28.12.2025 à 10:30
1989 : dans une enquête magistrale sur le rôle des femmes dans la primatologie, Donna Haraway articulait sciences, patriarcat, racisme et impérialisme. Un classique fondateur des humanités environnementales enfin traduit, alors que les grands singes, à l’interface entre nature et culture, vivent désormais au seuil de l’extinction. Préface inédite et introduction.
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Ce texte est un extrait du livre Être femelle. Le tournant féministe de la primatologie, traduit de l’anglais par Marin Schaffner et paru aux Éditions Wildproject en 2025 (avec une postface inédite de Vinciane Despret).
À Dian Fossey, et à toutes les femmes qui ont été tuées en défendant la vie
Primate Visions est le deuxième livre de Donna Haraway1. Entamé à la fin des années 1970 et publié en 1989, il propose une histoire critique de la primatologie au 20e siècle, sur près de 500 pages. Être femelle est la traduction de l’introduction générale de ce livre – que vous retrouverez ci-dessous en intégralité – ainsi que de sa troisième et dernière partie.
Lorsqu’elle entame Primate Visions, Donna Haraway enseigne à la Johns Hopkins University (1974-1980), dans le département d’histoire des sciences. Ses travaux de l’époque explorent principalement les implications philosophiques et politiques de la biologie à laquelle elle a été formée.
Nommée professeure à l’université de Santa Cruz en 1980 (où elle finira la rédaction de Primate Visions), elle obtient alors la première chaire en théorie féministe des États-Unis. Dès ce moment, ses recherches se déploient à la croisée de la critique des sciences, des études de genre, de la science-fiction et de l’écologie. Deux articles majeurs publiés alors témoignent de sa singularité transdisciplinaire : « Manifeste cyborg : science, technologies et féminisme socialiste à la fin du 20e siècle » (1985)2 et « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » (1988)3. Le sous-titre original de Primate Visions – « Genre, race et nature dans le monde de la science moderne » – résume sans détour son approche.
Contrairement au français, le terme anglais female peut à la fois signifier « femelle » et « femme » – même s’il reste différent, en ce second sens, de woman. Nous avons volontairement choisi de traduire ce terme sous sa première acception, tout au long du livre, afin d’insister sur l’ancrage de la question féministe dans les enjeux de la biologie, et sur leurs enchevêtrements multiples – ce qui est un des cœurs battants de la critique de la primatologie ici développée par Donna Haraway.
Il y a plus de quarante ans, j’ai commencé à sérieusement interroger les manières dont l’amour, le pouvoir et la science s’entremêlent au sein des constructions de ce qui est considéré comme relevant de la « nature » pour les sociétés contemporaines.
Quarante ans plus tard, je continue de m’interroger à ce sujet, avec un sentiment d’urgence toujours plus grand – et cela, quand bien même la nature est devenue pour moi des naturecultures. Les « naturecultures » s’écrivent nécessairement en un mot ; et ce mot est empli des histoires des pratiques masculinistes, coloniales, raciales, capitalistes, écocidaires et génocidaires – mais pas seulement. Jamais seulement. Les naturecultures sont aussi emplies de recherches empiriques et de théories astucieuses qui changent des vies, d’un engagement profond en faveur de mondes qui dépassent l’exceptionnalisme humain, et d’un amour passionné pour les êtres vivants et mourants de la Terre. Les scientifiques francophones dans les pays francophones sont et ont été des act·rices majeur·es de ce drame complexe.
En écrivant Primate Visions, j’ai demandé de l’aide à mes parentés primates et je l’ai reçue en abondance. Ces parentés étaient composées à la fois de scientifiques humain·es qui étudiaient les singes (sur le terrain, dans les zoos ou dans des laboratoires) et des primates plus-qu’humain·es elles et eux-mêmes. À l’époque où j’ai écrit ce livre imposant, les mondes de ces autres primates étaient encore plus menacés par la destruction des habitats, la cupidité et l’ignorance que les mondes de leurs voisin·es humain·es tourmenté·es. Mais les destins des peuples humains et ceux des autres animaux sont liés depuis le commencement. Et je crois que leurs futurs, nos futurs, dépendent les uns des autres.

Progressivement, et souvent à contrecœur, les scientifiques ont appris à connaître les populations humaines et les cultures humaines des pays abritant des singes, et la science des primates est aujourd’hui une tentative véritablement diversifiée et mondiale. Malgré cela, bon nombre de nos parents primates n’auront plus de sociétés, de parentés, de cultures, ni d’habitats d’ici la fin de ce siècle. Tous les grands singes et la plupart des autres vivent désormais au seuil de l’extinction. Nous ne devons pas permettre que la grande aventure touffue de toutes les générations issues de la longue diversification évolutive des primates se termine par des projets visant à envoyer Elon Musk sur Mars – ni par une quelconque autre forme d’exceptionnalisme humain. Vivre de façon robuste sur une Terre partiellement guérie, en réparant collectivement tous les dommages possibles à travers les sciences et bien d’autres méthodes, tel est notre véritable travail.
Dans Primate Visions, je me suis demandé quelles formes prenait l’amour de la nature dans les sociétés techno-industrielles, à quel prix et un prix pour qui. Aujourd’hui, je me demande avec urgence comment nourrir des naturecultures dignes d’avenir. Je me soucie plus que jamais des primates plus-qu’humain·es ; et je vois dans leurs corps et dans leurs habitats les stigmates sanglants du genre, de la race, de la classe et des nations humaines. J’espère que les lect·rices de cette traduction y trouveront du réconfort et des idées pour des réparations partielles, des remédiations partielles, et l’espoir de générations futures pour toutes les parentés primates.
Je pense que mon slogan doit désormais être : « Des sciences primates pour la survie terrestre ! »
Donna Haraway, mai 2025

« Les noms que vous, primates sans cage, donnez aux choses affectent votre attitude à leur égard pour toujours. » – Ruth Herschberger, Adam’s Rib, 1970
« Car c’est ainsi que tout doit commencer, par un acte d’amour. » – Eugène Marais, The Soul of the White Ant, 1980
Comment l’amour, le pouvoir et la science s’entremêlent-ils au sein des constructions de la nature, en cette fin de 20e siècle ? Qu’est-ce qui peut bien être considéré comme « nature » par les gens de la société industrielle tardive ? Quelles formes l’amour de la nature prend-il dans des contextes historiques particuliers ? Pour qui et à quel prix ? Dans quels lieux spécifiques, à partir de quelles histoires sociales et intellectuelles, et avec quels outils la nature est-elle construite en tant qu’objet de désir érotique et intellectuel ? Comment les terribles marques du genre et de la race permettent-elles et limitent-elles l’amour et la connaissance dans des traditions culturelles particulières, y compris dans les sciences naturelles modernes ? Qui peut contester ce que sera le corps de la nature ? Telles sont les questions qui guident mon histoire des sciences modernes et des cultures populaires émergeant des récits sur les corps et les vies des singes.
Depuis le 18e siècle, les thèmes de la race, de la sexualité, du genre, de la nation, de la famille et de la classe sociale ont été inscrits dans le corps de la nature par les sciences de la vie occidentales. Dans le sillage de la décolonisation post-Seconde Guerre mondiale, dans celui des mouvements antiracistes et féministes locaux et mondiaux, dans le sillage également des menaces nucléaires et environnementales, et de la prise de conscience généralisée de la fragilité des réseaux soutenant la vie sur Terre, la nature reste un mythe et une réalité : elle est à la fois profondément contestée et d’une importance cruciale. Comment les liens symboliques et matériels s’entrecroisent-ils au sein du tissu qu’est la nature pour les gens de la société industrielle tardive, en cette fin de 20e siècle ? »
Pour les Occidentaux, les singes ont une relation privilégiée à la nature et à la culture : les simiens occupent les zones frontalières de ces deux puissants pôles mythiques. Dans ces zones frontalières, l’amour et la connaissance présentent une riche ambiguïté et génèrent des significations dans lesquelles de nombreuses personnes trouvent des intérêts. Le trafic commercial et scientifique des singes est aussi bien un trafic de significations que de vies animales. Les sciences qui lient les singes et les humains ensemble au sein d’un ordre des Primates sont construites à partir de pratiques disciplinaires profondément enchevêtrées à la narration, à la politique, au mythe, à l’économie et aux possibilités techniques. Les femmes et les hommes qui ont contribué à l’étude des primates ont véhiculé les marques de leurs propres histoires et de leurs propres cultures. Ces marques sont inscrites dans les textes sur la vie des singes, mais souvent de façon subtile et inattendue. Les personnes qui étudient ces autres primates défendent des discours scientifiques contradictoires, et doivent rendre des comptes à de nombreux types de publics et de financeurs. Elles se sont engagées dans des relations d’amour et de connaissance dynamiques, disciplinées et intimes avec les animaux qu’elles avaient le privilège d’observer. Les primatologues comme les animaux dont ils et elles ont rapporté la vie suscitent un intérêt populaire intense – dans les musées d’Histoire naturelle, les émissions télévisées, les zoos, la chasse, la photographie, la science-fiction, les politiques de protection, la publicité, le cinéma, l’actualité scientifique, les cartes de vœux, ou encore les blagues. Les animaux ont été considérés comme des sujets privilégiés par diverses sciences de la vie et diverses sciences humaines – anthropologie, médecine, psychiatrie, psychobiologie, physiologie de la reproduction, linguistique, neurobiologie, paléontologie et écologie comportementale. Les singes ont modelé une vaste gamme de problèmes et d’espoirs humains. Plus encore, dans les sociétés européennes, américaines et japonaises, les singes ont été soumis à des interrogations prolongées et culturellement spécifiques sur ce que signifie être « presque humain ».

Les singes – et les personnes qui construisent les connaissances scientifiques et populaires à leur sujet – font partie de cultures en conflit. Jamais innocente, la « technologie » narrative de visibilisation propre à ce livre s’inspire à la fois des théories contemporaines sur la production culturelle, des études historiques et sociales sur la science et la technologie, et des mouvements et théories féministes et antiracistes, afin d’élaborer une vision de la nature telle qu’elle est construite et reconstruite dans les corps et les vies d’animaux du « tiers-monde » qui servent de substituts à l’« homme ».
J’ai essayé d’emplir mon livre Primate Visions (1989) de puissantes images verbales et visuelles : le cadavre d’un gorille abattu en 1921 au « cœur de l’Afrique » et transformé en leçon de vertu civique au musée américain d’Histoire naturelle de New York ; une petite fille blanche emmenée au Congo belge dans les années 1920 pour « chasser » le gorille avec un appareil photo, et qui s’est métamorphosée dans les années 1970 en une autrice de science-fiction, considérée pendant des années comme un modèle de prose masculine ; le chimpanzé Ham dans sa capsule spatiale pour le projet Mercury en 1961 ; David Greybeard (contemporain du chimpanzé Ham) tendant la main à Jane Goodall, « seule » dans les « étendues sauvages de Tanzanie », l’année où quinze nations africaines abritant des primates ont accédé à leur indépendance nationale ; une édition spéciale du magazine Vanity Fair sur Dian Fossey en 1986, un an après son assassinat, dans un cimetière de gorilles au Rwanda ; les os d’un fossile antique, reconstitués comme étant ceux de la grand-mère de l’humanité, et disposés comme des joyaux sur du velours rouge dans le laboratoire d’un paléontologue, selon un modèle destiné à fonder, une fois de plus, une théorie sur l’origine de la « monogamie » ; les bébés singes du laboratoire de Harry Harlow, dans les années 1960, s’accrochant aux vêtements de leurs « mères de substitution », à un moment historique où les images de la maternité de substitution commençaient à faire surface dans les politiques américaines de reproduction5 ; l’étreinte émotionnellement déchirante entre une jeune scientifique blanche de classe moyenne et un chimpanzé adulte parlant la langue des signes américaine, sur une île du fleuve Gambie, où des femmes blanches apprennent aux singes captifs à « retourner » à l’état « sauvage » ; une carte de vœux Hallmark inversant l’image de King Kong, où l’on voit une femme blonde gigantesque et un gorille à dos argenté qui se recroqueville dans un lit, la scène étant intitulée « Getting Even » (« prendre sa revanche ») ; des femmes et des hommes ordinaires d’Afrique, des États-Unis, du Japon, d’Europe, d’Inde et d’ailleurs, muni·es de magnétophones et de presse-papiers, transcrivant la vie des singes dans des textes spécialisés, qui deviendront des éléments contestés au sein des controverses politiques de multiples cultures.

J’écris sur les primates parce qu’ils sont populaires, importants, merveilleusement variés et controversés. Et tou·tes les membres de l’ordre des Primates – singes comme humain·es – sont menacé·es. La primatologie de la fin du 20e siècle peut être considérée comme faisant partie d’une littérature complexe de la survie, au sein de la culture nucléaire mondialisée. La production et la stabilisation des connaissances concernant l’ordre des Primates comportent des enjeux émotionnels, politiques et professionnels pour de nombreuses personnes, y compris moi-même. Il ne s’agira donc pas ici d’une étude objective et désintéressée, ni d’une étude exhaustive – en partie parce que de telles études sont impossibles pour qui que ce soit, et en partie parce qu’il y a des enjeux que je tiens à rendre visibles (et probablement d’autres encore). Je veux que ce livre puisse intéresser de nombreux publics, et qu’il soit à la fois agréable et dérangeant pour chacun et chacune d’entre nous. En particulier, je veux que ce livre remplisse son devoir à la fois vis-à-vis des primatologues, des historien·nes des sciences, des théoricien·nes de la culture, des vastes mouvements de gauche, antiracistes, anticoloniaux et féministes, des animaux, et de celles et ceux qui aiment les histoires sérieuses. Il n’est peut-être pas toujours possible de rendre des comptes à ces différents publics, mais c’est grâce à eux que ce livre a pu voir le jour. Ils sont tous présents dans ce texte. Les primates, qui existent aux frontières de tant d’espoirs et d’intérêts, sont des sujets merveilleux avec lesquels on peut explorer la perméabilité des murs, la reconstitution des frontières et le dégoût des dualismes interminables imposés par la société.
J’écris sur les primates parce qu’ils sont populaires, importants, merveilleusement variés et controversés. Et tou·tes les membres de l’ordre des Primates – singes comme humain·es – sont menacé·es.
Donna Harraway
La science et la culture populaire sont toutes deux inextricablement tissées de faits et de fictions. Il semble naturel, et même moralement obligatoire, d’opposer fait et fiction ; pourtant, leurs similarités sont profondément ancrées dans les cultures et les langues occidentales. Les faits peuvent être imaginés comme des nœuds, originaux et irréductibles, à partir desquels une compréhension fiable du monde peut être construite. On pense généralement que les faits doivent être découverts, et non pas fabriqués ou construits. Mais l’étymologie du mot « fait » nous renvoie à l’action humaine, à la performance, voire aux exploits humains. Les faits naissent des actes, par opposition aux mots. Autrement dit, aussi bien d’un point de vue linguistique qu’historique, l’action humaine est à la racine de tout ce que nous pouvons considérer comme étant un fait. Un fait est une chose faite, un participe passé neutre issu du latin, notre langue parente commune. Dans ce sens originel, les faits sont ce qui s’est réellement passé. De telles choses sont connues via l’expérience directe, via le témoignage et via l’interrogation – des voies d’accès à la connaissance extraordinairement privilégiées en Occident.
La fiction, elle, peut être envisagée comme une version dérivée et fabriquée du monde et de l’expérience, comme une sorte de double perverti des faits, ou comme une évasion imaginaire vers un monde meilleur que « ce qui s’est réellement passé ». La variété des tonalités au sein de la fiction nous laisse penser que son origine se trouve dans la vision, l’inspiration, la perspicacité, le génie. Nous entrevoyons la racine de la fiction dans la poésie et nous croyons, avec un certain romantisme, que c’est par une bonne fiction que se révèlent les natures originelles. En d’autres termes, la fiction peut être vraie, ou du moins reconnue comme telle, du fait de son attrait pour la nature. Et comme la nature est prolifique – elle est la mère de la vie dans nos principaux systèmes de mythes –, la fiction semble être une vérité intérieure qui donne naissance à nos vies réelles. Il s’agit là aussi d’une voie d’accès à la connaissance très privilégiée dans les cultures occidentales, y compris aux États-Unis. Enfin, l’étymologie de la fiction nous renvoie à nouveau à l’action humaine, à l’acte de façonner, de former ou d’inventer, ainsi qu’à celui de feindre. La fiction s’inscrit donc inéluctablement dans une dialectique du vrai (naturel) et du faux (artefact). Mais dans toutes ses significations, la fiction concerne l’action humaine. De même, tous les récits de la science – fictions et faits – concernent l’action humaine.
La fiction est proche des faits, sans qu’ils soient des jumeaux identiques. Les faits s’opposent aux opinions, aux préjugés, mais pas à la fiction. La fiction et les faits sont tous deux ancrés dans une épistémologie qui fait appel à l’expérience. Cependant, il existe une différence importante : le mot fiction est une forme active, qui renvoie à un acte présent de façonnage, tandis que le mot fait provient d’un participe passé, une forme verbale qui masque l’acte générateur ou la performance. Un fait semble achevé, immuable, apte seulement à être enregistré ; la fiction, elle, semble toujours inventive, ouverte à d’autres possibilités, à d’autres façonnements de la vie. Mais dans cette ouverture réside la menace d’une simple feinte, celle de ne pas dire la vraie forme des choses.
La pratique scientifique est avant tout une pratique narrative – entendue comme une pratique historiquement spécifique d’interprétation et de témoignage.
Donna Haraway
D’un certain point de vue, les sciences naturelles semblent offrir des outils qui permettent de distinguer les faits de la fiction, de remplacer l’invention par son participe passé, et de préserver ainsi l’expérience vraie de toute contrefaçon. Par exemple, l’histoire de la primatologie a été racontée à maintes reprises comme une clarification progressive de l’observation des singes et des êtres humains. Il y a d’abord eu les premiers indices de l’existence d’une forme commune « primate », suggérés, dans les brumes préscientifiques, par les récits inventifs de chasseurs, de voyageurs et d’indigènes. Peut-être ces indices datent-ils de l’Antiquité, ou peut-être du 16e siècle, lors de la tout aussi mythique époque des Découvertes et de la naissance de la Science moderne. Puis, progressivement, la vision claire et éclairée est apparue, sur la base de dissections et de comparaisons anatomiques. L’histoire de ce qu’est la vision correcte de la forme sociale propre aux primates suit d’ailleurs la même trame : le passage d’une vision brumeuse et encline à l’invention, vers une connaissance quantitative et perçante, enracinée dans ce type particulier d’expérience qu’on appelle experiment en anglais. C’est l’histoire du passage d’une science immature, fondée sur la simple description et la libre interprétation qualitative, vers une science mature, fondée sur des méthodes quantitatives et des hypothèses falsifiables, et aboutissant à une reconstruction scientifique synthétique de la réalité des primates. Mais ces histoires (histories) sont des histoires (stories) à propos d’autres histoires ; elles sont des récits qui se terminent bien – c’est-à-dire les faits rassemblés, la réalité scientifiquement reconstruite. Et ces histoires ont une esthétique particulière (le réalisme) et une politique particulière (l’engagement pour le progrès).
Depuis une perspective très légèrement différente, l’histoire des sciences apparaît comme un récit sur l’histoire des moyens techniques et sociaux utilisés pour produire les faits. Les faits eux-mêmes sont des types d’histoires, des types de témoignages relatant des expériences. Mais provoquer une expérience scientifique requiert une technologie élaborée – comprenant des outils physiques, une tradition d’interprétation accessible et des relations sociales spécifiques. Ce n’est pas n’importe quoi qui peut devenir un fait ; ce n’est pas n’importe quoi qui peut être vu ou produit, et ainsi être raconté. La pratique scientifique peut ainsi être considérée comme une sorte de pratique narrative – un art de raconter l’histoire de la nature, qui est régi par des règles, qui est soumis à des contraintes et qui évolue historiquement. La pratique scientifique et les théories scientifiques produisent des types particuliers d’histoires, et sont intégrées dans des types particuliers d’histoires. Toute déclaration scientifique sur le monde dépend intimement du langage, de la métaphore. Les métaphores peuvent être mathématiques ou culinaires ; dans tous les cas, elles structurent la vision scientifique. La pratique scientifique est avant tout une pratique narrative – entendue comme une pratique historiquement spécifique d’interprétation et de témoignage.

Regarder la primatologie, une branche des sciences de la vie, comme une fabrique narrative peut s’avérer particulièrement approprié. Premièrement, le discours de la biologie, qui a débuté aux alentours des premières décennies du 19e siècle, s’est intéressé aux organismes, aux êtres ayant une histoire de vie – c’est-à-dire une trame possédant une structure et une fonction6. La biologie est intrinsèquement historique, et la forme de son discours est intrinsèquement narrative. La biologie, comme manière de connaître le monde, s’apparente à la littérature romantique et à son discours sur les formes et les fonctions organiques. La biologie est la fiction appropriée pour les objets qu’on appelle « organismes » ; la biologie modèle les faits « découverts » au sujet des êtres organiques. Les organismes accomplissent une performance pour les biologistes, qui la transforment en une vérité attestée par une expérience disciplinée – c’est-à-dire en un fait, qui est l’acte ou la prouesse conjointement accomplie par le scientifique et l’organisme. Le romantisme se mêle au réalisme, et le réalisme au naturalisme ; le génie se mêle au progrès, et l’idée au fait. Les scientifiques autant que les organismes sont des acteurs au sein d’une pratique narrative.
Deuxièmement, les singes et les êtres humains apparaissent, dans la primatologie, à l’intérieur de narrations élaborées, sur les origines, les natures et les possibilités. La primatologie concerne l’histoire vivante d’un ordre taxonomique qui inclut les êtres humains. Et ce sont tout particulièrement les humains occidentaux qui produisent des histoires à propos des primates, tout en racontant simultanément des histoires à propos des relations entre nature et culture, animal et humain, corps et esprit, origine et futur. En effet, depuis son apparition, au milieu du 18e siècle, l’ordre des Primates a été construit sur des récits à propos de ces dualismes et de leur résolution scientifique.
Traiter une science comme un discours narratif n’est pas signe de mépris, c’est même plutôt le contraire. Mais il ne s’agit pas non plus d’avoir une attitude mystifiée et adoratrice face à un participe passé. Je m’intéresse aux narrations sur les faits scientifiques – ces puissantes fictions de la science – prises à l’intérieur d’un champ complexe que j’identifierai avec le signifiant « SF ». À la fin des années 1960, la critique littéraire de science-fiction Judith Merril a commencé à utiliser, de façon singulière, le signifiant SF pour désigner un champ narratif complexe et émergent, au sein duquel les frontières entre science-fiction (qu’on appelle par convention « sf », en minuscules) et fantasy devenaient perméables dans une propension déroutante, tant d’un point de vue commercial que linguistique. Son appellation, SF, se trouva être largement adoptée par les critiques, les lect·rices, les aut·rices, les fans ; et les maisons d’édition ont peiné à comprendre cet éventail de plus en plus hétérodoxe de pratiques d’écriture, de lecture et de marketing, repérables par une prolifération d’expressions correspondant à l’acronyme « sf » en anglais : fiction spéculative, science-fiction, science-fantasy, futurs spéculatifs, fabulation spéculative.
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La SF est un territoire de reproduction culturelle controversée au sein des mondes technologisés. Placer les récits de faits scientifiques à l’intérieur de l’espace hétérogène de la SF transforme tout un champ. Ce champ transformé crée alors des résonances entre toutes ses régions et toutes ses composantes. Aucune région ou composante n’est « réduite » à aucune autre, mais les pratiques de lecture et d’écriture se répondent les unes les autres à travers un espace structuré. La fiction spéculative révèle des tensions différentes lorsque son champ contient également les pratiques d’inscription qui constituent le fait scientifique. Les sciences sont liées à des histoires complexes, en ce qui concerne la constitution des mondes imaginatifs comme la constitution des corps réels au sein des cultures modernes et postmodernes du « premier monde ». Teresa De Lauretis a avancé l’idée que le travail de création de sens impliqué par le terme SF était « potentiellement créateur de nouvelles formes sociales d’imagination – créateur, dans le sens où il peut permettre de révéler l’existence d’espaces où le changement culturel pourrait avoir lieu ; d’envisager un ordre différent des relations entre les gens, et entre les gens et les choses, c’est-à-dire une conceptualisation différente de l’existence sociale, incluant à la fois l’existence physique et matérielle » (1980 : 161). Or cela est aussi l’une des tâches du « travail de création de sens » qu’est la primatologie.
Ainsi, du moins en partie, ce livre propose de lire tout texte sur les primates comme une science-fiction – où les mondes possibles sont constamment réinventés, dans le cadre de la lutte pour des mondes présents et bien réels. Toutefois, la conclusion de l’ouvrage proposera une lecture alternative d’une histoire de sf – sur une espèce extraterrestre intervenant dans la politique de reproduction humaine –, comme s’il s’agissait d’une monographie sur les primates. Le présent ouvrage – enraciné dans les mythes, les sciences et les pratiques sociales historiques qui ont placé les singes dans l’Éden puis dans l’espace (au commencement et à la fin de la culture occidentale) – implante des étrangers (aliens) dans le texte comme un moyen de comprendre ce que sont l’amour et le savoir parmi les primates, sur notre fragile Terre contemporaine.

Analyser un discours scientifique, la primatologie, comme un récit au sein de plusieurs champs narratifs contestés est un moyen d’entrer dans les débats actuels sur la construction sociale du savoir scientifique, sans succomber complètement à aucune des quatre positions suivantes (pourtant très tentantes), qui sont néanmoins aussi des ressources majeures pour les méthodes utilisées dans ce livre. J’utilise l’image de la tentation car je trouve que ces quatre positions sont persuasives, fécondes mais aussi dangereuses, particulièrement si l’une de ces positions réduit finalement les autres au silence, créant ainsi une fausse harmonie au sein de l’histoire primate.
La première tentation, pleine de ressources, provient de la tendance la plus active au sein des études sociales sur la science et la technologie. Par exemple, l’éminent analyste des sciences Bruno Latour rejette radicalement toutes les formes de réalisme épistémologique, et analyse la pratique scientifique comme totalement sociale et interprétative. Réfutant la distinction entre le social et le technique, il décrit la pratique scientifique comme le raffinement de « dispositifs d’inscription » – c’est-à-dire des dispositifs permettant de retranscrire l’immense complexité et l’immense chaos des interprétations concurrentes sous forme de traces, d’écrits, qui marquent l’émergence d’un fait, d’un cas de réalité. S’intéressant à la fois à la science en tant que nouvelle forme de pouvoir dans le monde social-matériel, et aux scientifiques comme investissant « leur capacité politique au cœur de la pratique de la science », Bruno Latour et son collègue Stephen Woolgar ont puissamment décrit comment les processus de construction sont faits pour s’inverser et apparaître sous forme de découverte (1979 : 213). Les comptes rendus des scientifiques à propos de leurs propres processus deviennent des données ethnographiques, sujettes à une analyse culturelle.
Depuis la perspective de leur ouvrage La Vie de laboratoire, la pratique scientifique est fondamentalement une pratique littéraire, une pratique d’écriture qui repose sur le fait de se disputer le pouvoir de stabiliser des définitions et des normes permettant d’affirmer que quelque chose est vrai. Gagner, c’est rendre trop élevé le coût de la déstabilisation d’un récit donné. Cette approche peut expliquer les luttes scientifiques autour du pouvoir de clore le débat, et elle peut rendre compte des succès et des échecs de ces luttes. La pratique scientifique est faite de négociations, de déplacements stratégiques, d’inscription et de traduction. Il y a beaucoup à dire sur la science comme croyance effective, ainsi que sur son pouvoir à renforcer et incarner une telle croyance7. Que peut-on demander de plus à une théorie de la pratique scientifique ?
La seconde tentation importante vient d’une branche de la tradition marxiste, qui défend la supériorité historique de certains points de vue dans la connaissance du monde social – et possiblement du monde « naturel » également. D’un point de vue fondamental, les adeptes de cette tradition considèrent que le monde social est structuré par les relations sociales de production et de reproduction de la vie quotidienne, de sorte qu’il n’est possible de voir clairement ces relations que depuis certains points de vue. Il ne s’agit pas d’une affaire individuelle, et la bonne volonté n’est pas en cause. Depuis le point de vue des groupes sociaux en position de domination et de pouvoir systématiques, la véritable nature de la vie sociale sera opaque ; ils ont trop à perdre de la clarté.
Ainsi, les propriétaires des moyens de production vont voir de l’équité dans un système d’échange, là où le point de vue de la classe ouvrière révélera la nature dominatrice d’un système de production fondé sur le salariat, et donc sur l’exploitation et la déformation du travail humain. Celles et ceux pour qui la définition sociale de l’identité prend racine dans le système raciste ne pourront pas voir que la définition de l’humain n’a jamais été neutre, et ne le sera pas tant que de profonds changements matériels et sociaux ne se produiront pas à l’échelle mondiale. De la même manière, pour celles et ceux dont la possibilité même d’accéder au statut d’adulte repose sur le pouvoir de s’approprier l’« autre » au sein d’un système socio-sexuel genré, le sexisme n’apparaîtra pas comme un obstacle fondamental à une connaissance correcte en général. La tradition redevable à l’épistémologie marxiste est en mesure de rendre compte de la plus grande adéquation de certains modes de connaissance, et elle est en mesure de montrer que la race, le sexe et la classe sociale déterminent fondamentalement les détails les plus intimes de la connaissance et de la pratique, en particulier là où l’apparence est celle de la neutralité et de l’universalité8.
Pour l’observateur d’animaux, les peuples autochtones d’Afrique et d’Asie étaient une nuisance, une menace à la protection, jusqu’à ce que la décolonisation oblige les scientifiques occidentaux blancs à restructurer leur biopolitique du soi et de l’autre, du natif et de l’étranger.
Donna Haraway
Ces questions sont loin d’être sans rapport avec la primatologie, une science qui, aux États-Unis, est pratiquée presque exclusivement par des personnes blanches, et même jusqu’à très récemment par des hommes blancs, et toujours en grande majorité par des personnes économiquement privilégiées. Une part importante de ce livre examine les conséquences, pour la primatologie, des relations sociales de race, de sexe et de classe impliquées dans la construction du savoir scientifique. Par exemple, la plupart des primatologues des premières décennies après la Seconde Guerre mondiale n’ont probablement pas compris que les interrelations entre les gens, la terre et les animaux en Afrique et en Asie sont, au moins en partie, dues aux positions des chercheurs eux-mêmes au sein des systèmes racistes et impérialistes. Nombre d’entre eux ont recherché une nature « pure », vierge de tout contact humain ; et donc aussi des espèces intactes – de façon analogue aux « indigènes » autrefois recherchés par les anthropologues coloniaux. Mais pour l’observateur d’animaux, les peuples autochtones d’Afrique et d’Asie étaient une nuisance, une menace à la protection – en fait des « étrangers » (aliens) envahissants –, jusqu’à ce que la décolonisation oblige les scientifiques occidentaux blancs à restructurer leur biopolitique du soi et de l’autre, du natif et de l’étranger. Ainsi, les frontières entre animaux et êtres humains se déplacent lors de la transition d’un point de vue colonial à un point de vue postcolonial ou néocolonial. En insistant sur le fait qu’on peut trouver des contenus et des méthodes moins déformatrices dans les sciences naturelles comme dans les sciences sociales, les approches marxistes, féministes et antiracistes rejettent le relativisme propre à l’étude sociale des sciences. Les approches explicitement politiques prennent parti quant à la question de savoir ce qu’est une connaissance plus adéquate, et plus humainement acceptable. Mais ces analyses ont aussi leurs limites pour ce qui est de guider une exploration des études sur les primates. Le travail salarié, l’appropriation sexuelle et reproductive et l’hégémonie raciale sont des aspects structurants du monde social humain. Il n’y a aucun doute sur le fait qu’ils affectent la connaissance de façon systématique, mais on ne sait pas dire précisément comment ils se relient aux savoirs sur les modèles d’alimentation des singes patas, ou sur la réplication des molécules d’ADN.
Cependant, un autre pan de la tradition marxiste a fait des avancées significatives dans les méthodes pour répondre à ce genre de questions. Dans les années 1970, des personnes associées au Radical Science Journal britannique ont développé l’idée de la science comme processus de travail, cela afin d’étudier et de modifier les médiations scientifiques perpétuant des dominations de classe dans les relations de production et de reproduction de la vie humaine9. Tout comme Bruno Latour, ces personnes n’ont laissé aucune place pour des épistémologies réalistes ou positivistes – qui sont pourtant les versions préférées de la plupart des scientifiques en exercice. Chaque aspect de la pratique scientifique peut être décrit à travers le concept de médiation : le langage, les hiérarchies de laboratoire, les liens industriels, les doctrines médicales, les préférences théoriques de base, et les histoires à propos de la nature. Malgré cela, le concept de « processus de travail » peut sembler cannibale, car il fait passer les relations sociales de tous les autres processus basiques comme des choses qui dériveraient de ce processus premier. Par exemple, les systèmes complexes de domination, de complicité, de résistance, d’égalité et de soin au sein des pratiques genrées de gestation et d’éducation des enfants ne peuvent pas répondre au seul concept de travail. Pour autant, ces pratiques reproductives affectent clairement un certain nombre de contenus et méthodes au sein des études sur les primates. D’ailleurs, même un concept élargi de médiation au sein de processus sociaux systémiques – qui n’insisterait pas sur la réduction de toute chose au travail, dans un sens marxiste classique – laisserait encore trop de pans de l’équation de côté.

La troisième tentation vient du chant des sirènes des scientifiques eux-mêmes, qui ne cessent de rappeler que, parmi d’autres choses, ils et elles observent des singes. En un sens, plus ou moins nuancé, ils et elles insistent sur le fait que la pratique scientifique est « au contact » du monde. Ils et elles affirment que la connaissance scientifique n’est pas simplement une question de pouvoir et de contrôle. Et que leurs connaissances traduisent en quelque sorte la voix active de leurs sujets – qui sont les objets de la connaissance. Sans être nécessairement forcée de suivre leur esthétique du réalisme ou leurs théories de la représentation, je les crois dans la mesure où ma vie imaginative et intellectuelle ainsi que mes engagements professionnels et politiques dans le monde répondent à ces récits scientifiques. Les scientifiques sont habiles à fournir de bonnes raisons de croire en leurs récits et d’agir sur la base de ceux-ci. Mais la question de savoir comment la science est « en contact » avec le monde est loin d’être résolue. Ce qui semble résolu, cependant, c’est que la science se développe à partir de modes de vie concrets, et crée des modes de vie concrets – y compris des constructions particulières de l’amour, de la connaissance et du pouvoir. C’est là le cœur de son instrumentalisme, et la limite de son universalisme.
Je souhaite trouver un concept pour raconter une histoire de la science qui ne dépende pas des dualismes entre actif et passif, culture et nature, humain et animal, social et naturel.
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Les preuves sont toujours une question d’interprétation ; et les théories sont des récits depuis et pour des types spécifiques de vies. Je cherche donc une façon de raconter une histoire de la production d’une branche des sciences de la vie, branche qui inclut les êtres humains de façon centrale – qui eux-mêmes écoutent ces histoires très attentivement. Ainsi, mon histoire se doit d’écouter les pratiques d’interprétation de l’ordre des Primates, au sein desquels les primates eux-mêmes et elles-mêmes – singes comme humain·es – exercent toutes et tous une sorte d’« autorat ». Je voudrais donc suggérer que la notion de « récit contraint et contesté » permet d’apprécier la construction sociale de la science, tout en guidant le lecteur ou la lectrice vers la recherche des autres animaux participant activement à la primatologie. Je souhaite trouver un concept pour raconter une histoire de la science qui ne dépende pas des dualismes entre actif et passif, culture et nature, humain et animal, social et naturel.
La quatrième tentation recoupe chacune des trois autres ; et cette tentation principale consiste à toujours regarder les constructions des sciences modernes, aux quatre coins du monde, à travers le prisme des histoires complexes de genre et de race. Cela signifie qu’il faut examiner les productions culturelles, y compris les sciences des primates, depuis les perspectives permises par les politiques et les théories féministes et antiracistes. Le défi est de se remémorer sans cesse la particularité aussi bien que la puissance de cette façon-là de lire et d’écrire. Mais c’est le même défi qui devrait être intégré à toute lecture ou écriture d’un texte scientifique. La race et le genre ne sont pas des catégories sociales universelles premières – et encore moins des réalités naturelles ou biologiques. La race et le genre sont les produits d’histoires spécifiques, mais très vastes et durables, qui ont changé le monde. Et il en va de même pour la science. Le champ de vision de ce livre dépend d’un triple filtre : la race, le genre et la science. C’est le filtre qui retient le mieux les corps marqués par l’histoire, afin de les examiner de plus près10.
Les histoires sont toujours des productions complexes, comprenant de nombreux conteurs et auditeurs, et de nombreuses conteuses et auditrices, mais qui ne sont pas toutes et tous visibles et audibles. La narration est une notion sérieuse, mais heureusement dépourvue du pouvoir de revendiquer des lectures uniques ou fermées. La primatologie semble être une science composée d’histoires, et le but de ce livre est d’entrer dans les contestations liées à la construction de ces histoires. Le prisme de la narration définit une ligne ténue entre réalisme et nominalisme – même si les primates semblent être des scolastiques naturels, ayant tendance à devenir équivoques lorsqu’on les presse. Aussi, je pense qu’il y a une esthétique et une éthique dans le fait de considérer la pratique scientifique comme un art de raconter les histoires – une esthétique et une éthique différentes de la capitulation devant le « progrès », et différentes de la croyance dans la connaissance comme reflet passif de « la façon dont les choses sont », et différentes également du scepticisme ironique et de la fascination pour le pouvoir si fréquents dans les études sociales sur la science. L’esthétique et l’éthique latentes dans l’examen de l’art de raconter les histoires pourraient procurer plaisir et responsabilité dans le tissage des contes. Les histoires sont des moyens d’accéder à des modes de vie. Les histoires sont des technologies permettant d’incarner des primates.
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Les juifs et les chrétiens occidentaux, ou les post-judéo-chrétiens, ne sont pas les seuls à pratiquer les sciences des primates. Mais ce livre se concentre avant tout sur l’histoire des études sur le comportement social des singes réalisées aux États-Unis ou par des Euro-Américain·es au cours du 20e siècle. Dans ces histoires, on retrouve un refrain tiré de l’histoire du salut : la primatologie concerne à la fois les histoires primales (l’origine et la nature de « l’homme ») et les histoires de réformation (la réforme et la reconstruction de la nature humaine). Implicitement et explicitement, l’histoire du jardin d’Éden apparaît dans les sciences des singes, à côté de diverses versions de l’origine de la société, du mariage et du langage.

Dès ses débuts, la primatologie a eu ce caractère en Occident. Si Linné, le « père » moderne de la classification biologique au 18e siècle, est constamment cité par les scientifiques du 20e siècle, c’est pour avoir placé les êtres humains dans un ordre taxonomique de la nature aux côtés d’autres animaux – c’est-à-dire pour avoir fait un grand pas de côté par rapport aux hypothèses chrétiennes. Linné a placé l’« homme » en tant qu’Homo sapiens au sein de son ordre taxonomique des primates ; dans le même genre qu’Homo troglodytes, une créature intéressante mais douteuse, illustrée comme une femme poilue. Le nouvel ordre des Primates de la dixième édition du Systema naturae (1758) comprenait également un genre pour les singes et les grands singes, un pour les lémuriens, et un pour les chauves-souris. Mais l’activité de Linné, considéré comme le « père » d’un discours sur la nature, peut aussi être perçue d’une tout autre manière. Il parlait de lui-même comme d’un second Adam, ou comme « l’œil » de Dieu, pouvant donner de vraies représentations et de vrais noms, et réformant ainsi – ou restaurant – la pureté des noms perdus à cause du premier péché d’Adam11. La nature était un théâtre, une scène où se jouaient l’histoire naturelle et l’histoire du salut. Le rôle de celui qui a renommé les animaux était d’assurer un ordre de la nature vrai et fidèle, de purifier à la fois l’œil et le mot. « L’équilibre de la nature » était en partie maintenu par le rôle d’un nouvel « homme » qui pourrait voir clairement et nommer correctement – une identité loin d’être anodine en regard de l’expansion européenne du 18e siècle. C’est d’ailleurs là l’identité du sujet-auteur moderne, pour qui écrire le corps de la nature est l’assurance de pouvoir la maîtriser.
Implicitement et explicitement, l’histoire du jardin d’Éden apparaît dans les sciences des singes, à côté de diverses versions de l’origine de la société, du mariage et du langage.
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La science de l’histoire naturelle, chez Linné, était une science intimement chrétienne. Sa tâche première, accomplie dans l’œuvre de Linné et de ses correspondants, a été d’annoncer la parenté de l’« homme » et de la bête au sein de l’ordre moderne d’une Europe en expansion. L’homme naturel ne se trouvait pas seulement parmi les « sauvages », mais aussi parmi les animaux – qui ont été nommés « primates » en conséquence, eux le premier Ordre de la nature. Ceux qui étaient en mesure de donner de tels noms avaient une vocation moderne puissante : ils devenaient des scientifiques. La taxonomie a eu une fonction séculaire sacrée. L’« appel » à pratiquer la science a maintenu ce caractère sacralisé jusqu’à aujourd’hui – même si nous verrons que son apogée était au début du 20e siècle. Les histoires produites par de tels praticiens ont un statut spécial au sein d’une culture biblique protestante réprimée comme celle des États-Unis.
Pour Linné, la nature ne devait pas être comprise de façon « biologique », mais de façon « représentative ». Au cours du 19e siècle, la biologie est devenue un discours à propos de la nature productive et expansive. La biologie a été construite comme un discours sur la nature entendue comme un système de production et de reproduction, et comprise sur le modèle d’une division fonctionnelle du travail, selon des critères d’efficacité mentale, agissante et sexuelle des organismes. Dans ce contexte, au 20e siècle, les primates ont été intégrés au sein d’un « théâtre écologique » et d’un « jeu évolutif » (Hutchinson, 1965). L’intrigue a porté sur l’origine et le développement de nombreux thèmes mythiques persistants : le sexe, le langage, l’autorité, la société, la compétition, la domination, la coopération, la famille, l’État, la subsistance, la technologie et la mobilité.
Dans ce livre, deux lectures principales de cette pièce de théâtre ont été retenues. La première s’intéresse aux significations symboliques, aux sciences des primates comme une certaine forme d’art faisant un usage répété des ressources narratives des systèmes de mythes judéo-chrétiens. La seconde accorde une attention particulière aux façons dont la biologie au sujet des primates est théorisée en tant que système matériel de production et de reproduction – une sorte de lecture « matérialiste ». Ces deux interprétations sont à l’écoute des échos et des déterminants de race, de sexe et de classe au sein de ces histoires. Le corps primate, en tant que partie du corps de la nature, peut être lu comme une carte du pouvoir. La biologie et la primatologie sont des discours intrinsèquement politiques, dont les principaux objets de connaissance, tels que les organismes et les écosystèmes, sont des icônes (des condensations) de l’ensemble de l’histoire et des politiques de la culture qui les a construits pour la contemplation et la manipulation. Le corps primate lui-même est un type intrigant de discours politique.
L’argument de ce livre est que la primatologie s’intéresse à un Ordre, un ordre taxonomique et par conséquent politique, qui fonctionne à travers la négociation de frontières obtenues par l’ordonnancement des différences. Ces frontières démarquent des territoires sociaux importants (tels que la norme d’une famille correcte) et sont établies par des pratiques sociales (telles que le développement de programmes de recherche, des politiques de santé mentale, des politiques de protection, la réalisation de films et la publication de livres). Les deux axes majeurs qui structurent ces puissants récits scientifiques de la primatologie – élaborés au sein de toutes ces pratiques – sont définis par des dualismes en interaction : sexe/genre et nature/culture. Le sexe et l’Occident sont des axiomes de la biologie comme de l’anthropologie. Dans la logique qui guide ces dualismes complexes, la primatologie occidentale se révèle comme un orientalisme simien [figure ci-dessous].

Edward Saïd (2015 [1978]) a affirmé que les chercheurs occidentaux (européens et nord-américains) ont participé à une longue histoire d’acceptation des pays, des peuples et des cultures du Proche-Orient et de l’Extrême-Orient, qui s’appuie sur la place particulière de l’Orient dans l’histoire occidentale – le lieu des origines de la langue et de la civilisation, des riches marchés, de la possession et de la pénétration coloniale, et celui de la projection des imaginaires. L’Orient a été une ressource troublante dans la production de l’Occident – lui, l’autre de « l’Est », sa périphérie, qui devint matériellement son dominateur. L’Occident est placé en dehors de l’Orient, et cette extériorité fait partie des pratiques de représentation de l’Occident. Saïd cite Marx : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés. » Ces représentations sont des miroirs complexes de l’évolution du moi occidental à des moments historiques spécifiques. L’Occident s’est aussi placé de manière flexible : les Occidentaux pouvaient se trouver là avec relativement peu de résistance de la part de l’autre. La différence s’est donc située au niveau du pouvoir. Cette structure a été limitante, bien sûr, mais, plus important encore, elle a été productive. Cette productivité s’est opérée au sein des pratiques et des discours structurés de l’orientalisme – où ces structures étaient une condition pour avoir quelque chose à dire. Il n’est jamais question d’avoir quelque chose de vraiment original à dire sur les origines. Une partie de l’autorité des pratiques quant aux récits des origines réside précisément dans leurs relations intertextuelles.
La primatologie est un discours occidental, et c’est un discours sexualisé. Symboliquement, la nature et la culture, aussi bien que le sexe et le genre, se construisent mutuellement (mais pas équitablement) : un pôle d’un dualisme ne peut exister sans l’autre.
Donna Haraway
Sans pousser la comparaison trop loin, les signes du discours orientalistes marquent la primatologie. Mais ici, la scène des origines n’est pas le berceau de la civilisation : elle est le berceau de la culture, de l’être humain se distinguant de l’existence animale. Si l’orientalisme concerne l’imagination occidentale sur les origines de la cité, la primatologie, elle, met en scène l’imagination occidentale sur les origines de la socialité elle-même, et en particulier sur cette icône si chargée symboliquement qu’est « la famille ». Les origines sont par principe inaccessibles par témoignage direct ; toute voix provenant de l’époque des origines est structurellement la voix de l’autre, et qui donc génère le soi. C’est pourquoi, dans les représentations et les simulations au sujet des primates, l’esthétique réaliste et l’esthétique postmoderne ont toutes deux été des modes de production d’illusions complexes, qui fonctionnent comme des générateurs féconds de faits scientifiques et de théories scientifiques. Et il ne faut pas mépriser l’« illusion » lorsqu’elle fonde des vérités si puissantes.
L’idée d’orientalisme simien signifie que la primatologie occidentale concerne : la construction du moi à partir de la matière première de l’autre ; l’appropriation de la nature dans la production de la culture ; le mûrissement de l’humain à partir du sol de l’animal ; la clarté du blanc à partir de l’obscurité du coloré ; l’homme (man) sorti du corps de la femme ; l’élaboration du genre à partir de la ressource sexuelle ; et l’émergence de l’esprit par l’activation du corps. Pour rendre effectives de telles opérations de transformation, l’« orientaliste » simien doit d’abord en construire les termes : animal, nature, corps, primitif, femelle. Les singes – traditionnellement associés à des significations obscènes, à la luxure sexuelle et au corps sans retenue – ont reflété les humains, dans un jeu complexe de distorsions, à travers des siècles de commentaires occidentaux au sujet de ces doubles troublants. La primatologie est un discours occidental, et c’est un discours sexualisé. Elle traite du potentiel et de sa réalisation. Nature/culture et sexe/genre ne sont pas des paires de termes vaguement liés : leur forme spécifique de relation est une appropriation hiérarchique, connectée (comme l’enseignait Aristote) à la logique actif/passif, forme/matière, forme achevée/ressource, homme/animal, finalité/cause matérielle. Symboliquement, la nature et la culture, aussi bien que le sexe et le genre, se construisent mutuellement (mais pas équitablement) : un pôle d’un dualisme ne peut exister sans l’autre.
La critique de Saïd envers l’orientalisme devrait nous alerter sur un autre point important : ni le sexe ni la nature ne sont la vérité sous-jacente du genre et de la culture ; pas plus que l’« Orient » n’est réellement l’origine et le miroir déformant de l’« Occident ». La nature et le sexe sont tout autant fabriqués que leur « autre », les pôles dominants. Mais leurs fonctions et leurs pouvoirs sont différents. La tâche de ce livre est de participer à montrer comment l’ensemble de l’édifice dualiste est construit, quels sont les enjeux liés à ses architectures, et comment cet édifice peut être redessiné. Il importe de savoir précisément comment le sexe et la nature deviennent des objets de connaissance naturels-techniques ; et il importe tout autant d’expliquer leurs doubles – le genre et la culture. Il n’est pas vrai qu’aucune histoire ne pourrait être racontée sans ces dualismes, ni qu’ils font partie de la structure de l’esprit ou du langage. D’ailleurs, il existe des histoires alternatives au sein de la primatologie. Mais ces binarités ont été à la fois particulièrement productives et particulièrement problématiques pour les constructions des corps femelles et des corps marqués par la race ; il est crucial de voir comment ces binarités peuvent être déconstruites et peut-être redéployées.
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Pour celles et ceux qui gagnent leur vie en produisant les sciences naturelles et en les commentant, il semble pratiquement impossible de croire qu’il n’y a pas de réalité donnée en deçà des écritures de la science, qu’il n’y a pas de centre sacré intouchable permettant de fonder et d’autoriser un ordre de la connaissance innocent et progressiste. Peut-être que dans les « humanités », il n’y a pas d’échappatoire à la représentation, à la médiation, à la narration et à la saturation sociale. Mais les sciences naturelles l’emportent sur cet autre ordre défectueux que sont les « humanités » – comme le prouve leur pouvoir de convaincre et de réordonner le monde entier, et non pas juste une culture locale. Les sciences naturelles sont l’« autre » des sciences humaines, avec tous leurs tragiques orientalismes. Pour autant, un tel édifice ne résiste pas à l’examen.
Ce n’est pas seulement parce que les sciences naturelles sont présentées comme cet « autre » que les plaidoyers des scientifiques convainquent. Leurs assertions sont prévisibles et semblent plausibles à celles et ceux qui les formulent parce qu’elles sont intégrées dans les taxonomies du savoir occidental, et parce que les besoins sociaux et psychologiques des chercheu·ses sont satisfaits par les affirmations persistantes de la division entre sciences naturelles et humaines – par cette division du travail et de l’autorité au sein de la production des discours. Sauf que de telles observations quant aux assertions prévisibles et aux besoins sociaux ne réduisent pas les sciences naturelles à un « relativisme » cynique qui n’aurait aucune norme au-delà de son pouvoir arbitraire. Mon argumentation ne prétend pas non plus que le monde dont les gens s’efforcent de rendre compte n’existe pas, qu’il n’y a pas de référent dans le système de signes et de productions des savoirs, ni de progrès dans l’élaboration de meilleurs récits au sein de ces traditions de pratiques. Cela reviendrait précisément à réduire un champ complexe à l’un des pôles des dualismes ici analysés : le pôle désigné comme idéal par rapport à un matériau impossible, celui désigné comme apparence par rapport à un réel interdit.

Le cœur de mon argumentation est plutôt que les sciences naturelles, tout comme les sciences humaines, se trouvent inextricablement prises au sein des processus qui leur donnent naissance. Et donc, comme les sciences humaines, les sciences naturelles sont culturellement et historiquement spécifiques, modifiées, impliquées. Elles importent pour des personnes réelles. Il est alors logique de se demander quels sont les enjeux, les méthodes et les genres d’autorités impliqués dans les récits des sciences naturelles – et comment ils diffèrent, par exemple, de la religion ou de l’ethnographie. En retour, il n’est par contre pas logique de chercher une forme d’autorité qui échapperait au réseau de ces champs culturels si productifs, et qui, au commencement, rendent les récits possibles. L’œil détaché de la science objective est une fiction idéologique, et elle est puissante. Mais c’est une fiction qui cache – et qui est conçue pour cacher – combien les puissants discours des sciences naturelles opèrent sur le réel. Là encore, les limites sont ici productives, et non pas réductrices et invalidantes.
L’une des conséquences désagréables de mon argument est que les sciences naturelles sont légitimement sujettes à la critique, et ce au niveau des « valeurs », et pas seulement des « faits ». Elles sont sujettes à une évaluation culturelle et politique « de l’intérieur », et pas seulement « en extérieur ». Mais l’évaluation, elle aussi, est impliquée, liée, pleine d’enjeux et d’intérêts croisés, et fait partie du champ de pratiques qui créent du sens pour des personnes réelles en rendant compte de vies situées – et y compris de ces choses hautement structurées que l’on appelle « observations scientifiques ». Les évaluations et les critiques ne peuvent pas enjamber les normes fabriquées pour produire des récits crédibles au sein des sciences naturelles, car ni les critiques ni les objets dont elles parlent n’ont de place « en dehors » qui permettrait de légitimer une vue d’ensemble aussi arrogante. Insister sur le fait que la production du savoir scientifique est fondamentalement chargée de valeurs et d’histoires n’équivaut pas à se tenir nulle part en ne parlant de rien d’autre que de ses propres préjugés – c’est même plutôt le contraire. Seule la façade d’une objectivité désintéressée rend impossible une « objectivité concrète ».
La nature n’est que la matière première de la culture ; et, dans la logique du colonialisme capitaliste, elle doit être appropriée, préservée, esclavagisée, exaltée ou rendue flexible afin d’être mise à la disposition de la culture.
Donna Haraway
Une partie de la difficulté à approcher les constructions intégrées, intéressées et passionnées de la science d’une façon non réductrice nous vient d’une tradition analytique – que nous héritons notamment d’Aristote et de l’histoire transformative du « patriarcat capitaliste blanc » (comment bien nommer cette chose scandaleuse ?) – et qui fait de toute chose une ressource à s’approprier. En tant que « ressource », un objet de connaissance n’est finalement qu’une matière pour le pouvoir séminal, et donc pour l’acte du sachant. Ici, l’objet à la fois garantit et revigore le pouvoir du sachant ; mais tout statut d’agent doit être dénié à l’objet dans les productions de savoir. Le monde doit, en somme, être objectivé en chose, pas en agent ; il doit être de la matière pour la formation de soi du seul être social au sein des productions de savoir, le sachant humain. La nature n’est que la matière première de la culture ; et, dans la logique du colonialisme capitaliste, elle doit être appropriée, préservée, esclavagisée, exaltée ou rendue flexible afin d’être mise à la disposition de la culture. De la même manière, le sexe est seulement la matière de l’acte de genre ; la logique productionniste semble inéluctable au sein des traditions dualistes occidentales. Cette logique narrative analytique et historique explique ma nervosité à propos de la distinction sexe/genre lorsqu’elle est vue, au sein de l’histoire récente des théories féministes, comme un moyen d’aborder les reconstructions de ce qui peut compter comme étant « femelle » ou « nature » dans la primatologie – et de pourquoi ces reconstructions importent au-delà des frontières des études sur les primates. Il a semblé pratiquement impossible d’éviter le piège d’une logique de domination appropriationniste, enchâssée dans la binarité nature/culture et dans sa lignée générative, ce qui inclut la distinction sexe/genre.

De nombreux sujets dans l’histoire de la biologie et de l’anthropologie pourraient venir nourrir les thèmes discutés dans cette introduction : alors pourquoi ce livre a-t-il choisi d’explorer les sciences des primates en particulier ? La raison principale est que les singes, et les êtres humains considérés comme leurs descendants taxonomiques, existent aux frontières d’une myriade de luttes pour déterminer ce qui comptera comme étant du savoir. Les primates ne se sont pas gentiment enfermés dans une discipline ou un champ spécialisé et sécurisé. Même en cette fin de 20e siècle, de nombreux types de personnes peuvent prétendre connaître les primates, suscitant la consternation et le grand dam de nombreux autres candidats à l’expertise officielle. La possibilité de déstabiliser les savoirs à propos des primates reste à la portée non seulement des praticien·nes de divers champs des sciences de la vie et des sciences humaines, mais aussi à la portée de personnes en marge de toute science – des écrivain·es scientifiques, des philosophes, des historien·nes, comme des visiteu·ses de zoos. De surcroît, raconter des récits à propos des animaux est une pratique si profondément populaire que le discours produit au sein des spécialités scientifiques est approprié par d’autres personnes, à leurs propres fins. La frontière entre discours technique et discours politique est aussi fragile que perméable. Même en cette fin de 20e siècle, le langage de la primatologie est mobilisé au sein de débats politiques controversés sur la nature humaine, son histoire et son avenir. Et cela reste vrai malgré la transformation des discours spécialisés de la primatologie en d’autres langages : mathématiques, théorie des systèmes, analyses ergonomiques, théorie des jeux, stratégies au sein de l’histoire de la vie, et biologie moléculaire.
En plaçant ce récit de primatologie au sein de la SF, j’invite les lecteurs et lectrices à redessiner les frontières entre nature et culture.
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Parmi les conflits frontaliers intéressants à propos des primates – qui et que sont-ils (et qui et à quoi servent-ils) –, il y a ceux qui opposent : la psychiatrie et la zoologie ; la biologie et l’anthropologie ; la génétique et la psychologie comparée ; l’écologie et la recherche médicale ; l’agriculture et les industries touristiques dans le « tiers-monde » ; les chercheu·ses de terrain et les scientifiques de laboratoire ; les défenseu·ses de l’environnement et les multinationales de l’exploitation forestière ; les braconniers et les gardes-chasse ; les scientifiques et les administrateurs au sein des zoos ; les féministes et les antiféministes ; les spécialistes et les profanes ; l’anthropologie physique et la biologie éco-évolutionnaire ; les scientifiques confirmé·es et les récent·es titulaires de doctorat ; les étudiant·es en études de genre et les professeur·es en comportement animal ; des linguistes et des biologistes ; des responsables de fondation et des demandeu·ses de subvention ; des écrivain·es scientifiques et des chercheu·ses ; des historien·nes des sciences et des vrai·es scientifiques ; des marxistes et des libéraux ; des libéraux et des néo-conservateurs. Et toutes ces intersections apparaissent dans ce livre.
Comment différent·es lectrices et lecteurs pourraient-ils voyager avec plaisir dans ces zones frontières ? Chaque chapitre relève à la fois de l’histoire des sciences, des études culturelles, de l’exploration féministe et d’une intervention engagée pour la constitution d’amour et de connaissance au sein de la fabrique disciplinée de l’ordre des Primates. J’espère que les lecteurs et lectrices n’y seront pas un « public », dans le sens de la réception d’une histoire finie. Les conventions au sein du champ narratif qu’est la SF semblent exiger des lectrices et lecteurs qu’ils réécrivent radicalement les histoires par l’acte même de les lire. En plaçant ce récit de primatologie au sein de la SF – les narrations de la fiction spéculative comme des faits scientifiques –, j’invite les lecteurs et lectrices (historien·nes, critiques culturel·les, féministes, anthropologues, biologistes, antiracistes et amoureu·ses de la nature) à redessiner les frontières entre nature et culture. Je souhaite que les lecteurs et lectrices trouvent ici un « ailleurs » à partir duquel envisager un ordre de relations différent et moins hostile entre les gens, les animaux, les technologies et la terre. Tout comme les acteurs et actrices des histoires qui suivent, je souhaite également proposer de nouveaux termes qui nous aident à circuler entre ce que nous avons historiquement appris à connaître comme nature et culture.

Image principale : « Les singes dans l’orangeraie », Henri Rousseau, 1910. Wikiart.
L’ensemble des images en noir et blanc de cet article sont tirées des divers chapitres du livre Être femelle – les autres sont libres de droits.

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19.12.2025 à 10:35
“Qu’est que ça fait d’être un problème dans la chaine d’approvisionnement de quelqu’un ?”, demandent Fred Moten et Stefano Harney dans “All incomplete”, un essai théorique sur les infrastructures du capitalisme logistique, vues à travers le prisme de la tradition radicale afro-américaine. Compte-rendu de lecture pour regarder autrement Amazon et son monde.
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À propos du livre All incomplete. Alternatives au capitalisme logistique, de Fred Moten et Stefano Harney, paru en 2025 aux éditions Les Liens qui Libèrent ; traduction collective finalisée par Mabeuko Oberty.
Récemment traduit en langue française, All Incomplete, le dernier essai de Stefano Harney et Fred Moten, met au centre de sa réflexion la question du « capitalisme logistique ». Les auteurs, tous deux étasuniens – le premier enseignant à la KHM de Cologne, le second poète, performeur et enseignant à la New York University – sont surtout connus pour leur premier livre écrit à quatre mains : Les sous-communs (Brook, 2022), sur lequel nous reviendrons. Disons-le d’emblée : leur dernier ouvrage est ardu et diffère du style classique en sciences humaines et sociales. Il ne faut pas s’attendre à une prose didactique et progressive. Ce livre assez dense et foisonnant propose une réflexion qui mêle philosophie et sciences politiques, poésie et culture radicale black (tradition de pensée nord-américaine dont certains auteurs essentiels comme Cedric Robinson commencent à peine à circuler dans l’espace francophone1).
Quiconque réfléchit aux limites écologiques de notre système socio-productif trouvera des intuitions importantes dans les trajectoires théoriques vertigineuses que Motent et Harney élaborent autour de la question cardinale de la logistique. Dès 2009, l’antropologue Anna Tsing affirmait l’importance d’analyser notre situation en termes de « capitalisme de la chaîne d’approvisionnement (supply chain capitalism) » :
Le « capitalisme de la chaîne d’approvisionnement » désigne ici les chaînes commerciales basées sur la sous-traitance, l’externalisation et les accords connexes dans lesquels l’autonomie des entreprises impliquées est légalement établie, tout en les soumettant à une discipline au sein de la chaîne dans son ensemble.2
C’est ce double mouvement corrélé de séparation en entités autonomes et compétitives, d’une part, et d’enchainement à un écosystème économique hégémonique, d’autre part, que nous retrouvons dans les analyses philosophiques d’All Incomplete. Les terrains de recherche anthropologiques d’Anna Tsing nous suggéraient, à ce propos, de ne pas nous attarder excessivement sur l’épouvantail de la standardisation globale, en nous invitant à voir plutôt comment cette forme de productivité capitaliste se fondait sur une variété (diversity) de « niches économiques fragmentés mais reliées ».
« La nature aime se cacher », disait une maxime célèbre d’Héraclite3. Tout un courant intellectuel qui peut être qualifié de « post-naturel » s’est consacré depuis un certain nombre d’années à déconstruire l’évidence fuyante de cette nature à partir de traditions hétérogènes. Du marxisme à l’anthropologie en passant par les gender studies, de Bruno Latour à Timothy Morton en passant par Donna Haraway, on nous a appris à observer de manière critique les mécanismes culturels et politiques qui instaurent le périmètre du « naturel ».
Au sein de « l’écologie-monde4 » contemporaine, il y a cependant une chose qui, bien qu’elle soit partout, « aime se cacher » : la logistique. On pourrait la considérer comme une sorte de seconde nature d’origine technique et qui demande, elle aussi, un effort de compréhension critique. Nous ne pouvons pas comprendre les relations matérielles que nous entretenons avec l’écosystème planétaire en faisant l’économie d’une lecture méticuleuse des chaînes de déplacement et d’approvisionnement qui structurent le métabolisme de nos communautés interconnectées. À l’heure de l’économie globalisée, de la production just in time ou de la consommation à la demande de biens et de services, la reproduction de nos modes de vies dépend d’un immense régime logistique qui soutient la production et la livraison de ce qui nous permet de communiquer, manger, lire, nous habiller…5
La logistique aussi aime se cacher. La logistique préfère disparaître derrière ses effets, ses derniers maillons, ses services accomplis. Elle tente d’apparaitre comme neutre afin éviter d’être appréhendée comme un exercice de pouvoir et gouvernement6. Nous recevons le livre commandé par Amazon : en quelques jours à peine, voilà qu’il arrive « magiquement » dans notre boite aux lettres. Et voilà aussi que cette « magie » fait oublier les entrepôts de stockage, les serveurs de traitement des commandes, l’exploitation salariale, la sous-traitance compétitive de la livraison, le carburant brûlé par les navires cargo…
Dans l’essai Planète B, Gwenola Wagon écrit à propos du protagoniste B, avatar explicite de Jeff Bezos :
B a profité de l’accélération de l’information comme de l’envoi des colis pour raccourcir le temps de livraison. Réduire l’attente et court-circuiter l’espace-temps pour répondre instantanément au désir d’achat. Diminuer le coût de la consultation du site. Faire disparaître les traces de la locomotion et simuler que le produit est déjà là.7

Le fonctionnement de la logistique peut être inscrit dans la tendance plus générale des médiations techniques à se cacher derrière le résultat qu’elles livrent – du moins tant que rien ne coince ou ne bugge8. Si aujourd’hui la montée en puissance de la logistique évoque immédiatement les infrastructures de la plateforme numérique et ses black boxes, elle s’inscrit dans la continuité historique de phénomènes majeurs tels que l’exploitation des énergies fossiles (charbon, pétrole…) ou l’invention du container.
Une des façons de rendre compte de cette réalité cruciale dans le champ théorique contemporain a été le développement d’études sur les questions infrastructurelles (Infrastructure Studies / Critical Infrastructure Studies), un domaine ancré surtout dans les sciences sociales9. L’infrastructure constitue dans ce champ de recherche un objet composite qui permet d’analyser autant des écosystèmes matériels de connexion, coordination et transport, que des formes de gouvernementalité et subjectivation. Voici la définition qu’en donne la chercheuse Keller Esterling dans un essai ayant marqué cette approche théorique :
Le mot « infrastructure » évoque généralement des associations avec des réseaux physiques permettant le transport, la communication ou les services publics. L’infrastructure est considérée comme un substrat caché, le moyen de liaison ou le courant entre des objets caractérisés par des conséquences, des formes et des lois positives. Pourtant, aujourd’hui, au-delà des réseaux de tuyaux et de câbles, l’infrastructure comprend des micro-ondes émises par des satellites et des appareils électroniques miniaturisés que nous tenons dans nos mains. Les normes (standards) et les concepts qui déterminent à peu près tout – des objets techniques aux styles de gestion – constituent également une infrastructure. Loin d’être cachée, l’infrastructure est désormais le point de contact et d’accès manifeste entre nous tous – les règles qui régissent l’espace de la vie quotidienne10.

Bien qu’on puisse ressentir une dilution face à cette ouverture de la focale conceptuelle, la perspective proposée par Esterling nous permet d’appréhender plus efficacement les dispositifs qu’on appelle « infrastructures » comme des objets complexes impliquant autant des couches matérielles et que des couches abstraites, des modifications des paysages terrestres tout comme des protocoles politiques internationaux ou des modulations d’espaces intérieurs subjectifs. Moten et Harney nous invitent précisément à observer le capitalisme logistique comme une combinaison d’éléments hard (des routes, des câbles, des zones de stockage, des canaux d’approvisionnement énergétique…) et d’éléments soft (programmes informatiques, ingénierie des flux, management des stocks, attentes sociales…). Si on prend, par exemple, l’infrastructure d’UberEats, nous pouvons comprendre la logistique de cet acheminement de repas à domicile comme un assemblage qui réunit une série de composantes enchevêtrées mais disparates : des véhicules particuliers, des algorithmes d’appariement demande/offre, un certain droit du travail, des smartphones connectés au réseau 5G, le désir de confort alimentaire dans un rythme de vie frénétique, des systèmes de paiement sécurisé en ligne, une cartographie interactive intégrant la géolocalisation en temps réel, une culture diffuse de l’auto-entrepreneuriat…

Le travail universitaire des études infrastructurelles n’épuise pas le spectre des gestes qui explorent ce domaine. De nombreuses opérations performatives et artistiques tentent d’entrainer collectivement une « proprioception infrastructurelle », selon le terme de l’artiste-chercheur Jamie Allen11. Des cartes du collectif Bureau d’études12 aux démontages analytiques du tandem Raffard-Roussel13 en passant par les essais cinématographiques de Gwenola Wagon et Stephane Degoutin14, les artistes essayent d’alimenter la sensibilité et la conscience des environnements infrastructurels qui façonnent notre quotidien par des gestes hétérogènes : par des ateliers pratiques de démontage, par des représentations graphiques synthétiques, par des balades-enquêtes dans l’espace urbain et numérique, par des récits spéculatifs. Comment percevoir les écosystèmes infrastructurels sur lesquels nous sommes branchés ? Et pourquoi le faire ?15 Si on les connait, alors on peut les débrancher.
Le simple sabotage des antennes 5G ou la cartographie visuelle du stack numérique ne suffisent pas tactiquement : elles doivent être accompagnées par la fabrication d’écosystèmes différents et plus désirables en termes écologiques et démocratiques.
Le même Jamie Allen a mis en évidence les limites d’un simple « dévoilement constructiviste » des infrastructures techniques, qui serait dépourvu de propositions tactiques pour des infrastructures alternatives. Il parle à ce propos de la nécessité d’une « rêverie infrastructurelle » qui activerait d’autres organisations socio-techniques par l’imagination et l’exploration16. Les limites d’un simple sabotage des infrastructures dominantes méritent également d’être questionnées. En d’autres termes, la conscience des chaînes logistiques hégémoniques et leur obstruction est nécessaire mais non suffisante. Comme l’écrit la chercheuse Fanny Lopez, il faut envisager le problème logistique des infrastructures techniques par de multiples opérations qui prolongent et dépassent les gestes d’exploration et de blocage : « débrancher des segments, réinventer les liens techniques sans forcer ni arraisonner le vivant ; repenser les structures et la gouvernementalité des réseaux »17. Cela équivaut à dire que le simple sabotage des antennes 5G ou la cartographie visuelle du stack numérique ne suffisent pas tactiquement : elles doivent être accompagnées, si on reste dans l’exemple du numérique, par la fabrication d’écosystèmes différents et plus désirables en termes écologiques et démocratiques (comme dans le cas du permacomputing ou du cloud associatif).
Ce court cadrage théorique permet de situer l’abstraction poétique de l’essai All Incomplete de Moten et Harney dans un contexte de réflexion et d’action politique plus vaste, ainsi que ses « alternatives au capitalisme logistique » mises en avant par le sous-titre de la traduction en français.

Mais qu’est-ce que donc le « capitalisme logistique » ? En trahissant partiellement la densité organique de l’écriture des auteurs, j’essaie de tracer les contours de cette perspective à la fois intellectuelle et lyrique après avoir participé à l’aventure collective de traduction de ce texte fascinant et fuyant. Cet exercice souhaite moins épuiser en la synthétisant sa prose originale qu’attiser le désir de se perdre dans le tourbillon de pensée et d’images d’All Incomplete.
Si le récit philosophique de la logistique dans « All Incomplete » s’échafaude autour de l’implication violente des corps, c’est aussi et surtout à cause de la référence raciale et esclavagiste qui l’inspire transversalement.
Le problème de la logistique se manifeste pleinement dans le contre-jour de l’histoire coloniale – donc en amont de la motorisation, de l’automatisation ou encore de la numérisation qui ont alimenté la période d’expansion technologique et productive la plus récente, entre les XIXe et XXIe siècles. Ancré dans l’expérience passée et présente des communautés afro-américaines, All Incomplete présente « la logistique » comme « la science blanche » par excellence (p. 37). C’est dans l’appropriation et l’organisation déployées au sein de la traite esclavagiste et de la plantation que se forge à une échelle aussi grande que décisive cette science du flux : « Bien sûr, la logistique existait déjà en tant que pratique dans les affaires militaires, depuis qu’il y a des sièges, des invasions et des forts. […] La traite esclavagiste africaine et transatlantique a représenté la grande et hideuse introduction de la logistique de masse à des fins commerciales plutôt que militaires ou étatiques » (p. 180). Si le récit philosophique de la logistique dans All Incomplete s’échafaude autour de l’implication violente des corps (opposés au principe d’une expérience plus fugitive et moins individuelle de ce qu’on appelle dans le texte la « chair »18) c’est aussi et surtout à cause de la référence raciale et esclavagiste qui l’inspire transversalement.
Tout en faisant un clin d’œil aux manifestations numériques contemporaines du pouvoir logistique, chez Moten et Harney l’emploi récurrent du terme « algorithme » résume une mise en forme plus vaste et profonde que le domaine des technologies digitales. Elle s’impose corporellement comme une pulsation musicale et chorégraphique (riddim) : « Être formé·e, c’est être formé·e dans ce rythme, être composé·e algorithmiquement, être contraint·e de porter ce rythme mais aussi de le développer, de l’améliorer, de l’exporter et de l’importer, ce qui revient à dire qu’être composé·e algorithmiquement, ce n’est pas seulement être battu·e, mais battre. » (p. 99). Cette représentation ample et poétique du capitalisme logistique esquissée par Moten et Harney peut surprendre car elle n’est pas immédiatement « infrastructurelle » comme celle de beaucoup d’analyses en sciences sociales19. Sans exclure la pertinence de l’infrastructure, en effet, All Incomplete propose une interprétation plus-qu’infrastructurelle de la question logistique qui s’infiltre dans les pulsations physiques et affectives du sujet.

Dans l’élan initial du livre, Moten et Harney se demandent : « que devons-nous tirer du fait qu’aujourd’hui la science qui semble avoir le plus réalisé la Doctrine du Cœur du bouddhisme Zen est la logistique ? » (p. 34). Cette doctrine prône une fluidité, une mobilité ou un vide qui s’avèrent être des conditions de prolifération idéales pour les opérations du régime logistique. Est-ce donc un hasard si ces disciplines orientales connaissent un si grand succès dans le monde contemporain ? La stratégie logistique adhère avec enthousiasme au ji ji muge bouddhiste entendu comme « non blocage » : « C’est la science de la logistique qui rêve de flux sans blocage et essaie de faire de ces rêves une réalité. La logistique hard et la logistique soft fonctionnent ensemble. Le yang de la Nouvelle Route de la Soie et le yin de l’algorithme fantasment tous les deux sur le non blocage. » (p. 34). Adepte acharnée de cette discipline zen, la logistique envisage la fluidité du vide comme une opportunité d’aménagement stratégique voué à la réalisation d’une accessibilité universelle et d’une mobilité sans frein. Le détournement du zen est l’emblème des aspirations totalisantes du capitalisme logistique.
Adepte acharnée de cette discipline zen, la logistique envisage la fluidité du vide comme une opportunité d’aménagement stratégique voué à la réalisation d’une accessibilité universelle et d’une mobilité sans frein.
Pour Moten et Harney, « la science capitaliste de la logistique » est condensée par la formule « mouvement + accès » (p. 71). Toute maladresse, toute déviation ou tout épuisement équivalent donc à un « sabotage » qui ralentit ou entrave ces principes de fonctionnement : « tout repos dans la vie sociale – ce que nous appellerions, avec Valentina Desideri, notre conservation militante, la fermentation de nos désirs – [est amené à être] dénoncé comme antisocial » (p. 186). Ici, il n’est pas question spécifiquement de « soulèvements infrastructurels » (infrastructural unrest) qui troublent au premier degré les flux de marchandises dans les entrepôts Amazon ou les flux de pétrole dans les pipelines20. Ce sont des phénomènes mineurs et diffus d’inaccessibilité et d’interruption – pas décorrélés, au fond, des évènements majeurs et médiatiques mentionnés que Moten et Harney célèbrent par leurs réflexions : le « repli » d’une danse, d’un barbecue, une crèche, un atelier de mécanique (p. 217)… All Incomplete nous encourage à penser des résistances « anti-héroiques » qui prennent forme dans une multitudes de moments « fugitifs » de socialité quotidienne où se réalise une soustraction au flux de la production et de l’organisation logistique. Si on reprend les catégories du matérialisme féministe, la pensée des deux auteurs étasuniens s’intéresse davantage aux couches « reproductives » de notre existence collective qu’à celles « productives ». Access denied : refuser l’accès signifie consentir au partage, précieux paradoxe.
La logistique tend ainsi à phagocyter les valeurs supposément émancipatrices de droit d’accéder et se déplacer dont devrait abstraitement jouir tout sujet. Ou, du moins, elle sème des doutes au sein de toute adhésion hâtive à la liberté d’accès ou de mouvement21. All Incomplete nous apprend à nous méfier de l’universalité positive de ces droits, à y ressentir l’intrusion impitoyable des logiques capitalistes, bien qu’on ne doive pas arrêter de célébrer contextuellement la nécessité d’un accès culturel démocratique dans le champ numérique (open access, creative commons…) ou le droit de circulation contre les frontières. À cette conception du mouvement qui fait l’objet d’une critique en tant que volonté souveraine de l’individu et processus d’accumulation capitaliste on peut opposer le « mouvementement » dont parle la théoricienne Emma Bigé : une activation corporelle et un déplacement animé plutôt par de forces environnementales et transindividuelles22. Être mouvementé est une condition irréductible à la mobilité capitaliste, dépend d’une solidarité physique ingouvernable avec ce qui nous entoure et nous traverse. En somme, le contraire de la logistique ne coïncide pas nécessairement avec une stase.
Le capitalisme logistique n’est pas uniquement Zen. Il aspire aussi au « kaizen », dans ses volontés de gestion pointilleuse. La logistique fonctionne selon une logique « d’optimisation » permanente et capillaire. Telle est la signification du terme japonais « kaizen » qui a été mobilisé historiquement pour exprimer l’esprit du toyotisme et la mutation du management industriel vers une flexibilité allégée (lean)23. Il faut s’améliorer et améliorer, sans cesse. Il est surtout question, ici, d’une amélioration du flux, toute amélioration individuelle ayant pour fin l’accélération du processus général : « L’importance de la marchandise n’est rien en comparaison de la qualité du flux qu’elle emprunte, qui est l’infrastructure que les travailleureuses fabriquent et rendent meilleure, plus résiliente. » (p. 185). Améliorer signifie conquérir plus de communication, plus d’accessibilité, plus de connexion, plus de vitesse, plus de production. S’améliorer signifie se rendre davantage disponible à ces augmentations, embrasser activement sa propre insuffisance comme un travail infini (donc éreintant) au service des chaînes de valorisation24. Telle est la circularité perverse de cette injonction : « La logistique vise à nous corriger, à nous démêler et à nous ouvrir à son usufruit, son amélioration ; un tel accès à nous, à son tour, améliore la ligne de flux, la ligne droite » (p. 39).
« L’importance de la marchandise n’est rien en comparaison de la qualité du flux qu’elle emprunte, qui est l’infrastructure que les travailleureuses fabriquent et rendent meilleure, plus résiliente. »
Fred Moten et Stefano Harney
Les systèmes d’évaluation et de mesure viennent au secours de cette optimisation ubiquitaire. Ils la guident, ils nous guident vers de nouvelles frontières d’efficacité et d’optimisation. Si le principe du kaizen trouve son ancrage historique dans le dépassement de la chaîne fordiste par le flux just in time toyotiste, il anime une tension plus générale de la modernité individualiste et capitaliste obsédée par ce que Moten et Harney appellent « l’usufruit » : à savoir, « la réunion de deux types d’amélioration – l’amélioration de soi et l’amélioration de la propriété au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle » (p. 177). D’une part rendre plus fluide et efficace la structure productive et sa rentabilité, de l’autre inculquer cette soif de perfection et performance au sein de l’intimité personnelle.
Vous pouvez traduire « amélioration » par « progrès », si cela rend le raisonnement plus clair. Et il n’y a progrès que si on peut s’approprier quelque chose pour exercer pleinement son droit/devoir d’amélioration contre celleux qui n’en seraient pas capables. Le capitalisme logistique perfectionne voracement, il souhaite compléter ce qui est incomplet en chacun·e. Mais cette incomplétude imparfaite constitue le partage social le plus précieux et profond, ce qui nous rassemble et nous anime. L’améliorer signifie perdre cette socialité fondamentale, la dissiper ou la canaliser productivement : « Pouvons-nous accepter et embrasser une telle imperfection, pour continuer à imparfaire chaque effondrement logistique ancien et nouveau ? » (p. 201)

Moten et Harney reprennent la structure binaire qui triomphe dans la technologie informatique pour résumer la tension qui structure le capitalisme logistique. Cette structure n’évoque pas uniquement le fonctionnement numérique, elle est présentée également sous la forme déjà mentionnée d’un rythme. C’est un « rythme qui tue » (p. 98). Il a deux temps corrélés : « Le premier temps sépare, délimite, isole chaque marchandise de la suivante. Le deuxième temps rend chaque chose égale à toutes les autres. Le premier temps fait de chaque chose une entité discrète. Le deuxième temps rend toutes choses identiques. » (p. 97) On ne sépare que pour mieux relier, on n’identifie que pour mieux homogénéiser.
D’une part, le gouvernement de la logistique impose de se posséder soi-même, de devenir individu autonome et agent souverain, de s’affirmer comme productivement autonome, de s’isoler, « d’être des fins en soi » (p. 167). De l’autre, il met inexorablement les entités individuelles au service du flux, enchaîne cette prétendue autonomie à un processus frénétique et global de valorisation où l’individualité est finalement emportée, subsumée : « Aujourd’hui la logistique nous mobilise et nous met en réseau comme elle ne l’a jamais fait auparavant. Elle fait de nous des moyens comme elle ne l’a jamais fait auparavant. Elle ouvre l’accès partout et à tout » (p. 166-167). Pour le dire autrement, l’univers socio-économique contemporain encourage un individualisme forcené tout en le mettant au service de dynamiques économiques et politiques qui dépassent largement la conscience et la volonté individuelle. D’où le corollaire du point suivant.
D’une part, le gouvernement de la logistique impose de se posséder soi-même. De l’autre, il met inexorablement les entités individuelles au service du flux.
On pourrait opposer instinctivement l’échelle personnelle et individuelle aux logiques impersonnelles et systémiques des écosystèmes infrastructurels, mais on risque de se tromper de solution, de penser qu’on résiste alors qu’on alimente l’ennemi. All Incomplete nous démontre avec véhémence ce que nous ressentons souvent comme un malaise sourd et confus : que les processus d’individuation et de subjectivation sont mis au service de la production d’un « surplus : volé, accumulé, régulé » (p. 166) qui nourrit le métabolisme capitaliste. En ce sens, Moten et Harney s’attellent à mettre à l’épreuve une certaine matrice foucaldienne et ses perspectives d’émancipation fondées sur un « souci de soi ». Ils rejettent les politiques du sujet et de l’individu, autant celles libérales basées sur des principes marchands que celles plus subversives basées sur une volonté d’émancipation individuelle : « toute forme de subjectivation, ou d’identité individuelle dématérialisée et isolée de l’écologie générale et générative de la société par le régime de travail propre au capitalisme logistique, est déjà liée à une chaîne de valeur attachant cerveau, esprit, identité et sujet. » (p. 187).
Penser contre la logistique ou contre l’échelle des systèmes infrastructurels ne signifie pas s’enfermer dans la forteresse de l’autonomie individuelle qui s’avère en être largement complice. La critique du capitalisme logistique déployée par Moten et Harney fait plutôt appel à un principe d’« antagonisme général ». La crête qui sépare ces expériences politiques opposées semble parfois fine et ambiguë – ce qui permet au premier de mieux s’accaparer les puissances du second et devenir moins intelligible. Bien que la dynamique impersonnelle et collective de l’antagonisme général pourrait rappeler certaines spécificités de la dimension logistique, il en constitue une subversion foncièrement radicale : « Au cœur de sa production [d’un tel antagonisme], il y a une certaine absence de discernement, une certaine différenciation qui ne divise pas, une consolation sans bornes contre l’isolement, une résonance haptique qui rend possible et impossible ce rythme meurtrier, la musique sous-commune qui échappe sans cesse à la logistique émergente de ce rythme mortel et l’épuise » (p. 98). Être antagoniste, généraliser cet antagonisme signifie concevoir et entretenir une résistance qui échappe à la confrontation guerrière et frontale, qui ne découle pas d’une précise rationalité stratégique. L’antagonisme qui est loué par All Incomplete consiste en une puissance solidaire et ubiquitaire qui ne cesse pas de se reproduire et de s’expérimenter dans le sous-sol d’une organisation capitaliste et étatique à laquelle la vie sociale refuse de se réduire.
La logistique strie l’espace et le temps pour organiser des lignes de flux qui orientent les agitations locales et spontanées : « La logistique cherche à imposer une position, une direction et un flux à notre mouvement, à notre pédèse, à notre marche aléatoire, à notre errance vagabonde » (p. 166). Ainsi elle dessine des grilles dans lesquelles on canalise les lignes de fuites de ce qui s’oppose à l’appropriation et au gouvernement logistique. Ces fuites émergent sans cesse sous la forme de ce que Moten et Harney n’appellent pas seulement « antagonisme général » mais aussi « informalité ». Si le mantra de la logistique est l’accès, alors le principe de la socialité informelle est l’excès.
Si le commun demeure une perspective fondée sur des catégories politiques classiques comme l’individu ou la contractualisation, le sous-commun y échappe farouchement.
Ce qui excède renvoie à une impossibilité d’appropriation où nous nous retrouvons ensemble, donc à une sorte de puissance plutôt qu’à une diminution : « la préservation militante de ce que vous avez (un vous entendu comme un nous), dans la dépossession commune, qui est la seule forme possible de possession, de manière d’avoir en excès de celleux qui ont. » (p. 57). Et bien qu’il lui soit étranger et antagoniste, « le capital […] cherchera néanmoins à calculer, exproprier et brûler cet excès » (p. 149). La posture devient diagonale. Parler d’antagonisme permet d’éviter de parler d’ennemi, déplacer le terrain de l’affrontement, trahir moins la complexité de la situation politique dans laquelle nous sommes embourbé·es.

Dans leurs travaux précédents, Motent et Harney avaient forgé une formule devenue célèbre pour décrire la dimension informelle : « les sous-communs » (undercommons). Cette formule dialoguait explicitement avec le concept de communs devenu si central dans les mouvements politiques et écologistes contemporains pour en rejeter une certaine racine contractualiste et économiciste : « L’idée des communs comme un ensemble de ressources et de relations que nous (qui sommes par ailleurs exploité·es et exproprié·es) construisons ou protégeons, gérons ou exploitons » (p. 218). Si le commun demeure une perspective fondée sur des catégories politiques classiques comme l’individu ou la contractualisation, le sous-commun y échappe farouchement : « Être sous-commun·e, c’est vivre de manière incomplète au service d’une incomplétude partagée, qui reconnaît et insiste sur la condition inopérante de l’individu et de la nation, alors que ces fantasmes brutaux et insoutenables, avec tous les effets matériels qu’ils génèrent, oscillent dans l’intervalle toujours plus court entre le libéralisme et le fascisme. Ces formes inopérantes tentent toujours d’opérer à travers nous » (p. 218).
Dans les sous-communs s’exprime ce que Moten et Harney appellent une « force jurisgénératrice » (p. 89), aux antipodes des régulations du « contrat antisocial » (selon leur jeu de mot). Ils défendent par ce concept de « jurisgenerativité » la capacité de produire des formes de vie collective par le bas et dans le partage, au lieu d’être gouverné·es par une souveraineté transcendante (ne serait-ce que celle d’un individu maître qui négocie avec un autre individu maître). Le simple fait de traverser ou habiter ensemble un certain espace public d’une certaine façon (par exemple dans le cadre d’une socialité afro-américaine) peut être appréhendé comme un moment « jurisgénératif » : « la vie noire, qui (con)sent à ne pas être seule en son irréductible socialité, est prise en flagrant délit de marcher – avec toute sa fécondité jurisgénératrice – au milieu de la rue » (p. 84)25. La théorie d’All Incomplete exprime, en ce sens, un anarchisme qui ne croit ni à la souveraineté de l’État ni à celle du sujet individuel. Et sa façon de ne pas y croire n’est pas la même, bien entendu, que cette logistique qui déborde sans cesse états et individus.
Qu’est que génère la logistique ? Un monde, essentiellement. Et ce monde infrastructuré par le capitalisme logistique se sert d’une façon extractive de la vie terrestre. À ce dernier élément se rattache la puissance de l’informalité qu’on a mentionné : « l’informalité terreuse de la vie » (p. 204), ou pour le dire autrement « la capacité résidente de vivre sur la terre » (p. 101). Par ces figures conceptuelles (monde/terre), le discours de Fred Moten et Stefano Harney exprime philosophiquement le fondement écologique sous-jacent à sa critique du capitalisme logistique qui, en ce sens, est appréhendé comme une saisie de la terre, comme un effort de la piéger et de la posséder : « Le mouvement de la terre doit être interrompu, contenu, ou affaibli ; ou alors, il faudrait pouvoir y avoir accès. Les terreux·ses doivent devenir clair·es et transparent·es, responsables et productif·ves, unifié·es dans la séparation » (p. 206).
L’appel à « tout bloquer » du 10 septembre 2025 exprimait la conscience de cette promesse de puissance qui vient de la soustraction aux injonctions du flux socio-économique du « capitalisme logistique ».
« Qu’est que ça fait d’être un problème dans la chaine d’approvisionnement de quelqu’un ? » se demandent les deux auteurs au milieu du livre. La question est bonne et complexe. Cela peut faire mal, si le quelqu’un en question décide de se débarrasser avec violence des entraves à la fluidité de sa productivité et de son progrès : de la violence sournoise d’un harcèlement administratif pour cellui qui chôme, jusqu’à la violence furieuse de l’expulsion policière d’une ZAD qui empêche le trafic aérien de s’améliorer par l’installation d’un nouvel aéroport. Le décret Sicurezza du gouvernement Meloni – par exemple – a récemment alourdi la criminalisation d’actions non-violentes propres au mouvement du soi-disant « terrorisme climatique » comme le délit d’obstruction du trafic routier ou ferroviaire26. Mais cela peut faire du bien, également, lorsque l’interruption de cette chaîne d’approvisionnement constitue un levier de mobilisation collective qui pèse dans le rapport de force contre des pouvoirs publics et privés qui soutiennent les projets les plus déchainés du capitalisme logistique. Le problème de quelqu’un peut ainsi devenir la puissance de quelqu’un d’autre. L’appel à « tout bloquer » du 10 septembre 2025 exprimait – ne serait-ce que d’une façon instinctive – la conscience de cette promesse de puissance qui vient de la soustraction aux injonctions du flux socio-économique nommé par Moten et Harney « capitalisme logistique ». Une lecture d’All Incomplete ne peut qu’approfondir et élargir la résonance de cet appel qui demeure suspendu à une mobilisation inachevée.
Image d’accueil : Pedro Farto sur Unsplash.

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Une tête de mort coiffée d’un chapeau de paille : ce curieux drapeau « Jolly Roger », emprunté au manga One piece, flotte désormais sur des foules en colère1. En octobre 2025, il est devenu le symbole de la « Génération Z », autoproclamée Gen Z, dans les rues de Lima, Antanarivo, Jakarta, Mexico, Manille, Katmandou, Marrakech et … Paris le 18 octobre.
Symbole générationnel, il est le premier drapeau international à être ainsi brandi depuis 20 ans. Le drapeau arc en ciel, symbole de paix apparu au début du siècle au sein du mouvement altermondialiste, avait été depuis longtemps troqué pour le drapeau national lors des soulèvements du printemps arabe (2011) et des places occupées (2011-2014), comme lors des soulèvements de 2018-2019 – à commencer par celui des Gilets Jaunes en France. Le drapeau national, toujours présent, est aujourd’hui complété par ce trait d’union planétaire qui proclame des exigences communes.
Le nom de Génération Z n’est pas né dans la rue mais trouve son origine dans la sphère médiatico-managériale2. Suivant les « génération X et Y » et précédant la « génération Alpha », démographiquement définie comme née entre 1997 et 2010, elle serait la première génération « nativement digitale », née et élevée dans un monde numérique infiniment plus prégnant qu’il y a seulement quinze ans3.
Ce constat est factuellement juste. Rappelons que depuis la naissance du World Wide Web en 1991, du SMS en 1992, du smartphone Ibm en 1994 et de l’IPhone en 2007, la croissance de la toile a été exponentielle. Nous sommes passés de 1 million d’ordinateurs connectés en 1992 à 36 millions en 1996, 370 millions au tournant du siècle, et plus de 5 milliards aujourd’hui.
Durant ces 25 années, alors le nombre d’ordinateurs connectés est multiplié par 15, le téléphone portable a supplanté ces derniers dans les usages personnels d’Internet… et dans le nombre d’appareils. Les estimations sur le parc mondial actuel oscillent entre 8,5 milliards et 7,1 milliards, contre 3,7 milliards en 2016. Ils représentent plus de 60 % du trafic Web mondial, allant jusqu’à 90 % dans des pays sous équipés comme le Soudan, la Libye, la Syrie ou le Tchad4.
La « Matrice », née dans l’imagination de deux réalisatrices visionnaires en 19995, semble devenue réalité. Ne sommes-nous pas aujourd’hui confronté·es à un univers numérique qui capte les flux financiers comme nos rêves, nos désirs de résistance comme la surveillance policière, machine globale d’information et de désinformation, de promotion de soi manipulée par des algorithmes, de production d’images irréelles dans un monde où les ruines progressent, notamment en raison des besoins énergétiques exponentiels de la gestion des données ? L’Agence internationale de l’énergie prévoit un doublement des besoins d’électricité des Data Centers avec la progression de l’IA. Comme dans le film de 1999, la Matrice se nourrit de la destruction de la planète et de son humanité.
L’une des spécificités démographiques de la Génération Z est bien d’être née dans un monde déjà dominé par la Matrice et d’avoir été biberonnée par les portails offerts à chacune et chacun que sont les déjà vieux Facebook (2004), YouTube (2005), X (ex-Twitter 2006), mais aussi des portails plus récents comme Instagram (2010), Snapchat (2011), Tiktok, Telegram (2014) et Discord (2015).

Mais ce constat ne nous dit rien du rapport de cette génération au monde social et à son avenir. Pourquoi imaginer qu’elle serait plus prisonnière de la Matrice que celles qui l’ont précédée ? Comme dans le film de 1999, et depuis vingt ans au moins, la résistance articule l’action au sein du monde numérique et l’action rematérialisée, celle des corps eux-mêmes libérés de la toile digitale. Le développement des liaisons numériques a accompagné toutes les grandes révoltes du siècle. Les photos des voitures brulées circulaient comme des trophées sur Skyrock en 20056. En 2008, Twitter a été mis en vedette pour son usage au sein de la contestation de masse des élections présidentielles de juin en Iran. En 2011, les jeunes Tunisien·es ont prouvé comment la censure d’Internet par Ben Ali avait fait d’eux des experts en cyber-résistance. Le partage des images a été un élément de poids dans le printemps arabe7. Depuis lors, quelle mobilisation peut se passer d’une présence en ligne, de compte Facebook ou Instagram ?8
À cette longue antériorité s’ajoute une expérience biographique. Voici une génération entrée dans la vie adulte dans la confrontation à une pandémie universelle, à un retour dramatique de la matérialité vitale de l’humanité et de sa fragilité. Cette génération COVID a fait l’expérience du contrôle policier universel des corps, des relations sociales enfermées dans les écrans.
Comment s’étonner, dans ces conditions, que la marque politique brandie par la Gen Z soit le Jolly Roger de One Piece ? C’est peut-être l’indice de sa capacité universelle de détourner ces portails numériques au profit d’une résistance qui prend corps dans la rue, dans l’espace public matériel de la politique.

Comment penser qu’une telle génération connectée n’aurait pas vent de ce qu’on dit ou écrit sur elle ? La voici donc qui, d’un continent à l’autre, s’approprie le vocabulaire objectivant des commentaires de celles et ceux qui l’observent comme des entomologistes observent des insectes en laboratoire. Tels les révoltés des Pays Bas en 1566 traités de « Gueux » par la royauté espagnole, elle retourne le stigmate et revendique l’étiquette qu’on lui a accolée. La voici qui brandit son nom comme une subjectivité politique pirate symbolisée par le manga le plus lu au monde, apologie universelle d’une piraterie de justice sociale. Nous y reviendrons.
➤ Lire aussi | L’effondrement a commencé. Il est politique・Alain Bertho (2019)
Les mobilisations de l’auto-nommée Gen Z marquent une étape singulière dans le message que portent les révoltes des peuples depuis 25 ans9. Elle s’affirme comme un acteur politique apartisan et exigeant, promoteur de mobilisations, porteur de principes de vie commune. La Génération Z émerge comme symbole d’un nouveau cycle de confrontation des peuples et des pouvoirs.
Elle se pense comme telle : l’adoption du nom et de la bannière affirme une culture et une subjectivité commune, une communauté de révolte. La circulation des informations, des images et des symboles construit une dynamique de propagation. Les jeunes Marocain·es de 2025 ont l’exemple du Népal en tête comme Aminatou, Bewdo et Khouma me faisaient part à Dakar en 2011 de leur souhait de faire aussi bien que les jeunes Tunisien·nes10. De la même façon, en 2019, le port du Gilet jaune avait fait école en Belgique, au Royaume Uni, en Allemagne, en Afrique du Sud, au Canada, en Irak, dans une trentaine de pays au total. Sauf en Égypte ou le gouvernement avait interdit préventivement la vente de gilets aux particuliers.
Caractérisée par ses modes d’organisation numériques et horizontaux et l’usage notamment de la plateforme Discord, la Gen Z ne se mobilise pas prioritairement en réaction à des évènements tels que ceux qui ont déclenché émeutes et soulèvements depuis 20 ans comme la mort d’un jeune ou la hausse des prix des transports ou du carburant. Ses mobilisations portent sur des principes de gouvernement et ce qu’elle perçoit comme des entorses fondamentales au bien commun : la corruption, l’austérité budgétaire qui ravage les services publics, la désinvolture démocratique, l’effondrement des états face aux mafias et à la corruption généralisée du Capital. Peu porteuse, dans l’état actuel des choses, d’une alternative constituante, elle se manifeste d’abord par la soudaineté des révoltes et par son efficacité dégagiste.

Depuis 20 ans, combien de soulèvements ont mis à bas le pouvoir en place ? Trois en 2011 (Tunisie, Égypte et Libye), un en 2014 (Ukraine), deux en 2019 (Chili et Soudan). En trois ans, depuis 2022, quatre cheffes et chefs de gouvernement ont dû prendre la fuite en urgence face à la mobilisation de la rue : le président srilankais, la première ministre bengali, le premier ministre népalais et le président malgache.
Il n’a fallu que quelques semaines aux manifestations de « l’Aragalaya » (la lutte), pour mettre en fuite le président du Sri Lanka, Gotabaya Rajapaksa. La lourde répression des premières manifestations contre les pénuries n’a fait que renforcer la révolte. Le blocage des réseaux sociaux a été contourné par une jeunesse virtuose d’une technologie dans laquelle elle a grandi et notamment de l’usage de VPN. Le 9 juillet 2022, l’occupation du palais présidentiel à Colombo signe la fin de la domination de la famille Rajapaksa.
Car les pénuries, la dette publique qui ont fait suite à la gestion du Covid sont entièrement mis au compte d’une dynastie dominant la vie politique du pays depuis la fin de la guerre civile en 2009. Le président Gotabya Rajapaska est le frère d’un ancien président, Mahinda, devenu son premier ministre. Leur autre frère, Basil, était ministre des finances. À l’accaparement du pouvoir politique s’ajoutent les pratiques de corruption massive d’une famille qui a mis les intérêts de l’État au service de ses intérêts patrimoniaux. La crise met en avant la coalition de gauche National People’s Power (NPP), créée en 2019, qui gagne haut la main les législatives de 2024.
La Gen Z se mobilise contre ce qu’elle perçoit comme des entorses fondamentales au bien commun : la corruption, l’austérité budgétaire qui ravage les services publics, la désinvolture démocratique, l’effondrement des états face aux mafias et à la corruption généralisée du Capital.
Deux ans plus tard, ce n’est pas la corruption mafieuse qui met le feu au Bangladesh, mais la mise en place d’un système préférentiel de recrutement de la fonction publique au profit de ce qui apparaît comme un clan. Le système des quotas instauré au profit des vétérans de la guerre d’indépendance et de leurs descendants avait été aboli en 2018. Sa restauration par décision de la Cour suprême le 5 juin 2024 génère immédiatement une mobilisation étudiante.
Le « Mouvement étudiant anti-discrimination » lance alors le « blocus du Bangladesh ». La suspension provisoire de la réforme par la Cour d’Appel le 10 juillet ne fait que renforcer la détermination du mouvement. Dans les jours qui suivent, la répression est violente, faisant une centaine de morts. Internet est coupé. La prise d’assaut du palais gouvernemental provoque la fuite en Inde de la première ministre Sheikh Hasina en poste depuis 15 ans et le basculement de l’armée du côté du soulèvement. La « Révolution de la mousson » met ainsi fin au règne de la Ligue Awami, cheville ouvrière de l’indépendance. Le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus est nommé Premier ministre par intérim.

En 2025 vient le tour du Népal, où Khadga Prasad Shama Oli, dirigeant du Parti Communiste du Népal, est premier ministre pour la troisième fois. La jeunesse se mobilise sur Internet contre la corruption du gouvernement et des administrations, le népotisme et l’opulence affichée sur les réseaux sociaux par la classe politique. Pour y répondre, le 4 septembre 2025, le gouvernement ferme 26 réseaux sociaux non légalement déclarés en vertu d’une décision de la Cour suprême datant de 2023, dont Facebook, YouTube, LinkedIn, Signal et Snapchat. Mais il n’empêche pas pas Tiktok, ni la possibilité de recourir à un VPN. La Gen Z, qui constitue 40 % de la population du pays, se soulève le 8 septembre. Le drapeau Jolly Roger surgit quand la foule tente d’investir le Parlement fédéral. L’affrontement est violent. Human Rights Watch parle de 76 morts11. Dans la soirée, le blocage des réseaux est levé. Trop tard : le 9 septembre, les résidences du premier ministre et celles de membres du gouvernement et du Parlement sont prises d’assaut et incendiées, ainsi que les locaux du Parti Communiste. Le premier ministre prend la fuite. L’armée investit la rue. Le 11 septembre, des pourparlers s’engagent entre l’armée et les représentants de la Gen Z. Soutenue par ces derniers, l’ancienne juge en chef de la Cour Suprême, Sushila Karki, est nommée première ministre par intérim.
À Madagascar, comme au Sri Lanka, pénuries structurelles et corruption étatique sont aux racines de la colère. Et comme au Népal, le Jolly Roger surgit dans les manifestations. Comme au Bangladesh, l’armée rejoint le mouvement. Quatre jours suffisent pour mettre en fuite le président. La Haute Cour Constitutionnelle confie le pouvoir au colonel Michael Randrianirina qui dissout les institutions en attendant d’éventuelles élections dans un délai de deux ans.
Dans ces quatre cas, la corruption politique, l’accaparement de l’institution publique au profit de quelques un·es, famille, clan, parti, ont été les moteurs de la révolte. À l’instar des mouvements tunisien et égyptien en 2011, les soulèvements qui ne portaient pas d’alternative laissent gérer leur victoire par d’autres : les militaires au Népal et à Madagascar, une figure symbolique au Bangladesh.

D’autres pays sont secoués par la Gen Z sans que la mobilisation ne provoque l’effondrement immédiat du pouvoir. La corruption, et parfois l’insécurité mafieuse, sont les moteurs d’une mobilisation contre l’effondrement de l’esprit public.
En Indonésie, le Jolly Roger a été brandi par la mobilisation lancée à l’initiative de l’Union des étudiants Indonésiens contre des coupes budgétaires massives, puis contre l’augmentation des frais de fonction des députés en août. Du 25 août 2025 au 1er septembre, la répression est violente. Internet est coupé.
Aux Philippines, depuis 2024, une controverse grossit sur les milliards de pesos alloués à la gestion des inondations, les constructions au rabais et l’accaparement des contrats par un petit groupe d’entrepreneurs. Le Jolly Roger flotte à Manille le 21 septembre 2025 lors d’une violente manifestation contre la corruption. Au même moment, au Timor oriental, la décision d’acheter des SUV aux députés (pour 4 millions de dollars) mobilise victorieusement durant trois jours les étudiants à Dili, la capitale.
Au Pérou, en octobre 2025, le mouvement lancé sur les réseaux sociaux exprime l’épuisement populaire face à l’instabilité institutionnelle (huit présidents en dix ans), l’insécurité et la corruption. Le remplacement de la présidente destituée Dina Boluarte par son vice-président José Jeri, accusé de corruption et de viol, met le feu à Lima, Arequipa, Cusco et Puno. Le vieux slogan « que se vayan todos » (qu’ils s’en aillent tous) côtoie le Jolly Roger.

En novembre, des mobilisations massives emplissent les rues du Mexique contre la corruption et la violence des cartels à l’appel de la Gen Z. Le Jolly Roger flotte sur le Zocalo lors de l’assaut symbolique contre le Palais National. Si la manifestation n’a pas conduit à un soulèvement, la Gen Z fait maintenant partie du débat politique national.
En Serbie, tout est parti de l’effondrement meurtrier du portail flambant neuf de la gare de Novi Sad le 1er novembre 2024. Le drame devient le symbole de la corruption de l’État pour la jeunesse. Malgré la répression, la mobilisation sur l’ensemble du pays ne faiblit pas. Sept mois après le drame, des barricades sont encore érigées à Belgrade.
➤ Lire aussi | Pour que la dignité devienne une habitude・Omar Felipe Giraldo (2022)
Reste la démocratie. La politique au sens institutionnel du terme s’invite ici de deux façons : par la contestation brutale des dynasties électorales et des scores obscurs qui font des urnes une farce quasi officielle, mais aussi par la volonté de peser directement sur les grands choix du pays, notamment budgétaires.
La contestation brutale des processus électoraux est devenue un classique dans certains pays d’Afrique. Les émeutes de Guinée en 2020, de Côte d’Ivoire en 2020 et 2025, du Cameroun en 2025, ne sont pas une surprise. Quant à la crise institutionnelle du Pérou en 2023, conséquence de la destitution du président Pedro Castillo, elle a mobilisé beaucoup plus largement que la génération Z.
En 2024, il n’en est pas de même en Tanzanie où la domination trentenaire du Chama cha Mapinduzi (Parti de la Révolution) est personnifiée par Samia Suluhu, la présidente sortante et candidate à sa réélection. L’élection est précédée d’une répression systématique des opposants (parti Chadema), des journalistes et de la société civile, qualifiée de « vague de terreur » par Amnesty international. Les candidats d’opposition sont disqualifiés. L’élection de Samia Suluhu avec 97.95 % des voix provoque un soulèvement à Dar Es Salaam et dans toutes les grandes villes du pays. La jeunesse, qui s’est massivement abstenue, affronte une répression féroce. On compte au moins 700 morts.
En 2024, au Kenya, c’était la même jeunesse, connectée, informée mais sans illusion sur les processus électoraux, qui avait décidé de s’opposer à une nouvelle loi fiscale et s’en est donné les moyens en ligne : #OccupyParliament et #RejectFinanceBill2024, crowdfunding pour financer le voyage vers Nairobi le jour des manifestations. Des numéros de téléphone des dirigeants politiques sont divulgués pour les spammer avec des SMS et des messages WhatsApp. Sur le Web, un « mur de la honte » dresse la liste des hommes politiques qui soutiennent le projet de loi de finance12. Le 18 juin 2024, la rue donne corps à la mobilisation à Nairobi. Le 19 juin, le Parlement amende le texte sans le retirer, provoquant une mobilisation violente dans tout le pays. Le 25, le Parlement lui-même est pris d’assaut. Le 26 juin, le projet de loi est annulé. Comme la loi de finance de l’année précédente, annulée par la justice après une mobilisation massive en dépit de la répression. Cette puissance démocratique directe s’installe dans la durée et la Gen Z est encore dans la rue en juin 2025 pour l’anniversaire de sa victoire, et encore le 7 juillet pour les 35 ans du soulèvement de 199013.
Cette puissance est autant dans l’air du temps que dans l’ADN de la Gen Z. En Colombie, en 2021, une mobilisation populaire majoritaire et intergénérationnelle, très violemment réprimée (47 morts) s’oppose aux coupes budgétaires et aux hausses massives d’impôt prévues par la réforme fiscale. La réforme est finalement abandonnée.

Au Maroc, alors qu’on annonce depuis janvier un budget de 200 milliards d’euros pour financer la Coupe d’Afrique des Nations, mi-septembre, huit femmes enceintes meurent à l’hôpital d’Agadir lors de césariennes. Ce sacrifice meurtrier des budgets de la Santé et de tous les services publics, notamment de l’éducation, est au cœur de la mobilisation de la « Gen Z 212 » (212 est le code téléphonique du pays), qui commence le 27 septembre 2025 à Rabat, Casablanca, Marrakech, Agadir et Tanger, puis se répand à Salé Didi, Bibi, Kelaât M’Gouna, Inzegane, Témara, Beni Mellal, Aït Amira, Oujda et Lqliaâ. Plus de 1 500 personnes font l’objet de poursuites judiciaires. En octobre, la cour d’Appel d’Agadir prononce des peines de prison lourdes allant jusqu’à quinze ans de prison ferme pour trois accusés.
Plus modeste, le mouvement « Bloquons tout », lancé en mai 2025, appartient à la même galaxie. Certes, en France, les réserves démographiques de la Gen Z sont sans commune mesure avec le Kenya ou la Tanzanie. Mais on trouve ici aussi dans le viseur un budget particulièrement austéritaire. Les modes opératoires sont les mêmes : organisation horizontale, usage systématique de la messagerie Telegram. La fréquentation des assemblées locales préparatoires ne fait pas de doute sur la dynamique générationnelle. Si le mouvement n’a pas vraiment bloqué le pays le 10 septembre, il a néanmoins eu deux conséquences historiques : la chute volontaire du gouvernement Bayrou dès le 8 septembre et l’appel à la grève générale de tous les syndicats le 18. Jamais un gouvernement n’avait décidé de se faire harakiri devant le Parlement à la seule annonce d’une mobilisation. Jamais le mouvement syndical unanime n’avait appelé à la grève contre un projet de budget ! Et le « Jolly Roger » est sporadiquement apparu sur les défilés…

Partout donc, la corruption, le népotisme et la prévarication symbolisent l’effondrement de l’esprit public, de l’État comme garant de l’avenir commun au profit d’intérêt de clans à l’heure où l’avenir même de l’humanité semble compromis. C’est un élément nouveau dans les 25 années de mobilisation et de répression violente qui ont ouvert le XXIème siècle. Ce tournant s’enracine visiblement dans l’expérience de la pandémie et la multiplication des catastrophes climatiques et écologiques vécues auxquelles les pouvoirs ne font pas face.
Inaugurée par les émeutes de Seattle à l’occasion d’une conférence de l’Organisation Mondiale du Commerce (29-30 novembre 1999) et de Gènes lors de la réunion du G8 (19 juillet 2001), la longue période de brutalisation mondiale des rapports politiques trouve donc un nouveau souffle. La mondialisation (et la financiarisation) du capitalisme et de sa gouvernance politique, engagée depuis un demi-siècle a mis à distance systématique des hommes et des femmes tant des lieux stratégiques de production du profit que des lieux de décision politique. Dans des situations nationales très diverses, les peuples ont fait l’expérience de l’impuissance politique face aux choix néolibéraux. En désarticulant les sociétés, les pouvoirs étatiques et financiers désarticulent et désarment le Demos. Les souffrances n’ont plus d’expression politique ni les revendications d’interlocuteurs. Dans ces conditions, chaque conflit court le risque de s’exprimer dans ce que Martin Luther King nommait « le langage de ceux qui ne sont pas entendus » : l’émeute. Et les émeutes se sont en effet multipliées contre la vie chère (2008 par exemple) comme face la mort de jeunes tués par la police (France 2005 et 2023, USA 2012-2014 et 2020, Iran 2022), contre la hausse du prix du carburant ou du métro (soulèvements de 2019).
Le plus souvent ponctuelles et sans lendemains visibles, prenant parfois au contraire la forme brusque d’un soulèvement national voire d’une insurrection, les émeutes, par leur récurrence peuvent aussi installer une sorte de dissidence populaire durable, de soulèvement à bas bruit. Elles cimentent alors une méfiance structurelle entre les peuples et les pouvoirs, entre le Demos et le kratos.
Ces émeutes ont une histoire que j’ai rappelée à grands traits dans un précédent article de Terrestres14. Les soulèvements de 2019 dans le monde marquent une étape cruciale. Après le lancement du mouvement des Gilets jaunes le 17 novembre 2018, de proche en proche plus de vingt pays dans le monde ont connu des soulèvements concomitants. C’est plus, en extension géographique et en durée, que les mobilisations de 2011 nommées alors « printemps arabe ».

En 2019, le déclencheur fut toujours très concret, lié à une décision ou à des pratiques gouvernementales mettant en danger la survie matérielle ou la liberté des personnes et des familles. Partout la colère englobe toute la classe politique. Mais là où le dégagisme de 2011 avait laissé de vieux chevaux de retour ramasser le pouvoir abandonné par des dictateurs en déroute comme en Tunisie ou en Égypte, les révoltés de 2019 n’ont laissé personne parler et décider à leur place. Les soulèvements devenus insurrection au Chili et au Soudan, ont engagé un processus constituant remarquable, quelle qu’en soit l’issue finale (coup d’État militaire au Soudan, référendum négatif au Chili sur la Constitution). Si le bilan global de l’année est une défaite des peuples face à la répression, celle-ci ne signe pas pour autant une victoire politique des pouvoirs en place qui perdent en légitimité ce qu’ils ont gagné par la violence d’État.
Après le lancement du mouvement des Gilets jaunes le 17 novembre 2018, de proche en proche plus de vingt pays dans le monde ont connu des soulèvements concomitants.
Immédiatement après, en 2020, la pandémie a enfoncé le clou. Avec son lot de peurs, de dénis complotistes, de solidarité, d’obéissance et de révoltes, elle a été un choc pour les peuples mais aussi pour les États. Ces derniers ont camouflé par un contrôle autoritaire des populations la révélation universelle de leur défaillance biopolitique, de leur lien privilégié avec des puissances financières – qui font même de la mort une source de profit.
2020 a été une année record pour le nombre d’émeutes et d’affrontements civils. Un cinquième des affrontements a concerné les politiques sanitaires et un cinquième les mobilisations contre la police et les violences policières. Si on ajoute les émeutes et affrontements liés aux élections, à la corruption des États et aux attaques contre les libertés, plus de 60 % des situations d’affrontement ont été générées par une remise en cause fondamentale de l’autorité publique, de sa légitimité et de sa police15.
➤ Lire aussi | Quand le néolibéralisme enfante le néofascisme : aux sources d’une révolution idéologique・Haud Guéguen (2025)
Quand la défaillance biopolitique des États devient clairement universelle, la physionomie et la géométrie des révoltes se transforme. En 2021, la brutalisation se maintient de façon diffuse. Le monde, hormis la Colombie16, ne connaît pas de grands mouvements nationaux. Puis, dans les années qui suivent, l’expression violente et localisée des révoltes marque le pas au profit de soulèvements plus larges à la fois plus fréquents et plus directement motivés par la remise en cause globale de la gouvernance néolibérale autoritaire : la violence d’État, la corruption, les choix budgétaires, le trompe l’œil démocratique des institutions électorales.

Ainsi émergent d’abord trois soulèvements nationaux : aux USA après l’assassinat de George Floyd (25 mai 2020), en Iran après celui de Masha Amini (16 septembre 2022) et en France après celui de Nahel Merzouk (27 juin 2023). Dans les trois cas, la répression est à la hauteur de la puissance de la colère populaire. Dans deux cas au moins, ces soulèvements ont une résonnance mondiale, jamais vue jusqu’à présent, dont témoigne alors la viralité soudaine et mondiale de deux mots d’ordre : « I can’t breathe » et « Femmes Vie Liberté ».
Ainsi s’ouvre donc le cycle de la Génération Z. Dans un monde aux prises avec le néolibéralisme autoritaire et une financiarisation écocidaire, depuis le début du siècle, émeutes et soulèvements sont un signe incontestable de vie des peuples et de l’humanité tout entière. Ces mobilisations ont été les véritables pulsations du siècle, portant lumière et exigences sur tous les fronts de souffrance et de résistance collective. En 25 ans, six pulsations ont ainsi secoué le monde : l’égale dignité de toutes les vies, la volonté collective de survie, la défiance démocratique, la décolonisation, la lutte contre le patriarcat et la défense du vivant17.
La Génération Z les rassemble toutes en contestant aux États le monopole de la compétence publique et celui de la légitimité démocratique, en portant le fer sur le cœur de l’époque : le sacrifice de tout intérêt public ou collectif au profit de quelques puissants. La corruption comme les budgets austéritaires sont le nom de cette mainmise universelle des logiques de profit financier sur les décisions collectives. L’exigence démocratique n’est pas qu’une question institutionnelle. Elle est une exigence de reconstitution de la puissance du Démos.

One Piece n’est pas qu’un drapeau : c’est la revendication d’une trame subjective commune, un combat contre la corruption du gouvernement du monde.
Dans ces conditions, quelques questions politiques se posent. La Gen Z a-t-elle un projet ? La référence à One Piece n’est pas indifférente, ni le succès planétaire de ce manga au propos fortement politique : un héros issu de quartiers pauvres et marginalisés, une confrontation à un gouvernement mondial corrompu…. Pour certains militants plus âgés, comme Youcef Brakni, un des animateurs du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré, ou Fatima Ouassak, politologue et fondatrice du Front de mères, c’est clairement une leçon d’engagement qui les a formé.es dès leur enfance18.
One Piece n’est pas qu’un drapeau : c’est la revendication d’une trame subjective commune, un combat contre la corruption du gouvernement du monde. Cet ancrage culturel fait la différence entre la Gén Z autoproclamée, mobilisée et pirate, et la « Génération Z » telle qu’elle est définie démographiquement. On ne peut pas affirmer que ses « idéaux » seraient « ambivalents » au titre de la diversité politique de la génération19. Si la génération démographique est très diverse, la Gen Z mobilisée porte quelques grands principes communs et une aspiration affirmée à la défense du commun, à l’instar de Luffy le pirate. D’autre part, en comparaison avec les soulèvements de 2019, on ne peut pas dire que la Gen Z est purement pragmatique20.
Pour autant, elle n’est pas encore porteuse d’une aspiration démocratique incarnée dans un peuple politique, un Demos. Quels sont aujourd’hui les enjeux de sa constitution et de sa puissance du Demos ? Il y en a deux : la rematérialisation politique par l’assemblée et l’ancrage national du Démos politique contre la tentation de l’Ethnos identitaire.
Avec des moments forts comme « ¡Democracia Real ya! » en Espagne, les printemps arabes en 2011, la révolution ukrainienne en 2014, les mobilisations de 2019 et notamment les Gilets Jaunes, voire la mobilisation contre la réforme des retraites en France en 202321, cette question s’affirme de façon de plus en plus explicite. Elle est bien sûr une dimension incontournable des mobilisations écologiques lorsqu’elles veulent opposer une expertise populaire au monopole de la compétence revendiqué par les pouvoirs publics.

Cette affirmation d’un corps politique commun passe par l’incarnation corporelle, physique de l’exigence démocratique dans l’espace public alors que le monde économique, social, informationnel et gouvernemental veut par tous les moyens se protéger de la démocratie notamment par une numérisation galopante. Dès son origine antique, la démocratie s’est fondée dans les assemblées que la démocratie représentative a voulu ensuite éloigner du pouvoir. Les assemblées resurgissent obstinément lors de la Commune de Paris, de la révolution russe et dans tous les grands moments de soulèvement populaire. On les voit renaitre au XXIème siècle avec les places occupées de Tunisie, d’Égypte, d’Espagne et de Grèce en 2011, suivies d’Istanbul et Kiev, Nuit Debout à Paris en 2016, les ronds-points et les assemblées de Gilets Jaunes de 2018-2019.
Cette dimension est encore embryonnaire dans la Gen Z. L’installation dans la durée nécessite organisation, débat, réflexion collective sur les objectifs du mouvement. Une mention spéciale doit être accordée à la situation serbe22. Les zborovi, assemblées citoyennes, se forment au mois de mars dans les villages ou les quartiers des grandes villes23. Des revendications sont adoptées par le mouvement dès le mois de mars, débordant largement la colère initiale. « Liberté, justice, dignité, État, jeunesse, solidarité, savoir et avenir » structurent la plateforme d’un mouvement apartisan bien décidé à affirmer sa puissance citoyenne. Une véritable dissidence populaire prend racine.
En 2024, la chute de la fièvre émeutière et des affrontements civils dans le monde a été spectaculaire. La violence s’est pour une part déplacée : dans la guerre civile, dans la guerre faite aux civils jusqu’au génocide, dans des déchainements xénophobes d’une ampleur inédite.
Reste à éviter la tentation identitaire de l’Ethnos, très présente aujourd’hui. L’année 2024 fut à cet égard critique24. La chute de la fièvre émeutière et des affrontements civils dans le monde a été spectaculaire. La violence s’est pour une part déplacée : dans la guerre civile, dans la guerre faite aux civils jusqu’au génocide, dans des déchainements xénophobes d’une ampleur inédite. Il n’y a pas qu’en Cisjordanie que la logique de guerre civile et de guerre coloniale mobilise les civils. Le nombre d’affrontements directs entre les populations a augmenté de 50 % et leur poids dans la totalité des émeutes et affrontements civils est passé de 7 % à 18 %.
Nous en avons vu une manifestation terrifiante en Angleterre durant l’été 2024 quand, dans 26 villes, des foules populaires s’en sont pris physiquement aux mosquées et aux hôtels de demandeurs d’asile25. L’été 2025 a vu la peste s’étendre : en Irlande du Nord contre les Rroms, en Espagne contre les Marocains, en Angleterre enfin où les manifestations anti migrants se sont multipliées.
La Gen Z n’est pas à l’abri de cette dérive du Démos politique à l’Ethnos identitaire. Le Bangladesh en a été le théâtre dans les jours qui ont suivi la chute de la première ministre Sheikh Hasina en août 2024. Du 8 au 13 août, dans 53 districts du pays, les Hindous, stigmatisés comme partisans de l’ancien gouvernement, sont victimes de violences de masse26.
Il reste donc de ces derniers mois un sentiment d’inachèvement politique. La critique que porte en acte la Gen Z sur le gouvernement du monde est d’une grande acuité. Ni idéologie ni pragmatisme mais exigence impatiente d’un État soucieux du commun, de solidarité institutionnalisée (dans des services publics et des choix budgétaires), d’honnêteté publique. Cette impatience est expéditive, mais sans lendemains convaincants, là où les pouvoirs sont faibles. Ailleurs, elle fait l’expérience de leur résistance violente. Elle ne réalisera vraiment ses exigences en puissance d’alternative durable que dans sa capacité à redevenir, jusqu’au bout, obstinément terrestre.

Image d’accueil : Mexique, novembre 2025. Wikimedia.

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