins au niveau des sorties que des entrées. Le nombre de places de prison a beau augmenter année après année, il reste toujours largement inférieur au nombre de personnes incarcérées. Face à ce constat, il n’existe dès lors que deux solutions si l’on veut vraiment en finir avec la suroccupation dramatique des prisons françaises. En premier lieu, certains acteurs préconisent d’instituer un mécanisme de régulation carcérale « automatique », prévoyant que, lorsque l’ensemble des places d’un établissement sont occupées, aucun nouveau condamné ne peut être incarcéré sans qu’un détenu ne soit libéré préalablement. La mise en œuvre de ce mécanisme suppose toutefois que le nombre de détenus soit identique ou à tout le moins proche du nombre de places. Le taux d’occupation particulièrement élevé des établissements surpeuplés – qui dépasse parfois 200 % – le rend ainsi impraticable en l’état. En l’état du flux de nouvelles incarcérations, sa mise en place supposerait en outre de renforcer considérablement les services chargés de l’aménagement des peines afin qu’ils puissent, en temps utile, faire sortir autant de personnes qu’il en rentre.
C’est pourquoi il est sans doute préférable de chercher d’abord à agir sur les causes de la surpopulation carcérale. Si le taux d’incarcération a plus que doublé depuis la fin du XXe siècle c’est que, dans le même temps, le nombre d’infractions passibles d’emprisonnement a suivi la même pente ascendante et que les peines encourues pour certaines des plus poursuivies d’entre elles – à l’image des vols aggravés – n’ont également cessé d’augmenter.
Conséquence mécanique de cette évolution, le nombre personnes incarcérées comme la durée moyenne d’emprisonnement ferme n’ont fait que croître. Remédier à la surpopulation carcérale suppose alors de remettre durablement en cause une telle évolution. D’une part, en envisageant la dépénalisation des faits pour lesquels une réponse alternative à la répression paraît plus adaptée et efficace. A l’image de ce qui se pratique dans la majorité des États d’Europe de l’Ouest, mais également au Canada ou en Californie, l’abrogation du délit de consommation de produits stupéfiants, aujourd’hui passible d’un an d’emprisonnement, aurait un effet à la baisse immédiat sur la population carcérale.
De la même façon, substituer à la prison la mise à l’épreuve ou le travail d’intérêt général comme peine de référence pour certains délits – par exemple pour les atteintes aux biens – permettrait de réduire significativement le taux d’incarcération. Rappelons à cet égard que si les personnes étrangères sont surreprésentées dans les prisons françaises, cela tient avant tout à leur précarité matérielle et administrative, qui les prive bien souvent des « garanties de représentation » (un domicile stable, un logement propre permettant notamment de mettre en place une surveillance électronique) qui permettent aux autres d’échapper à la détention provisoire ou d’obtenir un aménagement de leur emprisonnement.
Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.04.2025 à 16:53
Jean-Baptiste Meyer, Directeur de recherche (Centre Population et Développement), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Alors que l’immigration nord-africaine est souvent associée à des images négatives - pauvreté, délinquance, radicalisation - par une partie de la classe politique et des médias, plusieurs études montrent que les enfants et petits-enfants d'immigrés algériens réussissent aussi bien - voire mieux - que l’ensemble de la population française au plan scolaire et professionnel.
L’intégration entre les populations de l’hexagone et celle de son ancienne colonie n’a jamais été aussi forte. Près de deux millions de migrants nés en Algérie sont enregistrés en France au début du XXIᵉ siècle) alors qu’au moment de l’indépendance, seuls 400 000 d’entre eux résidaient dans l’hexagone.
Outre les deux millions de migrants algériens, il faut ajouter les descendants de ces personnes migrantes et celles issues d’unions mixtes, qui le multiplient plusieurs fois. Selon le chercheur Azize Nafa, les estimations varient mais concordent sur le fait qu’au moins six millions de personnes constituent cette population transnationale et que dix à douze millions de personnes ont un lien passé et/ou présent avec l’Algérie, en France – soit entre un et deux Français sur dix.
Ainsi, les deux pays se révèlent être démographiquement et socialement imbriqués. Ils conforment un continuum sociétal bien éloigné d’une représentation, politique et imaginaire, de séparation.
Le cas est exceptionnel dans le monde. Seuls les États-Unis d’Amérique et le Mexique peuvent être comparés au binôme franco-algérien. Ainsi, 9 personnes sur 10 émigrées d’Algérie choisissent la France pour destination, et 9 mexicains sur 10 choisissent les États-Unis. Ni l’Allemagne et la Turquie (56 % des personnes immigrées de ce dernier pays choisissent le premier), ni le Royaume-Uni et l’Inde (18 % seulement), ou l’Australie avec ses voisins asiatiques ne montrent une telle intensité/exclusivité de la relation migratoire.
Ces situations d’exception sont dues à plusieurs facteurs : la proximité géographique, liée à un différentiel de développement socio-économique important et l’existence de réseaux sociomigratoires transfrontaliers.
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La phase historique génératrice de cette transnationalisation est surtout consécutive à la période coloniale. C’est la croissance économique au nord, couplée à la croissance démographique au sud, qui a induit ces flux et poussé à cette intégration. Il s’agit d’une forme traditionnelle d’immigration de main-d’œuvre qui ne va pas sans soubresauts entre les États d’accueil et d’origine. Mais elle façonne durablement une société dont les clivages antérieurs – coloniaux ou guerriers – sont parfois reproduits mais aussi éventuellement transformés par la migration.
C’est d’ailleurs le sens qu’il faut donner à l’accord de 1968 tant décrié aujourd’hui, car supposé injustifié. Il venait stabiliser les flux d’une libre circulation instituée par les accords d’Évian. Ce régime d’exception n’est pas un privilège gratuit accordé par la France à l’Algérie : il s’agit d’une adaptation mutuelle à des conditions postcoloniales de coopération. Selon [Hocine Zeghbib], l’accord représente « un compromis entre les intérêts mouvants » des deux pays. Il a sans aucun doute permis à la France de disposer d’une main-d’œuvre extrêmement utile pour son développement économique durant la deuxième moitié des trente glorieuses.
Entre 1962 et 1982, la population algérienne en France a doublé comme le rappelle Gérard Noiriel. Les films télévisés de Yamina Benguigui et de Mehdi Lallaoui, soigneusement documentés et abondamment nourris de travaux d’historiens, ont popularisé une représentation durable de cette immigration, essentiellement constituée de travailleurs, venus soutenir l’économie française en expansion de l’après-guerre.
Main-d’œuvre masculine, peu qualifiée, dans des logements précaires et des quartiers défavorisés, la vision s’impose d’une population différente et distincte de celle de bon nombre de natifs. Les catégories socioprofessionnelles dont elle relève sont celles des employés et des ouvriers à un moment où l’avènement de la tertiarisation post-industrielle fait la part belle aux emplois en cols blancs. Ces derniers supplantent les premiers qui deviennent minoritaires à partir de 1975, sur les plans économiques, sociaux et symboliques. Mais ces catégories restent pourtant majoritaires chez les travailleurs immigrés dans les premières années de la migration.
Au-delà d’un apport passager et ancien au marché du travail, est-on désormais confronté à ce que certains pourraient décrire comme un « fardeau » socioculturel ?
Les constats empiriques – notamment ceux de Norbert Alter – démontrent le contraire. Ils révèlent la combativité et la créativité accrues des jeunes issus de l’immigration, et leurs réalisations effectives et reconnues, dans divers domaines, notamment socio-économiques.
Les recherches qualitatives que nous avons pu mener font état, depuis plusieurs décennies déjà, de réussites exemplaires de personnes issues de l’immigration, algérienne, maghrébine et autre. Nombreux sont les cas d’entrepreneurs, artistes, chercheurs, journalistes et autres dont les parcours de vie professionnelle s’offrent en référence positive. Mais ce ne sont pas des exceptions qui confirmeraient une supposée règle du passif, du négatif, migratoire. Ces cas n’ont rien d’anecdotique ou d’exceptionnel. Les statistiques disent la même chose.
Plusieurs enquêtes récentes comme Trajectoires et Origines TeO2 menée par l’INED en 2020 ainsi que l’enquête emploi de l’Insee, font état d’une réussite éducative et socioprofessionnelle des descendants de l’immigration maghrébine en France.
Catégories socioprofessionnelles des actifs occupés (2020)
Pour les deuxièmes et troisièmes générations, cette réussite s’avère statistiquement comparable, équivalente et même parfois supérieure, à l’ensemble de la population française. Ainsi les catégories « artisans, commerçants et chefs d’entreprise » de même que celle des « cadres et professions intellectuelles supérieures » sont mieux représentées (29 %) dans les populations issues de l’immigration maghrébine que pour la moyenne des Français (26 %).
L’image d’une population immigrée globalement ségréguée et défavorisée mérite donc quelques corrections fondamentales.
Concernant les marocains de l’extérieur, l’enquête emploi de l’Insee analysée par Thomas Lacroix montre que la première génération demeure moins favorisée, avec une catégorie ouvrière surreprésentée par rapport à la population générale. En revanche, pour les Algériens, la proportion des ouvriers y est à peine supérieure à celle de l’ensemble tandis que celle des cadres et professions intellectuelles a même un point de pourcentage au-dessus. Le paysage social a donc significativement évolué depuis l’indépendance.
Cela est dû en partie à l’éducation qui permet des rattrapages rapides des populations immigrées vis-à-vis des natifs. De ce point de vue, les résultats de l’enquête Trajectoire et origines de l’INED confirment les statistiques de l’Insee, montrant qu’après deux générations, les niveaux de performance dans l’enseignement supérieur sont équivalents entre les deux populations – ce rattrapage se réalise même dès la première génération lorsque ses ressortissants viennent de couples mixtes.
Le brassage apparaît ainsi comme un facteur significatif d’intégration et d’égalité. Toutefois, selon cette enquête et à la différence de celle de l’Insee, le débouché sur le marché du travail est un peu moins favorable pour les personnes issues de l’immigration que pour les natifs. Les auteurs expliquent cette différence par une discrimination persistante envers les populations d’origine étrangère, maghrébine en particulier, en s’appuyant sur les travaux de Dominique Meurs.
Cette persistance de formes de discrimination, ainsi que les situations sociales désavantageuses dont souffre la première génération immigrée ne sont pas sans conséquences. Cette situation nuit bien sûr à cette population, mais nourrit également du ressentiment. C’est dans ce contexte que germent des discours haineux à son égard ou, à l’inverse, vis-à-vis de la France. D’un côté, on opère l’amalgame entre immigration et délinquance au vu de conditions sociales dégradées ; de l’autre s’expriment d’acerbes dénonciations à propos de la méfiance subie par les migrants d’Algérie. Pourtant, ces discours ne reflètent pas la totalité des liens, pour beaucoup indissolubles et féconds, que le temps a tissés entre ce pays et la France.
Les constats précédents nous invitent à reconnaître ce que les circulations trans – méditerranéennes ont produit : une société qui déborde chacune de ses parties et dont l’intégration s’avère globalement positive. Certes, des inégalités perdurent ainsi que des souffrances et des acrimonies. Mais ces difficultés demeurent limitées et ne devraient guère constituer la référence majeure de politiques, de part et d’autre de la Méditerranée, qui abîmeraient le lien social entre des populations mêlées, sur des territoires souvent partagés.
Jean-Baptiste Meyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 17:50
Audrey Darsonville, Professeur de droit pénal, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
S’appuyant sur un rapport de la Délégation des droits des femmes, un texte de loi transpartisan préconise d’intégrer le non-consentement dans la définition du viol. Cette proposition a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 1er avril et doit être examinée au Sénat.
Selon le Code pénal, le viol est défini comme un acte de pénétration sexuelle commis avec violence, contrainte, menace ou surprise. Pour condamner un agresseur, les juges doivent donc démontrer que ce dernier a commis l’acte sexuel en recourant à la violence, la contrainte, la menace ou la surprise. L’usage d’un de ces quatre modes d’action démontre l’absence de consentement de la victime. Or, par un curieux paradoxe, l’incrimination du viol est donc tournée vers le défaut de consentement de la victime mais occulte soigneusement de le nommer.
C’est à cette lacune que se propose de répondre la proposition de loi déposée le 21 janvier 2025. Elle énonce que le consentement suppose d’avoir été donné librement, qu’il est spécifique et qu’il peut être retiré à tout moment. Elle décrit des situations dans lesquelles il n’y a pas de consentement, violence, menace, surprise ou contrainte, mais aussi en cas d’exploitation de la vulnérabilité de la victime. La proposition souligne aussi que le consentement de la victime ne peut se déduire du silence ou de l’absence de résistance de la victime. Le célèbre adage « qui ne dit mot consent » serait enfin banni, qui ne dit ne consent pas nécessairement à un acte sexuel.
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La proposition s’inscrit dans un double objectif, s’aligner avec le contexte européen qui tend à une telle inscription du consentement dans la loi pénale et lutter contre les classements sans suite massifs des plaintes déposées pour des faits de viol ou d’agression sexuelle, comme l’explique la Commission nationale consultative des droits de l’homme le 18 mars 2025 : « Alors que, selon la dernière enquête VRS (vécu et ressenti en matière de sécurité) de l’Insee parue fin 2023, 270 000 femmes affirment avoir été victimes de violences sexuelles, seules 6 % d’entre elles ont déposé plainte. Le taux de classement sans suite est, quant à lui, extrêmement élevé : 86 % dans les affaires de violences sexuelles, atteignant même 94 % pour les viols ».), principalement en raison du caractère insuffisamment caractérisé des faits dénoncés.
Jusqu’à présent, la France ne s’était pas mise en conformité à la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, signée en 2011 (et ratifiée par la France en 2014).
Cette Convention traite de la question du consentement dans le viol en ces termes : « Le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes ». Le GREVIO (Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique), organe de contrôle de l’application de la convention d’Istanbul, a rendu un rapport relatif à la France en 2019. Ce dernier pointe les lacunes de la législation française du fait de son refus d’intégration de la notion de libre consentement.
Enfin, plus d’une quinzaine de pays européens (l’Allemagne, la Belgique, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la Grèce, l’Irlande, l’Islande, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, la République tchèque, le Royaume-Uni, la Slovénie, la Suède et la Suisse) ont changé leur législation dont des pays au système judiciaire proches du notre comme la Belgique.
En outre, la France ne peut occulter ses obligations relatives à la jurisprudence de la Cour européenne. En effet, depuis l’arrêt de la Cour européenne M.C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003, les juges de Strasbourg ont imposé aux États une obligation positive de promulguer une législation pénale permettant de punir effectivement le viol par une appréciation de la notion de consentement qui ne soit pas fondée uniquement sur l’exigence d’une violence ou d’une opposition physique de la victime.
Cette décision a été rendue il y a plus de 20 ans et, depuis, la Cour a toujours maintenu cette position comme encore récemment lors de l’arrêt du 12 décembre 2024, affaire Y. c. République tchèque. Le couperet se rapproche cette fois-ci de la France puisque sept requêtes sont actuellement pendantes devant la CEDH concernant le traitement judiciaire français du viol. Sans faire de droit fiction, il est probable que la France soit condamnée en 2025 au regard de la jurisprudence européenne.
Sans attendre cette probable condamnation, La France s’est engagée sur la voie d’une réforme. La proposition de loi déposée en janvier dernier a fait l’objet d’un avis consultatif du Conseil d’État, rendu le 11 mars. Dans cet avis, le Conseil d’État retient que l’inscription du consentement dans la loi sur le viol est opportune car « l’objectif poursuivi par les auteurs de la proposition de loi en recourant à cette rédaction était de renforcer la répression de l’infraction dans les situations de vulnérabilité organisées ou exploitées par l’auteur, notamment celles nées d’un état de sidération ou d’emprise, pour contraindre la victime à un acte sexuel ». Ainsi, la loi permettra de consolider les avancées de la jurisprudence en énonçant des dispositions claires.
Le Conseil d’État critique en revanche certaines formulations de la proposition et a énoncé une nouvelle définition du consentement. Cette formulation a été intégrée par voie d’amendements devant la commission des lois et le texte adopté le 1er avril en première lecture à l’Assemblée nationale retient donc cette définition résultant de l’avis du Conseil d’État.
Le texte adopté expose qu’est une atteinte sexuelle « tout acte sexuel non consenti commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur » ; « Au sens de la présente section, le consentement est libre et éclairé́, spécifique, préalable et révocable. Il est apprécié́ au regard des circonstances environnantes. Il ne peut être déduit du seul silence ou de la seule absence de réaction de la victime. Il n’y a pas de consentement si l’acte à caractère sexuel est commis avec violence, contrainte, menace ou surprise, quelle que soit leur nature ».
La proposition de loi ne fait pas l’unanimité et, d’ailleurs, elle a été adoptée par 161 voix pour et 56 contre. Le texte fait l’objet de critiques, notamment au regard de la présomption d’innocence de la personne mise en cause. Cet argument a été écarté par le Conseil d’État de même que l’inquiétude relative au fait d’exposer encore davantage la victime dans les poursuites pour viol. C’est même l’inverse qui est postulé par cette réforme dont la finalité est de déplacer le curseur de la victime vers le mis en cause afin de l’interroger sur le fait de savoir s’il s’est assuré du consentement de l’autre.
L’avenir de la loi est désormais entre les mains du Sénat qui adoptera ou non la proposition. Cependant, quelle que soit l’issue du travail parlementaire, cette proposition aura eu le mérite de mettre au cœur du débat sociétal la question du consentement en matière de violence sexuelle. Le procès de Mazan aura éclairé de façon particulièrement cruelle à quel point le consentement de l’autre, et particulièrement celui de la femme, était indifférent pour beaucoup. Combien de fois au cours de ce procès les accusés ont-ils tenu des propos tels que « je pensais qu’elle était d’accord » (en présence d’une femme sous sédation chimique et donc dans l’incapacité de parler pour manifester un accord) ou encore, « son mari était d’accord donc cela suffisait » (en négation absolue du fait que l’épouse n’avait elle pas donné son consentement).
De tels propos trahissent bien que, comme le Conseil d’État l’a rappelé, les viols et les agressions sexuelles sont « avant tout, un viol du consentement ». La loi, si elle est votée définitivement, sera une première étape importante qui devra, pour produire effet, être accompagnée de moyens humains et matériels pour changer l’appréhension judiciaire du viol.
Audrey Darsonville ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.04.2025 à 16:55
Alain Somat, Professeur de psychologie sociale, Université Rennes 2
Fabien Girandola, Professeur de Psychologie Sociale, Aix-Marseille Université (AMU)
Stéphane Amato, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université de Toulon
Droits de douane exorbitants, volonté d’annexer certains pays voisins, humiliation du président ukrainien… La tactique incendiaire de Donald Trump choque et déstabilise la scène internationale. Mais ses techniques de négociation et de manipulation sont bien connues des chercheurs en psychologie sociale.
Traiter le président Volodymyr Zelensky de « dictateur », avancer qu’« il joue avec la troisième guerre mondiale », menacer de taxer de 200 % le champagne français et les vins européens, vouloir « annexer » le Canada un jour puis le Groenland le lendemain et poursuivre avec le canal de Panama pour prétendre ensuite que la bande de Gaza sera la future « Riviera du Proche-Orient ». Autant de déclarations, en première analyse, qui peuvent apparaître plus insensées les unes que les autres. Il reste qu’elles permettent au 47e président des États-Unis d’envahir, jour après jour, semaine après semaine, l’espace médiatique national et international.
Pour les observateurs occidentaux les plus avisés, Donald Trump recourt, ce faisant, à un rapport de force permanent, contrastant avec les traditions diplomatiques entre États souverains. Certains analystes politiques ont qualifié cette stratégie de « carpet bombing » : envoyer d’abord un tapis de bombes pour mieux négocier par la suite.
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La question n’est pas tant de savoir si cette méthode a été arrêtée de façon unilatérale par le président Trump ou si elle a été le fruit d’une concertation avec ses conseillers et son administration. L’interrogation est tout autre : cette stratégie présente-t-elle un bénéfice quelconque ?
Sur la base des travaux réalisés par les psychologues sociaux (Joule et Beauvois, 2024), nous pouvons légitimement penser – qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse – que cette « brutalité assumée » est redoutablement efficace. Regardons de plus près pour se donner les moyens de l’analyse.
Dans un premier temps, on formule une demande totalement inacceptable, en montrant « ses muscles » dans un double but : premièrement, mettre la barre très, très haut ; deuxièmement, effrayer ainsi la partie adverse. Pensons, par exemple, à la demande initiale adressée par le président Trump au sujet de l’accès des États-Unis aux terres rares ukrainiennes en compensation de l’aide militaire et financière versée depuis trois ans, demande exorbitante, comportant la mention d’un montant de 500 milliards de dollars !
Puis, dans un second temps, on formule une demande moins déraisonnable, 300 milliards – un « deal » restant très avantageux pour les États-Unis – dans un climat plus apaisé, en affirmant avoir « beaucoup de respect » pour celui qu’on avait, la veille, qualifié de dictateur. Tel est, pour le président Trump, la meilleure manière d’arriver à ses fins sur le terrain de la négociation.
Le comble : en acceptant, ses interlocuteurs auraient, en prime, le sentiment d’avoir échappé au pire ! Pensons à la manière dont ont été négociés les accords de libre-échange sous l’administration Trump en 2017 en justifiant, par des raisonnements biaisés, des augmentations très significatives des droits de douane (se référer aux négociations sur l’Alena entre le Mexique, le Canada et les États-Unis).
Les volte-face du président états-unien – souffler le chaud et le froid – pour imprévisibles qu’elles puissent paraître, sont sous-tendues par une option stratégique exposée, dès 1987, dans son ouvrage autobiographique The Art of the Deal (co-signé avec le journaliste Tony Schwarz) :
« Je vise très haut, et je continue à pousser, pousser et pousser pour obtenir ce que je veux. »
À y regarder de près, Trump recourt à deux techniques d’influence – pour ne pas dire de « manipulation » – décrites et explicitées par Joule et Beauvois dans leur célèbre best-seller Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens(2024).
L’efficacité de chacune de ces techniques, prises isolément, est expérimentalement démontrée, ce qui signifie qu’en recourant à l’une ou à l’autre de ces procédés, on augmente significativement ses chances de parvenir à ses fins.
La première, la technique dite de la « porte-au-nez », consiste à formuler une requête exorbitante (demander à quelqu’un de s’arrêter de fumer pendant un mois) avant de faire une proposition plus acceptable néanmoins encore coûteuse (demander de s’arrêter de fumer pendant vingt-quatre heures). Cette technique s’apparente aux pratiques de marchandage : on part d’une position extrême en vue de parvenir durant la transaction à l’accord le plus avantageux possible.
On doit à Cialdini et à ses collègues la première démonstration expérimentale du phénomène de « porte-au-nez ». Il s’agissait d’obtenir d’étudiants qu’ils veuillent bien accompagner durant deux heures de jeunes délinquants en visite au zoo. En formulant directement cette requête (groupe contrôle), les chercheurs obtinrent un taux d’acceptation de 16,7 %. En utilisant la technique de la « porte-au-nez », ils obtinrent un taux d’acceptation de 50 %.
Cette fois, ils formulèrent, d’abord, une demande démesurée :
« Nous sommes en train de recruter des étudiants qui accepteraient de travailler comme conseillers bénévoles au centre de détention pour jeunes délinquants de la région. Ce travail exige que vous leur consacriez deux heures hebdomadaires pendant au moins deux ans. Vous seriez amenés à tenir le rôle du grand frère de l’un des garçons du centre de détention. Seriez-vous intéressé ? »
Évidemment, tous les étudiants sollicités refusèrent.
La seconde requête était présentée différemment :
« Nous recrutons également des étudiants pour accompagner un groupe de jeunes du centre de détention lors d’une visite au zoo. Ici encore nous avons besoin de bénévoles et cela vous prendrait environ deux heures dans l’après-midi ou la soirée. Seriez-vous intéressé ? »
La technique de la « porte-au-nez » permit donc de tripler le nombre de personnes qui acceptèrent d’accompagner des délinquants en visite au zoo.
La seconde technique, dite de « la crainte-puis-soulagement », consiste d’abord à faire peur voire très peur (en informant les participants d’une expérience scientifique, alors qu’ils ne s’y attendaient pas, qu’ils vont devoir recevoir des chocs électriques), puis à se montrer rassurant (en leur faisant savoir qu’ils n’auront finalement pas à endurer ces chocs). En procédant ainsi, les chercheurs ont observé que les personnes acceptaient ensuite plus facilement de faire ce qu’on souhaitait les voir faire, même avec des demandes coûteuses (collecter pendant plusieurs heures de l’argent dans la rue).
Dolinsky et Nawrat) furent les premiers à étudier expérimentalement la technique de la « crainte-puis-soulagement ».
Une de leur recherche concerne des automobilistes s’étant garés à un endroit interdit. En revenant, ils trouvaient sous l’essuie-glace du véhicule, un papier paraissant être un PV. Dans un cas, il s’agissait d’une simple publicité, dans l’autre, d’une injonction les enjoignant à se présenter au poste de police pour stationnement illicite. L’expérimentatrice, cachée pour l’occasion, laissait l’automobiliste lire le message, puis elle se présentait :
« Bonjour, je suis étudiante… Voudriez-vous remplir un questionnaire pour me rendre service ? Cela ne prendra que quinze minutes. »
Le taux d’acceptation fut de 32 % dans le groupe contrôle, groupe dans lequel les automobilistes n’avaient trouvé aucun papier sur leur pare-brise, contre 62 % dans la condition de « crainte-puis-soulagement » (chez les personnes ayant été confrontées à la publicité). Du simple au double donc.
Ce taux est très différent pour les personnes assignées à comparaître au commissariat : 8 % seulement. C’est donc bien sur la spécificité du couple « crainte-soulagement », et non pas sur la peur en tant que telle, que repose la performance de ce procédé.
Quand on sait que l’articulation de ces deux techniques de manipulation permet encore de gagner en efficacité et considérant la manière dont Donald Trump les esquisse dans son ouvrage The Art of the Deal, nous sommes en droit de nous poser une question essentielle.
Le président des États-Unis, plutôt qu’un bateleur de foire, ne serait-il pas un habile stratège, qui utiliserait, à escient, ces mécanismes dont l’efficience est démontrée, depuis plusieurs décennies, lors de recherches de laboratoire et de terrain ?
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
01.04.2025 à 16:14
Jean-François Loudcher, Professeur des universités en sciences historiques et sociales, Université de Bordeaux
Le 18 février, une proposition de loi LR, adoptée par le Sénat, a marqué une étape importante en direction d’une interdiction du port du voile islamique dans les compétitions sportives. Poussé par Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, le premier ministre François Bayrou a promis d’accompagner la démarche des LR en proposant une loi à l’Assemblée nationale. Cette interdiction est-elle justifiée ? Le sport est-il soumis à l’entrisme islamiste comme l’affirment la droite et l’extrême droite et le voile en est-il son cheval de troie ?
Depuis la proposition de loi du LR Michel Savin sur l’interdiction du voile dans les compétitions sportives pour les fédérations ayant une délégation de service publique, le débat enflamme la classe politique et les réseaux sociaux. Si la droite considère que la neutralité s’impose dans le sport, la gauche dénonce une stigmatisation des sportives musulmanes et un dévoiement de la loi de 1905. Or, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’examen de quelques articles de loi, mais plusieurs décennies de polémiques et de discussions autour d’une position particulière de la laïcité que la proposition LR cristallise.
Au sein du gouvernement, les clivages sont explosifs. La ministre des sports, Marie Barsacq, a mis en garde « contre les « confusions » et les « amalgames » entre port du voile et « radicalisation dans le sport ». Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur, s’est dit en « désaccord radical » avec la ministre des sports. Gérard Darmanin, ministre de la justice, favorable à l’interdiction du voile dans le sport, a fait pression sur le premier ministre, mettant sa démission dans la balance. François Bayrou inscrira bien cette interdiction dans un futur projet de loi.
La proposition de Michel Savin est la quatrième tentative du groupe LR. Il est l’aboutissment d’une longue offensive.
Dès 2019, Les Républicains ciblent la lutte contre le séparatisme et la « radicalisation islamiste » dans le sport suite à l’attentat de la Préfecture de police et l’assassinat de Samuel Patty l’année suivante en 2020. Ceci à travers la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et celle du 2 mars 2022 « visant à démocratiser le sport en France ».
LR souhaite déjà interdire le voile dans les compétitions sportives mais l’opposition de Roxana Maracineanu, socialiste et ministre des sports de 2018 à 2022 (gouvernements d’Edouard Philippe et de Jean Castex) permet de repousser leurs offensives. La ministre propose le CER Contrat d’Engagement Républicain qui oblige les associations demandant des subventions à respecter certains principes de laïcité.
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Par ailleurs, les enquêtes initiées par la ministre relativisent la menace d’entrisme islamique. Sur 592 contrôles effectués par le biais des cellules de lutte contre l’islamisme radical et le repli communautaire (CLIR), seules 9 fermetures de clubs ont eu lieu.
Pourtant, en 2024, avec le soutien du gouvernement Attal, le groupe Les Républicains a l’opportunité de déposer une première proposition de loi en mars 2024, puis une seconde en juin. Le rapporteur, le sénateur LR Stéphane Piednoir, s’appuie sur les enquêtes de Roxana Maracineanu auxquelles il ajoute le résultat de 100 contrôles réalisés par le ministère des sports en 2022-2023. Ce dernier n’évoque pourtant que 6 cas de séparatisme.
Après la dissolution de l’AN de juin 2024, les députés d’Ensemble pour la république (EPR) tentent de récupérer l’initiative en déposant une troisième proposition de loi (le 29 octobre 2024) – sans succès.
Sous le gouvernement Bayrou, Les Républicains reviennent à la charge et déposent leur quatrième proposition de loi en février 2025.
Dans la foulée, le député Rassemblement national Julien Odoul prend l’initiative avec une « mission flash » qu’il co-dirige aux côtés de la députée EPR Caroline Yadan.
Le rapport est à charge, utilisant des informations parcellaires et orientées. Ainsi, il n’est pas mentionné la conclusion de l’enquête rendue par l’Institut des Hautes Etudes du Ministère de l’Intérieur qui précise que « les données collectées ne permettent pas de soutenir un rôle déterminé de la pratique sportive en soi ou de l’association sportive dans la radicalisation ».
Finalement, la mission flash envoie un message saturé de nombreux exemples et chiffres qui, mis bout à bout, font figure de démonstration. L’analyse du phénomène voile/entrisme est limitée mais la référence confuse au principe de laïcité fait figure de boussole.
Cette référence à la laïcité, régulièrement assénée dans les débats parlementaires et face aux associations défendant le port du voile, repose sur l’idée d’une neutralité existant en soi, inscrite dans le marbre de la loi de 1905. Or, l’analyse de cette loi montre une dynamique complexe. Cette législation se forme à partir de la proposition de Ferdinand Buisson, intransigeante, étendant la laïcité à tous les citoyens mais aussi avec celle d’Aristide Briand, plus tempérée, qui permet aux associations cultuelles (patronages, clubs de sport…) de fonctionner selon les règles de leur culte.
La laïcité « à la française » s’est construite sur un équilibre dynamique entre plusieurs tendances. On peut considérer qu’elle est désormais menacée par l’expression d’une neutralité plus radicale. En effet, la volonté de conciliation promue dans la loi de 2004, encore perpétuée dans la note de service sur l’abaya de 2023, ainsi que dans la proposition de l’Assemblée nationale d’octobre 2024 consistant à « saisir les organes disciplinaires compétents » à l’issue d’un « dialogue avec les intéressés », disparaît dans la proposition LR de Michel Savin.
Finalement, la proposition de loi de février 2025 manque la cible de l’entrisme religieux pour deux raisons. D’une part, parce que, contrairement à la loi scolaire de 2004 dont elle s’inspire, la laïcité est à construire dans le sport, elle n’existe pas d’emblée. Il faut donc envisager la mise en œuvre de procédures pour y accéder sur le modèle du Contrat d’Engagement Républicain. D’autre part, la formulation de la proposition de loi est discutable. En effet, la notion de « signe » religieux renvoie à une « tenue » donc, et non à des attitudes ou démarches répréhensibles.
Le port seul du voile peut difficilement mettre en péril la République tant qu’il est du même ordre que « servir des repas sans porc dans les cantines aux élèves […] qui ne constitue évidemment pas une entrave au vivre ensemble dans le respect de règles de droit communes » selon les termes de Jean-Fabien Spitz. C’est bien l’intention de son affichage, par provocation, par choix personnel, par inadvertance ou par entrisme, dont on doit se saisir. Dès lors, la République doit montrer qu’elle sait faire ces différences et défendre les particularités.
Plutôt que d’interdire, il serait intéressant de légiférer sur les conditions d’autorisation du port du voile afin de construire cette « laïcité », laissant « saisir les organes disciplinaires compétents », autrement dit des structures spécialisées, « à l’issue d’un dialogue avec les intéressés » pour en juger la portée symbolique.
Rappelons enfin qu’en choisissant une interdiction du voile dans les compétitions sportives, la France serait particulièrement isolée parmi les nations du monde et d’Europe. Selon Amnesty International, il s’agirait du seul pays parmi 38 pays européens à le faire.
La proposition Savin liant port du voile et entrisme islamique et politique est à revoir. Indéniablement, des phénomènes de séparatisme et d’atteinte à la laïcité existent. Progressent-ils et dans quelle mesure sont-ils liés au sport ? Des études indépendantes fiables sur ce sujet doivent être menées.
Jean-François Loudcher ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
31.03.2025 à 19:44
Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po
Marine Le Pen a été reconnue coupable de détournement de fonds publics et condamnée à quatre ans de prison et cinq ans d’inéligibilité avec application immédiate. Malgré sa décision de faire appel, cette décision de justice l’élimine probablement de la course à la présidentielle en 2027. Le politiste Luc Rouban nous livre une analyse de ce fait politique majeur. Entretien.
The Conversation : La condamnation de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité avec application immédiate est une surprise et un choc. Certains juristes imaginaient une lourde peine mais doutaient que le juge, sous la pression, aille au bout de la logique d’inéligibilité – pourtant inscrite dans la loi…
Luc Rouban : Oui c’est une surprise et je crois que le RN ne s’attendait pas à cette décision. C’est une forme de revanche de l’État de droit sur un certain style de vie politique qui fonctionnait à l’arrangement, à l’entre-soi pendant des décennies. C’est ce à quoi nous avaient habitués la période chiraquienne et la période mitterrandienne, faites de liaisons dangereuses entre le politique et certains membres de la classe économique. On pense aussi – bien sûr – à l’affaire Nicolas Sarkozy, plus récemment. Nous assistons aujourd’hui à un retournement historique. Marine Le Pen s’attendait sans doute à du sursis, à des peines un peu symboliques. Or cette condamnation n’est pas symbolique du tout. Elle ne s’inscrit plus dans cette vie politique à l’ancienne où l’on « s’arrange ».
Pour la démocratie, ce jugement est-il une bonne chose, avec une juge qui applique la loi sans trembler ? Ou est-ce un problème comme le disent Jordan Bardella, Eric Ciotti, Laurent Wauquiez, Jean-Luc Mélenchon, mais aussi Elon Musk, Viktor Orban, Geert Wilders, Matteo Salvini ou le Kremlin ?
L.R. : Ce jugement représente un effort pour que la démocratie aille mieux. La réaffirmation de l’État de droit est tout à fait indispensable et légitime. Le système démocratique français est très fragilisé, bien plus que dans d’autres pays européens. Le niveau de confiance des citoyens envers la classe politique et dans la justice est très bas, il doit être restauré. Cela passe notamment par le fait que la justice s’applique à des personnalités qui détournent des millions d’euros, et pas uniquement à des caissières de supermarché qui se font licencier et sont poursuivies au pénal pour le vol d’une barre chocolatée. Marine Le Pen condamnée, c’est un progrès indéniable de notre démocratie : c’est le signe que le rapport au politique change, que la politique est devenue une activité professionnelle comme une autre, soumise à des réglementations, à des lois.
Bien sûr, il y aura des attaques concernant la justice, on aura l’argument trumpiste du « gouvernement des juges ». Mais il faut rappeler que le juge n’a fait qu’appliquer la loi. Il faut aussi rappeler que ceux, dont Marine Le Pen, qui critiquent les peines d’inéligibilité avaient applaudi la loi Sapin 2, votée à l’unanimité en 2016 à la suite de l’affaire Cahuzac.
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Quel est l’avenir de Marine Le Pen et du RN ? Jordan Bardella est-il en capacité de remplacer Marine Le Pen ?
L.R. : Hors scénario incertain d’un jugement favorable en appel avant l’élection présidentielle, Marine Le Pen va certainement céder sa place de candidate du RN à Jordan Bardella. Mais Jordan Bardella est-il capable de remplacer Marine Le Pen ? C’est toute la question.
En interne, ce dernier n’a pas vraiment réussi à s’imposer vraiment au sein du parti, notamment pour renouveler les cadres et structurer le mouvement. Dès que Marine Le Pen s’est absentée – ce qui était le cas après le décès de son père – le parti semblait s’affaisser.
Par ailleurs, Jordan Bardella, c’est le dauphin et l’héritier de Marine Le Pen. Or la « normalisation » du parti pourrait passer par une forme de « délepénisation ». La famille Le Pen a totalement structuré ce parti, qui est très vertical, très organisé autour de sa personne, de son entourage immédiat. Il va y avoir une interrogation sur ce modèle oligarchique et sur cette verticalité, évidemment. Est-ce que Bardella va en faire les frais ? D’autres leaders du RN, comme Sébastien Chenu ou Jean-Philippe Tanguy, qui se sont imposés sur la scène médiatique, peuvent tenter de le devancer dans la course à la présidentielle. Cela supposerait pourtant une rupture avec Marine Le Pen dans un parti où les dissidents sont vite exclus. La probabilité d’une telle contestation reste donc faible.
Quid de Marion Maréchal ? Pourrait-elle prendre la relève ?
L.R. : Je n’y crois pas car elle joue la carte du trumpisme, elle met mal à l’aise au RN. L’électorat RN est trop attaché à la souveraineté de la France, il a évolué vers une forme de droite sociale éloignée du libéralisme pur et dur. L’électorat de Reconquête ! est plus bourgeois, plus âgé, plus diplômé, plus fortuné que celui du RN.
Le RN va-t-il tirer un bénéfice de ce procès ou perdre des électeurs ?
L.R. : Il est possible que certains abstentionnistes dont la sociologie est proche des électeurs du RN expriment leur mécontentement face à la condamnation de Marine Le Pen en choisissant de voter pour le futur candidat du Rassemblement national.
Mais du côté des catégories moyennes diplômées supérieures de droite qui ont voté RN au législatives de 2024, le vote pourrait se reporter sur Les Républicains.
À lire aussi : Droite et extrême droite : quand les idées fusionnent
Par ailleurs, quel que soit le candidat futur du RN, va se poser un problème de soutiens. Pour gagner une élection présidentielle, il faut avoir des appuis dans le monde économique. Or traîner un parti dont les principaux dirigeants ont été condamnés au pénal n’est pas une bonne carte de visite. Au fond, le RN était déjà isolé des élites sociales. Il pourrait l’être encore plus demain.
Comment l’opinion pourrait réagir à cet événement majeur qui prive des millions d’électeurs de leur candidate ? Doit-on s’attendre à des réactions populaires, éventuellement violentes ?
L.R. : Du côté de la société en général, il y aura peut-être des réactions épidermiques pendant un temps, des incidents isolés, mais je ne pense pas qu’il y ait des mouvements de masse comme dans les années 30. Le manque d’enthousiasme pour la vie politique est patent : qui va prendre des risques physiques et s’engager dans des actions violentes pour défendre un parti politique et sa représentante ? Pas grand monde je pense.
Entretien réalisé par David Bornstein.
Luc Rouban ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.