01.12.2025 à 15:22
Tristan Haute, Maître de conférences, Université de Lille
Mardi 2 décembre, la CGT, FSU et Solidaires appellent à manifester et à faire grève pour s’opposer au projet de budget 2026. L’occasion de revenir sur la perception que les Français ont des syndicats. Contrairement aux idées reçues, ils et elles font globalement confiance aux syndicats pour les défendre.
En France, les syndicats sont décrits, depuis les années 1980, comme éternellement en crise. Le taux de syndicalisation est faible (10,3 % en 2019), la participation aux élections professionnelles ou aux grèves recule et la confiance dans les syndicats est minoritaire. La construction de plusieurs mouvements sociaux en dehors des cadres syndicaux, comme le mouvement des gilets jaunes et plus récemment le mouvement « Bloquons tout », a également alimenté ce discours décliniste. Il en est de même du recours massif au télétravail consécutif à la crise sanitaire qui pourrait participer à accroître la distance aux syndicats sur les lieux de travail.
Cependant, un examen plus attentif des rapports des salariés aux organisations syndicales vient nuancer un tel discours décliniste. Ainsi, les exemples de mobilisations impulsées par les organisations syndicales ayant connu un certain succès en termes de participation des salariés et de popularité ne manquent pas ces dernières années, à commencer par les mouvements contre les projets de réformes des retraites du printemps 2023 ou de l’hiver 2019-2020. Plus proches de nous, les syndicats ont rassemblé entre 500 000 et 1 million de personnes dans les rues, le 18 septembre 2025, et encore de 200 000 à 600 000, le 2 octobre. Et, si le mouvement « Bloquons tout » était soutenu par 46 % des Français, ce chiffre a atteint 56 % pour le mouvement intersyndical du 18 septembre.
Il est à ce titre pertinent de diversifier les formes d’engagement au travail en ne se limitant pas à l’adhésion syndicale ou au recours à la grève, par exemple en étudiant la participation aux élections professionnelles, les discussions syndicales entre collègues ou la participation par divers moyens aux mouvements sociaux, ce qui permet aussi de tenir compte de l’inégale exposition des salariés aux différentes formes d’engagement au travail.
Parallèlement, la « confiance » des salariés dans les syndicats n’a que très peu évolué depuis la fin des années 1970. En 1978, 50,1 % des salariés faisaient confiance aux syndicats selon l’enquête postélectorale du Cevipof, contre 44 % en 2024 selon le baromètre de la confiance politique du Cevipof alors même que, sur la même période, le taux de syndicalisation en France a fortement chuté.
Ce paradoxe se retrouve à l’échelle européenne. Comme le montre le graphique ci-dessous, la confiance dans les syndicats varie énormément d’une année à l’autre. Cela ne semble lié ni à des mobilisations sociales ni à des indicateurs macroéconomiques. En revanche, on remarque que les deux phases historiques où cette confiance est la plus faible coïncident avec les présidences des socialistes François Mitterrand et François Hollande. Ce résultat confirme que, avec un gouvernement de gauche, les Français adoptent une posture plus libérale alors que, avec un gouvernement de droite, ils et elles demandent plus de redistribution.
Graphique : Confiance des salariés dans les syndicats (en %) (1978-2024)
Enfin, dépasser cette notion de « confiance » permet de faire état d’une image plus positive des syndicats. En effet, cette notion apparaît problématique. Le degré de confiance peut s’exprimer de manière générale (sentiment de confiance) ou pour un objectif particulier (défendre l’emploi, les salaires, les conditions de travail… au niveau local, au niveau sectoriel ou au niveau national) et, dans ce dernier cas, la capacité d’action des syndicats ne dépend pas uniquement d’eux-mêmes, mais aussi du contexte politique, économique et social.
Ainsi, diversifier les indicateurs mesurant l’image qu’ont les salariés des syndicats fait apparaître une forte demande de syndicats et une certaine appréciation de leurs actions. C’est ce que montrent plusieurs enquêtes réalisées en France ou à l’échelle européenne. Selon des enquêtes postélectorales que nous avons réalisées en 2022 puis en 2024 dans le cadre du projet CERTES, plus de 60 % des salariés répondants sont d’accord avec le fait que les syndicats rendent des services aux salariés (64 % en 2022, 62,8 % en 2024).
La perception des syndicats par les salariés est donc, en France, plutôt positive. Elle varie toutefois selon leurs positions professionnelles, selon leurs relations au travail avec la direction et avec leurs collègues et, dans une moindre mesure, selon leur profil social. Elle varie aussi très fortement selon leurs autres attitudes politiques.
Ainsi, en Europe comme en France, plus les salariés se situent à gauche, plus ils ont une perception positive des syndicats. Nous avons exploré plus en détail cette relation à partir de l’enquête postélectorale de 2024 réalisée en ligne par Cluster 17 en juillet 2024 auprès d’un échantillon de 5 109 répondants représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus selon la méthode des quotas.
Tableau : Rapport aux syndicats des salariés selon leurs attitudes politiques
Nous avons construit, de manière automatique et en nous limitant aux 2 287 répondants salariés, quatre classes à partir de 11 questions d’opinion (augmentation des salaires, conditionnalité des aides sociales, encadrement des licenciements, immigration, écologie, féminisme, droits des minorités sexuelles et de genre, reconnaissance de l’État de Palestine) :
Les « identitaires » se distinguent par leur hostilité à l’immigration, au féminisme, à l’écologie et aux droits des personnes LGBTQIA+, par des attitudes plutôt méritocratiques en matière d’emploi et par une opposition marquée à toute augmentation générale des salaires.
Les « méritocrates » ont des attitudes plus méritocratiques que le groupe précédent, mais sont plus tolérants en matière d’immigration ou de droits des femmes et des personnes LGBTQIA+, sans pour autant être progressistes.
Les « libéraux » se distinguent par leur opposition un peu plus marquée à toute augmentation générale des salaires et par une tolérance un peu plus grande en matière d’immigration, de droits des femmes et des personnes LGBTQIA+.
Les « progressistes » se distinguent par des attitudes progressistes sur tous les plans, y compris par un rejet de toute conditionnalité des aides sociales.
Alors qu’au premier tour des législatives de 2024, 68 % des progressistes ont voté Nouveau Front populaire (NFP) – 48 % des identitaires et 36 % des méritocrates ont voté Rassemblement national (RN) –, notre sondage révèle que 90 % des progressistes considèrent que les syndicats rendent des services aux salariés, contre la moitié des identitaires, des méritocrates ou des libéraux.
Les écarts sont aussi très importants si on considère le rapport des salariés au mouvement social du printemps 2023 contre la réforme des retraites : près de 90 % des progressistes disent y avoir participé ou l’avoir soutenu, contre autour de 45 % des identitaires et des méritocrates et à peine 30 % des libéraux.
Au contraire, les écarts sont bien moins importants si on considère la seule adhésion syndicale, alors même qu’en 2024, contrairement à de précédents scrutins, les syndiqués ont significativement plus voté à gauche que les non-syndiqués. Ainsi, si 30 % des progressistes sont syndiqués, c’est tout de même le cas de 16 % des identitaires, de 15 % des méritocrates et de 10 % des libéraux.
La perception positive des syndicats et des mouvements sociaux est donc bien plus répandue que la seule adhésion syndicale, mais bien plus clivée politiquement.
Contrairement à une idée reçue, la défiance dans les syndicats est donc à relativiser : malgré la faiblesse de leurs effectifs, ils ne suscitent pas plus d’opinions négatives que par le passé et parviennent encore à mobiliser une partie conséquente du salariat. Mais ces nouveaux indicateurs de l’influence syndicale que sont leur perception par les salariés et leur capacité à mobiliser sont aussi plus clivés politiquement.
Ce résultat éclaire donc à nouveau frais les réflexions autour des liens entre syndicalisme et politique et des stratégies d’alliances qui peuvent exister. Il permet aussi de remettre en cause l’idée selon laquelle les prises de position politiques des syndicats, contre le RN, voire en faveur de la gauche pour certaines centrales, comme en 2024, participeraient à les affaiblir. Le contraire serait plutôt vrai : cela les met en phase avec les salariés qui, même non syndiqués, les apprécient et participent à leurs actions.
Tristan Haute a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche dans le cadre du projet Comportements électoraux et rapports à l'emploi, au travail et au syndicalisme.
01.12.2025 à 11:06
Fadia Bahri Korbi, Maître de conférences en sciences de gestion, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

À l’occasion du mois de l’économie sociale et solidaire, zoom sur les ateliers chantiers d’insertion (ACI). Ces structures proposent un accompagnement social, un métier et un salaire, notamment pour les immigrés. Dans un contexte de restriction budgétaire, quels sont leur coût et leur bénéfice ? Permettent-ils une meilleure intégration des immigrés ?
Régulariser la situation d’un immigré ne lui garantit pas l’eldorado, comme beaucoup le croient. Un autre problème majeur est son intégration. Comment l’intégrer si le français n’est pas sa langue ? s’il n’a pas de domicile fixe ? de solution de garde ? de moyen de mobilité ? de réseau professionnel ? de compétences numériques pour accomplir une démarche administrative en ligne, ouvrir un compte, obtenir un logement, préparer un CV, obtenir une couverture médicale…
Un migrant est une personne qui quitte son lieu de résidence habituelle et qui s’installe temporairement ou durablement dans une autre région ou un autre pays. Un réfugié est une catégorie particulière de migrant. Selon la Convention de Genève de 1951, un réfugié est une personne qui craint avec raison d’être persécutée du fait de son ethnie, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un certain groupe social, ses opinions politiques ; et qui se trouve hors de son pays d’origine.
Les ateliers et chantiers d’insertion (ACI), dispositifs reconnus d’insertion par l’activité économique (IAE), sont une solution prévue par le Code du travail. Ils offrent un accompagnement renforcé et une activité professionnelle aux personnes rencontrant des difficultés sociales particulières, notamment les migrants et les réfugiés.
Alors combien coûte et rapporte l’intégration des immigrés ? les ateliers chantiers d’insertion ? Pour quelles réussites ?
Dans le projet de loi de finances pour 2025, l’immigration, l’asile et l’intégration mobilisent une part très importante des dépenses publiques. À ce titre, le programme 303 « Immigrations et asile » représente 1,68 milliard d’euros. Le programme 104 « Intégration et accès à la nationalité française » représente 366,42 millions d’euros. La dotation prévue pour l’allocation pour demandeurs d’asile (ADA) est de 353 millions d’euros et les crédits alloués à l’hébergement des demandeurs d’asile s’élèvent à 944,8 millions d’euros.
Selon la Cour des comptes, la lutte contre l’immigration irrégulière représente un coût annuel de 1,8 milliard d’euros. Le coût d’une journée en centres de rétention administrative (CRA) est estimé à 602 euros, incluant les frais de fonctionnement, d’investissement et la masse salariale des policiers.
Face à ces dépenses, le gouvernement français cherche naturellement des solutions pour augmenter ses recettes : plus d’impôt, plus de taxes, plus de prélèvements, moins d’exonérations, etc. La régularisation des immigrés pourrait également contribuer à cet objectif.
La régularisation massive des immigrants et travailleurs sans papiers pourrait être compensée par l’entrée attendue de cotisations sociales et d’impôts supplémentaires. Elles limiteraient voire annuleraient le coût net pour l’État à moyen terme.
À lire aussi : Pourquoi les travailleurs immigrés sont-ils surreprésentés dans les secteurs « essentiels » ?
À ce titre, France Terre d’asile a dévoilé un plan d’action sur la politique migratoire française. Il rapporterait 3,3 milliards d’euros par an aux finances publiques.
Le rapport du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) montre que la régularisation des immigrés dans les secteurs en tension en France permet de soutenir l’emploi, d’améliorer les salaires des travailleurs non qualifiés français et étrangers, et de stimuler l’économie à hauteur d’environ 1 % du PIB.
La régularisation des immigrés à elle seule ne suffit pas : son impact dépend de leur intégration et de leur accès effectif à l’emploi, facilité notamment par les ACI.
Les ACI constituent un exemple d’innovation sociale, appréhendée dans la littérature comme la mise en œuvre de « solutions novatrices à des problèmes sociaux, plus efficaces, durables ou justes que les solutions existantes, et dont la valeur profite à la société dans son ensemble ».
Organisés de manière ponctuelle ou permanente, les ACI sont des dispositifs conventionnés. Ils peuvent être créés et portés par un organisme de droit privé à but non lucratif – une association – ou un employeur public – une commune, un département, un centre communal d’action sociale, etc.
Les ACI permettent de lever de nombreux freins à l’emploi et de facto favoriser l’inclusion sociale et professionnelle des immigrés en France. Ils offrent une chance, parfois une seconde chance, à plus de 130 000 personnes chaque année, avec un taux de sortie positive de 40 à 50 % vers un emploi durable, une formation adaptée, une dignité retrouvée, une meilleure estime de soi…
Entre 2023 et 2025, une enquête de terrain menée auprès d’associations humanitaires accueillant des ACI dans le cadre de leurs activités, telles les Banques alimentaires et Emmaüs Solidarité, met en lumière plusieurs freins ainsi que des actions clés pour favoriser l’inclusion sociale et professionnelle des personnes accompagnées.
Les personnes en parcours d’insertion sont de vrais salariés, sous un contrat à durée déterminée dits « d’insertion ». Ils perçoivent une rémunération au moins égale au smic horaire, parfois sur un temps partiel aménagé selon le projet de la structure. Les ACI jouent un rôle important en aidant les immigrés à résoudre de nombreux problèmes personnels, de santé ou administratifs tels que les titres de séjour, la maîtrise de la langue, le logement, la mobilité, la précarité numérique… facilitant leur insertion durable sur le marché du travail.
« Ce sont des personnes prêtes à travailler et à créer de la valeur pour l’économie française, puisqu’elles sont rémunérées et donc cotisent. Les contraintes administratives les empêchent d’être actifs et finissent par les rendre, malgré eux, une charge pour la société », souligne un travailleur social chez Emmaüs Solidarité.
Le fonctionnement de ACI est de plus en plus fragilisé par l’accès limité aux ressources et la baisse des subventions, comme le rappelle la question écrite n°10832 de la 17ᵉ législature de l’Assemblée nationale.
Dans le projet de loi 2026, le gouvernement veut réduire les exonérations de cotisations sociales pour les ACI, pour répondre aux impératifs budgétaires. Le budget 2025 de l’insertion par l’activité économique (IAE) reconduit strictement les moyens alloués aux ACI depuis 2023, tout en appliquant une mise en réserve de 5,5 %.
Il réduit les 42 257 équivalents temps plein (ETP) prévus à seulement 40 500 postes réellement mobilisables sur le terrain. Il ne prévoit pas non plus la revalorisation de l’aide au poste malgré la hausse du smic. Avec seulement 32 000 parcours emploi compétences (PEC) financés contre 50 000 initialement annoncés, ce budget diminue significativement le nombre de contrats aidés, fragilisant encore les structures d’ACI et les emplois permanents et d’insertion qu’elles soutiennent.
Au regard des choix budgétaires actuels du gouvernement, ne faudrait-il pas repenser de manière plus stratégique l’impact des ACI ? Ne serait-il pas plus pertinent de reconsidérer le potentiel des ACI en matière de génération des ressources et des recettes pour l’État, grâce à une politique d’immigration plus humaine et plus rationnelle ?
Fadia Bahri Korbi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.11.2025 à 09:38
Scott D. McDonald, Assistant Professor, University of North Georgia; Non-resident Fellow, Asia-Pacific Center for Security Studies, University of North Georgia

Que nous enseigne le traité de stratégie militaire écrit en Chine il y a 2 500 ans ? Nourri de culture taoïste, Sun Tzu incite à utiliser le potentiel général des situations en intervenant le moins possible sur le champ de bataille. On fait plus pour nuire au potentiel d’un adversaire en sapant son plan qu’en tuant ses soldats.
Au milieu des années 1990, j’ai lu le classique militaire « l’Art de la guerre » avec l’espoir de trouver des éclairages utiles pour ma nouvelle carrière d’officier des Marines des États-Unis.
Je n’étais pas le seul à chercher des idées auprès du sage Sun Tzu, mort il y a plus de 2 500 ans. L’Art de la guerre a longtemps été utilisé pour comprendre la tradition stratégique de la Chine comme des vérités militaires universelles. Les maximes du livre, telles que « connaître l’ennemi et se connaître soi-même », sont régulièrement citées dans les textes militaires, ainsi que dans les livres d’affaires et de gestion.
Au début, je fus déçu. Il m’a semblé que les conseils de Sun Tzu relevaient du bon sens ou étaient en accord avec les classiques militaires occidentaux. Cependant, quelques années plus tard, les Marines m’ont formé comme spécialiste de la Chine, et j’ai passé une grande partie de ma carrière à travailler sur la politique américaine dans la région indopacifique. Cela a renforcé mon désir de comprendre comment les dirigeants de la République populaire de Chine (RPC) voient le monde et choisissent leurs stratégies. En quête d’éclaircissements, je me suis tourné vers la philosophie chinoise classique et j’ai finalement rencontré des concepts qui m’ont aidé à mieux comprendre la perspective unique proposée par l’Art de la guerre, de Sun Tzu.
Aujourd’hui, je suis un universitaire et je travaille à l’intersection de la philosophie chinoise et de la politique étrangère. Pour comprendre l’Art de la guerre, il est important que les lecteurs abordent le texte à partir de la vision du monde de son auteur. Cela signifie lire les conseils de Sun Tzu à travers le prisme de la métaphysique chinoise classique qui est profondément façonnée par le taoïsme.
La tradition intellectuelle de la Chine est enracinée dans la période des Royaumes combattants du Ve au IIIe siècle avant notre ère, époque à laquelle Sun Tzu aurait vécu. Il s’agissait d’une période de conflit mais aussi de développement culturel et intellectuel qui a vu émerger le taoïsme et le confucianisme.
La philosophie confucéenne se focalise sur le maintien de relations sociales appropriées comme clé du comportement moral et de l’harmonie sociale. Le taoïsme, en revanche, s’intéresse davantage à la métaphysique : il cherche à comprendre le fonctionnement du monde naturel et à en tirer des analogies sur la façon dont les humains devraient agir.
Le taoïsme considère l’existence comme composée de cycles de changement constants dans lesquels la puissance croît et décroît. Le Tào, ou « la Voie » dirige toutes les choses de la nature vers la réalisation de leur potentiel inhérent, par exemple l’eau qui coule vers le bas.
Le mot chinois pour ce concept de « potentiel situationnel » est 勢, ou « shì » – qui est aussi le nom du chapitre cinq de l’Art de la guerre. Presque toutes les versions occidentales le traduisent différemment, mais c’est la clé des concepts militaires employés par Sun Tzu.
Par exemple, le chapitre cinq explique que ceux qui sont « experts de la guerre » ne se préoccupent pas outre mesure des soldats pris individuellement. Au contraire, les dirigeants efficaces sont capables de déterminer le potentiel d’une situation et d’en tirer parti.
C’est pourquoi les chapitres suivants passent tant de temps à discuter de la géographie et du déploiement des forces, plutôt que des techniques de combat. On fait plus pour nuire au potentiel d’un adversaire en sapant son plan qu’en tuant simplement ses soldats. Sun Tzu s’inquiète des chaînes d’approvisionnement trop longues car elles réduisent le potentiel d’une armée en la rendant plus difficile à déplacer et vulnérable aux perturbations. Un général qui comprend le potentiel peut évaluer les troupes, le terrain et le plan, puis organiser le champ de bataille de manière à « soumettre l’ennemi sans combattre ».
Dans la pensée taoïste, la bonne façon de gérer le potentiel de chaque situation est d’agir avec 無為, « wúwéi », ce qui se traduit littéralement par « non-action ». Cependant, l’idée clé est de perturber l’ordre naturel le moins possible pour permettre au potentiel de la situation de se réaliser. Le terme n’apparaît pas dans l’Art de la guerre, mais un lecteur contemporain de Sun Tzu aurait été familier avec ces deux concepts de « shì » de « wúwéi ».
L’importance d’agir avec le « wúwéi » est illustrée par le philosophe confucéen Mencius qui raconte l’histoire d’un agriculteur qui aurait tiré sur ses tiges de maïs pour les aider à pousser et qui a tué sa récolte. On n’aide pas le maïs à pousser en le forçant mais en comprenant son potentiel naturel et en agissant en conséquence : s’assurer que le sol est bon, que les mauvaises herbes sont enlevées et que l’eau est suffisante. Les actions sont efficaces lorsqu’elles nourrissent le potentiel, non lorsqu’elles tentent de le forcer.
Dans une perspective taoïste, les dirigeants qui espèrent élaborer une stratégie efficace doivent lire la situation, en découvrir le potentiel et positionner leurs armées ou États de manière à tirer le meilleur parti du « shì ». Ils agissent avec « wúwéi » pour cultiver des situations, plutôt que de les forcer, ce qui pourrait perturber l’ordre naturel et provoquer le chaos.
Ainsi, en politique étrangère, un décideur devrait s’efforcer d’apporter de petits ajustements politiques le plus tôt possible afin de gérer progressivement l’évolution de l’environnement international. Cette approche est évidente dans l’utilisation du « guānxì » par Pékin. Signifiant « relations », le terme chinois porte un fort sens d’obligation mutuelle.
Par exemple, la République populaire de Chine (RPC) a mené des décennies d’efforts pour reprendre à Taïwan le siège de la Chine aux Nations unies. Pékin y est parvenu en nouant lentement des amitiés, en identifiant des intérêts stratégiques communs et en accumulant des faveurs auprès de nombreux petits États du monde entier, jusqu’à ce qu’en 1971, elle obtienne suffisamment de voix à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Le concept de « shì » permet également de comprendre la pression croissante de la RPC sur Taïwan, une île autonome que Pékin revendique comme son propre territoire.
Sun Tzu dirait peut-être que discerner la tendance actuelle dans le détroit de Taïwan est plus essentiel que les questions conventionnelles sur la puissance militaire comparée. Plusieurs facteurs pourraient rapprocher Taïwan de Pékin, notamment la perte d’alliés diplomatiques de l’île et l’attraction de la vaste économie de la RPC – sans parler de l’influence mondiale croissante de Pékin face aux États-Unis. Si c’est le cas, le « shì » est en faveur de Pékin, et un coup de pouce pour persuader les États-Unis de rester en dehors du sujet est tout ce qui est nécessaire pour faire évoluer la situation en faveur de la RPC.
Doit-on, au contraire, considérer que le « shì » se développe dans l’autre sens ? Des facteurs tels que le sentiment croissant d’identité taïwanaise, les perturbations économiques de la RPC pourraient rendre le rapprochement avec la chine continentale moins attrayant pour Taïwan. Dans ce cas, Pékin pourrait estimer devoir apparaître fort et dominant afin que l’île n’entretienne pas l’idée d’un appui de Washington.
Une lecture superficielle de Sun Tzu peut mettre l’accent sur le déploiement de troupes, le renseignement et la logistique. Cependant, la compréhension du « shì » met en lumière l’importance que Sun Tzu accorde à l’évaluation et à l’enrichissement du potentiel situationnel. Il ne s’agit pas de dire que les premiers points sont sans importance, mais un décideur les utilisera différemment si l’objectif est de gérer les tendances situationnelles plutôt que de rechercher une bataille décisive.
Le fait que l’Art de la guerre continue d’être en tête des ventes de livres démontre son attrait durable. Cependant, pour qu’il soit utile comme guide stratégique et de politique de sécurité, mon expérience m’indique qu’il faut s’imprégner des principes qui ont façonné la vision du monde de Sun Tzu et qui continuent de façonner celle des dirigeants de Pékin.
Scott D. McDonald reçoit des financements de la Fondation Sara Scaife, de l'Institut Eisenhower, de la Fondation Charles Koch et du ministère des Affaires étrangères de Taïwan.