10.10.2025 à 23:42
Michel Offerlé, Sociologie du politique, École normale supérieure (ENS) – PSL
Les patrons sont sous pression alors que les appels à taxer les hauts patrimoines se multiplient, notamment avec une taxe Zucman sur les plus riches d’entre eux. Un meeting « énorme », censé défendre les intérêts patronaux, devait se tenir ce lundi 13 octobre : il a finalement été reporté par le Medef. Alors que la crise politique perdure, les patrons, généralement adeptes du lobbying discret, semblent remontés, mais divisés et hésitants sur la marche à suivre.
En 2009, Charlie Hebdo faisait sa une avec une caricature de Cabu montrant Laurence Parisot tenant une pancarte proclamant « Nos stock-options », devant un fond : « Sarkozy, t’es foutu le Medef est dans la rue ! » Le Figaro du 5 octobre 1999 éditait une photographie en première page représentant une foule assemblée, avec au premier rang un homme d’une cinquantaine d’années coiffé d’un haut chapeau vert sur le lequel était inscrit, « Respect ».
Ces images de patrons dans la rue sont rares. Ce 13 octobre 2025, les patrons, ou plutôt certains patrons, devaient se réunir au Palais omnisport de Paris-Bercy (Accor Arena) pour une initiative peu banale, annonçant un « meeting énorme ». Patrick Martin, président du Medef, a finalement décidé de reporter ce rendez-vous en raison, selon lui, de la démission du premier ministre Sébastien Lecornu. Pourquoi cette mobilisation et pourquoi cette reculade ?
Les patrons ne sont pas professionnellement la catégorie sociale qui se mobilise le plus fréquemment dans la rue ou dans des meetings. Ils utilisent peu l’action collective visible, dans ce que les sociologues appellent « les répertoires de l’action collective ». Ils ont accès (pour les plus grands d’entre eux surtout) à des moyens d’action plus feutrés et plus furtifs (ce qu’on appelle la « quiet politics ») dans toutes ses variétés et dimensions, qui leur permettent d’interpeller les décideurs de manière discrète, voire très privée. C’est ce que l’on désigne habituellement par lobbying.
L’Association française des entreprises privées (Afep) est le parangon de ces tentatives d’influence, mais ses démarches publiques vont pourtant rarement au-delà des communiqués ou des conférences de presse.
Des chefs d’entreprise ont pu participer individuellement à des manifestations de rue (pour l’école privée en 1984 ou contre le mariage pour tous en 2013, mais pas en tant que patrons. On pourra aussi en avoir vu parmi les Bonnets rouges ou les gilets jaunes.
L’appel à la rue est l’apanage des seuls petits patrons qui l’ont utilisé pour des raisons dissemblables, dans les années 1950 lors des mobilisations poujadistes, autour de Gérard Nicoud à la fin des années 1960 ou dans les années 1990 avec la figure controversée de Christian Poucet. La mobilisation par réseaux sociaux des « pigeons » en 2012, suivie, de celles moins relayées de divers volatiles la même année, a fait exception aussi en utilisant des moyens innovants. Il y aura encore des manifestations patronales depuis 2000, celles des buralistes ou localement celles du bâtiment, ou autour du collectif Sauvons nos entreprises en 2014.
Malgré son opposition à la politique du début du quinquennat Hollande, le Medef n’ira pas au-delà de réunions publiques à Lyon, dans le Rhône, (avec cartons jaunes et sifflets) et à Paris (avec des petits drapeaux « Libérez l’entreprise »), et la CGPME d’une opération organisée devant Bercy avec une agence d’événementiel sur le thème du cadenas (« PME cadenASSEZ »).
La lente sortie des restrictions liées au Covid a vu fleurir les actions de rue à Lyon ou encore à Paris en 2020 ou le très original die in de Toulouse, en Haute-Garonne (France Bleu titrait « À Toulouse, place du Capitole, un millier de petits commerçants crient leur peur de mourir », en novembre 2020) initiative prise avec les métiers du spectacle, sur la thématique de la mort des entreprises (les manifestants transportant des cercueils et s’habillant en noir).
Les deux grands meetings de 1982 et de 1999 sont donc exceptionnels. Le 14 décembre 1982, le Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du Medef) et les autres organisations patronales organisent, contre la politique économique et sociale de la gauche, les « États généraux des entreprises au service de la nation ». Ainsi, 25 000 patrons viennent à Villepinte et « adoptent » la Charte de Villepinte, cahiers de revendications et de propositions. L’opération est aussi interne, le président du CNPF, Yvon Gattaz, est alors contesté par certaines fédérations, et renforce alors sa légitimité :
« Tout le monde est venu, comme le grand Condé est venu auprès de Louis XIV après sa dissidence sous la Fronde », déclarait-t-il avec emphase, en 2007 (entretien avec l’auteur).
Le 4 octobre 1999, c’est contre les 35 heures (« Tout le monde ne chausse pas du 35 ») qu’Ernest-Antoine Seillière, président du tout nouveau Mouvement des entreprises de France (Medef, créé de manière militante l’année précédente à Strasbourg), contribue à rassembler quelque 30 000 personnes selon les organisateurs :
« J’ai monté en province des réunions, des congrès, des shows, des rassemblements absolument sans cesse », affirmait le patron des patrons, tout en soulignant le plaisir qu’il prenait à la tribune (entretien avec l’auteur, 2009).
Dans les deux cas, ce sont une succession de discours militants plus ou moins décapants et de témoignages « d’entrepreneurs de terrain » qui constituent la réussite de ces événements classiques, avec écrans géants et quelques pancartes plus ou moins contrôlées.
Le meeting du 13 octobre 2025, annoncé comme « énorme », aurait pu se nourrir de ces précédents, ainsi que des prestations très travaillées de Laurence Parisot (remarquée en 2007 à Bercy ou en 2008 au Parlement européen), et aurait été nécessairement jaugé en fonction des performances passées.
Ses organisateurs avaient tenté d’en formuler la réception :
« Une forme républicaine, pacifique, qui rassemblera le patronat au-delà du Medef. On ne descendra pas dans la rue. On réunira massivement, comme ce fut le cas par le passé, sous forme de meeting, des milliers de chefs d’entreprise de tout profil (…) Pour bien signifier que nous refusons d’être la variable d’ajustement de politiques qui nous paraissent contraires à la bonne marche de l’économie et à l’intérêt du pays », expliquait ainsi Patrick Martin, l’actuel président du Medef.
Il s’agissait pour ce dernier de mettre en scène les récentes propositions issues du « Front économique » dont le dirigeant a pris l’initiative. Mais aussi de proposer ce que l’on pourrait qualifier de « business pride » (marche patronale des fiertés). On ne saurait en effet oublier que cette volonté de mobilisation exprime une cristallisation d’un vieux mal-être patronal français.
En effet, depuis de très nombreuses années, les porte-paroles du patronat et certains grands patrons développent un discours de victimisation, d’incompréhension face à ce qu’ils estiment être la surdité et l’incompétence de l’ensemble des politiques. Il s’agissait donc – non seulement d’interpeller le gouvernement et l’ensemble des partis politiques –, mais aussi d’affirmer la fierté d’être entrepreneur.
Les précédentes grandes mobilisations avaient eu lieu sous des gouvernements de gauche. Celle de 2025 a éclos dans une autre conjoncture politique, peu lisible et incertaine. Elle fait écho aux prises de parole répétée des organisations patronales et de patrons médiatiques, dans l’espace public depuis la dissolution (MM. Arnault, Trappier, Pouyanné, Niel, ou encore Leclerc et Pigasse).
Avec la victoire de Donald Trump, les analyses relatives à la « trumpisation des patrons français » se sont multipliées, soulignant l’acceptation latente ou la cooptation de Jordan Bardella, président du Rassemblement national, comme moindre mal face à la menace de La France insoumise (LFI) ou du Nouveau Front populaire (NPF), ou encore face à la taxe Zucman (dont l’auteur a été vilipendé par Patrick Martin et Bernard Arnault) imposant les ultrariches.
Il y a sans doute plusieurs colères patronales, puisque leurs intérêts et leurs quotidiens sont incomparables et plusieurs anticipations de l’avenir (la catégorie patronale est la plus hétérogène de toutes les professions et catégories socioprofessionnelles). Tous les patrons ne peuvent pas se faire entendre de la même manière.
Les déclarations de Michel Picon (président de l’U2P), fréquemment sollicité par les médias, sonnent comme une rupture de l’unité patronale (la « finance » contre « le travail »). La crainte d’une salle peu garnie et atone a sans doute pesé sur cette décision de report, mais la possibilité d’un cavalier seul des petites et moyennes entreprises dans les relations sociales à venir apparaît comme l’une des « peurs » du Medef, dont la représentativité tient plus au bon plaisir de l’État qu’à un rapport des forces militantes.
Il est vraisemblable que certains grands patrons ont rappelé à l’ordre leur « commis » et que certaines fédérations ont donné de la voix au sein du Medef.
L’explication officielle de Patrick Martin, expliquant le report du meeting par sa volonté de contribuer à « l’apaisement du pays » après la démission de Sébastien Lecornu n’est donc pas la seule explication à ce retournement.
L’ombre du RN planait aussi sur le meeting de Bercy. Les petits et tout petits patrons peuvent s’y retrouver, et les grands anticipent de possibles accommodements comparables à ceux de Giorgia Meloni et du patronat italien, quand d’autres radicalisent leur discours par l’acquisition de médias (Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin, voire le raidissement de Bernard Arnault, également propriétaire de journaux).
Reporter le meeting de Bercy, c’est aussi se donner le temps de voir venir. Car les patrons sont suspendus à une conjoncture politique où ils vont devoir choisir : considérer l’arrivée possible au pouvoir du RN comme un danger, ou cultiver la politique du moindre mal.
Michel Offerlé est l’auteur de Ce qu’un patron peut faire, (Gallimard, 2021), et de Patron (Anamosa, 2024).
Michel Offerlé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.10.2025 à 15:31
Hélène Bourdeloie, Sociologue, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Sorbonne Paris Nord; Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Au-delà de ses effets délétères sur la santé mentale des jeunes, le récent rapport de la commission parlementaire sur TikTok montre que la plateforme laisse proliférer des contenus sexistes, valorisant le masculin et dénigrant le féminin. Une occasion de s’interroger sur les mécanismes qui, au cœur des plateformes numériques, amplifient les stéréotypes de genre, bien loin des promesses émancipatrices portées par l’essor de l’Internet grand public des années 1990.
Alex Hitchens est un influenceur masculiniste, coach en séduction, actuellement fort de 719 000 abonnés sur TikTok. Son effarant succès est emblématique du rôle des algorithmes de recommandation dans l’amplification des discours réactionnaires. La récente commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok a donc logiquement convoqué l’influenceur star – parmi plusieurs autres aux discours tout aussi douteux – pour l’entendre en audition. Et le 11 septembre 2025, elle a rendu son rapport. Celui-ci met clairement en cause la responsabilité des algorithmes des plateformes dans la diffusion de contenus problématiques aggravant les stéréotypes de genre
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Cette réalité s’inscrit dans un contexte plus large renvoyant à l’état du sexisme et des inégalités entre les hommes et les femmes dans toutes les sphères de la société. Ainsi, le Baromètre sexisme 2023 du Haut conseil à l’égalité (HCE) signale la présence d’une nouvelle vague d’antiféminisme. On y apprend que 33 % des hommes considèrent que le féminisme menace leur place et rôle dans la société, et 29 % d’entre eux estiment être en train de perdre leur pouvoir.
De telles données ne sont pas sans interroger la promesse émancipatrice des débuts de l’Internet. Loin d’être un espace neutre, à l’intersection du technique et du social, l’Internet est en effet sans cesse modelé par des décisions humaines, des choix politiques et des logiques économiques. Celles-ci influencent nos usages et nos comportements, qu’il s’agisse de nos manières de construire notre identité de genre (selfies, filtres, mise en scène de la féminité/masculinité), de nos pratiques relationnelles et amoureuses (applications de rencontre, codes de séduction numérique), ou encore de notre rapport au corps et à l’intimité.
Alors qu’il était censé nous libérer de normes contraignantes, l’Internet semble finalement renforcer l’ordre patriarcal en laissant proliférer des stéréotypes qui valorisent le masculin et dénigrent le féminin. En favorisant la circulation de discours qui présentent des caractéristiques prétendument féminines comme biologiques, l’Internet peut contribuer à confondre sexe et genre, à naturaliser les différences de genre, et par conséquent à essentialiser les femmes et à les inférioriser.
Les chiffres du rapport du HCE sur l’invisibilité des femmes dans le numérique sont à ce titre plus qu’éloquents. A partir de l’analyse des 100 contenus les plus vus sur YouTube, TikTok et Instagram, il établit que sur Instagram, plus des deux tiers de ces contenus (68 %) véhiculent des stéréotypes de genre, tandis qu’un quart (27 %) comprend des propos à caractère sexuel et près d’un cinquième (22 %) des propos sexistes. TikTok n’échappe pas à cette tendance avec 61 % de vidéos exposant des comportements masculins stéréotypés et 42,5 % des contenus humoristiques et de divertissement proposant des représentations dégradantes des femmes.
Aux débuts de l’Internet grand public des années 1990, héritier de l’utopie technoculturelle des années 1960-1970, on pouvait penser que cette technologie redistribuerait les cartes en matière de genre, classe ou race. Le numérique promettait plus d’horizontalité, de fluidité, d’anonymat et d’émancipation.
Dans une perspective cyberféministe, ces espaces numériques étaient vus comme des moyens de dépasser les normes établies et d’expérimenter des identités plus libres, l’anonymat permettant de se dissocier du sexe assigné à la naissance.
Si plusieurs travaux ont confirmé cette vision émancipatrice de l’Internet – visibilité des minorités, expression des paroles dominées, levier de mobilisation – une autre face de l’Internet est venue ternir sa promesse rédemptrice.
Dans les années 2000, avec la montée en puissance des logiques marchandes, les Big Tech de la Silicon Valley – et en particulier les Gafam (Google, Apple, Facebook/Meta, Amazon, Microsoft) – ont pris le contrôle du réseau et cet espace décentralisé, ouvert et commun, est devenu la propriété économique de quelques entreprises. L’Internet a pris une autre forme : oligopolistique, verticale et néolibérale.
Aujourd’hui, les plateformes numériques, à commencer par les réseaux sociaux, cherchent à capter et retenir l’attention des internautes pour la convertir en revenus publicitaires ciblés. Cette logique est notamment poussée par des plateformes, comme TikTok, qui, en personnalisant les fils d’actualité des utilisateurs, tendent à valoriser les contenus sensationnalistes ou viraux, qui suscitent un temps de visionnage accru, à l’exemple des contenus hypersexualisés.
Dès lors, si le sexisme n’est pas né avec le numérique, les algorithmes des plateformes offrent néanmoins un terreau favorable à sa prolifération.
Les plateformes (avec leurs filtres, formats courts, mécanismes de partage, systèmes de recommandation… – à l’exemple du filtre « Bold Glamour » de TikTok, censé embellir les visages sur la base de standards irréalistes et genrés) contribuent à perpétuer et amplifier les biais de genre et sexistes, voire à favoriser la haine et la misogynie chez les jeunes.
Une étude universitaire de 2024 illustre bien la manière dont les utilisateurs de TikTok sont surexposés aux contenus sexistes. Pour observer cela, des chercheuses et chercheurs ont créé des profils fictifs de garçons adolescents. Après seulement cinq jours, ils ont constaté que le niveau de contenus misogynes présentés sur les fils « Pour toi » de ces profils avait été multiplié par quatre, révélant un biais structurel dans le système de recommandation de TikTok.
La plateforme n’est dès lors pas seulement le miroir de clivages de sexe, mais aussi le symptôme du pullulement et de la banalisation des discours sexistes. Cette idéologie, enracinée dans les sous-cultures numériques phallocrates rassemblée sous le nom de « manosphère » et passant désormais des écrans aux cours de récréation, n’a pas de frontière.
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Concernant TikTok, le rapport de 2023 du HCE sur l’invisibilité des femmes dans le numérique est on ne peut plus clair. Il montre que la plateforme privilégie structurellement les contenus correspondant aux attentes genrées les plus convenues. Les corps féminins normés, les performances de genre ou représentations stéréotypées, comme celle de la femme réservée, hystérique ou séductrice, y sont ainsi surreprésentées. En fait, les grandes plateformes les représentent sous un angle qui les disqualifie. Cantonnées à l’espace domestique ou intime, elles incarnent des rôles stéréotypés et passifs liés à la maternité ou l’apparence. Leurs contenus sont perçus comme superficiels face à ceux des hommes jugés plus légitimes, établissant une hiérarchie qui reproduit celle des sexes.
On se souvient ainsi du compte TikTok « @abregefrere ». Sous couvert de dénoncer le temps perdu sur les réseaux sociaux, ce compte s’amusait à résumer en une phrase le propos de créateurs et créatrices de contenus, le plus souvent issus de femmes. Créant la polémique, son succès a entraîné une vague de cyberharcèlement sexiste, révélateur d’une certaine emprise du masculinisme.
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De telles représentations exacerbent les divisions genrées et les clivages entre communautés en ligne. Sur TikTok, est ainsi né Tanaland, un espace virtuel exclusivement féminin, pensé comme un renversement du stigmate associé à l’insulte misogyne « tana » (contraction de l’espagnol « putana »), et destiné à se protéger du cybersexisme. En miroir, a été créé Charoland, pays virtuel peuplé de femmes nues destinées à satisfaire le désir masculin ; une polarisation qui opère non seulement au détriment des femmes, mais aussi des hommes qui contestent le patriarcat.
Comme en témoigne le rapport 2025 du HCE, ce contexte peut conduire à polariser les enjeux d’égalité de genre et, ce faisant, à renforcer les inégalités et violences.
Ce sont ainsi les femmes et les minorités qui restent les plus exposées à la cyberviolence et au cyberharcèlement. Selon l’ONU, 73 % des femmes dans le monde ont déjà été confrontées à des formes de violence en ligne. Et selon l’enquête « Cyberviolence et cyberharcèlement », de 2022, en cours de renouvellement, les cyberviolences visent surtout les personnes les plus vulnérables comme les jeunes (87 % des 18-24 ans en ont ainsi subi), les personnes LGBTQI+ (85 %), les personnes racisées (71 %) et les femmes de moins de 35 ans (65 %).
Ces violences affectent particulièrement la santé mentale et l’image de soi des jeunes filles, soumises à une pression permanente à la performance esthétique et constamment enjointes à réfléchir à leur exposition en ligne. De fait, leurs corps et leurs sexualités sont plus strictement régulés par un ordre moral – contrairement aux hommes souvent perçus comme naturellement prédatoires. En conséquence, elles subissent davantage le body-shaming (« humiliation du corps »), le slut-shaming ou le revenge porn, stigmatisations fondées sur des comportements sexuels prétendus déviants.
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Reflet de la société, le numérique n’a certes pas créé la misogynie mais il en constitue une caisse de résonance. Pharmakon, le numérique est donc remède et poison. Remède car il a ouvert la voie à l’expression de paroles minoritaires et contestatrices, et poison car il favorise l’exclusion et fortifie les mécanismes de domination, en particulier lorsqu’il est sous le joug de logiques capitalistes.
Un grand merci à Charline Zeitoun pour les précieux commentaires apportés à ce texte.
Hélène Bourdeloie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.10.2025 à 16:33
Nicolas Picard, Chercheur associé au centre d'histoire du XIXème siècle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Robert Badinter entre au Panthéon ce 9 octobre. Il fut la grande figure du combat contre la peine de mort au moment de son abolition en 1981. À l’époque, 62 % des Français y étaient pourtant favorables. Quel rôle l’opinion publique a-t-elle joué dans les débats relatifs à la peine capitale au cours du XXe siècle ? Quels ont été les déterminants – notamment médiatiques – de son évolution en faveur ou contre l’abolition ?
Ce jeudi 9 octobre, Robert Badinter entre au Panthéon, en hommage à son rôle dans l’abolition de la peine de mort, et, en juin 2026, Paris accueillera le 9e Congrès mondial contre la peine de mort. Cette abolition est inscrite dans la Constitution depuis 2007, après un vote quasi unanime des parlementaires (828 pour, 26 contre). Tout concourt à en faire aujourd’hui l’une des « valeurs de la République » les plus consensuelles, enseignée dans les manuels scolaires et défendue par la diplomatie française. L’abolition n’apparaît guère menacée, y compris à l’extrême droite : les partis politiques ne font plus figurer le rétablissement de la peine capitale dans leur programme, malgré les déclarations de certaines personnalités.
Pourtant, la peine de mort a suscité des débats particulièrement vifs dans notre pays. Indépendamment des arguments philosophiques et scientifiques sur sa légitimité et sur son efficacité dissuasive, ses partisans ont longtemps pu s’appuyer sur le « sentiment public » de la population, auquel la répression pénale devait nécessairement s’accorder. Les opposants ont, à l’inverse, souligné à quel point ce sentiment était versatile, superficiel, et difficilement évaluable. La question de l’adhésion populaire à la peine capitale s’est ainsi reconfigurée à plusieurs reprises au cours du siècle dernier.
L’idée qu’une écrasante majorité de citoyens serait en faveur de la peine de mort est largement répandue au début du XXe siècle, ce qui pourtant n’allait pas de soi au XIXe. Victor Hugo, lors de son discours à l’Assemblée nationale en 1848, affirme que, lors de la révolution de février, « le peuple […] voulut brûler l’échafaud » et regrette que l’on n’ait pas été « à la hauteur de son grand cœur ».
En 1871, la guillotine est d’ailleurs effectivement incendiée par un groupe de gardes nationaux pendant la Commune. Ce sont des partis progressistes, se présentant comme des défenseurs des intérêts populaires, qui poussent le thème de l’abolition dans leurs programmes, des socialistes aux radicaux. Ces derniers mettent l’abolition à l’ordre du jour parlementaire en 1906. Le président Fallières commence alors à gracier systématiquement les condamnés à mort en attendant l’examen du projet.
L’échec des [abolitionnistes] en 1908, témoigne d’un revirement spectaculaire, dans lequel l’évocation, ou la fabrication, de l’opinion publique joue le rôle principal. En pleine crise sécuritaire, alors que la presse déborde de faits divers sanglants et s’inquiète de la menace croissante des « apaches », ces jeunes voyous des faubourgs prêts à tous les crimes, l’abolition et les grâces présidentielles sont prises pour cible. De grands titres de la presse populaire n’hésitent pas à susciter l’engagement de leurs lecteurs, selon une logique réclamiste (visant à créer un évènement destiné à attirer l’attention du plus grand nombre).
À l’occasion d’une sordide affaire de meurtre d’enfant, l’affaire Soleilland, le Petit Parisien organise un « référendum »-concours rassemblant 1 412 347 réponses, avec un résultat sans appel : 77 % sont contre l’abolition. La mobilisation « populaire » s’observe également dans les pétitions des jurys s’élevant contre l’abolition, et dans la recrudescence des condamnations capitales. Dans l’Hémicycle, les députés opposés au projet évoquent cet état d’esprit d’une population inquiète. Cette popularité de la peine de mort semble vérifiée par les « retrouvailles » enthousiastes du public avec le bourreau, lors de la quadruple exécution de Béthune (Pas-de-Calais), en 1909, qui met un terme au « moratoire » décidé par Fallières.
Ces campagnes de presse et de pétitions des jurys reflètent-elles bien l’état de l’opinion publique ? Les principaux quotidiens sont ici juges et parties, prenant fait et cause pour la peine de mort et appelant leurs lecteurs à appuyer leur démarche. Le choix de faire campagne sur ce thème est un moyen pour les patrons conservateurs de ces titres, comme Jean Dupuy, de mettre en difficulté le gouvernement Clemenceau. De même, les pétitions des jurys sont en grande partie inspirées par une magistrature traditionnellement conservatrice. Il est certain que l’« opinion publique » a été influencée, mais l’écho rencontré par ces entreprises dans la population suppose une certaine réceptivité de celle-ci. En tous les cas, cette crainte de l’opinion a suffi à modifier les positions de nombreux députés radicaux, ralliés aux « morticoles ».
La période s’étendant de l’échec abolitionniste de 1908 à l’après-Seconde Guerre mondiale, marquée par les violences de masse, n’est guère propice à une reprise du débat. La Libération et l’épuration représentent sans doute le point d’acmé dans l’adhésion de la population au principe de la mise à mort. La haine contre les collaborateurs conduit, dans les premiers mois, à des lynchages et à une sévérité extrême des tribunaux chargés de l’épuration, mais aussi des cours d’assises ordinaires.
Néanmoins, passée cette vague vindicative, la peine de mort perd rapidement du terrain (du moins en France hexagonale). Au début des années 1950, le nombre de condamnations capitales s’effondre, passant de plusieurs dizaines à quelques unités par an, des propositions de loi en faveur de l’abolition sont régulièrement déposées, à gauche comme à droite, des comités militants se forment. Surtout, les Français ne semblent plus aussi réceptifs aux campagnes de presse prônant la sévérité. Alors que le journal Combat s’engage en avril 1950 pour élargir la peine capitale aux parents dont les maltraitances ont entraîné la mort de leurs enfants, les courriers des lecteurs poussent le quotidien à réorienter son propos pour dénoncer les « causes profondes du mal » : taudis, misère et alcoolisme.
C’est à cette époque que les sondages, nouvel outil venu des États-Unis, permettent d’objectiver l’opinion publique et posent régulièrement la question de la peine de mort. La courbe du soutien à l’abolition s’élève à partir du milieu des années 1950 : de 19 % en 1956, elle passe à 58 % en 1969, à la faveur de la prospérité économique retrouvée et de la contestation croissante des valeurs autoritaires. Nombre d’intellectuels s’engagent et influencent l’opinion par leurs œuvres, qu’il s’agisse des écrivains Albert Camus ou Marcel Aymé, du cinéaste André Cayatte ou de l’avocat Albert Naud. Avec le concile Vatican II (1962-1965), la diffusion d’un christianisme plus social et réformateur permet de rallier une partie des catholiques.
C’est à partir du début des années 1970, notamment après l’affaire de Clairvaux, pour laquelle Claude Buffet et Roger Bontems sont guillotinés, après trois ans sans exécution capitale, que la peine de mort regagne des partisans : 53 % sont en sa faveur en 1972, 62 % en septembre 1981, à la veille du vote de la loi d’abolition. Cette poussée s’observe alors même que de plus en plus d’autorités religieuses, d’associations et de personnalités publiques s’engagent contre la peine de mort.
Paradoxalement, l’abolition est ainsi votée dans un contexte de remontée des préoccupations sécuritaires. Mais que valent vraiment ces sondages ? Outre les traditionnelles critiques adressées à cet outil, les abolitionnistes soulignent l’écart existant entre ces chiffres et les réticences certaines des jurés à condamner à mort. Les condamnations capitales restent en effet exceptionnelles. Comme l’affirme Robert Badinter, la véritable abolition serait déjà en large partie à l’œuvre dans les prétoires : 16 condamnations pour l’ensemble des années 1970, et « seulement » 6 exécutions, alors que le thème de l’insécurité prospère dans les médias.
L’abolition est aussi tacitement acceptée par les électeurs, qui portent au pouvoir en 1981 un homme, François Mitterrand, et une majorité politique, qui n’ont pas fait mystère de leurs intentions en la matière. Certes, la peine de mort n’a sans doute pas été le déterminant majeur du vote, mais lors de l’émission télévisée « Cartes sur table », le candidat socialiste ne s’est pas dérobé, en affirmant clairement sa position. Durant la campagne des législatives de 1981 consécutive à la dissolution, le ministre de la justice Maurice Faure présente l’abolition comme un chantier prioritaire, ce qui ne nuit en rien à l’écrasante victoire socialiste. Fort de cette onction démocratique, son successeur, Robert Badinter, a cependant conscience qu’il faut saisir le moment. L’Assemblée nationale, et de manière plus étonnante le Sénat pourtant acquis à la droite, votent l’abolition à la fin du mois de septembre 1981.
Il faudra attendre 1998 pour voir, dans les sondages, la courbe du soutien à la peine de mort croiser celle du soutien à l’abolition. Dans le même temps, cependant, le thème du rétablissement de la peine capitale ne fait plus recette chez les parlementaires, malgré le dépôt de quelques propositions de loi. Sur le long terme, les bénéfices politiques d’une prise de position abolitionniste semblent largement l’emporter sur un engagement inverse. Les associations abolitionnistes mobilisent bien davantage et sont plus structurées que les partisans de la peine de mort. Ce paradoxe est-il la preuve de la superficialité de l’adhésion à la peine capitale, voire de la dissonance cognitive de citoyens qui affirment la soutenir mais qui admirent les responsables qui s’y opposent ?
Dans les dernières enquêtes, le soutien à la peine capitale progresse, passant d’un minimum de 32 % en 2009 à 49 % lors de la dernière mesure de ce type, en février 2025. Comparer les sondages de 1981, alors que des exécutions étaient encore possibles, et ceux de 2025, alors que la peine de mort s’enfonce dans un passé de plus en plus lointain et que la probabilité d’un rétablissement apparaît illusoire, n’a cependant guère de sens. On peut y voir surtout un corollaire du succès actuel des thèses sécuritaires, qui trouvent à s’épanouir dans d’autres dispositifs.
Nicolas Picard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.10.2025 à 12:03
Anne-Sarah Bouglé-Moalic, Chercheuse associée au laboratoire HISTEME (Histoire, Territoires, Mémoires), Université de Caen Normandie
En octobre 1945, en France, 33 femmes font leur entrée sur les bancs de l’Assemblée nationale. Qui sont-elles ? Dans quelle mesure leur entrée au Parlement bouscule-t-elle un imaginaire républicain très masculin ? Retour sur le parcours de ces pionnières alors qu’on célèbre également les 25 ans de la loi pour la parité politique.
Le 21 octobre 1945, des élections législatives sont organisées en France. Elles doivent permettre de nommer une assemblée constituante pour la IVe République. La France n’a plus connu d’élections législatives depuis neuf ans – les dernières avaient amené le Front populaire au pouvoir, en 1936.
Mais ce n’est pas la seule particularité de cette échéance de l’immédiat après-guerre. Pour la première fois dans son histoire, l’Assemblée nationale peut accueillir des femmes, non plus dans les balcons, mais bien au cœur de l’hémicycle. La réforme du 21 avril 1944, accordant aux femmes les mêmes droits politiques qu’aux hommes, leur permet en effet non seulement de devenir électrices, mais aussi de se porter candidates aux suffrages de leurs concitoyens.
C’est la deuxième fois, en 1945, que les Françaises peuvent prendre part au jeu politique, après les élections municipales des 29 avril et 13 mai. Mais l’enjeu est différent. Le mandat municipal est celui de la proximité, de la bonne gestion familiale que l’on associe sans trop de difficulté à l’image des femmes. Le mandat parlementaire incarne lui le peuple, la République ; il est aussi réputé plus violent.
Le Parlement est un monde d’hommes. Comment les femmes y ont-elles fait leur entrée ? Qui étaient-elles, ces grandes inconnues qui ont été les premières à représenter une démocratie enfin posée sur ses deux pieds ?
En 1945, la question de l’éligibilité des femmes n’est pas nouvelle dans la société française. Nombreuses sont les féministes à avoir utilisé leur candidature à diverses élections pour populariser la cause suffragiste. La première d’entre elles est Jeanne Deroin, en 1849 ! Le processus a été repris ensuite à de multiples reprises, comme par Louise Barberousse ou Eliska Vincent, dans les années 1880 et 1890, et très régulièrement au XXe siècle. On se souvient particulièrement de la candidature de la journaliste Jeanne Laloë, aux élections municipales de 1908 à Paris, ou de la campagne de Louise Weiss et de l’association la Femme nouvelle en 1935.
Des femmes ont d’ailleurs été élues à plusieurs reprises. Aux élections municipales de 1925, les communistes positionnent des femmes en haut de liste, rendant presque automatique leur élection en cas de succès. Elles sont une dizaine à être élues, et plusieurs à siéger plusieurs mois, jusqu’à l’invalidation de leurs élections. On peut citer Joséphine Pencalet, sardinière de Douarnenez (Finistère), Émilie Joly et Adèle Métivier à Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire), Mme Tesson à Bobigny (alors dans le département de la Seine)…
D’autres expériences sont menées par des maires sensibles au suffragisme et souhaitant contourner la loi, tout en restant dans la légalité : ils nomment de conseillères municipales officieuses, siégeant au Conseil mais avec des droits restreints. Trois villes – Villeurbanne (Rhône), Dax (Landes) et Louviers (Eure) – organisent même des élections pour donner davantage de légitimité à ces conseillères.
Les préjugés sur l’immixtion des femmes en politique étaient encore tenaces, à la fin de la IIIe République. Certains, notamment des sénateurs, avancent que les hommes perdront leur énergie virile au contact des femmes dans l’hémicycle, tandis que d’autres estiment que la nature faible, nerveuse, impressionnable des femmes est trop risquée. Soit les femmes en pâtiraient gravement, soit elles se transformeraient en hommes, soit elles provoqueraient un coup d’État en se laissant emporter par le plus fort.
Malgré tout, à l’automne 1945, les femmes sont bien appelées à devenir députées : un changement majeur pour permettre à la démocratie française de se déployer pleinement, mais dont les conséquences restent minimes.
Les élections municipales de 1945 sont difficiles à décrypter. Les mauvaises conditions administratives font qu’on ignore le nombre de candidates tout comme le nombre d’élues réelles. Tout au plus pouvons-nous proposer des estimations : moins de 1 % de femmes maires et sans doute environ 3 % de conseillères municipales.
Il est plus facile d’observer l’élection du 21 octobre 1945. Elle est organisée au scrutin de liste, car il s’agit d’une élection à la proportionnelle. 310 femmes sont officiellement candidates. Au soir de l’élection, 33 d’entre elles sont élues. Elles représentent alors 5,6 % de l’Assemblée nationale : un chiffre bas, mais qui reste indépassé jusqu’en 1986.
La plupart de ces femmes ont été oubliées. Seuls quelques noms sont encore familiers, comme ceux de Germaine Poinso-Chapuis et de Marie-Madeleine Dienesch, toutes deux ministres, ou de Jeannette Vermeersch-Thorez, compagne du secrétaire général des communistes.
Les profils des élues sont très variés. Beaucoup ont une profession à une époque où être femme au foyer n’est pas rare. Elles sont ouvrières, avocates, institutrices, agrégées, employées, journalistes, infirmières… Elles ont entre 29 ans (Denise Bastide) et 56 ans (Marie Texier-Lahoulle). Elles sont élues dans toute la France, de la Guadeloupe à la Nièvre, même si elles sont relativement plus nombreuses à être élues dans la Seine.
Leurs appartenances politiques sont bien représentatives du spectre politique qui se dessine au début de cette nouvelle république : elles sont 17 communistes, 6 socialistes, 9 MRP et une de droite. Il est intéressant de constater que, alors que les opposants du vote agitaient le cléricalisme féminin et leur conservatisme, la majorité des femmes élues sont de gauche. C’est le fruit d’une politique de ces partis longtemps en faveur de l’émancipation des femmes. L’Union des femmes françaises (UFF), association émanant du Parti communiste français, créée en 1943, rassemble environ 600 000 adhérentes en 1945 : un vivier d’électrices autant que de candidates.
Le point commun qui unit la majorité de ces élues est leur rôle dans la Résistance. Femmes engagées pendant la guerre, elles se sont créées une aura politique qui a pu encourager certaines à se présenter… ou à être repérées par les partis en place lors de la constitution des listes de candidats. Ainsi, 27 d’entre elles ont mené des actions diverses de renseignement, de sabotage, d’accueil… Quelques-unes ont d’ailleurs été déportées. Plusieurs sont décorées de la Croix de guerre ou de la médaille française de la Résistance.
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On trouve parmi ces 33 députées quelques épouses d’hommes politiques ou de résistants. Il faut noter que cela n’est pas l’unique raison pour laquelle elles se sont présentées. Leur mérite personnel ne doit pas être diminué du fait de leurs connexions.
D’ailleurs, la plupart des élues de 1945 sont actives au Parlement. Ni potiches ni marionnettes, elles agissent avec les moyens qui sont les leurs sur des sujets qui leur tiennent à cœur. Par exemple, Émilienne Galicier, communiste résistante, est l’autrice de propositions de loi pour l’amélioration de la condition ouvrière, pour l’égalité des salaires femmes/hommes, la semaine de travail à quarante heures ou encore deux jours consécutifs de repos pour les femmes.
Francine Lefebvre, résistante catholique et membre du Mouvement républicain populaire (MRP), travaille au statut des délégués du personnel au sein des entreprises, elle réussit à obtenir les congés payés pour les femmes de vieux travailleurs, deux jours de congés payés supplémentaires pour les vendeuses des grands magasins condamnées à la station debout, ainsi que le relogement de familles nombreuses entassées dans des taudis.
Si les premières élections de 1945 sont plutôt favorables aux femmes (elles font une entrée timide, mais remarquée), leur nombre décroît dans toutes les instances représentatives dès les années 1950, amorçant une rapide décrue et une stagnation au plus bas pendant les quinze premières années de la Ve République. Ainsi, 25 des 33 élues de 1945 siègent ainsi pendant les deux assemblées constituantes, de 1945 à 1946. Et 11 d’entre elles siègent pendant toute la IVe République, de 1946 à 1958 – un nombre important quand on sait que la deuxième législature, de juin 1951 à janvier 1956, ne comprend que 22 députées.
Seules trois siègent pendant au moins un mandat de la Ve République, démontrant une vraie longévité politique. Germaine Poinso-Chapuis marque l’histoire en étant la première femme ministre de plein exercice. Elle est nommée par Robert Schuman, ministre de la santé publique et de la population en 1947. Marie-Madeleine Dienesch est la deuxième femme occupant un poste gouvernemental sous la Ve République, entre 1968 et 1974, en tant que secrétaire d’État à l’éducation nationale, puis aux affaires sociales, puis à l’action sociale et à la réadaptation.
Elles étaient 33 en 1945, elles sont 208 en 2025. En quatre-vingts ans, l’accession des femmes aux fonctions électives a beaucoup progressé, en particulier depuis la loi sur la parité qui célèbre, en 2025, son quart de siècle. Alors que l’histoire des femmes a elle aussi vivement avancé ces dernières années, il semble important de redonner à ces 33 pionnières toute leur place dans l’imaginaire républicain, alors que celui-ci peut encore être considéré comme teinté de masculinité.
Peu connues, ces femmes devraient faire l’objet de davantage de recherches pour mieux connaître leur parcours et approfondir, peut-être, les difficultés auxquelles elles ont pu être confrontées. Leur rendre cette justice serait aussi une manière de compléter notre connaissance de l’histoire de la République, tout en célébrant leur audace.
Anne-Sarah Moalic Bouglé est membre de Démocrates et Progressistes.
07.10.2025 à 17:34
Rémi Lefebvre, Professeur de science politique université Lille 2, Université de Lille
France has been experiencing an unprecedented political crisis since President Emmanuel Macron dissolved parliament in June 2024. For political scientist Rémi Lefebvre, this deadlock is not only institutional: it reveals a crisis of representative governance fuelled by mistrust, social fragmentation and the erosion of majority rule.
Following the dissolution and the legislative elections that followed it, the governments of prime ministers Michel Barnier, François Bayrou and Sébastien Lecornu have all been unable to govern. Many commentators have suggested that this deadlock could be linked to a lack of compromise among political parties, or to unhelpful institutional rules. On the contrary, it seems that the disruption runs much deeper. The relationship with politics in France has changed in recent decades, and the current crisis is merely a symptom of the erosion and breakdown of the link between voter and representative itself.
In France, particularly since the 1970s, we have become accustomed to the “majority system”: the president was elected by direct universal suffrage and needed a majority in parliament, which he generally obtained. Political life had a routine rhythm of alternating majorities. Then this system gradually broke down.
The lack of alternatives to this rhythm has led to a proliferation of political parties, creating chronic disillusionment in each political camp. The rise of the far right, which claims to embody a new path, is associated with the blurring of the left-right divide. In 2017, the arrival of Macron was seen as the result of the exhaustion of this divide and a response to the democratic crisis, driven by a rhetoric of “transcendence”.
But the president has exacerbated the crisis by pushing the margins to extremes and, ultimately, polarising political life while shifting his own position to the right. Macron has fuelled the far right, and he has weakened the left. While there are strong calls for compromise, on the left, the Socialist Party (PS) is under the thumb of La France Insoumise (France Unbowed or LFI) and constantly exposed to accusations of “treason”. The difficulty in building majorities, linked to the tripartite nature of political life, is exacerbated by internal fragmentation within each bloc.
However, this crisis cannot be understood solely in terms of political manoeuvring. We must also take into account changes in the relationship between voters and politics. Since the early 2000s, the very mechanism of elections has been called into question. The legitimacy given to those in power by elections is increasingly weak, as explained by historian Pierre Rosanvallon. This is reinforced by the widespread development of strategic voting: people are increasingly voting “usefully” in order to eliminate candidates, but voters are no longer really expressing their preferences, which weakens their commitment to the appointment of a representative and the legitimacy of that representative. Thus, the electoral process is fundamentally flawed: this is referred to as “negative” democracy. We eliminate more than we choose.
Furthermore, the fragmentation of political identities partly reflects the fragmentation of society itself. The crisis of governance or governability is linked to a more individualised and fragmented society, exacerbated by inequalities and a form of separatism. Identities and divisions are more complex and less structured by homogeneous class identities, as explained by sociologist Gérard Mauger.
If political parties are unwilling to compromise, it is also because they do not want to disappoint the divided social groups that still support them and because they fear “betraying” distrustful voters and increasingly volatile and narrow electoral constituencies. Society is more polarised (the emotional polarisation caused by social media is undeniable), which also makes political compromises more difficult. We could add that the fragmentation and splintering of voters’ political identities is exacerbated by the weakness of the parties and their large number – there are now 11 parliamentary groups in the National Assembly, which is a record. One of the major consequences is that political parties are no longer able to organise public debate around a few coherent and simple visions.
Could the current political impasse be resolved by dissolution, negotiations, new parliamentary elections or even a presidential election? It is doubtful. Ultimately, it is possible that the carte blanche given to a French president, which comes via legislative elections that follow presidential polls, will no longer exist in the future. Political majorities are nowhere to be found, but perhaps neither are social and electoral majorities (ie alliances of social groups large enough to support political majorities).
The economic crisis we have been experiencing for the past year is part of an even broader trend, namely a considerable increase in mistrust of politics.
According to the 2025 barometer of political trust published by the Centre of Political Research at Sciences Po (CEVIPOF), around 20% of French people trust politicians. The French therefore consider the political class incapable of solving problems. They even consider it unworthy. It must be said that the spectacle on offer is rather unattractive, and it can be argued that the calibre of politicians is declining. Political scientist Luc Rouban has shown that this phenomenon fuels a desire to retreat into the private sphere along the lines of “leave us alone, we don’t care about politics”. The current crisis is therefore the product of this mistrust, and the political class’s inability to resolve it reinforces the phenomenon.
Disappointment and disillusionment have been building up for decades. The weakening of the left-right alternation that used to punctuate political life runs deep. Former president Nicolas Sarkozy served only one term, as did his successor François Hollande: both campaigned on volontarisme (the idea that the human will is capable of imposing change), but quickly disappointed. They pursued liberal economic policies that undermined the idea that politics could change things. Macron, who was re-elected, also disappointed. He fuelled the anti-elite sentiment that manifested itself powerfully during the “yellow vest” protests.
Ultimately, each camp is marked by disenchantment and produces mechanisms of polarisation. Thus, the Socialists produced LFI, which was the result of disappointment with the left in power. The far right is also, to a large extent, the result of political disillusionment. These two forces, LFI and Rassemblement National (the far-right National Rally), are hostile to any compromise.
This mistrust of politics is not specific to France, as political scientist Pierre Martin has shown in his analysis of the crisis facing governing parties. These mechanisms are present everywhere, in Europe and the US. Since the work of Colin Crouch, political scientists have even begun to talk about “post-democratic” regimes, where decisions are increasingly beyond the control of political power.
Globalisation, Europeanisation, and the power of large financial groups and lobbies have devalued political power and reduced its room for manoeuvre. However, politics raises expectations, and politicians attempt to re-enchant the electoral process by making promises at every election.
This situation is particularly difficult to accept in France, where there is a culture of very high expectations of the state. This crisis of volontarisme politique (which sees political leaders saying they will be capable of imposing change, but then failing to do so) is causing repeated disappointment. The latest CEVIPOF survey shows that mistrust is growing and is associated with a feeling of governmental and electoral impotence. The French believe that politics no longer serves any purpose: the sterile game of politics is spinning its wheels, with no impact on reality.
The current situation plays into the hands of the far right, as mistrust of politics fuels anti-parliamentarianism and also reinforces the idea that a political force that has not held office can be a solution.
In addition, a part of society finds itself aligned with right-wing issues: immigration, security, rejection of environmentalism, etc. In this context, the victory of the far right may seem inevitable. It has happened in the US, and it is difficult to imagine France escaping it, given the great fragmentation of the left, its pitfalls and its dead ends. However, if the far right comes to power – which would be a dramatic turn of events – it will also face the test of power and will certainly disappoint, without resolving the political crisis we are currently experiencing. Its electorate, which is very interclass (working class in the north, more middle class in the southeast), has contradictory expectations and it will be difficult to satisfy them.
It would be naïve to believe in an “institutional solutionism” that would resolve this political crisis. Democracy cannot be reduced to electoral rules and institutional mechanisms. It is underpinned by values, culture, practices and behaviours.
Given this, a change to proportional representation would encourage voters to vote according to their convictions and marginalise “tactical voting”. The aim would be to better reflect voters’ political preferences through the voting system and to re-legitimise the electoral process.
A Sixth Republic would certainly help to regenerate institutions linked to an exhausted presidential system, as demonstrated by political scientist Bastien François. Nowadays, the verticality of power no longer works in a society shaped by horizontal dynamics. The image associated with the French president accentuates disappointment by creating a providential figure who cannot keep his promises. While the French are not in favour of abolishing direct universal suffrage for presidential elections, it is possible to limit the powers of the president – just as it is possible to reverse the calendar with legislative elections preceding presidential ones.
Many works, such as those by political scientist Loïc Blondiaux, also propose ways of thinking about a new balance between representative democracy and participatory democracy, a more continuous democracy that is less focused on elections. For a long time, elections were sufficient to ensure democracy, but that cycle is now over. This means tinkering and experimenting – with referendums, citizens’ conventions, etc. – in order to find a new balance between participation and representation. However, these solutions are complex to implement, whereas democracy through voting alone was very simple. Finally, democracy is a culture, and it is necessary to encourage participation at all levels by promoting a more inclusive, less competitive society, particularly in schools and businesses.
Another issue is that of political parties: citizens no longer join them because they are perceived as unattractive. Some studies suggest that they should be reformed and that their public funding, for example, should be rethought, with funding being made conditional on the diversity of elected representatives.
Finally, a major democratic challenge is to regain control over the economic sphere. The debate on the Zucman tax highlights the political barrier that needs to be broken down: the power of the financial oligarchy. As long as political power has to bow down to finance, the deceptive logic of post-democracy will continue. However, inequalities have increased to such an extent that societies could demand a rebalancing. In this sense, post-democracy is not inevitable.
Economic forces will attempt to protect their positions and power, but, as political sociologist Vincent Tibérj shows, there is a very strong commitment to social justice and redistribution in France, even among the far right. Under pressure, the elites could therefore be forced to give in.
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Rémi Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.10.2025 à 16:25
Timothée Duverger, Responsable de la Chaire TerrESS de Sciences Po Bordeaux, Sciences Po Bordeaux
Samedi 11 octobre 2025, les associations seront dans la rue pour dénoncer les violentes coupes budgétaires qui les menacent. C'est le résultat d'une lente dégradation des rapports entre le monde associatif et l’État. Par ailleurs, depuis la loi de 2021 instaurant un contrat d’engagement républicain (CER), certaines associations citoyennes sont sanctionnées par l’État, au détriment des libertés publiques.
Les associations battront le pavé lors d’une manifestation inédite, le 11 octobre 2025, pour défendre le fait associatif lui-même, et non une cause particulière. Cette mobilisation témoigne d’une crise profonde touchant à leur modèle économique mais aussi à la liberté associative, face à un État plus répressif. Elle en dit long sur la crise de l’État social comme sur l’état des libertés publiques en France. Comme si le tournant néolibéral des politiques publiques des années 1980 avait fini de saper l’alliance nouée après-guerre entre l’État et le monde associatif. Avec quelles conséquences ?
Le débat sur la réduction des déficits publics, mis à l’agenda en 2024, a révélé les mutations des aides publiques. Les associations ont longtemps été considérées comme une économie subventionnée. Or, non seulement la part des subventions publiques dans les ressources budgétaires des associations a baissé de 34 % à 20 % entre 2005 et 2020 au profit des recettes d’activité (vente de produits ou de services), mais en plus l’État préfère soutenir les entreprises que les associations au nom de la compétitivité.
L’économie sociale et solidaire (ESS), au sein de laquelle les associations concentrent la grande majorité des emplois et des ressources publiques, ne reçoit que 7 % des aides publiques aux entreprises alors qu’elle représente 13,7 % des emplois privés.
Ces orientations sont, de plus, porteuses d’iniquités de traitement. Le crédit d’impôt recherche (CIR), qui a financé à hauteur de 7,6 milliards d’euros la recherche et développement en 2024, exclut l’innovation sociale et, avec elle, les associations. Pour y remédier, on pourrait, par exemple, imaginer que les entreprises bénéficiaires en reversent 20 % à un fonds d’innovation sociale.
Dans le même sens, alors que la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) est en voie de disparition, la taxe sur les salaires pour les associations continue de s’appliquer, ce qui introduit une distorsion de concurrence avec des effets contreproductifs sur les conditions de rémunération et sur l’attractivité des emplois associatifs.
Cette régulation marchande aboutit à modifier en profondeur le modèle socioéconomique des associations, ce qui a deux conséquences majeures. D’une part, elle transforme les associations en prestataires de services publics. Entre 2005 et 2020, la part des commandes publiques dans leurs ressources budgétaires est ainsi passée de 17 % à 29 %, soit une inversion par rapport à l’évolution du poids des subventions.
Cela change également le rapport des associations avec les pouvoirs publics. Elles sont mises en concurrence avec des entreprises privées lucratives – ce qui a, par exemple, été à l’origine du scandale d’Orpea – et doivent, en plus, exécuter un marché plutôt que proposer des projets. D’autre part, la marchandisation de leurs ressources leur fait courir le risque de perdre leur caractère d’intérêt général, en étant soumises aux impôts commerciaux et en n’accédant plus aux dons défiscalisables, au détriment de leurs missions sociales.
Aujourd’hui, l’État impose donc un véritable plan social au monde associatif. Dans le contexte de réduction des déficits publics, pour lesquels les gouvernements successifs portent une lourde responsabilité, les coupes budgétaires s’appliquent d’abord aux associations. L’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (Udes) a chiffré à 8,26 milliards d’euros les économies budgétaires impactant l’ESS lors du projet de loi de finances 2025.
Les effets de ces décisions sont immédiats. Selon une enquête réalisée auprès de 5 557 dirigeants associatifs, près d’un tiers des associations ont une trésorerie inférieure à trois mois et 45 % des subventions sont en baisse. Près d’un tiers des associations envisagent de réduire leurs effectifs et de diminuer leurs activités.
Alors que les associations représentent 1,8 million de salariés et que l’emploi associatif se caractérise par une prévalence du temps partiel et des contrats précaires ainsi que par des salaires plus bas, ces informations qui remontent du terrain inquiètent. Elles le sont d’autant plus que la baisse tendancielle des participations bénévoles est plus marquée dans les associations employeuses de l’humanitaire, du social et de la santé, qui concentrent la majorité des emplois.
À ces politiques d’austérité, il faut ajouter des atteintes aux libertés publiques. Elles s’inscrivent dans un contexte de défiance, illustré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui a instauré le contrat d’engagement républicain (CER) auquel doivent souscrire les associations qui veulent obtenir un agrément de l’État ou une subvention publique, ou encore accueillir un jeune en service civique.
Certes, les cas sont rares, mais ils témoignent d’une atmosphère répressive qui touche particulièrement les associations citoyennes. Le préfet de la Vienne a, par exemple, contesté l’attribution d’une subvention de la mairie de Poitiers à Alternatiba, en raison de l’organisation par cette association d’un atelier de formation à la désobéissance civile, tandis que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a remis en cause le soutien public à la Ligue des droits de l’homme à la suite de ses critiques de l’action des forces de l’ordre lors des manifestations contre les bassines agricoles à Sainte-Soline (Deux-Sèvres).
Une enquête de l’Observatoire des libertés associatives fait état de sanctions institutionnelles, souvent liées à l’exercice de la liberté d’expression (prise de position, pétition, rencontre, manifestation, etc.). Ainsi, 9,6 % des répondants – et même 17,1 % des associations citoyennes – déclarent des sanctions matérielles (subventions, locaux, etc.) ou symboliques (participation à des événements, conventions, etc.). Des collectivités locales arrêtent brutalement certains programmes pour des raisons autant budgétaires qu’idéologiques, comme l’a illustré le cas médiatisé de la Région Pays de la Loire qui a supprimé 4,7 millions d’euros pour la culture, le sport et la vie associative.
À ce tableau, s’ajoute désormais la crainte d’une extrême droite accédant au pouvoir, extrême droite dont le programme de gouvernement prévoit de réserver les aides sociales aux Français en appliquant la « priorité nationale » pour l’accès au logement et à l’emploi. Autant de domaines dans lesquels les associations, très présentes, seraient sommées de « collaborer ». Les quelques expériences du RN à la tête d’exécutifs locaux comme les discours tenus dans les hémicycles des collectivités ou au Parlement laissent par ailleurs craindre une répression des associations environnementales, féministes ou de défense des droits ainsi qu’une instrumentalisation des politiques culturelles.
Il y a cinquante ans, une circulaire du premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, stipulait que « l’État et les collectivités publiques n’ont pas le monopole du bien public ». Elle rappelait le rôle de l’initiative associative pour répondre à des tâches d’intérêt général pour soutenir les personnes vulnérables (personnes âgées, personnes en situation de handicap, lutte contre la pauvreté, lutte pour l’insertion, etc.), pour réduire les inégalités et pour préserver le lien social (éducation populaire, culture, sport, etc.).
C’est là tout l’héritage légué par la régulation tutélaire de l’État, mise en place après-guerre en s’appuyant sur les initiatives associatives pour répondre aux besoins des populations. Le développement de l’État social est allé de pair avec celui des associations gestionnaires, que la loi de 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales est venue moderniser.
Il faudrait ajouter que la loi de 1901 sur les associations est avant tout une loi relative aux libertés publiques. Elle fut conquise après un siècle de luttes afin de permettre à des personnes de s’associer sans autorisation ni déclaration préalable. Rappelons qu’auparavant, la loi Le Chapelier de 1791 interdisait les corporations, l’État ayant développé une longue tradition de répression des associations, particulièrement marquée lors des périodes de reflux républicain (sous la Restauration et le Second Empire notamment).
Défendre les associations, c’est défendre nos droits fondamentaux, comme la République qui s’enracine dans le corps social et qui permet la vitalité démocratique. Comme l’écrivait Alexis de Tocqueville, « dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là ».
Timothée Duverger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.10.2025 à 16:26
Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Alliance Paris Lumières
De nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre du jugement condamnant Nicolas Sarkozy à une incarcération « avec mandat de dépôt à effet différé assorti d’une exécution provisoire », c’est-à-dire sans attendre l’issue de sa procédure d’appel. Cette exécution provisoire de la peine d’emprisonnement est pourtant banale. En 2022, 55 % des peines d’emprisonnement ferme prononcées par le tribunal correctionnel ont ainsi été mises à exécution immédiatement. En revanche, on peut considérer que les règles encadrant l’exécution provisoire en matière répressive posent question du point de vue de l’État de droit.
Parmi les polémiques relatives à la condamnation de l’ancien chef de l’État, le 25 septembre dernier, l’exécution provisoire de la peine d’emprisonnement (le fait qu’elle soit appliquée même en cas d’appel) qui lui a été infligée figure en très bonne place. Comme la plupart des commentaires à l’emporte-pièce qui saturent l’espace médiatique depuis le prononcé du jugement, ces critiques viennent généralement nourrir la thèse, sinon du complot, du moins de « l’acharnement judiciaire » plus ou moins idéologique dont serait victime l’ancien locataire de l’Élysée. Elles se distinguent néanmoins des autres en ce qu’elles ne s’appuient pas sur des spéculations plus ou moins délirantes sur le contenu d’un dossier que, par hypothèse, aucune des personnes extérieures à la procédure ne connaît, mais sur une réalité juridique et humaine indéniable : Nicolas Sarkozy va devoir exécuter sa peine sans attendre la décision de la Cour d’appel. Une réalité qui peut fort légitimement choquer toute personne un tant soit peu attachée à la présomption d’innocence et au droit au recours, favorisant ainsi la réception de la théorie d’une vengeance judiciaire, théorie qui permet d’occulter une opposition beaucoup plus profonde à l’idée même d’égalité devant la loi.
Pour en finir avec ce mythe, il est donc nécessaire d’apporter un éclairage particulier sur la question de l’exécution provisoire en montrant que, si son régime et son application sont porteuses de réelles difficultés d’un point de vue démocratique, ces difficultés sont loin de concerner spécifiquement les classes dirigeantes.
En premier lieu, rappelons que, contrairement à ce que laissent entendre les contempteurs les plus acharnés du prétendu « gouvernement des juges », la possibilité d’assortir un jugement de l’exécution provisoire est bien prévue par la loi et n’a pas été inventée pour les besoins de la cause par le tribunal correctionnel. Depuis le droit romain, notre ordre juridique a toujours ménagé la faculté, pour les juridictions, de rendre leur décision immédiatement exécutoire dans les hypothèses où le retard pris dans sa mise en application serait de nature à compromettre durablement les droits des justiciables, en particulier dans les situations d’urgence. C’est pourquoi, par exemple, les ordonnances de référé, qui visent à prévenir un dommage imminent (suspension de travaux dangereux, d’un licenciement abusif, injonction à exécuter un contrat affectant la pérennité d’une entreprise) sont, depuis le Code de procédure civile de 1806, exécutoires par provision.
En matière pénale, la question se pose cependant de façon différente en ce sens que l’exécution provisoire porte atteinte non seulement au droit au recours contre une décision de justice, mais également à la présomption d’innocence. Or, ces deux principes sont protégés tant par la Constitution – le Conseil constitutionnel les ayant respectivement consacrés en 1981 et en 1996 – que par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ce qui ne signifie pas que ces garanties soient absolues, mais que le législateur ne peut y porter atteinte que de façon exceptionnelle, en fixant des critères précis et en veillant à ce que l’atteinte demeure nécessaire et proportionnée. C’est ainsi, par exemple, que la détention provisoire – ordonnée avant toute déclaration de culpabilité et avant même la phase d’audience – ne peut être prononcée que s’il est démontré qu’elle constitue l’unique moyen de sécuriser les investigations (éviter la destruction de preuves, des concertations entre auteurs) ou de s’assurer de la mise à disposition de la personne mise en examen (éviter le risque de fuite, de renouvellement des faits).
Or aucune garantie de cette nature n’est prévue par la loi quand l’exécution provisoire est prononcée par une juridiction pénale lorsqu’elle prononce une sanction à l’égard d’une personne. Le Code de procédure pénale ne fixe aucun critère pour déclarer immédiatement exécutoire telle ou telle sanction, qu’il s’agisse d’une peine d’amende, de probation ou d’emprisonnement, se bornant à exiger du tribunal qu’il motive spécifiquement sa décision sur ce point. C’est ce qu’a fait le tribunal dans la condamnation de Nicolas Sarkozy, en considérant que l’exécution provisoire s’imposait en raison de la particulière gravité des faits. La seule exception concerne le mandat de dépôt prononcé à l’audience (c’est-à-dire l’incarcération immédiate du condamné) assortissant une peine de prison inférieure à un an, dont le prononcé est subordonné aux mêmes conditions que la détention provisoire. En outre, alors qu’en matière civile, la personne peut toujours demander au premier président de la Cour d’appel de suspendre l’exécution provisoire du jugement de première instance, la loi pénale ne prévoit aucune possibilité similaire, la personne condamnée devant subir sa peine nonobstant l’exercice du recours. Ainsi, il est vrai de dire que les règles encadrant aujourd’hui le prononcé de l’exécution provisoire en matière répressive, en ce qu’elles ne garantissent pas suffisamment le caractère nécessaire et proportionné de cette mesure, posent question du point de vue des exigences de l’État de droit démocratique. Pour y remédier, il faudrait que la loi fixe de façon précise et limitative les conditions pour prononcer l’exécution provisoire, par exemple en prévoyant qu’elle n’est possible que si l’on peut légitimement craindre que la personne cherche à se soustraire à sa sanction.
En revanche, il est complètement faux d’affirmer que cette pratique ne concernerait que les membres de la classe politicienne. Le cadre juridique particulièrement permissif que nous venons d’évoquer favorise au contraire la généralisation du recours à l’exécution provisoire en matière pénale.
En 2022, 55 % des peines d’emprisonnement ferme prononcées par le tribunal correctionnel ont ainsi été mises à exécution immédiatement – ce taux monte à 87 % pour les personnes poursuivies en comparution immédiate. En d’autres termes, loin de constituer une mesure exceptionnelle qui trahirait une démarche vindicative ou un abus de pouvoir de la part des magistrats, l’exécution provisoire qui assortit la condamnation de l’ancien chef de l’État – comme celle de la présidente du Rassemblement national (RN) – constitue une mesure particulièrement commune, pour ne pas dire tristement banale.
C’est ainsi que, dans un communiqué du 27 septembre dernier, l’association des avocats pénalistes
« se réjouit de constater que politiques et médias prennent enfin conscience des difficultés posées par l’infraction d’association de malfaiteurs et par la contradiction inhérente à l’exécution provisoire d’une décision frappée d’appel »
(en ce qu’elle oblige le condamné à purger sa peine sans attendre l’issue du recours), mais
« rappelle cependant que ces modalités sont appliquées tous les jours à des centaines de justiciables sous l’œil courroucé des éditorialistes et gouvernants qui fustigeaient jusqu’alors une justice laxiste ».
Il s’agit là d’une autre vertu de l’exigence d’égalité juridique lorsqu’elle pleinement et véritablement appliquée. Plus les membres des classes dirigeantes et, en particulier, celles et ceux qui contribuent directement ou indirectement à l’écriture de la loi, auront conscience qu’elle peut potentiellement s’appliquer à leur personne, plus l’on peut espérer qu’ils se montrent sensibles, d’une façon générale, au respect des droits de la défense. Une raison supplémentaire de sanctionner, à sa juste mesure, la délinquance des puissants.
Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.10.2025 à 16:24
Élisabeth Tovar, Maîtresse de conférences en sciences économiques, Université Paris Nanterre – Alliance Paris Lumières
Laetitia Tuffery, Maîtresse de conférences en économie, Université de Nîmes
Marie-Noëlle Lefebvre, Enseignante-Chercheuse en sciences économiques, Université Paris-Panthéon-Assas
Mathieu Bunel, Maître de conférences en Économie, Université Bourgogne Europe
Locataire noir ou blanc : qui l’agent immobilier préférera-t-il ? Notre expérience révèle les ressorts méconnus de la discrimination dans la location de logements.
Chercher un logement peut vite tourner au parcours du combattant, surtout quand on s’appelle Mohamed ou Aïssata. En France, en 2017, 14 % des personnes ayant cherché un logement au cours des cinq années précédentes disaient avoir subi des discriminations, selon la dernière enquête sur la question, menée par le défenseur des droits.
Mais comment ces discriminations fonctionnent-elles concrètement ? Qu’est-ce qui pèse le plus : la couleur de peau, le nom, le salaire, ou encore les préjugés du propriétaire ?
Pour le découvrir, nous avons mené une expérience inédite avec 723 étudiants d’une école immobilière, confrontés à des dossiers de locataires fictifs. Les résultats bousculent plusieurs idées reçues.
Imaginez : vous êtes agent immobilier et devez évaluer trois candidats pour un appartement de trois pièces. Trois candidats se présentent :
Éric Pagant, un informaticien blanc, 3 400 euros nets mensuels ;
Mohamed Diop, un ambulancier en intérim noir, 1 800 euros nets mensuels ;
Kévin Cassin, un enseignant fonctionnaire blanc, célibataire, 1 845 euros nets mensuels.
Vous devez noter chaque candidat en le notant de 1 à 4, selon, d’une part, le degré de satisfaction de votre client, le propriétaire, en cas de location au candidat et, d’autre part, votre intention d’organiser une visite de l’appartement avec le candidat.
Dans notre expérience, nous avons fait varier les éléments des profils des candidats : parfois, c’est Mohamed Diop, un homme noir, qui est informaticien, parfois, il a un nom français (Philippe Rousseau), parfois, sa photo n’apparaît pas, parfois le propriétaire exprime des préférences discriminatoires… Ce protocole nous a permis de mesurer l’effet réel de chacune de ces caractéristiques sur les notes obtenues par les candidats.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, avoir un nom à consonance étrangère pénalise moins qu’être visiblement Noir sur une photo. Quand Mohamed Diop concourt sans photo, avec seulement son nom africain, son handicap face à Éric Pagant, le candidat blanc, est de 0,6 point sur 4. Mais quand sa photo révèle sa couleur de peau, même avec un nom français l’écart grimpe à 1,7 point !
Cette découverte est importante, car la plupart des études scientifiques sur la discrimination se basent sur les noms, pas sur les photos. Elles sous-estiment peut-être la réalité vécue par les personnes racisées qui se présentent physiquement aux visites.
Certes, avoir un bon salaire protège un peu les candidats noirs contre la discrimination. Nos répondants accordent une importance particulière au revenu des futurs locataires : indépendamment de leur couleur de peau, les informaticiens ont un avantage de 1,55 point (sur 4) par rapport aux ambulanciers. Cela veut dire qu’un candidat noir informaticien sera mieux noté que tous les candidats ambulanciers, Blancs comme Noirs.
C’est troublant : au sein des candidats aisés, la pénalité subie par les Noirs par rapport aux Blancs est plus forte (-0,32 point) qu’entre candidats modestes (-0,22 point), comme si certains répondants avaient du mal à accepter qu’une personne noire puisse être à égalité avec une personne blanche ayant un statut social élevé.
L’expérience révèle aussi que les agents immobiliers amplifient les préjugés de leurs clients.
Quand le propriétaire ne manifeste aucune préférence ethnique, la discrimination disparaît complètement entre candidats blancs et noirs (-0,048 point sur 4). C’est une bonne nouvelle : les futurs professionnels de l’immobilier que nous avons testés ne montrent pas de racisme personnel.
Mais dès que le propriétaire exprime sa réticence à louer « à des gens issus de minorités ethniques », l’écart entre les candidats noirs et blancs se creuse (-0,48 point pour les candidats noirs) – même si une telle demande est tout à fait illégale ! C’est une illustration du mécanisme de « client-based discrimination », bien connu en théorie économique.
Dernier élément marquant : un candidat noir est moins bien noté (avec une pénalité de -0,34 point) quand il concourt contre deux candidats blancs (comme dans la première ligne de la figure ci-dessous) que quand il fait face à d’autres candidats noirs (comme dans la deuxième ligne de la figure ci-dessous). À l’inverse, être Blanc face à des candidats noirs ne procure aucun avantage particulier.
Ce résultat montre l’existence d’un « effet de minorité » jouant en défaveur des personnes racisées qui chercheraient à se loger hors de quartier ségrégé.
Ces résultats pointent vers des solutions concrètes.
Plutôt que de miser uniquement sur la formation des professionnels, il faudrait s’attaquer aux préjugés des propriétaires et limiter leur influence, en protégeant les professionnels des attentes de leurs clients. Pour cela, certaines villes états-uniennes, comme Seattle et Portland, ont adopté le principe du « premier arrivé, premier servi » pour empêcher la sélection discriminatoire.
Sans aller jusque-là, l’anonymisation des dossiers de location ou l’obligation de motiver les refus, avec signature du propriétaire, pourraient être des pistes à explorer.
Une autre piste pourrait être l’utilisation systématique de mémentos listant les points d’attention pour louer sans discriminer, comme ceux qui sont proposés, en France, par le défenseur des droits à l’attention des propriétaires et des professionnels de l’immobilier.
Quoi qu’il en soit, ces leviers d’action ne sont pas coûteux à mettre en place, mais cela nécessite l’implication de tous les acteurs du secteur.
Élisabeth Tovar a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche.
Mathieu Bunel est membre de la Fédération de recherche Tepp Théories et évaluations des politiques publiques.
Laetitia Tuffery et Marie-Noëlle Lefebvre ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
05.10.2025 à 16:22
Alexandre Joux, Professeur en Sciences de l’information et de la communication, Aix-Marseille Université (AMU)
Le conflit entre les médias du groupe Bolloré et le service public de l’audiovisuel interroge les fondements mêmes du journalisme et d’une « information impartiale ». Aux États-Unis, la montée en puissance de Fox News face à CNN dans les années 2000 avait consacré une culture de médias d’opinon et affaibli la culture journalistique. La France suivra-t-elle le même chemin ?
La vidéo montrant les journalistes de France Inter et de France Télévisions Thomas Legrand et Patrick Cohen en rendez-vous avec des cadres du Parti socialiste (PS) est à l’origine d’une confrontation inédite entre porte-paroles de CNews et d’Europe 1, et les représentants de l’audiovisuel public. Le 16 septembre 2025, Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, a qualifié CNews de « chaîne d’extrême droite ». Pascal Praud, animateur vedette de la chaîne, a immédiatement réagi en soulignant la politisation de l’audiovisuel public à gauche.
Cette séquence interroge les fondements mêmes du journalisme et des médias d’information. Un « journalisme honnête » ou objectif est-il possible ? Les médias sont-ils au contraire condamnés à exprimer des opinions portées par des lignes politiques ? Cette séquence peut être interprétée à l’aune du « moment Fox News » qui a transformé le paysage médiatique américain dans les années 2000.
Dès 1949, aux États-Unis, les médias audiovisuels, la radio puis la télévision, sont soumis à un devoir de pluralisme interne imposé par l’autorité qui les régule, la Federal Communications Commission (FCC). Les mass media étant suspectés d’exercer une grande influence sur leurs publics, la fairness doctrine (la « doctrine de l’impartialité », en français) limite les possibilités de les mettre au service d’une cause, en exigeant une couverture « fair and balanced » (« juste et équilibrée ») sur les sujets controversés.
La distribution de bouquets de chaînes par le câble, puis par le satellite, en permettant une plus grande diversité de l’offre de chaînes d’information, conduira à l’abrogation de la fairness doctrine en 1987. C’est dans ce contexte que naît Fox News, en 1996.
Dans les années 2000, Fox News va dénoncer un biais libéral dans les médias se revendiquant « fair », notamment CNN. Pour Fox News, ces médias seraient en fait de gauche, mais ils ne l’avouent pas et revendiquent une information impartiale pour mieux faire avancer leur agenda politique. Du point de vue de Fox News, le pluralisme obligatoire à l’antenne de 1949 à 1987 n’a jamais vraiment existé : l’objectivité, c’est les faits, leur interprétation est toujours politique. Le pluralisme va exister désormais, mais autrement : avec la suppression de la fairness doctrine, il est possible de faire du journalisme d’opinion à la télévision.
Fox News souhaite alors « rééquilibrer » le paysage audiovisuel américain en proposant une chaîne d’information très à droite. La chaîne conçoit l’équilibre des points de vue au niveau du paysage médiatique global. C’est ce que nous connaissons en France sous le nom de « pluralisme externe », comme dans la presse par exemple, où des titres aux colorations politiques différentes permettent de couvrir la totalité du spectre des opinions politiques.
Dans les années 2000, Fox News va supplanter CNN et devenir la première chaîne d’information aux États-Unis. Son ton critique, ultraconservateur, va fédérer des audiences très engagées et lui assurer de confortables revenus publicitaires, qui inciteront les autres chaînes à l’imiter. Le niveau de critique va globalement monter, CNN devenir de plus en plus prodémocrate (la chaîne est connue pour son opposition à Trump) quand Fox News deviendra la porte-parole de Trump avant qu’il ne soit élu une première fois en 2016.
La polarisation des médias aux États-Unis se superpose finalement à la polarisation idéologique de la société, au point de rendre le journalisme impossible : la confusion s’est opérée entre ligne éditoriale et exigence journalistique. Les lignes éditoriales marquées des médias d’information finissent par conduire les rédactions à se désintéresser de pans entiers du réel, pour ne retenir que les faits, les propos qui semblent répondre à leur lecture du monde et aux attentes de leurs audiences.
Finalement, Fox News a lancé aux États-Unis le débat que la polémique CNews/audiovisuel public incarne actuellement. Les médias qui se disent impartiaux seraient en fait de gauche ; les idées de la droite conservatrice seraient sous-représentées dans les médias et un rééquilibrage nécessaire.
Reste que la France, contrairement aux États-Unis, a encore, une « fairness doctrine » : pour les chaînes qui disposent d’une fréquence, l’Arcom impose de « faire respecter l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion à la télévision ». Mais cette exigence est-elle respectée ? On peut en douter, en suivant la décision du Conseil d’État du 13 février 2024 qui a constaté un manquement de l’Arcom relatif au pluralisme interne de certaines chaînes, à la suite d’une plainte de RSF relative à Cnews. Le Conseil d’État a finalement considéré que le pluralisme ne se réduisait pas au temps de parole des politiques à la télévision, et qu’il fallait également considérer les opinions des chroniqueurs et des invités. À l’avenir, cette nouvelle grille d’analyse pourrait permettre de qualifier CNews, et d’autres, de chaînes d’opinion – mais également nous amener à comprendre que notre situation se rapproche de celle des États-Unis.
Le débat initié par Fox News ou par CNews nous amène plus fondamentalement à réfléchir à la possibilité d’un journalisme impartial.
Rappelons que de nombreuses études universitaires des années 1970-1980 ont amené à une réflexion critique concernant les pratiques journalistiques. Ces études ont montré que les rédactions et leurs journalistes ne sont pas vraiment autonomes, qu’ils ont des routines, des « prêts-à-penser », des manières de faire qui leur empêchent souvent de traiter correctement des choses. C’est encore à cette époque que la recherche va questionner de nouveau le rôle des médias dans la fabrique de l’ordre du jour politique, à travers la notion d’agenda setting, c’est-à-dire le processus par lequel certains sujets s’imposent dans les médias et surtout la manière d’en parler.
Mais ces études avaient pour ambition d’améliorer le journalisme en documentant ses limites pour que les rédactions, ensuite, apprennent à se prémunir de leurs propres travers. Il ne s’agissait pas de discréditer l’objectif d’impartialité, mais de dire que le journalisme supposait une vigilance permanente par rapport aux préjugés, aux sources, aux intentions non avouées, aux contextes, etc.
Au-delà de la pratique journalistique et de ses exigences, cette réflexion conduit à distinguer la ligne éditoriale des médias et la manière de traiter les sujets.
L’incarnation de la ligne éditoriale relève de ce que l’on nomme en journalisme le « gate keeping », à savoir le choix des sujets qui seront portés à la connaissance du public parmi tous les faits et déclarations. Ce gate keeping n’est pas sans défauts, l’évaluation de ce qu’est une information importante (newsworthiness, dans le journalisme anglosaxon) est toujours discutable. Ces faits sont ensuite abordés d’une certaine manière, par des accroches, par des angles. C’est le cadrage de l’information (framing) qui n’est pas neutre non plus. Mais cela relève de la liberté éditoriale, qui est garantie aux États-Unis comme en France.
En revanche, une fois un sujet sélectionné, son traitement doit respecter des exigences toutes journalistiques, en se forçant à entendre aussi les lectures de la réalité portées par ceux avec qui l’on n’est pas spontanément d’accord, en donnant finalement la priorité à une exigence de présentation des faits et de leur contexte qui soit la plus complète possible et la plus rationnelle possible – c’est globalement ce que recouvre l’idéal d’objectivité journalistique.
Quand, à l’inverse, les opinions l’emportent, quand les faits sont cadrés à outrance sans prendre en considération la complexité des situations auxquelles ils renvoient, alors il ne s’agit plus d’information ni non plus de journalisme. Ces distinctions permettent de poser le débat non pas au niveau des opinions (chaîne d’extrême droite, audiovisuel public de gauche), mais des exigences journalistiques. Aux citoyens de s’en saisir ensuite pour organiser autrement leur consommation de programmes dits d’information.
Alexandre Joux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.10.2025 à 17:08
Patrick Savidan, Professeur de science politique, Université Paris-Panthéon-Assas
Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Suite de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec l’Américain John Dewey (1859-1952). En plaçant l’idée d’« enquête » au cœur de la vie publique démocratique et en éliminant l’idée de « vérité absolue », il propose un modèle coopératif, orienté vers la recherche commune de solutions et admettant sa propre faillibilité.
John Dewey (1859-1952) est à la fois l’un des fondateurs du pragmatisme américain – aux côtés de Charles Sanders Peirce et William James – et le grand artisan d’une pédagogie nouvelle, active et expérimentale. Dès la fondation, en 1896, de son école expérimentale à Chicago, il s’est imposé comme l’une des figures majeures de la vie intellectuelle américaine.
Dans The Public and its Problems (1927), Dewey regrettait que « le nouvel âge des relations humaines ne dispose d’aucun mécanisme politique digne de lui ». Ce diagnostic, formulé il y a près d’un siècle, conserve aujourd’hui une résonance troublante. Les démocraties contemporaines, confrontées à des mutations techniques, sociales et économiques d’une ampleur inédite peinent à en saisir les dynamiques profondes et à y répondre de manière appropriée.
À la crise ancienne de la représentation est, en effet, venue s’associer une crise inédite de l’espace public. Tandis que la défiance envers les élus se généralise, les conditions mêmes du débat public se trouvent radicalement transformées par la révolution numérique.
Si les promesses initiales étaient immenses – savoir collaboratif avec Wikipédia, inclusion financière par le paiement mobile, accès élargi aux soins via la télémédecine, démocratisation culturelle et accélération scientifique –, les désillusions n’en sont que plus saisissantes : manipulation de l’opinion à grande échelle, instrumentalisation des réseaux sociaux par les régimes autoritaires, prolifération des récits complotistes et des infox, démultipliées par le recours à l’intelligence artificielle.
Face à ces symptômes, il serait réducteur d’évoquer une « crise de la vérité ». Ce qui vacille, ce ne sont pas tant les vérités elles-mêmes que les procédures et les médiations permettant leur élaboration collective. La vérité, loin d’avoir disparu, est menacée par des pratiques déréglées de la certitude et du doute, qui minent les conditions d’une délibération démocratique féconde.
C’est dans ce contexte que la pensée politique de John Dewey, et plus particulièrement sa conception expérimentale de la démocratie, mérite d’être réinterrogée. En plaçant l’idée d’« enquête » au cœur de la vie publique, en substituant à la notion de « vérité absolue » celle d’« assertibilité garantie », il propose un modèle coopératif, orienté vers la recherche commune de solutions et admettant sa propre faillibilité.
Une telle approche, attentive aux conditions concrètes de la connaissance partagée, offre aujourd’hui une piste féconde pour affronter les pathologies de l’espace public.
Dewey propose une réflexion forte, avertie des tentations dogmatiques de l’être humain, autrement dit, de sa propension à se ruer sur toutes les certitudes susceptibles de l’apaiser face aux périls, réels ou imaginés, qui le guettent. En ce sens, son pragmatisme est un formidable remède contre tout dogmatisme. C’est un appel à toujours remettre sur le métier la recherche du savoir, et non un quelconque congé donné au savoir.
Sa perspective est profondément marquée par un naturalisme inspiré de certaines des dimensions de l’œuvre de Darwin. Dewey envisage le développement de la connaissance en tant que processus humain d’adaptation aux conditions qui l’environnent, processus dont l’objectif est la restructuration active de ces conditions. La pensée n’est plus, comme pour la tradition, un processus dont la vigueur tient à la distance qu’elle met entre elle et le monde, mais elle se conçoit comme le produit d’une interaction entre un organisme et son environnement.
Dewey a appliqué cette conception de la connaissance à la notion d’enquête. C’est ce qui explique l’intensité de son rapport au réel. Il ne s’agit pas de s’inventer de faux problèmes, mais de partir d’une difficulté qui bloque le progrès et de trouver un moyen satisfaisant de la surmonter.
Dans ce contexte, Dewey distingue trois étapes. L’enquête débute par l’expérience d’une situation problématique, c’est-à-dire une situation qui met en échec nos manières habituelles d’agir et de réagir. C’est en réponse à cette inadaptation que la pensée se met en mouvement et vient nourrir le processus.
La deuxième étape consiste à isoler les données qui définissent les paramètres en vertu desquels la restructuration de la situation initiale va pouvoir s’engager. La troisième étape consiste en un moment de réflexion qui correspond à l’intégration des éléments cognitifs du processus de l’enquête (idées, présuppositions, théories, etc.) à titre d’hypothèses susceptibles d’expliquer la formation de la situation initiale. Le test ultime du résultat de l’enquête n’est nul autre que l’action elle-même. Si la restructuration de la situation antérieure permet de libérer l’activité, alors les éléments cognitifs peuvent être tenus pour « vrais » à titre provisoire.
Cette approche vaut, selon Dewey, aussi bien pour les enquêtes engagées pour résoudre des problèmes de la vie ordinaire que pour des enquêtes scientifiques. La différence entre les deux ne tient qu’au degré de précision plus grand qui peut être requis pour pratiquer les niveaux de contrôle plus élevés qu’appellent des problèmes scientifiques.
L’enquête placée au cœur de cette forme de vie qu’est la démocratie est ainsi ancrée dans une exigence forte d’objectivité. La « dissolution des repères de la certitude » qui caractérise, comme l’écrivait Claude Lefort, la logique démocratique, est ici déjà assumée non comme un obstacle, mais bien comme une condition de la vie démocratique et des formes de coopération qu’elle appelle. La communauté citoyenne constate un problème. Elle s’efforce de le résoudre. C’est l’horizon même de toute coopération.
Il en résulte que le savoir ne saurait être la chasse gardée de savants retranchés dans un langage hyperformalisé, détaché des pratiques concrètes et des réalités vécues.
La figure du spectateur, si prégnante dans certaines théories de la connaissance (et si caractéristique des illusions dont se berce le technocrate), trahit pour Dewey un désir de domination : en excluant les non-initiés du champ du savoir, elle opère une disqualification implicite des formes d’intelligence issues de la pratique. Ce dispositif, pour lui, n’est pas seulement épistémologique : il est politique. Il fonctionne comme une justification implicite d’un ordre social inégal, dans lequel le monopole de la connaissance devient l’outil d’un pouvoir de classe. Renverser cette hiérarchie des savoirs, c’est ainsi remettre en cause les mécanismes mêmes d’une organisation économique et légale qui permet à une minorité de s’arroger le contrôle de la connaissance, en la mettant au service d’intérêts privés, plutôt que de l’orienter vers un usage partagé et démocratique.
Dewey défend une répartition plus équitable des éléments de compréhension liés aux activités sociales et au travail. Ce rééquilibrage doit rendre possible une participation plus large, plus libre, à l’usage et aux bénéfices du savoir, mais il impose aussi aux croyances ordinaires de se mettre à l’épreuve du réel, en entrant dans le processus de l’enquête et en acceptant ses exigences.
En repartant des pratiques concrètes, des problèmes réels, Dewey donne consistance à une théorie de la connaissance fondée sur la coopération, la réflexivité et la capacité d’invention collective qui, pour lui, doit figurer au cœur de toute démocratie digne de ce nom.
La société humaine, telle que l’envisage Dewey, n’est pas une simple juxtaposition d’individus, mais une forme d’association fondée sur l’action conjointe, et sur la conscience, partagée, des effets que cette action produit. C’est en reconnaissant la contribution spécifique de chacun que peut émerger un intérêt commun, entendu comme la préoccupation collective pour l’action et pour l’efficacité des coopérations engagées.
Mais cet intérêt commun reste vulnérable. Lorsqu’un mode d’organisation économique exerce un pouvoir oppressif sans contrepartie, ou lorsque les institutions deviennent sourdes aux dynamiques sociales, l’équilibre se rompt. Dans de telles situations, le défi n’est évidemment pas d’ajuster les individus à l’ordre existant, mais de repenser les formes mêmes de l’association.
Selon cette perspective, les concepts, les théories et les propositions politiques sont appréhendés comme des instruments d’enquête, soumis à la vérification, à l’observation, à la révision. Cela signifie, par exemple, que les politiques publiques doivent être considérées comme des hypothèses de travail, susceptibles d’ajustements constants selon les effets qu’elles produisent. Ce n’est qu’à ces conditions que les sciences sociales pourront contribuer au déploiement d’un dispositif de connaissance apte à guider l’action démocratique.
La démocratie, ainsi comprise, tire sa force de sa capacité à organiser la discussion publique autour des besoins vécus, des déséquilibres ressentis, des tensions expérimentées. Elle repose sur la possibilité pour chacun de s’exprimer, de tester ses croyances, d’évaluer les savoirs produits par d’autres et de juger de leur pertinence face aux problèmes communs. La disponibilité de la connaissance, sa maniabilité dans l’espace public, constitue dès lors un enjeu démocratique fondamental.
À rebours de toute philosophie relativiste, Dewey montre que la « vérité » dont une démocratie peut se nourrir, doit s’élaborer dans le cadre d’une enquête ouverte, partagée, ancrée dans l’expérience.
« Aucune faculté innée de l’esprit, écrit-il dans « le Public et ses problèmes », ne peut pallier l’absence de faits. Tant que le secret, le préjugé, la partialité, les faux rapports et la propagande ne seront pas remplacés par l’enquête et la publicité, nous n’aurons aucun moyen de savoir combien l’intelligence existante des masses pourrait être apte au jugement de politique sociale. »
Une enquête démocratique ne peut s’accommoder d’un public fantôme ni d’un espace public fragmenté, polarisé, déconnecté des pratiques réelles et des problèmes concrets. Elle exige que la société prenne une part active à sa propre compréhension, qu’elle se découvre elle-même par la confrontation aux obstacles qui entravent sa capacité à se constituer en tant que public. C’est en partant des déséquilibres tels que cette collectivité les expérimente que peut s’élaborer une conscience commune minimale et s’armer notre capacité à les surmonter.
Ainsi, la connaissance, dont le public est à la fois le moteur et la finalité, peut être dite véritablement démocratique. Elle ne cherche pas à imposer une vérité depuis les hauteurs d’un savoir institué, mais fait advenir une intelligence collective, capable d’inventer les formes d’une association toujours à réajuster. À l’heure où les pathologies de l’espace public se nourrissent de la disqualification de la parole profane, des effets délétères de la fragmentation algorithmique et de la confiscation de l’autorité cognitive, la pensée de Dewey trace ainsi une voie précieuse : celle d’une démocratie de l’enquête, ouverte, inclusive, rigoureuse, résolument orientée vers l’émancipation et la répartition équitable des libertés d’agir individuelles.
Patrick Savidan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.10.2025 à 16:29
Jean-Philippe Antoni, Professeur de géographie et d'urbanisme, Université Bourgogne Europe
La loi « visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux » (2003) entend limiter l’artificialisation des sols d’ici 2050. Pour concilier développement urbain et sobriété foncière, l’urbanisme souterrain apparaît comme une solution intéressante. Il permet de préserver les terres agricoles et les paysages tout en intégrant infrastructures, commerces ou transports sous la surface.
Dans le cadre d’un aménagement durable lié à la lutte contre le changement climatique, la loi dite « Zéro artificialisation nette » (ZAN), adoptée en 2023, suscite de nombreux débats. Pour atteindre une sobriété foncière devenue nécessaire face à l’ampleur de l’étalement urbain, elle prévoit la fin probable de toute artificialisation d’ici 2050, c’est-à-dire l’interdiction de construire sans compensation sur des espaces qui ne sont pas déjà bâtis. La loi ZAN est de ce fait perçue par certains comme une atteinte historique à la propriété privée, mais également comme un frein à l’autonomie des communes, dont le développement économique et résidentiel serait mis sous cloche. Pour s’y préparer, de nombreux projets envisagent une requalification et une densification du bâti existant, mais rares sont ceux qui proposent de mieux exploiter le sous-sol. Or, l’urbanisme souterrain est une solution déjà ancienne dont les expériences récentes confirment l’efficacité, en particulier dans les zones les plus peuplées.
L’utilisation des sous-sols est souvent mal connue du grand public pour une raison simple qui constitue aussi son principal avantage : son invisibilité. C’est généralement seulement lors des travaux de voirie que l’on découvre dans le sous-sol un foisonnement technique très divers qui regroupe autant des réseaux d’eau, de communication et d’énergie, que des caves ou des espaces de stockage, voire des équipements de transports. La majorité, sans intérêt esthétique, y ont été enfouis pour y être cachés ou pour dégager un espace équivalent à leur volume, laissant la place en surface à des espaces ouverts ou végétalisés. Cette idée a fait l’objet de plusieurs approches théoriques qui ont montré son intérêt pour les villes d’aujourd’hui.
Au début du XXe siècle, l’urbaniste Eugène Hénard est parmi les premiers à imaginer des rues à étages multiples pour rationaliser l’usage du sol et rendre la ville plus salubre. Son idée repose sur le constat qu’au fil du temps, l’accumulation anarchique des réseaux dans les égouts de Paris a rendu leur fonctionnement difficile à gérer et empêche, par sa complication, toute possibilité d’évolution. Il propose alors de réserver systématiquement un espace en sous-sol pour les équipements nécessaires. Les rues seraient comme « dupliquées » : circulation des personnes et des véhicules légers en surface, réseaux techniques et transport lourd en souterrain. Cette proposition préfigure l’urbanisme de dalle, tel qu’il a par exemple été mis en œuvre dans les années 1960 à Barbican Estate (Londres) ou à la Défense (Paris), un quartier d’affaires dont l’aménagement devrait bientôt s’étendre en sous-sol.
Au milieu du XXe siècle, l’architecte Édouard Utudjian (1905-1975) a proposé une théorie de l’urbanisme souterrain plus complète, partant du principe que « les rues seront toujours trop étroites, les distances trop grandes, les constructions trop entassées, les fumées trop nombreuses ». Reste alors le sous-sol, qui apparaît selon lui comme « l’une des chances de demain ». Il y voit en effet plusieurs avantages, notamment la préservation des espaces verts en surface, le doublement des voies de circulation sans croisement, ou la protection du vent et des incendies. Il n’est évidemment pas question « d’enterrer l’habitat humain, mais seulement certains organes de la ville qui encombrent la surface de leur masse inerte », dans lesquels l’homme ne vivra que périodiquement.
La ville souterraine de Montréal (Québec, Canada) concrétise aujourd’hui cette idée. Avec plus de 30 km de galeries souterraines piétonnières reliant près de 2 000 commerces et restaurants éclairés par des puits de lumière au milieu d’œuvres d’art et d’architecture remarquables, elle protège les habitants des intempéries hivernales. La lutte contre le froid et la chaleur est en effet un argument majeur pour justifier les constructions souterraines. Le climat est souvent l’une des premières motivations pour un enfouissement qui réduit les variations de température, à Montréal comme à Abou Dabi, où, pour limiter le recours à la climatisation, la ville laboratoire de Masdar City intègre des galeries et des équipements souterrains, avec à terme, un système de transport individuel et automatique innovant en sous-sol.
Ensuite, c’est la lutte contre la congestion qui justifie les projets souterrains. Le sous-sol permet d’organiser les flux de circulation, de réduire le trafic en surface, et donc la congestion qu’il génère, en augmentant le nombre de voies et en les séparant pour plus de sécurité. Bien connu dans les grandes métropoles, l’efficacité du métro réside dans l’enfouissement de tunnels en ligne droite et en site propre, qui permettent d’éviter l’encombrement et la circulation des rues pour un transport urbain parmi les plus rapides et les plus sûrs au monde.
Enfin, c’est la pénurie d’espace et la préservation des paysages qui invitent à enterrer certains bâtiments ou certaines infrastructures. Cette translation vers le sous-sol libère d’autant l’occupation du sol à l’air libre et ne laisse visible que le patrimoine architectural ou paysager qui doit être mis en valeur. À Naoshima au Japon, le musée de Chichū a par exemple été conçu en souterrain pour faciliter les jeux de lumière mettant l’art en valeur, mais aussi pour conserver une vue sur le paysage de collines environnant, faisant de la qualité du site naturel un atout revendiqué du projet.
Le sous-sol apparaît donc comme une solution possible pour concilier développement urbain et sobriété foncière. La question reste de savoir ce qui pourrait être enterré, et à quelle profondeur, pour que l’ensemble reste viable et vivable. Les propositions déjà anciennes de l’aménageur québécois Daniel J. Boivin y répondent partiellement en découpant le sous-sol en trois strates selon leur accessibilité.
La première, « immédiatement sous nos pieds », est épaisse d’une dizaine de mètres et contient déjà des câbles et des conduites diverses. Elle pourrait aussi accueillir de nombreuses activités commerciales qui nécessitent peu de lumière naturelle directe (supermarchés, discothèques, cinémas, restaurants). Jusqu’à 200 mètres, la deuxième strate pourrait contenir des éléments d’industrie légère, des voies de transport et de stationnement, des entrepôts, des centres de recherche, des studios d’enregistrement ou des installations de chauffage urbain. Enfin, les grandes profondeurs (en dessous de 200 mètres) pourraient être réservées aux équipements lourds comme les centrales électriques, le stockage des déchets industriels, ou les réservoirs d’eau et d’énergie.
Par ailleurs, l’urbanisme souterrain se connecte sans difficulté majeure au système de transport urbain pour y apporter une valeur ajoutée. À Tokyo, par exemple, le développement des galeries marchandes souterraines s’est appuyé sur le métro pour capter sa clientèle, ce qui a permis de compenser directement le prix de l’investissement en sous-sol par un bénéfice commercial augmenté. On retrouve donc ici une idée bien connue des urbanistes d’aujourd’hui : le transit-oriented development (TOD). Théorisé par l’architecte américain Peter Caltorpe, le TOD vise à créer des quartiers accessibles autour des pôles de transport (gares ou stations métro/tramway) avec une haute densité bâtie, une grande mixité fonctionnelle et une déambulation piétonnière qui pourraient être largement favorisées par des projets souterrains.
La question est de savoir à quels coûts de tels projets sont envisageables. Si le montant des investissements nécessaires ne peut être estimé qu’au cas par cas, il est structurellement bien plus important que pour une construction classique. On ne peut donc envisager sa rentabilité que dans le long terme, dans le cadre de partenariats avec les acteurs publics, fondés sur une volonté politique durable de sobriété foncière. Les enjeux sont importants, notamment dans les périphéries des grandes villes sujettes à l’étalement urbain. En enfouissant autant que possible l’architecture sans fenêtres caractéristique des zones commerciales périurbaines, un urbanisme souterrain aurait l’avantage de ne plus consommer d’espaces agricoles et de ne plus nuire aux paysages des entrées de villes qui, plutôt que d’offrir une véritable vitrine aux agglomérations, sont souvent décriées pour leur hétérogénéité et leur manque d’harmonie.
Dans un contexte culturel où le monde souterrain a longtemps été associé à la peur ou à la science-fiction, il reste également à savoir comment de tels projets peuvent être perçus en termes d’ambiance et de confort. Mais c’est d’ores et déjà une question que les usagers du métro ne se posent plus vraiment, et les projets existants montrent par leur fréquentation que le sous-sol peut être exploité à son avantage dans des espaces valorisés par l’éclairage indirect. Il est fort probable que l’acceptabilité de projets de plus grande échelle réside dans un traitement architectural réussi, qui organise avec harmonie la transition entre la surface et le sous-sol. Urbaniser en souterrain n’est donc pas seulement un enjeu pour l’environnement et pour le le climat. C’est aussi un défi pour les architectes de demain.
Jean-Philippe Antoni a reçu des financements de l'Agence de la transition écologique (ADEME) et de l'Agence nationale de la recherche (ANR).
30.09.2025 à 16:59
David Gisselsson Nord, Professor, Division of Clinical Genetics, Faculty of Medicine, Lund University
Alberto Rinaldi, Postdoctoral Researcher in Human Rights and Humanitarian Law, Lund University
On parle de « guerre cognitive » lorsque de fausses informations sont utilisées pour déstabiliser des populations. La Russie – entres autres – l’utilise massivement. Pourtant, cette forme d’action hostile, qui se renforce, n’est pas encadrée par le droit de la guerre. Quelle réponse envisager ?
Imaginez : vous réveillez en écoutant la nouvelle qu’une souche mortelle de grippe est apparue dans votre ville. Les autorités sanitaires minimisent la situation, mais les réseaux sociaux sont inondés d’affirmations contradictoires de la part d’« experts médicaux » débattant de son origine et de sa gravité.
Les hôpitaux sont débordés de patients présentant des symptômes grippaux, empêchant d’autres patients d’accéder aux soins, ce qui conduit à des décès. Il apparaît peu à peu qu’un adversaire étranger a orchestré cette panique en diffusant de fausses informations – comme le fait que la souche aurait un taux de mortalité très élevé. Pourtant, malgré les pertes humaines, aucune règle légale ne qualifie cette situation comme un acte de guerre.
Voici ce qu’on appelle guerre cognitive, ou « cog war » en abrégé, lorsque le domaine cognitif est utilisé sur les champs de bataille ou dans des attaques hostiles en dehors des conflits déclarés.
Un exemple classique de guerre cognitive est appelé « contrôle réflexif » – un art que la Russie a perfectionné depuis des décennies. Il s’agit de façonner les perceptions d’un adversaire à son propre avantage sans qu’il ne se rende compte qu’il a été manipulé.
Dans le cadre du conflit en Ukraine, cela inclut des récits sur des revendications historiques de la Russie sur des territoires ukrainiens ou la représentation de l’Occident comme moralement corrompu.
La guerre cognitive vise à prendre l’avantage sur un adversaire en ciblant les attitudes et comportements au niveau individuel, collectif ou de toute la population. Elle est conçue pour modifier les perceptions de la réalité, faisant de « la manipulation de la cognition humaine » un domaine crucial de la guerre. C’est donc une arme dans une bataille géopolitique qui se joue par interactions entre les esprits plutôt qu’entre les corps.
Parce qu’elle peut être menée sans les dommages physiques régulés par les lois de la guerre actuellement en vigueur, la guerre cognitive évolue dans un vide juridique. Cela ne signifie pas qu’elle ne peut pas conduire à de la violence sur la base de fausses informations, ou provoquer des blessures et des décès par effets secondaires.
L’idée que la guerre est avant tout une confrontation mentale, où la manipulation cognitive est centrale, remonte au stratège Sun Tzu (Ve siècle avant notre ère), auteur de l’Art de la guerre. Aujourd’hui, le domaine numérique est l’arène principale de ce type d’opérations.
La révolution numérique permet un contenu de plus en plus personnalisé, exploitant les biais repérés à travers notre empreinte numérique : c’est ce qu’on appelle le « micro-ciblage ». L’intelligence artificielle peut même nous proposer du contenu ciblé sans prendre une seule photo ou sans enregistrer une vidéo. Il suffit d’une requête bien formulée par une IA pour soutenir un récit et des objectifs définis par des acteurs malveillants, tout en trompant discrètement le public.
Ces campagnes de désinformation s’étendent de plus en plus au domaine physique du corps humain. Dans la guerre en Ukraine, on observe encore des récits de guerre cognitive, comme des accusations selon lesquelles les autorités ukrainiennes auraient dissimulé ou provoqué des épidémies de choléra. D’autres allégations sur des laboratoires d’armes biologiques soutenus par les États-Unis ont également été utilisées comme justifications fallacieuses pour l’invasion à grande échelle par la Russie.
Pendant la pandémie de Covid-19, de fausses informations ont causé des décès, certaines personnes refusant les mesures de protection ou ayant recours à des remèdes dangereux pour se soigner. Certains récits liés à la pandémie s’inscrivaient dans une lutte géopolitique. Tandis que les États-Unis menaient des opérations d’information secrètes, des acteurs étatiques russes et chinois coordonnaient des campagnes utilisant des avatars générés par IA et du micro-ciblage pour influencer l’opinion au niveau des communautés et des individus.
La capacité de micro-ciblage pourrait évoluer rapidement grâce à des méthodes de couplage cerveau-machine permettront de collecter des données sur les schémas cognitifs. Ces interfaces entre les machines et le cerveau humain vont de simples électrodes posées sur le cuir chevelu à des casques de réalité virtuelle avec stimulation sensorielle immersive.
Le programme Next-Generation Nonsurgical Neurotechnology (dit, N3) de l’agence chargée de la recherche et du développement de nouvelles technologies à usage militaire aux États-Unis (la DARPA) illustre la façon dont ces dispositifs pourraient « lire» et « écrire » en plusieurs endroits du cerveau simultanément. Cependant, ces outils pourraient également être piratés ou alimentés par des données corrompues dans le cadre de futures stratégies de manipulation de l'information ou de perturbation psychologique. Relier directement le cerveau au monde numérique de cette manière effacera la frontière entre le corps humain et le domaine de l'information de manière inédite.
Les lois traditionnelles de la guerre considèrent l’usage de la force physique – bombes et balles – comme le principal sujet de préoccupation, laissant la guerre cognitive dans une zone grise. La manipulation psychologique est-elle une « attaque armée » justifiant la légitime défense au titre de la Charte des Nations unies ? À ce jour, il n’existe aucune réponse claire. Un acteur étatique pourrait potentiellement utiliser de la désinformation sanitaire pour provoquer des pertes massives dans un autre pays sans déclarer la guerre.
Des lacunes similaires existent même lorsque la guerre traditionnelle est déjà en cours. Dans ce contexte, la guerre cognitive brouille la ligne entre la tromperie militaire autorisée (ruses de guerre) et la perfidie interdite.
Imaginez un programme de vaccination humanitaire collectant secrètement de l’ADN, utilisé ensuite par des forces militaires pour cartographier des réseaux d’insurgés fondés sur des clans. Cette exploitation de données médicales constituerait une perfidie au regard du droit humanitaire — mais seulement si l’on considère que de telles tactiques comme parties intégrantes de la guerre.
Que faire pour nous protéger de cette nouvelle réalité ? Tout d’abord, nous devons repenser la notion de « menace » dans les conflits modernes. La Charte des Nations unies interdit déjà les « menaces de recours à la force » contre d’autres États, mais cela nous enferme dans une conception physique de la menace.
Quand une puissance étrangère inonde vos médias de fausses alertes sanitaires pour semer la panique, cela ne menace-t-il pas votre pays tout autant qu’un blocus militaire ?
Cette problématique a été reconnue dès 2017 par les groupes d’experts à l’origine du Manuel de Tallinn sur la cyberguerre (Règle 70), mais nos normes juridiques n’ont pas suivi.
Ensuite, il faut reconnaître que le préjudice psychologique est un vrai préjudice. Lorsqu’on pense aux blessures de guerre, on imagine des blessures physiques. Pourtant, le stress post-traumatique est reconnu depuis longtemps comme une blessure de guerre légitime — alors pourquoi pas les effets mentaux des opérations cognitives ciblées ?
Finalement, les lois traditionnelles de la guerre pourraient ne pas suffire — il faudrait se tourner vers les règles relatives aux droits humains pour trouver des solutions. Ceux-ci incluent déjà des protections de la liberté de pensée et de la liberté d’opinion mais aussi des interdictions contre la propagande de guerre. Ces dernières pourraient servir de protection des civils contre les attaques cognitives. Les États ont l’obligation de faire respecter ces droits à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières.
L’utilisation de tactiques et de technologies de plus en plus sophistiquées pour manipuler la pensée et les émotions constitue l’une des menaces actuelles les plus insidieuses contre la liberté humaine. Ce n’est qu’en adaptant nos cadres juridiques à ce défi que nous pourrons renforcer la résilience de nos sociétés en permettant aux générations futures de faire face aux crises et conflits de demain.
David Gisselsson Nord bénéficie d'un financement du Conseil suédois de la recherche, de la Société suédoise du cancer et de la Fondation suédoise contre le cancer chez les enfants. Il a également reçu une bourse de voyage du ministère américain de la Défense.
Alberto Rinaldi a reçu un financement de la chaire invitée Raoul Wallenberg en droits de l'homme et droit humanitaire et du Conseil suédois de la recherche.
29.09.2025 à 16:34
Anna Arzoumanov, Maitresse de conférences en langue et littérature françaises, Sorbonne Université
Certaines critiques de la religion relèvent-elles de la liberté d’expression ou basculent-elles dans la stigmatisation des croyants ? En France, la frontière est juridiquement ténue. Dans les prétoires, les juges tranchent, au cas par cas, loin des slogans et des polémiques médiatiques.
Les mots et discours qui circulent dans l’espace public sont régulièrement au cœur de controverses autour des limites de la liberté d’expression. Ils soulèvent des interrogations récurrentes sur les droits des individus, figures publiques ou anonymes, à tenir certains propos. Parmi les sujets les plus sensibles figurent les discours critiques à l’égard des religions.
Si certains les considèrent comme l’expression légitime d’une opinion ou d’un désaccord avec une doctrine, d’autres y voient une forme de stigmatisation insidieuse visant les croyants eux-mêmes. Ainsi, ce qui relève pour les uns d’un simple rejet intellectuel d’une croyance peut apparaître, pour les autres, comme une attaque implicite contre ceux qui y adhèrent. Ces divergences reflètent des clivages idéologiques profonds, qui alimentent la virulence des débats dans l’espace public.
Sans prétendre trancher ce débat, il faut souligner que ces tensions se jouent également dans les salles d’audience. Comment les juges français tracent-ils la ligne entre la critique d’une religion et la stigmatisation de ses fidèles ? La justice reconnaît-elle que cette frontière peut parfois s’estomper, que la critique peut glisser vers la stigmatisation ?
En France, la liberté d’expression repose sur la loi du 29 juillet 1881, qui garantit une parole libre dans l’espace public tout en posant des limites : diffamation, injure, provocation à la haine ou apologie de crimes sont ainsi sanctionnées. Longtemps concentré à la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris, ce contentieux s’est largement diffusé sur le territoire français avec les réseaux sociaux, impliquant désormais des anonymes autant que des figures publiques.
Pour les juges, la méthode reste constante : identifier la cible des propos, puis en apprécier le sens selon le contexte. Ce cadre juridique repose sur une distinction essentielle : on ne punit pas une opinion, mais un discours portant atteinte à des personnes. Cela rejoint l’opposition formulée par le philosophe français Ruwen Ogien (1947-2017) entre offense, dirigée contre des idées ou des croyances, et préjudice, qui touche des individus ou des groupes identifiables.
Ainsi, critiquer une religion, même de manière virulente, relève de la liberté d’expression, alors que viser explicitement ses fidèles en excède les limites. Les tribunaux font la différence entre des propos sur « l’islam » ou sur « le catholicisme », qui désignent des dogmes religieux, et ceux visant « les musulmans » ou « les catholiques », assimilables à des attaques contre des personnes. Cette ligne de séparation permet d’expliquer certaines décisions judiciaires : Michel Houellebecq, par exemple, a été relaxé en 2002 après avoir qualifié l’islam de « religion la plus con », la justice estimant qu’il s’en prenait au dogme, non aux croyants.
Cette distinction opérée entre croyance et croyants s’explique par le fait que, depuis 1881, le blasphème n’est plus un délit en France. La critique de figures ou de symboles religieux est donc légalement permise, même si elle choque. Mais cela n’empêche pas certains groupes de considérer ces critiques comme des atteintes aux croyants eux-mêmes. À intervalles réguliers, des associations saisissent les tribunaux pour tenter de faire reconnaître qu’une offense dirigée contre une religion constitue en réalité un préjudice infligé à ceux qui la pratiquent. La sociologue Jeanne Favret-Saada a bien analysé ce phénomène dans les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988 (2017), en montrant comment, dans certaines procédures, ces associations tentent de transformer une offense symbolique en une atteinte personnelle devant la justice.
La plupart des actions en justice liées à des offenses religieuses sont portées par des associations chrétiennes, notamment catholiques. En première ligne, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif), qui multiplie les procédures pour dénoncer ce qu’elle considère comme de la christianophobie. Pour elle, critiquer un dogme ou un symbole religieux revient à attaquer les croyants eux-mêmes. Dès 2010, le chercheur Jean Boulègue (1936-2011) relevait déjà que 90 % de ces affaires étaient engagées par des chrétiens, avec l’intention de faire reconnaître juridiquement l’offense comme un préjudice réel.
Des associations musulmanes ont tenté d’emprunter la même voie, notamment lors des procès contre Michel Houellebecq, en 2002, ou contre Charlie Hebdo après la publication des caricatures de Mahomet, en 2007. Mais la justice a tranché systématiquement en faveur d’une relaxe, les juges estimant que la critique visait la religion, non les musulmans en tant que groupe. Une position réaffirmée régulièrement : tant que le discours cible le dogme et non les fidèles, elle reste protégée par la liberté d’expression. En 2006, la Cour de cassation a même annulé une condamnation contre une publicité pastichant la Cène, rappelant qu’un symbole religieux peut être détourné sans que cela constitue une injure.
Si le principe juridique semble clair, son application se heurte à certains discours qui le mettent à mal. Dès lors que le discours s’éloigne du sens littéral, par des procédés comme la métonymie ou la personnification, l’identification de la cible devient plus complexe. C’est dans ces zones grises que se joue aujourd’hui la frontière entre critique légitime d’une croyance et discours stigmatisant des croyants.
Le sens littéral des mots ne suffit pas toujours à identifier leur cible. Le contexte, le ton, l’intention, et certaines figures de style peuvent en modifier la portée.
Parmi elles, la métonymie désigne un objet par un autre auquel il est lié : dire « boire un verre », c’est évoquer le contenu, non le contenant. Dans le vers de Paul Éluard, « Paris a froid, Paris a faim », Paris désigne les habitants, non la ville elle-même. Ce glissement, bien connu des linguistes, peut devenir source d’ambiguïté en justice, où l’interprétation précise des propos est cruciale. La métonymie permet de suggérer sans nommer, de contourner les interdits sans les enfreindre explicitement. Dans les prétoires, elle pose la question suivante : où s’arrête la critique d’une idée ou d’un dogme, et où commence l’attaque d’un groupe de personnes ?
Un premier exemple éclaire ces enjeux. Un arrêt de la Cour de cassation du 16 mars 2021 portait sur un tract diffusé après l’attentat de Magnanville (Yvelines), où figuraient les slogans « Islam assassin » et « Islam dehors », associés à un poignard ensanglanté. La question posée aux juges : ces slogans visaient-ils la religion ou, métonymiquement, ses fidèles ? Le tract, en attribuant à l’islam des intentions humaines (volonté de soumettre, violence), recourait à la personnification, ce qui ouvre la voie à une désignation implicite des musulmans.
Le tribunal correctionnel a vu dans ce procédé une attaque indirecte contre les pratiquants, renforcée par d’autres expressions stigmatisantes caractéristiques du discours raciste (« grand remplacement », « invasion »). La cour d’appel, au contraire, a opté pour une lecture littérale, jugeant que l’absence de mention explicite d’un groupe empêchait de qualifier les propos d’incitation à la haine. La Cour de cassation a cassé cette décision, rappelant qu’on ne peut faire abstraction du discours figuré ni de ses effets implicites. Ce cas oppose donc deux lectures : l’une, contextuelle et figurale, attentive aux procédés stylistiques ; l’autre, strictement littérale, limitée au sens des mots en dehors de leur usage en contexte.
Une autre affaire, liée à des propos tenus en 2013 à Belfort (Territoire de Belfort), met en lumière un autre aspect de cette frontière floue entre critique de la religion et stigmatisation des croyants. La même personne que celle du tract y déclare : « Oui je suis islamophobe, et alors ? La haine de l’islam, j’en suis fière. L’islam est une saloperie […], c’est un danger pour la France. » Contrairement au tract, ici la religion est explicitement visée, sans glissement apparent vers les fidèles. La prévenue assume une hostilité envers une religion, et non envers ceux qui la pratiquent. Elle est condamnée en première instance par des juges qui acceptent d’y voir un glissement entre haine de la religion et haine des croyants, mais relaxée en appel : les juges reconnaissent la violence du propos, mais estiment qu’il relève d’une opinion sur une religion, sans intention manifeste de stigmatiser un groupe. Ce raisonnement interroge. Peut-on vraiment dissocier des formules comme « haine de l’islam » ou « l’islam est un danger » de toute portée sociale sur les croyants ? Revendiquer son islamophobie comme l’affirmation d’une haine à l’égard d’une croyance peut à l’inverse être vu comme une manière de contourner l’interdit de la haine envers les personnes, sous couvert de critiquer une abstraction.
Ces deux affaires illustrent les limites d’une approche strictement littérale. Si les propos ne franchissent pas toujours le seuil de l’incitation légale, ils révèlent combien la frontière entre critique du dogme et attaque des croyants peut être instable, et parfois exploitée pour rester dans la légalité.
L’affaire Houellebecq, évoquée plus haut, en offre une nouvelle illustration. Dans une interview, l’écrivain affirme : « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. » La justice y voit une critique de la religion en tant que telle, et non une attaque contre ses fidèles. Pourtant, lorsqu’il poursuit en déclarant : « L’islam naît avec la volonté de soumettre le monde […]. C’est une religion belliqueuse, intolérante, qui rend les gens malheureux », le discours glisse vers une personnification du dogme. Ce procédé ouvre la voie à une lecture métonymique, susceptible d’assimiler croyance et croyants. Là encore, l’interprétation littérale masque les effets de glissement potentiels du propos et l’ambiguïté de leur cible.
Les exemples étudiés montrent que la justice française s’efforce de maintenir une distinction délicate entre la critique du dogme et l’attaque dirigée contre les croyants eux-mêmes. Toutefois, cette frontière demeure instable, car elle peut facilement être contournée. Les mots, en contexte, peuvent glisser insidieusement de l’abstraction théologique à la stigmatisation implicite d’un groupe de fidèles. Ce glissement, souvent permis par les ressources mêmes du langage – métonymie, personnification, implicite – exige des juges une lecture fine et contextualisée des discours, attentive non seulement à leur contenu littéral, mais aussi à leurs effets, leurs sous-entendus, et à l’intention qui les anime.
Si la liberté de critiquer les religions constitue un principe fondamental en droit français, elle ne saurait servir de paravent à des propos qui, sous des apparences abstraites, ciblent en réalité un groupe identifiable. La langue, par sa richesse et sa souplesse, permet précisément ces déplacements de sens : les ignorer serait faire preuve d’un dangereux aveuglement.
Anna Arzoumanov est l’autrice de Juger les mots. Liberté d’expression, justice et langue, éditions Actes Sud, « La compagnie des langues », avril 2025.
Arzoumanov Anna a reçu des financements de l'ANR et du CNRS pour des projets de recherche sur la liberté d'expression.
29.09.2025 à 12:33
Laura Beton-Athmani, Attachée de Recherche IRTS PACA Corse - Chercheure associée LEST, Aix-Marseille Université (AMU)
Quelles réalités recouvre l’emploi intérimaire dans le secteur médico-social en 2025 ? Une recherche exploratoire auprès de professionnels permet de dresser un premier panorama du phénomène.
Depuis plusieurs années, l’emploi intérimaire émerge dans un secteur où on ne l’attendait pas. Pire ! Où on le redoutait : le secteur social et médico-social. Au cœur d’un paradoxe fort, entre accompagnement de longue durée et travail par essence temporaire.
Faisant grincer des dents, ce phénomène mérite un intérêt particulier : donner à voir la complexité de celui-ci, et surtout des individus qui sont au cœur de ce dilemme « éthique ».
Et si ce qui s’apparente initialement à un désengagement était finalement une forme de réappropriation d’un métier souffrant d’un manque d’attractivité ? D’une marge de manœuvre dans l’exercice de ses fonctions ? Finalement, prendre soin de soi pour « durer » auprès de ceux qui en ont besoin ?
La crise que connaît le travail social n’est pas nouvelle. Dès la fin des années 1990, des auteurs témoignent du malaise des travailleurs sociaux, engendré par une déstructuration de ce champ professionnel. Le sociologue Marcel Jaeger souligne en 2013 cette double impuissance, symbolisée par le manque de moyens et la perte de sens.
Le contexte actuel exacerbe cette crise : difficultés de recrutement, diminution de candidats au sein des instituts de formation, nouveaux profils de stagiaires, abandon de certains déçus par les conditions de travail, complexité des situations des personnes accompagnées, contraintes financières et procédurales, obligation de résultat, bas salaires, libéralisation du travail social, etc.
L’emploi intérimaire interroge une large frange des travailleurs sociaux et des personnels en poste d’encadrement dans le secteur. Mon intérêt pour ce phénomène émergé d’échanges réguliers avec des étudiants en certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) au sein de l’Institut Régional du Travail social (IRTS) Paca Corse.
À ce jour, peu d’études scientifiques évoquent ce phénomène, si ce n’est les travaux de Charlène Charles en protection de l’enfance. Ses résultats mettent en avant la « contrainte » du recours à l’intérim pour des professionnels précaires. Ils répondent principalement à des situations « d’urgence sociale », des missions de « contention sociale », souvent sollicités pour faire fonction de « renfort éducatif », pour des situations de « crises ».
Jusqu’alors, l’intérim a été justifié dans le secteur de la protection de l’enfance du fait de l’accroissement de situations complexes chez les jeunes de l’Aide Sociale à l’Enfance, nommés « les incasables ». Il touche d’autres champs, comme le handicap ou encore la lutte contre l’exclusion, champs enquêtés dans notre recherche.
Afin d’encadrer le recours à l’intérim, la loi Valletoux est promulguée le 27 décembre 2023. En application du décret du 24 juin 2024, elle fixe une durée minimale d’exercice préalable de deux ans pour certains professionnels avant leur mise à disposition d’un établissement ou service social ou médico-social par une entreprise de travail temporaire.
Rebondissement le 6 juin dernier. Le Conseil d’État annule cette mesure pour les professionnels expérimentés, eux aussi touchés par cette mesure.
Mais alors quelles réalités revêtent le recours à l’intérim en travail social en 2025 ? Notre recherche exploratoire auprès de deux organisations du secteur médico-social permet de dresser un premier portrait du phénomène.
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Elle permet de confirmer le manque d’attractivité des métiers ou la souffrance des professionnels du secteur face à des conditions de travail difficiles. Quelques lignes de notre carnet de chercheur font état d’un acte de violence d’un résident auprès d’une professionnelle :
Le 30 janvier 2025, arrivée à 09 heures 15. Je croise C., la [cheffe de service], et H., une [aide-soignante], dans les couloirs. H. a une poche de glace sur la joue. Elle vient de se faire frapper par un résident. Elle propose l’achat d’un sac de frappe pour les résidents. C’était le cas dans un ancien établissement où elle a travaillé.
Au-delà, le recours à l’intérim met en lumière un rapport de force inversé, désormais entre les mains des individus et non plus des organisations. Il entraîne un recours presque inévitable à l’intérim afin d’assurer la survie des établissements concernés, notamment sur des périodes dites « de tensions ». Force est donc de constater le glissement d’un intérim « contraint » à un intérim « choisi » pour les professionnels du secteur.
« Les agences non lucratives, ça fait partie de leur mission d’amener les intérimaires à l’emploi. Les agences non lucratives, c’est une perte de capital humain », rappelle un directeur d’une association.
La digitalisation des agences d’intérim facilite la mise en contact avec les intérimaires, ainsi que la présence de nouvelles agences d’intérim dites coopératives. Certaines d’entre elles ont justement vu le jour grâce à un travail interassociatif, les organisations du secteur souhaitant retrouver une forme de contrôle sur les embauches de ces professionnels.
Du côté des organisations, l’usage de l’intérim peut paraître ambigu. Pour l’une des organisations enquêtées, l’intérim est clairement affiché comme une « période d’essai » du CDI. Cela permet aux managers de proposer des CDI à des intérimaires dont les compétences ont été reconnues.
« Oui, c’est une source d’embauche importante. Ça a été un moyen de permettre, en fait, de remplacer une période d’essai, on va dire comme ça, avec des conditions, pour être honnête, plus avantageuses et pour la personne en intérim, et plus souples pour nous » relève un directeur associatif.
Pour les organisations, les motivations exposées résident principalement dans le fait que les « intérimaires repérés » jouent un rôle de facilitateur. Le recours à l’intérim facilite une partie du travail administratif, notamment lorsque l’agence d’intérim s’occupe des plannings des intérimaires et des roulements.
Ce type d’intérimaires repérés sont porteurs d’une histoire, de connaissances d’un dispositif. De facto, ils facilitent la prise de poste de professionnels permanents, notamment de leur supérieur hiérarchique.
« Pour ne rien vous cacher, ça m’arrangeait aussi puisque c’était toujours les mêmes intérimaires. Elles maîtrisaient mieux le dispositif que moi. Et si je suis honnête, c’est elles qui m’ont plus formée quand je suis arrivée » souligne une cheffe de service éducatif.
Du côté des intérimaires, l’intérim est utilisé pour choisir l’établissement d’exercice, afin d’éprouver les conditions réelles de travail face à l’image et la notoriété d’un établissement ou d’une association.
Les intérimaires témoignent de plusieurs motivations à recourir à ce statut : moins de stress, plus de liberté, des avantages financiers et une meilleure conciliation vie privée/vie professionnelle.
« J’ai des parents vieillissants dont je suis seule à m’occuper. Et comme je disais à la [cheffe de service] : je ne pourrais pas accompagner les résidents ici comme j’ai toujours fait […] Et ne pas m’occuper des miens, ce n’est pas possible. »
Laura Beton-Athmani est vice-présidente de l'association MJF - Jane Pannier.
27.09.2025 à 11:20
Yves Sassier, professeur émérite, Sorbonne Université
L’histoire intellectuelle et politique du XIIᵉ au XIVᵉ siècle est essentielle pour comprendre la transformation des royautés féodales européennes en États modernes et les prémices des idéaux démocratiques. À cette époque, la redécouverte du droit romain et de la philosophie d’Aristote produisent de passionnants débats sur les rapports du pouvoir et de la loi.
Après l’effacement de l’unité impériale romaine au profit de royautés plurielles (Ve siècle), les penseurs (presque tous membres du clergé) intègrent certaines réflexions des antiques sur les finalités de la loi. Il s’agit d’œuvrer en vue de l’utilité commune et d’éviter tout abus de pouvoir du prince. Ils héritent également de la pensée juridique du Bas Empire chrétien, selon laquelle la loi doit s’efforcer d’orienter l’action des princes vers une réalisation spirituelle. Le bon prince doit légiférer pour Dieu et se soumettre lui-même aux lois qu’il impose à ses sujets. Pourtant, la persistance des vieilles pratiques germaniques – vengeance privée et autorégulation sociale des conflits – débouche, vers la fin du IXe siècle carolingien, sur un profond affaiblissement des royautés comme de leur capacité à « faire loi ».
Le XIIe siècle marque un renversement de tendance. La conjoncture économique, démographique et sociale est très favorable aux détenteurs des plus florissantes cités, aux premiers rangs desquels figurent les rois. L’essor de la production et du commerce à distance profite aux princes. Il profite aussi à ceux qui, appartenant au monde clérical des cités, traversent l’Europe pour s’instruire, puis entrent au service des souverains comme conseillers. La démarche intellectuelle de cette élite pensante témoigne d’une lente prise de conscience de la complexité croissante du corps social. Et de la naissance, en son sein d’une forte exigence de sûreté juridique, de liberté et d’identité communautaire.
La réflexion sur le pouvoir, s’inspirant notamment des œuvres de Cicéron, s’oriente ainsi progressivement vers l’idée d’une nature sociale de l’être humain. On réfléchit aussi sur la justice et sur la règle de droit et l’on insiste sur le but ultime de cette justice : mettre en œuvre ce qui est utile à tous et, par-delà, assurer le bien-être matériel et spirituel de la communauté en son entier.
Cette époque est également marquée par la redécouverte de l’immense œuvre juridique de l’empereur romain d’Orient Justinien (VIe siècle). Cet événement considérable suscite la naissance d’une étude textuelle, très tôt mise à profit par les entourages princiers à travers toute la chrétienté occidentale. Dans ce cercle étroit, le débat est lancé entre tenants d’un « absolutisme » princier et partisans d’une capacité propre de toute communauté à émettre ses propres règles.
Les premiers s’appuient sur certains passages de l’œuvre justinienne qui mettent l’accent sur la relation du prince à la loi, notamment deux aphorismes en provenance d’un jurisconsulte romain du IIIe siècle, Ulpien. « Ce qui a plu au prince à la vigueur de la loi ». Ce passage est suivi d’une explication affirmant que par la « lex regia » (loi d’investiture de l’empereur), le peuple romain transmet au prince tout son imperium (pouvoir de commandement) et toute sa potestas (puissance). Et puis :« Le prince est délié des lois », une sentence contraire au modèle du gouvernant soumis à la loi diffusé par la pensée chrétienne du haut Moyen Âge. Tout prince peut alors se prévaloir de ces textes pour affirmer sa pleine capacité à émettre la règle de droit ou à s’affranchir de celle-ci. De telles thèses circulent dès le XIIe siècle dans les entourages royaux.
Cependant, les savants qui glosent le droit romain ont aussi trouvé chez Justinien tel texte par lequel le prince déclare soumettre son autorité à celle du droit et sa propre personne aux lois. Ou tel autre plaidant en faveur d’une fonction législative revenant au peuple, voire d’un droit du peuple d’abroger la loi ou d’y déroger.
La théorie de la supériorité de la coutume générale d’un peuple sur la loi du prince, comme celle de la « certaine science » d’une communauté locale la rendant apte à déroger, en pleine conscience, à la règle générale, est un autre apport de ce XIIe siècle. Tout comme la réflexion, plus mesurée, de certains romanistes sur la nécessité, pour une communauté locale s’affranchissant d’une règle, d’agir avec sagesse et de se donner de nouvelles règles conformes à la raison. Ces exigences correctrices de la théorie première ouvrent la voie à la confirmation d’une capacité de suppression de la « mauvaise » coutume par le prince agissant lui aussi en vertu de sa propre « certaine science »
Jusqu’aux années 1250, c’est principalement dans le sillage de ces acquis que se situe la pensée juridico-politique. La réflexion très neuve sur le pouvoir normatif du prince est désormais un élément essentiel. Le XIIIe siècle est bien celui d’une montée en puissance des législations royales dans nombre de pays européens où semblent dans un premier temps prévaloir les aphorismes d’Ulpien.
La redécouverte, autour des années 1240-1260, de l’_Éthique à Nicomaque et de la Politique_ d’Aristote accélère l’évolution de la réflexion sur l’instrument du pouvoir que redevient la loi. La doctrine naturaliste d’Aristote (l’homme, voué à s’intégrer à une communauté, est par nature un « animal politique ») n’a pas pour conséquence immédiate une complète autonomie du politique vis-à-vis du théologique. Aux yeux des plus aristotéliciens des penseurs du temps, l’homme demeure un être voué à l’obéissance aux commandements divins. La vertu de charité qui lui est assignée implique cet amour du bien commun, vertu première du citoyen.
Il reste cependant que découvrir Aristote permet un remarquable enrichissement de la réflexion sur la communauté. Ici aussi le débat est vif entre juristes et théologiens-philosophes et débouche sur des visions contradictoires des droits de la multitude. Certains considèrent cette dernière comme ayant pleine capacité juridique à consentir aux actes du prince. D’autres persistent à la présenter comme l’équivalent juridique d’un mineur sous protection, son tuteur qu’est le prince disposant d’une plénitude de puissance.
Si l’exigence du bien commun devient plus que jamais l’objet d’un discours rationnel, sa mise en œuvre, néanmoins, peut adopter deux voies bien différentes. La première s’appuie sur la lecture absolutiste de Justinien : elle insiste sur l’idéal du prince vertueux œuvrant au service de son peuple, apte à légiférer seul, mais en s’appuyant sur de sages conseillers ; apte aussi à ne jamais abuser d’une puissance qui ne connaît cependant d’autre frein que sa propre conscience.
La seconde est assurément nouvelle dans le contexte médiéval de cette fin du XIIIe siècle : mettre en œuvre les possibles alternatives qu’offrent deux éléments essentiels de la réflexion d’Aristote. L’un concerne les variantes qui peuvent modifier en profondeur chacun des trois régimes purs) que sont la monarchie, l’aristocratie et la démocratie ; l’autre porte sur sa préférence pour un régime privilégiant un droit de participation active aux affaires publiques accordé à une partie de la population, représentative d’un « juste milieu » social et garante d’un « juste milieu » éthique. Il s’agit ici d’empêcher toute dérive tyrannique provenant tant d’un monarque ou d’une oligarchie que d’un peuple sans vertu.
Le XIVe siècle verra ainsi croître les théories prônant le recours, par le monarque, au dialogue voire au partage de la confection de la loi avec son peuple. Certaines de ces théories iront même jusqu’à afficher l’idée d’une sorte de souveraineté de principe du peuple en matière législative (Marsile de Padoue, Nicole Oresme).
En cette fin de Moyen Âge, la pensée politique, progressivement mise à portée d’une élite plus large, s’est ainsi orientée vers certaines thèses qui préfigurent le « constitutionnalisme » moderne et aussi, à certains égards, vers ce que la doctrine politique occidentale appelle de nos jours « l’État de droit ». Il est cependant vrai que certaines conditions de cet État de droit (séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, pleine souveraineté de tout un peuple liée à une pleine égalité de droit de ses membres) ne seront guère acquises à la fin du XVe siècle.
La réflexion sur le politique, on le sait, s’orientera aussi vers l’autre thèse développée dès le XIIe siècle, celle de la toute-puissance d’un prince « absous des lois ». Elle débouchera au tournant des XVIe et XVIIe siècles sur des parenthèses absolutistes parfois courtes et vouées à l’échec comme dans l’Angleterre des Stuarts, parfois plus longues comme dans la France des Bourbons.
Yves Sassier est l’auteur du Prince et la loi en Occident. VIe siècle av. J.-C.-début XVe siècle, Presses universitaires de France, juin 2025.
Yves Sassier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
26.09.2025 à 17:31
Michel Offerlé, Sociologie du politique, École normale supérieure (ENS) – PSL
Sophie Louey, Sociologue chercheuse au Centre Emile Durkheim, membre du CSO Sciences Po Paris, du CURAPP-ESS et du CEET-CNAM, Sciences Po
« Patron », un terme qui a le plus souvent une charge péjorative. Que peut être alors un « bon patron » ? Les demandes adressées à celui qui préfère aujourd’hui être appelé « chef d’entreprise » ou « entrepreneur » sont multiples. Revue des principales qualités qui leur sont demandées.
Être patron, cela a-t-il à voir avec le ou la politique ? Jusqu’où la revendication de l’entreprise au « service du bien commun » (entre entreprise providence et « Laissez-nous faire nous-mêmes ») peut-elle impacter le métier ?
En France, le terme « patron » est plus souvent associé à des désinences fortement péjoratives : pas seulement mauvais (du point de vue gestionnaire) mais plutôt « salaud de », « pourri », « con », « voyou » ; quant aux adjectifs : « autoritaire » et « tyrannique » se le disputent à « hautain », « caractériel » ou « inabordable ».
Dans tous les cas, être patron suppose de se placer dans une relation de domination à l’égard de ses salariés qui sont, eux, dans un état de subordination économique et juridique à l’égard de leur employeur. L’employeur est le chef de l’entreprise et, comme tel, c’est lui qui peut se réserver les tâches les plus gratifiantes, et déléguer le travail, et notamment « le sale boulot » à ses « collaborateurs ».
Cette présentation négative a été contrée depuis longtemps par un ensemble de dénégations argumentatives et de pratiques qui entendent montrer que le patron est indispensable dans une économie de marché, soit le système économique le plus efficace dans lequel se crée de la richesse et des emplois.
Et le mot « patron » tend à être refoulé dans des siècles antérieurs (le patron « à la Zola »). Le terme est entré en déshérence au profit de ceux de « chef d’entreprise », d’« entrepreneur » ou, dans un langage international, de « manager » voire de CEO (pour chief executive officer, dans la langue de Steve Jobs). En 1995, le changement du nom de l’organisation interprofessionnelle du Conseil national du patronat français (CNPF) en Mouvement des entreprises de France (Medef) marque aussi cet objectif de modifier et de moderniser les représentations patronales.
À lire aussi : « Patron incognito », ou quand la télé-réalité façonne une vision morale de l’entreprise
Par ailleurs, des techniques très différentes de mise au travail et d’acceptation ou d’assentiment de la subordination s’inventent tous les jours, de manière parfois cosmétique, pour établir ou rétablir un management qui peut être alors :
Cela peut aller du réinvestissement du paternalisme de proximité (il vient dire bonjour tous les matins, il connaît les problèmes de ses salariés) à des expérimentations, comme l’entreprise libérée, en passant par des pratiques vertueuses que peuvent mettre en œuvre des patrons de l’économie sociale et solidaire ou certains innovateurs patronaux.
La question du ratio d’équité, soit le rapport entre le salaire médian ou moyen des salariés et celui des plus hauts dirigeants, reste un sujet relativement confidentiel. Certains rares patrons pratiquent le 1 à 4 quand d’autres acceptent un salaire mensuel à 7 chiffres, ce qui peut amener le ratio à plus de 200.
Un bon patron serait celui qui paye bien, qui embauche des CDI, comme, par exemple Axyntis qui assure des conditions de travail optimales à ses salariés, hommes et femmes, qui a de la considération pour eux et pour leur travail, qui les traite comme des co-équipiers, qui les associe à la réflexion voire à la décision, et, au-delà de toutes ces contraintes, qui sait assurer la rentabilité financière de l’entreprise, sa viabilité et sa pérennité.
En poussant au maximum les rapports sociaux dans un cadre de capitalisme de marché, les marges de manœuvre vertueuses sont possibles et encore à inventer. Quelques entreprises, mais beaucoup moins qu’aux États-Unis avant la nouvelle présidence de Trump, ont pris l’initiative de politiques de diversité (égalité entre femmes et hommes, diversité d’origine des salariés).
La taille de l’entreprise est parfois discriminante, mais pas toujours. Un grand patron pourrait arriver à une forme d’harmonie conjuguée aux pièces du puzzle d’une multinationale et un petit patron peut aussi se révéler tout à fait tyrannique, qu’il s’agisse d’une entreprise conventionnelle ou d’une start-up, une catégorie d’une fluidité exemplaire où le up or out ainsi que l’agilité et la flexibilité maximales peuvent mener à l’arbitraire et à la précarité.
Être un bon patron, c’est l’être aussi à l’égard de ses pairs, qui se jaugent et se reconnaissent entre eux, et qui peuvent à tous les gradins des patronats entrer en concurrence pour obtenir des prix et des trophées sur certaines scènes et défendre des causes communes sur d’autres. Mais être « un bon patron » ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise ou des clubs de sociabilité patronale.
Depuis plusieurs années, la thématique de l’entreprise a resurgi dans les débats socioéconomiques et politiques. Pour autant, on ne va plus jusqu’à prôner, comme cela a précédemment été fait, une « réforme de l’entreprise » ou encore la nécessité d’avoir un permis de diriger une entreprise (comme il existe un permis de conduire), ni même une nationalisation des moyens de production et d’échange qui serait couronnée par une autogestion.
Les propositions les plus audacieuses, en matière de transformation des directions d’entreprises, vont à l’instauration de conseils des parties prenantes et à l’introduction (partielle) de la Mitbesttimung (ou, cogestion paritaire) allemande, soit la présence des salariés dans les organes de direction des entreprises à quasi parité avec les porteurs de capitaux.
À la suite du rapport Notat-Senard (2018), la loi Pacte a entériné certaines modifications et a amendé l’article 1833 du Code civil en y définissant de manière dynamique le but d’une société commerciale étant gérée « dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Ainsi, le but n’est pas, comme l’écrivait Milton Friedman, de faire uniquement du profit.
Désormais il ne s’agit pas de satisfaire seulement les actionnaires (sans qui rien n’existerait, estiment les libéraux) en matière de rentabilité économique, mais aussi de tenir compte des parties prenantes que sont les salariés et, plus largement, la collectivité. Les entreprises sont désormais responsables des conséquences que leur activité produit sur la société et sur son environnement.
Cette loi a donné lieu à des débats nombreux, dans le pas assez ou le beaucoup trop, et l’on a vu fleurir des raisons d’être entrepreneuriales qui sont allées des exercices purement cosmétiques jusqu’à une réflexion orchestrée sur les finalités de telle entreprise. De ce fait, les entreprises à mission, pour lesquelles des contraintes diverses de résultats selon l’exigence de certification ne sont pas très nombreuses, et encore moins parmi les très grandes entreprises.
Pourtant, certaines organisations, le Crédit mutuel Alliance fédérale et la Maif ont, par exemple, mis en place, en 2023, le dividende écologique et le dividende sociétal, qui ne sont pas suivis par d’autres grandes entreprises. Ces dividendes consistent à reverser une partie de leurs résultats à des projets écologiques ou sociaux.
S’arrêter là serait négliger une large partie du problème, car la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises est loin de ne renvoyer qu’à des initiatives isolées. Elle est désormais mesurée par un ensemble d’indicateurs (obligatoires ou facultatifs) parfois très sophistiqués et en concurrence, et doit aussi se conjuguer avec d’autres types d’implication.
Un « bon patron » est celui qui, idéalement, ne s’intéresse pas seulement à ses éventuels actionnaires, à ses salariés, à ses consommateurs (qualité/prix/utilité sociale et environnementale), mais aussi à ses fournisseurs et à ses sous-traitants pour lesquels il doit appliquer les mêmes règles et, pour les grandes entreprises, qu’il ne doit pas pressurer en matière de coûts (qui se répercutent obligatoirement sur la qualité du produit et sur les conditions de travail des salariés) ni jouer sur la trésorerie et les délais de paiement.
Un « bon patron » est aussi celui qui « tient » au travail dans des dimensions pratiques. Autrement formulé, il participe directement aux activités de l’entreprise qu’il s’agisse de la gérer quotidiennement, de créer des emplois, d’étendre son activité ou même de contribuer parfois directement à des activités de production.
Reste à ajouter la dernière responsabilité, à l’égard de l’État qui apparaît chez beaucoup d’entre eux comme un prédateur inefficace. Un « bon patron » devrait aussi avoir une politique fiscale transparente et éthique, mais elle est bien souvent en concurrence avec une saine gestion des utilités qui impliquent optimisations, voire exils fiscaux. Quant aux patrons catégorisés comme « exilés fiscaux » ou encore « surexploiteurs » des ressources de la planète, on retrouve là notre oxymore initial faisant d’eux des « mauvais » patrons plutôt que des « bons ».
On n’oubliera pas dans cette énumération à 360 degrés du métier patronal, le rôle que peut jouer « la femme du patron » dans la maisonnée économique que constitue l’aventure entrepreneuriale (héritée, achetée, créée ou assumée temporairement pour les patrons de grandes entreprises). On pourrait parler aussi du mari de la patronne car, si le métier de patron, bon ou mauvais, est encore masculin principalement, la féminisation très différentielle selon les secteurs est en marche.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
25.09.2025 à 19:44
Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Alliance Paris Lumières
L’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été jugé coupable d’association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle victorieuse de 2007. Condamné notamment à cinq ans de prison, il sera convoqué le 13 octobre pour connaître la date de son incarcération. Cet événement inédit dans l’histoire de France s’inscrit dans une évolution des pratiques de la magistrature qui s’est progressivement émancipée du pouvoir politique. Elle couronne le principe républicain, proclamé en 1789, mais longtemps resté théorique, d’une pleine et entière égalité des citoyens devant la loi.
Le 25 septembre 2025, Nicolas Sarkozy a été reconnu coupable d’association de malfaiteurs par le tribunal correctionnel de Paris, qui a considéré qu’il avait tenu un rôle actif dans la mise en place d’un dispositif de financement de sa campagne électorale de 2007 par les dirigeants libyens. Comme on pouvait s’y attendre, cette décision a immédiatement suscité l’ire d’une large partie de la classe politique.
Que l’on conteste la décision en soutenant qu’elle est injuste et infondée, cela est parfaitement légitime dans une société démocratique, à commencer pour les principaux intéressés, dont c’est le droit le plus strict – comme, d’ailleurs, de faire appel du jugement. Mais, dans le sillage de la décision rendue dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national, cette condamnation est aussi l’occasion, pour une large fraction des classes dirigeantes, de relancer le procès du supposé « gouvernement des juges ».
Certes, la condamnation peut paraître particulièrement sévère : 100 000 euros d’amende, cinq ans d’inéligibilité et surtout, cinq ans d’emprisonnement avec un mandat de dépôt différé qui, assorti de l’exécution provisoire, oblige le condamné à commencer d’exécuter sa peine de prison même s’il fait appel.
Toutefois, si on les met en regard des faits pour lesquels l’ancien chef de l’État a été condamné, ces peines n’apparaissent pas disproportionnées. Les faits sont d’une indéniable gravité : organiser le financement occulte d’une campagne électorale avec des fonds provenant d’un régime corrompu et autoritaire, la Libye, (dont la responsabilité dans un attentat contre un avion ayant tué plus de 50 ressortissants français a été reconnue par la justice), en contrepartie d’une intervention pour favoriser son retour sur la scène internationale…
Alors que la peine maximale encourue était de dix ans de prison, la sanction finalement prononcée ne peut guère être regardée comme manifestement excessive. Mais ce qui est contesté, c’est le principe même de la condamnation d’un responsable politique par la justice, vécue et présentée comme une atteinte intolérable à l’équilibre institutionnel.
Si l’on prend le temps de la mise en perspective historique, on constate pourtant que les jugements rendus ces dernières années à l’encontre des membres de la classe dirigeante s’inscrivent, en réalité, dans un mouvement d’émancipation relative du pouvoir juridictionnel à l’égard des autres puissances et, en particulier, du pouvoir exécutif. Une émancipation qui lui permet, enfin, d’appliquer pleinement les exigences de l’ordre juridique républicain.
Faut-il le rappeler, le principe révolutionnaire proclamé dans la nuit du 4 au 5 août 1789 est celui d’une pleine et entière égalité devant la loi, entraînant la disparition corrélative de l’ensemble des lois particulières – les « privilèges » au sens juridique du terme – dont bénéficiaient la noblesse et le haut clergé. Le Code pénal de 1791 va plus loin encore : non seulement les gouvernants peuvent voir leur responsabilité mise en cause devant les mêmes juridictions que les autres citoyens, mais ils encourent en outre des peines aggravées pour certaines infractions, notamment en cas d’atteinte à la probité.
Les principes sur lesquels est bâti le système juridique républicain ne peuvent être plus clairs : dans une société démocratique, où chaque personne est en droit d’exiger non seulement la pleine jouissance de ses droits, mais d’une façon générale, l'application de la loi, nul ne peut prétendre bénéficier d’un régime d’exception – les élus moins encore que les autres. C’est parce que nous avons l’assurance que leurs illégalismes seront sanctionnés effectivement, de la même façon que les autres citoyens et sans attendre une bien hypothétique sanction électorale, qu’ils et elles peuvent véritablement se dire nos représentantes et représentants.
Longtemps, cette exigence d’égalité juridique est cependant restée largement théorique. Reprise en main et placée dans un rapport de subordination plus ou moins explicite au gouvernement, sous le Premier Empire (1804-1814), la magistrature est demeurée sous l’influence de l’exécutif au moins jusqu’au milieu du XXe siècle. C’est pourquoi, jusqu’à la fin du siècle dernier, le principe d’égalité devant la loi va se heurter à un singulier privilège de « notabilité » qui, sauf situations exceptionnelles ou faits particulièrement graves et médiatisés, garantit une relative impunité aux membres des classes dirigeantes dont la responsabilité pénale est mise en cause. Il faut ainsi garder à l’esprit que la figure « du juge rouge », popularisée dans les médias à la fin des années 1970, vient stigmatiser des magistrats uniquement parce qu’ils ont placé en détention, au même titre que des voleurs de grand chemin, des chefs d’entreprise ou des notaires.
La donne ne commence à changer qu’à partir du grand sursaut humaniste de la Libération qui aboutit, entre autres, à la constitution d’un corps de magistrats recrutés sur concours, bénéficiant à partir de 1958 d’un statut relativement protecteur et d’une école de formation professionnelle spécifique, l’École nationale de la magistrature. Ce corps se dote progressivement d’une déontologie exigeante, favorisée notamment par la reconnaissance du syndicalisme judiciaire en 1972. Ainsi advient une nouvelle génération de juges qui, désormais, prennent au sérieux la mission qui leur est confiée : veiller en toute indépendance à la bonne application de la loi, quels que soient le statut ou la situation sociale des personnes en cause.
C’est dans ce contexte que survient ce qui était encore impensable quelques décennies plus tôt : la poursuite et la condamnation des notables au même titre que le reste de la population. Amorcé, comme on l’a dit, au milieu des années 1970, le mouvement prend de l’ampleur dans les décennies suivantes avec la condamnation de grands dirigeants d’entreprises, comme Bernard Tapie, puis de figures politiques nationales, à l’image d’Alain Carignon ou de Michel Noir, députés-maires de Grenoble et de Lyon. La condamnation d’anciens présidents de la République à partir des années 2010 – Jacques Chirac en 2011, Nicolas Sarkozy une première fois en 2021 – achève de normaliser cette orientation ou, plutôt, de mettre fin à l’anomalie démocratique consistant à réserver un traitement de faveur aux élus et, plus largement, aux classes dirigeantes.
Procédant d’abord d’une évolution des pratiques judiciaires, ce mouvement a pu également s’appuyer sur certaines modifications du cadre juridique. Ainsi de la révision constitutionnelle de février 2007 qui consacre la jurisprudence du Conseil constitutionnel suivant laquelle le président de la République ne peut faire l’objet d’aucune poursuite pénale durant l’exercice de son mandat, mais qui permet la reprise de la procédure dès la cessation de ses fonctions. On peut également mentionner la création, en décembre 2013, du Parquet national financier qui, s’il ne bénéficie pas d’une indépendance statutaire à l’égard du pouvoir exécutif, a pu faire la preuve de son indépendance de fait ces dernières années.
C’est précisément contre cette évolution historique qu’est mobilisée aujourd’hui la rhétorique de « la tyrannie des juges ». Une rhétorique qui vise moins à défendre la souveraineté du peuple que celle, oligarchique, des gouvernants.
Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.09.2025 à 16:44
Debbie Felton, Professor of Classics, UMass Amherst
L’historien grec Hérodote (484 avant notre ère-425 avant notre ère) a cherché à comprendre la défaite de l’Empire perse face à la Grèce, moins puissante mais démocratique. Ses réflexions nous éclairent sur les dangers et les faiblesses des régimes autoritaires.
En tant que professeur de lettres classiques, je sais que les inquiétudes face à l’autoritarisme remontent à des millénaires. Une première discussion apparaît dans l’œuvre d’Hérodote, écrivain grec du Vᵉ siècle avant Jésus-Christ, dont l’Histoire – parfois appelée Histoires – est considérée comme le premier grand récit en prose de la littérature occidentale.
Hérodote y analysa l’invasion de la Grèce par les Perses – l’événement décisif de son temps. Pour comprendre comment la Grèce, une puissance bien plus petite, réussit à obtenir une victoire majeure sur la Perse, il étudia la nature d’un leadership efficace, qu’il considérait comme un facteur déterminant dans l’issue du conflit.
La Perse était déjà un vaste empire lorsqu’elle envahit la Grèce, un petit pays composé de cités-États indépendantes. Les Perses s’attendaient à une victoire rapide et facile.
Au lieu de cela, les guerres médiques durèrent plus d’une décennie, de 490 à 479 avant notre ère. Elles s’achevèrent par la défaite des Perses – un événement inattendu. La Perse abandonna alors son expansion vers l’ouest, tandis que diverses cités grecques formèrent une alliance fragile, qui dura près de cinquante ans.
Pour expliquer ce résultat surprenant, Hérodote décrivit l’évolution des sociétés perses et grecques avant ce conflit décisif. Selon lui, le fait que de nombreuses cités grecques disposaient de gouvernements représentatifs leur permit d’accéder à la victoire.
Ces systèmes permettaient aux individus de participer aux discussions stratégiques et amenèrent les Grecs à s’unir pour combattre pour leur liberté. Par exemple, lorsque la flotte perse se dirigeait vers la Grèce continentale, le général athénien Miltiade déclara :
« Jamais nous n’avons été en si grand danger. Si nous cédons aux Perses, nous souffrirons terriblement sous le tyran Hippias. »
Hérodote avait tendance à placer ses réflexions politiques dans la bouche de personnages historiques, tels que Miltiade. Il rassembla sa pensée sur le gouvernement dans ce que les historiens appellent le « Débat constitutionnel », une conversation fictive entre trois personnages bien réels : des nobles perses nommés Otanès, Mégabyze et Darius.
Pendant des siècles avant d’envahir la Grèce, la Perse n’était qu’une petite région habitée par divers peuples iraniens anciens et dominée par le royaume voisin des Mèdes. Puis, en 550 av. n. è., le roi Cyrus II de Perse renversa les Mèdes et étendit le territoire perse pour fonder ce qui devint l’Empire achéménide.
Grâce à son gouvernement efficace et à sa tolérance envers les cultures qu’il avait conquises, les historiens l’appellent « Cyrus le Grand ».
Son fils et successeur, Cambyse II, eut moins de succès. Il ajouta l’Égypte à l’Empire perse, mais, selon Hérodote, Cambyse agit de manière erratique et cruelle. Il profana la tombe du pharaon, se moqua des dieux égyptiens et tua Apis, leur taureau sacré. Il exigea également que les juges perses modifient les lois afin qu’il puisse épouser ses propres sœurs.
Après la mort de Cambyse II, sans héritier, diverses factions se disputèrent le trône de Perse. C’est dans cette période d’instabilité qu’Hérodote situa sa réflexion sur les systèmes politiques alternatifs.
Otanès, le premier orateur du Débat constitutionnel, déclare :
« Le temps est révolu où un seul homme parmi nous peut détenir un pouvoir absolu. »
Il recommande que le peuple perse prenne lui-même en main les affaires de l’État.
« Comment la monarchie peut-elle rester notre norme, alors qu’un monarque peut faire tout ce qu’il veut, sans aucun compte à rendre ? », demande Otane.
Plus grave encore, un monarque « bouleverse les lois », comme l’a fait Cambyse II.
Otanès préconise le gouvernement du plus grand nombre, qu’il appelle « isonomie », c’est-à-dire « égalité devant la loi ». Dans ce système, explique-t-il, les responsables politiques sont élus, doivent rendre des comptes pour leur comportement et prendre leurs décisions en toute transparence.
Le noble compagnon d’Otanès, Mégabyze, est d’accord pour que les Perses abolissent la monarchie, mais il exprime des inquiétudes concernant le gouvernement par le peuple. « La masse est inutile – rien n’est plus insensé et violent qu’une foule », affirme Mégabaze. Selon lui, les « gens du commun » ne comprennent pas les subtilités de l’art de gouverner.
À la place, Mégabyze propose l’oligarchie, ou le « gouvernement par quelques-uns ». Choisir les meilleurs hommes de Perse et les laisser gouverner les autres, insiste-t-il, car ils « trouveront naturellement les meilleures idées ».
Mais Mégabyze n’explique pas qui pourrait être considéré comme faisant partie des « meilleurs hommes », ou qui serait chargé de les sélectionner.
Le troisième orateur, Darius, considère la démocratie et l’oligarchie comme également imparfaites. Il souligne que même des oligarques bien intentionnés se disputent entre eux parce que « chacun veut que son opinion l’emporte ». Cela conduit à la haine et à pire encore.
Darius affirme au contraire qu’« en faisant preuve de bon jugement, un monarque sera un gardien irréprochable du peuple ». Il soutient que, puisque la Perse a été libérée par un seul homme, le roi Cyrus II, les Perses doivent maintenir leur monarchie traditionnelle.
Darius n’explique pas comment garantir le bon jugement d’un monarque. Mais son argument l’emporte. Il devait en être ainsi, puisque, dans les faits, Darius devint le roi de Perse. Les rois, ou « shahs » régnèrent sur la Perse – qui prit le nom d’Iran en 1935 – jusqu’à ce que la révolution iranienne de 1979 abolisse la monarchie et établisse la République islamique d’Iran.
Hérodote lui-même était largement favorable à la démocratie, mais son débat constitutionnel ne prône pas un seul type de gouvernement. Il valorise plutôt des principes de bon gouvernement. Parmi eux : la responsabilité, la modération et le respect du « nomos », un terme grec qui englobe à la fois la coutume et la loi.
Hérodote souligne : « Autrefois, de grandes cités sont devenues petites, tandis que de petites cités sont devenues grandes. » La fortune humaine change constamment, et l’échec de la Perse à conquérir la Grèce n’en est qu’un exemple.
L’histoire a vu l’ascension et la chute de nombreuses puissances mondiales. Les États-Unis chuteront-ils à leur tour ? Le président actuel, Donald Trump, n’est pas techniquement un monarque, mais certains estiment qu’il agit comme tel. Son administration et lui ont ignoré des décisions de justice, empiété sur les pouvoirs du Congrès et cherché à réduire ses critiques au silence en s’attaquant à la liberté d’expression, pourtant protégée par la Constitution américaine. Hérodote considérait que la monarchie perse, dont les rois estimaient leur propre autorité suprême, constituait la faiblesse qui mena à leur foudroyante défaite en 479 avant notre ère.
Debbie Felton est affiliée au parti démocrate (enregistrée sur les listes électorales).
23.09.2025 à 16:19
Alexandrine Lapoutte, Maître de conférence en sciences de gestion, Université Lumière Lyon 2
Depuis 2020, la « République de l’Économie sociale et solidaire » a pour ambition de construire un projet politique porteur d’une vision du monde. Laquelle ? Fondée sur quels imaginaires ? Quels mythes ?
Alors que les dystopies prolifèrent, alimentant à coup de zombies un imaginaire de l’effondrement, et que les entrepreneurs de la Silicon Valley rêvent de technosolutionnisme, l’économie sociale et solidaire (ESS) trace sa voie.
L’ESS, définie par une loi en 2014, regroupe des mutuelles, coopératives, associations, fondations et certaines sociétés commerciales qui respectent trois conditions cumulatives : un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices (utilité sociale), une gouvernance démocratique (le pouvoir est attaché à la personne plutôt qu’à l’argent) et un emploi des bénéfices au développement de l’activité (non lucrativité ou lucrativité limitée, réserves impartageables).
Mais quels imaginaires l’ESS propose-t-elle au monde aujourd’hui ? C’est ce que nous avons cherché à comprendre avec l’analyse de récits liés à la « République de l’Économie sociale et solidaire ».
Lancé en 2020, ce mouvement a pour objectif de créer une dynamique collective de citoyens autour d’un projet politique commun, fondé sur une vision du monde et des « raisons d’agir ».
Un temps mise au ban pour avoir conduit au pire, la pandémie de Covid-19 a suscité un retour en grâce de la notion d’utopie autour de la transition écologique. Elle questionne le monde d’après comme l’atteste l’historien Gregory Claeys dans Utopianism for a Dying Planet : Life after Consumerism.
Selon le philosophe Paul Ricœur, les imaginaires sociaux sont constitués de deux pôles en tension. L’un idéologique, visant la normalisation et la reproduction, porte le risque du totalitarisme, tout en garantissant un certain ordre. L’autre utopique, aux fonctions subversives et créatrices, porte le risque de fuite dans la pensée magique, tout en se projetant dans un avenir différent.
« De ce non-lieu, une lueur extérieure est jetée sur notre propre réalité, qui devient soudain étrange, plus rien n’étant désormais établi. Le champ des possibles s’ouvre largement au-delà de l’existant et permet d’envisager des manières de vivre radicalement autres », rappelle Paul Ricœur.
Les imaginaires de l’économie sociale et solidaire s’inscrivent historiquement dans le pôle utopique. L’ESS est considérée par le sociologue Henri Desroche comme un passage de l’utopie rêvée à l’utopie pratiquée.
À lire aussi : Une brève histoire de l’utopie
Selon Henri Desroche, l’utopie est une force, « le mirage qui fait démarrer les caravanes ». Ces utopies incarnées sont parfois appelées utopies réelles, désirables, faisables et viables, en tant qu’expériences vécues renforçant le pouvoir d’agir social, ou utopies locales, soulignant leur réalisation à l’échelle des territoires.
Des récits de futurs désirables ont été produits en ateliers de co-écriture menés avec les membres de la Chambre régionale de l’ESS Auvergne-Rhône-Alpes et animés par le collectif Futurs Proches.
« Nous sommes en 2027, depuis cinq ans la France vit sous une “République de l’Économie sociale et solidaire” grâce au travail de plaidoyer qui avait été fait par le mouvement de l’ESS lors de la campagne présidentielle de 2021-2022. Un certain nombre de mesures fortes ont été prises ces cinq dernières années. »
À partir de cette consigne, cinq récits imaginaires positifs ont été écrits :
Le goût de vivre : tous les citoyens, quelles que soient leurs ressources, ont accès à une alimentation saine provenant de circuits courts.
Le fabuleux bug de l’an 2029, les ordinateurs en compote : tous les salariés participent à la gouvernance et aux décisions de leurs entreprises.
Ma campagne contre la République de l’ESS : un revenu garanti est attribué à tous les citoyens, leur permettant de satisfaire à tous les besoins fondamentaux (alimentation, transport, logement, culture, socialisation…).
Tiré au sort : les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont devenus des entreprises de l’économie sociale et solidaire.
Du rififi au camping zéro déchet : le peu de déchets encore générés est transformé en ressources.
L’imaginaire social sous-jacent peut être abordé en termes de mythes, rituels magiques et métaphores, selon trois dimensions retenues par la littérature scientifique.
Les histoires écrites par les participants véhiculent des mythes de références que seraient : l’organisation démocratique, horizontale, autogérée, avec des citoyens au conseil d’administration ; le local avec le voisinage, les circuits courts, la vie de quartier, la région ; l’économie circulaire avec le réemploi des ressources, l’autonomie énergétique et la sobriété au « camping zéro déchet » ; enfin une technologie et intelligence artificielle au service des humains, qui ne les contrôle pas, comme avec les logiciels libres, l’abandon des cookies et publicités ou se passer des ordinateurs ponctuellement.
Les rituels dits magiques, relevant de la superstition plutôt que de la science, servent à maintenir la cohésion et la cohérence de la société. Ils peuvent apparaître de deux façons : dans les mécanismes de gouvernance collective, par exemple le conseil des campeurs au camping zéro déchet, et via la convivialité, avec la création d’un festival d’art dans la nature réunissant les salariés tous les trois ans.
Les récits créés par les participants évoquent plusieurs métaphores. Ils parlent de « goût de vivre », métaphore sensorielle soulignant le caractère subjectif et qualitatif de l’expérience de la vie : « Il apprend à son grand-père à jardiner, mais surtout, il lui fait découvrir une autre forme de plaisir : le goût de vivre ».
Ils mentionnent l’image combattante de « la bataille » : « La bataille pour la primauté des logiciels libres est sur le point d’être gagnée » ou « la bataille n’est pas finie, prévient Grishka, le conseil d’administration demain risque d’être long et houleux ! »
Une autre métaphore est la notion de bug et de mise en péril : « Nous souhaitons instituer des bugs réguliers, formaliser une “mise en péril” volontaire de l’organisation, afin que nous puissions nous remettre en cause avec autant de créativité et d’enthousiasme qu’aujourd’hui ».
Avec ses mythes, rituels et métaphores, la République de l’ESS propose un imaginaire utopique compatible avec la transition socio-écologique. Ses éléments de symbolisme s’opposent de manière évidente aux imaginaires dominants dans les systèmes économiques, ceux de l’expansion illimitée et de la domination technique, qui caractérisent le capitalisme selon le philosophe Cornelius Castoriadis.
Un point particulièrement intéressant dans la République de l’ESS est la dimension habilitante de son symbolisme, qui enjoint à l’action. L’être humain est capable d’agir librement, de faire des choix collectifs en tenant compte des impacts sociaux et environnementaux, de s’auto-limiter. Autant de facultés dont l’exercice, au vu des actuelles inégalités sociales et limites planétaires dépassées, peut aider à aller vers le monde d’après.
Terminons par ces mots de Cornelius Castoriadis :
« Une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’auto-limiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. ».
Alexandrine Lapoutte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.09.2025 à 14:47
Aubrée David-Chapy, Chercheuse associée au centre Roland-Mousnier, Sorbonne Université
À partir du Moyen Âge, l’éducation des filles fait l’objet d’une grande attention dans la noblesse et, dans une moindre mesure, les milieux bourgeois.
Le manuscrit original des Enseignements, rédigés au XVe siècle par la fille aînée du roi Louis XI, Anne de France, duchesse du Bourbonnais et d’Auvergne, destinés à sa fille de 12 ans, Suzanne de Bourbon, récemment réapparu sur le marché de l’art, nous éclaire sur les valeurs essentielles transmises aux princesses de la Renaissance.
Alors qu’on le croyait perdu depuis plus d’un siècle, le manuscrit original des Enseignements, d’Anne de France (1461-1522), destinés à sa fille Suzanne de Bourbon (1491-1521) a resurgi sur le marché de l’art au printemps 2025, et vient d’être classé « trésor national » par le ministère de la culture.
Historiens et historiens de l’art le pensaient égaré dans les fonds de la bibliothèque de Saint-Pétersbourg (Russie) qui était en sa possession depuis la fin du XVIIIe siècle environ. Il se trouvait en fait dans la collection particulière de Léon Parcé (1894-1979), érudit et passionné de Blaise Pascal (1623-1662), qui l’avait acquis des autorités soviétiques dans les années 1930.
La nouvelle de la réapparition de ce manuscrit réjouit historiens, historiens de l’art et de la littérature, qui ne le connaissaient que par une copie du XIXᵉ siècle et qui espèrent pouvoir l’étudier dans les prochaines années. Mais quelle est au juste la spécificité de ces Enseignements ?
L’éducation des filles constitue depuis le Moyen Âge un enjeu fondamental dans les milieux nobiliaires et, dans une moindre mesure, bourgeois. Comme les garçons, elles sont les destinataires de manuels de savoir-vivre appelés « miroirs » qui contiennent une multitude de préceptes moraux et de conseils pour la vie quotidienne.
Le Livre pour l’enseignement de ses filles, du chevalier de La Tour Landry, ou encore les enseignements de saint Louis à sa fille Isabelle de Navarre figurent au rang des plus connus.
Au XVe siècle, la femme de lettres Christine de Pizan rédige des miroirs à l’intention des princes, des princesses et, plus largement, des femmes de toutes conditions. Son Livre des trois vertus constitue un modèle dans lequel puiser.
Cependant, les Enseignements, d’Anne de France, qui se placent dans cette filiation littéraire, ont ceci de particulier qu’ils sont l’œuvre d’une mère pour sa fille, ce qui est assez unique. Surtout, Anne de France n’est pas une femme parmi d’autres : fille du roi Louis XI (1461-1483), c’est aussi la sœur de Charles VIII (1483-1498). Cette « fille de France » est l’une des femmes de pouvoir les plus puissantes du royaume, entre la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance.
Anne de France s’est imposée sur la scène politique dès les années 1480, en assurant une sorte de régence pour son frère Charles, aux côtés de son époux Pierre de Beaujeu. Dotée d’une grande expérience de la politique, de la cour et d’une grande culture, dont témoignent ses nombreuses références à Aristote et à saint Augustin, elle rédige les Enseignements à [s]a fille vers 1503-1505.
Il s’agit d’un moment charnière dans sa vie familiale. Tout juste veuve, celle qui n’est autre que duchesse de Bourbonnais et d’Auvergne, s’apprête à marier sa fille à Charles de Bourbon-Montpensier, connu plus tard sous le nom de connétable de Bourbon. Sans doute Anne s’est-elle inspirée des miroirs cités précédemment, conservés dans la bibliothèque des ducs de Bourbon, à Moulins.
La rédaction de ce miroir fait passer la princesse de la pratique à la théorie. En effet, en raison de son statut de fille de roi, Anne s’est illustrée depuis les années 1480 comme éducatrice de très nombreux princes et princesses envoyées par leurs familles à la cour de France pour recevoir un enseignement de premier plan. Outre son propre frère Charles qu’elle forme à son futur métier de roi, elle se voit confier Marguerite d’Autriche (tante de Charles Quint et régente des Pays-Bas), Louise de Savoie (mère de François Ier et première régente officielle du royaume de France), Philippe de Gueldre, duchesse de Lorraine, ou encore Diane de Poitiers toutes promises à un brillant avenir politique.
C’est donc une femme d’expérience qui prend la plume pour s’adresser à Suzanne de Bourbon au tout début du XVIe siècle. Pour justifier son entreprise, elle évoque « la parfaite amour naturelle » qu’elle éprouve à l’égard de sa fille, alors âgée d’une douzaine d’années. Le manuscrit d’une centaine de feuillets dont elle fait don à Suzanne est enluminé et composé des Enseignements, suivis de l’Histoire du siège de Brest, bref opuscule dont Anne est également l’auteur.
Le contenu des Enseignements n’est en rien révolutionnaire, bien au contraire, il s’inscrit dans une tradition médiévale héritée du Miroir des Dames, de Durand de Champagne, et des écrits de Christine de Pizan.
Anne de France rappelle en premier lieu à sa fille son état de créature faible, marquée par le péché originel (comme toute créature humaine, homme ou femme) et la nécessité de dompter et de dépasser ses faiblesses naturelles afin de faire son salut sur terre.
C’est le principal objet de toute existence chrétienne. Pour cela, Suzanne devra s’efforcer d’acquérir la vertu qui se décline en de nombreuses qualités : prudence, piété, bonne renommée, courtoisie, humilité, maîtrise de soi, etc.
« Il n’est rien plus délectable à voir en femme noble que vertueux savoir »,
poursuit Anne. La vie doit ainsi s’ancrer dans la connaissance et la vérité, qui rapprochent de la sagesse, tout éloignant de la « folie » tant redoutée.
Destinée à être une femme de haut rang et à évoluer dans les milieux de cour, Suzanne devra savoir s’y comporter sans faire défaut à ses origines. Plus encore, il lui faudra se méfier de la fausseté ambiante de la cour, lieu du mensonge, du faux-semblant et de la trahison, qui représentent autant de pièges quotidiens à éviter.
Comme épouse, la princesse devra demeurer fidèle à sa propre lignée, « à son sang », tout en s’attachant fidèlement à son époux, se montrant notamment capable de le seconder en cas d’absence de ce dernier.
Les Enseignements expriment l’idéal de la princesse, parangon de vertu et de bonne éducation, selon Anne de France. Fruit d’années d’expérience du pouvoir et de la cour, ce miroir se présente comme un modèle de piété, de morale et de vertu destiné, certes, à sa fille mais, plus largement, à toutes les dames et demoiselles évoluant dans la sphère aulique.
C’est ce qui explique sa diffusion rapide dans le royaume de France, dès le premier quart du XVIe siècle, au sein des plus hautes franges de la société. Sous une forme imprimée, les Enseignements rejoignent par exemple les bibliothèques de Marguerite de Navarre, sœur du roi François Ier (1515-)1547), de Diane de Poitiers (1500-1566) puis de la puissante souveraine Catherine de Médicis (reine de France de 1547 à 1559, ndlr). C’est dire l’importance accordée par ses comparses aux conseils de celle qui fut l’une des plus puissantes femmes de la première Renaissance.
Aubrée David-Chapy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.09.2025 à 14:47
Sylvie Borau, Professeure en Marketing éthique, TBS Education
Pour la première fois dans l’histoire, une intelligence artificielle a fait en Albanie son entrée au sein d’un gouvernement. Au-delà des questionnements sur la place des IA dans la décision publique, la nomination de Diella comme ministre chargée des marchés publics suscite des interrogations sur la féminisation quasi systématique des avatars IA. Cette pratique trompeuse qui entretient les stéréotypes de genre perpétue l’objectification des femmes et facilite la manipulation.
Le gouvernement albanais vient de créer la surprise en nommant Diella, une intelligence artificielle (IA), au poste de ministre des marchés publics. Présentée comme un atout dans la lutte contre la corruption, Diella serait chargée d’analyser les appels d’offres, repérer les conflits d’intérêts et garantir l’impartialité des décisions publiques.
Cette initiative inédite marque une étape historique. Pour la première fois, une IA entre officiellement dans un gouvernement, ici, sous les traits d’un avatar numérique féminin. Mais au-delà du coup médiatique, et des questionnements éthiques que peut soulever cette nomination – peut-on vraiment gouverner avec une IA ?, elle suscite des interrogations fondamentales sur la féminisation quasi systématique des agents IA.
Pourquoi Diella est-elle une femme artificielle ? Et quelles sont les implications de cette féminisation de l’IA ?
L’IA a déjà été utilisée comme outil de gouvernance. Certaines villes se servent, par exemple, des algorithmes pour optimiser les transports ou pour détecter la fraude. Mais en nommant une IA au rang de ministre, l’Albanie franchit une étape symbolique majeure : plus qu’un outil, elle devient une figure féminine publique, censée incarner des valeurs de transparence et de justice.
La promesse est séduisante : même si une IA peut reproduire ou amplifier les biais de ceux qui l’ont programmée, une machine ne peut, en théorie, ni accepter de pots-de-vin ni favoriser des proches. Elle paraît offrir une garantie d’impartialité dans un pays où les scandales de corruption entachent la vie politique. L’Albanie est, en effet, classée 80e sur 180 pays dans l’indice de perception de la corruption, selon Transparency International.
Mais cette vision occulte un problème central : les conséquences éthiques de la féminisation de l’IA sont loin d’être anodines.
Depuis Siri (Apple), Alexa (Amazon) Cortana (Microsoft) ou encore Sophia, le premier robot ayant obtenu la nationalité saoudienne en 2017, la plupart des assistants virtuels et robots intelligents ont été dotés d’une voix, d’un visage, d’un corps ou d’un prénom féminins. Ce n’est pas un hasard.
Dans une première recherche sur la question, nous avons montré que nous percevons les bots féminins comme plus chaleureux, plus dignes de confiance, voire même plus humains que leurs équivalents masculins.
À lire aussi : Les robots féminins sont les plus humains. Pourquoi ?
Pourquoi ? Parce que les femmes sont, en moyenne, perçues comme plus chaleureuses et plus susceptibles d’éprouver des émotions que les hommes… et ces qualités font défaut aux machines. La féminisation des objets en IA contribue donc à humaniser ces objets.
Cette féminisation s’appuie sur des stéréotypes bien ancrés : la femme serait « naturellement » plus douce, attentive et empathique. En dotant leurs machines de ces attributs, les concepteurs compensent la froideur et l’artificialité des algorithmes et facilitent leur acceptation et leur adoption.
Mais cette pratique soulève des problèmes éthiques majeurs, que j’ai développés dans un article récent publié dans les pages du Journal of Business Ethics.
Cet article compare les implications éthiques de l’usage d’attributs genrés et sexués féminins dans deux contextes. D’un côté, la publicité, où l’on recourt depuis longtemps à des représentations féminines idéalisées pour séduire les consommateurs. De l’autre, les agents IA, qui reprennent aujourd’hui ces mêmes codes. Cette mise en parallèle permet de montrer que, dans les deux cas, la féminisation engendre trois dangers majeurs : tromperie, objectification, et discrimination.
Attribuer artificiellement des caractéristiques humaines et féminines à des machines exploite nos réactions inconscientes et automatiques aux traits néoténiques (caractéristiques juvéniles associées aux traits féminins comme les yeux ronds, des traits arrondis) qui évoquent inconsciemment l’innocence et, donc, l’honnêteté et la sincérité.
Cette manipulation subtile pourrait faciliter l’acceptation de décisions algorithmiques potentiellement problématiques. Une IA féminisée fait croire qu’elle est plus humaine, plus empathique, plus « digne de confiance ». Or, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un programme informatique, sans émotions ni conscience – question qui commence à être discutée –, dont les décisions peuvent être biaisées voire instrumentalisées.
À lire aussi : Les robots humanoïdes peuvent-ils nous faire croire qu’ils ressentent des émotions ?
Contrairement à la publicité qui compare métaphoriquement les femmes à des objets, l’intelligence artificielle va plus loin : elle transforme littéralement la femme en objet programmable (une machine, un algorithme). Les IA féminines réduisent les attributs féminins à de simples outils de service : des machines obéissantes, disponibles en permanence. Cette mécanisation de la féminité reproduit et amplifie les logiques publicitaires d’objectification, mais avec une dimension inédite : l’interactivité.
Résultat, des chercheurs relèvent la persistance de propos agressifs et à caractère sexuel dans les interactions avec ces assistantes, normalisant ainsi des comportements abusifs envers les « femmes-machines » qui risquent de se reporter sur les vraies femmes… In fine, l’humanisation et la féminisation de l’IA peut paradoxalement conduire à une déshumanisation accrue des femmes.
À première vue, Diella pourrait apparaître comme une victoire symbolique : une femme – même virtuelle – accède à un poste de ministre. Dans un pays où la politique reste dominée par les hommes, et alors que la plupart des IA féminines sont des assistantes, certains y verront un signe d’égalité.
Mais cette lecture naïve et optimiste occulte un paradoxe. Alors que les femmes réelles peinent à accéder aux plus hautes fonctions dans de nombreux gouvernements, c’est une femme artificielle qui incarne l’intégrité au pouvoir. Surnommée « la servante des marchés publics », c’est en réalité une femme sans pouvoir d’agir. On retrouve ici un vieux schéma : « l’Ève artificielle », façonnée pour correspondre à un idéal de docilité et de pureté. Une ministre parfaite, car obéissante et inaltérable… et qui ne remettra jamais en cause le système qui l’a créée.
La féminisation des IA repose en réalité sur deux tropes profondément enracinés dans notre imaginaire, qui réduisent l’identité féminine à l’archétype de la sainte dévouée ou de l’Ève manipulatrice.
La sainte dévouée, c’est l’image de la femme pure, obéissante, entièrement tournée vers les autres. Dans le cas de Diella, elle se manifeste par une promesse de transparence et de loyauté absolue, une figure de vertu incorruptible au service de l’État et de son peuple.
La représentation visuelle de Diella rappelle d’ailleurs fortement l’iconographie de la Vierge Marie : visage doux, regard baissé, attitude humble, et voile blanc. Ces codes esthétiques religieux associent cette IA à une figure de pureté et de dévouement absolu. Mais en faisant de l’IA une figure féminine idéalisée et docile, on alimente un sexisme bienveillant qui enferme les femmes réelles dans ces mêmes stéréotypes.
L’Ève manipulatrice : dans la culture populaire, la confiance accordée à une IA féminisée se transforme en soupçon de tromperie ou de danger. Exemple emblématique : le film de science-fiction Ex Machina, dans lequel le héros est dupé par une IA dont il tombe amoureux.
Si Diella venait à servir d’instrument politique pour justifier certaines décisions opaques, elle pourrait elle aussi être perçue sous ce prisme : non plus comme une garante de transparence, mais comme une figure de dissimulation.
Ces deux représentations contradictoires – la vierge sacrificielle et la séductrice perfide – continuent de structurer nos perceptions des femmes et se projettent désormais sur des artefacts technologiques, alimentant une boucle qui influence à son tour la manière dont les femmes réelles sont perçues.
Plutôt que d’humaniser et de genrer l’IA, assumons-la comme une nouvelle espèce technologique : ni homme ni femme, ni humaine ni divine, mais un outil distinct, pensé pour compléter nos capacités et non pour les imiter. Cela suppose de lui donner une apparence et une voix non humaines, afin d’éviter toute confusion, toute tromperie et toute manipulation.
Le développement des IA devrait s’appuyer sur une transparence totale, en représentant l’IA pour ce qu’elle est vraiment, à savoir un algorithme.
Enfin, les concepteurs devraient rendre publics la composition de leurs équipes, les publics visés, les choix de conception. Car, derrière l’apparente neutralité des algorithmes et de leur interface, il y a toujours des décisions humaines, culturelles et politiques.
L’arrivée de Diella au gouvernement albanais doit ouvrir un débat de fond : comment voulons-nous représenter l’IA ? Alors que ces technologies occupent une place croissante dans nos vies, il est urgent de réfléchir à la façon dont leur représentation façonne nos démocraties et nos relations humaines.
Sylvie Borau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.09.2025 à 14:41
François Jost, Professeur émérite en sciences de l'information et de la communication, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Après l’enregistrement de deux journalistes du service public, Patrick Cohen et Thomas Legrand, lors d’un rendez-vous avec des responsables du Parti socialiste, l’audiovisuel public est sous le feu des médias de Vincent Bolloré qui l’accusent de partialité et de sympathies de gauche. Ces critiques, qui visent plus particulièrement France Télévisions et France Inter, sont-elles fondées ? Entretien avec le chercheur François Jost.
The Conversation : Le service public est attaqué pour son supposé manque d’impartialité, à la suite de l’affaire Legrand-Cohen. Pouvez-vous nous rappeler l’évolution historique de ce débat relatif au pluralisme et à l’impartialité dans les médias audiovisuels ?
François Jost : Jusque dans les années 1970, l’opposition est quasiment interdite d’antenne à la télévision. Le pluralisme n’existe pas. C’est pour lutter contre cet état de fait qu’en 1982, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, la loi sur la communication audiovisuelle inscrit dans son texte la nécessité d’un « pluralisme de l’information ». L’arrivée de la droite au pouvoir ne le remet pas en cause, et va plus loin avec la loi de 1986 qui exige des garanties d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme des courants de pensée. Chose très importante : ces obligations s’imposent à toutes les chaînes en sorte qu’il doit y avoir un pluralisme interne. Aucune chaîne ne peut représenter un seul courant de pensée.
Avec l’arrivée du numérique, les chaînes se sont multipliées. En 2016, Vincent Bolloré a acheté i-Télé, et une grève d’un mois s’est soldée par le départ d’une centaine de journalistes. Rebaptisée CNews, i-Télé devient une chaîne d’opinion qui privilégie les commentaires sur les faits et les débats en studio plutôt qu’une information de terrain.
Considérant que l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) ne remplit pas bien son rôle, l’ONG Reporters sans frontières fait un recours devant le Conseil d’État en 2022 et me demande, dans ce cadre, d’examiner dans quelle mesure CNews est une chaîne d’opinion. J’analyse, de façon très classique dans ce genre d’étude, les programmes, les thèmes, le rôle des animateurs, les invités que je compare avec la principale concurrente, BFM. Je montre alors que la stratégie de CNews est de recevoir quelques politiques encartés, mais surtout de donner une place très importante à des chroniqueurs engagés à droite ou à l’extrême droite.
C’est une stratégie habile car, à l’époque, l’Arcom décomptait uniquement le temps d’antenne des politiques encartés et pas des journalistes. Cela permettait à la chaîne de pencher à droite sans que cela apparaisse dans les calculs des temps d’antenne.
Est-ce que le service public a joué le jeu du pluralisme depuis les règles l’imposant à l’audiovisuel ?
F. J. : Dans son rapport de 2024, l’Arcom notait, à propos de France Télévisions, que « conformément à ses missions de service public, le groupe propose une offre d’information riche, diversifiée et pluraliste ». En ce qui concerne Radio France, l’Arcom n'a jamais émis de sanction pour manquement grave. Pour autant, elle a relevé, en 2023, des sous-représentations persistantes du Rassemblement national (RN), de Renaissance, de La France insoumise (LFI) et de Reconquête – sous-représentations qui ont été partiellement améliorées depuis.
En réalité, mesurer le pluralisme n’est pas simple. Le pluralisme se définit par la diversité des opinions et des tendances en présence, et pas seulement par une comptabilité. La question n’est pas uniquement de savoir qui est invité dans une émission, mais quel point de vue est exprimé. Dans son rapport de 2024, l’Arcom souligne, par exemple, à propos de CNews, « qu’en dépit notamment de la variété des thématiques abordées et de la diversité des intervenants, de nombreux sujets, tels que les violences commises contre les forces de l’ordre, le fonctionnement de la justice ou les effets de l’immigration sur le fonctionnement de notre société, apparaissaient traités de manière univoque, les points de vue divergents demeurant très ponctuels ».
Pour évaluer le pluralisme, il faut donc aussi une approche qualitative : analyser les discours des journalistes, des invités, des humoristes, etc. Quand Pascal Praud émet l’hypothèse que les punaises ont été apportées par les immigrés, on peut le classer à droite. Cela lui a valu une sanction de l’Arcom.
Lorsque vous avez sur CNews, dans « L’heure des pros », des chroniqueurs comme Charlotte d’Ornellas (JDD), Alexandre Devecchio (le Figaro), Georges Fenech (ancien député de l’UMP) et aucun chroniqueur de gauche, on cherche où est le pluralisme…
Sur France Inter, cette situation n’existe pas. Dans la matinale il y a des débats contradictoires. Certes Thomas Legrand a une sensibilité de gauche, il écrit dans Libération, mais Dominique Seux est un libéral qui écrit dans les Échos. Ce qui amène certains à penser que France Inter est de gauche, c’est que les journalistes ont une culture commune que j’appellerais humaniste et qui, en fait, peut être partagée par des personnes de gauche comme de droite. Reste que, pour certains médias de droite ou d’extrême droite, les valeurs humanistes fondamentales – respect des droits humains, égalité de tous devant la loi – ou même la défense de l’environnement vous classent immédiatement à gauche.
Notons enfin que si le pluralisme au sein d’une chaîne n’est pas toujours évident à mesurer, il est en revanche facile d’établir une sociologie des auditeurs et des téléspectateurs, cela est éclairant. Une étude de Julien Labarre montre que, sur une échelle gauche-droite, allant de 0 à 10, les spectateurs du service public se situent entre 5 et 5,2, au même niveau que le Français moyen qui se situe à 5,3. Les spectateurs de CNews sont, eux, les plus à droite et les plus homogènes en matière de préférence politique. Leur score oscille entre 6,5 pour ceux qui regardent la chaîne une fois par semaine et 7,5 pour ceux qui regardent plusieurs fois par semaine.
L’affaire Legrand-Cohen prouve-t-elle une connivence de certains journalistes de l’audiovisuel public avec la gauche ?
F. J. : Enregistrer une conversation privée à l’insu des intéressés, tronquer un extrait et le rendre public, ce sont des méthodes déloyales condamnées par la Charte de déontologie des journalistes, dite charte de Munich. Je ne comprends pas que l’on puisse échafauder une accusation à partir de ce type de preuves. Notons que l’image de cette conversation est prise à distance, ce qui montre que la personne qui l’a enregistrée s’est immiscée dans cette conversation à l’insu de ses participants. C’est la méthode qui est grave. Sur le fond, que Thomas Legrand soit de gauche n’est pas une découverte. Personnellement, je trouve très positif que l’on connaisse la tendance politique d’un journaliste : cela permet à l’auditeur de moduler ses propos. Il est beaucoup plus gênant que les journalistes s’avancent masqués sans que l’on sache qui ils sont. Concernant Patrick Cohen, je constate qu’il fait son travail de journaliste de façon pondérée, en se montrant critique en général. Je ne pense pas que l’on puisse lui reprocher quoi que ce soit.
Comment interpréter la mise à l’écart de Thomas Legrand décidée par la direction de France Inter ?
F. J. : J’ai été très étonné par la violence de cette mise à l’écart. Il me semble que la direction aurait pu assumer la présence d’un chroniqueur de gauche et répondre qu’il y avait aussi des gens de droite sur France Inter. Mais je suppose que cette direction a voulu se protéger dans un moment de vulnérabilité, alors que la loi Dati est dans les cartons et qu’elle vise à fusionner les différentes entités du service public. C’est un geste pour calmer les détracteurs du service public en leur disant « Vous voyez, on n’est pas de gauche » !
L’offensive ne vient pas uniquement des médias de droite privés, elle vient aussi de certains responsables politiques…
F. J. : Effectivement, à son arrivée au ministère de la culture, Rachida Dati a déclaré au JDD : « Le service public doit respecter toutes les opinions », laissant entendre que ce n’était pas le cas. Sa proposition de loi qui vise la fusion de plusieurs entités de l’audiovisuel public n’est sûrement pas une garantie de pluralisme. Le patron de la future entité unique sera-t-il indépendant ou inféodé au pouvoir ? C’est l’un des enjeux majeurs de cette réforme – outre l’objectif de faire des économies budgétaires. Je rappelle aussi que le RN, qui n’est pas loin d’accéder au pouvoir, veut tout simplement supprimer l’audiovisuel public en le privatisant.
L’Arcom vient de déclencher une enquête sur l’impartialité de l’audiovisuel public. Est-ce une démarche légitime et utile ?
F. J. : L’Arcom est dans son rôle. La question, c’est : Quels sont les indicateurs pour mesurer le pluralisme ? D’un point de vue méthodologique, comme je l’ai dit, il n’est pas simple de le mesurer. Au-delà de la mesure du temps d’antenne des politiques, il faut prendre en compte, non seulement qui est invité, mais aussi les animateurs, les humoristes, etc. Et surtout les discours tenus – ce que peuvent étudier des analystes de discours et des sémiologues.
Nous verrons les résultats de cette enquête concernant le service public. Mais ce qui est déjà établi, ce sont les nombreux manquements de Cnews. L’Arcom a déjà sanctionné cette chaîne pour « propos inexacts et manque de rigueur dans deux émissions », notamment en présentant l’avortement comme la première cause de mortalité mondiale, sans contradiction ni vérification. L’Arcom, qui n’a pas renouvelé la licence de C8 n’est certes pas allé aussi loin pour CNews. Il me semble que cela est lié à une mauvaise conception de la liberté d’expression, Roch-Olivier Maistre, président de l’Arcom (de janvier 2022 à février 2025), ayant déclaré devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, qu’interdire une chaîne, c’était mettre en cause la liberté d’expression.
Estimez-vous l’audiovisuel public en danger ?
F. J. : Ces attaques contre le service public relatives au pluralisme par des médias qui ne le respectent pas du tout en disent long sur l’état du débat dans notre pays. Les médias Bolloré réussissent à imposer leur narratif. On se retrouve à devoir défendre des médias pondérés accusés par des médias politisés et qui ne respectent aucune règle.
La présidente de France Télévisions Delphine Ernotte a raison de rappeler l’engagement politique de ces médias. Ce sont eux qui sont coupables d’infractions à la loi, pas le service public. La chercheuse Claire Sécail a bien montré que C8 et Cyril Hanouna véhiculaient des opinions d’extrême droite. Pour ma part, j’ai montré que des opinions de droite et d’extrême droite s’expriment dans les médias de Vincent Bolloré.
Ce qui est inquiétant aussi, c’est de voir que ces médias utilisent la stratégie du complotisme, avec en sous-texte la haine des élites incitant le contribuable à se révolter. Cela est illustré par la couverture du JDNews du mercredi 18 septembre, titrant « Ils donnent des leçons et complotent avec la gauche… avec vos impôts », sous la photographie de Patrick Cohen.
Aujourd’hui, le danger est évident et, pourtant, je vois peu d’intellectuels ou de politiques attachés au véritable pluralisme et à la qualité de l’information monter au créneau pour défendre un service public apprécié des Français (France Inter est la première radio de France.
François Jost ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.09.2025 à 09:24
Aaron J. Snoswell, Senior Research Fellow in AI Accountability, Queensland University of Technology
Les propos problématiques de Grok, l’intelligence artificielle du réseau social X, illustrent l’influence des idées de son créateur, Elon Musk, sur sa conception. Mais ils posent également la question des biais plus discrets que ses concurrents masquent derrière un vernis d’impartialité, incompatible avec le processus d’entraînement de ce type d’IA.
Grok, l’agent conversationnel – ou chatbot – intégré au réseau social X et fondé sur l’intelligence artificielle développée par la société xAI d’Elon Musk, a fait la une des journaux en juillet 2025 après s’être qualifié de « Mecha-Hitler » (« Hitler mécanique ») et avoir tenu des propos pronazis en réponse à des demandes d’utilisateurs.
À lire aussi : Grok, l’IA de Musk, est-elle au service du techno-fascisme ?
Les développeurs ont présenté leurs excuses pour ces « publications inappropriées » et ont pris des mesures pour empêcher, à l’avenir, Grok de tenir des propos haineux dans ses publications sur X. Cet incident aura cependant été suffisant pour relancer les débats sur les biais des intelligences artificielles (IA) dans les réponses données aux demandes des utilisateurs.
Mais cette dernière controverse n’est pas tant révélatrice de la propension de Grok à tenir des propos extrémistes que d’un manque de transparence fondamental dans le développement de l’IA sur laquelle est basé ce chatbot. Musk prétendait en effet bâtir une IA « cherchant la vérité », hors de tout parti pris. La mise en œuvre technique de ce programme révèle pourtant une programmation idéologique systémique Grok.
Il s’agit là d’une véritable étude de cas accidentelle sur la manière dont les systèmes d’intelligence artificielle intègrent les valeurs de leurs créateurs : les prises de position sans filtre de Musk rendent en effet visible ce que d’autres entreprises ont tendance à occulter.
Grok est un chatbot doté d’ « une touche d’humour et d’un zeste de rébellion », selon ses créateurs. Il est basé sur une intelligence artificielle développée par xAI, qui détient également la plate-forme de réseau social X.
La première version de Grok a été lancée en 2023. Des études indépendantes suggèrent que son dernier modèle en date, Grok 4, surpasserait les concurrents dans différents tests d’« intelligence ». Le chatbot est disponible indépendamment, mais aussi directement sur X.
xAI affirme que « les connaissances de (cette) IA doivent être exhaustives et aussi étendues que possible ». De son côté, Musk a présenté Grok comme une alternative sérieuse aux chatbots leaders du marché, comme ChatGPT d’OpenAI, accusé d’être « woke » par des figures publiques de droite, notamment anglo-saxonnes.
En amont du dernier scandale en date lié à ses prises de position pronazi, Grok avait déjà fait la une des journaux pour avoir proféré des menaces de violence sexuelle, pour avoir affirmé qu’un « génocide blanc » avait lieu en Afrique du Sud, ou encore pour ses propos insultants à l’égard de plusieurs chefs d’État. Cette dernière frasque a conduit à son interdiction en Turquie, après des injures contre le président de ce pays, Recep Tayyip Erdoğan, et le fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk.
Mais comment les développeurs peuvent-ils générer de telles valeurs chez une IA, et façonner un chatbot au comportement aussi problématique ? À l’heure actuelle, ceux-ci sont construits sur la base de grands modèles de langage (Large Language Models en anglais, ou LLM) qui offrent plusieurs leviers sur lesquels les développeurs peuvent s’appuyer pour influer sur l’attitude future de leur création.
Le préentraînement
Pour commencer, les développeurs sélectionnent les données utilisées pendant cette première étape de la création d’un chatbot. Cela implique non seulement de filtrer les contenus indésirables parmi les données d’entraînement, mais aussi de mettre en avant les informations souhaitées.
GPT-3 a ainsi été alimenté par des données dans lesquelles Wikipédia était jusqu’à six fois plus représentée que d’autres ensembles de données, car OpenAI considérait l’encyclopédie en ligne comme de meilleure qualité par rapport au reste. Grok, quant à lui, est entraîné à partir de diverses sources, notamment des publications provenant de X. Cela pourrait expliquer que le chatbot ait été épinglé pour avoir vérifié l’opinion d’Elon Musk sur des sujets controversés avant de répondre.
Musk a précédemment indiqué que xAI effectue un tri dans les données d’entraînement de Grok, par exemple pour améliorer ses connaissances juridiques et pour supprimer le contenu généré par d’autres LLM à des fins d’augmentation de la qualité des réponses. Le milliardaire a également lancé un appel à la communauté d’utilisateurs de X pour trouver des problèmes complexes et des faits « politiquement incorrects, mais néanmoins vrais » à soumettre à son chatbot. Rien ne permet de savoir si ces données ont bien été utilisées ni quelles mesures de contrôle qualité ont été appliquées sur celles-ci.
Le réglage de précision
La deuxième étape, le réglage de précision – plus connu sous le nom anglais de fine-tuning – consiste à ajuster le comportement du LLM à l’aide de retours sur ses réponses. Les développeurs créent des cahiers des charges détaillés décrivant leurs positions éthiques de prédilection, que des évaluateurs humains ou des IA secondaires utilisent ensuite comme grille d’évaluation pour évaluer et améliorer les réponses du chatbot, ancrant ainsi efficacement ces valeurs dans la machine.
Une enquête de Business Insider a mis en lumière que les instructions données par xAI à ses « tuteurs pour IA » humains leur demandaient de traquer l’« idéologie woke » et la « cancel culture » dans les réponses du chatbot. Si des documents internes à l’entreprise indiquaient que Grok ne devait pas « imposer une opinion qui confirme ou infirme les préjugés d’un utilisateur », ils précisaient également que le chatbot devait éviter les réponses donnant raison aux deux parties d’un débat, lorsqu’une réponse plus tranchée était possible.
Les instructions système
Les instructions système – c’est-à-dire les consignes fournies au chatbot avant chaque conversation avec un utilisateur – guident le comportement du modèle une fois déployé.
Il faut reconnaître que xAI publie les instructions système de Grok. Certaines d’entre elles, comme celle invitant le chatbot à « supposer que les points de vue subjectifs provenant des médias sont biaisés », ou celle le poussant à « ne pas hésiter à faire des déclarations politiquement incorrectes, à condition qu’elles soient bien étayées », ont probablement été des facteurs clés dans la dernière controverse.
Ces instructions sont toujours mises à jour à l’heure actuelle, et leur évolution, qu’il est possible de suivre en direct, constitue en soi une étude de cas fascinante.
La mise en place de « garde-fous »
Les développeurs peuvent enfin ajouter des « garde-fous », c’est-à-dire des filtres qui bloquent certaines requêtes ou réponses. OpenAI affirme ainsi ne pas autoriser ChatGPT « à générer du contenu haineux, harcelant, violent ou réservé aux adultes ». Le modèle chinois DeepSeek censure de son côté les discussions sur la répression contre les manifestations de la place Tian’anmen de 1989.
Des tests effectués lors de la rédaction de cet article suggèrent que Grok est beaucoup moins restrictif dans les requêtes qu’il accepte et dans les réponses apportées que les modèles concurrents.
La controverse autour des messages pronazis de Grok met en lumière une question éthique plus profonde. Est-il préférable que les entreprises spécialisées dans l’IA affichent ouvertement leurs convictions idéologiques et fassent preuve de transparence à ce sujet, ou qu’elles maintiennent une neutralité illusoire, tout en intégrant secrètement leurs valeurs dans leurs créations ?
Tous les grands systèmes d’IA reflètent en effet la vision du monde de leurs créateurs, des prudentes positions corporatistes de Microsoft Copilot à l’attachement à la sécurité des échanges et des utilisateurs détectable chez Claude d’Anthropic. La différence réside dans la transparence de ces entreprises.
Les déclarations publiques de Musk permettent de relier facilement les comportements de Grok aux convictions affichées du milliardaire sur « l’idéologie woke » et les biais médiatiques. À l’inverse, lorsque d’autres chatbots se trompent de manière spectaculaire, il nous est impossible de savoir si cela reflète les opinions des créateurs de l’IA, l’aversion au risque de l’entreprise face à une question jugée tendancieuse, une volonté de suivre des règles en vigueur, ou s’il s’agit d’un simple accident.
Le scandale lié à Grok fait écho à des précédents familiers. L’IA de X ressemble en effet au chatbot Tay de Microsoft, qui tenait des propos haineux et racistes en 2016. Il avait également été formé à partir des données de Twitter, le prédécesseur de X, et déployé sur ce réseau social, avant d’être rapidement mis hors-ligne.
Il existe cependant une différence cruciale entre Grok et Tay. Le racisme de cette dernière résultait de la manipulation menée par des utilisateurs et de la faiblesse des mesures de sécurité en place : il résultait de circonstances involontaires. Le comportement de Grok, quant à lui, semble provenir au moins en partie de la manière dont il a été conçu.
La véritable leçon à tirer du cas Grok tient à la transparence dans le développement des IA. À mesure que ces systèmes deviennent plus puissants et plus répandus – la prise en charge de Grok dans les véhicules Tesla vient ainsi d’être annoncée –, la question n’est plus de savoir si l’IA reflétera les valeurs humaines de manière générale. Il s’agit plutôt d’établir si les entreprises créatrices feront preuve de transparence quant aux valeurs personnelles qu’elles encodent, et quant aux raisons pour lesquelles elles ont choisi de doter leurs modèles de ces valeurs.
Face à ses concurrents, l’approche de Musk est à la fois plus honnête (nous voyons son influence) et plus trompeuse (il prétend à l’objectivité tout en programmant son chatbot avec subjectivité).
Dans un secteur fondé sur le mythe de la neutralité des algorithmes, Grok révèle une réalité immuable. Il n’existe pas d’IA impartiale, seulement des IA dont les biais nous apparaissent avec plus ou moins de clarté.
Aaron J. Snoswell a reçu des financements de recherche de la part d'OpenAI en 2024-2025 pour développer de nouveaux cadres d'évaluation permettant de mesurer la compétence morale des agents conversationnels basés sur l'IA.
18.09.2025 à 16:18
Clotilde Champeyrache, Maitre de Conférences HDR, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Loin de se limiter à une recherche de gains économiques, les organisations criminelles cherchent à accroître leur pouvoir en entrant en concurrence avec l’État et avec les institutions, voire en les déstabilisant. L’exemple de la mafia italienne est le plus célèbre, mais de nombreux exemples existent en Europe. La France n’est pas épargnée. En témoignent la série d’attaques contre des établissements pénitentiaires au printemps 2025, ou la distribution de fournitures scolaires par un gang de trafiquants de drogue à Orange (Vaucluse), fin août.
Les organisations criminelles sont souvent considérées comme n’étant motivées que par l’appât du gain. Cette vision réductrice fait que l’ampleur de la menace criminelle a longtemps été ignorée, voire niée. La réflexion se bornait fréquemment à une question de flux de marchandises et de leur contrepartie sous forme de flux monétaires. La prise en compte de l’impact multidimensionnel et durable des activités criminelles sur nos sociétés est récente.
Dans la lignée du rapport de 2021, le rapport SOCTA 2025 (Serious and Organized Crime Threat Assessment) d’Europol insiste ainsi sur le fait que la criminalité organisée « mine les fondations mêmes de la cohésion et de la stabilité politiques, économiques et sociales, à travers des gains illicites, le recours à la violence et l’extension de la corruption ». Ce constat est salutaire : pour appréhender la globalité de la menace, il faut impérativement sortir du seul prisme de la quête du profit. La volonté de certains réseaux criminels d’affirmer leur pouvoir doit être reconnue. Elle redonne d’ailleurs un sens à des politiques anticriminalité axées sur les notions de matérialité et de territorialité.
Un discours économique libéral a trop souvent servi à occulter la dimension criminelle de nos économies. Au nom de l’efficience économique, on a justifié une circulation la plus fluide et la plus rapide possible des marchandises, dans le monde et en particulier au sein de l’Union européenne. Dans cette configuration, tout contrôle douanier, par exemple sur des conteneurs dans une enceinte portuaire, est un grain de sable qui enraye la machine et retarde les flux. On estime généralement qu’environ 2 % des marchandises en entrée dans les ports européens font l’objet d’un contrôle. La sécurité a donc été en partie sacrifiée au profit d’une efficience économique idéalisée.
Il a fallu que violence et intimidation criminelles alertent l’opinion publique aux Pays-Bas, en Belgique puis en France pour que l’entrée massive de drogues sur nos territoires soit prise en compte. Pourtant, des alarmes avaient déjà été lancées quant aux flux massifs de stupéfiants. Un syndicat policier néerlandais avait ainsi dénoncé, en 2017, la dérive des Pays-Bas vers un narco-État. Ce seront les morts de victimes innocentes, d’un journaliste et d’un avocat et les menaces à l’encontre de la princesse héritière qui réveilleront les consciences). Les trafics semblent tolérés tant qu’ils restent non violents.
L’ampleur de la corruption est aussi sous-estimée, souvent non nommée pour ce qu’elle est : une atteinte au bien commun. Malgré l’identification en Italie des mécanismes du « vote d’échange » consistant pour les organisations mafieuses à donner des consignes de vote à la population afin d’obtenir ensuite des faveurs en retour (attribution de marchés publics, modification de plans d’urbanisme, etc.) du politicien corrompu, les pays européens peinent encore à comprendre ce type d’emprise criminelle.
L’affirmation du rapport SOCTA selon laquelle « les gains financiers restent la motivation première » des organisations criminelles risque d’ailleurs de banaliser les acteurs criminels en en faisant les équivalents illégaux des entrepreneurs de la sphère légale. Il faut penser la criminalité organisée en termes de pouvoir. Avec le concept de « criminalité en col blanc », Edwin Sutherland (1883-1950) a explicité le potentiel destructeur de l’illégalité combinée au pouvoir. Il montre, en effet, que les infractions commises par des personnes socialement bien insérées sont moins dénoncées et moins sanctionnées que celles commises par les pauvres. Les conséquences sont énormes en termes d’affaiblissement des institutions.
La réflexion mérite d’être étendue à une menace criminelle en croissance devant laquelle le régalien paraît en difficulté.
La logique de pouvoir se manifeste dans les phénomènes dits d’hybridation, où des acteurs exerçant des stratégies de déstabilisation ou d’ingérence utilisent des organisations criminelles. Leur participation à ces opérations montre que l’instabilité géopolitique ne les effraie pas. Les conflits permettent d’alimenter divers trafics, de conditionner des populations et de corrompre tant le pouvoir en place que des opposants aspirant au pouvoir. Même le recours exacerbé à la violence des réseaux criminels en Europe peut se lire en termes de pouvoir.
Les attaques contre l’institution pénitentiaire en France, au printemps 2025, expriment une volonté d’établir un rapport de force avec l’État).
C’est d’ailleurs ce qu’avait fait la mafia sicilienne avec les assassinats des juges Falcone et Borsellino en 1992, puis avec les attentats de Rome, de Florence et de Milan en 1993. À ce moment, l’État italien était en passe de rétablir l’ascendant sur Cosa nostra. Les bombes posées visaient notamment à le faire renoncer – sans résultat – à l’entrée en vigueur du régime carcéral dur pour les chefs mafieux. Cette logique de défi est périlleuse pour l’organisation criminelle, car elle appelle une réponse régalienne. Elle montre aussi que la menace n’est pas qu’une question d’enrichissement illégal. Comprendre la globalité de la menace exige de sortir du seul prisme de la quête du profit.
La violence n’est pas l’unique façon d’affirmer une volonté de pouvoir. La corruption systémique l’est aussi. Elle n’est plus négociée au coup par coup. Elle devient un mode de relation durable entre la sphère légale et la sphère illégale. Elle n’est plus un pacte subi par le corrompu, mais perçu comme réciproquement bénéfique. En ce sens, elle est rarement dénoncée, ce qui peut expliquer le faible nombre d’affaires de corruption identifiées par rapport à la réalité du phénomène. Elle est parfois minimisée du fait qu’elle serait un « crime sans victime », voire justifiée en tant qu’« huile dans les rouages ».
Le pouvoir criminel peut également s’établir par la construction d’une légitimité sociale. Les organisations criminelles distribuent des revenus illégaux pour les trafics et même légaux lorsqu’elles disposent d’activités légales. Ces revenus font vivre une part plus ou moindre grande de la population suivant l’ampleur des activités. Des formes de prestations sociales de la part de criminels enserrent les bénéficiaires dans des relations de redevabilité vis-à-vis des réseaux criminels, ce qui a conduit en août 2025, par exemple, à l’interdiction, dans la ville d’Orange (Vaucluse), d’une distribution instrumentalisée de fournitures scolaires.
Dans un contexte socioéconomique dégradé, ce « ruissellement » des gains illégaux est source de légitimité pour les criminels. Il peut mener à ce que Charles-Antoine Thomas, directeur de cabinet du directeur général de la gendarmerie nationale, nomme une « dissidence criminelle ». La population fait alors allégeance au pouvoir criminel plutôt qu’à un État discrédité.
La question du pouvoir remet au premier plan les notions de territorialité et de matérialité. Les nouvelles technologies sont un instrument puissant aux mains des criminels, comme le souligne le rapport SOCTA. Il faut en tenir compte au niveau tant de la réglementation d’activités qui, tout en étant légales, peuvent être dévoyées (comme dans le cas des messageries cryptées) que de l’équipement et de la formation des services d’enquête. Gare cependant à ne pas négliger des invariants qui peuvent paraître triviaux, mais qui sont l’expression tangible du pouvoir criminel.
Si la criminalité en ligne progresse, la territorialité et la matérialité caractérisent encore nombre d’activités illégales. La matérialité concerne les marchandises (drogues, armes, espèces de faune et de flore protégées, déchets non traités, êtres humains…) qui circulent du producteur au consommateur. Même si des transactions ont lieu en ligne, les marchandises sont visibles et peuvent donc être interceptées. La territorialité renvoie à la circulation et au stockage de ces marchandises et à l’implantation des acteurs criminels.
La déclinaison des différents secteurs criminels prouve implicitement que ces dimensions demeurent importantes et rejoignent la question du pouvoir déstabilisateur du crime. Un travail sur la « géographie des réseaux criminels » peut participer à cette prise de conscience. Il mériterait plus de développements et un travail de cartographie tant la géographie criminelle reste lacunaire).
Il existe déjà des cartes relatives à la circulation de certaines marchandises illégales, notamment pour les routes de la drogue. La Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières a notamment publié, en 2023, un atlas des fraudes douanières.
À l’heure où des organisations criminelles de toutes origines géographiques opèrent sur notre territoire, où elles envoient des émissaires et développent des structures d’appuis logistiques à travers le monde, il faudrait se donner les moyens de cartographier également les acteurs criminels afin d’identifier les ramifications à l’international et les activités et méthodes employées suivant les lieux d’implantation. Cela permettait de mettre au jour des fragilités territoriales, de comprendre des dynamiques d’ensemble dépassant la seule sphère du narcotrafic, voire de prévenir des stratégies d’influence criminelle. Car lutter contre le crime, c’est aussi réaffirmer la souveraineté de l’État sur un territoire.
Clotilde Champeyrache est membre du Conseil scientifique des Douanes.
18.09.2025 à 10:57
Mickaël Mangot, Docteur en économie, enseignant, spécialiste d'économie comportementale et d'économie du bonheur, ESSEC
Avec déjà cinq gouvernements depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, la France est rattrapée par l’instabilité politique. Est-ce de nature à rendre les Français malheureux ? ou le bonheur est-il seulement une affaire privée, imperméable aux évolutions du monde en général, et aux tribulations de la vie démocratique en particulier ?
Si les sciences du bonheur s’intéressent avant tout aux ressorts individuels du bonheur – comme la santé, les revenus, les relations sociales ou les croyances religieuses –, elles regardent également, et de plus en plus, si l’environnement commun joue un rôle significatif. La situation politique et les institutions sont particulièrement scrutées. Et les résultats très instructifs.
Premier enseignement : les citoyens ne sont pas insensibles à l’actualité politique.
Son exposition par les médias est documentée comme ayant, en général, un effet négatif sur la balance émotionnelle, en augmentant la proportion d’émotions négatives ressenties durant une journée. Le « spectacle démocratique » n’est apparemment pas le meilleur des divertissements.
Le seul fait de penser à la vie politique dégrade l’évaluation que l’on fait de sa propre vie. L’institut de sondage Gallup a remarqué que lorsqu’il posait des questions sur la satisfaction de la vie politique, juste avant de poser la question sur la satisfaction de la vie (de l’individu), les sondés se disaient beaucoup moins satisfaits de leurs vies. L’effet est ressenti massivement : -0,67 sur une échelle de 0 à 10, soit l’équivalent de l’effet du chômage…
Au bruit de fond négatif s’ajoute l’effet des élections sur le moral des électeurs. Le verdict des urnes contribue positivement au bonheur des électeurs – précisément le bien-être émotionnel et la satisfaction de la vie – du camp vainqueur et inversement pour le camp défait. Cet effet est très similaire à ce qui est observé lors des compétitions sportives. Même les élections étrangères peuvent influencer le bonheur. L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a entraîné une baisse significative du bonheur à travers l’Europe, selon une étude de la Stockholm School of Economics.
Deuxième enseignement : être impliqué politiquement n’est pas la voie royale vers le bonheur.
À la différence du bénévolat dans les associations (apolitiques), le militantisme politique n’augmente pas systématiquement le bonheur. Les études n’aboutissent pas à un effet consensuel : le militantisme peut aider au bonheur individuel, comme y nuire.
Les effets positifs apparaissent surtout quand l’action politique est porteuse de sens et permet d’affirmer l’identité de la personne. Les effets négatifs prédominent quand l’action est conflictuelle ou conduit à un isolement social.
Troisième enseignement : la qualité de la gouvernance politique est cruciale pour le bonheur individuel.
Les indices composites de qualité de la gouvernance qui agrègent les six dimensions répertoriées par la Banque mondiale – voix et responsabilité, stabilité politique et absence de violence/terrorisme, efficacité du gouvernement, qualité de la réglementation, État de droit et contrôle de la corruption – sont positivement corrélés aux niveaux de bonheur au plan national.
La qualité des décisions publiques semble l’emporter sur la qualité du processus démocratique. Précisément, c’est lorsque les décisions publiques ont atteint une qualité suffisante que le processus démocratique apporte un plus en permettant aux individus de s’exprimer et de ressentir une sensation de contrôle (collectif) sur les événements. Le bonus démocratique est plus significatif dans les pays riches que dans les pays en développement, en miroir d’aspirations à l’expression individuelle supérieures dans ces pays.
Quatrième enseignement : les régimes autoritaires affichent en général un niveau de bonheur inférieur à celui des démocraties, mais l’effet dépend de la confiance dans le gouvernement. Quand la confiance – laquelle est liée, entre autres, à la qualité des politiques mises en place – est très élevée (ou très faible), on n’observe pas de différence notable entre les différents types de régimes. Le bonheur est alors élevé (ou faible), quel que soit le régime.
C’est seulement lorsque la confiance est intermédiaire que le bonus démocratique se fait sentir.
De même, le bonus démocratique disparaît lorsque les sentiments antidémocratiques ou illibéraux augmentent.
Ce qui est le cas actuellement en France. Le baromètre de la confiance politique du Cevipof a mis en évidence une montée de l’attrait pour un pouvoir plus autoritaire :
48 % des Français estiment que « rien n’avance en démocratie, il faudrait moins de démocratie et plus d’efficacité » ;
41 % approuvent l’idée d’un « homme fort qui n’a pas besoin des élections ou du Parlement », un score au plus haut depuis 2017 ;
73 % souhaitent « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre », contre 60 % en Allemagne et en Italie.
À lire aussi : Mesurer le bonheur pour mieux penser l’avenir : l’initiative du Bonheur Réunionnais Brut
Rien n’indique que l’efficacité politique soit la norme parmi les régimes autoritaires. Si l’on prend l’exemple de la croissance économique, les travaux des Prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson montrent au contraire un avantage de croissance pour les démocraties. Au-delà d’une croissance moyenne supérieure, la variabilité de la croissance est également réduite chez les démocraties grâce à de meilleures institutions et à des contre-pouvoirs qui encadrent les décisions politiques.
Tous ces résultats montrent qu’il est difficile de s’affranchir du climat politique, aussi anxiogène et décevant soit-il. Ce que rappelait déjà le comte de Montalembert dans la seconde moitié du XIXe siècle :
« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »
Mickaël Mangot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.