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19.08.2025 à 11:56

L’endettement de l’État sous Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron… ce que nous apprend l’histoire récente

François Langot, Professeur d'économie, Directeur adjoint de l'i-MIP (PSE-CEPREMAP), Le Mans Université

Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande puis Emmanuel Macron sont confrontés à la problématique de la dette. Qui a bénéficié d’une bonne ou d’une mauvaise conjoncture ?
Texte intégral (2613 mots)

Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande puis Emmanuel Macron ont été confrontés à la problématique de la dette et de ses intérêts. Comment la conjoncture économique (inflation et croissance) agissent sur cette dette ? Qui a bénéficié d’une bonne ou d’une mauvaise conjoncture ?


La dette n’a cessé de croître au cours de ces trente dernières années. Elle est la somme de tous les déficits publics accumulés depuis le milieu des années 1970. Afin de comparer le montant de cette dette à une capacité de financement, elle est exprimée en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) – ratio dette/PIB, ce qui indique combien d’années de création de richesses (le PIB) sont nécessaires à son remboursement.

Sous Jacques Chirac, elle est passée de 663,5 milliards d’euros à 1 211,4 milliards d’euros, soit de 55,5 % à 64,1 % du PIB. Sous Nicolas Sarkozy, à 1 833,8 milliards d’euros, soit à 90,2 % du PIB. Sous Hollande, à 2 258,7 milliards d’euros, soit 98,4 % du PIB.

À la fin du premier trimestre 2025, la dette de la France représente 3 345,4 milliards d’euros, soit 113,9 % du PIB. Si cet endettement résulte évidemment de choix politiques, déterminant les recettes et les dépenses du pays, il dépend également de la conjoncture économique… qui peut plus ou moins faciliter la gestion de cette dette.

Crise des subprimes en 2008, pandémie de Covid-19, zone euro en récession, bulle Internet, embellie des années 2000, les gouvernements de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron ont connu des conjonctures économiques aussi assombries que radieuses. Avec quels arbitrages ? Explication en graphiques.

Influences de la conjoncture sur la dette

La conjoncture économique peut être analysée à travers deux paramètres, qui sont tous les deux des taux : le taux d’intérêt (r), fixé par la Banque centrale européenne (BCE) et qui détermine la charge d’intérêt à payer sur la dette, et les taux de croissance (g comme growth) qui mesurent l’accroissement annuel de richesses créées (le PIB). La conjoncture économique est à l’origine de deux effets :

Un premier effet est défavorable aux finances publiques. Il se produit lorsque la conjoncture conduit le taux d’intérêt (r) à être supérieur au taux de croissance (g), soit r-g > 0. Dans ce contexte, le surplus de richesse créée induit par la croissance est inférieur aux intérêts à payer sur la dette. De facto, la dette croît, même si les choix politiques conduisent les recettes de l’État à financer ses dépenses (hors charges des intérêts de cette dette), c’est-à-dire si le déficit primaire est nul.


À lire aussi : « La crise politique est plus inquiétante pour l’économie française que la crise budgétaire seule »


Le schéma (Figure 1) indique que cette conjoncture défavorable s’est produite sous le mandat de Jacques Chirac. En cette période, la somme des déficits primaires, soit les dépenses de l’État hors charge de la dette, et les recettes, est quasiment stable (courbe bleue). La dette est en hausse à cause d’intérêts élevés (r entre 2,5 % et 5 %), conjugués avec une croissance modérée (g est autour de 4 %) qui font croître cet endettement (courbe rouge).

Un deuxième effet est favorable aux finances publiques. Si le taux d’intérêt réel est inférieur au taux de croissance (r-g < 0), alors la dette (ratio dette/PIB) peut être stabilisée, même si les dépenses, hors charges des intérêts, sont supérieures aux recettes, c’est-à-dire même si les choix politiques induisent un déficit primaire. En effet, dans ce cas, l’accroissement annuel de la richesse créée (la croissance du PIB) est supérieure à la charge des intérêts.

Le schéma (Figure 1) indique qu’une telle conjoncture s’est produite sous les mandats d’Emmanuel Macron. Pendant cette période, la somme des déficits primaires a fortement crû (courbe bleue) : les choix politiques ont conduit les dépenses de l’État (hors charges des intérêts sur la dette) à être supérieures à ses recettes. Toutefois, la dette a augmenté plus faiblement (courbe rouge), car les taux d’intérêts sont restés plus faibles que la croissance (moins de 2 % pour les taux d’intérêt, r, contre plus de 2,5 % pour la croissance, g).

Figure 1 : L’écart entre la ligne rouge et la ligne bleue mesure la contribution des charges d’intérêt nette de la croissance (r-g) à l’évolution du ratio dette/PIB. Données Insee. Fourni par l'auteur

Contribution de la conjoncture à la dette

L’histoire récente classe en deux groupes les mandats présidentiels. Celui où une « mauvaise » conjoncture explique majoritairement la hausse de la dette (ratio dette/PIB) – dans la figure 1, la courbe rouge croît davantage que la courbe bleue. Celui où les déficits primaires contribuent majoritairement à sa hausse – dans la figure 1, la courbe bleue croît davantage que la courbe rouge.

Le premier regroupe les mandats de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Le second, ceux de François Hollande et d’Emmanuel Macron.

Les données montrent que sous les deux mandats de Jacques Chirac (1995-2007), le ratio dette/PIB a augmenté de 8,99 points (0,75 point par an). Cette augmentation est due à une « mauvaise » conjoncture pour les finances publiques (effet de r-g > 0) qui a fait croître le ratio dette/PIB de 10,07 points, la dynamique des déficits primaires ayant contribué à le réduire de 1,08 point. Pendant cette période, les taux d’intérêt sur la dette publique étaient très élevés – entre 4 et 6 %.

Sous le mandat de Nicolas Sarkozy (2007-2012), le ratio dette/PIB a crû de 22,76 points (4,55 points par an), dont 11,01 points induits par les déficits primaires, soit 48 % de la hausse totale, et 11,75 points à la conjoncture (52 % du total). Les taux d’intérêt ont continué à être élevés – entre 3 et 4 %. Les déficits primaires importants ont suivi les choix politiques visant à amortir la crise des subprimes.

A contrario, pendant le mandat de François Hollande, c’est la hausse des déficits primaires qui expliquent à 71,5 % de la hausse totale du ratio dette/PIB (9,13 points parmi les 12,74 points de hausse totale, soit 2,55 points par année). Les taux d’intérêt ont continué à baisser, passant de 3 % à moins de 2 %, alors que les déficits primaires n’ont pas été contrôlés, même si les crises des subprimes puis des dettes souveraines étaient passées.

Déficits primaires sous Emmanuel Macron

Les mandats d’Emmanuel Macron, jusqu’en 2024, accentuent encore le trait. La dette n’a augmenté que de 10,8 points (1,35 point par an), car la conjoncture l’a fait baisser de 15,31 points, les taux d’intérêt devenant très faibles, passant sous les 1 % en 2020. La hausse de la dette s’explique uniquement par la très forte hausse des déficits primaires qui l’ont fait croître de 26,11 points, pendant une période où la pandémie de Covid-19 et la crise de l’énergie ont conduit l’État à assurer les Français contre de trop forte baisses de pouvoir d’achat.


À lire aussi : Quand commence un krach boursier ? Et qu’appelle-t-on ainsi ?


La période future, allant de 2025-2029, se classe dans la seconde configuration où la conjoncture facilitera de moins en moins la gestion de la dette publique (r-g < 0). Même avec un objectif politique de maîtrise de l’endettement, la réduction des déficits primaires pourra alors se faire graduellement. Toutefois, avec ces déficits qui continueront à peser sur la dette, la conjoncture facilitera de moins en moins la gestion de la dette publique, car la croissance compensera de moins en moins un taux d’intérêt en hausse.

Le budget présenté par François Bayrou, le 25 juillet dernier, fera croître le ratio dette/PIB de 4,6 points (0,92 point par an), dans un contexte où la conjoncture le réduira de 1,7 point. Les déficits primaires l’augmenteront donc de 6,3 points. Dans ce contexte, l’effort budgétaire proposé par le gouvernement Bayrou permettra de stabiliser le ratio dette/PIB autour de 117 %, certes loin de la stabilisation autour de 60 % des mandats de Jacques Chirac…

Équilibre entre dépenses et recettes

L’évolution du déficit primaire (écart entre les dépenses, hors charges d’intérêt, et les recettes) indique que sur les vingt-neuf dernières années, il y a eu dix années où il s’est accru. Trois hausses majeures se dégagent : en 2002, de 1,82 point avec le krach boursier, en 2009 de 4,2 points, avec la crise des subprimes et, en 2020, de 6,1 points, avec la pandémie de Covid-19.

En 2002, la hausse du déficit était partagée avec 1,1 point lié aux hausses des dépenses et 0,72 point aux réductions des recettes. Les fortes hausses de 2008 et de 2020 sont majoritairement dues à des hausses de dépenses : 95 % des 4,2 points de 2009 et 97 % des 6,1 points de 2020. Afin de contenir la dette, les recettes ont fini par augmenter après les crises, entre 2004 et 2006, puis entre 2011 et 2013 et, enfin, entre 2021 et 2022. Mais il n’y a jamais eu de réduction des dépenses ni après 2011 ni après 2023.

C’est donc leur persistance à un niveau élevé qui explique l’accroissement du ratio dette/PIB. Seule la période très récente (en 2023) avec la crise ukrainienne a conduit l’État à réduire les recettes afin de préserver le pouvoir d’achat dans un contexte de forte inflation.

Contrôle des dépenses publiques

Le plan du gouvernement Bayrou, en faisant peser les trois quarts de l’ajustement sur les dépenses, propose de reprendre le contrôle des dépenses publiques afin qu’elles représentent 54,4 % du PIB en 2029 – ce que l’on observait avant la crise de 2007. Au-delà de stabiliser le ratio dette/PIB, ce choix politique permet aussi d’envisager la possibilité de gérer une éventuelle crise future. La question qui se pose alors est : quels postes de dépenses réduire en priorité ?

Variation d’un type de dépense par mandat. La variation mesure l’écart en point de PIB entre la dépense en fin de mandat (2023 pour Emmanuel Macron) et la dépense en début de mandat. Données Insee. Fourni par l'auteur

Les postes de dépenses qui ont crû depuis 1995 sont ceux liés à l’environnement (+0,8 point de PIB), à la santé (+3,2 points de PIB), aux loisirs, à la culture et au culte (+0,6 point de PIB) et à la protection sociale (+1,3 point de PIB). Ceux qui ont baissé sont ceux liés aux services généraux des administrations publiques (-4,1 points de PIB), à la défense (-1,1 point de PIB) et à l’enseignement (-1,5 points de PIB). À l’avenir, un budget réallouant les dépenses en faveur de la défense et l’enseignement via un meilleur contrôle des dépenses de santé et de protection sociale devra donc être perçu comme un simple rééquilibrage.

The Conversation

François Langot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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15.08.2025 à 16:21

Nouvelle-Calédonie : les indépendantistes du FLNKS rejettent l’accord de Bougival. Et maintenant ?

Pierre-Christophe Pantz, Enseignant-chercheur à l'Université de la Nouvelle-Calédonie (UNC), Université de Nouvelle Calédonie

Le FLNKS a rejeté l’accord de Bougival visant à relancer le dialogue et accroître l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie, divisant le camp indépendantiste.
Texte intégral (1914 mots)

Le FLNKS, le principal regroupement de mouvements indépendantistes, a officiellement désavoué le 13 août dernier l’accord de Bougival, qui devait renouer le dialogue avec l’État et permettre à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à davantage d’autonomie. Qu’adviendra-t-il de ce texte, toujours soutenu par une partie du camp indépendantiste ?


Quelques semaines à peine après la ratification inespérée d’un accord politique entre l’État et dix-huit représentants politiques néocalédoniens – indépendantistes et non-indépendantistes – les voix dissonantes s’amplifient et contestent parfois avec virulence un compromis politique qu’elles considèrent comme « mort-né ».

Dans un premier temps, l’Union Calédonienne (UC), l’un des principaux partis indépendantistes de l’archipel, a vivement réagi en reniant la signature de ses trois représentants. Logiquement, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) – coalition de 7 groupes de pression dont l’UC est le principal membre – a suivi, en actant le 13 août son rejet de ce projet d’accord en raison de son « incompatibilité avec les fondements et acquis de sa lutte ». Il réclame par ailleurs des élections provinciales en novembre 2025. Face à cette levée de boucliers, l’accord de Bougival, qualifié d’« historique » par le ministre des Outre-mer Manuel Valls, a-t-il encore des chances d’aboutir ?


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Le rejet de l’UC et du FLNKS condamne-t-il l’accord ?

Dans ce contexte tendu, certains signataires – notamment ceux du FLNKS – se retrouvent désormais contestés par leur propre parti politique et leurs militants. Quelques jours après les signatures et la publication in extenso de l’accord, l’Union Calédonienne et le FLNKS avaient rapidement précisé que la délégation de signataires ne disposait pas du mandat politique pour signer un tel document au nom de leur parti. Sous la pression des militants, ce sont essentiellement de nouveaux responsables politiques qui ont contribué à l’ampleur de la contestation contre l’accord, puis à sa remise en cause. Rappelons tout de même que les trois signataires de l’UC occupent des rôles fondamentaux dans la gouvernance du parti, ce qui les rendait a priori légitimes à le représenter.

Après le rejet formel de l’Union Calédonienne (UC), principale composante du Front, l’organisation a précisé lors de son comité directeur que « le mandat des signataires et des équipes tombe de fait » : une nouvelle équipe devrait donc prendre le relais. Dans la continuité, le congrès extraordinaire du FLNKS du 9 août dernier a entériné cette position. L’organisation annonce désormais une mobilisation active contre le projet : « Nous utiliserons toutes nos forces et toutes les formes de lutte à notre disposition pour que ce texte n’aille pas au vote », affirme ainsi le président du FLNKS, Christian Tein.

Si le FLNKS considère désormais comme acté la mort de l’Accord de Bougival, il se positionne néanmoins pour la poursuite du dialogue, à condition toutefois de n’aborder que « les modalités d’accession à la pleine souveraineté » avec « le colonisateur ».

Si un consensus global autour de l’accord de Bougival semble désormais s’éloigner, qu’en est-il de la viabilité de cet accord, au regard notamment des 5 autres délégations de signataires – l’Union Nationale pour l’Indépendance (UNI), l’Éveil Océanien (EO) et les partis non indépendantistes – qui continuent de défendre et de soutenir ce compromis politique ? Au regard du paysage politique actuel, dont le Congrès de la Nouvelle-Calédonie est l’émanation représentative, et en considérant l’hypothèse d’une unanimité au sein des groupes, ceux en faveur de l’accord de Bougival représenteraient 40 membres sur 54 (12 membres de l’UNI, 3 pour l’EO et 25 pour les non-indépendantistes), contre 13 élus du groupe UC-FLNKS et nationalistes et 1 non-inscrit.

Si ce calcul théorique représente une majorité significative au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, il ne tient pas compte d’une crise de légitimité qui frappe les élus territoriaux, dont le mandat de cinq ans a expiré en mai 2024. Il avait à l’époque été prolongé jusqu’en novembre 2025, en raison d’une situation politique particulièrement tendue résultant des émeutes en cours à l’époque.

Un rejet qui clarifie la fragmentation dans le camp indépendantiste

En parallèle du rejet de l’UC et du FLNKS, le soutien renouvelé de l’UNI (rassemblant les partis indépendantistes Palika et UPM – Union progressiste en Mélanésie) à l’accord de Bougival confirme la scission au sein du camp indépendantiste. En effet, durant les émeutes de 2024, l’unité du FLNKS avait déjà été fragilisée avec la mise en retrait des deux partis de l’UNI (Palika et UPM), qui faisaient auparavant partie du Front.

L’une des conséquences de cette fragilisation du Front indépendantiste a été une recomposition institutionnelle : alors que le FLNKS détenait auparavant les présidences des deux principales institutions du Territoire (le Gouvernement et le Congrès), la combinaison des divisions en son sein et de la prise de distance de l’Éveil Océanien, un parti non aligné détenant une position de pivot, a entraîné un recul politique et institutionnel des indépendantistes. Ils ont ainsi perdu successivement la présidence du congrès en août 2024 et celle du gouvernement en décembre 2024.

Au sein du camp indépendantiste, cette recomposition du paysage politique s’apparente à une guerre d’influence entre UC et UNI, notamment sur la question de la stratégie et de la méthode à adopter en vue d’obtenir l’indépendance. L’UNI privilégie ainsi la voie du compromis politique pour parvenir à une souveraineté partagée à moyen terme. L’UC actuelle, quant à elle, se montre plus intransigeante et défend un rapport de force visant une pleine souveraineté immédiate.

Le FLNKS dans sa configuration actuelle se retrouve désormais sous domination de l’UC, marquée depuis août 2024 par la présidence de Christian Tein. Ce dernier s’est d’abord démarqué comme leader de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), mise en place par l’UC le 18 novembre 2023 pour lutter contre le projet de dégel du corps électoral. Le FLNKS se revendiquant comme seul mouvement légitime de libération du peuple kanak, son retrait vaudrait donc retrait de ce peuple de l’accord politique, le rendant mécaniquement caduc. L’UNI de son côté assume désormais son soutien au « compromis politique » de Bougival, prévoyant un statut que le parti estime évolutif, et qui permettrait in fine à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à une « souveraineté partagée avec la France ».

Cette division risque d’être accélérée par le rejet en bloc de l’accord de Bougival par le FLNKS, qui marginalise en interne une ligne plus consensuelle, incarnée par les trois signataires qui sont désormais désavoués par leur propre camp. Des sanctions disciplinaires sont désormais réclamées par une partie des militants, contribuant à rendre intenable une ligne favorable au compromis politique.

L’État parviendra-t-il à poursuivre le processus tout en maintenant le dialogue ?

Face au rejet catégorique exprimé par une partie du camp indépendantiste, la réaction de l’État, notamment par la voix du ministre des Outre-mer Manuel Valls, n’a pas tardée. Il a insisté sur le fait que l’accord représente un « compromis » et que son rejet risquerait de ramener le territoire au « chaos ». Il précise également qu’un « non-accord » aurait des conséquences sociales et économiques délétères, ce qui a pu être perçu par certains comme un chantage néocolonial.

Le ministre des Outre-mer a également réaffirmé sa disponibilité permanente au dialogue, annonçant se rendre en août une quatrième fois sur le territoire calédonien pour la mise en place d’un comité de rédaction chargé d’affiner les textes, de lever les ambiguïtés et de clarifier l’esprit de l’accord, sans toutefois en altérer l’équilibre. Toutes les forces politiques, y compris l’UC et le FLNKS, sont conviées à ce travail. Mais il y a peu de chances que ces deux organisations, en boycott actif du processus, y participent.

Malgré cette main tendue, Manuel Valls reste déterminé à tenir le calendrier prévisionnel de l’accord : report des élections provinciales à mai-juin 2026, adoption des réformes constitutionnelles et organiques à l’automne 2025, et surtout consultation populaire visant à adopter définitivement l’accord en février 2026.

Interrogé par la chaîne publique Nouvelle-Calédonie la Première peu de temps après le rejet de l’accord par l’UC, Manuel Valls continuait à défendre l’application de ce « compromis politique ».

Deux fragilités majeures pèsent sur ce processus : au plan national, l’instabilité politique et l’incertitude pour le gouvernement d’obtenir la majorité des 3/5e au Congrès, nécessaire à l’adoption finale de l’accord qui implique une révision constitutionnelle ; au plan local, la contestation de la légitimité des signataires, les divisions internes du camp indépendantiste et la menace d’une mobilisation active de l’UC-FLNKS qui compte fermement bloquer la consultation populaire.

Dans un contexte post-émeutes et marqué par de profondes fractures politiques, cette consultation populaire en forme de nouveau référendum interrogera la capacité des signataires à rallier une large majorité de Calédoniens, et conditionnera la viabilité durable de l’accord de Bougival.

The Conversation

Pierre-Christophe Pantz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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14.08.2025 à 15:16

Pour Montesquieu, seul le pouvoir arrête le pouvoir

Spector Céline, Professeure des Universités, UFR de Philosophie, Sorbonne Université, Sorbonne Université

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer&nbsp;? Pour Montesquieu (1689-1755) la tripartition des pouvoirs de l’État – législatif, exécutif et judiciaire – est la condition de la liberté politique.
Texte intégral (1991 mots)

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Cinquième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Montesquieu (1689-1755). Précurseur de l’approche constitutionnelle moderne, ce dernier définit des conditions de la liberté politique par la tripartition des pouvoirs de l’État – législatif, exécutif et judiciaire.


Comment Montesquieu peut-il nous aider à cerner l’esprit de la démocratie moderne ? Dans De l’esprit des lois (1748), paru de manière anonyme à Genève, le philosophe distingue la démocratie antique, dont le lieu d’origine est Athènes et Rome, et la république moderne, qui se dissimule encore sous la forme monarchique. Cette république nouvelle ne recourt plus au tirage au sort pour permettre aux citoyens de choisir leurs édiles ; elle privilégie le système représentatif en conférant au peuple – ou du moins à une partie du peuple – le droit d’élire ses députés à la Chambre.

Montesquieu inspiré par la Glorious Revolution anglaise

C’est dans l’Angleterre postérieure à la Glorious Revolution (1689) que Montesquieu va chercher les principes de la liberté politique. Si cette nation est dotée d’un statut singulier, c’est qu’au terme de sanglantes guerres civiles, le prince y a été apprivoisé. Magistrat et juriste de formation, le philosophe de la Brède a observé la vie politique anglaise lors de son séjour sur l’île pendant plus de 18 mois (novembre 1729-avril 1731). Au livre XI de L’Esprit des lois, il brosse un tableau inédit des conditions de la liberté politique, en partant de la tripartition des pouvoirs de l’État : la puissance législative, la puissance exécutive ou exécutrice, la puissance judiciaire. C’est seulement si par la « disposition des choses », « le pouvoir arrête le pouvoir » que la Constitution pourra protéger la liberté, redéfinie de manière originale comme opinion que chacun a de sa sûreté, à l’abri de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir. Montesquieu fournit ainsi à la postérité une interprétation subtile et profonde des institutions de la liberté.

La question de l’attribution des pouvoirs est d’abord essentielle : afin de faire fonctionner l’État, le pouvoir exécutif doit certes être confié à un seul homme – le monarque – en raison de la rapidité nécessaire des décisions à prendre. Mais la liberté politique suppose d’autres exigences : afin d’éviter la formation d’une caste de juges potentiellement tyrannique, l’autorité judiciaire doit être attribuée pour l’essentiel à des jurys populaires tirés au sort. Quant au pouvoir législatif, il doit être confié, dans un grand État, aux représentants du peuple. Toutefois, il ne faut pas se faire d’illusions : les députés ne sont pas toujours mandataires de l’intérêt général. Telle est la raison pour laquelle le Parlement doit être constitué par deux Chambres – House of Commons et House of Lords. Si le bicaméralisme s’avère nécessaire, c’est que l’élite tente toujours d’opprimer le peuple et le peuple, de nuire à l’élite. Comme Machiavel, Montesquieu considère que les gens « distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs » ne doivent pas être confondus avec ceux qui en sont dénués, sans quoi « la liberté commune serait leur esclavage et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre ». L’État n’est pas une personne morale constituée en amont de la société et transcendant ses clivages : chaque groupe social dispose au sein du pouvoir législatif d’un organe partiel pour défendre ses intérêts, et se trouve par là même « constitué » avec ses droits et, le cas échéant, avec ses privilèges.

Néanmoins, l’exécutif lui-même n’est pas laissé sans secours face aux risques d’atteinte à sa prérogative : dans le sillage de certains publicistes anglais comme le Vicomte Bolingbroke, Montesquieu reconnaît le droit de véto du roi dans une monarchie limitée. Grâce à cette opposition de forces et de contre-forces, la constitution est un système dynamique qui se conserve par une forme d’autorégulation. Cet équilibre, sans doute, reste précaire : l’Angleterre perdra sa liberté au moment où le pouvoir législatif deviendra plus corrompu que l’exécutif. Mais contrairement aux théoriciens absolutistes de la souveraineté, l’auteur de L’Esprit des lois ne craint pas la paralysie des pouvoirs divisés, pas plus qu’il ne redoute l’impuissance associée à la nécessité d’un compromis politique et social. Tant que l’équilibre est maintenu, la préservation des droits résulte de la négociation et de la tension entre intérêts divergents. Dans le mouvement nécessaire des choses, les pouvoirs antagonistes finissent par « aller de concert ».

Séparer ou distribuer les pouvoirs ?

Comment interpréter la Constitution libre ? Dans un article classique, le juriste Charles Eisenmann a réfuté l’interprétation selon laquelle Montesquieu défendrait une véritable « séparation des pouvoirs ». L’interprétation séparatiste soutenue par la plupart des juristes consiste à affirmer que le pouvoir de légiférer, le pouvoir d’exécuter et le pouvoir de juger doivent être distribués à trois organes absolument distincts, pleinement indépendants, et même parfaitement isolés les uns des autres. Elle exclut pour chaque organe le droit de donner des instructions aux autres, et même tout droit de contrôle sur leur action.

Or cette conception stricte de la séparation des pouvoirs est intenable : en réalité, le philosophe-jurisconsulte ne remet pas le pouvoir législatif au Parlement seul, mais au Parlement et au monarque. Le Parlement élabore et vote les lois dont ses membres ont pris l’initiative ; mais ces lois n’entrent en vigueur que si le monarque y consent. Le monarque prend part à la législation par son droit de veto ; la puissance exécutrice, de ce point de vue, « fait partie de la législative ». En second lieu, si Montesquieu condamne le cumul intégral du pouvoir législatif et du pouvoir de juger, il n’exclut pas que la Chambre des Lords puisse juger les nobles. Enfin, il ne préconise pas davantage l’indépendance de chaque organe dans l’exercice de sa fonction ; il assigne au Parlement, dans un État libre, le droit et même le devoir de contrôler l’action exécutive du gouvernement.

De ce point de vue, la séparation des pouvoirs relève d’un « mythe ». Montesquieu l’affirme de façon explicite : « Dans les monarchies que nous connaissons, les trois pouvoirs ne sont point distribués et fondus sur le modèle de la Constitution dont nous avons parlé », à savoir la Constitution d’Angleterre : les pouvoirs de l’État sont distribués sans doute, mais d’une façon qui, loin de les séparer, les fond. L’État libre est un système dynamique où les parties en mouvement contribuent à l’équilibre du tout ; la distinction et l’opposition des pouvoirs est le préalable à leur coordination : « Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons : le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative ». Le mécanisme constitutionnel est ici agencé de telle sorte que ses divers rouages soient en mesure de se faire opposition les uns aux autres. Or c’est précisément parce que les pouvoirs sont en mesure de s’opposer qu’ils ne peuvent être radicalement séparés. Ce point est essentiel : contre les risques de dérive despotique, le contrôle parlementaire du gouvernement permet à l’État de rester libre.

D’où l’interprétation politique et non juridique de la distribution des pouvoirs : afin d’éviter les abus de pouvoir, il ne faut pas que deux des trois pouvoirs étatiques, et à plus forte raison les trois, soient remis à un seul et homme ou à un seul corps de l’État (pas même le Parlement !). Un seul pouvoir doit être réellement séparé des deux autres, à savoir le pouvoir judiciaire. Selon le président à mortier du Parlement de Bordeaux, le juge doit se contenter d’appliquer la loi, d’être la « bouche de la loi ». Pour que le citoyen n’éprouve pas la crainte des magistrats qui caractérise les États despotiques, il faut neutraliser la puissance de juger, « si terrible parmi les hommes » : elle doit devenir, pour ainsi dire, « invisible et nulle ». En particulier, l’exécutif ne doit en aucun cas influencer ou contrôler le pouvoir judiciaire. Il faut éviter à tout prix qu’il puisse opprimer par sa « volonté générale » et mettre en péril chaque citoyen par ses volontés particulières – ce qui risque d’arriver là où la puissance est « une ». La concentration et la confusion des pouvoirs font du prince un monstre omnipotent qui légifère, exécute, et juge, quitte à éliminer ses opposants politiques et à opprimer la dissidence.

À l’origine du constitutionnalisme moderne

Cette théorie doit bien sûr être contextualisée : en luttant contre le despotisme en France, Montesquieu n’a pas inventé telle quelle la conception fonctionnelle de la séparation des pouvoirs qui s’appliquera par la suite, aux États-Unis notamment ; il n’a pas imaginé un Sénat conçu comme Chambre des États, susceptible de remplacer la Chambre des Pairs ; il n’a pas conçu de président élu se substituant au monarque. Il reste que sa vision puissante est à l’origine du constitutionnalisme moderne. Elle inspire notre conception de l’État de droit, qui associe liberté des élections et des médias, distribution des pouvoirs et indépendance du judiciaire. En influençant la formation des constitutions républicaines, elle fournit la boussole dont nous avons encore besoin, au moment où le président américain remet en cause les pouvoirs du Congrès, menace d’abolir l’indépendance de l’autorité judiciaire, torpille celle des agences gouvernementales et envoie chaque jour des salves d’executive orders en défendant une théorie de l’exécutif « unitaire », fort et immune. Que le Congrès l’accepte et que la Cour suprême avalise l’impunité présidentielle est un signe, parmi d’autres, du danger mortel qui pèse sur nos démocraties.

The Conversation

Céline Spector est membre du Conseil scientifique de l'UEF France. Elle a reçu des financements pour des projets de recherche à Sorbonne Université au titre de l'Initiative Europe.

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13.08.2025 à 17:17

Génération Z : l’amour en crise

Katherine Twamley, Professor of Sociology, UCL

Jenny van Hooff, Reader in Sociology, Manchester Metropolitan University

Un nombre croissant d’indices montrent que la génération&nbsp;Z se détourne des formes traditionnelles de rencontres et des relations amoureuses durables.
Texte intégral (2369 mots)
Les femmes sont, en moyenne, plus heureuses célibataires que les hommes, qui, pour leur part, sombreraient de plus en plus dans l’«&nbsp;hétéropessimisme&nbsp;». Drazen Zigic/Shutterstock

Baisse de l’activité sexuelle, montée d’un certain « hétéropessimisme » ou célibat revendiqué… de plus en plus d’éléments indiquent que la génération Z se détourne des formes traditionnelles de rencontres et des relations amoureuses à long terme. Dans le même temps, on observe un clivage politique entre jeunes femmes – plus progressistes – et jeunes hommes – plus conservateurs. Comment analyser ces évolutions, au regard du contexte politique, social et économique ?


Des signes de clivage politique entre les jeunes hommes et les jeunes femmes ont pu être observés au cours de l’année écoulée. Les données issues des élections dans plusieurs pays indiquent que les femmes âgées de 18 à 29 ans se montrent nettement plus progressistes, tandis que les jeunes hommes penchent davantage vers le conservatisme. Une récente étude, menée dans 30 pays a également révélé que la génération Z est plus divisée que les précédentes sur les questions liées à l’égalité entre les sexes.

Parallèlement, de plus en plus d’éléments montrent que cette génération se détourne des rencontres amoureuses. Selon les données de l’enquête nationale sur la croissance des familles aux États‑Unis (National Survey of Family Growth), entre 2022 et 2023, 24 % des hommes et 13 % des femmes, âgés de 22 à 34 ans, ont déclaré n’avoir eu aucune activité sexuelle au cours de l’année écoulée.

Il s’agit d’une augmentation significative par rapport aux années précédentes. Et les adolescents états-uniens sont moins enclins à entretenir des relations amoureuses que ceux des générations précédentes.

Au Royaume-Uni, les enquêtes menées au cours des dernières décennies révèlent une tendance à la baisse de l’activité sexuelle, tant en termes de fréquence que de nombre de partenaires chez les jeunes. Les applications de rencontre perdent également de leur attrait, les principales plateformes enregistrant des baisses significatives du nombre d’utilisateurs parmi les hétérosexuels de la génération Z l’an dernier.

Une fracture politique genrée

Une fracture politique genrée rend-elle les rencontres plus difficiles ? En tant que sociologues de l’intimité, nos travaux ont montré comment les relations sont affectées par des tendances sociales, économiques et politiques plus larges.

Nos recherches sur la persistance des inégalités de genre montrent qu’elles peuvent affecter la qualité des relations intimes ainsi que leur stabilité.

Par exemple, les relations hétérosexuelles reposent souvent sur une répartition inégale du travail émotionnel et domestique, même au sein des couples ayant des revenus similaires. Certains commentateurs et chercheurs ont identifié une tendance à l’« hétéropessimisme » – un désenchantement vis-à-vis des relations hétérosexuelles, souvent marqué par l’ironie, par le détachement ou par la frustration. De nombreuses femmes expriment une lassitude face aux inégalités de genre qui peuvent apparaître dans les relations avec les hommes.

Mais l’hétéropessimisme a également été identifié chez les hommes et des recherches ont montré que les femmes sont, en moyenne, plus heureuses célibataires que ces derniers.

Prenons le travail domestique. Malgré les avancées en matière d’égalité entre les sexes dans de nombreux domaines, les données montrent que, dans les couples hétérosexuels, les femmes assument encore la majorité des tâches ménagères et des tâches liées au soin. Au Royaume-Uni, elles effectuent en moyenne 60 % de travail non rémunéré de plus que les hommes. Cet écart subsiste même au sein des couples où les deux partenaires travaillent à temps plein.


À lire aussi : What is 'heteropessimism', and why do men and women suffer from it?


En Corée, l’inégalité persistante entre les sexes est considérée comme étant à l’origine du mouvement 4B. Des jeunes femmes coréennes, lassées des stéréotypes sexistes qui les cantonnent à des rôles traditionnels, déclarent rejeter le mariage, la maternité, les relations amoureuses et le sexe avec les hommes.

Dans ce pays et ailleurs, sur les réseaux sociaux, des jeunes femmes se disent « boy sober » [littéralement « sobres de garçons », ndlr]. Le harcèlement, les abus et les « comportements toxiques » sur les applications de rencontre ont, selon certains témoignages, détourné nombre d’entre elles de toute envie de sortir avec quelqu’un.

D’autres ont opté pour la célibat volontaire. Un élément d’explication tient au fait que, pour certaines femmes, la remise en cause des droits reproductifs – comme l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade (qui garantissait le droit fédéral à l’avortement aux États-Unis, ndlr) – rend les questions d’intimité fondamentalement politiques.

Des désaccords politiques, qui auraient, autrefois, pu être surmontés dans une relation, sont aujourd’hui devenus profondément personnels, car ils touchent à des enjeux tels que le droit des femmes à disposer de leur corps et les expériences de misogynie qu’elles peuvent subir.

Bien sûr, les femmes ne sont pas seules à pâtir des inégalités de genre. Dans le domaine de l’éducation, les données suggèrent que les garçons prennent du retard sur les filles à tous les niveaux au Royaume-Uni, bien que des recherches récentes montrent que la tendance s’est inversée en mathématiques et en sciences.

Nombre d’hommes estiment être privés d’opportunités de s’occuper de leurs enfants, notamment en raison de normes dépassées en matière de congé parental, limitant le temps qu’ils peuvent leur consacrer.

Certains influenceurs capitalisent sur les préjudices réels ou supposés des hommes, diffusant leurs visions rétrogrades et sexistes des femmes et du couple sur les réseaux sociaux de millions de garçons et de jeunes hommes.


À lire aussi : Extrême droite et antiféminisme : pourquoi cette alliance séduit tant de jeunes hommes


Compte tenu de tout cela, il n’est pas surprenant que les jeunes hommes soient plus enclins que les jeunes femmes à affirmer que le féminisme a « fait plus de mal que de bien ».

Anxiété et incertitude

Mais des enjeux politiques et économiques plus larges influencent également les jeunes hommes et les jeunes femmes, et conditionnent leur façon – voire leur décision – de se fréquenter. La génération Z atteint l’âge adulte à une époque de dépression économique. Des recherches montrent que les personnes confrontées à des difficulté économiques peuvent avoir du mal à établir et à maintenir des relations intimes.

Cela peut être en partie dû au fait que les débuts d’une romance sont fortement associés au consumérisme – sorties au restaurant, cadeaux, etc. Mais il existe aussi un manque d’espace mental pour les rencontres lorsque les gens sont sous pression pour joindre les deux bouts. L’insécurité financière affecte également la capacité des jeunes à se payer un logement et, donc, à disposer d’espaces privés avec un partenaire.

On observe, par ailleurs, une augmentation des problèmes de santé mentale signalés par les jeunes dans le monde entier. Les angoisses liées à la pandémie, à la récession économique, au climat et aux conflits internationaux sont omniprésentes.

Ces inquiétudes se reflètent dans les rencontres amoureuses, au point que certains voient dans une relation sentimentale une prise de risque supplémentaire dont il vaut mieux se protéger. Des recherches menées auprès d’utilisateurs hétérosexuels d’applications de rencontre au Royaume-Uni, âgés de 18 à 25 ans, ont révélé qu’ils perçoivent souvent les rencontres comme un affrontement psychologique – dans lequel exprimer son intérêt trop tôt peut mener à l’humiliation ou au rejet.

Il en résulte que ni les jeunes hommes ni les jeunes femmes ne se sentent en sécurité pour manifester un véritable intérêt envers un potentiel partenaire. Cela les enferme souvent dans le fameux, et souvent décrié, « talking stage » (« phase de discussion »), où les relations peinent à progresser.

Comme l’ont montré Lisa Wade et d’autres sociologues, même dans le cadre de relations sexuelles occasionnelles, l’attachement émotionnel est souvent volontairement évité.

Cartoonish illustration of a man holding a mobile phone, which shows a woman running away through an open door
Être vulnérable et risquer le rejet, ou quitter le navire ? Dedraw Studio/Shutterstock

Si la génération Z se détourne des relations amoureuses, ce n’est pas forcément par manque d’envie de créer du lien, mais sans doute en raison d’un sentiment de vulnérabilité accru, nourri par une montée des problèmes de santé mentale et un climat d’insécurité sociale, économique et politique.

Il ne s’agit peut-être pas d’un rejet des relations de la part des jeunes. Peut-être ont-ils plutôt du mal à trouver des espaces émotionnellement sûrs (et financièrement accessibles) propices au développement d’une intimité.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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12.08.2025 à 17:09

Vers la fin des puissances hégémoniques ? Comprendre les théories de la domination globale

Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College

Depuis Trump, beaucoup annoncent la fin de l’hégémonie des États-Unis. Mais qui pourrait la remplacer&nbsp;? Et que signifie vraiment ce terme en relations internationales&nbsp;?
Texte intégral (1729 mots)
L’hégémonie désigne la capacité d’un État à structurer l’ordre international en imposant ses règles et en obtenant le consentement des autres. Un rôle aujourd’hui remis en question dans un monde multipolaire. Alexander W. Helin/Getty Images

Aujourd’hui, dans le monde, aucune puissance ne semble en position hégémonique. Mais que signifie exactement ce concept d’hégémonie, au fondement des théories des relations internationales ? Est-il toujours valide ? Peut-on se passer d’une puissance dominante pour structurer les relations internationales ?


L’ère de l’hégémonie américaine est terminée – du moins si l’on en croit les titres de presse partout dans le monde, de Téhéran à Washington. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ?

Le concept d’hégémonie est un fondement théorique des relations internationales depuis les débuts de la discipline. Au-delà d’une simple mesure de la puissance d’un État donné, il désigne sa capacité non seulement à imposer ses décisions à d’autres, mais aussi à façonner les règles, les normes et les institutions qui régissent l’ordre international.

Ce mélange subtil entre coercition et consentement des autres acteurs internationaux distingue l’hégémonie de la domination pure : il rend également le maintien de ce type de position particulièrement complexe dans un monde où les rapports entre puissances sont de plus en plus contestés.

Une brève histoire de l’hégémonie

Le terme « hégémonie » vient du grec hegemon, qui signifie guide ou chef. Il désignait à l’origine la prédominance d’une cité-État sur les autres.

Dans la Grèce antique, Athènes illustre bien cette notion, notamment à travers son rôle de leader dans la Ligue de Délos, une alliance de cités-États. Sa puissance militaire, notamment sa suprématie sur les mers, s’y mêlait à une influence politique affirmée, permettant à Athènes d’orienter les décisions de ses alliés.

Cette domination reposait certes sur la force, mais aussi sur le consentement : les membres de la Ligue tiraient en effet parti de la sécurité collective et des liens économiques renforcés sous l’égide d’Athènes.

La définition moderne du concept d’hégémonie émerge au XIXe siècle pour décrire le rôle de la Grande-Bretagne dans l’ordre mondial.

Cette hégémonie reposait sur une puissance navale inégalée et la domination économique acquise lors de la révolution industrielle.

Ce n’était cependant pas uniquement sa force matérielle qui faisait de la Grande-Bretagne une puissance hégémonique. Les réseaux commerciaux bâtis et les normes de libre-échange dont elle faisait la promotion ont structuré un système largement accepté par les autres États européens – souvent parce qu’eux aussi en retiraient stabilité et prospérité.

Cette période démontre que l’hégémonie va bien au-delà de la contrainte : elle suppose la capacité d’un État dominant à façonner un ordre international aligné sur ses propres intérêts, tout en rendant ces intérêts acceptables pour les autres.

Des théories marxistes à l’ordre international

Au début du XXe siècle, le penseur marxiste italien Antonio Gramsci a étendu le concept d’hégémonie au-delà des relations internationales, en l’appliquant à la lutte des classes. Sa thèse était que l’hégémonie dans l’espace social repose non seulement sur le pouvoir coercitif de la classe dominante, mais aussi sur sa capacité à obtenir le consentement des autres classes en façonnant les normes culturelles, idéologiques et institutionnelles.

Transposée à l’échelle internationale, cette théorie postulerait qu’un État hégémonique maintient sa suprématie en créant un système perçu comme légitime et bénéfique, et non seulement par la force économique ou militaire.

Au XXe siècle, les États-Unis s’imposent comme l’incarnation de l’hégémon moderne, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Leur hégémonie se caractérise par une puissance matérielle – force militaire sans égal, suprématie économique et avance technologique – mais aussi par leur capacité à bâtir un ordre international libéral conforme à leurs intérêts.

Le plan Marshall, qui a permis la reconstruction économique de l’Europe, illustre ce double levier de coercition et de consentement : les États-Unis fournissaient aux pays d’Europe de l’Ouest ressources et garanties de sécurité, mais imposaient leurs conditions, consolidant ainsi leur puissance dans le système qu’ils contribuaient à structurer.

À la même période, l’Union soviétique s’est posée en puissance hégémonique alternative, proposant des équivalents au plan Marshall aux pays d’Europe de l’Est à travers le plan Molotov, ainsi qu’un ordre international concurrent au sein du monde socialiste.

L’hégémonie appartient-elle au passé ?

Les défenseurs du concept d’hégémonie en relations internationales estiment qu’une puissance dominante est nécessaire pour fournir des biens publics globaux, bénéficiant à tous : sécurité, stabilité économique, application des règles. Dès lors, le déclin d’un hégémon serait synonyme d’instabilité.

Les critiques, quant à eux, soulignent que les systèmes hégémoniques sont au service des intérêts propres de la puissance dominante, et masquent la coercition sous un vernis de consentement. L’exemple de l’ordre international dominé par les États-Unis est souvent donné : celui-ci a certes promu le libre-échange économique et la démocratie, mais aussi les priorités stratégiques américaines – parfois au détriment des pays les plus faibles.

Quoi qu’il en soit, maintenir une hégémonie à long terme est une gageure. Trop de coercition érode la légitimité de l’hégémon ; trop d’appels au consentement sans pouvoir réel empêchent de faire respecter les règles de l’ordre international et de protéger les intérêts fondamentaux du pays dominant.

Dans un monde désormais multipolaire, le concept d’hégémonie se heurte ainsi à de nouveaux défis. L’ascension de la Chine, mais aussi de puissances régionales comme la Turquie, l’Indonésie ou l’Arabie saoudite, vient perturber la domination unipolaire des États-Unis.

Ces candidats à l’hégémonie régionale disposent de leurs propres leviers d’influence, mêlant incitations économiques et pressions stratégiques. Dans le cas de la Chine, les investissements dans les infrastructures et le commerce mondial à travers l’initiative des Nouvelles routes de la soie s’accompagnent de démonstrations de force militaire en mer de Chine méridionale, destinées à impressionner ses rivaux régionaux.

Alors que l’ordre mondial se fragmente progressivement, l’avenir de la position d’hégémon reste incertain. Aucune puissance ne semble aujourd’hui en mesure de dominer l’ensemble du système international. Pourtant, la nécessité d’un leadership dans ce domaine demeure cruciale : nombre d’observateurs estiment que des enjeux, comme le changement climatique, la régulation technologique ou les pandémies exigent une coordination que seule une hégémonie mondiale – ou bien une gouvernance collective – pourrait garantir.

La question reste ouverte : l’hégémonie va-t-elle évoluer vers un modèle de leadership partagé, ou céder la place à un système mondial plus anarchique ? La réponse pourrait bien déterminer l’avenir des relations internationales au XXIe siècle.

The Conversation

Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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10.08.2025 à 12:04

Chantier de l’A69 : rendre la nature malléable à notre volonté (humaine)

Rémy Conche, Docteur en sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL

Le chantier de l’A69 représente une tentative de mettre le monde à notre disposition. Plus particulièrement deux de ses dimensions&nbsp;: l’espace, par l’ingénierie, et le temps, par la gestion de projet.
Texte intégral (1784 mots)
Greta&nbsp;Thunberg, venue soutenir les opposants à la construction de l’A69, qui relie Toulouse à Castres (10&nbsp;février 2024). AgenceDyF/Shutterstock

Le chantier de l’A69 représente une énième tentative de « mettre le monde à notre disposition », de le rendre façonnable par la seule volonté humaine. Plus particulièrement deux de ses dimensions : l’espace, par l’ingénierie, et le temps, par la gestion de projet.


Le chantier controversé de l’A69, visant à créer une liaison autoroutière Toulouse-Castres, a repris ce mois de juillet. Le chantier avait été interrompu en février par le tribunal administratif de Toulouse qui avait annulé son autorisation environnementale. Le tribunal ne reconnaissait pas la « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM) qui permettait à cette opération de déroger à la réglementation relative aux espèces protégées.

En mars, la Cour d’appel administrative de Toulouse a décidé, à la suite de la saisine de l’État, de suspendre temporairement l’exécution de la décision de première instance. Le chantier pourra être finalisé avant que l’affaire ne trouve son dénouement juridique. En parallèle, un groupe de sénateurs de centre droit, mêlant l’Union centriste, Les Républicains (LR) et quelques indépendants, a déposé un projet de loi au Sénat. Celle-ci vise à valider les autorisations environnementales auparavant annulées. Ce texte retravaillé en commission mixte paritaire reste à voter.

En quelques chiffres, ce chantier vise à créer une autoroute 2x2 voies de 53 kilomètres et 200 ouvrages d’art pour un montant total estimé à 513 millions d’euros. L’autoroute sera ensuite exploitée dans le cadre d’une concession de cinquante-cinq ans. Les détracteurs de ce projet ont attiré l’attention du public sur son impact environnemental qui s’étendra sur 400 hectares et affectera 150 espèces protégées.

Mise à disposition du monde

L’enjeu ici n’est pas de juger de la pertinence de ce projet, sujet qui a déjà fait l’objet d’une multitude d’articles et de prises de parole. Mais plutôt de souligner en quoi celui-ci est révélateur de notre « rapport au monde » pour reprendre les termes du sociologue Hartmut Rosa. Dans son essai Rendre le monde indisponible, Rosa définit notre rapport au monde comme cherchant toujours la « mise à disposition » de ce dernier. Chacune de nos actions peut se comprendre comme une manière de « connaître », d’ atteindre », de « conquérir », de « dominer » ou d’« utiliser » le monde.

Le chantier de l’A69 illustre cette volonté de « mise à disposition », de rendre façonnable, malléable, la nature telle que l’être humain le souhaite. Dans le cadre du projet de loi visant à relancer les travaux de l’A69, le sénateur de Haute-Garonne Pierre Médevielle (groupe Les Indépendants, Républiques et Territoires, LIRT) a fustigé devant ses pairs les raisonnements « hors-sol » des détracteurs de l’A69. L’usage de cette expression dans ce contexte paraît surprenant, car ces derniers ont souligné les importants mouvements de terre que ce projet nécessitera : de l’ordre de 5 850 000 m3 de déblais et 5 330 000 m3 de remblais.

Ces raisonnements hors-sol attirent paradoxalement notre attention sur l’une des nombreuses mises à disposition opérées par ces travaux : celle du sol.

Mise à disposition des espaces

L’économiste et mathématicien Nelo Magalhães a montré, même s’il n’use pas ces concepts, dans Accumuler du béton, tracer des routes, une histoire environnementale des grandes infrastructures, comment l’A69 pouvait être appréhendée comme un projet de « mise à disposition » des espaces.

La mécanisation des travaux d’infrastructure a permis aux ingénieurs et projeteurs de réaliser des tracés faisant fi des reliefs qui doivent s’adapter aux infrastructures souhaitées. La stabilisation mécanique (c’est-à-dire, adjonction de matériaux de carrière) et chimique (c’est-à-dire, adjonction d’un liant hydraulique) ont permis la mise à disposition des sols. À cette mécanisation s’est ajoutée une « abstraction des sols ». La construction des autoroutes est pensée indépendamment de la qualité de ces derniers.

Cette volonté de « mettre à disposition » des reliefs, des sols et in fine des territoires (en les désenclavant) n’est pas sans conséquence. Hartmut Rosa parle du monde rendu disponible comme un monde qui se « dérobe » devient « illisible », « muet », à la fois « menacé et menaçant », et donc au bout du compte « constitutivement indisponible ».

Mise à disposition du temps

Les chantiers de construction, non seulement ceux de grandes infrastructures, mais aussi d’ouvrages beaucoup plus ordinaires comme des centres commerciaux, des bureaux ou des hôtels, ne dérogent pas à ce rapport au monde. Et la « mise à disposition » qu’ils opèrent ne se limite pas aux espaces. Elle se décline sur le temps.


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Cette mise à disposition s’opère au travers des principes de la gestion de projet, définie comme une discipline destinée à agir sur le temps. L’acteur projet se doit de veiller scrupuleusement au triptyque coût, qualité, délai, de Roger Atkinson. C’est bien la notion de délai qui fait du temps un élément central de cette pratique. Elle est a fortiori d’autant plus importante que la vitesse est considérée comme un atout déterminant dans un environnement économique toujours plus concurrentiel. L’évaluation de l’avancement dans le temps est une manière de surveiller ses marges.

La bonne gestion du temps est rendue possible par sa transformation en quantité, autrement appelée sa « fongibilisation » – qui se consomme par l’usage. La recherche s’accorde sur l’idée que la gestion de projet, comme discipline reposant sur des standards, comme ceux du PMBOK, s’appuie sur une conception « quantitative et objective du temps », selon la chercheuse Julie Delisle. Cette conception rend possibles d’innombrables pratiques très concrètes concourant à l’optimisation de son usage. Parmi les plus connues, on peut citer la réalisation de diagrammes de Gantt.

Mais de même que la « mise à disposition » des sols prétendument permise par leur stabilisation conduit à leur imperméabilisation et les rend finalement indisponibles pour des milliers d’années, la mise à disposition du temps « participe à l’accélération et à la pénurie de ce dernier », explique Julie Delisle. Quand bien même la gestion de projet n’a jamais été aussi raffinée dans les chantiers, ces derniers n’ont jamais connu autant de retards. Songeons notamment au chantier de l’EPR de Flamanville et à tant d’autres qui sont autant de preuves de l’inefficacité d’un rapport au temps de l’ordre de la « mise à disposition ».

De la « mise à disposition » au « faire avec »

Pour Nelo Magalhães dont nous évoquions les travaux plus haut, l’une des solutions les plus viables dans une optique environnementale est « l’écologie du démantèlement », c’est-à-dire « apprendre à hériter et à fermer ».

Pour notre part, il nous semble essentiel de porter attention à l’échelle micro, celle des acteurs, de leurs pratiques et de leurs interactions quotidiennes. Cette attention pourrait permettre non pas de « mettre à disposition », mais de « faire avec », c’est-à-dire d’« accepter certaines limites qui contraignent la satisfaction de nos désirs individuels de liberté ou de consommation », selon le professeur en littérature Yves Citton.

Il s’agirait non de s’imposer, mais de tenir compte de la multiplicité des temporalités dans un projet, ou de la multiplicité des acteurs, possiblement non humains, au sein d’un écosystème. Cette attention micro pourrait être le point de départ d’élaboration de pratiques relevant du « faire avec » aux conséquences à terme macro (à l'échelle de la société, des normes).

Certaines initiatives comme le Comprehensive Accounting in Respect of Ecology, dite la comptabilité CARE, relèvent selon nous d’une telle démarche. En tant que système comptable, cet outil influe sur les pratiques quotidiennes, dont les implications peuvent devenir à terme macro-économiques si son usage se diffuse. Ce qui rendrait impossibles certaines activités économiques ne tenant pas compte des enjeux environnementaux.

The Conversation

CONCHE Rémy est maître d'œuvre et responsable de la recherche au sein de l'entreprise CICAD, filiale du groupe INGEROP, un cabinet d'ingénierie du secteur de la construction.

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09.08.2025 à 08:59

Rousseau, penser le peuple souverain

Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Sciences Po Bordeaux

Pour Rousseau, la légitimité du pouvoir ne se trouve pas dans la religion ou dans la tradition, mais dans le consentement de chacun à obéir à un pouvoir qui le protège.
Texte intégral (2456 mots)
Le philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), auteur _Du contrat social_, en 1762. Allan Ramsay, 1766, Everett Collection

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Quatrième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Pour Rousseau, la légitimité du pouvoir ne se trouve pas dans la religion ou dans la tradition, mais dans le consentement de chacun à former un corps social soumis à la loi, expression de la volonté générale.


Jean-Jacques Rousseau fut le grand penseur moderne de la République, et, par un glissement de sens auquel il n’aurait peut-être pas souscrit, de la démocratie moderne, si l’on considère qu’elle se définit avant tout par la souveraineté du peuple et l’égalité des individus. Il faut en effet distinguer la démocratie comme type de gouvernement (au même titre que la monarchie ou l’aristocratie), de la démocratie comme forme de société. C’est ce qui distingue la notion antique de la notion moderne de démocratie.

Rousseau est à la croisée des chemins. Il parle encore de « démocratie » au sens antique du terme, mais sa révolution conceptuelle se loge dans le « contrat social », qui, pour nous, est au principe de la démocratie moderne alors qu’au XVIIIe siècle, il fondait plutôt la République.

En effet, c’est le philosophe qui – après Hobbes – rompt radicalement avec toute hétérogénéité de la source de légitimité du pouvoir : elle ne se trouve ni dans la religion, ni dans la tradition, ni même dans la nature. Chez Rousseau, la seule légitimité est celle qui naît du consentement de chacun à former un corps social soumis à la loi, expression de la volonté générale. La forme du gouvernement lui importe moins (il peut être démocratique, monarchique ou aristocratique), dès lors que le contrat social fonde les institutions politiques.

Néanmoins, si l’on considère avec Tocqueville que la démocratie n’est plus seulement une forme de gouvernement, mais un mouvement profond de l’histoire qui tend vers l’égalité des droits et des statuts et si l’on définit a minima la démocratie moderne comme reposant avant tout sur l’égalité civile, alors on peut affirmer, nonobstant l’anachronisme, que Rousseau en est en quelque sorte le père fondateur.

Qu’est-ce qui légitime le pouvoir ?

Rousseau n’est ni historien ni sociologue, il est philosophe : ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les faits mais le droit. Au nom de quoi un pouvoir est-il légitime sans relever d’un principe transcendant ? Dès lors que le pouvoir ne s’appuie plus sur la tradition, sur la filiation, sur Dieu ou sur la nature comme pour les penseurs du droit naturel, sur quoi peut-il reposer ? Qu’est-ce qui légitime l’obéissance que je lui dois, moi ou tout autre, puisque nous sommes égaux à l’état de nature ?

Cette question radicale trouvera son chemin jusqu’à la Révolution française qui abolira les ordres et les anciennes hiérarchies, et substituera à la souveraineté du roi, celle de la nation – traduction par Sieyès de l’idée ambivalente de « peuple ».

À la question de la souveraineté (Qui détient le pouvoir auquel j’obéis ?), s’ajoute celle de la raison supérieure pour laquelle je consens à obéir. Or deux raisons constituent la dialectique permanente de la démocratie moderne : la sécurité et la liberté. Je peux obéir pour être protégé, c’est un échange de bons procédés, un calcul rationnel inhérent à tout contrat, je donne quelque chose contre autre chose. Ce sera la solution de Hobbes : démocratique en son principe, puisque ce sont les individus qui contractent, mais autocratique en son fonctionnement, le Léviathan étant un souverain tout-puissant, les individus lui ayant aliéné leur liberté.

Mais je peux également choisir d’être libre. L’équation devient plus compliquée : comment être libre en obéissant ?

Rousseau est critique du pouvoir établi, quel qu’il soit. Aussi faut-il trouver

« une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et le bien de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Du contrat social).

Voilà la martingale qui va conduire sa construction politique.

Soigner la société par un renouvellement des principes mêmes de l’association sur laquelle elle repose. Renouveler le lien social, puisque c’est le lien social qui engendre tous les maux, ce lien social dont on dit aujourd’hui qu’il est disloqué. Le rôle des institutions politiques est donc de contenir l’homme et de favoriser les bonnes passions (la culture, les échanges et les arts) plutôt que les mauvaises (le désir de gloire, la compétition, l’égoïsme).

Sans égalité des individus, pas de démocratie

Le premier enseignement que l’on pourrait tirer de ces éléments introductifs est l’articulation de deux principes sans lesquels il n’y a pas de démocratie. Tout d’abord, l’égalité des individus est la condition fondamentale pour penser une démocratie. Puisqu’on ne la rencontre jamais, on est donc contraint de la fictionner : c’est le sens de la fameuse fiction de l’état de nature. L’égalité est le principe qui permet de penser l’idée d’un contrat social qui ne soit pas la reconduction d’anciennes formes de domination. Si les individus sont égaux à l’état de nature, ils ne peuvent vouloir l’inégalité. Contraints par la raréfaction des ressources naturelles et l’accroissement démographique (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes), ils doivent vivre ensemble. Mais il n’y a qu’une façon de vivre ensemble sans abandonner ni l’égalité ni la liberté, c’est le contrat social, qui permet de demeurer libre en intégrant la liberté d’autrui.

On peut alors en conclure que pour continuer à être libre, il faut continuer à être égal et que pour continuer à être égal, il faut des institutions qui le garantissent. C’est à cette seule condition que le contrat peut garder le nom de contrat.

Si l’on ose une traduction contemporaine de ce principe de Rousseau (le droit du plus fort n’est pas un droit mais « un galimatias »), en considérant, de façon parfaitement anachronique, que les réseaux sociaux sont devenus l’espace où s’expriment les individus, on pourrait dire qu’accepter les conditions d’utilisation décidées par une multinationale pour participer au « public » n’est pas un contrat au vrai sens du terme : le rapport de force en présence est clairement inégal et, pourtant, il est invisible puisque s’exprimer sur les réseaux semble être une liberté individuelle. Si l’on s’en tient au principe d’égalité comme condition de la démocratie, cet espace privé-public que sont les réseaux sociaux n’est pas démocratique (au sens de républicain, res publica, la chose publique). Rétablir la démocratie consisterait en premier lieu à créer une technologie compatible avec ses impératifs : égalité, consentement, réglementation qui vaille pour tous, règne de la loi et non de la jungle, éducation. La condamnation du « droit du plus fort » comme contradiction dans les termes permet d’être attentif à toutes les conditions d’inégalités rendues invisibles sous couvert de consentement.

Le second enseignement, c’est précisément que le contrat social est la première forme politique qui repose sur le consentement. Avant de devenir un mot fondateur et normatif des relations hommes-femmes, le consentement est au principe de la démocratie rousseauiste. C’est la clé du contrat, on l’a vu, au rebours de ces contrats biaisés construits sur un rapport de force. Les individus libres et égaux contractent tous ensemble pour constituer un corps politique qui les oblige. Les conditions de départ se retrouvent à l’arrivée, bien que transformées, et c’est l’unique critère d’un contrat véritable : nul n’est lésé.

« Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède », écrit Rousseau dans Du contrat social, I, 8.

Voici la troisième leçon rousseauiste : la liberté politique, c’est obéir à la loi, expression de la volonté générale. Autrement dit, la liberté est une contrainte que je me donne. Et cette contrainte est inhérente au concept même de liberté. Dans l’usage courant, on dirait que ma liberté s’arrête là où celle de l’autre commence. L’autre n’est pas une limite extérieure, il fait partie de ma liberté, elle n’a de sens que par rapport à lui. On est loin du « droit illimité », cher aux libertariens américains représentés par le président Trump et qui n’est pas compatible avec la démocratie.

Où est le peuple dans les sociétés contemporaines ?

Pour autant, le contrat social qui irrigue l’imaginaire collectif de la démocratie n’est pas sans poser de problèmes. Pierre Rosanvallon les a parfaitement décrits dans le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998) :

« Si la démocratie présuppose qu’il y a un sujet que l’on peut appeler “peuple” et que ce peuple est susceptible d’exprimer sa volonté, comment, alors, le définir et comment le reconnaître ? Toute la difficulté réside dans l’écart entre un principe politique – l’affirmation de la suprématie de la volonté générale – et une réalité sociologique. Le principe politique consacre la puissance d’un sujet collectif dont le principe sociologique tend à dissoudre la consistance et à réduire la visibilité. »

C’est sans doute cette tension que le contrat social ne permet pas de résoudre : le pacte que les individus passent entre eux crée le « peuple ». Celui-ci ne lui préexiste pas. Il est constitué. Le problème est alors celui de la diversité et de la conflictualité inhérentes aux démocraties modernes fondées sur la pluralité d’opinions, et qui constituent ce que Karl Popper appelle des « sociétés ouvertes ». Comment, dès lors, penser ensemble l’unité du peuple et la pluralité ?

Et ce, a fortiori dans ce que les philosophes libéraux Walter Lippmann ou John Dewey ont nommé la « grande société ». Non seulement il est difficile de penser l’unité sous la diversité, mais, encore, la complexité du monde sous l’effet de la mondialisation a transformé le « public » en public « fantôme », autrement dit en spectateurs incapables de prendre position de manière éclairée y compris pour eux-mêmes. Derrière cela, c’est la question de la souveraineté qui est en cause. Qui est souverain si le peuple est traversé par des enjeux qui le dépassent et qui dépassent également ses moyens d’action ? Qui est le peuple, si la société s’affranchit des frontières et des communautés ?

Rousseau peut néanmoins nous indiquer la voie : si le contrat social ne répond plus aux conditions politiques actuelles, il rappelle pourtant que le local est sans doute la bonne échelle du politique et la condition même d’une participation active de ce qui se constitue alors comme « peuple », étant entendu que le local n’est pas hermétique au global qui s’y manifeste nécessairement.

D’autre part, la solution rousseauiste résiste à la tentation qui séduit Lippmann, à savoir celle d’un gouvernement technocratique, seul à même d’appréhender la complexité des interdépendances. À la crise démocratique, Rousseau enjoindrait sans doute de répondre par plus de démocratie, là où le retrait hors de la démocratie semble être le chemin majoritairement emprunté.

The Conversation

Mazarine Pingeot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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07.08.2025 à 16:05

Plongée dans les « microcamps », étape sur la route migratoire entre Calais et le Royaume-Uni

Sophie Watt, Lecturer, School of Languages and Cultures, University of Sheffield

Afin d’intensifier les traversées de la Manche, des «&nbsp;microcamps&nbsp;» de migrants sont apparus&nbsp;: de plus petits campements temporaires, situés près des plages.
Texte intégral (2627 mots)

Sur la côte du Nord-Pas-de-Calais, un nouveau type de campements apparaît depuis à peu près un an : ces « microcamps » sont une réponse à la multiplication des traversées vers le Royaume-Uni, aux conditions de vie difficiles dans les plus grands camps informels, mais aussi aux mesures policières de plus en plus agressives visant les migrants, dans les campements comme au cours de leurs tentatives de passage de la Manche.


Dans le cadre d’un projet de recherche sur les frontières, j’ai passé les deux dernières années à constater les conditions de vie dans les camps de réfugiés informels dispersés le long de la Côte d’Opale (Nord-Pas-de-Calais). Ces sites sont des lieux de rassemblement pour celles et ceux qui s’apprêtent à tenter la traversée de la Manche vers le Royaume-Uni.

Le gouvernement britannique a récemment validé un projet d’accord de renvoi de personnes migrantes vers la France, visant à décourager les tentatives de traversée. Des sanctions financières contre les passeurs ont également été décidées : elles suivent de près une augmentation des crédits consacrés à la surveillance des frontières britanniques. Les forces de l’ordre qui en sont chargées appliqueront dans le cadre de leur mission des tactiques issues de la lutte contre le terrorisme, dans le but affiché par les autorités d’« écraser les gangs ».

Mais, d’après mes observations, ces politiques ne semblent guère dissuader les départs. À l’inverse, plus la répression policière s’intensifie, plus les réseaux de passeurs prennent de risques pour contourner les obstacles qui entravent leurs activités.

Mon travail de terrain s’est principalement appuyé sur du bénévolat au sein de l’association Salam, une organisation qui distribue des repas chauds et des vêtements dans les principaux camps informels de Calais et de Dunkerque. J’ai également collaboré avec d’autres organisations, comme Alors on aide, qui s’occupe des « microcamps » au sud de Calais, et Opal’Exil, chargée des maraudes littorales.

Ces dernières années, les réseaux de passeurs ont modifié leurs méthodes pour échapper à la surveillance policière. Alors qu’ils gonflaient auparavant les embarcations directement sur les plages entre Calais et Dunkerque, ils utilisent désormais surtout des « bateaux-taxis ». Ces embarcations partent de plus au nord ou de plus au sud, parfois d’aussi loin que de la ville côtière du Touquet, à près de 70 kilomètres de Calais. Elles viennent ensuite récupérer des groupes de personnes exilées déjà à l’eau, réparties le long du littoral, pour éviter toute intervention des forces de l’ordre.

Plusieurs personnes sont assises à même le sol dans une forêt
Un « microcamp » dans la forêt d’Écault, non loin de Boulogne-sur-Mer. Sophie Watt

Pour tirer parti de ce nouveau système, et multiplier les traversées, des « microcamps » ont vu le jour. Il s’agit de petits campements temporaires plus proches de la mer, situés le long de la côte entre Hardelot et Calais. Ces « microcamps » servent de points d’étape entre les grands camps informels, où vivent les exilés, et les lieux de départ sur le littoral, où les bateaux-taxis viennent les récupérer. Ils permettent également de tenter la traversée à plusieurs reprises sans avoir à retourner dans les grands camps, où les conditions de vie sont plus difficiles.

Les grands camps informels, comme ceux de Loon-Plage (Nord) ou de Calais, sont le véritable centre névralgique des activités des passeurs. Ils font l’objet d’expulsions au moins une fois par semaine – toutes les 24 heures à Calais – en vertu de la politique des autorités françaises dite du « zéro point de fixation ». Cette doctrine, qui empêche les exilés de s’installer durablement, a été mise en place après le démantèlement du camp dit de la « jungle de Calais » , en octobre 2016.

Dans les camps, des conditions de vie extrêmement difficiles

Les opérations des forces de l’ordre visant à faire respecter cette politique du « zéro point de fixation » entraînent des expulsions fréquentes, des restrictions d’accès à l’aide humanitaire, ainsi que la destruction régulière des lieux de vie. À Loon-Plage, j’ai ainsi pu constater que l’unique point d’accès à l’eau des habitants était un abreuvoir pour le bétail.

Selon les directives officielles du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), les personnes vivant dans ces campements, quel que soit leur degré d’informalité, doivent pourtant avoir accès à l’eau, à des infrastructures d’hygiène et à un abri.

Des abreuvoirs dans un camp informel
Dans le camp de Loon-Plage (Nord), l’accès à l’eau se limite à des abreuvoirs pour animaux. Sophie Watt

L’ONG Human Rights Observers a par ailleurs documenté des cas fréquents de violences policières, ainsi que la saisie systématique d’effets personnels et de tentes dans les camps.

Au-delà des opérations régulières d’expulsions visant les grands camps informels, les « microcamps » font désormais l’objet d’interventions policières de plus en plus brutales. Des témoignages racontent l’usage de gaz lacrymogène, la lacération de gilets de sauvetage et de tentes, contribuant à rendre les conditions de vie intenables. Des violences et des fusillades entre réseaux de passeurs ont également été signalées dans le camp de Loon-Plage.

Des faits observés sur le terrain témoignent de cette situation. Lors d’une mission avec l’association Alors on aide et le photographe Laurent Prum, nous avons rencontré dans un « microcamp » à la lisière de la forêt d’Écault (Pas-de-Calais) environ 50 personnes, dont sept enfants (âgés de douze mois à 17 ans). Nous avons immédiatement constaté une tension entre le groupe et les gendarmes qui surveillaient les lieux.

La plupart de ces personnes avaient passé plusieurs années en Allemagne, avant de voir leur demande d’asile refusée. Elles m’ont expliqué avoir été contraintes de revenir en France par crainte des mesures d’expulsion actuellement mises en œuvre par le gouvernement allemand.

Quelques-unes m’ont confié qu’il s’agissait de leur cinquième et ultime essai de traversée de la Manche. Pour rentabiliser plus rapidement leurs opérations, les réseaux de passeurs imposent désormais une limite au nombre de traversées qu’une personne peut tenter avant de devoir repayer. Avec les plus gros réseaux de passeurs, les exilés pouvaient auparavant tenter leur chance autant de fois qu’il était nécessaire.

La veille, ce groupe nous a raconté avoir été chassé d’un autre campement qu’ils avaient établi dans la forêt. Sur le lieu décrit, nous avons retrouvé plusieurs cartouches de gaz lacrymogène vides – ce qui corrobore plusieurs récits selon lesquels la police française en ferait usage lors d’interventions contre des camps informels.

Ce groupe souhaitait rester dans ce campement qu’il occupait, car un abri délabré leur permettait à eux et à leurs enfants de se protéger de la pluie. Les gendarmes les ont finalement expulsés, les forçant ainsi à passer la nuit dehors, sous la pluie. Du fumier a ensuite été épandu par le propriétaire du champ occupé afin d’empêcher le groupe de revenir.

Un jeune Soudanais nous a montré des vidéos de l’altercation entre les exilés et les gendarmes, au cours de laquelle cinq personnes ont été arrêtées. Les images témoignent d’un moment violent : les enfants y apparaissent terrorisés et du gaz lacrymogène, utilisé contre le groupe par les gendarmes, y est visible. Une mère palestinienne a été arrêtée et placée en garde à vue lors de cette intervention, la contraignant à laisser ses deux jeunes filles derrière elle. Lors de nos échanges, son mari m’a demandé :

« Pourquoi l’ont-ils arrêtée alors qu’ils voyaient bien qu’elle avait deux enfants avec elle ? »

L’association Alors on aide a mobilisé plusieurs de ses membres pour apporter des vêtements, des couvertures et de la nourriture au groupe, et a récupéré la jeune femme palestinienne après sa garde à vue, aucune charge n’ayant été retenue contre elle.

Des bateaux détériorés par les gendarmes alors qu’ils sont encore à l’eau

Alors que les conditions de vie dans les camps et la faible capacité d’accueil de demandeurs d’asile compliquent le séjour en France des personnes migrantes, la police renforce ses actions contre les bateaux tentant la traversée, les empêchant ainsi de quitter le territoire.

Le 4 juillet, lors d’une maraude littorale destinée à aider des personnes migrantes après l’échec d’une tentative de traversée, nous sommes ainsi arrivés sur la plage d’Équihen (Pas-de-Calais) vers 7 heures du matin pour constater que la gendarmerie française venait de crever un bateau dans l’eau.

Le gouvernement britannique a félicité les forces de l’ordre françaises pour cette intervention, réalisée devant les caméras des médias internationaux. Le Royaume-Uni et la France ont également évoqué la possibilité de permettre aux garde-côtes français d’intercepter les bateaux-taxis jusqu’à 300 mètres des côtes.

Cela représenterait un changement significatif par rapport à la réglementation actuelle, qui interdit aux forces de l’ordre françaises d’intervenir en mer, sauf en cas de détresse des passagers. Même la police aux frontières française émet des doutes sur la base légale de cette potentielle nouvelle mesure et sur ses implications pratiques en mer, compte tenu du risque accru d’accidents qu’elle engendrerait.

Piégés entre les opérations policières sur les plages et les évacuations incessantes des campements informels, les exilés n’ont en réalité d’autre choix que de tenter de traverser la Manche à tout prix. Quatre-vingt-neuf réfugiés sont ainsi morts à la frontière franco-britannique en 2024 – un sinistre record. Quatorze décès en mer ont déjà été recensés en 2025.

Les mesures franco-britanniques récemment annoncées pour intensifier le contrôle aux frontières ne dissuaderont pas, selon moi, les réfugiés présents sur le littoral français de tenter la dangereuse traversée de la Manche. Elles inciteront, en revanche, les réseaux de passeurs à adopter des tactiques encore plus risquées, mettant davantage de vies en péril et violant au passage les droits des personnes migrantes.

Tout accord visant à les renvoyer du territoire britannique, à restreindre leur accès à l’asile ou à forcer leur retour de l’autre côté de la Manche ne fera qu’aggraver les violences déjà subies par celles et ceux qui cherchent à trouver refuge au Royaume-Uni.

The Conversation

Sophie Watt a reçu des financements de l'université de Sheffield et de la British Academy / Leverhulme Small Research Grants.

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06.08.2025 à 16:17

Rétention des mineurs à Mayotte : la loi qui inquiète juristes et associations

Florian Aumond, Maître de conférences en droit public, Université de Poitiers

Ninon Cochennec, Doctorante, Université de Poitiers

La loi dite «&nbsp;pour la refondation de Mayotte&nbsp;» organise la création de lieux d’enfermement des mineurs étrangers. Une pratique en principe interdite.
Texte intégral (2087 mots)

Le 10 juillet dernier, la loi de programmation pour la refondation de Mayotte a été définitivement adoptée par le Sénat. Si ce texte comprend un volet social, l’un de ses articles organise la création de lieux où pourront être enfermés des mineurs étrangers. Une pratique pourtant en principe interdite par le droit français.


Adopté définitivement par le Sénat le jeudi 10 juillet 2025, le projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte s’inscrit dans le processus législatif engagé à la suite des dommages causés par le cyclone Chido, qui avait ravagé l’île dans la nuit du 13 au 14 décembre 2024. Ce nouveau texte affirme « l’ambition de la France pour le développement de Mayotte », à travers une série de mesures structurelles.

La loi couvre des domaines variés, comme l’encadrement de l’habitat illégal, la convergence accélérée vers le droit commun des prestations sociales, ou encore la modification du mode de scrutin applicable à Mayotte. Mais ce texte approfondit également la dérogation au droit commun en matière d’immigration, inscrit dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) – pourtant en vigueur à Mayotte depuis 2014.

Le titre II de la loi, intitulé « Lutter contre l’immigration clandestine et l’habitat illégal », introduit ainsi une série de dispositions qui durcissent substantiellement les conditions de séjour des personnes étrangères à Mayotte. Deux titres de séjour « vie privée et familiale » se voient fortement limités : ils étaient jusqu’ici perçus comme permettant la régularisation d’un trop grand nombre d’étrangers. Désormais, l’accès à ces titres de séjour sera soumis à la condition d’être entré régulièrement sur le territoire et à une résidence à Mayotte depuis au moins sept ans pour les titres délivrés en raison des « liens personnels et familiaux ».

Le texte prévoit en outre des dispositions relatives à la lutte contre les reconnaissances frauduleuses de paternité et de maternité, ainsi qu’un chapitre sur la lutte contre l’immigration irrégulière. C’est au sein de ce dernier que se trouve une disposition significative de cette loi. Inscrite à l’article 14, elle porte sur la création de lieux de rétention « spécialement adaptés à la prise en charge des besoins de l’unité familiale ».

À l’instar des autres dispositions relatives aux droits des étrangers, la perspective de création de nouveaux centres de rétention « familiaux » a suscité de vives critiques dès la présentation du projet de loi. De nombreuses voix, notamment associatives, ont souligné la violation par cette mesure du principe d’intérêt supérieur de l’enfant. Il s’agit pourtant d’un pilier du régime juridique de protection des droits de l’enfant, depuis sa consécration par la Convention internationale sur le sujet, en 1989.

Pour Unicef France,

« la création prévue d’unités familiales […] ne (fait) que perpétuer une logique d’enfermement des familles avec enfants, alors que la fin de l’enfermement administratif des enfants était initialement prévue en 2027. »

La « zone d’attente », une fiction juridique qui permet l’enfermement des mineurs

Pour comprendre la réaction d’Unicef France, il convient de rappeler le cadre juridique actuel en matière de privation de liberté des personnes étrangères.

Le droit français distingue deux régimes : la rétention administrative concerne les étrangers déjà présents sur le territoire français et permet à l’administration d’exécuter une décision d’éloignement ; la « zone d’attente », quant à elle, ne s’applique qu’aux étrangers non admis sur le territoire français, arrivés par voie ferroviaire, maritime ou aérienne.

Cette « zone d’attente » s’apparente à une fiction juridique. Elle permet en effet de considérer qu’un étranger physiquement sur le territoire français n’y est pas juridiquement présent. Une telle fiction comporte des conséquences majeures pour les mineurs étrangers, car s’il n’est pas possible d’édicter une mesure d’éloignement à leur encontre. Il est en revanche tout à fait autorisé de leur interdire l’entrée sur le territoire, les contraignant ainsi à retourner dans leur pays d’origine ou dans le dernier pays par lequel ils ont transité.

Les zones d’attente sont donc des sas permettant de mettre en œuvre ces mesures. Celles-ci sont non seulement susceptibles de concerner les mineurs accompagnants – souhaitant entrer en France avec leur famille ou un adulte référent –, mais également les mineurs non accompagnés.

La loi n°2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration a enregistré une avancée significative par rapport à cette situation en consacrant l’interdiction générale de placer les mineurs en rétention, y compris lorsqu’ils accompagnent un adulte. L’article L.741-5 du Ceseda, inséré par la loi de janvier 2024, dispose désormais expressément que

« l’étranger mineur de 18 ans ne peut faire l’objet d’une décision de placement en rétention ».

Toutefois, l’entrée en vigueur de cette disposition a été repoussée pour Mayotte au 1er janvier 2027 en raison, selon le ministre de l’intérieur, « des spécificités de ce territoire – les mineurs rest(ant) moins de quarante-huit heures en moyenne dans le centre de rétention administrative de Mayotte, voire moins d’une journée » et, plus généralement, en raison des « difficultés particulières qui se posent sur ce territoire ».

La première justification ne convainc guère, si l’on constate que la durée de maintien en rétention n’est pas spécifiquement courte à Mayotte : elle est même souvent moindre dans l’Hexagone. Pour ce qui est des conditions spécifiques à Mayotte, s’il est indéniable que l’île connaît un contexte migratoire particulier, rien ne permet d’assurer que déroger au droit commun en enfermant des mineurs en migration y apportera une quelconque solution.

La France a déjà été condamnée pour l’enfermement de mineurs par la justice européenne

C’est dans ce contexte que s’inscrit l’article 14 de la loi de programmation pour la refondation de Mayotte. Il déroge à l’interdiction de placer en rétention un étranger mineur en introduisant de nouveaux lieux : des unités familiales « spécialement aménagées et adaptées », qui devront garantir « aux membres de la famille une intimité adéquate, dans des conditions qui tiennent compte de l’intérêt supérieur de l’enfant ».

Le gouvernement justifie la mesure par le fait qu’elle permettrait de « maintenir les capacités opérationnelles d’éloignement de ce public », c’est-à-dire les familles avec enfants.

Malgré les précautions terminologiques, ces « unités familiales » constituent bien des lieux de rétention administrative, ainsi qu’il ressort expressément de l’exposé des motifs de la loi, dans lequel le ministre des outre-mer évoque « une [unité familiale pour la rétention des mineurs] ». Leur création va donc à rebours des engagements pris par le gouvernement dans la loi de janvier 2024, qui en consacrait une interdiction générale. Ces engagements visaient à aligner le droit français avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), laquelle a déjà condamné à 11 reprises la France pour des situations de privation de liberté de mineurs en migration.

Le gouvernement a pris des mesures pour éviter que ce texte ne lui vaille de nouvelles condamnations par la CEDH. À la suite de l’avis du Conseil d’État relatif au projet de loi, il a été précisé que le placement en rétention des mineurs ne pouvait excéder une durée de 48 heures. Il est en effet connu que la CEDH retient la durée de la rétention parmi les critères pris en compte afin de conclure à la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, relatif à l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants.

Elle s’appuie cependant également sur l’âge des personnes enfermées, et les conditions du maintien en centre de rétention administrative (CRA), où sont retenues les personnes migrantes en situation irrégulière. Or, dans un rapport remis en 2023, le contrôleur général des lieux de privation de liberté dénonçait les conditions qui prévalent dans le CRA de Mayotte – situé à Pamandzi –, notamment les difficultés d’accès à l’eau, le maintien des lumières allumées toute la nuit, l’état et l’insuffisance des sanitaires ou l’impossibilité de changer de vêtements.

Une mesure en contradiction avec toutes les recommandations des associations et des organisations internationales

La création de ces nouveaux lieux d’enfermement entre, par ailleurs, en totale contradiction avec les avis de différentes institutions et autorités indépendantes, comme le défenseur des droits, la commission nationale consultative des droits de l’homme, ou encore le contrôleur général des lieux de privation de liberté, toutes ayant rappelé que la rétention – même temporaire et aménagée – compromet le développement psychique et affectif de l’enfant.

Le défenseur des droits a ainsi mis en avant que « la place d’un enfant n’est pas dans un lieu d’enfermement, fût-il conçu pour accueillir des familles ».

La France va également à l’encontre des recommandations du Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui l’a appelée à réexaminer les régimes dérogatoires en matière d’immigration dans les territoires ultramarins et à « accélérer l’extension de l’interdiction de la rétention administrative des mineurs à Mayotte ».

Saisi le 16 juillet 2025 par le premier ministre et plus de soixante députés, le Conseil constitutionnel devra se prononcer dans un délai d’un mois sur la conformité de ces dispositions avec les droits fondamentaux garantis par la Constitution.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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05.08.2025 à 19:41

La pauvreté de masse : symptôme d’une crise de la cohésion sociale

Hugo Spring-Ragain, Doctorant en économie / économie mathématique, Centre d'études diplomatiques et stratégiques (CEDS)

Le taux de pauvreté dépassait 15 % en 2023. Cela n’est pas tant le résultat d’une conjoncture défavorable que de changements structurels dont les conséquences sont aussi politiques.
Texte intégral (1642 mots)

En 2023, le taux de pauvreté a dépassé 15 % en France. Cela n’est pas tant le résultat d’une conjoncture économique défavorable que la conséquence de changements structurels emportant des mutations de long terme. Le sujet mérite d’autant plus d’être observé car, au-delà de la situation des personnes concernées, il remet en cause la stabilité des institutions politiques.


En 2023, la France a enregistré un taux de pauvreté monétaire record, atteignant 15,4 %, soit un niveau inédit depuis 1996. La question de la soutenabilité du modèle socio-économique des démocraties occidentales revient au premier plan. Cette progression de la pauvreté ne relève pas uniquement d’un choc conjoncturel, mais témoigne d’une mutation plus profonde du rapport entre croissance, redistribution et cohésion sociale. Le retour de la pauvreté de masse, y compris dans des catégories jusqu’ici intégrées au salariat protégé, signale une possible rupture de régime dans la promesse implicite d’ascension sociale et de protection des plus vulnérables.

La conjoncture n’explique pas tout

Le taux de pauvreté monétaire a atteint 15,4 % en France en 2023, soit le niveau le plus élevé depuis 1996. Cette progression significative (+0,9 point en un an, soit environ 650 000 personnes supplémentaires) interroge profondément les fondements socio-économiques des pays développés. Loin d’un simple effet de conjoncture (inflation, crise énergétique ou guerre en Ukraine), cette inflexion marque une tendance structurelle : la multiplication des zones de précarité latente – vulnérabilité économique persistante, souvent masquée par l’emploi ou des ressources instables, mais exposée au moindre choc – dans les segments inférieurs et médians de la distribution des revenus.


À lire aussi : Polanyi, un auteur pour mieux comprendre ce qui nous arrive


Les déterminants structurels de l’augmentation de la pauvreté sont multiples : montée des emplois atypiques (et ubérisation), stagnation des salaires réels pour les déciles médians, dualisation du marché du travail, déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment du facteur travail et réduction de l’investissement public dans certains services collectifs essentiels. À cela s’ajoutent des dynamiques territoriales inégalitaires où les zones rurales, périurbaines et certains centres urbains dégradés cumulent désindustrialisation, isolement social et sous-dotation en infrastructures publiques comme privées.

Figure – Évolution comparée des niveaux de vie (D1, D5, D9) en France, 1996–2023, avant et après redistribution. – Source : Insee

Lecture : les courbes montrent l’évolution des revenus des 1er, 5e et 9e déciles, en euros constants (base 100 en 2008). Avant redistribution, les écarts sont beaucoup plus prononcés, notamment entre D1 et D9. L’effet redistributif réduit significativement ces écarts, mais ne suffit pas à inverser les dynamiques inégalitaires de long terme. La stagnation du bas de l’échelle (D1) reste visible même après transferts sociaux, alors que le haut (D9) progresse nettement.

Des amortisseurs sociaux de moins en moins opérants

Si les transferts sociaux jouent encore un rôle crucial dans la réduction de la pauvreté (le taux brut atteindrait 21,7 % sans redistribution), leur efficacité relative diminue. Non seulement ils ne parviennent plus à enrayer la montée tendancielle de la pauvreté, mais ils peinent aussi à répondre à la complexité des situations contemporaines : travailleurs pauvres, jeunes diplômés sous-employés, femmes seules avec enfants ou encore retraités vivant sous le seuil de pauvreté (1288 euros).

Ce glissement progressif traduit une rupture dans le compromis fordiste sur lequel reposait la cohésion des économies occidentales : emploi stable, protection sociale contributive et croissance redistributive. Il met également en tension la soutenabilité politique du modèle social à mesure que les classes moyennes perçoivent ces transferts comme moins universels et plus segmentés.

Ce phénomène n’est pas propre à la France : les économies occidentales dans leur ensemble connaissent une montée d’une pauvreté dite « intégrée », c’est-à-dire présente au sein même du salariat. Dans les pays de l’OCDE, plus de 7 % des travailleurs sont aujourd’hui pauvres, signe que l’emploi ne protège plus systématiquement du besoin. Cette évolution remet en cause le postulat selon lequel le marché du travail constitue un vecteur naturel d’intégration économique et sociale. En parallèle, les écarts de niveau de vie entre les déciles extrêmes s’élargissent, accentuant la fragmentation du tissu social.

Les classes moyennes déstabilisées

Au-delà de la pauvreté en tant que phénomène statistique, c’est l’évolution relative des positions sociales qui alimente un sentiment profond de déclassement. Les classes moyennes, longtemps considérées comme les piliers de la stabilité démocratique et de la croissance domestique, sont désormais prises en étau. D’un côté, la paupérisation des actifs précaires et la fragilité de l’emploi fragmenté ; de l’autre, l’accumulation exponentielle de capital chez les 10 % les plus riches et plus encore chez les 1 % supérieurs. Il est ici essentiel de distinguer les flux de revenus (salaires, prestations) des stocks patrimoniaux, dont la concentration alimente des écarts croissants sur le long terme, indépendamment des efforts individuels.

Cette polarisation résulte de dynamiques économiques profondes : concentration du capital immobilier et financier, désindexation salariale, évolution défavorable du capital humain dans les secteurs intermédiaires et fiscalité régressive dans certains segments. Les gains de productivité ne se traduisent plus par des hausses de salaire ; la fonction d’utilité des agents tend à se contracter dans les déciles intermédiaires et les effets de seuils fiscaux, sociaux ou réglementaires amplifient les discontinuités dans les trajectoires de vie.

Perte de foi dans la promesse méritocratique

On assiste ainsi à une recomposition en sablier de la structure sociale : précarité durable en bas, enrichissement du haut, et effritement du centre. Dans ce contexte, la perception d’une mobilité sociale bloquée, ou, pire, inversée renforce le désengagement civique, la frustration relative et la radicalisation des préférences politiques. Ce que révèlent les indicateurs de pauvreté ne relève donc pas uniquement d’un appauvrissement objectif mais bien d’une perte d’espérance en la promesse méritocratique au cœur de la légitimation démocratique.

France 24 – 2025.

La situation est d’autant plus préoccupante que les variables d’ajustement traditionnelles comme l’éducation, le travail qualifié ou l’accession à la propriété ne jouent plus leur rôle d’ascenseur. L’immobilité relative des positions intergénérationnelles, combinée à l’explosion du coût de l’entrée dans la classe moyenne (logement, études, santé), tend à enfermer les individus dans leur position initiale. Autrement dit, la pauvreté s’ancre dans des dynamiques d’exclusion durables plus difficilement réversibles que par le passé.

Une crise de soutenabilité du contrat social démocratique

L’universalité du filet de sécurité et la promesse de mobilité sociale ascendante constituaient les deux piliers implicites du contrat social des économies libérales avancées, or ces deux fondements sont aujourd’hui ébranlés. L’universalité tend à se fragmenter sous l’effet de ciblages budgétaires croissants et d’un tri social plus restrictif dans l’accès aux droits sociaux. La mobilité, quant à elle, est de moins en moins portée par les fonctions traditionnelles de l’école, de l’emploi et du logement.

La question centrale devient donc : nos démocraties disposent-elles encore des moyens économiques et politiques pour corriger les déséquilibres que leur propre trajectoire historique a produits ? Plusieurs options sont sur la table : réforme de la fiscalité sur les hauts patrimoines, réinvestissement dans les infrastructures sociales, redéfinition des politiques d’emploi, expérimentation de mécanismes de revenu minimum garanti, remise à zéro du modèle social. Mais leur mise en œuvre se heurte à une contrainte majeure : le consentement fiscal des classes moyennes, précisément celles dont la position socio-économique est la plus fragilisée.

Le taux de pauvreté à 15,4 % est plus qu’un indicateur social. Il traduit une perte d’efficacité du modèle redistributif, une fragmentation des trajectoires individuelles et une mise en tension du pacte démocratique. Le défi est donc double : restaurer une forme d’égalité réelle tout en reconstruisant les conditions d’un consentement collectif à la solidarité.

The Conversation

Hugo Spring-Ragain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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05.08.2025 à 16:54

Ce qui conduit à la guerre : les leçons de l’historien Thucydide

Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College

Une guerre entre les États-Unis et la Chine est-elle inévitable&nbsp;? Les leçons à tirer de l’œuvre de Thucydide ne sont peut-être pas celles que l’on croit.
Texte intégral (1661 mots)
Retraite des Athéniens de Syracuse lors d’une des batailles de la guerre du Péloponnèse, tirée de l’_Histoire universelle_, publiée en 1888 par la maison d’édition londonienne Cassel and Company. Ken Welsh/Design Pics/Universal Images Group/Getty Images

Depuis plusieurs années, des spécialistes des relations internationales se fondent sur l’œuvre de l’auteur grec ancien Thucydide pour affirmer que les conflits entre nouvelles et anciennes puissances sont inévitables. Appliquée à notre temps, cette idée conduit à penser que les États-Unis et la Chine marchent vers la guerre. Mais est-ce bien là ce qu’affirme Thucydide ?


Le supposé piège de Thucydide est devenu un classique du vocabulaire de la politique étrangère depuis une dizaine d’années, régulièrement invoqué pour expliquer la rivalité grandissante entre les États-Unis et la Chine.

Formulée par le politologue Graham Allison – d’abord dans un article de 2012 du Financial Times, puis développée dans son livre de 2017 Destined For War (Destinés à la guerre, en français) – l’expression renvoie à une phrase de l’historien grec Thucydide (Ve-IVeavant notre ère), qui écrivit dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse :

« Ce fut la montée en puissance d’Athènes et la peur qu’elle inspira à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. »

À première vue, l’analogie est séduisante : l’émergence de nouvelles puissances inquiète les puissances établies, menant inévitablement au conflit. Dans le contexte actuel, l’implication semble claire : la montée en puissance de la Chine provoquera un jour où l’autre un affrontement militaire avec les États-Unis, tout comme celle d’Athènes en déclencha un avec Sparte.

Cette lecture risque cependant de ne pas rendre honneur à la complexité de l’œuvre de Thucydide et d’en déformer le message philosophique profond. L’objectif de Thucydide n’était pas, en effet, de formuler une loi déterministe de la géopolitique, mais d’écrire une tragédie.

Un auteur imprégné de l’imaginaire de la tragédie grecque

Thucydide a combattu durant la guerre du Péloponnèse (431-404 av. n. è.) du côté athénien. Son univers mental était imprégné des codes de la tragédie grecque et son récit historique porte la trace de ces codes du début à la fin.

Son œuvre n’est pas un traité sur l’inévitabilité structurelle de la guerre, mais une exploration de la manière dont la faiblesse humaine, l’erreur politique et la décadence morale sont susceptibles de se combiner pour provoquer une catastrophe.

Ce goût du tragique chez Thucydide est essentiel. Là où les analystes contemporains cherchent des schémas prédictifs et des explications systémiques, lui attire l’attention du lecteur sur le rôle des choix, des perceptions et des émotions des acteurs individuels. Son récit est rempli des réactions délétères que suscite la peur, des attraits de l’ambition, des échecs des dirigeants et, finalement, du naufrage tragique de la raison. C’est une étude sur l’hubris et la némésis – la folie de la démesure et la vengeance obsessionnelle – et non pas sur le déterminisme structurel des relations entre États.

Une grande partie de cette complexité est perdue lorsque le « piège de Thucydide » est élevé au rang de quasi-loi des relations internationales. Elle devient une justification pour plaider l’inévitabilité : une puissance monte, les autres ont peur, la guerre suivra.

Mais Thucydide s’intéressait davantage aux raisons pour lesquelles la peur s’empare des esprits, à la façon dont l’ambition corrompt le jugement et à la manière dont les dirigeants – piégés face à des options toutes plus mauvaises les unes que les autres – se convainquent que la guerre est la seule voie possible. Son récit montre que les conflits surgissent souvent non par nécessité, mais par erreur d’analyse de la situation, mêlée à des passions détachées de la raison.

Les utilisations fautives de l’« Histoire de la guerre du Péloponnèse »

Il convient de rendre justice à Graham Allison, l’auteur de Destined For War : lui-même n’a jamais prétendu que le « piège » était inévitable. Le cœur de sa pensée est que la guerre est probable, mais non certaine, lorsqu’une puissance montante défie une puissance dominante. En réalité, une grande partie de ses écrits est supposée servir d’avertissement pour sortir de ce schéma destructeur, non pour s’y résigner.

Malgré tout, le « piège de Thucydide » a été bien mal utilisé, aussi bien par les commentateurs que par les décideurs politiques. Certains y voient une confirmation que la guerre est structurellement liée aux transitions de pouvoir – une excuse, par exemple, pour augmenter les budgets de la défense ou pour tenir un discours musclé face à Pékin – quand ce concept devrait plutôt nous pousser à la réflexion et à la retenue.

Lire attentivement Thucydide, c’est en effet comprendre que la guerre du Péloponnèse ne portait pas uniquement sur un rééquilibrage des puissances régionales. Il y était surtout question de fierté, d’appréciations fautives et de gouvernements insuffisamment sages.

Examinons cette remarque célèbre, tirée de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse :

« L’ignorance est audacieuse, et la connaissance prudente. »

Ce n’est pas une analyse structurelle, mais une vérité humaine. Elle s’adresse directement à ceux qui prennent leurs pulsions pour une stratégie, et la fanfaronnade pour de la force.

Ou encore cette formule glaçante :

« Le fort fait ce qu’il veut, et le faible supporte ce qu’il doit. »

Il ne s’agit pas d’une adhésion au réalisme politique, mais d’une lamentation tragique sur ce qui se produit lorsque le pouvoir du fort devient incontrôlé et que la justice est abandonnée.

Dans cette optique, la véritable leçon de Thucydide n’est pas que la guerre est déterminée à l’avance, mais qu’elle devient plus probable quand les nations laissent la peur obscurcir leur raison, quand les dirigeants délaissent la prudence au profit de postures et quand les décisions stratégiques sont guidées par la peur plutôt que par la lucidité.

Thucydide nous rappelle à quel point la perception peut facilement devenir trompeuse – et combien il est dangereux que des dirigeants, convaincus de leur vertu ou de leur caractère indispensable, cessent d’écouter les voix dissidentes.

Les vraies leçons de Thucydide

Dans le contexte actuel, invoquer le « piège de Thucydide » pour justifier une confrontation des États-Unis avec la Chine pourrait faire plus de mal que de bien. En effet, ce raisonnement renforce l’idée selon laquelle le conflit est déjà en marche, et qu’il n’est plus question de l’arrêter.

S’il y a une leçon à tirer de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ce n’est pourtant pas que la guerre est inévitable, mais qu’elle devient probable quand la place réservée à la prudence et à la réflexion s’effondre face à la peur et à l’orgueil. Thucydide ne nous offre pas une théorie des relations internationales, mais un avertissement, un rappel aux dirigeants qui, obsédés par leur propre place dans l’histoire, précipitent leur nation vers l’abîme.

Éviter ce destin demande un jugement avisé. Cela demande surtout l’humilité de reconnaître que l’avenir ne dépend pas uniquement de déterminismes structurels, mais aussi des choix que les femmes et les hommes font.

The Conversation

Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.08.2025 à 15:47

Le « bon sens » en politique : analyse d’un mot d’ordre contemporain

Julien Rault, Maître de Conférences en linguistique et stylistique, Université de Poitiers

Depuis plusieurs décennies, le «&nbsp;bon sens&nbsp;» envahit le discours politique, notamment de droite. Cette formule masque les choix idéologiques de ceux qui l’emploient.
Texte intégral (2099 mots)

La formule est bien connue : « C’est du bon sens ! » Au quotidien, une telle injonction peut paraître juste. L’enjeu est toutefois différent lorsqu’il s’agit de discours politique. Dans le champ démocratique, le « bon sens » irrigue aujourd’hui la moindre prise de parole et vient supplanter le cadre idéologique, refusant toute confrontation d'idées.


Que rétorquer face à l’évidence sans appel du « bon sens » ? Qu’opposer à la rhétorique du consensus, au discours du « Ça va de soi » ? Avec le « bon sens », nul échange, nulle controverse, nulle spéculation. Ici règnent en maîtres la norme et le normal ; Descartes, on le sait, en fait la chose au monde le mieux partagée. L’abbé Girard, quant à lui, nous indique que, contrairement au jugement, à l’esprit ou à l’entendement, le bon sens est une faculté qui transcende les distinctions sociales pour « convenir avec tout le monde ».

S’il sent bon la logique et la volonté générale, le bon sens sent aussi la morale. Roland Barthes, dans l’Usager de la grève, parle en effet du « bon sens » comme d’un mixte de morale et de logique, qui substitue à l’ordre politique et social un ordre présenté comme naturel.

L’interprétation s’efface devant l’évidence. La formule est donc bien un mot d’ordre implicite, une sommation instaurant sans le nommer un ordre du monde autant qu’une parole sans réplique. Mais d’où ce mot d’ordre tient-il sa puissance d’imposition ? Et quel rapport entretenons-nous – en France notamment – avec cette disposition d’esprit qu’on appelle « le bon sens » et, plus étroitement, avec l’expression elle-même, qui resurgit ces dernières années dans les discours et slogans politiques, tous bords confondus ?

Un bon sens français

En France, le « bon sens » témoigne d’un imaginaire bien nourri politiquement. Et si l’on suit le leitmotiv de l’Union des Français de bon sens (UFBS), parti politique de droite fondé en 1977, il serait même devenu le « vrai symbole de la France » – le clip vaut le détour. Et, à en croire les images de terroir qui accompagnent chacune de ses interventions sloganisées, le « bon sens » des campagnes est aussi un bon argument marketing. La publicité pour le Crédit agricole a abondamment puisé dans cet imaginaire de la ruralité et de la proximité.

Évidemment, il est permis de douter d’une aptitude spécifiquement française au bon sens. Mais force est de constater que la notion est particulièrement bien implantée dans notre pays. Les trois conférences d’Henri Bergson, réunies sous le titre le Bon Sens ou l’esprit français (1895), en attestent : une longue tradition française habite l’expression, qui vient fédérer autour d’une aptitude supposément commune et d’une spécificité culturelle.

Politiquement, le « bon sens » appartient-il exclusivement à un camp ? À gauche, on le trouve très tôt dans des journaux progressistes. Le Bon Sens, journal républicain qui paraît de 1832 à 1839, se propose ainsi, selon Louis Blanc, de faire appel à « l’intelligence du peuple ». On le rencontre également dans les discours syndicaux : André Bergeron, syndicaliste FO, publie en 1996 Je revendique le bon sens, quand la Fédération des Travailleurs du Québec fait campagne en 2019 autour de l’expression « le gros bon sens ». En 2016, La France insoumise (LFI) reprend l’expression à son compte en lançant la chaîne YouTube « Le Bon Sens », sous l’impulsion d’Antoine Léaument, à l’époque responsable de la communication numérique de Jean-Luc Mélenchon.

Le bon sens est-il de droite ?

La formule reste toutefois l’apanage de la pensée de droite, dans la filiation de Pierre Poujade qui en avait fait l’élément central de sa « philosophie ». On la retrouve aujourd’hui en abondance dans le discours des républicains (LR) et du Rassemblement national. Marine Le Pen, en décembre 2010, en revendiquait sans détour l’incarnation : « C’est le vrai choix d’une autre politique. J’incarne le bon sens. » En mai 2019, elle réitérait en en faisant l’élément constitutif de sa politique : « Cela fait vingt ou vingt-cinq ans que l’on parle du bon sens, ça a toujours irrigué notre conception de la politique. »

En 2017, François Fillon l’érigeait en mot d’ordre, suivi par Éric Ciotti qui affirmait, en 2022, vouloir être le « candidat du bon sens ».

En 2019, le « bon sens » formait encore l’élément de langage fédérateur de l’extrême droite française et italienne pour les élections européennes : il se retrouve aujourd’hui dans les discours de Giorgia Meloni qui souhaite « révolutionner la normalité » en proposant « des petites choses de bon sens ». En 2025, la « révolution du bon sens » est le motif litanique de Donald Trump à l’orée de son nouveau mandat.

Lors de son discours au Congrès des États-Unis du 4 mars 2025, Donald Trump parle de la « révolution du bon sens » (« common sense revolution ») le slogan incarnant ses premières semaines au pouvoir.

Un bon sens extrême

Un tel succès est à mettre d’abord au crédit de la formule elle-même, qui active un imaginaire antisystème et anti-élite, assez proche de la pensée populiste.

Si cette dernière reste assez difficile à définir, l’invocation du « bon sens » peut apparaître finalement comme l’un de ses axiomes les plus probants. Sa fréquence actuelle s’explique aussi par le discrédit massif jeté sur l’idéologie, laquelle se doit de céder la place au réel : le « bon sens » rejoint alors la constellation des mots-consensus qui étouffent toute ambition progressiste et utopique. Enfin, l’incantation du bon sens permet surtout d’atténuer la radicalité de certaines idées. C’est l’une des fonctions actuelles du common sense, martelé par l’outrancier Donald Trump.

La substitution contemporaine du « bon sens » aux traditionnels réalisme et pragmatisme dans le discours de gouvernement peut alors se comprendre comme la manifestation langagière d’une métamorphose populiste du paysage politique.

Depuis 2020, la formule est largement utilisée par des personnalités proches du macronisme, à l’image de Jean-Michel Blanquer. Celui-ci prônait, en réponse à un mouvement lycéen d’opposition aux codes vestimentaires imposés dans les établissements scolaires, une « position d’équilibre et de bon sens ». Et prenait soin d’ajouter : « Il suffit de s’habiller normalement et tout ira bien. »

Emmanuel  Macron est également friand de la formule, étayant son plaidoyer pour la réforme des retraites avec cette sentence : « Je pense que tout le monde a du bon sens dans notre pays. » En janvier 2017, alors en campagne présidentielle, il affirmait vouloir « réconcilier l’ambition avec le réel » et défendait un « projet de bon sens ».

En visite au marché de Rungis, le 18 février 2023, Emmanuel Macron mobilise l’argument du « bon sens » pour évacuer les critiques d’une personne l’interpellant au sujet de la réforme de l’âge de départ à la retraite, adoptée un mois plus tard.

L’usage présidentiel de l’expression offre une parfaite illustration de l’émergence de ce que Pierre Serna a nommé très justement « l’extrême centre ». Cette expression en apparence oxymorique permet de qualifier la radicalisation d’une pensée et d’une action politiques dites modérées et de raison, abritant sa violence symbolique et réelle sous les étendards discursifs de l’évidence.

Mot-masque et mot d’ordre

Relevant d’une parole euphémisante, le « bon sens » fait figure de mot-masque. Derrière son pseudo-rejet de l’idéologie se cachent des orientations tout à fait idéologiques, aux relents poujadistes parfois flagrants. Interrogé sur le travail de chercheurs et les études réalisées par l’Insee qui montraient une stagnation de la délinquance, Gérald Darmanin avançait ainsi en mai 2021 : « J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing. » Avant d’inviter journalistes et concitoyens, de façon éloquente, à ne pas « nier le réel ».

Contrairement au réalisme, pour lequel on peut constater la présence récurrente de tournures qui tendent à le redéfinir pour mieux l’asséner (« le réalisme, c’est… », « par réalisme je veux dire… »), on rencontre beaucoup moins d’énoncés cherchant à préciser ce que l’invocation du « bon sens » implique ou signifie.

Le bon sens échappe ainsi encore plus facilement à la spécification : il s’impose avec autorité, puisqu’il est bon, évident, à la portée de tout un chacun. Pointe extrême du réalisme, il instaure une vision unique du monde social et politique, étouffant toute possibilité d’un débat démocratique, dont l’essence se fonde sur l’exact opposé : l’explicitation des points de vue, la confrontation des idées.

Argument de ceux qui n’en ont pas ou plus, le mot d’ordre du « bon sens » est la traduction langagière d’une forme de perversion du politique. Il est le reflet d’une tendance contemporaine qui vise à déresponsabiliser l’acteur. En dépolitisant l’action, il permet ainsi de neutraliser le conflit et de disqualifier toute forme d’opposition.

Dès lors, il n’est pas question d’envisager cette formule (et ses voisines) pour ce qu’elle serait supposée dire réellement : l’efficacité rhétorique et plus exactement manipulatoire d’une expression augmente à proportion de son flou sémantique. Il s’agit plutôt d’interroger l’usage politique qui en est fait, la façon dont elle se manifeste dans les discours qui la convoquent et la commentent. À ce titre, le « bon sens » est bien un moyen de polariser et de politiser et, ce faisant, témoigne d’un positionnement qui, quoi qu’on en dise, reste éminemment idéologique.

The Conversation

Julien Rault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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31.07.2025 à 14:48

Comment le big data révolutionne les sciences sociales

Nonna Mayer, Directrice de recherche au CNRS/Centre d'études européennes, Sciences Po

Les traces laissées par les individus sur Internet constituent un gisement de données gigantesque, le big&nbsp;data, qu’exploitent les sciences sociales, ouvrant un champ de recherche inédit.
Texte intégral (2153 mots)
Dès la naissance du Web, deux visions s’opposent, l’une voyant dans l’ère du big&nbsp;data la fin des théories explicatives en sciences humaines, l’autre pensant au contraire qu’elle offre une chance de les renouveler en les combinant à la data science. Nico El Nino/Shutterstock

Les traces laissées par les individus sur Internet et sur les réseaux sociaux constituent un gisement de données numériques considérable, le big data. Certains avaient prédit la mort des sciences sociales avec l’irruption de ces données massives. Il semble au contraire que les sciences sociales se transforment et affinent leurs méthodes d’enquête grâce aux données numériques. La prudence reste toutefois de mise, en raison de la non-représentativité des échantillons utilisés et de l’opacité des algorithmes – sans parler des atteintes à la vie privée liées à la captation des données.


Les traces que nous laissons sur les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les sites d’achat en ligne, ainsi que le nombre croissant des objets connectés (smartphones, montres, caméras, thermostats, enceintes, capteurs), nourrissent un fabuleux gisement de données numériques. Il éclaire jusque dans les micro-détails nos comportements quotidiens, nos déplacements, nos modes de consommation, notre santé, nos loisirs, nos centres d’intérêt, nos réseaux de sociabilité, nos opinions politiques et religieuses, sans que nous en ayons toujours conscience. La numérisation accélérée d’archives et documents, jusqu’ici inaccessibles, effectuée par les administrations, les entreprises, les partis, les journaux, les bibliothèques y contribue également.

Il en résulte des données hors norme par leur volume, leur variété et leur vélocité (les « 3 V »), communément appelées le « big data ». Et les moyens de les extraire, coder, quantifier et analyser en quelques clics se sont développés de concert, grâce aux progrès de l’intelligence artificielle (IA). Comme le souligne Dominique Boullier dans son dernier livre ce processus est en train de révolutionner le paysage des sciences sociales, pour le meilleur et pour le pire.

À cet égard deux thèses s’affrontent dès la naissance du Web. Dans un article au titre provocant, « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete », Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired consacré aux nouvelles technologies, y voit la mort programmée des sciences sociales. Les corrélations vont remplacer la causalité, point n’est besoin de modèle explicatif ou de théorie unifiée et « les chiffres parlent d’eux-mêmes ». En total désaccord, des chercheurs comme Burt Monroe ou Gary King saluent le potentiel de renouvellement des théories et des méthodes qu’apportent ces données et plaident pour l’hybridation des sciences sociales et de la « data science ».

Dans la même ligne, je donnerai quelques exemples illustrant l’apport du big data, notamment sur des sujets sensibles comme le racisme ou la sexualité, difficiles à saisir dans les enquêtes par sondages ou par entretiens à cause des biais de « désirabilité sociale », soit la tentation face à l’enquêteur ou l’enquêtrice de dissimuler son opinion si elle n’est pas conforme aux normes sociales en vigueur.

Big data et recherche sur le racisme

Le champ des recherches sur le racisme, en particulier le racisme anti-noir, est particulièrement développé aux États-Unis et plusieurs enquêtes par sondage ont tout naturellement voulu mesurer son impact potentiel sur les votes en faveur de Barack Obama aux élections présidentielles de 2008 et 2012. Elles ne donnent pas de résultats probants et un chercheur, Seth Stephens-Davidowitz, a eu l’idée d’utiliser un indicateur indirect de racisme, la proportion des recherches sur Google contenant le mot « nigger(s) » (« nègre(s) ») pendant les quatre ans précédant le scrutin, qu’il a mis en relation avec les votes pour Obama en 2008 et 2012, État par État. Malgré l’interdit qui pèse sur ce terme, il trouve que le « N-word » est googlé en moyenne 7 millions de fois par an. Seule face à son écran, la personne n’a aucune raison de s’autocensurer. Les résultats, après contrôles, sont sans appel. Ils montrent que les États où ce terme est le plus souvent recherché sur Google débordent largement les frontières des États du Sud traditionnellement plus racistes. Et l’usage du mot est négativement corrélé avec le vote pour Obama, lui coûtant en moyenne quatre points de pourcentage aux deux élections. Le racisme anti-noir est bien sous déclaré dans les enquêtes par sondages, et il a eu un impact non négligeable sur les choix électoraux. Un phénomène qui, jusqu’ici, était passé sous les radars.

En France, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) fait tous les ans un rapport au premier ministre sur l’état du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie, en s’appuyant notamment sur le Baromètre racisme pour les opinions, les statistiques fournies par les ministères concernés pour les actes. Mais les discours de haine sur les réseaux sociaux restaient hors de son champ de vision. D’où sa décision, en 2020, de demander au Médialab de Sciences Po, associé au Centre d’études européennes et de politique comparée (Sciences Po) et au Laboratoire interdisciplinaire Sciences-innovations-sociétés (Lisis, Université Gustave-Eiffel) de lancer une étude sur l’antisémitisme en ligne.

L’équipe choisit d’analyser pendant un an les commentaires postés sur les principales chaînes d’information et d’actualité présentes sur YouTube, au nombre de 628. Un corpus de près de deux millions de commentaires est extrait et un algorithme entraîné à détecter l’antisémitisme, y compris sous ses formes les plus allusives. La diffusion de propos antisémites apparaît relativement faible (0, 65 % du total des commentaires). Ce sont les chaînes d’extrême droite qui en abritent la proportion la plus importante, suivies par les chaînes de contre-information et de santé alternative. Les thèmes du complot et de la judéophobie y apparaissent plus présents que l’antisionisme. Les résultats nuancent donc la thèse d’un « nouvel » antisémitisme à base d’antisionisme remplaçant l’ancien et qui serait passé de l’extrême droite à l’extrême gauche. L’enquête a été élargie depuis à d’autres formes de racismes, notamment antimusulmans, au masculinisme et au complotisme.

Big data et recherche sur la sexualité

Le big data est aussi précieux pour aborder les questions du genre et de la sexualité. Régulièrement, l’université française est présentée comme gangrénée par les études sur le genre et l’intersectionnalité, y compris par des ministres.

L’enquête minutieuse menée par le sociologue Étienne Ollion et ses collègues montre qu’il n’en est rien. Analysant la place tenue par la question du genre dans 120 revues de sciences sociales sur un quart de siècle, soit un corpus de 58 000 résumés d’articles, grâce à un modèle d’intelligence artificielle (Large Language Model), l’article montre qu’elle est passée de 9 % en 2001 à 11,4 % du total en 2022. D’une discipline à l’autre, les résultats sont contrastés, la proportion d’article traitant du genre passant de 33,7 % à 36,6 % dans les revues de démographie au sens large, mais de 3,3 % à 5,8 % en science politique. Et ils sont encore majoritairement le fait de femmes. Tandis que les approches intersectionnelles croisant genre et race et/ou classe restent résiduelles (4 % en fin de période).

Marie Bergström, sociologue à l’Ined, a utilisé le big data pour éclairer les ressorts de l’écart d’âge qu’on observe dans les couples hétérosexuels, où l’homme est généralement plus âgé que la femme. Croisant les résultats de l’enquête « Étude des parcours individuels et conjugaux » (Epic), menée par l’Ined et l’Insee en 2012-2014 auprès de 7 800 personnes, interrogées sur leurs préférences en matière d’écart d’âge, avec des données tirées du site de rencontre Meetic (400 000 profils et 25 millions d’emails) renseignant sur les pratiques effectives, elle souligne le décalage entre ce qui se dit et ce qui se fait et les écarts selon le genre.

Au niveau déclaratif, les femmes sont les plus attachées à un écart d’âge au profit du partenaire masculin, d’autant plus qu’elles sont jeunes, tandis que les hommes se disent indifférents à l’âge. Ainsi, 79 % d’entre eux disent qu’ils accepteraient une femme plus âgée alors que 53 % seulement des femmes envisageraient un partenaire plus jeune. Mais sur le site de rencontres, c’est une autre histoire, le décalage étant particulièrement marqué chez les hommes, clairement amateurs de femmes plus jeunes, surtout quand ils vieillissent.

Dangers du big data

Les dangers du big data sont non moins grands : non-représentativité et instabilité des échantillons non construits pour les besoins de la recherche, opacité et défaillance des algorithmes et des modèles, difficultés d’accès aux données, problèmes éthiques, atteintes à la vie privée, problèmes de sécurité (vols, détournement des données), coûts énergétiques exorbitants, domination politique du Nord sur les Sud, et des États-Unis sur le reste de la planète. La prudence est nécessaire et le besoin de régulation est manifeste. Mais on ne peut se priver d’un tel vivier. Et les nouvelles générations de doctorants s’en sont aussitôt emparé.

Un nombre croissant de doctorants utilisent aujourd’hui le big data pour leur thèse et font des émules. Qu’ils s’intéressent au positionnement des partis européens sur le climat ou sur l’immigration, aux politiques énergétiques européennes ou au cadrage médiatique de groupes-cibles, ils arrivent à construire des corpus gigantesques de plusieurs millions de textes (rapports, textes législatifs, posts sur les réseaux sociaux, images, articles de presse, discours parlementaires, communiqués), couvrant plusieurs pays et sur de longues périodes. Pour les analyser, ils recourent au Supervised Learning (apprentissage supervisé), entraînant des modèles d’IA à coder ces textes en fonction de leur question de recherche et de leurs hypothèses. Cela leur permet de revisiter des objets classiques de la science politique avec un regard neuf et sur une tout autre échelle, s’inscrivant dans le courant en plein essor des « sciences sociales augmentées ».


Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? » (à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025).

The Conversation

Nonna Mayer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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29.07.2025 à 15:35

Devenir mère seule par PMA : quand le désir d’enfant s’affranchit du couple

Margot Lenouvel, Doctorante en sociologie, Ined (Institut national d'études démographiques)

Hélène Malmanche, Anthropologue chargée d'études, Ined (Institut national d'études démographiques)

En France, les femmes célibataires sont nombreuses à s’engager dans une démarche de PMA, notamment depuis que la loi les y autorise. Quels sont les profils et les aspirations de ces «&nbsp;mères solo&nbsp;»&nbsp;?
Texte intégral (2046 mots)

En France, depuis l’ouverture de la procréation médicalement assistée à toutes les femmes – dans une loi promulguée le 2 août 2021 –, les femmes seules sont nombreuses à s’engager dans une démarche de PMA. Quels sont les profils et les aspirations de ces mères, longtemps restées dans l’ombre ? Portées par un même désir d’enfant, elles livrent des récits qui, sans rejeter la conjugalité, portent un regard critique sur le couple hétéroparental.


Aujourd’hui en France, depuis la révision de la loi bioéthique en 2021, la procréation médicalement assistée (PMA, également appelée assistance médicale à la procréation, AMP) est accessible à toutes les femmes, y compris à celles qui ne sont pas en couple. Auparavant, elle était réservée aux couples hétérosexuels infertiles. Cette ouverture place une figure de mères seules sur le devant de la scène publique : celles qui « font des bébés toutes seules » grâce à la médecine reproductive. Elles passaient auparavant par leurs propres moyens, ou par une PMA à l’étranger pour recevoir un don de sperme.

Bien que les témoignages sur ce type de maternités solo se multiplient (voir ici ou ici), elles échappent encore aux enquêtes statistiques. L’enquête AMP-sans-frontières (Ined, 2021) devrait bientôt pouvoir combler ce manque. À titre d’indication, selon l’Agence de la biomédecine, ces femmes sont, avec les couples lesbiens, en première ligne des demandes de PMA avec don de spermatozoïdes. Au 31 décembre 2023, environ 7 600 femmes étaient en attente d’un don. Parmi elles, 44 % étaient des femmes seules, 38 % en couple avec une femme et 18 % en couple avec un homme.

Alors que ces projets étaient initialement perçus comme un « plan B », porté par des femmes plus âgées n’ayant pas trouvé de partenaire, devenir mère seule grâce à la PMA peut désormais constituer un « plan A », incarné par des femmes plus jeunes qui dissocient clairement maternité et conjugalité. Ces femmes se présentent-elles pour autant comme émancipées des cadres conjugaux ?

Nous nous sommes intéressées à cette question dans le cadre de nos deux recherches combinant 69 entretiens menés entre 2021 et 2023 en France métropolitaine auprès de femmes devenues mères sans être en couple (par un don de sperme, suite à une rencontre occasionnelle ou une séparation). Parmi ces entretiens, 44 sont issus d’une thèse en cours sur les maternités solitaires, et 25 proviennent d’une enquête consacrée au recours à la PMA solo.

Des parcours longtemps occultés

La monoparentalité – le fait pour une famille de compter un seul parent –, le plus souvent perçue comme la conséquence d’une séparation, suppose implicitement la présence initiale de deux parents et un idéal de coparentalité. Devenir parent demeure largement pensé comme une affaire de couple. Cette définition restrictive invisibilise les cas où une femme devient mère sans être en couple, en s’affranchissant de la norme biparentale. Ces « maternités solitaires », peu étudiées en France, sont longtemps restées dans l’ombre, alors qu’elles représentent 5 % des naissances d’après l’enquête nationale périnatale de 2021.

Les trajectoires menant à la naissance hors couple sont diverses et plus ou moins planifiées. Elles se déclinent en trois scénarios : « L’enfant sans le couple », « Quand l’enfant défait le couple », « L’enfant pour s’émanciper du couple et des violences ».

Les femmes ayant recours à la PMA correspondent au premier cas. Sur le plan social, elles se démarquent nettement des autres mères seules. En France et dans d’autres pays d’Europe, comme en Amérique du nord, elles sont principalement âgées de plus de 35 ans et appartiennent aux classes moyennes et supérieures. Elles sont significativement plus âgées que les autres femmes ayant recours à la PMA en couple, qu’il soit lesbien ou hétérosexuel. Après avoir parfois envisagé d’autres options (comme l’adoption, une rencontre d’un soir ou la coparentalité), la médecine reproductive s’avère pour elles la solution la plus « sécurisée », et surtout, la plus « éthique » : elle assure un contrôle médical du donneur et permet de construire une histoire familiale fondée sur le geste du don.

Sur l’ensemble des femmes interrogées, toutes sauf deux s’identifient comme hétérosexuelles. Les plus âgées d’entre elles (35 ans et plus) évoquent un échec de la rencontre parentale ou un manque d’opportunités. Elles n’ont pas trouvé de partenaire pour concrétiser leur désir d’enfant. À titre d’exemples, Roxane évoque un décalage dans les aspirations parentales avec son ancien compagnon qui ne voulait pas d’enfant ; Marie ou Chloé disent avoir eu des histoires « négatives » ou « foireuses », qui les ont amenées à privilégier un projet parental seules. Les plus jeunes (moins de 35 ans) expriment une prise de distance avec l’injonction à « attendre » un futur conjoint pour s’autoriser à devenir mère.

Ces parcours illustrent des asymétries de genre dans les relations hétérosexuelles, avec un fort engagement des femmes dans la parentalité, tandis que les hommes, affichent des intentions de fécondité plus faibles, en particulier lorsqu’ils ont une conception égalitaire des rôles de genre.

Avoir un enfant seule : un « choix pragmatique »

Dans leurs discours, l’idéal reste néanmoins de devenir mère au sein d’un couple et que l’enfant ait un père plus tard. La force d’imposition de la norme conjugale se cristallise par leur intériorisation du modèle normatif de la famille. Pour quelques-unes, ce choix s’apparente à un « mode de vie » recherché, mais cette situation est minoritaire. Elle concerne des femmes ayant vécu des violences sexuelles par le passé, pour qui la médecine reproductive est un moyen de contourner l’impératif conjugal et d’éviter un rapport sexuel avec un homme.

Pour ces femmes, avoir un enfant seule se dessine davantage comme choix pragmatique, « un choix dans un non-choix », comme le résume Sophie (37 ans, orthophoniste, PMA réalisée en Espagne, un enfant de 2 ans). L’entrée dans la maternité solo s’explique par l’impensé d’une vie sans enfant plus que par un choix délibéré d’avoir un enfant seule. Le réel choix revendiqué est celui de devenir mère.

Contrairement aux idées reçues, ces parcours ne se réduisent ni à des expériences subies ni à des démarches de « célibattantes » affirmées qui souhaiteraient « s’affranchir des hommes ». Leur situation est révélatrice d’aspirations à la libre disposition de leur corps et de leur identité́ genrée, où le désir d’enfant constitue une source d’accomplissement de soi.

« Mieux vaut être seule que mal accompagnée »

Les femmes que nous avons rencontrées ne rejettent pas la vie conjugale (ou les relations sexo-affectives au sens large) : la plupart envisagent d’être en couple plus tard, et certaines sont en relation avec un partenaire qui peut s’impliquer à des degrés divers dans l’éducation de l’enfant.

Néanmoins, leurs récits témoignent d’un regard critique sur le couple hétéroparental, résumé par l’expression : « mieux vaut être seule que mal accompagnée ». C’est ce qu’exprime notamment Clotilde, 38 ans, fonctionnaire territoriale, mère d’un enfant de trois mois issu d’une PMA en Belgique :

« Dans mes couples d’amis, c’est des couples hétérosexuels, la charge mentale – même si je déteste ce mot-là – elle est clairement assumée par les mamans. Aujourd’hui, qu’on soit deux ou toute seule j’ai l’impression que de toute façon c’est majoritairement assumé par les femmes. Surtout qu’on peut être seule en étant deux. »

Elles dénoncent les asymétries de la charge domestique et éducationnelle qui se font au détriment des femmes et au profit des hommes. C’est davantage le désengagement masculin dans la parentalité ordinaire qu’elles déplorent, qu’un rejet de la vie conjugale en elle-même. Elles affichent la maternité solo comme un choix de vie préférable à une parentalité partagée au sein d’un couple qui ne répondrait pas à l’idéal de solidarité et d’équité vis-à-vis de la charge parentale.

La critique du couple hétéroparental par ces femmes passe aussi par une valorisation de leur autonomie en tant qu’unique parent, comme l’exprime Joséphine, 43 ans, juriste, mère d’un enfant de 2 ans né d’un don réalisé en Espagne :

« Sur tous les choix qu’il y a à faire pour un enfant, parfois qu’est-ce que c’est facile d’être seule ! Sur l’éducation, sur le choix du prénom, sur les fringues, sur les sorties, sur tout un tas de choses. Je choisis seule. Je n’ai pas besoin de me battre avec mon compagnon qui ne pense pas comme moi ou me juge. Autour de moi, je le vois, c’est source d’engueulades très fréquentes l’éducation. Moi, je fais comme je pense. Alors parfois, j’aimerais bien partager mon avis, je suis un peu perdue, je ne sais pas comment faire. J’essaie de trouver dans ce cas-là quelqu’un à qui on parler. Mais voilà, il y a des avantages. »

Elles mettent en avant un sentiment d’autonomie et de liberté, une capacité d’improvisation et de spontanéité des choix, comme l’ont déjà souligné d’autres recherches sur la vie hors couple.

Une parentalité pour soi ?

L’apparition dans le débat public des maternités solo soulève une question : ces demandes ont-elles réellement émergé grâce à l’ouverture de la loi, ou reflètent-elles plutôt une prise de conscience collective de trajectoires parentales jusqu’alors invisibles, dont l’accès à la PMA signerait l’acceptation sociale ?

Si répondre à cette question nécessiterait une observation sur le temps long, il n’en demeure pas moins que recourir à la PMA solo est une manière de déployer une parentalité pour soi qui n’est plus subordonnée à la nécessité d’être en couple, et qui témoigne de l’autonomie procréative des femmes et de leur capacité à redéfinir les normes conjugales et parentales.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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28.07.2025 à 16:25

Spinoza ou la démocratie comme État « absolument absolu »

Céline Hervet, Maître de conférence en philosophie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Pour le philosophe hollandais Baruch&nbsp;Spinoza (1632-1677), la démocratie est le meilleur des régimes, celui qui confère le plus de puissance et de stabilité à l’État.
Texte intégral (2843 mots)
Portrait du philosophe hollandais Baruch Spinoza (1632-1677). Anonyme, circa 1665

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Quatrième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Hollandais Baruch Spinoza (1632-1677). Pour ce penseur singulier, véritable anomalie au XVIIe siècle, la démocratie est le meilleur des régimes, celui qui confère le plus de puissance et de stabilité à l’État. En permettant l’expression des conflits nés des passions humaines, les assemblées démocratiques élaborent un savoir collectif et des normes qui préservent la concorde civile.


À l’époque classique, dans une Europe dominée par le modèle de la monarchie absolue de droit divin, la démocratie n’a pas bonne presse. Il est un défaut que la plupart des philosophes lui imputent, c’est la longueur des délibérations en assemblée, le temps perdu en discussions lorsque l’urgence se fait sentir. Rien de mieux alors qu’un chef qui saura couper court et contourner l’obstruction que représente l’expression des désaccords. Hobbes en particulier fera de l’incompétence des membres des grandes assemblées propres à la démocratie l’un de ses vices majeurs. Pis, ces délibérations seraient le ferment des factions, qui mèneraient inexorablement à la guerre civile. Voilà ce qui à ses yeux vient « définitivement » assurer la supériorité du régime monarchique sur le régime populaire ou démocratique.

Une anomalie à l’âge classique

Dans ce concert de reproches, Spinoza fait entendre une tout autre voix. Le Traité politique (1677), son dernier ouvrage resté inachevé, élabore ce qu’Étienne Balibar appelle une « science de l’État » qui vise à en assurer la conservation et à le préserver contre les débordements violents des masses. Après le renversement brutal, en 1672, de la République de Hollande qui, sans être une démocratie, reposait sur un pouvoir parlementaire fort, après le retour en grâce de l’absolutisme royal, Spinoza a bien conscience qu’aucune théorie politique conséquente ne peut éluder la question de la sécurité de l’État, seule à même de garantir celle des individus.

Un principe gouverne la démonstration : la sécurité de l’État, monarchie, aristocratie ou démocratie selon la typologie devenue classique, ne doit jamais reposer sur la loyauté d’un seul homme ou de quelques-uns. Pour assurer sa propre conservation, un État doit donc se rendre impersonnel, et s’appuyer sur un ensemble de mécanismes qui rendent impossible qu’un petit nombre ait entre ses mains le salut de tous et décide de tout en vertu de ses propres affects. Parmi ces rouages institutionnels figurent en bonne place les assemblées, qui reconfigurent totalement la monarchie comme l’aristocratie, en y introduisant systématiquement des contre-pouvoirs, qui sont autant de résistances et de garde-fou au despotisme. À travers les conseils, les syndics, les sénats et toutes sortes d’instances délibératives dont les fonctionnements et les relations sont minutieusement décrits, Spinoza entreprend donc d’étendre aux autres types de régimes ce qui est vu communément comme l’un des inconvénients majeurs de la démocratie.

On arrive alors à ce paradoxe qui fait du spinozisme une « anomalie sauvage » au cœur du siècle classique : c’est en se démocratisant toujours plus, c’est-à-dire en augmentant le nombre de ceux qui ont part à la décision et à l’exercice du pouvoir, que l’État devient plus puissant et plus stable. En un mot, la démocratie est l’État « absolu en », ou « absolument absolu » (omnino absolutum imperium), car il tend à faire coïncider le souverain avec la multitude tout entière.

L’absolutisme de l’État n’est plus pensé contre la liberté des citoyens, mais par elle. Le chapitre XVI du Traité théologico-politique (1670) affirmait déjà que la démocratie était l’État le plus naturel, parce qu’il est le plus conforme à l’égalité et à la liberté « que la nature accorde à chacun ». Comme l’a montré Alexandre Matheron, la nécessité logique veut que les hommes s’organisent démocratiquement, la démocratie devient la règle et non plus l’exception.

L’expérience et les affects comme matière de la pensée politique

Ce paradoxe s’explique par le terrain nouveau assigné à la politique : l’expérience et la matière fluctuante et irrationnelle des affects. Spinoza n’est pas un utopiste, c’est paradoxalement au nom d’un réalisme lucide que la démocratie est préférée à tous les autres régimes. À partir de ce donné incontournable que sont les affects, Spinoza récuse toute transcendance du pouvoir à la puissance de la multitude, clé de voûte de sa conception démocratique du politique.

Le principe qui découle de ce naturalisme intégral tient dans la formule jus sive potentia : le droit (jus) du souverain s’étend aussi loin que s’étend sa puissance (potentia), c’est-à-dire sa capacité à se faire obéir dans les faits. Dès lors que la politique consiste dans un rapport de puissances, la multitude devient l’instance de légitimation ultime, l’unique puissance instituante : quand bien même elle se trouverait privée de toute représentation politique, si le pouvoir soulève par ses décisions ou sa conduite une indignation générale, la mécanique passionnelle s’enclenche et ouvre la voie à un renversement de l’État. Se pose alors la question des stratégies institutionnelles visant à canaliser les passions en vue d’une plus grande autonomie du corps politique.

La multitude comme sujet politique. L’union en lieu et place de l’unité

Le concept de multitude, que Spinoza préfère à celui de peuple, sous-entend que ce qui est premier, c’est une multiplicité, rendue diverse et conflictuelle par le jeu des passions. Le but de la mécanique institutionnelle est dès lors de produire une union, qui n’est ni unité, ni uniformité, sur la base de cette dynamique contradictoire qui peut conduire aux divisions, mais aussi à la concorde.

Loin d’être cet agrégat de volontés singulières unifiées seulement par l’État comme chez Hobbes, la multitude devient chez Spinoza le véritable sujet politique, toujours en devenir, car elle n’accède à ce statut de sujet qu’à la condition d’œuvrer en commun : chez Spinoza, on ne se libère pas seul ni sans les autres. Or la nature des affects oppose plus souvent les hommes les uns aux autres qu’elle ne les unit. C’est à l’échelle collective et civile que les individus accèdent à une forme d’autonomie, sous réserve d’un État bien constitué où les institutions peuvent déjouer les tendances passionnelles destructrices. Non pas en court-circuitant l’expression des dissensus par la censure ou par des dispositifs d’accélération de la prise de décision et de contournement de la discussion. Au contraire, cette conflictualité doit se déployer au grand jour et trouver à s’exprimer sur le plan institutionnel. Spinoza s’oppose à la pratique des secrets d’État qui entretiennent la défiance de la multitude tenue dans l’opacité.

Ainsi, au sein de la monarchie, le Conseil du roi, dont le fonctionnement a tout d’une assemblée, devient le véritable organe de la décision, le monarque n’ayant pas d’autre option que de promulguer ce qui a été décidé collectivement sans lui. Si, dans le régime aristocratique, seule la classe des patriciens exerce le pouvoir, elle a vocation à s’élargir toujours plus, jusqu’à coïncider, à terme, avec la multitude. On comprend dès lors pourquoi la démocratie apparaît comme le meilleur régime, puisqu’il comporte structurellement l’assise la plus large, le socle le plus puissant : la multitude ne menace plus le souverain dès lors qu’elle s’identifie à lui.

Vertu du conflit et invention démocratique

Cette place confiée aux discussions ne permet pas pour autant de ranger la pensée politique spinoziste du côté d’une conception procédurale de la démocratie, qui rationaliserait en assemblée les désaccords d’un peuple réputé ingouvernable. La démocratie de Spinoza n’est pas non plus à proprement parler une démocratie libérale, qui prendrait l’individu libre et rationnel pour point de départ et pour finalité. Car Spinoza conteste l’existence d’un libre-arbitre qui permettrait à tout un chacun de se déterminer indépendamment de causalités externes qui limitent son action. Les individus ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils sont dépendants les uns des autres pour leur survie et leur vie affective se compose dans un rapport étroit avec leurs semblables.

Statue de Baruch Spinoza à Amsterdam. Issu d’une famille juive portugaise ayant fui l’Inquisition, Spinoza vit dans la communauté juive d’Amsterdam avant d’être frappé d’excommunication. AuthenticVision

La conflictualité provient de cette situation d’interdépendance qui à la fois oppose et unit les hommes entre eux. Ce n’est donc pas « en dépassant » les conflits ni en les occultant que la décision collective sur le bien commun est prise, bien au contraire c’est « en les traversant » que l’on peut faire surgir dans le moment interminable et parfois intense de la discussion ce à quoi personne n’avait pensé auparavant. Autrement dit, la démocratie est éminemment le lieu de l’invention.

L’éloge des discussions en assemblée que l’on trouve au chapitre IX, §14 du Traité politique (1677) décrit au sein d’une aristocratie décentralisée et démocratisée l’élaboration d’un véritable savoir démocratique, produit dans l’espace de la confrontation et de l’expression, des différences et des singularités d’un réel qui n’est ni uniforme ni immuable, au sein d’instances élues nombreuses et diverses. Il s’agit bien de travailler à même les divisions, en les formulant de façon toujours plus fine et plus exacte :

« C’est la liberté qui périt avec le bien commun, lorsqu’un petit nombre d’individus décident de toutes choses suivant leurs seuls affects. Les hommes en effet sont de complexion trop épaisse pour pouvoir tout saisir d’un coup ; mais ils s’affinent en délibérant, en écoutant et en discutant ; et, à force d’explorer toutes les pistes, ils finissent par trouver ce qu’ils cherchaient, qui recueille l’assentiment de tous, et à quoi personne n’avait pensé auparavant. »

Être plus spinoziste que Spinoza : la voix des femmes et la démocratie à venir

Le Traité politique (1677) s’interrompt brusquement avec la mort de son auteur au seuil de l’exposé portant sur le régime démocratique, laissant place, pour une part, à l’interprétation. Reste que la démocratie, dont la spécificité consiste à étendre le droit de voter et d’assurer les charges de l’État à tous, en vertu non d’un choix mais d’un droit, est bien pour Spinoza le meilleur régime.

Dans un geste d’ouverture et de fermeture, Spinoza consacre les premiers paragraphes de cet ultime chapitre à dresser la liste des exclus, des « sans voix », qui n’ont vocation ni à gouverner ni à siéger au sein des assemblées. Cette liste comprend celles et ceux qui ne relèvent pas de leur propre droit, étant dépendants d’un autre pour leur subsistance : en tout premier lieu les salariés et les femmes.

La démocratie spinozienne serait donc avant tout une démocratie de propriétaires mâles. L’expérience montre que les femmes ne gouvernent nulle part à parité avec les hommes, mais là où Spinoza impose une limite au développement spontané des forces de la multitude à laquelle appartiennent bien les femmes, il nous faut être plus spinoziste encore, et déduire de l’histoire et de l’expérience l’égalité de toutes et de tous, en lieu et place de la prétendue « faiblesse » d’un genre soupçonné d’ajouter de la division entre les hommes qui rivaliseraient pour les séduire. Les régimes archétypaux que décrit Spinoza ne sont que des combinaisons parmi d’autres, et rien n’empêche que l’expérience produise d’autres genres de démocratie.

Retenons de Spinoza que toute exclusion de la discussion, toute accélération du temps de la délibération sont au sens strict contre-productives. Elles entravent le processus d’invention de solutions nouvelles au profit d’une reproduction de l’ordre existant. Plus grave encore, elles ne font pas disparaître les conflits, qui menacent alors de se muer en affects destructeurs. La représentation institutionnelle n’épuise pas l’éventail des interventions possibles de la multitude, en témoigne au chapitre XX du Traité théologico-politique (1670) le vibrant plaidoyer de Spinoza en faveur de la liberté de parole, qui ne peut être ôtée sans que l’État lui-même s’expose à la corruption et à la ruine.

Transportons-nous, pour finir, dans le contexte actuel : les commissions d’enquête parlementaires, les pétitions, toutes ces modalités de contrôle et d’interpellation du pouvoir exécutif par des représentants au sein d’instances élues ou en dehors d’elles, par la multitude elle-même, font la véritable puissance d’un État qui, en leur faisant droit, assure sa propre stabilité. Elles incarnent une démocratie réelle : non pas une belle totalité unifiée et paisible, mais bien cette chose en elle-même conflictuelle. Elles traduisent les divisions qui tissent le lien social, en un processus toujours ouvert de production des normes par la multitude elle-même. À ce titre, la démocratie est bien chez Spinoza l’autre nom du politique.

The Conversation

Céline Hervet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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28.07.2025 à 15:53

La Nouvelle-Calédonie pourrait-elle devenir un État indépendant ?

Léa Havard, Maître de conférences en droit public, Directrice adjointe du Laboratoire de Recherches Juridique & Économique, Université de Nouvelle Calédonie

Quel sens donner à l’accord de Bougival du 12&nbsp;juillet dernier, censé ouvrir la voie à une indépendance beaucoup plus forte de la Nouvelle-Calédonie au sein de la France&nbsp;?
Texte intégral (1873 mots)

Le 12 juillet, à Bougival (Yvelines), les représentants politiques de Nouvelle-Calédonie et les représentants de l’État ont signé un accord important sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Comment l’interpréter ? Entretien avec la spécialiste de droit constitutionnel Léa Havard.


Pourriez-vous expliquer ce que propose l’accord de Bougival qui évoque la création d’un « État calédonien » ?

Léa Havard : Commençons par préciser qu’un accord politique, fragile, a été obtenu. Il n’a pas encore de traduction juridique précise et que son interprétation est très délicate ! Ce que propose cet accord, c’est de créer une « organisation institutionnelle sui generis de l’État de la Nouvelle-Calédonie au sein de l’ensemble national ». Cette phrase vise à définir cet État de la Nouvelle-Calédonie au sein de l’ensemble national. On peut noter, qu’on parle d’un État sui generis ce qui signifie « de son propre genre », qui n’existe nulle part ailleurs, qui n’entre dans aucune catégorie juridique donc… C’est pour cela que, depuis l’accord, les juristes, essayent de voir – non sans mal – dans quelle catégorie va entrer cette institution ! Cet État ne correspond pas à une catégorie existante et il n’y a peut-être pas encore de mot pour le nommer. Donc c’est une institution inédite, qui est pensée comme pérenne aussi.

Pouvez-vous rappeler le statut actuel de la Nouvelle-Calédonie ?

L. H. : Le statut actuel de la Nouvelle-Calédonie, défini par l’accord de Nouméa n’avait pas vocation à durer dans le temps. Cet accord, signé en 1998 a fait de la Nouvelle-Calédonie une collectivité sui generis. Ce n’est ni une région, ni un département, ni une collectivité d’outre-mer, ni un département région d’outre-mer comme peuvent l’être La Réunion ou la Guadeloupe, par exemple.

C’est une collectivité au sein de la France, et elle est la seule à avoir ce statut qui est le plus poussé en termes d’autonomie par rapport à toutes les autres collectivités françaises. L’un des éléments clés, qui marque ce niveau d’autonomie poussée, c’est que la Nouvelle-Calédonie est la seule collectivité française à disposer du pouvoir législatif. Son congrès, qui est l’assemblée délibérante au niveau territorial, peut adopter ses propres lois. Avec l’accord de Bougival, on changerait de statut pour une autonomie encore plus poussée.

Concrètement, quelle serait l’autonomie accordée à cet État ?

L. H. : Ce qui est proposé va au-delà de l’accord de Nouméa pour plusieurs raisons. L’accord irait plus loin dans l’étendue des compétences, car il y aurait un transfert automatique de la compétence en matière de relations internationales. Par ailleurs, la Nouvelle-Calédonie serait compétente pour solliciter le transfert de nouvelles compétences régaliennes – par exemple la monnaie, l’armée, la justice ou la sécurité publique. Enfin, elle pourrait adopter sa propre Loi fondamentale et une nationalité de la Nouvelle-Calédonie serait créée.

Si elle obtenait toutes ces compétences, la Nouvelle-Calédonie deviendrait-elle un véritable État indépendant de la France ?

L. H. : Commençons par préciser que ce processus, s’il aboutit, sera très long et très complexe. Chaque demande de transfert de compétences régaliennes impliquera une majorité très forte au Congrès de Nouvelle-Calédonie, ce qui est loin d’être assuré, d’autant que le corps électoral va être modifié. Ensuite, une étude devra être menée avec les services de l’État pour étudier la faisabilité du transfert sollicité. Enfin le peuple calédonien devra valider le tout par référendum. Il y a donc beaucoup d’étapes exigeantes à passer…

Mais supposons que le processus aille à son terme et que, d’ici quelques années, l’ensemble des compétences régaliennes soient dévolues à la Calédonie : serait-elle, pour autant, un État souverain ? La Calédonie possédera-t-elle finalement la « compétence de sa compétence », c’est-à-dire la liberté de décider de la façon dont elle exerce ses compétences ? Cela fait partie des incertitudes de l’accord, car il n’indique pas les conséquences d’un transfert de toutes ces compétences. Juridiquement, à défaut de mention contraire, on peut en déduire que la France resterait en capacité de définir ce que peut faire ou pas la Nouvelle-Calédonie. Cette hypothèse apparaît toutefois très théorique et devra nécessairement être précisée.

Pensez-vous que ce processus puisse aller très loin en termes d’indépendance ?

L. H. : En théorie, oui. En pratique, ce n’est pas si sûr. L’accord prévoit des transferts de compétences certes importants, mais les mécanismes pour y aboutir sont contraignants, avec des majorités politiques très difficiles à atteindre. Notons que la recomposition du congrès, l’organe délibérant qui est censé actionner ces transferts de compétences va être favorable à la province Sud, qui a une très grande majorité de loyalistes. Par ailleurs, on va ouvrir le corps électoral en faisant entrer de nouveaux électeurs arrivés relativement récemment en Nouvelle-Calédonie, donc plutôt à tendance loyaliste. Cette modification des équilibres politiques est source de préoccupation pour les indépendantistes. Ils s’inquiètent du fait que les mécanismes allant dans le sens de l’indépendance existent, mais qu’ils soient quasiment impossibles à actionner.

Cet accord comporte-t-il des ambiguïtés ?

L. H. : Oui, il y a des ambiguïtés sur des mots. On parle d’un État de la Nouvelle-Calédonie. On utilise le mot « État » qui fait penser à un État souverain, mais en réalité, la Calédonie ne serait pas un État souverain selon cet accord. On utilise les mots « loi fondamentale » (la Nouvelle-Calédonie serait en mesure d’adopter sa loi fondamentale), or cette notion est un synonyme de Constitution. Mais il n’est pas précisé si cette loi fondamentale aura une valeur constitutionnelle (ce qui consacrerait un niveau d’autonomie sans précédent) ou si elle aura simplement la valeur d’une loi organique (ce qui impliquerait un degré d’autonomie moindre).

Concernant la nationalité calédonienne, on ne sait pas trop s’il s’agit d’une nationalité au sens classique – qui permettrait aux nationaux de s’en prévaloir à l’étranger en ayant un passeport, ou s’il s’agit d’une citoyenneté calédonienne, qui existe déjà, améliorée…

Si les ambiguïtés sont nombreuses et sources de difficultés, il faut aussi comprendre qu’elles ont aussi certainement été nécessaires pour parvenir à la signature de cet accord politique.

Quel serait le calendrier hypothétique et les étapes de ce processus 

L. H. : Depuis la signature de l’accord et le retour des délégations politiques en Nouvelle-Calédonie, il y a un certain nombre de voix dissonantes qui se font entendre. Les indépendantistes se montrent très réservés quant à cet accord signé par leurs représentants. La première étape sera donc de voir, dans les prochaines semaines, si cet accord tient sur le plan politique.

Si c’est le cas, alors l’étape suivante sera de modifier la Constitution française en septembre 2025. En effet, son titre 13 fait mention de l’accord de Nouméa et il faudra lui substituer l’accord de Bougival. Mais le gouvernement Bayrou sera-t-il encore là ? Le Congrès, réuni à Versailles, votera-t-il cette révision constitutionnelle avec une majorité des 3/5 ? Là encore, les incertitudes sont grandes…

L’étape suivante, en février 2026, sera de soumettre le projet d’accord à l’approbation des Néo-Calédoniens, en espérant qu’une majorité franche se dégagera pour que le résultat soit incontestable et incontesté. Ensuite, en mars et avril 2026, une loi organique devra être adoptée pour la traduction juridique de l’accord. Enfin, pendant le premier mandat du Congrès calédonien nouvellement élu, entre 2026 et 2031, la loi fondamentale de la Nouvelle-Calédonie devra être adoptée.

Et si tout ce processus échoue ?

L. H. : Alors on en revient à la situation actuelle. Les partenaires politiques devront se réunir, revoir leur copie et proposer un autre projet. Avec le risque d’un blocage qui perdure et de tensions…

Vous vivez en Nouvelle-Calédonie : comment les habitants de l’île ont reçu cet accord ?

L. H. : Il y a eu une forme d’euphorie à l’annonce de la signature de l’accord, parce que, depuis presque quatre ans, depuis le référendum de 2021, les Calédoniens attendent une évolution institutionnelle. Par la suite, il y a eu une forme de déception pour certains, tant du côté des loyalistes que des indépendantistes, au vu des concessions qui ont dû être faites.

Globalement, il y a de fortes interrogations au regard des incertitudes de l’accord. La Nouvelle-Calédonie est donc partagée entre l’espoir d’un horizon qui s’éclaircit et la crainte de retomber dans l’instabilité.

The Conversation

Léa Havard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.07.2025 à 07:27

Avec Machiavel, penser la liberté politique dans un monde en guerre

Jérôme Roudier, Professeur de philosophie politique, Institut catholique de Lille (ICL)

Pour Machiavel, la conflictualité est un horizon politique indépassable. Le peuple et les républiques doivent être puissants, et craints, pour ne pas être dominés.
Texte intégral (1801 mots)
_Portrait posthume de Nicolas Machiavel_ (1500), par le peintre florentin Santi&nbsp;di&nbsp;Tito (1536-1603), huile sur toile, Palazzo Vecchio, Florence (Toscane).

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Troisième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Nicolas Machiavel (1469-1527). Pour le Florentin, la conflictualité est un horizon politique indépassable : le « peuple » doit être armé pour ne pas subir la tyrannie des « Grands » et les républiques doivent être puissantes pour ne pas subir l’impérialisme des États voisins.


Machiavel est un penseur qui fait de la survie et de la fondation des États un enjeu fondamental. Pour celui qui exerça les fonctions de haut fonctionnaire de la République florentine, la question du régime politique est donc subordonnée à celle de la survie dans un contexte toujours marqué par l’horizon de la guerre.

Le meilleur régime est forcément celui qui assure à la fois la liberté et la puissance et qui permet de fonder l’État dans la durée. La science politique qu’il inaugure ainsi n’est plus une réflexion théorique, mais bien un programme politique articulant l’idéal au pragmatisme.

Un républicanisme originel et fondateur

Machiavel n’est pas à proprement parler un penseur de la démocratie. C’est un républicain convaincu. Les républicains de son époque entendent élargir la base du gouvernement et intégrer cette classe moyenne dans une vie politique qui, traditionnellement, est réservée aux aristocrates. Le choix, par Machiavel et par ses contemporains voire par la tradition florentine de parler de « République », indique un régime où, comme sous Rome, tout le monde n’est pas forcément citoyen.

Pour les républicains, jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’élargissement voire l’universalisation de la citoyenneté constituera une question essentielle. Étant donné que la classe moyenne augmente peu à peu dans le temps pour atteindre une proportion très importante, voire majoritaire, de la population européenne, le républicanisme, dans ces conditions, s’articule avec une citoyenneté universellement attribuée aux membres de la société et peut alors se proposer comme le fondement théorique des démocraties modernes puis contemporaines.

L’horizon de la puissance

Du point de vue intérieur, Machiavel estime que la division sociale est inévitable et que le rôle d’un système légal consiste à la laisser s’exprimer tout en l’arrêtant dans ses manifestations les plus extrêmes. Comme il le souligne, les Grands veulent naturellement dominer, il faut donc les arrêter pour qu’ils ne tyrannisent pas. Le « peuple » (entendre les « classes moyennes ») veut seulement ne pas être dominé, par conséquent, il faut lui donner les armes qui lui permettront de constituer un contre-pouvoir envers la tyrannie potentielle des Grands.

Le monde de Machiavel est belliciste, la puissance est à la fois le gage de la survie et l’outil pour conquérir. Si le peuple peut se contenter de n’être pas asservi, une société, dans un monde instable, se doit d’être puissante. La politique se constitue dans l’articulation bien pensée à la fois de ce qu’elle est sur le fond, la recherche d’un vivre-ensemble viable, et de sa situation dans le monde, composée par ses interactions inévitables avec les autres entités politiques.

Pour Machiavel, le monde politique n’est pas chrétien : son fondement, celui de toute société, reste l’appétit de chacun. Si nous étions tous des saints chrétiens, la politique n’existerait tout simplement pas. Or, le désir de dominer, parfaitement naturel et donc inévitable, structure toute collectivité et la divise en trois : ceux qui veulent dominer (les Grands), ceux qui accepteraient cette domination par nécessité de survie (la populace, la plèbe) et ceux qui ne veulent ni l’un ni l’autre (le peuple, la « classe moyenne »). Ce point de départ, le système politique républicain l’assume. Il accepte l’inégalité fondamentale des conditions et des désirs, dans sa tripartition même.

Dès lors, Machiavel place au centre du dispositif à la fois la loi, que chacun doit avant tout respecter, mais aussi les armes. Le Florentin n’imagine pas une seconde que les Grands arrêteront d’eux-mêmes leur soif de domination et de reconnaissance. Il anticipe ainsi les libéraux, en particulier Montesquieu sur ce point, en estimant que seul le pouvoir arrête le pouvoir. Dans la vision machiavélienne et pragmatique des choses, l’arrêt d’une domination qui risquerait d’être tyrannique ne peut se faire par la Loi seule. Il convient que le peuple de citoyens soit armé pour imposer le respect de la Loi aux Grands.

Pour le Florentin, cette dynamique initiale ne débouche pas sur la guerre civile mais sur l’évolution de la soif de domination des Grands qui vont, par la force des choses, tourner leurs désirs vers l’extérieur. Plutôt que tyrans, ils vont avoir un double intérêt à devenir généraux et hommes d’État. Ce point est très visible à travers le plan des Discours sur la première décade de Tite-Live, livre méconnu du grand public mais très lu par les républicains ultérieurs. Pour Machiavel, le système politique républicain, dans ses turbulences et son instabilité fondamentale, offre la possibilité de la puissance à l’extérieur et d’une certaine forme d’impérialisme.

« Si vis pacem… »

Pour Machiavel, toute situation de paix correspond à ce moment qui précède une nouvelle guerre. Par conséquent, il faut préparer la guerre, au mieux pour ne pas avoir à la faire. La vie du Secrétaire se déroula pendant les guerres d’Italie où la guerre était omniprésente et inévitable. De son point de vue, un pacifisme qui pourrait présider à une compétition aux armements pour défendre les démocraties en assumant le risque de guerre est toujours préférable à un désarmement qui ne pourrait qu’augurer d’une invasion à venir.

La question de la paix, pour Machiavel, nous est ainsi restituée comme celle d’une tension très difficile à atteindre et non comme d’un projet idéal rationnel. Ainsi, l’effort kantien pour promouvoir la paix perpétuelle via une extension de l’État de droit à toutes les entités politiques est à l’opposé de la pensée machiavélienne. Selon le Florentin, pour obtenir la paix, il convient qu’une puissance impériale républicaine soit limitée par une autre puissance impériale équivalente. Nous pourrions dire que, dans notre monde contemporain, ce fut le cas en Europe depuis 1945, sous la domination de la puissance impériale américaine face à l’URSS. Dès lors que la première puissance n’est plus, il convient de lui substituer une puissance suffisante pour dissuader toute agression extérieure.

Mourir pour la liberté ?

Machiavel lierait sans doute cette question à une autre, plus essentielle pour lui et qui fonderait sans doute, à ses yeux, l’ensemble du problème démocratique : sommes-nous prêts à mourir pour la liberté, c’est-à-dire pour ce qui la permet, à savoir la patrie et son régime politique ?

Cette question simple et cruciale, pour Machiavel, ne devrait jamais sortir de l’horizon d’une société qui souhaite perdurer. La liberté, pour Machiavel, c’est la puissance : seul un peuple en armes est libre et capable de maintenir sa liberté face aux Grands comme face à l’ambition des voisins, en imposant la crainte.

Nombre de voix se font entendre, aujourd’hui, sur le caractère sacré de la vie. Dans une perspective machiavélienne, qui retrouve les pensées philosophiques antiques préchrétiennes, en particulier stoïcienne, la vie ne saurait être sacrée. Elle n’est pas le don ineffable du Créateur, mais un fait qui nous projette dans un univers collectif au sein duquel nous devons faire des choix et apporter un sens qui n’est pas donné d’avance et qui n’est pas extérieur à ce monde. Il y a ici tout un questionnement à approfondir, un sens à donner au politique dans nos sociétés, à la fois christianisées et désenchantées, pour reprendre le terme de Max Weber.

Machiavel apporte une réponse républicaine sans aucune ambiguïté, impliquant une réponse radicale à la question de savoir si nous voulons vivre à tout prix, y compris sous une tyrannie. Ce premier penseur de la modernité écartait clairement toute perspective chrétienne pour privilégier, d’une manière très singulière à son époque, une « religion civique » sur le modèle romain pré-chrétien. La réflexion que suscite la lecture de Machiavel pour nos démocraties libérales, renvoie à la place de la politique dans nos vies. Pour le Florentin, la vie ne vaut que si elle est politiquement libre.


Jérôme Roudier est l’auteur de Machiavel par lui-même (PUF, 2025).

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Jérôme Roudier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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24.07.2025 à 17:52

Loi Duplomb : un grand bond en arrière environnemental et sanitaire ?

François Dedieu, Directeur de recherche en sociologie, Inrae

La controversée loi Duplomb a été en partie retoquée par le Conseil constitutionnel, qui, le jeudi 7 août, a censuré la réintroduction d'un pesticide interdit.
Texte intégral (2060 mots)

Alors que plus de deux millions de personnes ont signé cet été une pétition demandant l’abrogation de la loi Duplomb -  un record depuis la création de la plateforme de pétitions de l’Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel a censuré, le jeudi 7 août, les « dispositions autorisant à déroger à l’interdiction d’utiliser des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes ». Dans la foulée, Emmanuel Macron a fait savoir qu’il « promulguera la loi » tel qu’il « résulte de cette décision dans les meilleurs délais ». Nous republions à cette occasion cette article sur des recherches en agronomie, qui montrent que protéger l’environnement et la santé, tout en assurant la compétitivité des productions agricoles, est possible.


La contestation de la loi Duplomb adoptée le 8 juillet s’est manifestée par une pétition recueillant plus de 2 million de signatures (début août) – de quoi permettre l’ouverture d’un nouveau débat à l’Assemblée nationale. Les principaux points de contestation portent sur la réintroduction de deux pesticides controversés (l’acétamipride et le flupyradifurone) et sur le grignotage des prérogatives de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) dans la mise sur le marché des pesticides.

Face à cette mobilisation inédite, le porteur de la loi, le sénateur LR Laurent Duplomb, a déclaré que les centaines de milliers de signatures recueillies « ne lui inspire(nt) pas grand-chose », considérant que sa loi est « diabolisée et instrumentalisée par la gauche.

Un débat sur les pesticides fortement polarisé

Pour les écologistes et la gauche, soutenus par une partie de la communauté scientifique, la dangerosité des pesticides concernés n’est plus à démontrer. Ils sont multirisques pour la biodiversité, en particulier pour les abeilles, et suscitent de sérieux doutes quant à leurs effets neurodéveloppementaux sur la santé humaine selon l’European Food Agency. La ré-autorisation de l’acétamipride, interdite en France en 2023, mais toujours autorisée en Europe, apparaît inacceptable. Elle revient à privilégier les intérêts économiques au détriment de la santé humaine et environnementale.

De l’autre côté, pour les agriculteurs et leurs représentants, en particulier pour les producteurs de betteraves et de noisettes, l’acétamipride constitue le seul moyen efficace pour lutter contre le puceron vert qui transmet la maladie redoutable de la jaunisse. En 2020, celle-ci a provoqué la chute du tiers de la production de betteraves, entraînant une hausse des importations de sucre brésilien et allemand traités à l’acétamipride. Au final pourquoi l’agriculture française, effrayée par sa perte actuelle de compétitivité, devrait-elle payer le prix de son interdiction ?

Protéger la betterave sans pesticides, c’est possible

Ces deux positions clivées apparaissent aujourd’hui irréconciliables. Qu’en dit la science ? Tout d’abord, les preuves sont désormais suffisamment robustes pour établir que les dangers des néonicotinoïdes pour l’homme et l’environnement sont trop préoccupants et trop diffus pour penser les contrôler.

La technique d’enrobage (c’est-à-dire le processus par lequel des poudres et des liquides sont utilisés pour former une enveloppe autour de la graine) ne permet pas de limiter l’impact du pesticide. Outre ses dangers pour les abeilles, l’acétamipride s’insère durablement dans l’environnement. Le produit est soluble dans l’eau et possède une forte mobilité dans les sols, ce qui présente des risques énormes pour la biodiversité démontrés par l’expertise collective Inrae/Ifremer, de 2022.

Mais est-il pour autant possible de laisser les producteurs dans la situation consistant à être écrasés par la concurrence de denrées importées et remplies de substances interdites sur leur sol ? Tout le défi politique consiste ainsi à réunir « biodiversité » et « agriculture ». Or, les travaux d’expertise de l’Inrae montrent que l’agriculture peut s’appuyer sur la biodiversité pour obtenir des performances tout à fait satisfaisantes.

Cette approche avait été choisie par le plan pour la filière betteravière 2020 à 2023 pour faire face à l’interdiction des néonicotinoïdes. Le ministère de l’agriculture avait alors mis en place avec l’Inrae et l’Institut technique de la betterave, un « plan » permettant de trouver des substituts aux néonicotinoïdes.

Une autre manière de protéger les cultures était proposée : il ne s’agissait plus de s’attaquer au puceron qui provoque la jaunisse mais aux foyers propices à son apparition. Les résultats étaient probants : supprimer ces réservoirs permettait d’obtenir des rendements équivalents à ceux obtenus avec les traitements chimiques. Cette solution restait imparfaite puisque les pesticides pouvaient être utilisés en dernier recours (mais dans des quantités bien moindres), mais uniquement lorsque des solutions sans chimie échouaient. Par ailleurs, des solutions n’ont pas encore été trouvées pour toutes les cultures, notamment pour la noisette.

La loi Duplomb, une réponse simpliste et rétrograde

La loi Duplomb s’inscrit théoriquement dans la lignée de ces plans mais prend en réalité le chemin inverse : elle maintient la chimie comme solution prioritaire et ne pense les alternatives qu’en surface, et dans le plus grand flou. Les décrets de dérogations à l’usage des néonicotinoïdes seront, selon la loi, accordés moyennant « la recherche d’un plan d’alternative ». Mais comment le nouveau Comité d’appui à la protection des cultures prévu par le texte et placé sous la tutelle du ministère de l’agriculture pensera-t-il ces alternatives ? Avec quels moyens et quelle temporalité, alors que les décrets d’autorisation sont signés en parallèle au pas de course ?

La loi Duplomb nourrit finalement un puissant effet pervers : en allant au plus simple, elle retarde la recherche d’alternatives aux pesticides.

Pourquoi un tel recul ? Sans doute pour répondre au mouvement des agriculteurs de 2024 qui exprimait un « ras-le-bol » face aux normes environnementales et qui menace sans cesse de reprendre. Mais ces revendications masquent un problème profond que j’ai cherché à identifier dans mes travaux : l’incompatibilité entre normes environnementales et exigences commerciales qui peut conduire les producteurs à enfreindre la loi lorsqu’ils utilisent les pesticides (en dépassant la dose-hectare fixée par le réglementation, par exemple).

Mais la loi Duplomb répond à cette colère de manière doublement simpliste. Elle reprend sans discussion les revendications du mouvement de 2024 – demande de maintien des pesticides sans alternatives, souplesse dans l’autorisation des produits phytopharmaceutiques, ou assouplissement des formalités encadrant la taille des élevages et l’accès à l’eau (mégabassines).

En revanche, la loi ne traite nullement des réelles contraintes administratives qui pèsent sur les producteurs (déclarations, formalités en tous genres). Surtout, elle ne s’attaque pas à la racine des distorsions de concurrences qui se jouent au niveau supranational.

La réduction de la distorsion devrait passer par une possibilité d’harmoniser la décision d’homologation au niveau européen et non plus uniquement à l’échelle nationale. L’instauration de « clauses miroirs » dans les accords commerciaux internationaux permettrait d’interdire l’importation de denrées alimentaires produites avec des substances phytosanitaires interdites en Europe.

Menaces sur l’Anses

La loi Duplomb n’est-elle qu’une énième loi conçue pour envoyer des signaux symboliques aux agriculteurs ou est-elle l’outil d’une politique régressive plus profonde sur le terrain environnemental ?

Une disposition de la loi justifie cette inquiétude. Elle concerne les prérogatives de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) sur la commercialisation des pesticides.

Pour rappel, avant 2014, le ministère de l’agriculture délivrait les autorisations des pesticides après une évaluation scientifique réalisée par l’agence. À cette date, Stéphane Le Foll, alors ministre de l’agriculture, avait transféré cette compétence à l’Anses afin d’offrir de meilleures garanties contre la collusion d’intérêt pouvant exister entre le ministère de l’agriculture et les intérêts des filières agricoles.

Les concepteurs de la loi Duplomb ont envisagé plusieurs pistes pour réduire le pouvoir de l’Anses et pour restaurer les prérogatives du ministère de l’agriculture. Finalement, devant la menace d’une démission du directeur de l’agence, une solution de compromis a été trouvée : l’Anses devra désormais rendre davantage de comptes à ses ministères de tutelle en cas de rejet d’un pesticide.

Le texte prévoit aussi une liste des « usages prioritaires » de ravageurs menaçant le potentiel de production national. L’Anses devra donc considérer les priorités du ministère de l’agriculture lorsqu’elle établira son calendrier d’examen des autorisations de mise sur le marché. En somme, l’Anses conserve ses prérogatives mais avance désormais plus sous contrôle, quand il ne devrait être question que de renforcer ses compétences.

Ces dernières années, le ministère de l’agriculture a multiplié les tentatives de mise à mal de son expertise. En 2023, le ministère demandait expressément à l’Anses de revenir sur l’interdiction des principaux usages de l’herbicide S-métolachlore. Tout imparfaite que soit l’évaluation des risques, l’agence réalise un travail considérable de consolidation des savoirs scientifiques sur les dangers des pesticides, notamment à l’aide d’un réseau de phytopharmacovigilance unique en Europe.

Ainsi, la loi Duplomb semble bel et bien signer la volonté de revenir à l’époque où le ministère cogérait avec les syndicats toute la politique agricole du pays, comme il y a soixante ans avec le Conseil de l’agriculture française (CAF). Ceci au prix de la suspension des acquis scientifiques en santé-environnement s’ils contreviennent à court terme à la compétitivité agricole ? Les futures décisions politiques permettront de répondre avec plus de certitude à cette question.

The Conversation

Membre du comité de Phytopharmacovigilance de l'ANSES (2015-2024)

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24.07.2025 à 16:48

La misogynie, leitmotiv des manifestes extrémistes

Karmvir K. Padda, Researcher and PhD Candidate, Sociology, University of Waterloo

L’analyse de plus de 100&nbsp;manifestes d’assaillants isolés montre que la misogynie est une référence récurrente pour ces auteurs d’attaque.
Texte intégral (1893 mots)

Fin juin, un adolescent a été arrêté en France, soupçonné d’avoir projeté d’attaquer des femmes au couteau. Au Canada, où l’on observe une augmentation des actes violents motivés par la haine de genre, une chercheuse de l’Université de Waterloo – où, il y a deux ans, un homme a poignardé des participants à un cours d’études sur le genre – a analysé plus de 100 manifestes extrémistes au Canada et aux États-Unis notamment. Conclusion : la misogynie est une référence récurrente des assaillants isolés. Décryptage.


Il y a deux ans, un ancien étudiant de 24 ans est entré dans une salle où se tenait un cours d’études sur le genre à l’Université de Waterloo (province d’Ontorio, au Canada), et a poignardé une professeure ainsi que deux étudiants.

L’attaque a profondément secoué le campus et provoqué une vague d’indignation à travers le Canada. Si beaucoup l’ont perçue comme un acte de violence aussi choquant qu’isolé, une lecture attentive du manifeste de 223 mots rédigé par l’assaillant laisse entrevoir une rhétorique que l’on retrouve dans nombre d’autres passages à l’acte de ce type.

Ce qui en ressort, de manière glaçante, est la manière dont une misogynie profondément ancrée, dissimulée sous le masque du ressentiment et de l’indignation morale, peut mener à une violence idéologique. Bien que court, le manifeste est saturé de rhétorique antiféministe et conspirationniste.

En tant que chercheuse travaillant sur l’extrémisme numérique et la violence fondée sur le genre, j’ai analysé plus de 100 manifestes rédigés par des personnes ayant commis des fusillades de masse, des attaques au couteau, des attaques à la voiture-bélier et d’autres actes d’extrémisme violent motivés par l’idéologie, la politique ou la religion au Canada, aux États-Unis et ailleurs.

Ces assaillants n’appartiennent peut-être pas à des organisations terroristes formelles, mais leurs écrits révèlent des schémas idéologiques récurrents. L’un d’eux ressort nettement : la misogynie.

La misogynie comme « drogue d’initiation »

L’attaque de Waterloo n’est pas un cas isolé. Elle est le reflet d’une augmentation des actes violents motivés principalement par la haine de genre. Des rapports de l’Institute for Strategic Dialogue (un think tank) et de Sécurité publique Canada (le ministère chargé de la sécurité du Canada) montrent que l’extrémisme misogyne est en hausse au Canada. Il est souvent mâtiné de nationalisme blanc, de haine anti-LGBTQIA+ et d’hostilité envers l’État.

Selon la sociologue Yasmin Wong, la misogynie agit désormais comme une « drogue d’initiation » [une expression désignant l’usage de certaines drogues comme porte d’entrée vers des drogues plus dures, ndlr] vers des idéologies extrémistes plus larges. C’est particulièrement vrai en ligne, où la haine et les ressentiments sont cultivés de manière algorithmique.

Dans mon analyse des manifestes recueillis entre 1966 et 2025, la violence fondée sur l’identité de genre apparait dans près de 40 % des textes, soit comme la motivation principale, soit comme une motivation secondaire importante. On retrouve dans ces écrits des expressions directes de haine envers les femmes, les personnes transgenres et queer, ainsi que des références aux mouvements féministes ou LGBTQIA+.

L’extrémisme « à la carte »

L’assaillant de Waterloo ne s’est pas explicitement identifié comme « incel » (contraction en anglais de « involuntary celibate » – célibataire involontaire – désignant une sous-culture en ligne caractérisée par une haine des féministes, accusées d’entraver leur accès sexuel aux femmes), mais les termes utilisés dans son manifeste font étroitement écho à ceux que l’on trouve dans le discours incel et plus largement dans la « manosphère ».

Le féminisme y est présenté comme dangereux, les études de genre comme un endoctrinement idéologique, et les universités comme des champs de bataille dans une prétendue guerre culturelle.


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L’assaillant de Waterloo a détruit un drapeau LGBTQIA+ durant l’attaque, a qualifié la professeure ciblée de « marxiste » et a déclaré à la police qu’il espérait que son geste servirait de « signal d’alarme ».

Il a également fait l’éloge de dirigeants comme le premier ministre hongrois Viktor Orban et l’homme politique canadien d’extrême droite Maxime Bernier en les qualifiant de « based Chads » – un terme d’argot utilisé dans les milieux extrémistes en ligne pour qualifier les hommes dominants et affirmés.


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Au-delà de la rhétorique antiféministe, les écrits de l’assaillant reprennent des narratifs d’extrême droite classiques : peur du « marxisme culturel », mépris pour les élites libérales, et conviction que la violence est nécessaire pour réveiller le public. Il a mentionné des attaques de masse antérieures, dont le massacre d’Utoya et d’Oslo en Norvège en 2011 et l’attaque contre deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en 2019. Ces deux événements sont fréquemment célébrés dans les espaces d’extrême droite.

Ces références l’inscrivent dans une sous-culture numérique transnationale où la misogynie, la suprématie blanche et la violence idéologique sont valorisées.

Cela reflète un « extrémisme à la carte » : une vision du monde où l’on mélange misogynie, nationalisme blanc, haine du gouvernement et pensée conspirationniste pour justifier la violence.

Déshumanisation des féministes, des universitaires et des personnes LGBTQ+

Les auteurs de manifestes sont souvent considérés comme des « fous » – des personnes dérangées ou socialement instables.

Mais ces manifestes sont des documents précieux pour comprendre comment ces individus justifient la violence et d’où viennent leurs idées. Ils révèlent aussi le rôle des communautés numériques dans la formation de ces croyances.

Les chercheurs peuvent les utiliser pour cartographier des écosystèmes idéologiques. Ces analyses peuvent servir à élaborer des stratégies de prévention.

Le manifeste de Waterloo ne fait pas exception. Il puise dans une trame idéologique bien connue – celle qui déshumanise les féministes, les universitaires et les personnes LGBTQIA+, tout en présentant la violence comme à la fois juste et nécessaire.


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Ce ne sont pas des idées isolées ; ce sont les symptômes d’un écosystème numérique plus vaste, fondé sur la haine en ligne et le conditionnement idéologique.

Attaques délibérées et motivées par l’idéologie

Bien qu’une évaluation psychologique de l’agresseur ait soulevé des questions sur une possible rupture psychotique, aucun diagnostic clinique de psychose n’a été posé. Ses actions – planifier l’attaque, rédiger et publier un manifeste, choisir une cible précise – étaient délibérées et motivées par une idéologie.

Pourtant, l’accusation de terrorisme portée contre lui par les procureurs fédéraux a finalement été abandonnée. Le juge a estimé que ses convictions étaient « trop éparpillées et disparates » pour constituer une idéologie cohérente.

Mais son manifeste reprenait le langage et les cadres idéologiques reconnaissables dans les communautés incel, antiféministes et d’extrême droite. L’idée selon laquelle cela ne constituerait pas une « idéologie » illustre à quel point les cadres juridiques et politiques peuvent être dépassés.

Faire face à un danger persistant

La misogynie ne constitue pas seulement un point de vue, un problème culturel ou émotionnel. Elle fonctionne de plus en plus comme une porte d’entrée idéologique, reliant des frustrations personnelles à des appels plus larges à la violence.

À une époque de hausse des attentats commis par des individus isolés, elle constitue un puissant et redoutable moteur de l’extrémisme.

Si nous continuons à traiter la haine sexiste comme un phénomène périphérique ou personnel, nous continuerons à mal comprendre la nature de la radicalisation violente au Canada. Il faut nommer cette menace et la prendre au sérieux, car c’est la seule façon de nous préparer à ce qui nous attend.

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Karmvir K. Padda ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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23.07.2025 à 16:59

Ressources en tension : comment l’industrie rurale tente de s’adapter

Magali Talandier, Professeure des universités en études urbaines, Université Grenoble Alpes (UGA)

Manon Loisel, Enseignante à l'Ecole Urbaine - Stratégies Territoriales et Urbaines, Sciences Po

Les territoires ruraux font face au défi de maintenir une activité productive dans un monde où les ressources se raréfient.
Texte intégral (1551 mots)

La ruralité possède aussi des sites industriels. Souvent isolés, ils peuvent être particulièrement fragiles en cas de conflit pour les ressources locales, qu’il s’agisse d’eau, de foncier ou d’énergie… Des stratégies s’inventent pour les préserver malgré l’adversité.


Les territoires ruraux restent des bastions industriels. Souvent oubliés par les politiques de réindustrialisation, ils sont pourtant aux avant-postes pour relever un défi crucial : maintenir une activité productive dans un monde où les ressources se raréfient. Eau, foncier, énergie, main-d’œuvre deviennent des facteurs critiques. Une enquête de terrain lève le voile sur les fragilités et les stratégies d’adaptation des industriels ruraux.

Une présence historique

Les campagnes françaises sont bien plus industrielles qu’on ne l’imagine. En 2021, selon Eurostat, 33,4 % des emplois des territoires à dominante rurale en France sont industriels, contre une moyenne de 23,3 % en Europe. Et 36 % du total des emplois industriels se situent dans un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) rural en 2022, pour 25 % des emplois (carte 1).

Cette configuration s’explique historiquement. Des vallées textiles des Vosges aux scieries du Morvan, en passant par les forges du Cantal, les implantations ont longtemps été déterminées par l’accès aux ressources à la fois abondantes et bon marché. Mais cet équilibre vacille.

Avec le changement climatique, les tensions géopolitiques et les normes environnementales, les « ressources naturelles » sur lesquelles les industries rurales pouvaient s’appuyer deviennent des « facteurs limitants ».

Trois territoires observés aux configurations contrastées

Notre enquête, menée dans le cadre de la Caravane des ruralités, a porté sur trois intercommunalités rurales et industrielles : Porte de Drôm’Ardèche, dans la vallée du Rhône ; Ballons des Hautes-Vosges ; Bocage Bressuirais, dans les Deux-Sèvres.

Ces trois territoires illustrent l’hétérogénéité des trajectoires des campagnes industrielles. Porte de Drôm’Ardèche est un territoire en croissance forte (+6 % d’emplois industriels entre 2016 et 2019). Il cumule attractivité résidentielle, touristique et activités productives (agriculture, logistique, industrie). D’où des tensions pour l’usage du foncier ou des ressources en eau.

À l’inverse, la communauté de communes Ballons des Hautes-Vosges a perdu près de 60 % de ses emplois industriels et exportateurs entre 2006 et 2021. Ce territoire connaît un déclin démographique. Isolement géographique, vieillissement de la population et spécialisation industrielle (textile, métallurgie, automobile) pénalisent le territoire.

Enfin, la trajectoire du Bocage Bressuirais combine tradition industrielle (meuble, métallurgie, agro-alimentaire) et nouvelles dynamiques (robotique, services à l’industrie). Ces éléments lui confèrent une certaine résilience face aux chocs économiques.

Moins de ressources pour l’industrie rurale

L’enjeu de l’adaptation aux dérèglements climatiques préoccupe tous les acteurs industriels interrogés. Un fabricant de textile des Vosges interrogé dans le cadre du programme de recherche « Les Caravanes de la ruralité », nous a expliqué : « il y a trois ans, je n’aurai pas imaginé que le prix de l’électricité nous obligerait à arrêter certaines chaînes de production pendant des semaines entières, ni qu’il pourrait y avoir des arrêtés sécheresse ici. »

Un élu local de Porte Drôm’Ardèche complète : « nous refusons désormais de nouvelles implantations d’entreprises jugées trop consommatrices de ressources en eau dans le schéma de cohérence territoriale (Scot), car les voyants sont au rouge. » Même si des différences sont repérables d’un territoire à l’autre, et selon la taille et les secteurs d’activités des entreprises, partout s’expriment des craintes en particulier vis-à-vis des tensions sur l’énergie, l’eau et le foncier.

Les industries rurales sont plus dépendantes aux ressources que les autres. Dans les EPCI ruraux, la consommation d’énergie représente, en moyenne, 31 % de la consommation locale (carte 2). L’industrie rurale prélève en moyenne, à l’échelle des EPCI, plus de 1 100 m3 par emploi industriel, à comparer à un taux de 721 dans les EPCI urbains.


À lire aussi : La réindustrialisation ne peut pas profiter à tous les territoires


Des secteurs industriels surreprésentés

Ceci s’explique par les secteurs surreprésentés dans le rural, intenses en consommation de ressources : industries extractives, agro-alimentaires, papeteries, cimenteries, textile… De plus, ces activités rentrent souvent en concurrence avec d’autres secteurs, comme l’agriculture ou le tourisme, eux-mêmes dépendants des ressources.

Plus dépendantes donc, les industries rurales sont aussi plus vulnérables, parce que les acteurs industriels ruraux s’inscrivent dans des bassins d’emplois moins denses, ce qui les rend plus interdépendants. C’est toute la chaîne de production qui vacille quand un des maillons est mis en difficulté. « Un de nos prestataires a mis la clé sous la porte à cause de l’explosion des prix de l’énergie, cela a mis tous les acteurs de la filière présents dans la vallée en grande difficulté », explique un fabricant de textile des Hautes-Vosges.

« Lorsque les prix de l’essence augmentent, ça pèse aussi sur nos capacités de recrutement car les travailleurs ne peuvent plus se permettre de faire quarante kilomètres pour venir travailler chez nous. Or les tensions sur la main-d’œuvre c’est concret, ça nous oblige à arrêter des chaînes parfois. », souligne un fabricant de meubles de Bressuire.

Stratégies d’adaptation

Trois grandes stratégies d’adaptation peuvent alors être mises en œuvre – souvent simultanément – par les industriels et les acteurs publics locaux apparaissent.

La première consiste à organiser des renoncements. Certaines entreprises choisissent de geler leur activité, de reporter des investissements, d’activer le chômage partiel, voire de fermer des lignes de production. Certains territoires renoncent à accueillir de nouvelles implantations industrielles, faute de capacité à négocier sur les ressources disponibles. Ces « retraits discrets » interrogent sur les impacts socio-spatiaux d’une telle adaptation.

Innover vers des industries sèches

La deuxième cherche à innover dans les processus de production, avec le développement d’industries dites « sèches », la mise en place de boucles locales énergétiques ou encore de dispositifs de captation du carbone. Prometteuses, ces stratégies supposent des investissements importants, au risque d’accentuer les inégalités entre entreprises ou territoires selon leur capacité à innover.

La dernière repose sur l’activation des ressources disponibles, via la valorisation de la biomasse, la relance de micro-centrales hydrauliques, la récupération des eaux usées ou l’utilisation de bâtiments sous-occupés. Cela suppose une ingénierie locale forte, capable d’animer des réseaux, d’agréger les besoins, de capter des financements. Ces démarches, souvent ingénieuses, se heurtent néanmoins à un cadre réglementaire parfois inadapté ou trop rigide.

France 3, 2025.

Une industrie vulnérable et stratégique

Dans un monde de plus en plus contraint, l’industrie rurale est à la fois vulnérable et stratégique. Elle est vulnérable, car fortement exposée aux tensions sur les ressources et aux limites structurelles (isolement, vieillissement, fragilité des PME). Mais elle est aussi stratégique, car elle incarne une possibilité de ré-ancrage productif, de sobriété localisée, et de transition juste.

Ces résultats montrent que la résilience industrielle des territoires dépend étroitement de la capacité à articuler ressources disponibles, gouvernance locale et accompagnement public. Or, cette articulation est loin d’être homogène dans l’espace et les dispositifs nationaux sont parfois mal adaptés aux spécificités rurales. Cela suppose de soutenir les coopérations locales (logistique, énergie, formation, circulaire), de réduire la fracture d’ingénierie entre territoires, de miser sur les complémentarités villes-campagnes.

Les débats sur la réindustrialisation ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur la matérialité des activités, leurs ancrages territoriaux et les impacts des dérèglements climatiques à venir.

The Conversation

Magali Talandier et Manon Loisel ont reçu des financements de l'Institut Universitaire de France et du GIP EPAU (Groupement d’intérêt public à vocation interministérielle, l’Europe des projets architecturaux et urbains)

Manon Loisel a reçu des financements du GIP EPAU (Groupement d’intérêt public à vocation interministérielle, l’Europe des projets architecturaux et urbains)

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23.07.2025 à 16:59

À l’âge des crises, ce que nous dit encore Engels

Victor Bianchini, Maître de conférences en sciences économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dix&nbsp;ans après la parution du premier volume du «&nbsp;Capital&nbsp;» par Karl&nbsp;Marx, Friedrich&nbsp;Engels estime, dans «&nbsp;Anti-Dühring&nbsp;», que le capitalisme échoue à penser les crises. Non pas par négligence, mais parce que le mode de pensée promu l’en rend incapable.
Texte intégral (3496 mots)

Face aux crises, le capitalisme ne fait pas que trébucher : il échoue à les penser. C’est ce que Friedrich Engels montre, en 1878, dans la Révolution de la science par Monsieur Eugen Dühring, ou Anti-Dühring, publié dix ans après le premier volume du Capital de Karl Marx, en dénonçant l’incapacité structurelle du capitalisme à comprendre ses propres contradictions. Une critique plus que jamais d’actualité.


Crise écologique sans précédent, endettement généralisé, précarisation de masse, perte de sens au travail, montée des autoritarismes, à mesure que les crises éclatent au grand jour, les contradictions du capitalisme apparaissent indéniables.

Une question centrale dans la tradition marxienne reste rarement posée : un système fondé sur l’appropriation exclusive des moyens de production, sur l’exploitation du travail salarié et sur l’accumulation du profit peut-il reconnaître, ou même affronter, les contradictions qu’il engendre ? Si tel n’est pas le cas, comment comprendre alors la persistance, voire l’aggravation, de ses déséquilibres ?

Essai Anti-Dühring

Friedrich Engels et né le 28 novembre 1820 à Barmen (Rhénanie) et décédé le 5 août 1895 à Londres. Wikimediacommons

Ce n’est pas Karl Marx, mais son plus proche collaborateur, Friedrich Engels, qui affronte cette problématique dans la Révolution de la science par Monsieur Eugen Dühring (Anti-Dühring). Celui-ci est publié d’abord par fragments en 1877, puis sous forme de livre en 1878. Engels y répond à Eugen Dühring, auteur en vogue dans la social-démocratie allemande, qui prétendait fonder un système intégral, de la science à la morale, jusqu’au socialisme, sur des principes universels.

Ce n’est pas l’ambition du projet que critique Engels, mais sa méthode : une pensée abstraite, déconnectée du réel, incapable de saisir les contradictions internes du capitalisme.

Car ce système ne connaît pas de crises qui lui viendraient de l’extérieur ; il produit lui-même ses déséquilibres, du fait même de son fonctionnement. À cette logique aveugle, Engels oppose une approche dialectique, ancrée dans l’histoire, les rapports sociaux et les conflits de classe.

Anti-Dühring n’est pas un simple pamphlet. Derrière la réfutation polémique, Engels y développe une synthèse théorique ambitieuse – de la philosophie à l’économie politique – qui jette les bases d’une conception matérialiste et scientifique du socialisme. Ce cadre d’analyse sera systématisé dans une version abrégée, publiée en 1880 sous le titre désormais classique, Socialisme utopique et socialisme scientifique, rapidement devenu un texte de référence pour les mouvements ouvriers européens.

Loin d’un système clos, Engels propose une lecture dynamique de l’histoire, où les crises révèlent les contradictions d’un ordre économique fondamentalement instable. Dans un monde confronté à une crise multiple de grande ampleur, relire Engels ne relève pas d’un simple exercice académique ; c’est une manière de retrouver une pensée systémique, capable d’articuler les discordances du présent à leur logique historique, et d’interroger la capacité réelle du capitalisme à en sortir.

Crise économique

Pour Engels, l’une des impasses majeures du capitalisme est d’ordre économique. Contrairement à l’idée que les crises seraient de simples accidents passagers, Anti-Dühring montre que le système porte en lui sa propre instabilité. Ce n’est pas la pénurie, mais l’abondance elle-même qui provoque les blocages. Le capitalisme produit trop, du moins, trop pour être vendu avec profit.

Premier article sur Anti-Dühring dans le Vorwärts, journal du Parti social-démocrate des travailleurs d’Allemagne, du 3 janvier 1877. Wikimediacommons

Ce paradoxe – une surproduction dans un monde de besoins insatisfaits – résulte d’une contradiction structurelle. La production, non planifiée, guidée par la concurrence et la recherche du profit, devient aveugle à la demande sociale. Les marchandises s’accumulent sans trouver preneur, déclenchant périodiquement des crises.

« Le commerce s’arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là aussi en quantités aussi massives qu’ils sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. »

Engels ne formule pas la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, que Marx élaborera plus tard dans le livre III du Capital. Il en pressent la logique sous-jacente : l’accumulation capitaliste tend à rendre de plus en plus difficile la valorisation du capital. À mesure que la productivité augmente, les débouchés ne suivent pas, et le profit, moteur du système, devient lui-même un facteur de déséquilibre. Le mode de production entre alors en conflit avec l’échange.

La société ne règle pas sa production selon ses besoins, résume Engels. Tant que le profit reste la boussole, les déséquilibres ne sont pas des anomalies, mais des secousses régulières d’un système instable.

Crise sociale

Une autre impasse majeure du capitalisme, selon Friedrich Engels, est sociale. Le système ne se contente pas de produire des inégalités, il les organise et les reproduit. Dans Anti-Dühring, Engels rappelle que le capitalisme repose sur une division fondamentale : une minorité détient les moyens de production, tandis que la majorité ne possède que sa force de travail.

Le travail salarié génère une richesse dont seule une fraction revient au producteur. L’essentiel est capté par le capital, sous forme de profit, d’une ponction permanente qui alimente l’accumulation. Dans ce cadre, l’inégalité n’est pas une anomalie, mais une condition de fonctionnement.

L’exploitation dépasse pourtant le seul champ économique. Elle s’inscrit dans l’expérience du travail lui-même : dépossession du produit, du temps, de l’autonomie. La machine, loin de libérer, intensifie encore cette aliénation. Le travail devient simple dépense de force, privé de maîtrise et de sens.

Panneau du livre Bullshitjobs
« Dans la société moderne, beaucoup d’employés consacrent leur vie à des tâches inutiles et vides de sens. C’est ce que David Graeber appelle les bullshit jobs (jobs à la con). » (2018). Hamdi Bendali/Shutterstock

Si Engels l’analyse dans le cadre de l’industrie du XIXe siècle, cette dépossession trouve des échos frappants dans des critiques contemporaines. David Graeber, dans Bullshit Jobs, décrit une absurdité vécue par de nombreux salariés modernes : enfermés dans des tâches ressenties comme inutiles, sans finalité sociale identifiable, ils perdent le sens même de leur activité. Une autre forme d’aliénation, sans chaînes ni usines, mais tout aussi destructrice. Ce système justifie ses effets au nom du mérite ; chacun serait responsable de sa place.

Engels démonte cette fiction idéologique avec vigueur. La pauvreté n’est pas un échec individuel, mais le produit d’un ordre social qui fabrique la subordination. Selon lui, il faut abolir la propriété privée des moyens de production, dépasser le salariat, et réorganiser le travail sur une base collective. L’émancipation ne relève pas d’un ajustement, elle exige une autre logique sociale.

En spécialisant les tâches, on finit par fragmenter l’être humain lui-même. Le perfectionnement d’une seule compétence se paie alors d’un prix élevé : l’appauvrissement de l’ensemble des capacités physiques et intellectuelles. Engels souligne avec ironie que même les classes dirigeantes ne sont pas indemnes des effets mutilants de la division du travail :

« Et ce ne sont pas seulement les ouvriers, mais aussi les classes qui exploitent directement ou indirectement les ouvriers, que la division du travail asservit à l’instrument de leur activité ; le bourgeois à l’esprit en friche est asservi à son propre capital et à sa propre rage de profit ; le juriste à ses idées ossifiées du droit, qui le dominent comme une puissance indépendante ; les “classes cultivées”, en général, à une foule de préjugés locaux et de petitesses, à leur propre myopie physique et intellectuelle, à leur mutilation par une éducation adaptée à une spécialité et par leur enchaînement à vie à cette spécialité même – cette spécialité fût-elle le pur farniente. »

Crise politique

Pour Engels, le capitalisme ne se contente pas de produire des déséquilibres économiques et sociaux : il organise les formes du pouvoir appelées à les contenir. Dans Anti-Dühring, il montre que l’État moderne n’est pas un arbitre neutre, mais l’instrument d’une classe dominante. Né de la division de la société en classes, il est chargé de maintenir un ordre fondé sur l’appropriation exclusive des moyens de production et l’exploitation.

« La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs […] et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée. »

À mesure que les contradictions du capitalisme s’approfondissent, la puissance publique se centralise, le droit devient un masque idéologique, et la coercition se rationalise. Loin de résoudre les conflits, l’État les gère, souvent en les dissimulant. Ce que le capitalisme ne peut stabiliser économiquement, il le pacifie politiquement, au prix d’une dépossession démocratique croissante.

Engels nous rappelle que la démocratie représentative, lorsqu’elle laisse intacte l’architecture économique du pouvoir, risque de masquer plus qu’elle ne libère. Elle offre l’apparence de la souveraineté sans la capacité de transformer les rapports sociaux.

Crise écologique

Engels n’utilise pas le terme d’« écologie » au sens contemporain, mais il développe une pensée dans laquelle l’activité de production est inséparable des processus naturels. Dans Anti-Dühring, il défend une conception matérialiste et dialectique de la nature, opposée aux abstractions idéalistes, et insiste sur l’intégration des sociétés dans l’ordre naturel.

« [L’]homme est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu ; d’où il résulte naturellement que les productions du cerveau humain, qui en dernière analyse sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l’ensemble de la nature. »

Cette réflexion se prolonge dans ses manuscrits inachevés, publiés après sa mort sous le titre la Dialectique de la nature. Il y montre que toute activité économique repose sur un échange constant de matière et d’énergie avec la nature. C’est dans ce cadre qu’il emploie la notion de « métabolisme » entre les sociétés humaines et la nature, pour désigner ce lien matériel entre société et environnement.

Cette idée est également présente chez Marx, notamment dans le livre I du Capital. Marx décrit comment l’agriculture capitaliste engendre une rupture du métabolisme entre les dynamiques productives et la terre. L’extraction intensive des éléments nutritifs du sol, sans restitution adéquate, détruit l’équilibre écologique entre ville et campagne.

Cette intuition est aujourd’hui redéployée dans les analyses de la « rupture métabolique », ou metabolic rift. Elle est portée par la tradition éco-marxiste contemporaine, de John Bellamy Foster à Andreas Malm, en passant par Paul Burkett ou Kohei Saito.

Engels n’appelle pas à revenir en arrière, mais à penser autrement. La solution ne viendra pas d’un capitalisme « vert », car c’est la logique même du profit qui rend aveugle aux limites écologiques. Il faut une production consciente, organisée selon les besoins humains, et non contre les lois de la nature. Non pour dominer, mais pour coexister.

Penser les crises, ou penser contre le capitalisme

Ce qu’Engels montre dans Anti-Dühring, c’est que le capitalisme ne fait pas qu’échouer à résoudre les crises. Il échoue à les penser. Non pas par négligence, mais parce que le mode de pensée qu’il promeut l’en rend incapable. Il les traite comme des anomalies extérieures, jamais comme des expressions de ses contradictions internes.

Cette cécité n’est pas un défaut contingent, mais une nécessité structurelle : elle repose sur une pensée fragmentaire qui refuse de relier les phénomènes à leurs causes historiques et sociales.

Engels oppose à cette cécité une pensée capable de relier les faits à leurs causes profondes : une approche dialectique et matérialiste, attentive aux conflits structurels qui traversent la société. La crise n’est pas pour lui un simple dysfonctionnement temporaire, mais un moment de vérité, où les contradictions du système deviennent visibles – et potentiellement transformables.

Si les crises s’intensifient, c’est peut-être qu’il ne suffit plus de les contenir. Il faut les penser. Relire Engels, ce n’est pas revenir en arrière : c’est rouvrir un chemin critique, capable d’articuler les déséquilibres du présent pour en faire les leviers d’une transformation en profondeur.

The Conversation

Victor Bianchini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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23.07.2025 à 12:34

Que fait l’Europe face aux géants du numérique ?

Valère Ndior, Professeur de droit public, Université de Bretagne occidentale

Face aux géants du numérique, l’UE s’est dotée d’une législation ambitieuse, mais complexe dans son application. Plus largement, elle peine à s’imposer face aux plateformes.
Texte intégral (2167 mots)

Pour faire face aux géants du numérique, l’Union européenne s’est dotée d’une législation ambitieuse : le règlement européen sur les services numériques. Plus d’un an après son entrée en vigueur, elle reste complexe dans son application, et peine à s’imposer face à l’arbitraire des plateformes.


Des services tels que Meta ou X se sont arrogé de longue date le pouvoir de remanier les règles affectant la vie privée ou la liberté d’expression, en fonction d’intérêts commerciaux ou d’opportunités politiques. Meta a ainsi annoncé la fin de son programme de fact-checking en matière de désinformation en janvier 2025, peu de temps avant le retour au pouvoir de Donald Trump, qui manifestait une hostilité marquée à cette politique.

Du côté des gouvernements, les décisions d’encadrement semblent osciller entre l’intervention sélective et l’inaction stratégique. Sous couvert d’ordre public ou de sécurité nationale, des réseaux sociaux ont été sanctionnés dans plusieurs pays tandis que d’autres ont échappé à la régulation. La récente interdiction aux États-Unis du réseau social chinois TikTok – pour le moment suspendue – en fournit une illustration frappante. En parallèle, Meta, qui procède à une collecte massive de données d’utilisateurs mais qui présente la qualité décisive d’être américaine, n’a pas été inquiétée. Cet encadrement à géométrie variable alimente un sentiment de déséquilibre.

Le Digital Services Act, un modèle de cogestion de l’espace numérique à inventer

L’Union européenne tente de s’imposer comme un rempart avec une nouvelle législation, le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act en anglais, ou DSA), entré en application en février 2024, qui vise notamment à introduire davantage de transparence dans les actions de modération des contenus et à construire un écosystème de responsabilité partagée.

Désormais, les plateformes doivent, non seulement, justifier leurs décisions de modération, mais aussi remettre aux autorités compétentes des rapports de transparence ayant vocation à être publiés. Ces rapports contiennent – en principe – des données précises sur les actions de modération menées, les techniques employées à cette fin ou les effectifs mobilisés.

Le DSA a également formalisé le rôle des « signaleurs de confiance », souvent des organisations de la société civile désignées pour leur expertise et dont les signalements doivent être traités en priorité. La liste de ces entités s’allonge, signe que ce dispositif est désormais opérationnel : en France, deux associations de protection des jeunes et de l’enfance en font partie (e-Enfance et Point de Contact), avec l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie et l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle.

Par ailleurs, les utilisateurs disposent de nouvelles voies de recours, incarnées par des organismes de règlement extrajudiciaire des litiges. Des structures comme l’Appeals Centre Europe ou l’User Rights proposent déjà de telles procédures, destinées à contester des décisions de modération des plateformes.

De premières enquêtes en cours contre des géants du numérique

Ces mécanismes sont déjà mobilisés par les utilisateurs de réseaux sociaux et ont déjà produit leurs premières décisions. L’Appeals Centre Europe annonçait en mars 2025 avoir reçu plus d’un millier de recours et adopté une centaine de décisions. Toutefois, compte tenu de leur création toute récente, il conviendra d’attendre la publication de leurs premiers rapports de transparence, dans les prochains mois, pour tirer de premiers bilans.

Sur la base de cette nouvelle réglementation, la Commission européenne a déclenché, depuis la fin de l’année 2023, plusieurs enquêtes visant à déterminer la conformité au DSA des activités d’une variété de services numériques. Compte tenu de la complexité et de la technicité des procédures et investigations (parfois entravées par le défaut de coopération ou les provocations des entités ciblées), plusieurs mois semblent encore nécessaires pour en évaluer l’impact.

De même, l’autorité indépendante chargée d’appliquer le DSA sur le territoire français en tant que coordinateur national, l’Arcom, a mis en œuvre les missions qui lui sont attribuées, notamment sur le fondement de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Celle-ci l’habilite à mener des inspections et des contrôles sur le fondement du droit européen : elle a notamment conduit, en 2025, des enquêtes visant des sites pornographiques n’ayant pas mis en place des procédés adéquats de vérification de l’âge des visiteurs, enquêtes pouvant mener à terme au blocage.

Le DSA, un rempart fragile entravé dans sa mise en œuvre

Toutefois, le dispositif sophistiqué du DSA peine à emporter la conviction de la société civile et de nombre d’acteurs politiques, prompts à exiger l’adoption rapide de mesures de contrôle et de sanction. Ce texte se trouve par ailleurs confronté à plusieurs catégories de défis qui échappent à la seule rationalité du droit.

Premièrement, ce texte doit trouver à s’appliquer dans un contexte de vives tensions politiques et sociétales. De ce point de vue, les élections européennes et nationales de 2024 ont constitué un test notable – parfois peu concluant comme le montre l’annulation du premier tour du scrutin présidentiel en Roumanie en raison d’allégations de manipulation des algorithmes de TikTok.

Les lignes directrices produites par la Commission en mars 2024 avaient pourtant appelé les très grandes plateformes à assumer leurs responsabilités, en se soumettant notamment à des standards accrus en matière de pluralisme et de conformité aux droits fondamentaux. TikTok et Meta, notamment, s’étaient engagés à prendre des mesures pour identifier les contenus politiques générés par intelligence artificielle. Le rapport post-électoral de juin 2025 rédigé par la commission confirme que ces mesures n’ont pas été suffisantes, et que la protection de l’intégrité de l’environnement numérique en période de campagne restera un défi pour les années à venir.

Deuxièmement, le DSA peut être marginalisé par les États membres eux-mêmes, susceptibles d’exercer une forme de soft power contournant les mécanismes formels introduits par cette législation. La neutralisation par TikTok, en juin 2025, du hashtag #SkinnyTok, associé à l’apologie de la maigreur extrême, a été présentée comme résultant d’une action directe du gouvernement français plutôt que d’une mise en œuvre formelle des procédures du DSA. En creux, les déclarations politiques de l’exécutif français laissent à penser que les actions de ce dernier peuvent se substituer à la mise en œuvre du droit européen, voire la court-circuiter.

Troisièmement, enfin, la géopolitique affecte indéniablement la mise en œuvre du droit européen. En effet, le DSA vise à réguler des multinationales principalement basées aux États-Unis, ce qui engendre une friction entre des référentiels juridiques, culturels et politiques différents. En atteste l’invocation du premier amendement de la Constitution des États-Unis relatif à la liberté d’expression pour contester l’application du droit européen, ou les menaces de la Maison-Blanche à l’égard de l’UE visant à la dissuader de sanctionner des entreprises états-uniennes.

Rappelons d’ailleurs l’adoption par Donald Trump d’un décret évoquant la possibilité d’émettre des sanctions à l’encontre des États qui réguleraient les activités d’entreprises américaines dans le secteur numérique, sur le fondement de considérations de « souveraineté » et de « compétitivité ». Ces pressions sont d’autant plus préjudiciables qu’il n’existe pas d’alternatives européennes susceptibles d’attirer des volumes d’utilisateurs comparables à ceux des réseaux sociaux détenus par des entreprises états-uniennes ou chinoises.

Un texte remis en cause avant même sa pleine mise en œuvre

Le DSA fait ainsi l’objet de remises en cause par des acteurs tant extérieurs à l’UE qu’internes. D’aucuns critiquent sa complexité ou sa simple existence, tandis que d’autres réclament une application plus agressive. L’entrée en application de ce texte n’avait pourtant pas vocation à être une solution miracle à tous les problèmes de modération. En outre, dans la mesure où l’UE a entendu substituer à un phénomène opaque d’autorégulation des plateformes un modèle exigeant de corégulation impliquant acteurs publics, entreprises et société civile, le succès du DSA dépend du développement d’un écosystème complexe où les règles contraignantes font l’objet d’une pression politique et citoyenne constante, et sont complétées par des codes de conduite volontaires.

Les actions et déclarations des parties prenantes dans le débat public – par exemple, les régulières allégations de censure émises par certains propriétaires de plateformes – suscitent une confusion certaine dans la compréhension de ce que permet, ou non, la réglementation existante. Des outils d’encadrement des réseaux sociaux existent déjà : il convient d’en évaluer la teneur et la portée avec recul, et de les exploiter efficacement et rigoureusement, avant d’appeler à la création de nouvelles réglementations de circonstance, qui pourraient nuire davantage aux droits des individus en ligne.

Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? », qui se tiendra à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025.

The Conversation

Valère Ndior est membre de l'Institut universitaire de France, dont la mission est de favoriser le développement de la recherche de haut niveau dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministère chargé de l’enseignement supérieur et de renforcer l’interdisciplinarité. Il bénéficie à ce titre d'un financement public destiné à mener, en toute indépendance, des recherches académiques, dans le cadre d'un projet de cinq ans, hébergé à l'université de Brest et consacré à la gouvernance et la régulation des réseaux sociaux. Il ne reçoit aucune instruction ou directive dans le cadre de cette activité.

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22.07.2025 à 16:34

Aristote, premier penseur de la démocratie

Pierre Pellegrin, Professeur de philosophie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Pour Aristote, la «&nbsp;politeia&nbsp;», ou gouvernement constitutionnel, assoit le pouvoir sur un grand nombre de citoyens et vise leur intérêt commun.
Texte intégral (2773 mots)
Statue du philosophe Aristote (384-322&nbsp;av.&nbsp;n.&nbsp;è.), dans sa ville natale de Stagire, en Grèce. Panos Karas

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Second volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Grec Aristote. Sa politeia, ou gouvernement constitutionnel, assoit le pouvoir sur un grand nombre de citoyens et vise l’intérêt commun.


On dit souvent que les Grecs ont inventé la démocratie. Une affirmation qu’il faut accompagner de plusieurs attendus, dont le plus important apparaît dans le recensement qui, en 317 avant J.-C., donnait à Athènes 21 000 citoyens, 10 000 métèques et 400 000 esclaves. Or les métèques, les esclaves et les femmes libres, qui devaient en gros être aussi nombreuses que les citoyens, étaient exclus de la citoyenneté. Il serait donc plus exact de dire que les Grecs ont inventé la cité (polis), une forme de communauté dans laquelle les hommes qui étaient comptés comme citoyens jouissaient d’une égalité de statut quelles qu’aient été par ailleurs leurs différences sociales (de naissance, de fortune, etc.) et avaient donc part aux décisions politiques de leur cité (« politique » vient de polis). Là aussi, avec de multiples nuances. Alors que la cité était présente à tous les niveaux de la vie quotidienne des Grecs et dans les textes qu’ils nous ont laissés, Aristote est le premier à définir ce qu’est la cité : la communauté parfaite dans laquelle les citoyens, en partageant le pouvoir, parvenaient à un épanouissement psychologique et affectif qu’Aristote, comme tous les Grecs, appelait le bonheur. La lecture de la philosophie politique d’Aristote qui a été dominante jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle et qui faisait de lui un réaliste modéré qui opposait le « bon sens » aux thèses extrémistes du « communisme » de Platon est donc fausse. Aristote donne à la vie en cité, une destination éthique et ce qu’il recherche, c’est une forme excellente de communauté qui mène ses citoyens à cette excellence qu’est le bonheur. Il propose une forme remarquable de cette relation entre vertu et cité en déclarant que la cité est une communauté naturelle (alors qu’une alliance militaire, par exemple, est une association conventionnelle) et que, selon une formule célébrissime, « l’homme est un animal politique par nature ». Ce qui signifie que les hommes (il faut ici sous-entendre grecs et libres) ne développent complètement leur nature qu’en étant les citoyens d’une cité vertueuse. Cette situation est paradoxale du fait qu’Aristote vivait à une époque où la cité était en train de perdre son indépendance du fait de l’impérialisme des rois de Macédoine et notamment d’Alexandre le Grand, dont Aristote avait été le précepteur.

La politeia, ou gouvernement constitutionnel

Si l’on s’en tient aux mots tels qu’il les emploie, Aristote n’est pas démocrate, car il considère que la dêmokratia, dont Athènes était si fière, est une forme déviée de constitution, c’est-à-dire qu’elle régit la cité au profit, non pas de l’ensemble du corps civique, mais d’une classe sociale particulière, la masse des citoyens pauvres. Un régime démagogique, qui débouche, selon Aristote, sur une forme de tyrannie, car bien des tyrans ont été issus des classes populaires. Aristote a néanmoins été le soutien le plus solide, dans l’Antiquité et peut-être au-delà, d’un régime populaire que nous appellerions une démocratie et que lui nomme une politeia, terme qui, en grec, désigne tantôt toute forme de constitution, tantôt le fait même de vivre en cité (polis). Dans ma traduction des Politiques, j’ai rendu politeia par « gouvernement constitutionnel ». Il s’agit donc d’un régime qui assoit le pouvoir sur un nombre important de citoyens, appartenant à toutes les classes de la cité, et qui exerce ce pouvoir au profit de tous les citoyens en œuvrant à leur amélioration éthique.

La raison principale de ce penchant d’Aristote vers le gouvernement constitutionnel, c’est la relation réciproque qu’il a mise au jour entre un régime vertueux et les vertus de ses citoyens : un tel régime ne peut pas fonctionner si ses citoyens ne partagent pas des valeurs éthiques qui leur font mettre le bien de la cité au-dessus de leurs intérêts personnels, mais la vie en cité elle-même développe les vertus éthiques des citoyens : Aristote insiste sur le fait que les vertus nous relient à autrui (on n’est pas généreux envers soi) et que donc les vertus que l’on exercera au sein de cette communauté parfaite qu’est la cité seront des vertus parfaites. En tant donc qu’il exercera la fonction de citoyen, un homme sera plus courageux à la guerre, moins soumis à ses intérêts privés, etc. Ce qui est crucial, c’est que les citoyens qui ont le pouvoir, ou qui ont plus de pouvoir que les autres, soient suffisamment vertueux pour que le pouvoir qu’ils installent fasse diffuser la vertu dans le corps civique. Les régimes corrects, qui peuvent être des monarchies ou des aristocraties, tendent donc vers un régime populaire correct, la politeia. Il y a en effet trois régimes corrects : la royauté quand le roi est vertueux et éduque ses sujets à devenir des citoyens (c’est-à-dire à dépasser la royauté), l’aristocratie, quand seul un petit nombre de citoyens sont vertueux et la politeia, auxquels correspondent trois régimes déviés : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie au sens d’Aristote.

Éduquer les citoyens par les lois

Le moyen principal de cette éducation des citoyens à la vertu, ce sont les lois. Il y avait chez les Grecs, une révérence envers les lois de leur cité, qui a fait dire à Paul Veyne que le patriotisme revendiqué de Socrate, par exemple, ne l’attachait pas au territoire d’Athènes ou aux ancêtres, mais aux lois de la cité. Quand nous obéissons à de bonnes lois, il se forme en nous des habitudes vertueuses, et c’est pourquoi ce sont les enfants qu’il faut surtout habituer à accomplir des actions en conformité avec ces bonnes lois. Par la contrainte s’il le faut. Nous avons ici un enchaînement que les judéo-chrétiens que nous sommes ont du mal à comprendre : l’obéissance aux lois nous contraint à agir vertueusement (à être courageux, généreux, etc.), or ces vertus sont, sans que nous nous en apercevions immédiatement, une partie de notre nature. Car tôt ou tard nous passons de ce qu’Aristote appelle la « continence » à la vertu : nous disons la vérité parce que nous avons peur que notre mensonge soit découvert et puni, jusqu’au moment où dire la vérité nous fait plaisir. Le plaisir qu’elle procure est la preuve qu’une action est vertueuse.

La loi doit s’imposer à tous et la preuve la plus évidente qu’un régime est corrompu, c’est que la loi n’y est plus souveraine. Le tyran est au-dessus des lois et dans les régimes démagogiques, le peuple décide que sa volonté du moment l’emporte sur la loi. Aujourd’hui, les régimes dits par euphémisme « autoritaires » ont ce que l’on pourrait appeler une « légalité Potemkine » et, dans nos démocraties, des leaders populistes appellent à abandonner, au moins partiellement, l’état de droit pour suivre les désirs populaires. Mais pour Aristote la loi n’est pas immuable. Certes, les changements législatifs doivent être entrepris avec une extrême prudence, car il faut donner à la loi le temps de produire des effets éthiques. Aristote préconise de changer la loi lorsqu’elle n’est plus en adéquation avec le régime (la constitution). Ainsi le code d’honneur qui régit une société aristocratique n’a pas sa place dans un régime populaire. Ceci montre un profond bouleversement des rôles, notamment par rapport à Platon. Pour Aristote, en effet, le philosophe ne doit pas gouverner la cité, et cela pour une raison doctrinale forte : l’excellence théorique du philosophe est différente de l’excellence pratique de l’homme politique. Celui-ci doit pouvoir saisir les occasions favorables pour prendre les décisions et entreprendre les actions bénéfiques pour sa cité. La fonction du philosophe politique sera donc de donner une formation théorique, non seulement à l’homme politique, mais surtout à l’homme-clé de la vie politique grecque, le législateur, celui qui donne sa forme à la constitution d’une cité et qui tente ensuite de corriger cette forme au cours de l’histoire de cette cité. Quand le rapport des forces dans une cité aura changé, par exemple au profit du peuple, le bon législateur devra être assez sagace pour comprendre que le régime doit évoluer et que sa législation doit s’adapter à la situation nouvelle. Car ce sont les lois qui dépendent du régime et non l’inverse. Comme il le dit explicitement, Aristote entend incarner les réquisits éthiques qui rendent les citoyens vertueux et heureux dans des institutions effectivement réalisables.

Aristote et la lutte des classes

Aristote s’est radicalement distingué de tous les autres auteurs antiques sur des points cruciaux, que l’on peut résumer sous la forme de trois thèses. D’abord, Aristote ne rêve pas d’une cité homogène et immuable, mais il reconnaît que l’on appellera plus tard la « lutte des classes » est naturelle à la cité. Pour lui est naturel ce qui se produit « toujours ou la plupart du temps ». Ainsi il est naturel que les chattes fassent des chatons, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Or Aristote voit bien autour de lui que le monde des cités est composé presque exclusivement de régimes populaires démagogiques et de régimes censitaires oligarchiques. Plusieurs travaux récents ont mis en lumière la conception absolument originale qu’il a de la stasis. Ce terme désigne la discorde à l’intérieur d’une cité menant quelquefois à la guerre civile. Pour les Grecs, il s’agit là du crime suprême, que Platon assimile au parricide et punit de mort. Aristote remarque, sans surprise, que la sédition vient du fait que le corps civique est composé de classes antagonistes aux intérêts divergents. Ainsi la stasis, loin d’être une exception désastreuse, est l’état normal des cités. Encore faut-il que le législateur propose des institutions qui empêchent qu’elle ne prenne une ampleur excessive et qui la font servir à l’amélioration du régime en place.

D’où la deuxième thèse : la lutte des classes est non seulement naturelle, mais elle est bénéfique à la cité dans la mesure où, à côté de sa face sombre (les démocrates veulent faire un usage immodéré de leur pouvoir pour spolier les riches ; les oligarques tentent d’accaparer le pouvoir et veulent s’enrichir sans limites), chaque parti est porteur de valeurs positives : le parti oligarchique milite pour que l’on prenne en compte la valeur et la richesse dans l’attribution du pouvoir, et cela est bon pour la cité, car les gens de valeur et les riches peuvent lui être utiles. Quant au parti démocratique, il a raison de rappeler le caractère de base de toute cité, à savoir que ses citoyens sont libres et politiquement égaux. Car si on les prive de leur liberté, les membres du corps civique ne sont plus des citoyens.

Les luttes des dominés apportent les progrès politiques et sociaux

La tendance de fond de toute constitution déviée à prendre une forme de plus en plus extrême conduit inévitablement à une tyrannie. Aristote réintroduit alors le rôle des classes dominées dans l’histoire des cités, reconnaissant ainsi, bien avant Marx, que la lutte des classes est le moteur de l’histoire, ce qui constitue une troisième thèse. Deux cas se présentent : soit les dominants, aveuglés par leur arrogante confiance en eux, cherchent à s’imposer et risquent de déclencher une révolution, soit ils sont assez intelligents pour lâcher du lest à temps et s’entendre avec les dominés. C’est une idée que nous partageons encore : ce sont les luttes des classes dominées qui apportent des progrès politiques et sociaux.

Le fait que toute cité soit composée de classes en lutte (dans la grande majorité des cas, un parti oligarchique et un parti démocratique), peut conduire à la catastrophe ou à l’excellence. Ainsi le tyran cumule les mauvais côtés des deux partis en accumulant une fortune en spoliant les riches. Mais si un législateur avisé combine les bons côtés de ces deux partis, goût de la liberté des démocrates et reconnaissance des talents par les oligarques, on obtient une politeia. La politeia, la meilleure des constitutions, est donc composée de traits de deux constitutions vicieuses. Ainsi toutes les classes sociales auront satisfaction sur un ou plusieurs points, ce qui est aussi l’un des objectifs des démocraties modernes.

Mais Aristote fait un pas de plus. L’idéal serait que tous les citoyens soient des hommes éthiquement parfaits, mais c’est trop demander. On peut donc se contenter, pour établir une politeia, de mélanger un petit nombre de citoyens vertueux à une masse d’autres qui le sont moins, sans toutefois être vraiment vicieux. Or, ajoute Aristote, l’exercice collectif des fonctions de citoyen permet de pallier les insuffisances de chacun. Pour Aristote, la délibération en commun nous hisse à un niveau d’excellence que nous ne pouvons pas atteindre seuls. Il y a dans ce pouvoir du collectif le socle d’une pensée réellement démocratique.


Pierre Pellegrin a traduit et édité les Politiques, d’Aristote (Flammarion, 2015). Il est l’auteur de l’Excellence menacée. Sur la philosophie politique d’Aristote (Classiques Garnier, 2017) et de Aristote (« Que sais-je ? », PUF, 2022).

The Conversation

Pierre Pellegrin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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