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29.09.2025 à 12:33

Le recours à l’intérim dans le travail social : opportunité ou fatalité ?

Laura Beton-Athmani, Attachée de Recherche IRTS PACA Corse - Chercheure associée LEST, Aix-Marseille Université (AMU)

Quelles réalités recouvre l’emploi intérimaire dans le secteur médico-social en 2025 ? Une recherche exploratoire auprès de professionnels permet de dresser un premier panorama du phénomène.
Texte intégral (1611 mots)
Le recours presque inévitable à l’intérim assure la survie des établissements concernés, notamment sur des périodes dites « de tensions ». UnaiHuiziPhotography/Shutterstock

Quelles réalités recouvre l’emploi intérimaire dans le secteur médico-social en 2025 ? Une recherche exploratoire auprès de professionnels permet de dresser un premier panorama du phénomène.


Depuis plusieurs années, l’emploi intérimaire émerge dans un secteur où on ne l’attendait pas. Pire ! Où on le redoutait : le secteur social et médico-social. Au cœur d’un paradoxe fort, entre accompagnement de longue durée et travail par essence temporaire.

Faisant grincer des dents, ce phénomène mérite un intérêt particulier : donner à voir la complexité de celui-ci, et surtout des individus qui sont au cœur de ce dilemme « éthique ».

Et si ce qui s’apparente initialement à un désengagement était finalement une forme de réappropriation d’un métier souffrant d’un manque d’attractivité ? D’une marge de manœuvre dans l’exercice de ses fonctions ? Finalement, prendre soin de soi pour « durer » auprès de ceux qui en ont besoin ?

La crise du travail social ne date pas d’hier

La crise que connaît le travail social n’est pas nouvelle. Dès la fin des années 1990, des auteurs témoignent du malaise des travailleurs sociaux, engendré par une déstructuration de ce champ professionnel. Le sociologue Marcel Jaeger souligne en 2013 cette double impuissance, symbolisée par le manque de moyens et la perte de sens.

Le contexte actuel exacerbe cette crise : difficultés de recrutement, diminution de candidats au sein des instituts de formation, nouveaux profils de stagiaires, abandon de certains déçus par les conditions de travail, complexité des situations des personnes accompagnées, contraintes financières et procédurales, obligation de résultat, bas salaires, libéralisation du travail social, etc.

Émergence de l’emploi intérimaire

L’emploi intérimaire interroge une large frange des travailleurs sociaux et des personnels en poste d’encadrement dans le secteur. Mon intérêt pour ce phénomène émergé d’échanges réguliers avec des étudiants en certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) au sein de l’Institut Régional du Travail social (IRTS) Paca Corse.

À ce jour, peu d’études scientifiques évoquent ce phénomène, si ce n’est les travaux de Charlène Charles en protection de l’enfance. Ses résultats mettent en avant la « contrainte » du recours à l’intérim pour des professionnels précaires. Ils répondent principalement à des situations « d’urgence sociale », des missions de « contention sociale », souvent sollicités pour faire fonction de « renfort éducatif », pour des situations de « crises ».

Jusqu’alors, l’intérim a été justifié dans le secteur de la protection de l’enfance du fait de l’accroissement de situations complexes chez les jeunes de l’Aide Sociale à l’Enfance, nommés « les incasables ». Il touche d’autres champs, comme le handicap ou encore la lutte contre l’exclusion, champs enquêtés dans notre recherche.

Point juridique à ce sujet

Afin d’encadrer le recours à l’intérim, la loi Valletoux est promulguée le 27 décembre 2023. En application du décret du 24 juin 2024, elle fixe une durée minimale d’exercice préalable de deux ans pour certains professionnels avant leur mise à disposition d’un établissement ou service social ou médico-social par une entreprise de travail temporaire.

Rebondissement le 6 juin dernier. Le Conseil d’État annule cette mesure pour les professionnels expérimentés, eux aussi touchés par cette mesure.

Manque d’attractivité des métiers

Mais alors quelles réalités revêtent le recours à l’intérim en travail social en 2025 ? Notre recherche exploratoire auprès de deux organisations du secteur médico-social permet de dresser un premier portrait du phénomène.


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Elle permet de confirmer le manque d’attractivité des métiers ou la souffrance des professionnels du secteur face à des conditions de travail difficiles. Quelques lignes de notre carnet de chercheur font état d’un acte de violence d’un résident auprès d’une professionnelle :

Le 30 janvier 2025, arrivée à 09 heures 15. Je croise C., la [cheffe de service], et H., une [aide-soignante], dans les couloirs. H. a une poche de glace sur la joue. Elle vient de se faire frapper par un résident. Elle propose l’achat d’un sac de frappe pour les résidents. C’était le cas dans un ancien établissement où elle a travaillé.

Intérim contraint et choisi

Au-delà, le recours à l’intérim met en lumière un rapport de force inversé, désormais entre les mains des individus et non plus des organisations. Il entraîne un recours presque inévitable à l’intérim afin d’assurer la survie des établissements concernés, notamment sur des périodes dites « de tensions ». Force est donc de constater le glissement d’un intérim « contraint » à un intérim « choisi » pour les professionnels du secteur.

« Les agences non lucratives, ça fait partie de leur mission d’amener les intérimaires à l’emploi. Les agences non lucratives, c’est une perte de capital humain », rappelle un directeur d’une association.

La digitalisation des agences d’intérim facilite la mise en contact avec les intérimaires, ainsi que la présence de nouvelles agences d’intérim dites coopératives. Certaines d’entre elles ont justement vu le jour grâce à un travail interassociatif, les organisations du secteur souhaitant retrouver une forme de contrôle sur les embauches de ces professionnels.

Période d’essai du CDI

Du côté des organisations, l’usage de l’intérim peut paraître ambigu. Pour l’une des organisations enquêtées, l’intérim est clairement affiché comme une « période d’essai » du CDI. Cela permet aux managers de proposer des CDI à des intérimaires dont les compétences ont été reconnues.

« Oui, c’est une source d’embauche importante. Ça a été un moyen de permettre, en fait, de remplacer une période d’essai, on va dire comme ça, avec des conditions, pour être honnête, plus avantageuses et pour la personne en intérim, et plus souples pour nous » relève un directeur associatif.

Pour les organisations, les motivations exposées résident principalement dans le fait que les « intérimaires repérés » jouent un rôle de facilitateur. Le recours à l’intérim facilite une partie du travail administratif, notamment lorsque l’agence d’intérim s’occupe des plannings des intérimaires et des roulements.

Ce type d’intérimaires repérés sont porteurs d’une histoire, de connaissances d’un dispositif. De facto, ils facilitent la prise de poste de professionnels permanents, notamment de leur supérieur hiérarchique.

« Pour ne rien vous cacher, ça m’arrangeait aussi puisque c’était toujours les mêmes intérimaires. Elles maîtrisaient mieux le dispositif que moi. Et si je suis honnête, c’est elles qui m’ont plus formée quand je suis arrivée » souligne une cheffe de service éducatif.

Se confronter à la réalité du travail

Du côté des intérimaires, l’intérim est utilisé pour choisir l’établissement d’exercice, afin d’éprouver les conditions réelles de travail face à l’image et la notoriété d’un établissement ou d’une association.

Les intérimaires témoignent de plusieurs motivations à recourir à ce statut : moins de stress, plus de liberté, des avantages financiers et une meilleure conciliation vie privée/vie professionnelle.

« J’ai des parents vieillissants dont je suis seule à m’occuper. Et comme je disais à la [cheffe de service] : je ne pourrais pas accompagner les résidents ici comme j’ai toujours fait […] Et ne pas m’occuper des miens, ce n’est pas possible. »

The Conversation

Laura Beton-Athmani est vice-présidente de l'association MJF - Jane Pannier.

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27.09.2025 à 11:20

Les prémices de l’État de droit au Moyen Âge : quand la loi s’impose au roi

Yves Sassier, professeur émérite, Sorbonne Université

Qui du peuple ou du prince est le plus légitime à faire la loi ? Au XIIe siècle, la découverte des œuvres de l’empereur Justinien et d’Aristote nourrissent de passionnants débats.
Texte intégral (2196 mots)

L’histoire intellectuelle et politique du XIIᵉ au XIVᵉ siècle est essentielle pour comprendre la transformation des royautés féodales européennes en États modernes et les prémices des idéaux démocratiques. À cette époque, la redécouverte du droit romain et de la philosophie d’Aristote produisent de passionnants débats sur les rapports du pouvoir et de la loi.


Après l’effacement de l’unité impériale romaine au profit de royautés plurielles (Ve siècle), les penseurs (presque tous membres du clergé) intègrent certaines réflexions des antiques sur les finalités de la loi. Il s’agit d’œuvrer en vue de l’utilité commune et d’éviter tout abus de pouvoir du prince. Ils héritent également de la pensée juridique du Bas Empire chrétien, selon laquelle la loi doit s’efforcer d’orienter l’action des princes vers une réalisation spirituelle. Le bon prince doit légiférer pour Dieu et se soumettre lui-même aux lois qu’il impose à ses sujets. Pourtant, la persistance des vieilles pratiques germaniques – vengeance privée et autorégulation sociale des conflits – débouche, vers la fin du IXe siècle carolingien, sur un profond affaiblissement des royautés comme de leur capacité à « faire loi ».

Mettre en œuvre ce qui est utile à tous

Le XIIe siècle marque un renversement de tendance. La conjoncture économique, démographique et sociale est très favorable aux détenteurs des plus florissantes cités, aux premiers rangs desquels figurent les rois. L’essor de la production et du commerce à distance profite aux princes. Il profite aussi à ceux qui, appartenant au monde clérical des cités, traversent l’Europe pour s’instruire, puis entrent au service des souverains comme conseillers. La démarche intellectuelle de cette élite pensante témoigne d’une lente prise de conscience de la complexité croissante du corps social. Et de la naissance, en son sein d’une forte exigence de sûreté juridique, de liberté et d’identité communautaire.

La réflexion sur le pouvoir, s’inspirant notamment des œuvres de Cicéron, s’oriente ainsi progressivement vers l’idée d’une nature sociale de l’être humain. On réfléchit aussi sur la justice et sur la règle de droit et l’on insiste sur le but ultime de cette justice : mettre en œuvre ce qui est utile à tous et, par-delà, assurer le bien-être matériel et spirituel de la communauté en son entier.

Absolutisme princier versus « certaine science » de la communauté politique

Cette époque est également marquée par la redécouverte de l’immense œuvre juridique de l’empereur romain d’Orient Justinien (VIe siècle). Cet événement considérable suscite la naissance d’une étude textuelle, très tôt mise à profit par les entourages princiers à travers toute la chrétienté occidentale. Dans ce cercle étroit, le débat est lancé entre tenants d’un « absolutisme » princier et partisans d’une capacité propre de toute communauté à émettre ses propres règles.

Les premiers s’appuient sur certains passages de l’œuvre justinienne qui mettent l’accent sur la relation du prince à la loi, notamment deux aphorismes en provenance d’un jurisconsulte romain du IIIe siècle, Ulpien. « Ce qui a plu au prince à la vigueur de la loi ». Ce passage est suivi d’une explication affirmant que par la « lex regia » (loi d’investiture de l’empereur), le peuple romain transmet au prince tout son imperium (pouvoir de commandement) et toute sa potestas (puissance). Et puis :« Le prince est délié des lois », une sentence contraire au modèle du gouvernant soumis à la loi diffusé par la pensée chrétienne du haut Moyen Âge. Tout prince peut alors se prévaloir de ces textes pour affirmer sa pleine capacité à émettre la règle de droit ou à s’affranchir de celle-ci. De telles thèses circulent dès le XIIe siècle dans les entourages royaux.

Cependant, les savants qui glosent le droit romain ont aussi trouvé chez Justinien tel texte par lequel le prince déclare soumettre son autorité à celle du droit et sa propre personne aux lois. Ou tel autre plaidant en faveur d’une fonction législative revenant au peuple, voire d’un droit du peuple d’abroger la loi ou d’y déroger.

CC BY

La théorie de la supériorité de la coutume générale d’un peuple sur la loi du prince, comme celle de la « certaine science » d’une communauté locale la rendant apte à déroger, en pleine conscience, à la règle générale, est un autre apport de ce XIIe siècle. Tout comme la réflexion, plus mesurée, de certains romanistes sur la nécessité, pour une communauté locale s’affranchissant d’une règle, d’agir avec sagesse et de se donner de nouvelles règles conformes à la raison. Ces exigences correctrices de la théorie première ouvrent la voie à la confirmation d’une capacité de suppression de la « mauvaise » coutume par le prince agissant lui aussi en vertu de sa propre « certaine science »

Aristote redécouvert

Jusqu’aux années 1250, c’est principalement dans le sillage de ces acquis que se situe la pensée juridico-politique. La réflexion très neuve sur le pouvoir normatif du prince est désormais un élément essentiel. Le XIIIe siècle est bien celui d’une montée en puissance des législations royales dans nombre de pays européens où semblent dans un premier temps prévaloir les aphorismes d’Ulpien.

La redécouverte, autour des années 1240-1260, de l’_Éthique à Nicomaque et de la Politique_ d’Aristote accélère l’évolution de la réflexion sur l’instrument du pouvoir que redevient la loi. La doctrine naturaliste d’Aristote (l’homme, voué à s’intégrer à une communauté, est par nature un « animal politique ») n’a pas pour conséquence immédiate une complète autonomie du politique vis-à-vis du théologique. Aux yeux des plus aristotéliciens des penseurs du temps, l’homme demeure un être voué à l’obéissance aux commandements divins. La vertu de charité qui lui est assignée implique cet amour du bien commun, vertu première du citoyen.

Il reste cependant que découvrir Aristote permet un remarquable enrichissement de la réflexion sur la communauté. Ici aussi le débat est vif entre juristes et théologiens-philosophes et débouche sur des visions contradictoires des droits de la multitude. Certains considèrent cette dernière comme ayant pleine capacité juridique à consentir aux actes du prince. D’autres persistent à la présenter comme l’équivalent juridique d’un mineur sous protection, son tuteur qu’est le prince disposant d’une plénitude de puissance.

Partager la confection de la loi avec le peuple ?

Si l’exigence du bien commun devient plus que jamais l’objet d’un discours rationnel, sa mise en œuvre, néanmoins, peut adopter deux voies bien différentes. La première s’appuie sur la lecture absolutiste de Justinien : elle insiste sur l’idéal du prince vertueux œuvrant au service de son peuple, apte à légiférer seul, mais en s’appuyant sur de sages conseillers ; apte aussi à ne jamais abuser d’une puissance qui ne connaît cependant d’autre frein que sa propre conscience.

La seconde est assurément nouvelle dans le contexte médiéval de cette fin du XIIIe siècle : mettre en œuvre les possibles alternatives qu’offrent deux éléments essentiels de la réflexion d’Aristote. L’un concerne les variantes qui peuvent modifier en profondeur chacun des trois régimes purs) que sont la monarchie, l’aristocratie et la démocratie ; l’autre porte sur sa préférence pour un régime privilégiant un droit de participation active aux affaires publiques accordé à une partie de la population, représentative d’un « juste milieu » social et garante d’un « juste milieu » éthique. Il s’agit ici d’empêcher toute dérive tyrannique provenant tant d’un monarque ou d’une oligarchie que d’un peuple sans vertu.

Le XIVe siècle verra ainsi croître les théories prônant le recours, par le monarque, au dialogue voire au partage de la confection de la loi avec son peuple. Certaines de ces théories iront même jusqu’à afficher l’idée d’une sorte de souveraineté de principe du peuple en matière législative (Marsile de Padoue, Nicole Oresme).

En cette fin de Moyen Âge, la pensée politique, progressivement mise à portée d’une élite plus large, s’est ainsi orientée vers certaines thèses qui préfigurent le « constitutionnalisme » moderne et aussi, à certains égards, vers ce que la doctrine politique occidentale appelle de nos jours « l’État de droit ». Il est cependant vrai que certaines conditions de cet État de droit (séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, pleine souveraineté de tout un peuple liée à une pleine égalité de droit de ses membres) ne seront guère acquises à la fin du XVe siècle.

La réflexion sur le politique, on le sait, s’orientera aussi vers l’autre thèse développée dès le XIIe siècle, celle de la toute-puissance d’un prince « absous des lois ». Elle débouchera au tournant des XVIe et XVIIe siècles sur des parenthèses absolutistes parfois courtes et vouées à l’échec comme dans l’Angleterre des Stuarts, parfois plus longues comme dans la France des Bourbons.


Yves Sassier est l’auteur du Prince et la loi en Occident. VIe siècle av. J.-C.-début XVe siècle, Presses universitaires de France, juin 2025.

The Conversation

Yves Sassier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.09.2025 à 17:31

La très longue feuille de route pour être un « bon patron »

Michel Offerlé, Sociologie du politique, École normale supérieure (ENS) – PSL

Sophie Louey, Sociologue chercheuse au Centre Emile Durkheim, membre du CSO Sciences Po Paris, du CURAPP-ESS et du CEET-CNAM, Sciences Po

Les attentes exprimées vis-à-vis du dirigeant d’entreprise sont nombreuses. À tel point qu’il n’est pas incongru de se demander s’il peut exister un « bon patron ». Revue des multiples attentes qui lui sont adressées.
Texte intégral (2135 mots)

« Patron », un terme qui a le plus souvent une charge péjorative. Que peut être alors un « bon patron » ? Les demandes adressées à celui qui préfère aujourd’hui être appelé « chef d’entreprise » ou « entrepreneur » sont multiples. Revue des principales qualités qui leur sont demandées.


Être patron, cela a-t-il à voir avec le ou la politique ? Jusqu’où la revendication de l’entreprise au « service du bien commun » (entre entreprise providence et « Laissez-nous faire nous-mêmes ») peut-elle impacter le métier ?

En France, le terme « patron » est plus souvent associé à des désinences fortement péjoratives : pas seulement mauvais (du point de vue gestionnaire) mais plutôt « salaud de », « pourri », « con », « voyou » ; quant aux adjectifs : « autoritaire » et « tyrannique » se le disputent à « hautain », « caractériel » ou « inabordable ».

Dans tous les cas, être patron suppose de se placer dans une relation de domination à l’égard de ses salariés qui sont, eux, dans un état de subordination économique et juridique à l’égard de leur employeur. L’employeur est le chef de l’entreprise et, comme tel, c’est lui qui peut se réserver les tâches les plus gratifiantes, et déléguer le travail, et notamment « le sale boulot » à ses « collaborateurs ».

Indispensables patrons

Cette présentation négative a été contrée depuis longtemps par un ensemble de dénégations argumentatives et de pratiques qui entendent montrer que le patron est indispensable dans une économie de marché, soit le système économique le plus efficace dans lequel se crée de la richesse et des emplois.

Et le mot « patron » tend à être refoulé dans des siècles antérieurs (le patron « à la Zola »). Le terme est entré en déshérence au profit de ceux de « chef d’entreprise », d’« entrepreneur » ou, dans un langage international, de « manager » voire de CEO (pour chief executive officer, dans la langue de Steve Jobs). En 1995, le changement du nom de l’organisation interprofessionnelle du Conseil national du patronat français (CNPF) en Mouvement des entreprises de France (Medef) marque aussi cet objectif de modifier et de moderniser les représentations patronales.


À lire aussi : « Patron incognito », ou quand la télé-réalité façonne une vision morale de l’entreprise


Par ailleurs, des techniques très différentes de mise au travail et d’acceptation ou d’assentiment de la subordination s’inventent tous les jours, de manière parfois cosmétique, pour établir ou rétablir un management qui peut être alors :

Paternalisme de proximité ?

Cela peut aller du réinvestissement du paternalisme de proximité (il vient dire bonjour tous les matins, il connaît les problèmes de ses salariés) à des expérimentations, comme l’entreprise libérée, en passant par des pratiques vertueuses que peuvent mettre en œuvre des patrons de l’économie sociale et solidaire ou certains innovateurs patronaux.

La question du ratio d’équité, soit le rapport entre le salaire médian ou moyen des salariés et celui des plus hauts dirigeants, reste un sujet relativement confidentiel. Certains rares patrons pratiquent le 1 à 4 quand d’autres acceptent un salaire mensuel à 7 chiffres, ce qui peut amener le ratio à plus de 200.

HEC Paris, 2016.

Un bon patron serait celui qui paye bien, qui embauche des CDI, comme, par exemple Axyntis qui assure des conditions de travail optimales à ses salariés, hommes et femmes, qui a de la considération pour eux et pour leur travail, qui les traite comme des co-équipiers, qui les associe à la réflexion voire à la décision, et, au-delà de toutes ces contraintes, qui sait assurer la rentabilité financière de l’entreprise, sa viabilité et sa pérennité.

Des marges de manœuvre vertueuses

En poussant au maximum les rapports sociaux dans un cadre de capitalisme de marché, les marges de manœuvre vertueuses sont possibles et encore à inventer. Quelques entreprises, mais beaucoup moins qu’aux États-Unis avant la nouvelle présidence de Trump, ont pris l’initiative de politiques de diversité (égalité entre femmes et hommes, diversité d’origine des salariés).

La taille de l’entreprise est parfois discriminante, mais pas toujours. Un grand patron pourrait arriver à une forme d’harmonie conjuguée aux pièces du puzzle d’une multinationale et un petit patron peut aussi se révéler tout à fait tyrannique, qu’il s’agisse d’une entreprise conventionnelle ou d’une start-up, une catégorie d’une fluidité exemplaire où le up or out ainsi que l’agilité et la flexibilité maximales peuvent mener à l’arbitraire et à la précarité.

Jugé par ses pairs… et par la société

Être un bon patron, c’est l’être aussi à l’égard de ses pairs, qui se jaugent et se reconnaissent entre eux, et qui peuvent à tous les gradins des patronats entrer en concurrence pour obtenir des prix et des trophées sur certaines scènes et défendre des causes communes sur d’autres. Mais être « un bon patron » ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise ou des clubs de sociabilité patronale.

Depuis plusieurs années, la thématique de l’entreprise a resurgi dans les débats socioéconomiques et politiques. Pour autant, on ne va plus jusqu’à prôner, comme cela a précédemment été fait, une « réforme de l’entreprise » ou encore la nécessité d’avoir un permis de diriger une entreprise (comme il existe un permis de conduire), ni même une nationalisation des moyens de production et d’échange qui serait couronnée par une autogestion.

Les propositions les plus audacieuses, en matière de transformation des directions d’entreprises, vont à l’instauration de conseils des parties prenantes et à l’introduction (partielle) de la Mitbesttimung (ou, cogestion paritaire) allemande, soit la présence des salariés dans les organes de direction des entreprises à quasi parité avec les porteurs de capitaux.

Loi Pacte

À la suite du rapport Notat-Senard (2018), la loi Pacte a entériné certaines modifications et a amendé l’article 1833 du Code civil en y définissant de manière dynamique le but d’une société commerciale étant gérée « dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Ainsi, le but n’est pas, comme l’écrivait Milton Friedman, de faire uniquement du profit.

Désormais il ne s’agit pas de satisfaire seulement les actionnaires (sans qui rien n’existerait, estiment les libéraux) en matière de rentabilité économique, mais aussi de tenir compte des parties prenantes que sont les salariés et, plus largement, la collectivité. Les entreprises sont désormais responsables des conséquences que leur activité produit sur la société et sur son environnement.

Exercices domestiques

Cette loi a donné lieu à des débats nombreux, dans le pas assez ou le beaucoup trop, et l’on a vu fleurir des raisons d’être entrepreneuriales qui sont allées des exercices purement cosmétiques jusqu’à une réflexion orchestrée sur les finalités de telle entreprise. De ce fait, les entreprises à mission, pour lesquelles des contraintes diverses de résultats selon l’exigence de certification ne sont pas très nombreuses, et encore moins parmi les très grandes entreprises.

Pourtant, certaines organisations, le Crédit mutuel Alliance fédérale et la Maif ont, par exemple, mis en place, en 2023, le dividende écologique et le dividende sociétal, qui ne sont pas suivis par d’autres grandes entreprises. Ces dividendes consistent à reverser une partie de leurs résultats à des projets écologiques ou sociaux.

Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (Fnege) médias, 2022.

S’arrêter là serait négliger une large partie du problème, car la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises est loin de ne renvoyer qu’à des initiatives isolées. Elle est désormais mesurée par un ensemble d’indicateurs (obligatoires ou facultatifs) parfois très sophistiqués et en concurrence, et doit aussi se conjuguer avec d’autres types d’implication.

Un « bon patron » est celui qui, idéalement, ne s’intéresse pas seulement à ses éventuels actionnaires, à ses salariés, à ses consommateurs (qualité/prix/utilité sociale et environnementale), mais aussi à ses fournisseurs et à ses sous-traitants pour lesquels il doit appliquer les mêmes règles et, pour les grandes entreprises, qu’il ne doit pas pressurer en matière de coûts (qui se répercutent obligatoirement sur la qualité du produit et sur les conditions de travail des salariés) ni jouer sur la trésorerie et les délais de paiement.

Un « bon patron » est aussi celui qui « tient » au travail dans des dimensions pratiques. Autrement formulé, il participe directement aux activités de l’entreprise qu’il s’agisse de la gérer quotidiennement, de créer des emplois, d’étendre son activité ou même de contribuer parfois directement à des activités de production.

Reste à ajouter la dernière responsabilité, à l’égard de l’État qui apparaît chez beaucoup d’entre eux comme un prédateur inefficace. Un « bon patron » devrait aussi avoir une politique fiscale transparente et éthique, mais elle est bien souvent en concurrence avec une saine gestion des utilités qui impliquent optimisations, voire exils fiscaux. Quant aux patrons catégorisés comme « exilés fiscaux » ou encore « surexploiteurs » des ressources de la planète, on retrouve là notre oxymore initial faisant d’eux des « mauvais » patrons plutôt que des « bons ».

On n’oubliera pas dans cette énumération à 360 degrés du métier patronal, le rôle que peut jouer « la femme du patron » dans la maisonnée économique que constitue l’aventure entrepreneuriale (héritée, achetée, créée ou assumée temporairement pour les patrons de grandes entreprises). On pourrait parler aussi du mari de la patronne car, si le métier de patron, bon ou mauvais, est encore masculin principalement, la féminisation très différentielle selon les secteurs est en marche.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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25.09.2025 à 19:44

Nicolas Sarkozy condamné à 5 ans de prison : une normalisation démocratique ?

Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Alliance Paris Lumières

Nicolas Sarkozy, condamné pour association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen, sera incarcéré. Cette décision illustre l’indépendance croissante de la justice et l’application du principe d’égalité devant la loi.
Texte intégral (1756 mots)

L’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été jugé coupable d’association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle victorieuse de 2007. Condamné notamment à cinq ans de prison, il sera convoqué le 13 octobre pour connaître la date de son incarcération. Cet événement inédit dans l’histoire de France s’inscrit dans une évolution des pratiques de la magistrature qui s’est progressivement émancipée du pouvoir politique. Elle couronne le principe républicain, proclamé en 1789, mais longtemps resté théorique, d’une pleine et entière égalité des citoyens devant la loi.


Le 25 septembre 2025, Nicolas Sarkozy a été reconnu coupable d’association de malfaiteurs par le tribunal correctionnel de Paris, qui a considéré qu’il avait tenu un rôle actif dans la mise en place d’un dispositif de financement de sa campagne électorale de 2007 par les dirigeants libyens. Comme on pouvait s’y attendre, cette décision a immédiatement suscité l’ire d’une large partie de la classe politique.

Que l’on conteste la décision en soutenant qu’elle est injuste et infondée, cela est parfaitement légitime dans une société démocratique, à commencer pour les principaux intéressés, dont c’est le droit le plus strict – comme, d’ailleurs, de faire appel du jugement. Mais, dans le sillage de la décision rendue dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national, cette condamnation est aussi l’occasion, pour une large fraction des classes dirigeantes, de relancer le procès du supposé « gouvernement des juges ».

Certes, la condamnation peut paraître particulièrement sévère : 100 000 euros d’amende, cinq ans d’inéligibilité et surtout, cinq ans d’emprisonnement avec un mandat de dépôt différé qui, assorti de l’exécution provisoire, oblige le condamné à commencer d’exécuter sa peine de prison même s’il fait appel.

Toutefois, si on les met en regard des faits pour lesquels l’ancien chef de l’État a été condamné, ces peines n’apparaissent pas disproportionnées. Les faits sont d’une indéniable gravité : organiser le financement occulte d’une campagne électorale avec des fonds provenant d’un régime corrompu et autoritaire, la Libye, (dont la responsabilité dans un attentat contre un avion ayant tué plus de 50 ressortissants français a été reconnue par la justice), en contrepartie d’une intervention pour favoriser son retour sur la scène internationale…

Alors que la peine maximale encourue était de dix ans de prison, la sanction finalement prononcée ne peut guère être regardée comme manifestement excessive. Mais ce qui est contesté, c’est le principe même de la condamnation d’un responsable politique par la justice, vécue et présentée comme une atteinte intolérable à l’équilibre institutionnel.

Si l’on prend le temps de la mise en perspective historique, on constate pourtant que les jugements rendus ces dernières années à l’encontre des membres de la classe dirigeante s’inscrivent, en réalité, dans un mouvement d’émancipation relative du pouvoir juridictionnel à l’égard des autres puissances et, en particulier, du pouvoir exécutif. Une émancipation qui lui permet, enfin, d’appliquer pleinement les exigences de l’ordre juridique républicain.

L’égalité des citoyens devant la loi, un principe républicain

Faut-il le rappeler, le principe révolutionnaire proclamé dans la nuit du 4 au 5 août 1789 est celui d’une pleine et entière égalité devant la loi, entraînant la disparition corrélative de l’ensemble des lois particulières – les « privilèges » au sens juridique du terme – dont bénéficiaient la noblesse et le haut clergé. Le Code pénal de 1791 va plus loin encore : non seulement les gouvernants peuvent voir leur responsabilité mise en cause devant les mêmes juridictions que les autres citoyens, mais ils encourent en outre des peines aggravées pour certaines infractions, notamment en cas d’atteinte à la probité.

Les principes sur lesquels est bâti le système juridique républicain ne peuvent être plus clairs : dans une société démocratique, où chaque personne est en droit d’exiger non seulement la pleine jouissance de ses droits, mais d’une façon générale, l'application de la loi, nul ne peut prétendre bénéficier d’un régime d’exception – les élus moins encore que les autres. C’est parce que nous avons l’assurance que leurs illégalismes seront sanctionnés effectivement, de la même façon que les autres citoyens et sans attendre une bien hypothétique sanction électorale, qu’ils et elles peuvent véritablement se dire nos représentantes et représentants.

Longtemps, cette exigence d’égalité juridique est cependant restée largement théorique. Reprise en main et placée dans un rapport de subordination plus ou moins explicite au gouvernement, sous le Premier Empire (1804-1814), la magistrature est demeurée sous l’influence de l’exécutif au moins jusqu’au milieu du XXe siècle. C’est pourquoi, jusqu’à la fin du siècle dernier, le principe d’égalité devant la loi va se heurter à un singulier privilège de « notabilité » qui, sauf situations exceptionnelles ou faits particulièrement graves et médiatisés, garantit une relative impunité aux membres des classes dirigeantes dont la responsabilité pénale est mise en cause. Il faut ainsi garder à l’esprit que la figure « du juge rouge », popularisée dans les médias à la fin des années 1970, vient stigmatiser des magistrats uniquement parce qu’ils ont placé en détention, au même titre que des voleurs de grand chemin, des chefs d’entreprise ou des notaires.

La donne ne commence à changer qu’à partir du grand sursaut humaniste de la Libération qui aboutit, entre autres, à la constitution d’un corps de magistrats recrutés sur concours, bénéficiant à partir de 1958 d’un statut relativement protecteur et d’une école de formation professionnelle spécifique, l’École nationale de la magistrature. Ce corps se dote progressivement d’une déontologie exigeante, favorisée notamment par la reconnaissance du syndicalisme judiciaire en 1972. Ainsi advient une nouvelle génération de juges qui, désormais, prennent au sérieux la mission qui leur est confiée : veiller en toute indépendance à la bonne application de la loi, quels que soient le statut ou la situation sociale des personnes en cause.

C’est dans ce contexte que survient ce qui était encore impensable quelques décennies plus tôt : la poursuite et la condamnation des notables au même titre que le reste de la population. Amorcé, comme on l’a dit, au milieu des années 1970, le mouvement prend de l’ampleur dans les décennies suivantes avec la condamnation de grands dirigeants d’entreprises, comme Bernard Tapie, puis de figures politiques nationales, à l’image d’Alain Carignon ou de Michel Noir, députés-maires de Grenoble et de Lyon. La condamnation d’anciens présidents de la République à partir des années 2010 – Jacques Chirac en 2011, Nicolas Sarkozy une première fois en 2021 – achève de normaliser cette orientation ou, plutôt, de mettre fin à l’anomalie démocratique consistant à réserver un traitement de faveur aux élus et, plus largement, aux classes dirigeantes.

Procédant d’abord d’une évolution des pratiques judiciaires, ce mouvement a pu également s’appuyer sur certaines modifications du cadre juridique. Ainsi de la révision constitutionnelle de février 2007 qui consacre la jurisprudence du Conseil constitutionnel suivant laquelle le président de la République ne peut faire l’objet d’aucune poursuite pénale durant l’exercice de son mandat, mais qui permet la reprise de la procédure dès la cessation de ses fonctions. On peut également mentionner la création, en décembre 2013, du Parquet national financier qui, s’il ne bénéficie pas d’une indépendance statutaire à l’égard du pouvoir exécutif, a pu faire la preuve de son indépendance de fait ces dernières années.

C’est précisément contre cette évolution historique qu’est mobilisée aujourd’hui la rhétorique de « la tyrannie des juges ». Une rhétorique qui vise moins à défendre la souveraineté du peuple que celle, oligarchique, des gouvernants.

The Conversation

Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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24.09.2025 à 16:44

Quand Hérodote dénonçait les régimes autoritaires, cinq siècles avant notre ère

Debbie Felton, Professor of Classics, UMass Amherst

L’historien grec Hérodote analyse la victoire de la démocratie grecque sur le puissant Empire perse. Il nous éclaire sur les dangers et sur les faiblesses des régimes autoritaires.
Texte intégral (2521 mots)
Darius I, roi de Perse (au centre), et sa cour, sur un vase peint entre 340 et 320 avant notre ère, exposé au Musée archéologique national de Naples (Italie). Carlo Raso/ Flickr, CC BY-SA

L’historien grec Hérodote (484 avant notre ère-425 avant notre ère) a cherché à comprendre la défaite de l’Empire perse face à la Grèce, moins puissante mais démocratique. Ses réflexions nous éclairent sur les dangers et les faiblesses des régimes autoritaires.


A marble bust of a bearded man with name Herodotus inscribed in Greek at the base
Une sculpture de l’histoirien et écrivain grec Hérodote. Metropolitan Museum of Art de New York/Wikimedia

En tant que professeur de lettres classiques, je sais que les inquiétudes face à l’autoritarisme remontent à des millénaires. Une première discussion apparaît dans l’œuvre d’Hérodote, écrivain grec du Vᵉ siècle avant Jésus-Christ, dont l’Histoire – parfois appelée Histoires – est considérée comme le premier grand récit en prose de la littérature occidentale.

Hérodote y analysa l’invasion de la Grèce par les Perses – l’événement décisif de son temps. Pour comprendre comment la Grèce, une puissance bien plus petite, réussit à obtenir une victoire majeure sur la Perse, il étudia la nature d’un leadership efficace, qu’il considérait comme un facteur déterminant dans l’issue du conflit.

Un bouleversement inattendu

La Perse était déjà un vaste empire lorsqu’elle envahit la Grèce, un petit pays composé de cités-États indépendantes. Les Perses s’attendaient à une victoire rapide et facile.

Au lieu de cela, les guerres médiques durèrent plus d’une décennie, de 490 à 479 avant notre ère. Elles s’achevèrent par la défaite des Perses – un événement inattendu. La Perse abandonna alors son expansion vers l’ouest, tandis que diverses cités grecques formèrent une alliance fragile, qui dura près de cinquante ans.

Pour expliquer ce résultat surprenant, Hérodote décrivit l’évolution des sociétés perses et grecques avant ce conflit décisif. Selon lui, le fait que de nombreuses cités grecques disposaient de gouvernements représentatifs leur permit d’accéder à la victoire.

Ces systèmes permettaient aux individus de participer aux discussions stratégiques et amenèrent les Grecs à s’unir pour combattre pour leur liberté. Par exemple, lorsque la flotte perse se dirigeait vers la Grèce continentale, le général athénien Miltiade déclara :

« Jamais nous n’avons été en si grand danger. Si nous cédons aux Perses, nous souffrirons terriblement sous le tyran Hippias. »

Hérodote avait tendance à placer ses réflexions politiques dans la bouche de personnages historiques, tels que Miltiade. Il rassembla sa pensée sur le gouvernement dans ce que les historiens appellent le « Débat constitutionnel », une conversation fictive entre trois personnages bien réels : des nobles perses nommés Otanès, Mégabyze et Darius.

A scrap of dark brown fabric covered with Greek writing
Un fragment de l’Histoire, d’Hérodote, Livre VIII, sur papyrus, datant du début du IIᵉ siècle de notre ère. Sackler Library, Oxford/Wikimedia

L’ascension de la Perse

Pendant des siècles avant d’envahir la Grèce, la Perse n’était qu’une petite région habitée par divers peuples iraniens anciens et dominée par le royaume voisin des Mèdes. Puis, en 550 av. n. è., le roi Cyrus II de Perse renversa les Mèdes et étendit le territoire perse pour fonder ce qui devint l’Empire achéménide.

Grâce à son gouvernement efficace et à sa tolérance envers les cultures qu’il avait conquises, les historiens l’appellent « Cyrus le Grand ».

Son fils et successeur, Cambyse II, eut moins de succès. Il ajouta l’Égypte à l’Empire perse, mais, selon Hérodote, Cambyse agit de manière erratique et cruelle. Il profana la tombe du pharaon, se moqua des dieux égyptiens et tua Apis, leur taureau sacré. Il exigea également que les juges perses modifient les lois afin qu’il puisse épouser ses propres sœurs.

Après la mort de Cambyse II, sans héritier, diverses factions se disputèrent le trône de Perse. C’est dans cette période d’instabilité qu’Hérodote situa sa réflexion sur les systèmes politiques alternatifs.

Les arguments en faveur de la démocratie

Otanès, le premier orateur du Débat constitutionnel, déclare :

« Le temps est révolu où un seul homme parmi nous peut détenir un pouvoir absolu. »

Il recommande que le peuple perse prenne lui-même en main les affaires de l’État.

« Comment la monarchie peut-elle rester notre norme, alors qu’un monarque peut faire tout ce qu’il veut, sans aucun compte à rendre ? », demande Otane.

Plus grave encore, un monarque « bouleverse les lois », comme l’a fait Cambyse II.

Otanès préconise le gouvernement du plus grand nombre, qu’il appelle « isonomie », c’est-à-dire « égalité devant la loi ». Dans ce système, explique-t-il, les responsables politiques sont élus, doivent rendre des comptes pour leur comportement et prendre leurs décisions en toute transparence.

Oligarchie et monarchie, une chute inévitable ?

Le noble compagnon d’Otanès, Mégabyze, est d’accord pour que les Perses abolissent la monarchie, mais il exprime des inquiétudes concernant le gouvernement par le peuple. « La masse est inutile – rien n’est plus insensé et violent qu’une foule », affirme Mégabaze. Selon lui, les « gens du commun » ne comprennent pas les subtilités de l’art de gouverner.

À la place, Mégabyze propose l’oligarchie, ou le « gouvernement par quelques-uns ». Choisir les meilleurs hommes de Perse et les laisser gouverner les autres, insiste-t-il, car ils « trouveront naturellement les meilleures idées ».

Mais Mégabyze n’explique pas qui pourrait être considéré comme faisant partie des « meilleurs hommes », ou qui serait chargé de les sélectionner.

Le troisième orateur, Darius, considère la démocratie et l’oligarchie comme également imparfaites. Il souligne que même des oligarques bien intentionnés se disputent entre eux parce que « chacun veut que son opinion l’emporte ». Cela conduit à la haine et à pire encore.

Darius affirme au contraire qu’« en faisant preuve de bon jugement, un monarque sera un gardien irréprochable du peuple ». Il soutient que, puisque la Perse a été libérée par un seul homme, le roi Cyrus II, les Perses doivent maintenir leur monarchie traditionnelle.

Darius n’explique pas comment garantir le bon jugement d’un monarque. Mais son argument l’emporte. Il devait en être ainsi, puisque, dans les faits, Darius devint le roi de Perse. Les rois, ou « shahs » régnèrent sur la Perse – qui prit le nom d’Iran en 1935 – jusqu’à ce que la révolution iranienne de 1979 abolisse la monarchie et établisse la République islamique d’Iran.

Les leçons à retenir d’Hérodote

Hérodote lui-même était largement favorable à la démocratie, mais son débat constitutionnel ne prône pas un seul type de gouvernement. Il valorise plutôt des principes de bon gouvernement. Parmi eux : la responsabilité, la modération et le respect du « nomos », un terme grec qui englobe à la fois la coutume et la loi.

Hérodote souligne : « Autrefois, de grandes cités sont devenues petites, tandis que de petites cités sont devenues grandes. » La fortune humaine change constamment, et l’échec de la Perse à conquérir la Grèce n’en est qu’un exemple.

L’histoire a vu l’ascension et la chute de nombreuses puissances mondiales. Les États-Unis chuteront-ils à leur tour ? Le président actuel, Donald Trump, n’est pas techniquement un monarque, mais certains estiment qu’il agit comme tel. Son administration et lui ont ignoré des décisions de justice, empiété sur les pouvoirs du Congrès et cherché à réduire ses critiques au silence en s’attaquant à la liberté d’expression, pourtant protégée par la Constitution américaine. Hérodote considérait que la monarchie perse, dont les rois estimaient leur propre autorité suprême, constituait la faiblesse qui mena à leur foudroyante défaite en 479 avant notre ère.

The Conversation

Debbie Felton est affiliée au parti démocrate (enregistrée sur les listes électorales).

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23.09.2025 à 16:19

Penser le monde d’après : l’utopie de la « République de l’Économie sociale et solidaire »

Alexandrine Lapoutte, Maître de conférence en sciences de gestion, Université Lumière Lyon 2

Depuis 2020, la « République de l’ESS » a pour ambition de construire un projet politique porteur d’une vision du monde. Quelle vision ? Fondée sur quels imaginaires et quels mythes ?
Texte intégral (1762 mots)
Lancée en 2020, la « République de l’ESS » a pour objectif de créer une dynamique collective de citoyens autour d’un projet politique commun, fondé sur une vision du monde. JormSangsorn/Shutterstock

Depuis 2020, la « République de l’Économie sociale et solidaire » a pour ambition de construire un projet politique porteur d’une vision du monde. Laquelle ? Fondée sur quels imaginaires ? Quels mythes ?


Alors que les dystopies prolifèrent, alimentant à coup de zombies un imaginaire de l’effondrement, et que les entrepreneurs de la Silicon Valley rêvent de technosolutionnisme, l’économie sociale et solidaire (ESS) trace sa voie.

L’ESS, définie par une loi en 2014, regroupe des mutuelles, coopératives, associations, fondations et certaines sociétés commerciales qui respectent trois conditions cumulatives : un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices (utilité sociale), une gouvernance démocratique (le pouvoir est attaché à la personne plutôt qu’à l’argent) et un emploi des bénéfices au développement de l’activité (non lucrativité ou lucrativité limitée, réserves impartageables).

Mais quels imaginaires l’ESS propose-t-elle au monde aujourd’hui ? C’est ce que nous avons cherché à comprendre avec l’analyse de récits liés à la « République de l’Économie sociale et solidaire ».

Lancé en 2020, ce mouvement a pour objectif de créer une dynamique collective de citoyens autour d’un projet politique commun, fondé sur une vision du monde et des « raisons d’agir ».

Imaginaires utopiques

Un temps mise au ban pour avoir conduit au pire, la pandémie de Covid-19 a suscité un retour en grâce de la notion d’utopie autour de la transition écologique. Elle questionne le monde d’après comme l’atteste l’historien Gregory Claeys dans Utopianism for a Dying Planet : Life after Consumerism.

Selon le philosophe Paul Ricœur, les imaginaires sociaux sont constitués de deux pôles en tension. L’un idéologique, visant la normalisation et la reproduction, porte le risque du totalitarisme, tout en garantissant un certain ordre. L’autre utopique, aux fonctions subversives et créatrices, porte le risque de fuite dans la pensée magique, tout en se projetant dans un avenir différent.

« De ce non-lieu, une lueur extérieure est jetée sur notre propre réalité, qui devient soudain étrange, plus rien n’étant désormais établi. Le champ des possibles s’ouvre largement au-delà de l’existant et permet d’envisager des manières de vivre radicalement autres », rappelle Paul Ricœur.

Utopie rêvée et pratiquée

Les imaginaires de l’économie sociale et solidaire s’inscrivent historiquement dans le pôle utopique. L’ESS est considérée par le sociologue Henri Desroche comme un passage de l’utopie rêvée à l’utopie pratiquée.


À lire aussi : Une brève histoire de l’utopie


Selon Henri Desroche, l’utopie est une force, « le mirage qui fait démarrer les caravanes ». Ces utopies incarnées sont parfois appelées utopies réelles, désirables, faisables et viables, en tant qu’expériences vécues renforçant le pouvoir d’agir social, ou utopies locales, soulignant leur réalisation à l’échelle des territoires.

Cinq récits imaginaires positifs

Des récits de futurs désirables ont été produits en ateliers de co-écriture menés avec les membres de la Chambre régionale de l’ESS Auvergne-Rhône-Alpes et animés par le collectif Futurs Proches.

« Nous sommes en 2027, depuis cinq ans la France vit sous une “République de l’Économie sociale et solidaire” grâce au travail de plaidoyer qui avait été fait par le mouvement de l’ESS lors de la campagne présidentielle de 2021-2022. Un certain nombre de mesures fortes ont été prises ces cinq dernières années. »

À partir de cette consigne, cinq récits imaginaires positifs ont été écrits :

  • Le goût de vivre : tous les citoyens, quelles que soient leurs ressources, ont accès à une alimentation saine provenant de circuits courts.

  • Le fabuleux bug de l’an 2029, les ordinateurs en compote : tous les salariés participent à la gouvernance et aux décisions de leurs entreprises.

  • Ma campagne contre la République de l’ESS : un revenu garanti est attribué à tous les citoyens, leur permettant de satisfaire à tous les besoins fondamentaux (alimentation, transport, logement, culture, socialisation…).

  • Tiré au sort : les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont devenus des entreprises de l’économie sociale et solidaire.

  • Du rififi au camping zéro déchet : le peu de déchets encore générés est transformé en ressources.

Mythes et rituels

L’imaginaire social sous-jacent peut être abordé en termes de mythes, rituels magiques et métaphores, selon trois dimensions retenues par la littérature scientifique.

Les histoires écrites par les participants véhiculent des mythes de références que seraient : l’organisation démocratique, horizontale, autogérée, avec des citoyens au conseil d’administration ; le local avec le voisinage, les circuits courts, la vie de quartier, la région ; l’économie circulaire avec le réemploi des ressources, l’autonomie énergétique et la sobriété au « camping zéro déchet » ; enfin une technologie et intelligence artificielle au service des humains, qui ne les contrôle pas, comme avec les logiciels libres, l’abandon des cookies et publicités ou se passer des ordinateurs ponctuellement.

Les rituels dits magiques, relevant de la superstition plutôt que de la science, servent à maintenir la cohésion et la cohérence de la société. Ils peuvent apparaître de deux façons : dans les mécanismes de gouvernance collective, par exemple le conseil des campeurs au camping zéro déchet, et via la convivialité, avec la création d’un festival d’art dans la nature réunissant les salariés tous les trois ans.

Goût de vivre

Les récits créés par les participants évoquent plusieurs métaphores. Ils parlent de « goût de vivre », métaphore sensorielle soulignant le caractère subjectif et qualitatif de l’expérience de la vie : « Il apprend à son grand-père à jardiner, mais surtout, il lui fait découvrir une autre forme de plaisir : le goût de vivre ».

Ils mentionnent l’image combattante de « la bataille » : « La bataille pour la primauté des logiciels libres est sur le point d’être gagnée » ou « la bataille n’est pas finie, prévient Grishka, le conseil d’administration demain risque d’être long et houleux ! »

Une autre métaphore est la notion de bug et de mise en péril : « Nous souhaitons instituer des bugs réguliers, formaliser une “mise en péril” volontaire de l’organisation, afin que nous puissions nous remettre en cause avec autant de créativité et d’enthousiasme qu’aujourd’hui ».

Une utopie de l’action

Avec ses mythes, rituels et métaphores, la République de l’ESS propose un imaginaire utopique compatible avec la transition socio-écologique. Ses éléments de symbolisme s’opposent de manière évidente aux imaginaires dominants dans les systèmes économiques, ceux de l’expansion illimitée et de la domination technique, qui caractérisent le capitalisme selon le philosophe Cornelius Castoriadis.

Un point particulièrement intéressant dans la République de l’ESS est la dimension habilitante de son symbolisme, qui enjoint à l’action. L’être humain est capable d’agir librement, de faire des choix collectifs en tenant compte des impacts sociaux et environnementaux, de s’auto-limiter. Autant de facultés dont l’exercice, au vu des actuelles inégalités sociales et limites planétaires dépassées, peut aider à aller vers le monde d’après.

Terminons par ces mots de Cornelius Castoriadis :

« Une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’auto-limiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. ».

The Conversation

Alexandrine Lapoutte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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