29.04.2025 à 17:28
Marie Picard, Doctorante en sociologie, Université de Rouen Normandie
Si elles sont souvent restées dans l’ombre, un certain nombre de jeunes femmes, parfois encore adolescentes, se sont engagées dans la Résistance. Qui étaient-elles ? Comment leur action pendant la Seconde Guerre mondiale a-t-elle orienté leurs choix et leur militantisme à venir ? La recherche s’empare de ces questions.
En avril 1945, le camp de concentration de Mauthausen en Autriche est libéré par les forces alliées. Gisèle Guillemot fait partie des prisonnières et des prisonniers évacués. Résistante, elle avait été arrêtée deux ans plus tôt, en avril 1943. Comme elle, de nombreuses jeunes femmes se sont engagées contre l’ennemi nazi.
Quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des zones d’ombre persistent autour de ces figures, « ossature invisible de la Résistance ». Qui étaient-elles ? Comment sont-elles entrées en résistance ? Quelle place cet engagement a-t-il eu dans leur parcours ?
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À partir d’une recherche en cours sur les résistantes en Normandie, cet article propose de se pencher sur les parcours de certaines d’entre elles. Elles ont entre 15 et 20 ans au début de la guerre et lors de leurs premiers actes de résistance. Leurs actions sont diverses : distributions de tracts, sabotages, transports d’armes et de matériel, transmission de renseignements, rédaction et impression de journaux clandestins…
La Résistance se définit comme un mouvement social particulièrement complexe et original. L’engagement militant et politique que cela sous-tend pose la question de son origine et de ses causes. Les résistantes justifient généralement leurs actions comme naturelles et allant de soi. Mais l’observation de leurs parcours biographiques amène à questionner les déterminants sociaux et politiques issus de leur enfance et les différentes sphères de socialisation côtoyées.
La famille est généralement caractérisée comme la principale sphère de socialisation politique primaire. Dans le cas des jeunes résistantes, les événements vécus dans ce cadre, ainsi que les valeurs transmises par l’éducation montrent une réelle politisation pendant l’entre-deux-guerres.
Les positionnements idéologiques des parents des résistantes, lorsqu’ils sont identifiés, reflètent une enfance vécue dans un cadre orienté politiquement. Par ailleurs, dans leurs discours, les résistantes opèrent elles-mêmes la liaison entre leur éducation familiale et les idées déterminant leur engagement dans la Résistance.
C’est le cas de Paulette Lechevallier-Renault, née en 1920, 19 ans au début des hostilités. Si ses parents, décédés jeunes, n’ont pas manifesté d’orientations politiques claires, elle porte une attention particulière au rejet de l’injustice, inculqué par son père, qui l’a conduite à « ne pas accepter la guerre ».
Certains événements historiques sont prégnants dans les biographies des résistantes. La Première Guerre mondiale en particulier laisse une trace dans le parcours des familles, en figurant d’abord comme un des événements historiques selon lequel les individus situent leur propre parcours.
Marie-Thérèse Fainstein, née Lavenue, est née en 1921, soit « trois ans après la fin de la Première Guerre mondiale » comme elle le précise dans un témoignage. D’autres résistantes ont connu la perte d’un parent, souvent leur père, décédé sur le front, tué par les Allemands.
L’occupation du territoire par les Allemands rappelle d’ailleurs pour les familles l’occupation vécue jusqu’à la Grande Guerre, en particulier en Alsace-Lorraine. L’existence d’un sentiment patriotique est commune au sein des différentes familles. Cet attachement à l’identité nationale s’observe dans les discours des résistantes relatifs à leur prise de décision et à leur volonté d’agir.La famille s’illustre donc comme un espace où les marques des contextes sociohistoriques et politiques forment des dispositions à l’engagement militant.
De même, les constats autour de la socialisation primaire à l’engagement dépassent les clivages de genre entre hommes et femmes présents dans la société française de l’entre-deux-guerres où l’éducation à la contestation et au militantisme est plutôt transmise aux garçons qu’aux filles.
La socialisation par l’école ainsi que par les pairs renforce ces dispositions et contribue à forger l’outillage politique des résistantes. Aussi, bien que des résistantes agissent dans des cellules de résistance familiales, pour d’autres, les premières actions se font dans des cercles extérieurs à l’environnement parental.
La décision d’agir est inhérente à un militantisme qui s’exerce déjà, en lien avec d’autres causes politiques défendues à cette période. Par exemple, la prise de position face à la non-intervention en Espagne est citée de nombreuses fois dans les carrières de militantes des résistantes. Cet élément matérialise un militantisme affirmé : participation aux campagnes de solidarité, actions de solidarité envers les enfants espagnols…
Gisèle Guillemot date notamment le « commencement » de sa vie politique lors de ses 14 ans, au moment de l’accueil des réfugiés espagnols en France auquel elle a contribué.
Le cadre scolaire et les études forment un espace de socialisation politique parallèle, où les espaces d’expression sont multiples. Le rôle joué par l’école est fondamental dans le parcours de Gisèle Guillemot et, en particulier, l’influence de ses directeurs, dans son engagement antifasciste et contre l’occupant nazi :
« C’est dans cette école que j’ai pris le goût de la vie politique et sociale. »
Les canaux de construction des premières actions de résistance se font par l’entremise d’individus rencontrés lors des études. Le tournant de Marie-Thérèse Fainstein (née Lavenue) dans la Résistance débute par la lettre reçue d’une de ses camarades de l’École normale d’institutrices et cette question :
« Est-ce qu’on pourrait faire quelque chose ? »
Les étapes qui ont permis à ces jeunes femmes de devenir des résistantes traduisent des parcours variés et des espaces multiples de socialisation au militantisme. La famille, bien que partie prenante de la construction des idées politiques, s’accompagne d’autres groupes sociaux fréquentés par les résistantes, tels que les individus issus de leur lieu de formation ou leurs collègues et amis.
Pour ces jeunes femmes, dont les prises de position se construisent avant-guerre, la Résistance apparaît comme le terreau d’un engagement politique à venir.
Augusta Pieters, née Dolé, avait à peine 18 ans au début de la guerre, et tout juste 20 ans lorsqu’elle effectue le ravitaillement de résistants et la liaison entre des membres du Parti communiste clandestin. Après-guerre, elle participe activement à la mise en place de l’Union des femmes françaises (UFF) à Dieppe et milite au Parti communiste français (PCF). Lors des élections municipales de 1959, elle est candidate sur la liste du PCF dans cette même ville. Son engagement se poursuit, notamment pendant la guerre d’Algérie qu’elle réprouve en menant des actions diverses.
En parallèle, les résistantes s’illustrent dans des engagements associatifs, constitutifs d’une continuité des groupes sociaux issus de la Résistance, y compris de la déportation.
Gisèle Guillemot milite en particulier au sein de la Fédération nationale des déportés, internés et résistants patriotes (FNDIRP).
De son côté, Marie-Thérèse Fainstein (née Lavenue) est membre de plusieurs associations, telles que l’Association de déportés et internés de la Résistance et familles de disparus en Seine-Maritime (ADIF).
Les 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale voient la multiplication des initiatives mémorielles, et les résistantes elles-mêmes ont joué un rôle dans ce processus à partir des années 1980 et 1990.
Leurs témoignages émergent, notamment dans le cadre scolaire, accompagnés de l’injonction aux jeunes générations :
« Ne pas oublier. »
Marie Picard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.04.2025 à 16:24
Virginie Tournay, Directrice de recherche CNRS au CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po, Sciences Po
Guy Saez, Directeur honoraire CNRS, Sciences Po Grenoble
Les grandes firmes numériques restructurent l’espace politique sous une forme que l’on peut qualifier de néoféodale. Le contrat social fondé sur l’idéal républicain d’une communauté de semblables s’efface, au profit de liens personnels d’individu à individu. Pour les firmes, l’enjeu est le contrôle du cyberespace, notamment l’utilisation des données personnelles, mais aussi la prise en charge de la santé, de la sécurité ou de la mobilité des usagers, jusqu’alors assurées par les États.
La nomination de l’entrepreneur Elon Musk à l’agence de l’efficacité gouvernementale (DOGE) est marquée par une rhétorique libertarienne qui appelle à privatiser la puissance publique en une entreprise dotée d’attributs de souveraineté. L’ambition politique affirmée consiste à démanteler le coûteux édifice de l’État-providence. Mais cette posture antiétatiste ne se limite pas à l’affirmation d’un nouvel ordre institutionnel au sein de la culture politique occidentale. Ce sont en réalité les fondements de cette culture définie par le droit et les règlements qui sont mis à bas.
Comme l’avait théorisé Thomas Hobbes dans son Léviathan, nos modèles d’organisation du pouvoir s’appuient sur une rationalisation légale des rapports entre les individus et de l’État. À l’échelle internationale, cela se traduit par le système westphalien qui institue des relations entre États souverains, réglées surtout par des traités. Sans empêcher l’expression de désaccords publics, cette rationalisation rompt avec l’arbitraire des situations de guerre et avec le despotisme. Le politique constitue un phénomène objectivable, autorisant des mobilisations partisanes et une légitimité acquise par le vote.
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Avec le tournant numérique s’ouvre une brèche au profit de ce que l’on pourrait qualifier de néoféodalisme. La prudence oblige à reconnaître que des formules telles que le « nouveau Moyen Âge » ou le « retour au Moyen Âge » posent plus de problèmes qu’elles n’éclairent l’actualité. Pour autant, des marqueurs du féodalisme ont des implications politiques et anthropologiques qui justifient de mobiliser cette notion.
Au niveau interne, le néoféodalisme se traduit par la dispersion des centres de pouvoir et l’affirmation de la personnalité des liens. Le contrat social fondé sur l’idéal républicain d’une communauté de semblables s’efface au profit de liens personnels d’individu à individu.
Au plan international, cette organisation du pouvoir se traduit par un état de guerre permanent, larvé ou déclaré par des États-nations qui se considèrent comme des empires. Le président Vladimir Poutine déclarant que la Russie n’a pas de frontières ou la volonté états-unienne d’annexer le Canada et le Groenland sont emblématiques de cette posture.
Tandis que, depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la question essentielle du système politique porte sur les relations entre citoyens et pouvoirs publics, le néoféodalisme structure l’organisation du pouvoir à partir des condottières des grandes firmes, comme l’a montré Shoshana Zuboff. Derrière une concurrence économique féroce, l’enjeu est le contrôle du cyberespace, notamment l’utilisation des données personnelles au mépris des droits des citoyens.
L’association du féodalisme et du règne de la tech n’est pas nouvelle, mais elle a surtout alimenté une critique des dérives capitalistiques de l’économie numérique. Or, la montée en puissance de cette contre-culture néoféodale n’est pas l’affirmation d’un courant politique auquel on pourrait opposer une autre tendance comme un socialisme de la donnée. Les dynamiques du Web confrontent fondamentalement les sociétés à un changement drastique du paysage civique, c’est-à-dire des relations réciproques du citoyen à la puissance publique.
Aux États-Unis, l’autorité fédérale et les oligarques de la tech liés par leurs allégeances, imposent en même temps qu’un système complet d’offre de services, des liens de dépendance à leur population amenant à un usage des écrans pouvant conduire à une addiction. Les plateformes proposent désormais des outils pour faciliter le quotidien des populations et leur donner, à terme, satisfaction dans tous les domaines d’activité avec une offre particulièrement efficiente.
En contrepartie, les contenus et les données de chacun sont soumis aux fameux terms of use (conditions d’utilisation) qui échappent en grande partie au contrôle démocratique des citoyens, voire aux États. Les plateformes numériques obéissent d’ailleurs à une logique propre de constitutionnalisation : elles ont leur propre ordre juridique de régulation. Libres d’adapter leurs algorithmes, les fiefs numériques sont aux antipodes du contrat social républicain fondé sur l’égalité en droits et la construction d’un horizon commun.
Instance de captation massive de l’attention des populations, les outils numériques font désormais partie du quotidien : ils modifient le rapport immédiat à la connaissance et aux institutions. L’attention des individus est concentrée en priorité sur le caractère spectaculaire des contenus en ligne qui privilégient les affects et les thèses complotistes.
Dès lors, la recherche de l’information n’est plus passible d’un discours logique comme dans des États qui légitiment des autorités institutionnelles fondées sur des compétences acquises (organismes de recherche, école, enseignement) et sur l’accumulation de connaissances (bibliothèques, musées) : la connaissance par « moteur de recherche » renvoie au contraire à tous les contenus mis en ligne indépendamment de leur solidité. Quant à la certification sociale, elle ne repose plus sur les organisations productrices de connaissances, mais sur la viralité des contenus.
Un autre effet lié à l’essor des plateformes conversationnelles est le délitement de l’espace public, consubstantiel à la démocratie. En effet, la mise en équivalence des expressions privées et publiques sur les réseaux sociaux transforme la signification de l’espace public. On passe d’une représentation abstraite de l’échange d’arguments (dans un espace public idéal), à un flux continu d’informations et de sensibilités individuelles.
Notons que, par leur capacité à connecter les réseaux amicaux et affinitaires, les médiations numériques suscitent un fort sentiment de proximité. De même, la maîtrise d’un outil interactif va de pair avec un sentiment d’intégration chez les jeunes générations, qui expriment moins d’intérêt pour les médias traditionnels.
Le régime néoféodal, marqué par l’intensification de l’usage d’Internet, ne coupe donc pas l’individu du reste de la société. En revanche, les institutions publiques ne pourraient désormais y constituer qu’une option possible parmi d’autres pour organiser la vie collective et garantir la sécurité des populations.
Pourrait-on voir dans ces évolutions un risque majeur de dévitalisation progressive de l’État ? La question mérite attention, car les institutions publiques dépendent de plus en plus de la dynamique des grandes firmes du cyberespace, qui se concentrent principalement aux États-Unis et en Chine.
Les États seront-ils, demain, en mesure d’assurer une mission régalienne de sécurité auprès des populations ? On peut craindre que ces dernières délèguent en priorité la prise en charge de leur santé, de leur sécurité et de leur alimentation aux plateformes – l’enjeu ultime étant le contrôle des imaginaires qui pourraient passer en grande partie sous le contrôle des industries culturelles. Dans ce scénario, on assisterait à une mutabilité plus prononcée de l’attachement institutionnel des citoyens en faveur des plateformes.
Les plateformes seront-elles un jour en mesure de procurer une sécurité comparable à celle que les États ont assurée ces derniers siècles ? Est-on à la veille de voir ces infrastructures évoluer vers des proto-États ?
S’il est trop tôt pour répondre à ces questions, on est en droit de penser que l’usage régulier des plateformes numériques altère certainement l’adhésion au contrat social républicain et les fondements de nos démocraties.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
23.04.2025 à 09:52
Anne-Sarah Moalic Bouglé, Chercheuse associée au laboratoire HISTEME (Histoire, Territoires, Mémoires), Université de Caen Normandie
Le 29 avril 1945, les Françaises se rendent pour la première fois aux urnes. S’il marque une grande date de l’histoire de France et de la République, ce vote féminin de 1945 est mal connu. Retour sur cette étape d’un long combat pour l’égalité.
Le 29 avril 2025 marque le 80e anniversaire du premier vote des femmes en France, lors des premières élections organisées après la Libération. Pourtant, 1945 n’est pas l’année 0 de l’histoire politique des femmes en France.
Ce 29 avril 1945, certaines des Françaises qui se rendent aux bureaux de vote ont déjà glissé un bulletin dans une urne électorale. Cela a été le cas notamment à Villeurbanne, en 1935, à Louviers la même année ou à Dax en 1936, où elles avaient été invitées à voter lors de municipales afin de pourvoir des postes de conseillères créés par des maires contournant l’absence de droit de vote pour les femmes.
Beaucoup (plus de 500 000) ont aussi répondu « oui » au référendum organisé par le quotidien le Journal, en marge des élections législatives de 1914, autour de la question : « Mesdames, Mesdemoiselles, désirez-vous voter un jour ? » Et quelques-unes ont été élues officiellement ou nommées officieusement dans plusieurs communes, durant l’entre-deux-guerres.
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L’ordonnance du 21 avril 1944 portant organisation des pouvoirs publics en France après la Libération marque la fin d’un débat de près d’un siècle et, avec lui, celle de l’inégalité politique des femmes et des hommes. Ce texte annonce que : « Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes. » Cette courte phrase ne traduit pas un féminisme acharné de la part du général de Gaulle ni de l’Assemblée consultative provisoire qui a voté pour la réforme. Elle marque la longue évolution des mentalités et de la « visibilisation » des femmes dans la société française, conjuguées à un basculement politique.
Ce premier vote féminin de 1945 est une grande date de l’histoire de France et de la République. Il est pourtant mal connu, ce qui tient peut-être à la longueur de son instauration et au fait qu’il n’a pas provoqué de révolution.
L’histoire du vote des Françaises est assez récente. Souvent considérée comme une branche de l’histoire des femmes ou des féminismes, elle est plus rarement envisagée comme faisant pleinement partie de l’histoire politique de la France.
La revendication en faveur de l’égalité politique entre les femmes et les hommes est pourtant intimement liée au concept et aux évolutions du suffrage universel. Elle naît durant la IIe République (1848-1852), au moment où la France révolutionne son système électoral par la mise en place du suffrage universel. Des femmes et des hommes se mobilisent pour intégrer les femmes à la nouvelle loi, par la voie législative (Pierre Leroux ou Victor Considerant) ou par la voie militante : la femme de lettres Eugénie Niboyet ou la socialiste Jeanne Deroin manifestent, publient des journaux. Cette dernière se présente même aux élections législatives de 1849 pour faire entendre « la voix des femmes ».
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L’élection au suffrage universel direct de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République conduit au coup d’État de 1851, puis à une mise sous cloche de tout débat politique.
La revendication suffragiste renaît, vers 1870, avec des militantes comme Hubertine Auclert et d’autres groupes de suffragistes. Leurs revendications en faveur du vote, fondées sur une conception républicaine et universaliste, rejoignent, à la fin du XIXe siècle, celles d’un groupe de femmes aisées et philanthropes, convaincues que les femmes des classes populaires seraient le meilleur rempart contre les fléaux sociaux (insalubrité, alcoolisme, jeux…) si elles avaient plus de pouvoir.
C’est par cet élan que la première proposition de loi en faveur d’un vote féminin, en 1906, est officiellement envoyée en commission à la Chambre des députés pour y être étudiée.
Il faut néanmoins attendre l’immédiat après-guerre, en mai 1919, pour que la Chambre des députés entérine l’égalité politique (droit de vote et éligibilité) des femmes et des hommes. Alors que cette réforme génère un grand espoir parmi les suffragistes, le Sénat bloque la réforme pendant vingt ans, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, soutenu par de nombreux élus du Parti radical, faisant fi des progrès majeurs de l’éducation des filles, du travail féminin et de l’opinion publique, de plus en plus unanime sur la question.
Pour ses opposants, les femmes ont un rôle différent de celui des hommes dans la société. Les ouvrir à la politique provoquerait de la discorde dans les foyers et donc un risque social. Elles seraient d’ailleurs incapables, physiquement, de voter – trop impressionnables, trop émotives. Et trop influençables ! Leurs maris, leurs confesseurs, agiraient dans l’ombre. Cette réforme porterait en son sein un grave danger politique pour la République. On dit enfin qu’elles ne sont pas intéressées par le vote.
On retrouve ces arguments lors du débat de l’Assemblée consultative provisoire d’Alger et, malgré cela, la réforme est enfin votée. C’est que la « pierre tombale de la République » a bel et bien été scellée, mais pas par les femmes. Le suffrage universel a été à nouveau étouffé par le régime pétainiste et lorsqu’il renaît de ses cendres, en 1945, c’est comme rajeuni et renforcé par l’apport du vote féminin.
La France rejoint les rangs des autres nations qui avaient accordé le vote à leurs citoyennes parfois depuis le début du siècle, comme la Pologne ou l’Allemagne en 1918. Elle se conforme ainsi à un modèle récurrent : le vote des femmes apparaît en général dans les pays où s’opèrent des changements politiques majeurs, comme la mise en place de nouvelles constitutions à la suite de l’éclatement des empires, après la Première Guerre mondiale.
Le droit de vote des femmes entre en vigueur en France en 1945. Son annonce, sa mise en œuvre et ses conséquences ont été très discrètes, bien loin de la dramatisation de ses détracteurs.
Alors qu’avant-guerre, des centaines de milliers de personnes soutenaient le suffrage féminin, l’annonce de son instauration ne provoque guère de réaction. Comment aurait-il pu être autrement dans une France en guerre, occupée, où les communications du gouvernement provisoire et de l’Assemblée provisoire d’Alger, assurant la continuité républicaine, ne pouvaient atteindre la métropole que clandestinement ?
Les préparatifs des élections de 1945 permettent de mieux analyser les réactions à la réforme. En effet, la vie politique reprend son cours, avec les élections municipales des 29 avril et 13 mai 1945, puis avec l’élection législative du 21 octobre. C’est à ce moment que chacun prend la mesure de la nouveauté.
Les renseignements généraux sondent l’air du temps, tout comme la presse. Les services préfectoraux maintiennent la ligne d’avant-guerre : une réticence face au vote féminin, mettant en avant le fait que les femmes se désintéressaient globalement de la politique, qu’il était peu opportun de faire cette réforme alors que tous les hommes n’étaient pas encore rentrés, ou que les femmes risquaient de voter sous influence.
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Dans certains titres très orientés sur le plan idéologique, on sent la volonté d’attirer les femmes à sa cause. C’est très évident dans l’Humanité et dans la Croix, dont les argumentaires sont sensiblement les mêmes : les femmes sont des pivots dans la défense d’une certaine vision du monde et sont courtisées en tant que telles. La presse généraliste est plus factuelle, encourageant les femmes au vote, leur expliquant le déroulement du scrutin, leur parcours dans le bureau de vote, etc. Tout laisse entendre que la réforme était mûre.
C’est d’ailleurs la conclusion qui peut être tirée au moment des élections : il n’y a pas de grand bouleversement. Les grands équilibres politiques ne vacillent pas. Les femmes n’ont pas provoqué de raz-de-marée réactionnaire ou révolutionnaire. En revanche, elles sont allées voter massivement, sans doute aux alentours de 9 millions, sur les plus de 13 millions d’inscrites, même si leur abstention est supérieure à celle des hommes de 7 à 12 %.
Des études montrent que leur vote n’est pas lié à leur pratique religieuse, mais à leur milieu social. Les résultats de ces premiers votes montrent des femmes qui votent davantage pour les partis de droite modérée et du centre, tandis que les hommes votent plus à gauche. Néanmoins, ces écarts sont relativement marginaux. Statistiquement, le couple vote pour le même parti.
Pas de révolution non plus au niveau de la représentation nationale : les femmes élues sont très minoritaires (33 sur 586) et le restent jusqu’aux années 2000, atteignant un abyssal 1,4 % de députées en 1958 et ne dépassant les 10 % qu’à partir de 1997. Cette difficulté à faire émerger des femmes politiques, encore présente aujourd’hui, malgré la loi de 2000 sur la parité, est très certainement un héritage de cette histoire du vote féminin, mêlant évolution lente des mentalités et politique.
Enfin, le vote féminin n’a pas non plus directement provoqué de changement dans la condition féminine. Par exemple, la première réforme d’importance sur ce sujet n’est votée que vingt ans plus tard. Il s’agit de la modification des statuts matrimoniaux, en 1965, mettant fin à la soumission de l’épouse à son mari pour de nombreux actes de sa vie quotidienne (droit de veto sur son travail, autorisation pour l’ouverture d’un compte bancaire…).
L’obtention des droits de vote et d’éligibilité par les Françaises est une étape fondamentale de l’histoire de la République. Elle ne peut être lue uniquement au prisme des progrès de la condition féminine ni de la participation effective des femmes – quand bien même ces données sont des éléments importants.
Avant 1945, la France n’est pas une démocratie pleine et entière, et c’est bien l’accession à la citoyenneté de la moitié de sa population adulte qui lui fait atteindre sa maturité. Ainsi, la connaissance de cette réforme devrait être bien plus étudiée qu’elle ne l’est aujourd’hui : le suffrage électoral des Françaises appartient à l’histoire de France, autant qu’à l’histoire des femmes.
Anne-Sarah Moalic Bouglé est membre de Territoires de Progrès. .
21.04.2025 à 19:34
Cynthia Fleury-Perkins, Professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du CNAM, et titulaire de la chaire de Philosophie à l’hôpital (GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences), Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Dans un monde qui fait la part belle à la performance et à la concurrence, les personnes les plus fragiles sont-elles prises en compte ? Si l’on n’a jamais autant parlé d’inclusion, si la pandémie de Covid-19 nous a collectivement placés face à nos fragilités, la vulnérabilité reste stigmatisée.
Or, c’est en considérant ce que traversent les personnes malades et précaires que l’on peut élaborer des politiques de prévention qui bénéficient à tous, explique la philosophe Cynthia Fleury, professeur titulaire de la chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers et titulaire de la Chaire de philosophie à l’hôpital (GHU Paris Psychiatrie et neurosciences). Autrice de la Clinique de la dignité et du Soin est un humanisme, elle plaide pour une « société du care ». Entretien.
The Conversation : Dans nos sociétés compétitives, quelle place pour les personnes vulnérables ? Et où la vulnérabilité commence-t-elle ?
Cynthia Fleury : La vulnérabilité se définit essentiellement selon deux approches. La première, ontologique, la considère comme la condition sine qua non de l’homme en tant qu’être qui naît, meurt, est touché par la maladie. Purement biologique, cette approche manque la complexité du fonctionnement humain et de son développement qui nécessitent, pour être compris, de s’inscrire dans des modèles biopsychosociaux.
C’est par exemple le sens de la thèse de la néoténie et de l’altricialité secondaire – popularisée par les travaux du biologiste Adolf Portmann et, plus récemment, par le sociologue Bernard Lahire – qui pose que nous sommes physiologiquement tous des prématurés : autrement dit, sans le soutien (présent et à venir) des autres, l’individu ne peut survivre.
C’est aussi ce que veut dire le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott avec son étonnante formule, « Un bébé, ça n’existe pas ». Pour qu’un être humain se développe, il faut que se mette en place autour de lui une structure de « care » et de soins prolongés, bien au-delà de sa naissance. Sauf à être transhumaniste – et à considérer donc que nous n’aurions pas de limites substantielles et d’interdépendances –, la vulnérabilité est la réalité initiale à laquelle nous sommes tous confrontés.
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La deuxième approche de la vulnérabilité est sociologique : elle se définit comme la propension des individus à subir des impacts négatifs dus à des facteurs économiques, sociaux, culturels, institutionnels.
En sociologie, la vulnérabilité est à envisager comme une interaction complexe entre ces différents facteurs structurels. D’où le fait que, pour produire un diagnostic et une thérapeutique (c’est-à-dire une politique de correction des inégalités dues aux vulnérabilités), rigoureux l’un comme l’autre, il est déterminant d’avoir une approche dite « intégrée » mêlant l’analyse des facteurs structurels et la question des trajectoires plus personnelles. C’est une affaire dynamique, psychodynamique, collective.
La société est plus ou moins une fabrique de « vulnérabilisation », selon ce qu’elle permet légalement, systématise, etc. Dès lors, nos choix collectifs, consciemment ou inconsciemment, endiguent, régulent ou renforcent ces vulnérabilités.
T. C. : On parle de plus en plus d’inclusion, les derniers Jeux paralympiques ont bénéficié de plus de visibilité dans les médias… La vulnérabilité est-elle socialement plus acceptée ?
C. F. : Comme je l’avais noté dans la Clinique de la dignité, jamais il n’y a eu dans nos sociétés occidentales un discours aussi consensuel de reconnaissance de la vulnérabilité, jamais on n’a tant donné à la vulnérabilité la possibilité de se raconter, non seulement dans les espaces privés, mais aussi dans l’espace public.
Prenons l’exemple récent du journaliste Nicolas Demorand, présentateur de la matinale de France Inter, déclarant : « Je suis un malade mental. » Cette prise de parole ne relève pas tant de la « Mad Pride » que d’un refus de continuer à vivre cette ultravulnérabilité comme une honte. À un moment donné, il prend le risque de franchir le Rubicon de la possible stigmatisation pour produire un plaidoyer à partir de son expérience. Il y a vingt ans, il n’aurait sans doute pas agi ainsi. Il le fait parce qu’il est dans une conscientisation différente de sa situation, mais aussi parce que la société accueille différemment cette « singularité », pour ne pas dire cette « vulnérabilité ».
Malgré ces évolutions, cependant, les stigmatisations persistent. C’est le cas dans la sphère du travail, tous les patients peuvent vous le raconter. Les personnes souffrant de maladies chroniques sont toujours renvoyées à un questionnement sur leur mythomanie possible, sur leur fiabilité. L’ère du soupçon persiste.
T. C. : Cela veut-il dire que la reconnaissance de la vulnérabilité reste de l’ordre du discours ?
C. F. : Non, cela va au-delà du discours, il y a dans nos sociétés occidentales toute une axiologie (ou théorie des valeurs morales), qui intègre la dignité de la vulnérabilité. Celle-ci est envisagée comme un vecteur de connaissance et un levier capacitaire au sens où, c’est au chevet des plus vulnérables que l’on peut vraiment appréhender la complexité des situations et que l’on peut avoir une clinique du réel, au sens lacanien du terme (séminaires XI et XX).
On peut définir la « clinique du réel » comme l’analyse clinique des effets que le réel, dans sa dimension non symbolisée et irréductible, produit dans la structuration du psychisme. L’expression s’est depuis banalisée pour définir toute tentative de diagnostic et de thérapeutique confrontée aux dimensions les plus « effractantes » du réel.
Mais, au-delà de ces discours et de ces représentations de soi nourries de la Déclaration des droits de l’homme, subsistent un « rejet » et une crainte de la vulnérabilité. On reste dans un système social qui est une véritable machine à mettre à mal les vulnérabilités, à les stigmatiser, au mieux à les invisibiliser. En fait, les deux réalités coexistent. Les stéréotypes ont la vie dure, on est face à des situations clivées.
Par ailleurs, nous subissons une vague post #MeeToo, notamment dans les sociétés occidentales, ressentimiste et masculiniste qui stigmatise la vulnérabilité, la dévalorise, considère qu’elle est un danger culturel et social, et qu’elle doit être mise à mort.
T. C. : Des scandales ont levé le voile sur des situations terribles dans les crèches et dans les Ehpad. Les hôpitaux manquent de moyens. Dans quelle mesure la société fabrique-t-elle de la vulnérabilité ?
C. F. : Pour forger une alliance thérapeutique entre soignants et patients, il faut du temps. Plus on est vulnérable, plus on évite les soins. Pour construire un consentement à ces soins, pour que leur efficience ne soit pas mise à mal, il faut donc encore plus d’écoute et d’empathie. Or, le new management, avec sa pression gestionnaire, empêche cela.
Cette restriction des moyens qui pèse sur l’humain ne concerne pas seulement les services hospitaliers, on la retrouve à l’école, dans l’entreprise, dans la magistrature – aussi délirant que cela puisse paraître, elle touche même les soins palliatifs. Les travaux de la psychodynamique autour de la souffrance au travail ont mis au jour cette fabrique de situations indignes, qui empêche des soignants et des personnels de services publics de pouvoir faire leur métier dignement, produit des burn out et génère du mal-être chez les patients et leurs familles…
Il existe une deuxième grande fabrique de vulnérabilités, plus géopolitique, face à ces failles systémiques que sont les zoonoses, les pandémies. Alors qu’on atteint les limites planétaires de la croissance, l’accès aux ressources devient de plus en plus concurrentiel. Le nombre de réfugiés climatiques augmente, les conflits conduisent à des déplacements de populations.
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Ces situations terribles vont de pair avec une instrumentalisation de la notion de résilience : on continue sciemment de produire des vulnérabilités en considérant qu’il restera toujours une solution, le recours à la résilience. Or, il faudrait avant tout se dire : « Arrêtons de produire de telles situations. » La première des résiliences, c’est la culture de la prévention.
T. C. : Qu’est-ce que prendre soin, dans une société du care ? En quoi cela va-t-il au-delà de la prise en charge matérielle, physique ?
C. F. : Le soin passe par le corps, il passe par des ressources, mais ce n’est jamais une simple activité matérielle. Le soin active la fonction symbolique des êtres, il fabrique de l’éducation, il fabrique la potentialité des êtres et la résilience des sociétés.
Il y a quatre grandes approches philosophiques, ce que j’appellerais quatre grands âges du care qui, d’ailleurs, ne s’opposent pas, mais s’entrelacent, se combinent. Dans les années 1950 surgissent les théories de l’attachement, la pédopsychiatrie pose que l’absence de soin crée des troubles du développement. C’est la première définition du soin évoquée plus haut et toujours valable aujourd’hui.
Puis il y a eu des approches plus éthiques et politiques du care, centrée sur l’activité de soin, s’interrogeant sur les différences pratiques et morales entre les hommes et les femmes. Ces considérations genrées ont été essentielles pour démontrer dans un premier temps la « féminisation » du soin, donc sa dévalorisation, et son invisibilisation, et dans un deuxième temps leur nécessaire dépassement pour définir une activité générique de l’espèce humaine. On pense notamment aux travaux de Joan Tronto qui explique que le soin est tout simplement l’activité prioritaire de l’espèce humaine et qui le définit comme ce qui travaille à maintenir la vie bonne, à « réparer notre monde ».
Aujourd’hui, le « prendre soin » s’ouvre à des approches intégrées de type « One Health », où l’on considère que la santé humaine s’insère dans un tout et qu’à ce titre, elle est en dialogue constant avec la santé des écosystèmes et avec la santé animale. Prendre soin n’est plus seulement une activité interhumaine, mais une activité inter-vivants. L’homme n’est plus une exception ou, si exceptionnalité il y a, c’est dans la conscience aiguë et responsable qu’il a de cette nécessité de créer des liens réciproques et de faire baisser les externalités négatives sur les ressources naturelles.
T. C. : De quelle manière travaillez-vous sur cette notion de care à la Chaire de philosophie à l’hôpital ?
C. F. : Nous défendons une approche capacitaire de la vulnérabilité, autrement dit, en la considérant d’abord comme une « épistémologie », au sens où elle est un vecteur de connaissance et permet d’avoir une vision très fine de la réalité. Ensuite, nous travaillons à faire d’elle un levier capacitaire. Nous avons théorisé cette approche par la notion de « générativité de la vulnérabilité » : personne ne peut nier que la vulnérabilité est prioritairement, hélas, une matrice à créer de l’incapacité ; autrement dit, une vulnérabilité en entraîne une autre, comme en cascade.
Prenons la question de la maladie, ses effets physiologiques peuvent se répercuter sur la sphère du travail, la sphère familiale et amicale, la vie psychique… Les maladies chroniques notamment sont des bombes à retardement. Il n’y a pas une personne qui subisse une maladie chronique sans être, à un moment donné, touchée par une souffrance psychique importante, qu’il s’agisse de troubles anxieux ou dépressifs, de troubles du sommeil, de troubles de l’alimentation…
Cette dynamique déficitaire dangereuse, il importe de mieux la saisir, pour mieux déconstruire ses imbrications… Pour autant, la générativité du vulnérable ne se résume pas à cette seule approche déficitaire qui étudie les dysfonctionnements en chaîne. La vulnérabilité peut aussi être source d’invention. Pour résister à l’hyper-contrainte qu’elle représente, il faut produire ce que le philosophe Georges Canguilhem appelle une norme de vie et c’est ainsi que l’on crée des objets qui n’existaient pas, des dispositions d’être inédites, des usages nouveaux, etc.
En tenant compte de ce potentiel d’innovation, on peut activer une autre théorie de la conception, partant du point de vue des personnes vulnérables. C’est d’ailleurs très intéressant de voir à quel point susciter la part « agente » des patients, et notamment leur capacité de conception, est thérapeutique. À la chaire, nous défendons une « fonction soignante en partage », autrement dit, celle où le soin est une activité créatrice portée par l’ensemble des parties prenantes (soignants, patients, familles, citoyens lambda). Nous appelons cela du « design capacitaire », soit le co-design de protocoles de soin avec les patients, le personnel hospitalier, les familles, les citoyens.
Nous avons travaillé par exemple sur des solutions de « contenance » volontaire (le protocole Cisuco) qui puissent être des alternatives aux dispositifs de contention chimique et mécanique utilisés en psychiatrie contre la volonté des patients.
T. C. : Accepter la vulnérabilité, c’est donc un facteur de progression ?
C. F. : Disons que c’est un facteur d’« intelligence » pour la résilience des systèmes. C’est en allant sur les marges qu’on peut élaborer des politiques de prévention plus efficaces. C’est en prenant en considération entre autres ce que traversent les migrants qu’on viendra au mieux protéger les citoyens. Nous qui pensons être très éloignés de leur situation pourrions très bien connaître ces déplacements forcés face aux bouleversements climatiques.
Très souvent, ce qui a été pensé pour les plus vulnérables finit par être utilisé de manière universelle. La démocratie sanitaire, par exemple, c’est par la clinique du sida qu’elle a été révolutionnée, pas par la clinique des patients lambda.
L’ergonomie montre aussi combien l’inclusivité sert à tous. Imaginons des femmes qui arrivent dans une entreprise où il y a de lourdes charges qu’elles ne peuvent pas porter. On va aménager les postes, produire d’autres outils, éventuellement des exosquelettes. Certains de leurs collègues, qui auront au départ protesté contre la féminisation des métiers, finiront par revenir sur leur position, par reconnaître la fatigue générée et les troubles musculo-squelettiques générés par cette manutention, puis par avoir recours aux dispositifs mis en place.
T. C. : Quel lien entre État social et État de droit ? En quoi la prise en compte de la vulnérabilité est-elle essentielle à la démocratie ?
C. F. : On voit bien que les premières attaques de Donald Trump dès son retour au pouvoir ont visé la santé ou encore l’aide au développement.
Par définition, les régimes autoritaires fascisants – au sens de « late fascism », d’Enzo Traverso – sont des régimes de hiérarchisation des êtres, qui fonctionnent sur l’activation de relations de subordination, d’exploitation du corps d’autrui (« Your body, my choice ») et dévaluent la notion de vulnérabilité, considérant qu’il faut la repérer et l’éradiquer. Et cette vulnérabilité est multiple : il peut s’agir de handicap, de sexualité, de genre, d’âge…
A contrario, il existe une sorte de pacte essentiel entre la vulnérabilité et l’État social de droit qui, chaque fois qu’il élabore une loi, doit produire une loi qui ne renforce pas les vulnérabilités des plus faibles. La normativité dans un État de droit est « critique », « réflexive » envers elle-même, sans cesse relégitimée par de nouvelles « inclusivités » ou encore « prises en considération » de ce qui était, jusqu’alors, exclu et discriminé.
Propos recueillis par Aurélie Djavadi.
Cynthia Fleury-Perkins ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.04.2025 à 16:27
Amandine Payet-Junot, Consultante Recherche et développement en sciences sociales, Université de la Réunion
Pascale Chabanet, Directrice de recherche, spécialiste des récifs coralliens, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Valery Ridde, Directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Emmanuel Macron se rendra sur l’île de La Réunion dans la semaine du 21 avril. Les crises sanitaires récentes – Covid, chikungunya – ont signalé l’approche verticale et autoritaire du pouvoir hexagonal. Une étude post-Covid montre pourquoi ces politiques de santé, imposées sans concertation avec les populations locales, ont suscité méfiance et colère. Partager la responsabilité avec les communautés s’avère indispensable pour une gestion de crise efficace.
Les débats contemporains mettent en évidence l’héritage colonial persistant dans les politiques coercitives de santé publique. Dans les territoires ultramarins, la gestion centralisée des crises sanitaires a souvent montré ses limites. La situation sanitaire à Mayotte après le passage du cyclone Chido en est une nouvelle illustration, entre frustrations et colères des populations concernées.
Sur l’île de La Réunion, la réponse de la santé publique contre le chikungunya, virus transmis par un moustique, a été marquée par une intervention tardive, un manque de moyens adaptés et une coordination jugée insuffisante. Ces carences ont été particulièrement mal vécues sur place, donnant le sentiment que La Réunion était un « sous territoire ».
Face à la pandémie de Covid-19 en 2020, la France a-t-elle appris de ses erreurs ? Manifestement, non. Certaines analyses montrent que l’approche relevait davantage de l’infantilisation des populations – à coups de communications fondées sur la menace et sur la peur, s’accompagnant de moyens répressifs – plutôt que sur une démarche de renforcement de leur pouvoir d’agir (empowerment).
Cette politique autoritaire est en contradiction, notamment, avec le mouvement de promotion de la santé réaffirmé lors de l’adoption de la Charte d’Ottawa, en 1986. Celle-ci insiste sur la nécessité de permettre aux individus et aux communautés d’exercer un contrôle effectif sur les déterminants de leur santé, afin de pouvoir l’améliorer de manière autonome et durable.
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Si la centralisation des décisions présente l’avantage de favoriser une coordination rapide et cohérente des mesures de riposte, elle comporte le risque de passer à côté des spécificités et des besoins propres à chaque territoire. C’est pourquoi ces directives suscitent souvent des réticences. À La Réunion, des contestations publiques ont démontré la méfiance vis-à-vis de la vaccination contre le Covid ou des restrictions de déplacement.
À partir de 53 entretiens qualitatifs réalisés entre février et mai 2021, nous avons observé une grande variabilité dans les perceptions à l’égard du virus et des mesures sanitaires prises par les autorités.
Pour une partie des personnes interrogées, le Covid-19 était une menace réelle et dangereuse, justifiant des règles strictes, tandis que d’autres minimisaient son impact, voire remettaient en cause son existence, une posture repérée dans 42 % des discours analysés.
Indépendamment de ces divergences d’opinions, notre étude montre que l’usage d’une communication anxiogène a contribué à renforcer certaines croyances conspirationnistes, présentes dans 42,2 % des discours, en particulier celles mettant en doute l’existence même de la maladie ou la véracité du nombre de cas déclarés. L’adhésion aux consignes émises par les autorités de santé en fut amoindrie, réduisant l’efficacité des préconisations sanitaires.
Par ailleurs, 28 % des discours analysés reflètent une perception des mesures comme imposées « d’en haut ». Comme le dit un participant : « Je pense que le préfet est obligé de suivre le gouvernement. »
En outre, face à des prescriptions telles que la fermeture tardive de l’aéroport ou l’instauration de couvre-feux partiels, les éléments de discours suggèrent un scepticisme marqué, en particulier dans un territoire ultramarin où les frustrations historiques liées aux inégalités sociales restent vives. L’exemple de la crise du chikungunya en 2005-2006 en est une illustration frappante : la mobilisation effective de l’État ne s’est intensifiée qu’au début de l’année 2006, soit près d’un an plus tard, laissant une trace indélébile dans la mémoire collective réunionnaise.
L’étude révèle que la vie sociale, familiale et communautaire occupe une place centrale dans le quotidien des Réunionnais, et que certaines mesures – telles que les couvre-feux ou l’interdiction des pique-niques du dimanche – ont été vécues comme des atteintes directes à leur mode de vie traditionnel.
Dans ce contexte, une co-construction des décisions avec les acteurs locaux aurait permis de mieux concilier les impératifs de santé publique et les formes de sociabilité propres au territoire. Même lorsque des structures régionales comme l’Agence régionale de santé (ARS) sont présentes, leur dépendance aux cadres nationaux crée une rupture face à des stratégies jugées pénibles et inadaptées.
L’étude menée à La Réunion est un exemple probant bien que des activités de courtage en connaissances – c’est-à-dire la transmission utile des savoirs scientifiques vers les décideurs et acteurs de terrain – s’avèrent indispensables. En mettant en lumière la pluralité des représentations du Covid-19 – de la remise en question de son existence à la dénonciation des gestions politiques –, cette étude montre que les réactions face aux mesures sanitaires sont étroitement liées aux expériences passées, aux pratiques sociales et aux imaginaires collectifs.
Dans ce cadre, la science a un rôle essentiel à jouer, non seulement pour comprendre ces perceptions, mais également pour s’appuyer sur des approches qualitatives, participatives et inclusives. La recherche permet ainsi aux populations de devenir non de simples destinataires des décisions, mais des acteurs de la santé communautaire.
Une communication transparente, insistant sur le choix de mots précis, non alarmistes, favorise la compréhension du public. C’est tout l’inverse d’expressions comme « confinement obligatoire » ou « danger imminent », utilisées à l’excès par les autorités.
Des formulations telles que « protection collective » ou « mesure de précaution solidaire » véhiculent, au contraire, une dimension plus positive et engageante de responsabilité partagée.
Impliquer les acteurs locaux fonctionne. Ainsi, lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, face à l’hostilité initiale des populations, les autorités ont revu leur approche en s’appuyant sur les leaders religieux, les chefs de village et les relais communautaires pour construire des messages de prévention culturellement adaptés. Des relais communautaires ont été utilisés pour faire passer les messages dans les langues locales. Les protocoles funéraires étaient pensés pour respecter les règles sanitaires, mais aussi les rites religieux des locaux.
Comme vient de le confirmer Santé publique France, la pandémie de Covid-19 a été une nouvelle occasion manquée de lutte contre les inégalités sociales de santé.
Au-delà de la seule efficience des mesures sanitaires, c’est la capacité à reconnaître les savoirs, les expériences et les voix des territoires qui constitue un levier primordial pour construire une relation de confiance durable. En ce sens, les crises sanitaires deviennent des occasions non seulement de protéger, mais aussi d’émanciper les populations face aux incertitudes à venir.
Amandine Payet-Junot est membre de l'association de psychologie positive de l'océan indien.
Pascale Chabanet a reçu des financements de l'Europe, Etat Français, Région Réunion
Valery Ridde a reçu des financements de l'ANR, de la FRM, de l'INSERM, Enabel, OMS, Banque Mondiale
16.04.2025 à 17:11
Rougeon Marina, UCLy (Lyon Catholic University)
L’anthropologie permet d’appréhender les violences conjugales comme un problème social complexe touchant tous les milieux. Plusieurs problématiques sont souvent associées : crise du modèle patriarcal, exclusion sociale, santé mentale, représentations érotiques et affectives sexistes… La violence des hommes appartenant à des milieux privilégiés reste un défi pour la recherche, la justice et les politiques publiques.
Le procès du féminicide de Chahinez Daoud, commis il y a quatre ans par celui qui était alors son mari, place à nouveau au cœur de l’actualité l’aboutissement le plus tragique des violences conjugales, perpétrées par des hommes sur des femmes avec lesquelles ils sont mariés ou avec qui ils vivent. Ce type de crime, dont la visibilité tend à augmenter, est légion en France et ailleurs.
Aux côtés d’autres formes de violences, celles dites conjugales s’érigent progressivement dans nos sociétés comme intolérables au sens moral : elles relèvent de plus en plus de l’inacceptable et de l’insupportable. Si nombreux sont les penseurs – tels Hobbes, Rousseau ou encore Freud – à avoir mis en avant la violence comme un phénomène proprement humain, consubstantiel au sujet vivant, libre et conscient, les institutions apparaissant alors comme décisives pour « maîtriser » les phénomènes de violence. Mais les travaux d’anthropologues contemporains, basés sur des enquêtes de terrain approfondies, signalent d’autres pistes pour penser et comprendre la violence conjugale : elle constitue une production sociale.
Dans la recherche en sciences sociales, elle est comprise de façon plutôt consensuelle en lien avec les questions de genre, apparaissant comme une forme de contrôle social qu’exercent des hommes sur des femmes. Le sexisme ordinaire constitue la principale cause sociale de cette violence : les hommes se percevant comme supérieurs aux femmes, ils s’autoriseraient à adopter à leur égard une attitude violente, en vue de les dominer.
En outre, de nombreux travaux montrent que cette violence ne peut être définie par un geste physique seul. Elle est constituée d’un ensemble d’éléments qui convergent : relation d’emprise ; cumul de diverses formes de violences (verbales, psychologiques, physiques, sexuelles, économiques) ; répétition des épisodes de violence ; gravité de leurs conséquences.
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Toutefois, d’autres aspects que le genre entrent en ligne de compte, comme l’imbrication profonde de la violence conjugale avec d’autres formes de violence structurelle, qui alimentent l’exclusion sociale et l’humiliation ; ces violences se trouvent au cœur des rapports de classe, de racialisation, et de colonialité. Comprendre les violences conjugales pour ensuite proposer des cadres de prise en charge aux personnes concernées invite donc à tenir compte de leurs ancrages socio-économiques et de leurs statuts, très divers.
Cette diversité va à rebours de l’idée préconçue selon laquelle il y aurait un profil privilégié d’agresseur ; autrement dit, qu’il y aurait plus de violence de la part d’hommes racisés des classes populaires, souvent issus de l’immigration, quand les enquêtes quantitatives montrent que les viols sont commis dans tous les milieux sociaux.
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On constate par contre une condamnation plus importante d’agresseurs en situation économique précaire. Les positions sociales, et les rapports de pouvoir qui leur sont liés, ont leur importance au moment du (dé) voilement judiciaire de ces violences, quand on considère que « la plupart des hommes des milieux favorisés n’apparaissent nullement impressionnés par l’appareil judiciaire et bataillent au sens propre du terme pour se défendre, servis en cela par d’évidentes ressources (financières et intellectuelles notamment) que leur fournit leur position sociale », comme le montre la sociologue Véronique Le Goaziou. À ce titre le procès des viols de Mazan ouvre une brèche importante dans la condamnation d’agresseurs davantage insérés socialement.
Bo Wagner Sørensen a mené il y a une trentaine d’années une recherche de terrain dans la capitale du Groenland, Nuuk, pour s’intéresser aux façons par lesquelles, dans les cas de violences conjugales, les habitants percevaient la violence et l’expliquaient. Selon eux, celle-ci risquait d’éclater quand la femme menaçait « la position sociale de son mari en tant qu’époux, père ou homme dans la famille, aussi bien que sa masculinité et son honneur ».
L’anthropologue y voyait l’un des effets de la modernisation de la société locale s’exprimant au cœur de la vie intime : les places occupées par les hommes et les femmes s’en trouvaient bouleversées, ces dernières accédant à une autonomie financière et adoptant des comportements s’éloignant d’une forme de docilité attendue. Pour ces hommes, l’usage de la violence était perçu comme une façon de rétablir les frontières de genre. Phénomène sexué, la violence conjugale à Nuuk devait être comprise par Sørensen comme un « geste planifié dans l’ordre social ».
Toutefois ce qui se joue dans les années 1990 dans la société groenlandaise n’est pas si différent d’autres contextes socioculturels. Des mécanismes communs sont ainsi mis en évidence par les chercheurs.
Les anthropologues contribuent à construire un savoir à rebours de plusieurs « justifications sociales » de la violence conjugale, qui contribuent d’ailleurs à la rendre invisible ou à l’euphémiser. Ces justifications sont de deux ordres : la naturalisation et la pathologisation. La première repose sur l’idée que les hommes sont naturellement violents, et traduit une conception particulière de certaines émotions, comme la colère. Elles exerceraient en eux une pression si forte qu’irrépressiblement, la violence surgirait tel un débordement non intentionnel. La seconde justification sociale commune de la violence conjugale est la pathologisation des agresseurs : elle serait le résultat d’un déséquilibre mental, et donc le symptôme d’un mal-être masculin.
Pour s’éloigner de ces justifications, les chercheurs se mettent à l’écoute du vécu des acteurs de la violence conjugale. C’est le cas de Dolorès Pourette qui a recueilli en 2002 en Polynésie française des récits d’hommes astreints à un suivi psychiatrique suite à un jugement pour ce type de violences. Elle signale que ces actes sont liés pour eux à une remise en question de l’autorité masculine dans le couple, dans une société colonisée aux rôles masculins et féminins bien démarqués jusqu’alors.
Ces différents travaux mettent en lumière les rapports complexes entre masculinités, changement social et santé mentale, dans des contextes où le modèle patriarcal se trouve mis à mal non pas à l’issue de luttes collectives, mais de par des conditions de vie souvent subies. Faisant notamment référence à une recherche sur les trafiquants de drogue portoricains immigrés à New York, Marie-Elisabeth Handman écrit : « quand les hommes sont dominés, que ce soit par la colonisation ou la relégation dans des banlieues qui cumulent les handicaps sociaux, ils sont privés des attributs [socialement] conférés à la masculinité (entre autres, être les pourvoyeurs de fonds des familles) et ce sont les femmes qui paient le prix fort de cette dévirilisation ». Au cœur de la violence conjugale, il y a bien des enjeux de pouvoir mais aussi des enjeux normatifs.
S’inscrivant dans le sillon foucaldien, les psychanalystes Laurie Laufer et Thamy Aiouch ont montré que les rapports de pouvoir s’articulent au sein de l’intime, à partir d’un dispositif de « reproduction des normes de genre et des stéréotypes des rôles sexués », et que les conflits qui peuvent dégénérer en violences sont souvent déclenchés par ce dispositif.
Traiter la violence conjugale comme un problème social et non comme un problème moral a des implications. Plusieurs pistes de travail se dégagent, et sont investies différemment par les acteurs de la société civile. La question de la prise en charge des acteurs de violence en est une, importante et nécessaire, bien que cette voie demeure encore peu « attrayante » socialement – on attend davantage une réponse uniquement punitive – peu pensée, et donc peu audible.
Une autre piste, plus structurelle, consiste en un travail de « transformation des normes érotico-sociales », comme l’évoquait déjà Freud en son temps, notamment par un suivi clinique. Cela implique aussi de se mettre à l’écoute des chercheurs en sciences sociales qui mettent le doigt sur la complexité des rapports entre le social, le normatif et l’affectif, et apportent ainsi des éléments pour redéfinir les normes de la masculinité encore dominante, en-dehors des injonctions à la virilité.
L’anthropologie est certainement la discipline la plus encline à dissiper la confusion que cette complexité peut créer, « grâce à la présence prolongée des chercheurs sur le terrain, à leur écoute attentive des différents acteurs ». Elle a un rôle important à jouer en se saisissant du sujet des violences conjugales, encore trop peu étudié de nos jours. Surtout, « la violence des hommes blancs des classes moyennes et supérieures demeure largement impensée ». Il faut s’en emparer pour œuvrer à une plus grande compréhension de ce phénomène, à rebours des préjugés et de la production sociale d’un silence imposant sur le sujet.
Rougeon Marina ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.