28.12.2025 à 13:51
De Et Dieu… créa la femme à ses engagements controversés, Brigitte Bardot a incarné la liberté, la sensualité et les contradictions d’une époque en mutation. Elle est décédée dimanche à l'âge de 91 ans.
La mort de Brigitte Bardot, à l’âge de 91 ans, met un terme à l’une des carrières les plus extraordinaires de la vie culturelle française de l’après-guerre.
Surtout connue comme actrice, elle fut aussi chanteuse, icône de mode, militante pour les droits des animaux et symbole de la libération sexuelle en France. Assez célèbre pour être désignée par ses seules initiales, B.B. incarnait une certaine vision de la féminité française — rebelle et sensuelle, mais aussi vulnérable.
Son influence sur les normes de beauté et sur l’identité nationale française fut considérable. À l’apogée de sa carrière, elle rivalisait avec Marilyn Monroe en termes de célébrité et de reconnaissance mondiale. Simone de Beauvoir, grande figure du féminisme, eux ces mots célèbres en 1959 à propos de Bardot : « « Elle est une force de la nature, dangereuse tant qu’elle n’est pas disciplinée, mais il revient à l’homme de la domestiquer ».
Bardot naît en 1934 dans une famille parisienne aisée. Élevée dans un foyer catholique strict, elle étudie le ballet au Conservatoire de Paris avec l’espoir de devenir danseuse professionnelle. Sa beauté saisissante la conduit vers le mannequinat. À 14 ans, elle apparaît déjà dans le magazine Elle, attirant l’attention du réalisateur Roger Vadim, qu’elle épouse en 1952.
Elle débute sa carrière d’actrice au début des années 1950, et son interprétation de Juliette dans Et Dieu… créa la femme (1956), réalisé par Vadim, la propulse sur le devant de la scène.
Bardot est aussitôt propulsée au rang de star internationale. Vadim présente son épouse comme l’expression ultime d’une liberté juvénile et érotique qui choque autant qu’elle fascine le public français.
En regardant aujourd’hui ce film relativement sage, il est difficile d’imaginer à quel point la performance de Bardot a pu briser les tabous. Mais dans la France catholique, conservatrice et assoupie des années 1950, elle impose de nouvelles normes de sexualité à l’écran. Le film devient un phénomène mondial. Les critiques l’adorent, tandis que les censeurs et les groupes religieux s’inquiètent.
Le fait qu'elle n'ait jamais reçu de formation d'actrice devient paradoxalement l’un de ses atouts : elle adopte un jeu spontané, autant physique que verbal. Elle est saisissante dans Le Mépris (1963), le chef-d’œuvre de Jean-Luc Godard sur un couple en train de se désagréger. Godard utilise sa beauté et son aura à la fois comme spectacle et comme objet de critique. La séquence la plus célèbre du film est une conversation de 31 minutes entre Bardot et son partenaire Michel Piccoli. Bardot n’a sans doute jamais été aussi juste.
Dans le drame judiciaire intense d’Henri-Georges Clouzot, La Vérité (1960), elle révèle toute son ampleur dramatique en incarnant une jeune femme jugée pour le meurtre de son amant.
En 1965, elle partage l’affiche avec Jeanne Moreau dans Viva Maria, de Louis Malle, un film de copines mêlant comédie et satire politique. L’énergie anarchique de Bardot y demeure éblouissante.
Dans Vie privée du même Louis Malle (1962), elle avait incarné une femme consumée par la célébrité et pourchassée par les médias. L’intrigue se révèle étrangement prémonitoire du destin à venir de Bardot.
Elle impose des modes comme la coiffure choucroute ou les ballerines. Le col Bardot — tops et robes aux épaules dénudées — porte son nom. Elle va même jusqu’à porter du vichy rose lors de son mariage en 1959.
Le pouvoir d’attraction de Bardot tenait à ses contradictions. Elle paraissait à la fois naturelle et provocante, spontanée et calculatrice. Son glamour ébouriffé et sa sexualité apparemment sans effort ont contribué à façonner l’archétype moderne de ce qu'on appelle en anglais la « sex kitten », jeune femme ultra-sensuelle. On lui attribuait ces mots : « il vaut mieux être infidèle que fidèle sans en avoir envie ».
En rejetant les carcans de la morale bourgeoise, Bardot a incarné un engagement radical en faveur de la liberté émotionnelle et sexuelle. Sa vie amoureuse tumultueuse en est l’illustration : elle s’est mariée quatre fois, a connu des dizaines de relations orageuses et de nombreuses liaisons extraconjugales. On lui attribuait d'ailleurs ces mots : « il vaut mieux être infidèle que fidèle sans en avoir envie ».
À jamais immortalisée comme une ingénue libre d’esprit, Bardot joua les muses pour de nombreux cinéastes, artistes ou des musiciens, d’Andy Warhol à Serge Gainsbourg. Plus tard, Kate Moss, Amy Winehouse et Elle Fanning l'ont citée comme source d’inspiration.
BB est également connue pour n’avoir jamais cédé à la chirurgie esthétique. Comme elle l’a un jour expliqué :
Les femmes devraient accepter de vieillir, parce qu'en fin de compte, c'est beaucoup plus beau d’avoir une grand-mère avec des cheveux blancs et qui a l'air d'une femme âgée, plutôt que d'avoir une grand-mère décolorée, teinte, et maquillée qui a l'air encore bien plus âgée, mais qui a l'air vraiment malheureuse.
Bardot quitte le cinéma en 1973, à seulement 39 ans, évoquant sa désillusion face à la célébrité. « Cela m’étouffait et me détruisait », confiait-elle à propos de l’industrie du film.
Elle concentre alors son énergie sur la défense des animaux, fondant en 1986 la Fondation Brigitte Bardot. Elle devient une militante inflexible et très active, luttant contre la maltraitance animale, l’élevage pour la fourrure, la chasse à la baleine et la corrida.
Mais Bardot suscite la controverse dès le milieu des années 1990 en raison de ses opinions politiques d’extrême droite, de ses déclarations sur l’islam et l’immigration, ainsi que de ses multiples condamnations pour incitation à la haine raciale. Elle a défendu publiquement l’acteur disgracié Gérard Depardieu et contesté le mouvement #MeToo en France.
Ces prises de position ont entaché sa réputation, surtout à l’international, et ont contribué à créer une image problématique : le sex-symbol jadis libérateur désormais associé au conservatisme nationaliste.
Si elle ne s’est jamais revendiquée féministe, son autonomie assumée, sa retraite précoce et ses opinions tranchées ont amené certains à la réévaluer comme une figure de rébellion proto-féministe.
L'opinion publique française a progressivement commencé à se détourner de Bardot, gênée par ses opinions tranchées. Mais certains saluaient son attitude désinvolte et son refus de se plier aux règles.
En fin de compte, en rejetant la célébrité à ses propres conditions, elle a transformé sa liberté d’esprit des années 1950 en un acte audacieux contre la conformité et les normes sociales.
Dans ses dernières années, elle confiait à Danièle Thompson, scénariste et réalisatrice de la mini-série de 2023 sur sa carrière : « Je ne comprends pas pourquoi le monde entier parle encore de moi ».
La réponse est simple : Bardot continue de nous fasciner, avec toutes ses imperfections.
Ben McCann ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.12.2025 à 11:10

Pandora n’est pas l’Amazonie. Pourtant, depuis plus de quinze ans, la saga Avatar entretient la confusion entre fiction et réalité, nourrissant le mythe séduisant mais problématique du « bon sauvage écologiste ».
La sortie d’Avatar : de Feu et de Cendres le 17 décembre, donne l’occasion de revenir sur un parti pris représentationnel qui irrigue la saga : « le bon sauvage écologiste ».
Le « bon sauvage » reste encore un important référent dans nos imaginaires occidentaux ainsi que nous le présentions dans notre récent ouvrage, L’héroïsation du bon sauvage de l’antiquité au XXIᵉ siècle : émergence de l’éco-spiritualisme. À ce titre, l’actualisation moderne de cette figure se fait autour d’une vision romantique et écologistante dominante dans notre société du spectacle. Cela représente un impensé problématique, puisque le mythe du bon sauvage lie les peuples autochtones à une norme impossible et une assignation identitaire archaïque.
Le parallèle entre la réalité amazonienne des peuples premiers et les personnages du film, remplis de pureté et de sagesse mythologique, est directement assumé par le réalisateur. L’univers d’Avatar nous plonge dans un imaginaire édénique sur la planète Pandora, couverte d’une jungle luxuriante qui devient le théâtre d’un choc entre une population autochtone idéalisée et des barbares humains venus exploiter un minerai rare. Cet imaginaire occidental est problématique à plusieurs titres.
James Cameron assume directement la comparaison entre son film de science-fiction et la réalité complexe de l’Amazonie. Par exemple, il a demandé aux acteurs de s’immerger dans la jungle amazonienne auprès des indigènes du Brésil avant le tournage du deuxième film, déclarant : « Je veux amener mes acteurs ici, pour pouvoir mieux raconter l’histoire ». Il dresse ensuite un parallèle direct entre son film et la lutte contre le barrage de Belo Monte, multipliant les interventions dans la presse où fiction et réalité amazonienne semblent absolument comparables.
Par ailleurs, l’internationalisation de la « wilderness » étatsunienne et son imaginaire socio-politique transparaît aussi dans l’œuvre de James Cameron. La wilderness traduit un rapport particulier à la nature sauvage et édénique, où l’humain n’est qu’un visiteur temporaire, comme défini par le Wilderness Act de 1964 aux États-Unis. Outre-Atlantique, elle occupe une place centrale dans l’histoire et la culture : elle symbolise d’abord la frontière à conquérir pour l’expansion pionnière, puis devient un idéal de préservation. Cet éco-imaginaire de wilderness doit être appréhendé culturellement.
L’étude de Lawrence Buell a déjà montré le rôle de la wilderness dans la formation, dès les années 90, d’un « imaginaire environnemental » aux États-Unis. Cette pensée nourrit les différents mouvements écologistes, en particulier l’écologie profonde et le monde libertaire. Dans ce cadre, l’Amazonie, par sa force évocatrice, constitue la quintessence d’une « wilderness » : une nature sauvage peuplée de simples « bons sauvages » dans un Éden préservé, propice aux idéalismes. L’Amazonie se transforme ainsi dans l’imaginaire occidental en une nature fabuleuse, animée de monstruosités ou d’angélisme. Cette nature sauvage globalisée dans les éco-imaginaires modernes est pourtant une construction sociale et historique qu’il convient d’interroger. La wilderness est une représentation collective de la nature sauvage, non pas une réalité objective.
Dans le contexte du buzz autour du premier film en 2009-2010, le reportage « Le monde d’Avatar en vrai » (magazine « Haute Définition », diffusé sur TF1 le 17 mai 2010) part à la rencontre de la tribu des Yawalapiti. Ce document, toujours disponible sur YouTube, attire massivement les internautes en montrant à l’excès la pureté et l’Éden coupé du monde de ces « bons sauvages », avec des séquences fortement caricaturales. Il s’agit de mettre en scène pour assurer le spectacle par exemple des commentaires sur le 11 septembre pour illustrer leur incompréhension de la violence, ou encore la découverte prétendue de la civilisation occidentale via de multiples images sur un ordinateur.
Les rares études sur le sauvage/bon sauvage au cinéma traitent essentiellement des dimensions techniques ou esthétiques. Une exception remarquable est le travail de l’anthropologue Roger Bartra dans son ouvrage Los salvajes en el cine. Ce chercheur mexicain, renommé pour ses travaux sur le « bon sauvage » dans les années 90, démontre la profondeur et la contemporanéité de ce mythe au cinéma et dans notre société occidentale.
Selon Bartra, le mythe de l’homme sauvage est issu d’un stéréotype enraciné dans la littérature et l’art européens depuis le XIe siècle, cristallisé dans un thème précis et facilement reconnaissable. Ce mythe dépasse les limites du Moyen Âge ou de la colonisation et traverse les millénaires, se confondant avec les grands problèmes de la culture occidentale. La civilisation n’a pas fait un pas sans être accompagnée de son ombre : le sauvage. De nos jours, l’idée du « bon sauvage » prend progressivement le pas sur son jumeau « le sauvage ». Bartra met en avant la notion de « néo-sauvages » pour décrire les représentations au sein des industries culturelles dominantes, et notamment via le « soft power » hollywoodien, de personnages : héroïques, valeureux, simples et proches de la nature (ex. : dans « Game of Thrones », Tarzan ou encore Apocalypto de Mel Gibson).
Ainsi, le mythe du « bon sauvage » est une tendance de fond au sein de la culture populaire, particulièrement via le septième art. Cette circulation médiatique du mythe s’adapte aux contextes de nos sociétés. La crise climatique engendre une réactivation de ce mythe vers celui d’un « bon sauvage écologiste », dont Avatar semble être la quintessence.
Dans un article critique intitulé « L’Amazonie n’est pas Avatar », l’économiste Hernando de Soto dénonce cette comparaison qui tend à s’installer en Occident. Il fait valoir que de nombreux « mythes et idées reçues persistent à marginaliser les populations indigènes et à les exclure de toute intégration dans l’économie mondiale ».
Selon lui, Avatar perpétue l’idée rousseauiste d’un état de nature idéalisé, dont la figure du « bon sauvage » est clef : « Nous sommes nombreux à avoir adhéré automatiquement aux messages véhiculés par le film, à savoir que les peuples indigènes du monde sont satisfaits de leur mode de vie traditionnel, qu’ils s’épanouissent dans un état d’harmonie rousseauiste avec leur environnement et qu’ils ne voient certes pas l’intérêt de prendre part à l’éconoime de marché de leur pays, mondialisation ou pas. »
Avatar est l’un des rares contenus où la représentation problématique des « bons sauvages » a été dûment traitée par différents chercheurs. Les conclusions sur l’aspect néo-colonialiste sont déjà connues concernant une œuvre caricaturale, à tel point que la chercheuse Franciska Cetti appelle à « décoloniser la science-fiction ».
De notre côté, nous mettons en lumière le caractère systémique de cette représentation du « bon sauvage » au sein d’un ouvrage de vulgarisation de notre thèse. Le bon sauvage est le héros, malgré lui, des errances de l’imaginaire social dans une société occidentale en crise de sens devant l’urgence climatique. Ainsi, la résurgence médiatico-politique du mythe, que Fanon aurait probablement qualifiée de « masque blanc écologique », a nourri les débats durant la COP30 d’un faux multilatéralisme paternaliste. Notre ouvrage permet de mieux saisir l’historicité et le degré civilisationnel de cet impasse écologique et spirituelle.
Le « bon sauvage écologiste » n’est pas une construction neutre. Il constitue un dispositif idéologique qui cristallise et légitime un discours vague de reconnexion à la nature. L’universitaire Kent H. Redford appelle à ne plus instrumentaliser cette figure, tout en valorisant les peuples premiers sans recyclage néo-colonialiste.
Alors que l’animisme ou le mélange écologie-spiritualité devient une tendance en Occident, il convient de s’interroger sur la cohérence de cette appropriation culturelle. Selon l’anthropologue Wolfgang Kapfhammer : « La question simple est : est-il viable de penser aux cosmologies des cultures marginalisées pour réanimer la cosmologie hégémonique occidentale qui est tombée en crise ? Ou cela signifie-t-il à nouveau abuser de ces cultures indigènes comme un simple espace de projection pour compenser nos mécontentements culturels ? »
La pensée rousseauiste imprègne encore profondément nos imaginaires. Selon le philosophe, l’homme nait bon par nature et c’est la société qui le corrompt. Ce dernier suppose l’existence d’un état naturel humain où tous les hommes seraient nés bons, purs et innocents, heureux avant de rentrer en contact avec la société et de se pervertir.
À l’heure où règne la reconnexion à la nature et à soi, notamment dans certains milieux de l’écologie politique, les évolutions internes de cette mouvance tendent à revaloriser une « écologie profonde » et collapsologue, traditionnellement ouverte aux mysticismes. L’éco-spiritualisme pourrait même devenir à terme majoritaire dans certains milieux de l’écologie politique.
D’après le chercheur Stéphane François : « Les positions scientifiques et rationnelles, au sein de l’écologie (en Allemagne, en Autriche ou en France par exemple), deviennent minoritaires, au profit de conceptions plus mystiques, ou du moins marquées par l’intuitivité, inspirées notamment des pratiques anthroposophiques, telles celles prônées par Pierre Rabhi. Une part de plus en plus importante des militants écologistes, surtout parmi les néoruraux, acceptent ces discours au nom d’un retour à la nature, largement idéalisé, et d’un rejet des solutions scientifiques ».
En bref, si la saga Avatar séduit par sa beauté visuelle et son appel à la préservation de la nature, elle véhicule aussi un mythe du « bon sauvage écologiste ». Ce dernier, loin d’honorer les peuples autochtones, les enferme dans une idéalisation néo-colonialiste dont il est urgent de se défaire.
Au-devant du dérèglement climatique qui réactive avec force ce vieux mythe rousseauiste, il semble utile de dépasser la figure simpliste du bon sauvage pour proposer des représentations plus complexes et respectueuses des réalités indigènes contemporaines. Ce n’est pas la première fois que l’Amazonie, la wilderness, ou la rencontre entre imaginaires civilisationnels et futur eschatologique, excitent et polarisent nos débats publics et pensées instinctives en Occident devant les ravages ineffables d’un certain capitalisme dérégulé.
Néanmoins, la figure moderne du héros « hyperindien », un sage ancestral capable avec ses pouvoirs de conjurer les maux des excès du capitalisme, semble promis à occuper une place importante dans les mythologies écologiques et le bon sens populaire du XXIe siècle.
Pierre Cilluffo Grimaldi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.12.2025 à 10:46

S’il ne s’en tient que partiellement à la réalité des événements de cette mutinerie de 1905, « Le Cuirassé Potemkine » montre comment un film historique peut façonner la mémoire collective et le langage cinématographique.
Film phare du cinéma russe, Le Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein a été présenté pour la première fois à Moscou le 24 décembre 1925. Mais les nombreux hommages rendus par les cinéastes tout au long du siècle qui a suivi démontrent s’il le fallait qu’il est toujours pertinent aujourd’hui. Qu’est-ce qui a donc fait de cette œuvre, connue pour sa manière audacieuse de traiter les événements historiques, l’un des films historiques les plus influents jamais réalisés ?
L’histoire de la réalisation du film apporte quelques éléments de réponse. Après le succès de son premier long-métrage en 1924, La Grève, Eisenstein fut chargé en mars 1925 de réaliser un film commémorant le 20e anniversaire de la révolution russe de 1905. Cette vaste révolte populaire, déclenchée par des conditions de travail déplorables et un profond mécontentement social, secoua l’Empire russe et constitua un défi direct à l’autocratie impériale. L’insurrection échoua, mais sa mémoire perdura.
Initialement intitulé L’Année 1905, le projet d’Eisenstein s’inscrivait dans un cycle national d’événements publics commémoratifs à travers toute l’Union soviétique. L’objectif était alors d’intégrer les épisodes progressistes de l’histoire russe d’avant la Révolution de 1917 – dans laquelle la grève générale de 1905 occupait une place centrale – au tissu de la nouvelle vie soviétique.
Le scénario original envisageait le film comme la dramatisation de dix épisodes historiques marquants, mais sans lien direct entre eux, survenus en 1905 : le massacre du Dimanche rouge et la mutinerie sur le cuirassé impérial Potemkine, entre autres.
Le tournage principal débuta à l’été 1925, mais rencontra peu de succès, ce qui poussa un Eisenstein de plus en plus frustré à déplacer l’équipe vers le port méridional d’Odessa. Il décida alors d’abandonner la structure épisodique du scénario initial pour recentrer le film sur un seul épisode.
La nouvelle histoire se concentrait exclusivement sur les événements de juin 1905, lorsque les marins du cuirassé Potemkine, alors amarré près d’Odessa, se révoltèrent contre leurs officiers après avoir reçu l’ordre de manger de la viande pourrie infestée de vers.
La mutinerie et les événements qui suivirent à Odessa devaient désormais être dramatisés en cinq actes. Les deux premiers actes et le cinquième, final, correspondaient aux faits historiques : la rébellion des marins et leur fuite réussie à travers la flotte des navires loyalistes.
Quant aux deux parties centrales du film, qui montrent la solidarité du peuple d’Odessa avec les mutins, elles furent entièrement réécrites et ne s’inspiraient que très librement des événements historiques. Et pourtant curieusement, cent ans après sa sortie, sa réputation de récit historique par excellence repose principalement sur ces deux actes. Comment expliquer ce paradoxe ?
La réponse se trouve peut-être dans les deux épisodes centraux eux-mêmes, et en particulier dans le quatrième, avec sa représentation poignante d’un massacre de civils désarmés – dont la célèbre scène du bébé dans une poussette incontrôlable, dévalant les marches – qui confèrent au film une forte résonance émotionnelle et lui donnent une assise morale.
De plus, bien que presque entièrement fictive, la célèbre séquence des escaliers d’Odessa intègre de nombreux thèmes, historiquement fondés, issus du scénario original, notamment l’antisémitisme généralisé et l’oppression exercée par les autorités tsaristes sur leur peuple.
Ces événements sont ensuite rendus de manière saisissante grâce à l’usage particulier du montage par Eisenstein, qui répète les images de la souffrance des innocents pour souligner la brutalité impersonnelle de l’oppresseur tsariste.
Le Cuirassé Potemkine peut être perçu comme une œuvre de mémoire collective, capable de provoquer et de diriger une réaction émotionnelle chez le spectateur, associant passé et présent pour les redéfinir d’une manière particulière. Mais, un siècle plus tard, la manière dont Eisenstein traite le passé, insistant pour établir un lien émotionnel avec le spectateur tout en recréant l’histoire, reste étroitement liée à nos propres façons de nous souvenir et de construire l’histoire.
Avec le recul de 2025, Le Cuirassé Potemkine, avec son idéalisme révolutionnaire et sa promesse d’une société meilleure, a perdu une grande part de son attrait, après la trahison de ces mêmes idéaux, des purges staliniennes des années 1930 jusqu’à la dévastation actuelle de l’Ukraine. Les spectateurs contemporains auraient besoin que le message originel du film soit revitalisé dans de nouveaux contextes, invitant à résister au pouvoir et à l’oppression, et à exprimer la solidarité avec les marginalisés et les opprimés.
Il n’est pas surprenant que le British Film Institute ait choisi cette année pour publier une version restaurée du film, car il a exercé une influence si profonde et omniprésente sur la culture visuelle occidentale que de nombreux spectateurs ne réalisent peut-être pas à quel point son langage est ancré dans le cinéma grand public.
Alfred Hitchcock a repris avec succès les techniques de montage frénétique et chaotique d’Eisenstein dans la scène de la douche de Psychose (1960), où l’horreur naît moins de ce qui est montré que de ce qui est suggéré par le montage. Il rend également un hommage explicite à Eisenstein lors du deuxième meurtre du film, qui se déroule sur l’escalier de la maison des Bates.
Ce schéma a ensuite été repris dans de nombreux films, notamment dans le Batman (1989) de Tim Burton avec le Joker interprété par Jack Nicholson. Nicholson lui-même avait déjà joué une confrontation violente sur un escalier dans Shining (1980) de Stanley Kubrick, tandis que Joker (2019) de Todd Phillips est devenu emblématique pour une séquence de danse controversée sur un escalier public.
L’Exorciste (1973) de William Friedkin semble lui aussi beaucoup devoir au style d’Eisenstein, avec deux morts qui se déroulent au bas de l’escalier désormais iconique de Georgetown. Brazil (1985) de Terry Gilliam fait lui aussi un clin d’œil parodique à Eisenstein, mais c’est Les Incorruptibles (1987) de Brian De Palma qui constitue l’hommage le plus explicite à la séquence des escaliers d’Odessa, notamment avec la scène du bébé dans la poussette incontrôlable, plaçant ainsi l’influence d’Eisenstein au cœur du cinéma hollywoodien contemporain.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.