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14.12.2025 à 11:47

Football : 30 ans après l’arrêt Bosman, quel bilan pour le marché des transferts ?

Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School
Daouda Coulibaly, PhD, Professeur-Associé, EDC Paris Business School
Moustapha Kamara, PhD Droit du Sport, EDC Paris Business School
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Le 15 décembre 1995, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a rendu un arrêt qui allait transformer en profondeur le monde du football professionnel.
Texte intégral (2890 mots)

Le Belge Jean-Marc Bosman, joueur modeste des années 1990, restera peut-être dans l’histoire comme le footballeur qui aura eu le plus grand impact sur son sport. En effet, l’arrêt portant son nom, adopté il y a exactement trente ans, a permis aux joueurs en fin de contrat de rejoindre un autre club sans l’exigence d’une indemnité de transfert. Il a également mis fin à la règle qui prévalait jusqu’alors de trois étrangers maximum par équipe, ouvrant la voie à une aspiration des joueurs du monde entier vers les clubs les plus riches.


« Toi, avec ton arrêt, tu vas rester dans l’histoire, comme Bic ou Coca-Cola », avait dit Michel Platini à Jean-Marc Bosman en 1995. Platini n’avait sans doute pas tort.

Les faits remontent à 1990. Le contrat de travail de Bosman, footballeur professionnel du Royal Football Club (RFC) de Liège (Belgique), arrive à échéance le 30 juin. Son club lui propose un nouveau contrat, mais avec un salaire nettement inférieur. Bosman refuse et est placé sur la liste des transferts. Conformément aux règles de l’Union européenne des associations de football (UEFA) en vigueur à l’époque, le transfert d’un joueur, même en fin de contrat, s’effectue en contrepartie d’une indemnité versée par le club acheteur au club vendeur. Autrement dit, pour acquérir Bosman, le nouveau club devra verser une indemnité de transfert au RFC.

En juillet, l’Union sportive du littoral de Dunkerque (USL) en France est intéressée. Mais le club belge, craignant l’insolvabilité de l’USL, bloque l’opération. Bosman se retrouve sans employeur. Pis, il continue d’appartenir à son ancien club, lequel maintient ses droits de transfert. Par ailleurs, en vertu de la règle des quotas – trois étrangers maximum par équipe –, il est difficile pour le joueur de rejoindre un club dans un autre État de la Communauté européenne.

S’estimant lésé, Bosman saisit les tribunaux belges. L’affaire est par la suite portée devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE).

Coup de tonnerre : le 15 décembre 1995, la CJCE tranche en faveur de Bosman.

Décision de la CJCE

La Cour précise que le sport professionnel, comme toute activité économique au sein de la Communauté européenne, est soumis au droit communautaire. Elle considère dès lors que toute disposition restreignant la liberté de mouvement des footballeurs professionnels ressortissants de la Communauté européenne est contraire à l’article 48 du Traité de Rome, lequel prévoit la libre concurrence et la liberté de circulation des travailleurs entre les États membres.

La CJCE reprend ses jurisprudences antérieures (arrêts Walrawe et Koch en 1974 et Doña en 1976) et déclare que les règles de quotas fondées sur la nationalité des joueurs ressortissants communautaires constituent des entraves au marché commun.

En outre, la Cour va plus loin dans son jugement et estime que les indemnités de transfert pour les joueurs en fin de contrat (encore appliquées par certains clubs européens en 1995) sont contraires au droit communautaire.

Enjeux et impacts de l’arrêt Bosman

Le socle de cette décision a été la standardisation ou plutôt l’universalité des règles sportives au niveau de l’UEFA (54 fédérations) et de la Fédération Internationale de Football Association, FIFA (211 fédérations), qui ont dû s’aligner sur la jurisprudence Bosman.

Ainsi, cet arrêt de la CJCE a conduit les instances du football à réformer le système des transferts (Réformes dites « Règlement du Statut et du Transfert des Joueurs », (RSTJ) 2001, 2005, 2017-2022). Conséquemment, l’arrêt Bosman a drastiquement accentué la libéralisation du marché des transferts.

Cela s’est traduit par la suppression des obstacles à la libre circulation des sportifs. Les joueurs en fin de contrat sont devenus libres de rejoindre un autre club sans que celui-ci soit tenu de verser une indemnité de transfert à leur ancien club. Fin de l’ « esclavage » sportif ! Fin également du « régime de quotas » pour les joueurs ressortissants communautaires au sein des effectifs dans les clubs européens !

De facto, il y a eu une augmentation du nombre de joueurs étrangers communautaires, désormais illimité pour les joueurs des pays de l’Union européenne (UE). C’est le cas également pour les joueurs de l’Espace économique européen et pour ceux issus des pays ayant un accord d’association ou de coopération avec l’UE à la suite des arrêts Malaja dans le basket en 2002, Kolpak dans le handball en 2003 et Simutenkov dans le football en 2005. Il en est de même, depuis l’accord de Cotonou en 2000 (remplacé par l’accord de Samoa en 2023), pour les détenteurs des nationalités de 47 pays d’Afrique, 15 pays des Caraïbes et 15 pays du Pacifique. En France, le nombre de joueurs considérés comme « extra-communautaires » est limité à quatre.

Par ailleurs, comme le souligne Vincent Chaudel, co-fondateur de l’Observatoire du Sport Business, l’arrêt Bosman a inversé le rapport de force entre joueurs et clubs. L’inflation des salaires, qui avait commencé dans les années 1980, s’est accélérée dès les premières années après cet arrêt, puis de manière exponentielle chez les superstars par la suite.

Selon le magazine Forbes, les cinq footballeurs les mieux rémunérés en 2024 étaient Cristiano Ronaldo (environ 262,4 millions d’euros), Lionel Messi (environ 124,3 millions d’euros), Neymar (environ 101,3 millions d’euros), Karim Benzema (environ 95,8 millions d’euros) et Kylian Mbappé (environ 82,9 millions d’euros). L’écart salarial entre les footballeurs et les footballeuses reste néanmoins encore béant.


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L’arrêt Bosman a aussi fortement impacté la spéculation de la valeur marchande des superstars et des jeunes talents.


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Au-delà, cet arrêt s’est matérialisé par l’extension de la libre circulation des joueurs formés localement dans un État membre de l’UE, au nom de la compatibilité avec les règles de libre circulation des personnes ; cette mesure a ensuite été étendue à d’autres disciplines sportives.

Une autre particularité concerne le prolongement de la jurisprudence Bosman aux amateurs et aux dirigeants sportifs.

Enfin, il est important de rappeler que si l’arrêt Bosman a permis à de nombreux acteurs du football (joueurs, agents, clubs, investisseurs, etc.) de s’enrichir, ce fut loin d’être le cas pour Jean-Marc Bosman lui-même. Dans un livre autobiographique poignant, Mon combat pour la liberté, récemment publié, l’ancien joueur raconte son combat judiciaire de cinq ans, ainsi que sa longue traversée du désert (trahisons, difficultés financières, dépressions, etc.) après la décision de la CJCE.

Perspectives : du 15 décembre 1995 au 15 décembre 2025, 30 ans de libéralisation

L’arrêt Bosman a dérégulé, explosé et exposé le marché des transferts. Le récent article de la Fifa consacré au marché estival de 2025 en témoigne : cet été-là, 9,76 milliards de dollars d’indemnités de transfert ont été versés dans le football masculin et 12,3 millions de dollars dans le football féminin.

Ainsi, l’arrêt a ouvert la voie à une libéralisation inédite des opérations, conduisant parfois à des montages financiers particulièrement complexes.


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Au-delà de l’explosion des indemnités de transfert, l’arrêt Bosman a creusé les inégalités entre les clubs, tant au niveau national qu’européen. Pendant que les clubs les moins riches servent de pépinières pour former les futurs talents, les clubs les plus riches déboursent des sommes astronomiques pour acquérir les meilleurs footballeurs : Neymar, 222 millions d’euros ; Mbappé, 180 millions d’euros ; Ousmane Dembelé et Alexander Isak, 148 millions d’euros ; Philippe Coutinho, 135 millions d’euros, etc. Cela se traduit par l’ultra-domination des gros clubs dans les championnats européens avec le risque d’un « déclin général de l’équilibre compétitif dans le football européen » selon l’Observatoire du football CIES.

Enfin, avec la libéralisation du marché des transferts, des réseaux internationaux se tissent – et par la même occasion s’enrichissent – pour dénicher les futures « poules aux œufs d’or ». L’Amérique du Sud, l’Afrique (notamment depuis l’accord Cotonou) et l’Europe de l’Est sont devenues les principaux exportateurs des footballeurs (certains partent à un âge très précoce à l’étranger et se retrouvent loin de leur famille) vers les clubs d’Europe de l’Ouest.

Pour conclure, il serait souhaitable de réguler le marché, d’assainir l’écosystème et d’apaiser les ardeurs. L’arrêt Diarra (qualifié de « Bosman 2.0 ») de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) – anciennement la CJCE – le 4 octobre 2024 est une avancée dans ce sens. Bien que la Cour n’ait pas remis en cause tout le système des transferts, elle a enjoint la FIFA à modifier sa réglementation afin que les footballeurs ne soient plus sous le joug de leur club en cas de rupture unilatérale de leur contrat.

Les joueurs doivent pouvoir y mettre un terme sans craindre de devoir verser une indemnité « disproportionnée » à leur club, et sans que le nouveau club désireux de les recruter soit tenu de verser solidairement et conjointement cette indemnité en cas de rupture sans « juste cause ». Dans l’urgence, un cadre réglementaire provisoire relatif au RSTJ a été adopté par la FIFA en décembre 2024 – jugé pour autant non conforme à la décision de la CJUE.

Le monde du football a besoin d’une transformation systémique où le plafonnement des coûts de transfert, mais aussi la gestion vertueuse des clubs et des institutions, l’encadrement et l’égalité des salaires homme-femme, la prise en compte du bien-être psychologique des acteurs, etc. constitueraient un socle fort pour un renouveau du marché des transferts et de l’industrie du football dans sa globalité.

Mieux, l’industrie du football ne doit plus constituer un mobile pour creuser les écarts et les disparités sociales et sociétales.

Annexe : 11 dates et événements clés

1891 : J. P. Campbell de Liverpool est le premier agent à faire la promotion de joueurs auprès des clubs par des publicités via la presse.

1905 : William McGregor, ancien président du club d’Aston Villa et fondateur de la ligue anglaise déclare, en une formule visionnaire pour l’époque, « Football is big business ».

1930 : la première Coupe du Monde de football a lieu en Uruguay.

1932 : la mise en place du premier championnat professionnel de football en France avec des dirigeants employeurs et des joueurs salariés sans aucun pouvoir ainsi que l’établissement du contrat à vie des footballeurs, liés à leur club jusqu’à l’âge de 35 ans.

1961 : le salaire minimum des joueurs de football est supprimé. Cette décision a pour effet d’équilibrer le pouvoir de négociation entre joueurs et clubs.

Entre 1960 et 1964 : les salaires des joueurs de la première division française évoluent drastiquement (augmentation de 61 % par rapport à ceux des années 1950).

1963 : la Haute Cour de Justice anglaise dispose, dans l’affaire Georges Eastham, que le système de « conservation et transfert » est illégal.

1969 : la mise en place du contrat de travail à durée librement déterminée.

1973 : l’adoption de la Charte du football professionnel.

1991 : la première Coupe du monde de football féminin se déroule en Chine.

1995 : l’arrêt Bosman de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 15 décembre 1995 crée un véritable bouleversement dans le système de transfert des joueurs au sein de l’UE – anciennement la Communauté européenne.

The Conversation

Moustapha Kamara a reçu une Bourse de recherche Havelange de la FIFA.

Allane Madanamoothoo et Daouda Coulibaly ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

11.12.2025 à 16:16

L’internationale trumpiste : la Stratégie de sécurité nationale 2025 comme manifeste idéologique

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po
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Le document relève moins d’un condensé des principales orientations diplomatiques du pays que d’un programme politique à visée mondiale.
Texte intégral (2441 mots)

L’administration Trump vient de rendre publique sa Stratégie de sécurité nationale. Charge virulente contre l’Europe, affirmation de l’exceptionnalisme des États-Unis, présentation du président actuel en héros affrontant au nom de son pays des périls mortels pour la civilisation occidentale : bien plus qu’un simple ensemble de grandes lignes, il s’agit d’une véritable proclamation idéologique.


La Stratégie de sécurité nationale (National Security Strategy, NSS) est normalement un document technocratique, non contraignant juridiquement, que chaque président des États-Unis doit, durant son mandat, adresser au Congrès pour guider la politique étrangère du pays.

La version publiée par l’administration Trump en 2025 (ici en français) ressemble pourtant moins à un texte d’État qu’à un manifeste idéologique MAGA (Make America Great Again) qui s’adresse tout autant à sa base qu’au reste du monde, à commencer par les alliés européens de Washington, accusés de trahir la « vraie » démocratie. Pour la première fois, et contrairement à la NSS du premier mandat Trump publiée en 2017, la sécurité nationale y est définie presque exclusivement à partir des obsessions trumpistes : immigration, guerre culturelle, nationalisme.

Les trois principales articulations du texte

La NSS 2025 rompt complètement avec la tradition libérale de la démocratie constitutionnelle (respect des droits fondamentaux, primauté de l’État de droit, pluralisme) et avec sa traduction internationale — la promotion de la démocratie dans le cadre d’un ordre multilatéral fondé sur des règles. Elle réécrit l’histoire depuis la fin de la guerre froide, construit un ennemi composite (immigration, élites « globalistes », Europe) et détourne le vocabulaire de la liberté et de la démocratie au service d’un exceptionnalisme ethno-populiste.

Ce document présente une grande narration en trois actes.

Acte I : La trahison des élites.

C’est le récit de l’échec des politiques menées par les États-Unis depuis 1991, imputées à l’hubris d’élites qui auraient voulu l’hégémonie globale. Elles auraient mené des « guerres sans fin », mis en place un « prétendu libre-échange » et soumis le pays à des institutions supranationales, au prix de l’industrie américaine, de la classe moyenne, de la souveraineté nationale et de la cohésion culturelle. Ce premier acte souligne enfin l’incapacité à renouveler un récit national crédible après la fin de la guerre froide : c’est sur ce vide narratif que Trump construit son propre récit.

Acte II : Le déclin.

Le déclin des États-Unis tel que vu par l’administration Trump est à la fois économique, moral, géopolitique et démographique. Il se manifeste par la désindustrialisation, les guerres ratées, ou encore par la crise des frontières avec le Mexique. Il fait écho au « carnage américain » que l’actuel président avait dénoncé lors de son premier discours d’investiture, en 2017. L’ennemi est ici décrit comme à la fois intérieur et extérieur : l’immigration, présentée comme une « invasion » liée aux cartels, mais aussi les institutions internationales et les élites de politique étrangère, américaines comme européennes. Tous sont intégrés dans un même schéma conflictuel, celui d’une guerre globale que l’administration Trump serait prête à mener contre ceux qui menaceraient souveraineté, culture et prospérité américaines.

Acte III : Le sauveur.

La NSS présente le locataire de la Maison Blanche comme un leader providentiel, comme le « président de la Paix » qui corrige la trahison des élites. Trump y apparaît comme un « redresseur », héros (ou anti-héros) qui aurait, en moins d’un an, « réglé huit conflits violents ». Il incarnerait une nation retrouvée, prête à connaître un « nouvel âge d’or ». On retrouve ici un schéma narratif typiquement américain, issu de la tradition religieuse de la jérémiade : un prêche qui commence par dénoncer les fautes et la décadence, puis propose un retour aux sources pour « sauver » la communauté. L’historien Sacvan Bercovitch a montré que ce type de récit est au cœur du mythe national américain. Un texte qui devrait être techno-bureaucratique se transforme ainsi en récit de chute et de rédemption.

L’exceptionnalisme américain à la sauce Trump

À y regarder de près, la NSS 2025 foisonne de tropes propres aux grands mythes américains. Il s’agit de « mythifier » la rupture avec des décennies de politique étrangère en présentant la politique conduite par l’administration Trump comme un retour aux origines.

Le texte invoque Dieu et les « droits naturels » comme fondement de la souveraineté, de la liberté, de la famille traditionnelle, voire de la fermeture des frontières. Il convoque la Déclaration d’indépendance et les « pères fondateurs des États-Unis » pour justifier un non-interventionnisme sélectif. Il se réclame aussi de « l’esprit pionnier de l’Amérique » pour expliquer la « domination économique constante » et la « supériorité militaire » de Washington.

Si le mot exceptionalism n’apparaît pas (pas plus que la formule « indispensable nation »), la NSS 2025 est saturée de formulations reprenant l’idée d’une nation unique dans le monde : hyper-superlatifs sur la puissance économique et militaire, rôle central de l’Amérique comme pilier de l’ordre monétaire, technologique et stratégique. Il s’agit d’abord d’un exceptionnalisme de puissance : le texte détaille longuement la domination économique, énergétique, militaire et financière des États-Unis, puis en déduit leur supériorité morale. Si l’Amérique est « la plus grande nation de l’histoire » et « le berceau de la liberté », c’est d’abord parce qu’elle est la plus forte. La vertu n’est plus une exigence qui pourrait limiter l’usage de la puissance ; elle est au contraire validée par cette puissance.

Dans ce schéma, les élites — y compris européennes — qui affaiblissent la capacité américaine en matière d’énergie, d’industrie ou de frontières ne commettent pas seulement une erreur stratégique, mais une faute morale. Ce n’est plus l’exceptionnalisme libéral classique de la diffusion de la démocratie, mais une forme d’exceptionnalisme moral souverainiste : l’Amérique se pense comme principale gardienne de la « vraie » liberté, contre ses adversaires mais aussi contre certains de ses alliés.

Là où les stratégies précédentes mettaient en avant la défense d’un « ordre international libéral », la NSS 2025 décrit surtout un pays victime, exploité par ses alliés, corseté par des institutions hostiles : l’exceptionnalisme devient le récit d’une surpuissance assiégée plutôt que d’une démocratie exemplaire. Derrière cette exaltation de la « grandeur » américaine, la NSS 2025 ressemble davantage à un plan d’affaires, conçu pour servir les intérêts des grandes industries — et, au passage, ceux de Trump lui-même. Ici, ce n’est pas le profit qui se conforme à la morale, c’est la morale qui se met au service du profit.

Une vision très particulière de la doctrine Monroe

De même, le texte propose une version mythifiée de la doctrine Monroe (1823) en se présentant comme un « retour » à la vocation historique des États-Unis : protéger l’hémisphère occidental des ingérences extérieures. Mais ce recours au passé sert à construire une nouvelle doctrine, celui d’un « corollaire Trump » — en écho au « corollaire Roosevelt » : l’Amérique n’y défend plus seulement l’indépendance politique de ses voisins, elle transforme la région en chasse gardée géo-économique et migratoire, prolongement direct de sa frontière sud et vitrine de sa puissance industrielle.


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Sous couvert de renouer avec Monroe, le texte légitime une version trumpiste du leadership régional, où le contrôle des flux (capitaux, infrastructures, populations) devient le cœur de la mission américaine. Là encore, le projet quasi impérialiste de Trump est présenté comme l’extension logique d’une tradition américaine, plutôt que comme une rupture.

La NSS 2025 assume au contraire une ingérence politique explicite en Europe, promettant de s’opposer aux « restrictions antidémocratiques » imposées par les élites européennes (qu’il s’agisse, selon Washington, de régulations visant les plates-formes américaines de réseaux sociaux, de limitations de la liberté d’expression ou de contraintes pesant sur les partis souverainistes) et de peser sur leurs choix énergétiques, migratoires ou sécuritaires. Autrement dit, Washington invoque Monroe pour sanctuariser son hémisphère, tout en s’arrogeant le droit d’intervenir dans la vie politique et normative européenne — ce qui revient à revendiquer pour soi ce que la doctrine refuse aux autres.

Dans la NSS 2025, l’Europe est omniprésente — citée une cinquantaine de fois, soit deux fois plus que la Chine et cinq fois plus que la Russie —, décrite comme le théâtre central d’une crise à la fois politique, démographique et civilisationnelle. Le texte oppose systématiquement les « élites » européennes à leurs peuples, accusant les premières d’imposer, par la régulation, l’intégration européenne et l’ouverture migratoire, une forme d’« effacement civilisationnel » qui reprend, sans le dire, la logique du « grand remplacement » de Renaud Camus, théorie complotiste d’extrême droite largement documentée.


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L’administration Trump s’y arroge un droit d’ingérence idéologique inédit : elle promet de défendre les « vraies » libertés des citoyens européens contre Bruxelles, les cours et les gouvernements, tout en soutenant implicitement les partis d’extrême droite ethno-nationalistes qui se posent en porte-voix de peuples trahis. L’Union européenne est dépeinte comme une machine normative étouffante, dont les règles climatiques, économiques ou sociétales affaibliraient la souveraineté des nations et leur vitalité démographique. Ce faisant, le sens même des mots « démocratie » et « liberté » est inversé : ce ne sont plus les institutions libérales et les traités qui garantissent ces valeurs, mais leur contestation au nom d’un peuple soi-disant homogène et menacé, que Washington prétend désormais protéger jusque sur le sol européen.

La Russie, quant à elle, apparaît moins comme ennemi existentiel que comme puissance perturbatrice dont la guerre en Ukraine accélère surtout le déclin européen. La NSS 2025 insiste sur la nécessité d’une cessation rapide des hostilités et de la mise en place d’un nouvel équilibre stratégique, afin de favoriser les affaires. La Chine est le seul véritable rival systémique, surtout économique et technologique. La rivalité militaire (Taïwan, mer de Chine) est bien présente, mais toujours pensée à partir de l’enjeu clé : empêcher Pékin de transformer sa puissance industrielle en hégémonie régionale et globale.

Le Moyen-Orient n’est plus central : grâce à l’indépendance énergétique, Washington cherche à transférer la charge de la sécurité à ses alliés régionaux, en se réservant un rôle de faiseur de deals face à un Iran affaibli. L’Afrique, enfin, est envisagée comme un terrain de reconquête géo-économique face à la Chine, où l’on privilégie les partenariats commerciaux et énergétiques avec quelques États jugés « fiables », plutôt qu’une politique d’aide ou d’interventions lourdes.

Un texte qui ne fait pas consensus

Malgré la cohérence apparente et le ton très péremptoire de cette doctrine, le camp MAGA reste traversé de fortes divisions sur la politique étrangère, entre isolationnistes « America First » hostiles à toute projection de puissance coûteuse et faucons qui veulent continuer à utiliser la supériorité militaire américaine pour imposer des rapports de force favorables.

Surtout, les sondages (ici, ici, ou ici) montrent que, si une partie de l’électorat républicain adhère à la rhétorique de fermeté (frontières, Chine, rejet des élites), l’opinion américaine dans son ensemble demeure majoritairement attachée à la démocratie libérale, aux contre-pouvoirs et aux alliances traditionnelles. Les Américains souhaitent moins de guerres sans fin, mais ils ne plébiscitent ni un repli illibéral ni une remise en cause frontale des institutions qui structurent l’ordre international depuis 1945.

The Conversation

Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

11.12.2025 à 15:54

La Syrie d’Al-Charaa : opération séduction à l’international, répression des minorités à l’intérieur

Pierre Firode, Professeur agrégé de géographie, membre du Laboratoire interdisciplinaire sur les mutations des espaces économiques et politiques Paris-Saclay (LIMEEP-PS) et du laboratoire Médiations (Sorbonne Université), Sorbonne Université
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Le nouveau président syrien a donné des gages aux puissances régionales et internationales. L’objectif premier est de s’assurer qu’elles lui laisseront les coudées franches dans sa politique très dure envers les minorités.
Texte intégral (3199 mots)

Le nouvel homme fort de Damas montre patte blanche sur la scène internationale, que ce soit quand il intervient à la tribune de l’ONU ou quand il s’entretient avec Donald Trump, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Mohammad ben Salmane ou encore Emmanuel Macron. À l’en croire, l’ancien chef djihadiste souhaite installer un pouvoir – relativement – démocratique et inclusif envers les minorités ethniques de la Syrie. Or le sort des alaouites, des druzes et des Kurdes invite à considérer ces engagements avec la plus grande méfiance.


Les médias occidentaux ont souligné à raison la métamorphose spectaculaire du président syrien Ahmed Al-Charaa et de son image auprès des chancelleries internationales. L’ancien chef du front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaida) s’est lancé depuis cet été dans une véritable offensive diplomatique internationale tous azimuts.

En octobre 2025, Al-Charaa a repris les relations avec la Russie, ancien soutien du régime d’Assad, en réglant la délicate question des bases russes de Tartous et Hmeimim, dont Moscou devrait conserver l’usage. Mais ce qui étonne le plus les journalistes tient à « l’opération séduction » que le président a engagée auprès des puissances occidentales avec des voyages très remarqués en France en mai 2025 et surtout à Washington en novembre 2025. En amont de cette dernière visite, il a obtenu la levée des sanctions onusiennes qui frappaient son groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), ainsi que son retrait de la liste des organisations reconnues comme terroristes. Il a également pu s’exprimer à la tribune de l’assemblée générale de l’ONU.

Pour autant, si la presse a souligné, à raison, le rapprochement des intérêts de Damas et de Washington, notamment leur projet commun de lutter contre l’État islamique, qui demeure présent en Syrie, la plupart des analystes semblent négliger un paramètre essentiel : la diplomatie syrienne reflète davantage les contraintes géopolitiques qui s’imposent au nouveau régime qu’une véritable volonté de s’ouvrir à l’Occident.

Prisonnier d’une situation domestique très précaire, le pouvoir syrien se doit, s’il veut survivre à court terme, de ménager les intérêts des puissances qui pourraient facilement l’abattre. Il ne peut tenir qu’avec l’assentiment des alliés de Washington, comme Israël ou l’Arabie saoudite, ou des puissances régionales comme la Turquie, qui s’ingèrent dans le jeu politique syrien. Il donne donc des gages à ses partenaires extérieurs mais, dans les faits, le respect des minorités voire l’inclusion tant vantée par les observateurs occidentaux semblent avoir fait long feu, comme le montrent les violences ayant visé diverses communautés et la sous-représentation des minorités parmi les députés élus aux élections législatives d’octobre 2025.

Conserver le soutien de la Turquie dans un contexte domestique fragile

Avant de se rendre dans les chancelleries occidentales, Al-Charaa s’est d’abord assuré du soutien des puissances régionales capables de s’ingérer dans le jeu politique syrien, à commencer par la Turquie, où il s’est rendu dès février 2025. Rappelons que c’est l’alliance entre HTC et les milices de l’ANS, l’armée nationale syrienne, composées de supplétifs de l’armée turque, qui avait permis la rapide chute d’Assad en 2024.


À lire aussi : Syrie : retour sur la chute de la maison Assad


Aujourd’hui, la Turquie continue de dominer le nord de la Syrie, malgré l’intégration de l’ANS dans l’armée syrienne. La région d’Alep reste contrôlée par les ex-chefs du Jabah al-Shamia, ancienne faction de l’ANS, à l’image de tout le reste du nord du pays où les unités de l’ANS, bien qu’ayant officiellement rejoint l’armée syrienne, sont restées cantonnées dans leurs positions, ce qui indique que leur allégeance va plus à Ankara qu’à Damas.

Malgré les appels d’Al-Charaa à l’unité nationale, l’ANS s’est emparée en décembre 2024 et en janvier 2025 des villes de Tall Rifaat et de Manbij, jusqu’alors tenues par les forces kurdes, ennemies traditionnelles de la Turquie. L’ANS a également affronté les Kurdes entre fin 2024 et avril 2025 autour du barrage de Tishrin, qu’elle a finalement reconquis, ce qui lui donne un contrôle sur le débit en aval et une tête de pont sur la rive orientale de l’Euphrate.

Al-Charaa pourrait profiter de sa proximité avec Ankara pour soumettre définitivement le Rojava, c’est-à-dire les régions autonomes du Kurdistan syrien contrôlées par les milices kurdes (les FDS) et dirigées par l’administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES). Le contexte est d’autant plus favorable que de l’autre côté de la frontière turco-syrienne, le PKK abandonne progressivement la lutte armée depuis l’appel de son chef, Abdallah Öcalan, à renoncer au conflit avec l’État turc.

Sans l’appui du puissant parrain turc, la soumission du Rojava paraît une entreprise bien périlleuse pour Damas, qui sait pertinemment que les Kurdes n’abandonneront le Rojava que sous la contrainte, puisqu’ils se méfient du nouveau régime, comme le montrent les réticences des FDS à intégrer l’armée syrienne, malgré quelques vagues déclarations en ce sens.


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Donald Trump, qui lors de son premier mandat avait déjà abandonné son allié kurde lors des opérations turques Rameau d’Olivier en 2018 et Source de Paix en 2019, pourrait chercher à contraindre les milices kurdes à intégrer les forces du régime syrien et à renoncer ainsi à leur assurance-vie. Dans l’optique de Trump, le Rojava, principale réserve pétrolière du pays, doit être pacifié et intégré à l’espace national en vue de son exploitation par les majors pétrolières américaines. Washington, Ankara et Damas pourraient s’accorder sur la question kurde et œuvrer ensemble à la disparition politique du Rojava.

Permettre l’extension des accords d’Abraham sous la supervision américaine

L’intermédiaire américain joue aussi un rôle fondamental dans la normalisation des relations entre Damas et Israël.

Trump et son administration rêvent d’étendre les accords d’Abraham à la Syrie et de pérenniser ainsi la sécurité de leur allié israélien. De ce point de vue, le nouveau pouvoir de Damas fait preuve de Realpolitik puisqu’il refuse, pour l’instant en tout cas, de se confronter à l’État hébreu malgré l’extension par ce dernier de ses marges frontalières sur le Golan lequel, selon Benyamin Nétanyahou, a été annexé « pour l’éternité ». Al-Charaa sait son régime fragile et a conscience du fait que le rapport de force est infiniment favorable à Israël.


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En plus de s’attirer les faveurs de Washington, Damas souhaite empêcher par tous les moyens l’ingérence israélienne dans ses affaires intérieures. Soucieux de préserver sa sécurité et de créer une zone tampon en Syrie, Israël s’appuie, en effet, sur ses alliés druzes et utilise leur défense comme casus belli afin d’étendre sa profondeur stratégique dans la région.

L’extension des accords d’Abraham et du système d’alliance américain suppose aussi une normalisation des relations avec les puissances du Golfe, à commencer par l’Arabie saoudite qu’Al-Charaa a visitée dès février 2025. De ce point de vue, il est intéressant d’observer que le nouveau régime se garde bien de prendre des mesures qui pourraient provoquer la colère de Riyad ou de ses alliés arabes comme l’Égypte. La déclaration constitutionnelle de mars 2025 ne tombe pas dans les thématiques chères aux Frères musulmans, lesquels s’opposent frontalement aussi bien à la monarchie saoudienne qu’au régime d’Al-Sissi en Égypte.

En effet, cette Constitution provisoire place le régime dans la droite filiation du nationalisme arabe, comme le montre l’article 1 qui qualifie la Syrie de « République arabe ». Cette orientation rassure Le Caire et confirme l’éloignement par rapport à la mouvance frériste : régime autoritaire, le nouveau pouvoir syrien n’aspire pas à devenir la référence ou l’étendard des populations rejetant le joug des tyrannies miliaires (Égypte) ou monarchiques (Riyad).

Le processus démocratique cher aux fréristes est particulièrement freiné par la Constitution de 2025 puisqu’elle ne débouche que sur une participation très superficielle des électeurs syriens : elle ne prévoit qu’un scrutin indirect où seuls 6 000 électeurs, au préalable soumis au contrôle du régime, élisent 140 députés choisis parmi environ 1 500 candidats désignés parmi les notables locaux.

Ce mode de scrutin ne reconnaît par ailleurs que des candidats apolitiques, ce qui limite considérablement sa portée démocratique et l’enracinement des Frères musulmans, et valorise les Cheikhs c’est-à-dire les chefs de tribus. Ce système permet à Al-Charaa de contrôler la vie politique syrienne et place aussi la Syrie dans la continuité de ses voisins arabes, qui sont soit des régimes autoritaires assumés, soit des régimes hybrides semi-autoritaires comme la Jordanie. Al-Charaa n’entend pas faire de Damas l’épicentre d’un nouveau Printemps arabe placé sous le signe de l’islamisme ; une posture qui lui permet notamment d’apaiser les craintes de ses partenaires régionaux.

Damas veut donc, par sa diplomatie très active, ménager les puissances régionales que sont la Turquie, Israël ou les pays arabes. Dans les trois cas, le régime entend profiter de la médiation des Américains, qui espèrent construire un nouveau système diplomatique où la sécurité d’Israël soit garantie. On observe ici tous les paradoxes de la diplomatie syrienne, qui entend se rapprocher d’Israël tout en ménageant son parrain turc, deux projets a priori difficilement conciliables à long terme si on considère l’hostilité croissante d’Ankara envers Israël.

La Turquie émerge en effet de plus en plus comme le leader de l’opposition à Israël dans la région et pourrait occuper le vide laissé par l’effondrement iranien pour construire son propre « axe de la résistance antisioniste », étendant ainsi son emprise sur les sociétés arabes. On comprend dès lors que la diplomatie syrienne révèle les paradoxes, pour ne pas dire les hypocrisies du régime qui entend multiplier les efforts diplomatiques à court terme pour pérenniser son pouvoir, sans souci de cohérence à long terme.

Les minorités dans le viseur du régime

La réalité des projets de long terme d’Al-Charaa transparaît moins dans son activité diplomatique que dans sa gestion réelle des minorités, ainsi que dans sa position plus qu’ambiguë à l’égard du droit. Derrière la rhétorique inclusive, les premiers mois du nouveau régime permettent d’anticiper une dérive répressive envers les minorités dans les mois et les années à venir.


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Les Kurdes restent menacés, comme le montre la Constitution provisoire de 2025 qui rappelle dans son article 7.1 que l’État « s’engage à préserver l’unité du territoire syrien et criminalise les appels à la division, à la sécession ainsi que les demandes d’intervention extérieure ». Difficile de ne pas voir ici un message hostile envoyé aux Kurdes et à leur projet d’un Rojava autonome, ainsi qu’aux Druzes.

En optant non pas pour un régime de type fédéral mais pour un pouvoir centralisé ultra présidentiel, Al-Charaa nie les aspirations politiques des minorités du pays. Le système électoral confirme cette orientation puisque, nous l’avons dit, les candidats aux élections sont choisis par le président via une commission de sélection qu’il contrôle totalement. Comment s’étonner, dès lors, que les minorités ne représentent qu’une infime partie des élus lors des dernières législatives – 4 députés kurdes, 6 alaouites et 2 chrétiens sur 140, alors que chacune de ces communautés représente environ 10 % de la population totale ?

Surtout, le cycle de violence engagé par les massacres des populations alaouites en mars 2025 ne s’est jamais complètement arrêté, même si ces attaques ont constitué un pic. Les minorités sont quotidiennement victimes d’attaques qui, bien que limitées, instaurent un climat de terreur, ce qui pousse les populations à fuir le pays, comme en témoigne la migration de 50 000 à 100 000 alaouites vers le Liban.

La Syrie semble donc engagée dans la voie d’un long et progressif processus de nettoyage ethnique de facto. La nouvelle Constitution nous le rappelle puisque, comme le stipule l’article 3.1, « la jurisprudence, le Fiqh, est la principale source du droit ». On voit mal comment un État régi par l’orthodoxie sunnite pourrait tolérer les minorités alaouite ou druze dont l’approche syncrétique de l’islam, voire sécularisée dans le cas des alaouites, n’est pas compatible avec la charia.

En outre, la Constitution inscrit dans son article 49 le rejet de toute forme d’héritage de l’ère Assad :

« L’État criminalise la glorification de l’ancien régime d’Assad et de ses symboles, la négation ou l’apologie de ses crimes, leur justification ou leur minimisation, autant de crimes punissables par la loi. »

Étant donné que de nombreux anciens rebelles syriens assimilent les minorités au régime d’Assad, ce passage pourrait servir de base à une répression qui les viserait pour les punir de leur prétendue fidélité au régime déchu. La base militante de HTC n’a pas renoncé à se venger de communautés perçues, de façon simpliste et souvent injuste, comme des soutiens indéfectibles de l’ancien régime : les massacres visant les alaouites dans la région de Banias en mars 2025 l’ont tragiquement illustré. L’inclusivité affichée par le nouveau régime reste une apparence et permet d’anticiper un refroidissement des relations entre Damas et les Américains, une fois que sera revenue à la Maison Blanche une administration davantage soucieuse du respect du droit humanitaire international.

Pour résumer, Al-Charaa a inscrit son pays dans un spectaculaire processus d’ouverture diplomatique, l’amenant à normaliser ses relations tant avec les puissances régionales qu’avec les puissances internationales comme les États-Unis, dont le régime syrien reste pour l’instant à la merci. Il faut bien garder à l’esprit que cette offensive diplomatique, plus qu’une volonté de rapprocher durablement la Syrie de l’Occident ou de ses valeurs, traduit surtout la nécessité de limiter les ingérences étrangères dans un contexte intérieur fragile où la Syrie s’apparente encore à un État quasi failli.

Une fois que son emprise sur la société syrienne se sera durablement pérennisée, le nouvel homme fort de la Syrie, fort d’un pouvoir ultra présidentiel $et du soutien de ses parrains régionaux, pourrait, sur le long terme, sacrifier le sort des minorités et ses bonnes relations avec l’Ouest pour poursuivre une politique hostile autant aux intérêts de l’Occident qu’à ses valeurs.

The Conversation

Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

10.12.2025 à 16:54

L’Australie interdit les réseaux sociaux aux moins de 16 ans : un modèle bientôt suivi par d’autres pays ?

Lisa M. Given, Professor of Information Sciences & Director, Social Change Enabling Impact Platform, RMIT University
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Seul le temps dira si cette expérience audacieuse et inédite menée par l’Australie sera couronnée de succès. Elle a néanmoins déjà suscité des réactions partout dans le monde.
Texte intégral (2358 mots)
L’accès aux réseaux sociaux doit-il être restreint jusqu’à un âge donné, et si oui, jusqu’à quel âge, et comment exactement ? Sanket Mishra/Unsplash

C’est le résultat de plusieurs années de campagne du gouvernement australien et de parents d’enfants victimes de harcèlement en ligne : l’entrée en vigueur d’une loi interdisant les réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Des applications telles qu’Instagram, Snapchat, X, Facebook ou encore Reddit sont désormais soumises à l’obligation de bannir tous les utilisateurs de moins de 16 ans sous peine d’amendes. Si cette loi soulève de nombreuses questions sur son efficacité réelle et ses modalités de mise en œuvre, et si d’autres pays privilégient des mesures moins contraignantes, le texte n’en constitue pas moins une première mondiale et suscite un intérêt à l’international. Affaire à suivre…


Après des mois d’attente et de débats, la loi sur les réseaux sociaux en Australie est désormais en vigueur. Les Australiens de moins de 16 ans doivent désormais composer avec cette nouvelle réalité qui leur interdit d’avoir un compte sur certaines plates-formes de réseaux sociaux, notamment Instagram, TikTok et Facebook.

Seul le temps dira si cette expérience audacieuse, une première mondiale, sera couronnée de succès. En attendant, de nombreux pays envisagent déjà de suivre l’exemple de l’Australie, tandis que d’autres adoptent une approche différente pour tenter d’assurer la sécurité des jeunes en ligne.

Un mouvement global

En novembre, le Parlement européen a appelé à l’adoption d’une interdiction similaire des réseaux sociaux pour les moins de 16 ans.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré qu’elle avait étudié les restrictions australiennes et la manière dont elles traitent ce qu’elle a qualifié d’« algorithmes qui exploitent la vulnérabilité des enfants », laissant les parents impuissants face au « tsunami des big tech qui envahit leurs foyers ».

En octobre, la Nouvelle-Zélande a annoncé qu’elle allait introduire une législation similaire à celle de l’Australie, à la suite des travaux d’une commission parlementaire chargée d’examiner la meilleure façon de lutter contre les dommages causés par les réseaux sociaux. Le rapport de la commission sera publié début 2026.

Le Pakistan et l’Inde visent à réduire l’exposition des enfants à des contenus susceptibles de leur porter préjudice, en introduisant des règles exigeant l’accord parental et la vérification de l’âge pour accéder aux réseaux sociaux, ainsi que des exigences en matière de modération adressées aux plates-formes.

La Malaisie a annoncé qu’elle interdirait l’accès aux réseaux sociaux aux enfants de moins de 16 ans à partir de 2026. Cette mesure s’inscrit dans la continuité de l’obligation imposée à partir de janvier 2025 aux réseaux sociaux et aux plates-formes de messagerie comptant au moins huit millions d’utilisateurs d’obtenir une licence d’exploitation et de mettre en place des mesures de vérification de l’âge et de sécurité des contenus.

De son côté, la France envisage d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans et d’imposer un couvre-feu de 22 h à 8 h pour l’utilisation des plates-formes aux 15-18 ans. Ces mesures font partie des recommandations formulées par une commission d’enquête française en septembre 2025, qui a également prescrit d’interdire les smartphones à l’école et d’instaurer un délit de « négligence numérique pour les parents qui ne protègent pas leurs enfants ».

En 2023, la France a promulgué une loi contraignant les plates-formes à obtenir l’accord des parents des enfants de moins de 15 ans pour que ces derniers puissent créer un compte sur les réseaux sociaux. Pour autant, cette mesure n’a pas encore été mise en application. C’est également le cas en Allemagne : dans ce pays, les enfants âgés de 13 à 16 ans ne peuvent accéder aux plates-formes qu’avec l’accord de leurs parents, mais dans les faits, aucun contrôle réel n’est exercé.

En Espagne, l’âge minimum pour créer un compte sur les réseaux sociaux passera de 14 ans actuellement à 16 ans. Les moins de 16 ans pourront tout de même créer un compte à la condition expresse d’avoir l’accord de leurs parents.

La Norvège a annoncé en juillet son intention de restreindre l’accès aux réseaux sociaux pour les moins de 15 ans. Le gouvernement a expliqué que la loi serait « conçue dans le respect des droits fondamentaux des enfants, notamment la liberté d’expression, l’accès à l’information et le droit d’association ».

En novembre, le Danemark a annoncé souhaiter « l’interdiction de l’accès aux réseaux sociaux à toute personne âgée de moins de 15 ans ». Cependant, contrairement à la législation australienne, les parents peuvent passer outre ces règles afin de permettre aux enfants âgés de 13 et 14 ans de conserver leur accès à ces plates-formes. Toutefois, aucune date de mise en œuvre n’a été fixée et l’adoption du texte par les législateurs devrait prendre plusieurs mois. On ignore la façon dont l’interdiction danoise sera appliquée. Mais le pays dispose d’un programme national d’identification numérique qui pourrait être utilisé à cette fin.

En juillet, le Danemark a été sélectionné pour participer à un programme pilote (avec la Grèce, la France, l’Espagne et l’Italie) visant à tester une application de vérification de l’âge qui pourrait être lancée dans toute l’Union européenne à l’intention des sites pour adultes et d’autres fournisseurs de services numériques.

Une femme aux cheveux blonds portant un blazer blanc
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, étudie les restrictions imposées par l’Australie sur les réseaux sociaux. L’Union européenne pourrait suivre l’exemple de l’Australie. Wikimedia, CC BY

Des résistances

Pour autant, ce type de restrictions n’est pas appliqué partout dans le monde.

Par exemple, la Corée du Sud a décidé de ne pas adopter une interdiction des réseaux sociaux pour les enfants. Mais elle interdira l’utilisation des téléphones portables et autres appareils dans les salles de classe à partir de mars 2026.

Dans la ville de Toyoake (au sud-ouest de Tokyo, au Japon), une solution très différente a été proposée. Le maire de la ville, Masafumi Koki, a publié en octobre une ordonnance limitant l’utilisation des smartphones, tablettes et ordinateurs à deux heures par jour pour les personnes de tous âges.

Koki est informé des restrictions imposées par l’Australie en matière de réseaux sociaux. Mais comme il l’a expliqué :

« Si les adultes ne sont pas tenus de respecter les mêmes normes, les enfants n’accepteront pas les règles. »

Bien que l’ordonnance ait suscité des réactions négatives et ne soit pas pas contraignante, elle a incité 40 % des habitants à réfléchir à leur comportement, et 10 % d’entre eux ont réduit le temps passé sur leur smartphone.

Aux États-Unis, l’opposition aux restrictions imposées par l’Australie sur les réseaux sociaux a été extrêmement virulente et significative.

Les médias et les plateformes états-uniens ont exhorté le président Donald Trump à « réprimander » l’Australie au sujet de sa législation. Ils affirment que les entreprises états-uniennes sont injustement visées et ont déposé des plaintes officielles auprès du Bureau américain du commerce.

Le président Trump a déclaré qu’il s’opposerait à tout pays qui « attaquerait » les plates-formes états-uniennes. Les États-Unis ont récemment convoqué la commissaire australienne à la sécurité électronique Julie Inman-Grant pour témoigner devant le Congrès. Le représentant républicain Jim Jordan a affirmé que l’application de la loi australienne sur la sécurité en ligne « impose des obligations aux entreprises américaines et menace la liberté d’expression des citoyens américains », ce que Mme Inman-Grant a fermement nié.

Maintien de la vigilance mondiale

Alors que la plupart des pays semblent s’accorder sur les préoccupations liées au fonctionnement des algorithmes et aux contenus néfastes auxquels les enfants sont exposés sur les réseaux sociaux, une seule chose est claire : il n’existe pas de solution miracle pour remédier à ces problèmes.

Il n’existe pas de restrictions faisant consensus ni d’âge spécifique à partir duquel les législateurs s’accorderaient à dire que les enfants devraient avoir un accès illimité à ces plates-formes.

De nombreux pays en dehors de l’Australie donnent aux parents la possibilité d’autoriser l’accès à Internet s’ils estiment que cela est dans l’intérêt de leurs enfants. Et de nombreux pays réfléchissent à la meilleure façon d’appliquer les restrictions, s’ils mettent en place des règles similaires.

Alors que les experts soulignent les difficultés techniques liées à l’application des restrictions australiennes, et que les jeunes Australiens envisagent des solutions de contournement pour conserver leurs comptes ou trouver de nouvelles plates-formes à utiliser, d’autres pays continueront à observer et à planifier leurs prochaines actions.

The Conversation

Lisa M. Given a reçu des financements de l'Australian Research Council et de l'eSafety Commission australienne. Elle est membre de l'Académie des sciences sociales d'Australie et de l'Association for Information Science and Technology.

10.12.2025 à 16:11

Les liens de la pensée de Nick Land avec le (néo)nazisme

Arnaud Borremans, Chercheur associé à l'Institut de recherche Montesquieu (IRM), Université Bordeaux Montaigne
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Peu connu mais influent dans les cercles intellectuels d’ultradroite, Nick Land a parsemé son œuvre de références explicites au nazisme.
Texte intégral (3273 mots)
Illustration évoquant l’« Ordre des neuf angles » sur le site du Terrorisme Research & Analyzis Consortium (TRAC). Trackingterrorism.org

Cette seconde analyse de l’œuvre de Nick Land, philosophe contemporain dont l’impact est réel sur une partie au moins du mouvement MAGA aux États-Unis et sur de nombreux groupuscules d’ultradroite dans le monde, met en évidence le rapport complexe que l’idéologue des « Lumières sombres » entretient avec le nazisme himmlérien et avec les organisations qui, aujourd’hui encore, s’y réfèrent.


Comme souligné par Philosophie Magazine et évoqué dans notre article précédent sur Nick Land, des connexions existent entre la pensée de ce philosophe britannique – père du concept de « Lumières sombres » en vogue dans une partie du mouvement MAGA autour de Donald Trump – et certains éléments du néonazisme.

Au-delà des liens les plus apparents des Lumières sombres avec le racisme et l’autoritarisme, d’autres éléments troublants semblent attester d’une certaine proximité entre la pensée landienne et l’idéologie nazie ou ses différentes évolutions post-1945.

À quel point le fond de la pensée de Land – et donc de celle de ses fidèles qui murmurent à l’oreille de Donald Trump – s’enracine-t-il dans l’idéologie du IIIe Reich ?

Des loups-garous et du Soleil noir

Dans son essai Spirit and Teeth (1993), Land emploie le terme de « loups-garous » pour qualifier la filiation philosophique dont il se réclame lui-même. Il décrit cet héritage comme celui des penseurs qui ont rejeté à la fois la logique platonicienne et la morale judéo-chrétienne, leur préférant une approche immanentiste, reconnaissant une valeur aux instincts animaux et admettant l’absurdité de rechercher une quelconque vérité objective. Parmi lesdits penseurs, il inclut Friedrich Nietzsche et Emil Cioran, c’est-à-dire un philosophe largement récupéré par les nazis et un intellectuel affilié au mouvement fasciste dans son pays, la Roumanie.

De plus, ce terme de « loups-garous » fait écho à la tentative des nazis, alors que les armées alliées et soviétiques rentraient en Allemagne, de constituer des unités de partisans dits « loups-garous » (Werwolf), censés repousser les envahisseurs et exécuter les traîtres.

Les renvois implicites vers le souvenir du IIIe Reich par ce choix de mot est déjà intrigant de la part de Land. Cependant, il ne s’en est pas tenu là. Il a aussi mobilisé la notion de « Soleil noir » pour un article en ligne censément dédié à l’œuvre du philosophe français Georges Bataille. Or, une recherche amène à retrouver les termes précis de Bataille : il n’a jamais traité d’un « Soleil noir » mais d’un « Soleil pourri ». Cette substitution d’expressions par Land pose question : s’agit-il d’une erreur grossière de sa part ou d’un « dog whistle » (« sifflet à chien », c’est-à-dire un message discret destiné à mobiliser les franges les plus radicales de ses sympathisants) ?

En effet, il est troublant de relever que le Soleil noir est un symbole retrouvé dans le château de Wewelsburg où siégeait Heinrich Himmler, chef de la Schutzstaffel (SS), principale milice du régime nazi. Le Soleil noir fut nommé ainsi après guerre par l’ex-officier SS Wilhelm Landig, comme démontré par l’historien Nicholas Goodrick-Clarke.

Soleil noir tracé au sol du château de Wewelsburg. Dirk Vorderstraße/Wikipedia, CC BY-ND

Ledit Landig a constitué dans les années 1950 un groupe occultiste à Vienne et a propagé avec ses affiliés un narratif autour du Soleil noir, présentant les nazis en perpétuateurs d’une tradition initiatique plurimillénaire et réaffirmant la justesse de leurs thèses racistes et eugénistes. De plus, ils affirmaient que des colonies nazies survivaient en Antarctique et allaient un jour reprendre le contrôle du monde à l’aide d’armes miracles, notamment de soucoupes volantes.

Aussi surprenantes ces correspondances soient-elles, elles ne prouvent rien en soi ; il peut s’agit uniquement de bévues de Land qui aurait mal anticipé les associations d’idées induites par ses mots. Cependant, ce ne sont pas les seuls éléments qui étayent que Land aurait le (néo)nazisme comme référence implicite.

Des liens de Land avec l’Ordre des neuf angles

L’Ordre des neuf angles (O9A) est une mouvance néonazie, occultiste et sataniste théiste, apparue en Angleterre à la fin des années 1960. Au-delà de son magma idéologique, elle est connue pour comprendre en son sein plusieurs organisations effectives, notamment la Division Atomwaffen et Tempel ov Blood aux États-Unis, Sonnenkrieg au Royaume-Uni, ou encore le groupe 764 au niveau mondial. Ces organisations sont traquées par plusieurs services de police, dont le FBI, pour des faits criminels de droit commun et même quelques attentats terroristes.

Or, Land a exprimé sa solidarité à leur égard sur un blog nommé Occult Xenosystems, maintenant fermé, et dont il est acquis par des indiscrétions d’utilisateurs sur une autre page qu’il en était bien l’administrateur.

Land y louait l’O9A pour la qualité de sa production intellectuelle, notamment celle de David Myatt (réputé comme le fondateur de l’O9A, derrière le pseudonyme d’Anton Long). Tout en faisant mine de s’en distinguer – il écrit notamment « le peu que j’ai appris sur David Myatt ne m’a pas attiré vers lui en tant que penseur ou activiste politique, malgré certaines caractéristiques impressionnantes (notamment son intelligence et son classicisme polyglotte) » –, il garde le silence sur le caractère antisocial et criminel du mouvement.

Une autre anecdote relance les spéculations sur l’investissement réel de Land auprès de l’O9A. Le journaliste britannique Tony Gosling a révélé à la radio, en 2022, qu’il avait connu Land au lycée. Selon lui, outre que Land serait le fils d’un cadre de la société pétrolière Shell ayant travaillé en Afrique du Sud (ce qui pourrait expliquer sa sympathie pour le capitalisme et le ségrégationnisme réaffirmée dans Les Lumières sombres), il aurait eu comme surnom, sans que Gosling ne fournisse de raisons objectives pour pareil sobriquet, « Nick the Nazi ».

Gosling sous-entend que ce surnom renvoyait bien à la sensibilité politique que ses camarades de classe imputaient à Land. Selon lui, Land avait surpris tout le monde lorsqu’il déclara, en 1978, qu’il avait pris la décision de devenir « communiste ». Sans présupposer de sa véracité, cette histoire intrigue parce qu’elle rappelle une stratégie assumée de l’O9A : l’infiltration et le noyautage d’autres organisations pour leur voler des ressources (idées, matériels, argent, recrues) et aussi pour leur nuire de l’intérieur, notamment en leur faisant commettre des erreurs.

Dès lors, une question se pose : Land aurait-il toujours été un militant de l’O9A qui aurait infiltré le CCRU, milieu de gauche, pour lui faire promouvoir l’accélérationnisme avec l’arrière-pensée que ce concept servait les intérêts de sa cause véritable, le néonazisme satanique ?

La piste de Miguel Serrano et du Black Order comme précurseurs de l’hyperstition

Parmi les organisations affiliées à l’O9A, une retient particulièrement l’attention : le Black Order qui couvre la zone Pacifique, notamment les Amériques du Nord et du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Outre son emploi assumé de la violence qui a déjà entraîné la commission d’attentats comme l’attentat de Christchurch en mars 2019 et son nom qui rend hommage explicitement au premier cercle d’Himmler, il apparaît que le fondateur du Black Order est un personnage clé reliant plusieurs protagonistes de ce sujet.

En effet, selon les historiens Nicholas Goodrick-Clarke et Jacob C. Senholt, Kerry Bolton est le distributeur international des ouvrages d’Anton Long, le chef de l’O9A dont Bolton serait par ailleurs un adepte. De plus, Bolton est aussi un associé de l’idéologue russe Alexandre Douguine qui échange directement et même publiquement avec Land. Il apparaît donc évident que si Land a un lien structurel avec l’O9A, celui-ci passe par le Black Order de manière privilégiée.

Une autre corrélation laisse songeur et laisse accroire à une causalité. L’un des fondateurs du Black Order fut Miguel Serrano (1917-2009), ancien diplomate chilien et sympathisant des nazis. Après la Seconde Guerre mondiale, Serrano sera connu comme auteur relayant dans ses ouvrages un narratif similaire à celui du groupe de Landig. Il ajoutait qu’Hitler ne serait pas mort à la fin de la guerre et qu’il reviendrait victorieux de sa base secrète en Antarctique, aidé de troupes de surhommes aryens armés d’artefacts magiques pour conquérir le monde.

Cette dimension eschatologique joue sur une figure du héros en sommeil, comme le roi Arthur ou le roi Sébastien au Portugal. Cette considération amène à se demander si Serrano a propagé ce narratif parce qu’il y croyait sincèrement ou parce que, fasciné par les travaux de Carl Jung sur l’inconscient collectif, il aurait essayé par ce biais d’influencer les esprits et de préparer le terrain mental à un retour du nazisme.

Cette démarche consistant à répandre avec force une idée, en la rendant séduisante autant que possible et en espérant qu’elle altère la réalité dans une certaine mesure, rappelle l’hyperstition de Land. Que Land ait eu l’entreprise de Serrano comme modèle inavoué (et inavouable) ne serait pas absurde, Jung étant une référence assumée par Land également depuis le CCRU.

Plus troublant, Land partage avec Serrano son attachement à une forme d’immanentisme et donc de néopaganisme, si bien qu’ils ont tous les deux refusé l’étiquette de sataniste. Land a ainsi déclaré, en réaction à une vidéo du polémiste états-unien Tucker Carlson, qu’il ne se considérait pas comme sataniste, du moins au sens théiste du terme. De son côté, Serrano a employé l’adjectif « sataniste » pour dénigrer les Juifs.

De la place de Land et de ses fidèles au sein de la mouvance néonazie

Néanmoins, aussi convaincants soient ces éléments, est-ce suffisant pour considérer la pensée politique de Land comme une sous-composante du (néo)nazisme, ou comme une branche distincte mais apparentée parmi les mouvements illibéraux ?

Tout le problème est que Land a lui-même entretenu l’ambiguïté sur des aspects cruciaux de son positionnement idéologique qui pourraient le rapprocher du nazisme. Ainsi, il s’est revendiqué « hyperraciste ». Or des divergences persistent sur le sens du terme : certains le comprennent comme un constat transhumaniste sur le fossé que les améliorations technologiques de l’humain vont creuser entre les élites, qui y auront accès, et le reste de la population ; d’autres y entendent une accentuation des « traits raciaux » par choix politique, ou du moins une accentuation de la ségrégation raciale via la technologie. À la lecture de l’article d’origine par Land, il semble concilier les trois interprétations en même temps.

Pareillement, sa complicité avec Alexandre Douguine pose question : si Land est vraiment un sympathisant inavoué du néonazisme, comment expliquer son dialogue continu jusqu’à cette fin d’année 2025 avec Douguine ? Il y fait mention durant son intervention dans l’émission The Dangerous Maybe d’octobre 2025. En effet, Douguine se définit comme un eurasiste et s’oppose donc à la fois à l’atlantisme anglo-américain et à la figure mythifiée de l’ennemi nazi. Une hypothèse est que leur perspective occultiste partagée les amène à considérer leurs camps comme deux forces antagonistes mais complémentaires, en termes métaphysiques. Cette hypothèse semble étayée par Land lui-même qui l’a mentionnée brièvement, en disant que Douguine voyait en lui un sataniste mais aussi un gnostique comme lui-même, contribuant à la même œuvre mais depuis l’autre bord.

En tout cas, l’influence en retour de Land sur les dernières générations de néonazis est dorénavant indéniable. Comme décrit par l’éditorialiste Rachel Adjogah, il existe une frange du mouvement néonazi qui se réclame fièrement de l’accélérationnisme landien, notamment en recourant à – ou même en créant – des cryptomonnaies et, surtout, en développant des chatbots romantiques tels que « Naifu », clairement biaisés pour relayer des théories du complot antigouvernementales : l’IA et la relation parasociale sont ainsi mises au service de la propagande néonazie.

Qui plus est, lesdits néonazis sont ostensiblement d’inspiration himmlérienne : ils ont repris le Soleil noir à leur compte et s’intéressent à l’occultisme, quitte à se revendiquer, en plus, du thélémisme, la religion créée par l’occultiste anglais Aleister Crowley, lui-même référence pour Land.

The Conversation

Arnaud Borremans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.12.2025 à 15:26

Face à la guerre économique, l’urgence d’une « Pax Europaea »

Dominique Steiler, Fondateur de la Chaire UNESCO pour une Culture de Paix Economique, Auteurs historiques The Conversation France
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Le concept de « culture de paix économique » désigne un modèle qui invite les entreprises à dépasser les limites du libéralisme actuel pour devenir des actrices de stabilité et de paix dans une économie mondiale sous tension.
Texte intégral (2804 mots)
_Allégorie de la paix_, Antoon Willemsens (actif entre 1649 et 1673) Musée Crozatier du Puy-en-Velay (Haute-Loire).

Alors que le modèle économique libéral montre ses limites et que les crises géopolitiques se multiplient, la « culture de paix économique », dont l’Union européenne pourrait être un vecteur clé, apparaît comme un concept susceptible d’offrir une vraie voie d’avenir.


Au cours des dernières décennies, le modèle économique libéral – qui promeut la libre concurrence, la mondialisation des échanges et la recherche de la croissance à tout prix – a dominé la scène internationale. Cependant, cette dynamique s’essouffle aujourd’hui, face à une montée sans précédent des inégalités, des conflits, des défis climatiques et sociaux.

En 2025, les tensions géopolitiques et économiques s’aggravent, sur fond de fragmentation de l’économie planétaire et d’une guerre économique qui avance à visage découvert.

Repenser les fondements de l’économie apparaît maintenant incontournable, pour inscrire la culture de paix économique au cœur des stratégies, des institutions politiques, économiques et éducatives. La survie de l’Europe est en jeu.

Les limites du modèle économique libéral

Le libéralisme économique repose sur l’idée que la libre concurrence et l’interaction des marchés conduisent naturellement à une allocation optimale des ressources, favorisant la croissance et le bien-être général.

Adam Smith, David Ricardo, puis les marginalistes ont alimenté le mythe d’une « main invisible » permettant à la somme des intérêts privés de produire harmonie sociale et progrès collectif. Cette croyance guide la majeure partie des politiques internationales depuis la fin du XXe siècle.

Cependant, cette théorie, souvent idéalisée, montre de nombreuses limites concrètes, largement illustrées par les crises économiques, écologiques et sociales récentes.

En premier lieu, la mondialisation libérale a creusé les écarts entre pays riches et pays pauvres, mais aussi entre les classes sociales à l’intérieur des États.

La précarisation et la fragmentation du marché du travail, l’accroissement de la concentration des richesses et de la puissance économique aux mains d’une minorité ainsi que les failles dans la protection sociale fragilisent la cohésion collective.

L’ignorance persistante des rapports de pouvoir et des dynamiques de domination a façonné le paysage économique en un terrain de conflit, où la violence structurelle (concurrence exacerbée, exploitation, division sociale) est devenue la norme qui nous a menés au bord du chaos.

Parallèlement, la constante recherche de croissance matérielle inflige des dommages sévères à l’environnement. Le modèle fondé sur la consommation exponentielle des ressources naturelles entre en contradiction flagrante avec les limites écologiques planétaires. La dégradation climatique accélérée entraîne insécurité alimentaire, déplacements massifs de populations et intensification des conflits autour des ressources, comme au Sahel, au Moyen-Orient, mais aussi en Ukraine, dont les ressources en lithium sont fortement convoitées.

Par ailleurs, la fragmentation croissante des politiques économiques des États, entre nationalismes économiques et protectionnisme, mine les fondations de la coopération internationale. La multiplicité des sanctions, des représailles commerciales et des guerres tarifaires accentue les risques d’instabilité politique et économique, posant la question d’un épuisement du modèle libéral mondialisé. Il en est ainsi des jeux politiques sur les droits de douane imposés par Donald Trump ou encore des restrictions à la circulation de la main-d’œuvre demandées dans certains pays d’Europe.

Loin d’une simple réfutation idéologique, ces critiques s’appuient sur des données empiriques rigoureuses et une analyse fine des mécanismes de pouvoir économique. Elles soulignent que le libéralisme, dans sa version actuelle, ne parvient plus à incarner un modèle de progrès partagé et durable. Le modèle se trouve en crise, face à une complexité mondiale croissante, ponctuée par la pandémie de Covid-19, les tensions en Ukraine, les crises sociales internes dans de nombreux pays et les urgences climatiques.

Les travaux précurseurs d’Henri Lambert (1921) et d’Henri Hauser (1935), et plus récemment notre ouvrage Osons la paix économique (2017) avaient prédit cette impasse : les racines économiques des conflits dépassent les motifs politiques superficiels, et une organisation sociale centrée sur le financier ne peut mener qu’à la catastrophe, que ce soit sous la forme d’une guerre ou d’une révolution.

C’est la loi du plus fort, et le mimétisme des grandes puissances ne laisse à l’Europe, fracturée et passive, que le risque d’être dépecée ou marginalisée.

Quelle paix à l’heure de la remilitarisation en Europe ?

Le contexte géopolitique rend la question plus brûlante encore.

L’actuel président des États-Unis Donald Trump navigue de crise en crise, tout en accentuant l’imprévisibilité et la polarisation. Sur le continent, la guerre en Ukraine, la montée des populismes, l’explosion des dépenses militaires et le discours des chefs d’état-major font de l’engagement armé une perspective quasiment banalisée.

Andrius Kubilius, le commissaire européen à la défense, appelle à réinventer la Pax Europaea, tout en affirmant la nécessité pour l’Union européenne de se préparer à la guerre sous toutes ses formes. Son ambition : refonder la souveraineté stratégique par une capacité industrielle et une résilience, alors que le spectre du retrait américain plane sur l’Europe.

De la culture de paix économique

Dans ce contexte, depuis presque deux décennies, la culture de paix économique s’impose comme une réponse globale et innovante, visant à réconcilier économie, société et environnement.

Forgée depuis 2008 par les chercheurs de la chaire Unesco pour une Culture de paix économique, cette notion s’est développée à partir de la contribution d’entreprises et d’expériences de terrain.

La culture de paix économique propose de sortir du cadre guerrier et compétitif du libéralisme, pour repenser l’économie comme espace de coopération, d’émancipation et d’inclusion. La paix économique ne se limite pas à l’absence de guerre ; elle englobe un ensemble de conditions permettant de construire un ordre économique apaisé, juste, démocratique et soutenable. Elle repose sur une anthropologie de l’interdépendance, un rejet de la violence structurelle (compétition, exploitation, exclusion) et une valorisation des liens et du bien commun. Elle exige une transformation des entreprises, mais aussi des institutions – pour développer des pratiques qui réduisent la violence, favorisent l’épanouissement et intègrent la responsabilité écologique, sociale et humaine.

Cette approche prend en compte les dommages induits par la guerre économique larvée, la violence structurelle, la corruption et les inégalités, en mettant l’accent sur la transformation des comportements, la prévention des conflits et la promotion de valeurs communes de responsabilité et de solidarité. Son ontologie se veut simple : la vie est interconnexion et l’économie a pour but de faire vivre ces relations, non pas de les détruire.

Les initiatives internationales récentes, comme le Pacte mondial des Nations unies, l’Agenda 2030 qui inclut l’Objectif de développement durable 16 sur la paix, la justice et des institutions solides, reconnaissent le rôle crucial des entreprises privées dans cet effort.

Les entreprises sont ainsi invitées à dépasser une simple logique de maximisation du profit pour devenir des actrices de cohésion sociale, de respect des droits humains, d’innovation sociale et de protection de l’environnement.

La culture de la paix économique exige une transformation profonde des mentalités et des pratiques managériales, qui doivent intégrer le souci du bien commun, la promotion de la diversité et de l’inclusion, la santé, le bonheur ainsi qu’une gouvernance éthique renforcée. Mais, pour ce faire, nous devrons accepter une mutation globale de l’éducation des plus jeunes aux futurs leaders, donc sur un temps long… que nous n’avons peut-être pas !

« Pax Economica » et « Pax Europaea »

Si ce changement de paradigme porte une utopie, c’est au sens énoncé par André Gorz :

« À ceux qui rejettent cela comme une utopie, je dis que l’utopie […] a pour fonction de nous donner, par rapport à l’état des choses existant, le recul qui nous permet de juger ce que nous faisons à la lumière de ce que nous pourrions ou devrions faire. »

Ce qui semblait utopique hier est devenu l’évidence historique : la démocratie, l’abolition de l’esclavage, la protection sociale. Toutes furent d’abord jugées irréalistes, avant de transformer durablement nos sociétés. La paix économique s’inscrit dans cette même dynamique : une évolution concrète, progressive et pragmatique de nos pratiques – pas un rêve, mais une trajectoire à décider.

Pour cette évolution, l’Union européenne (UE) dispose d’atouts et de responsabilités majeures. En tant que zone économique intégrée, pionnière dans les politiques de régulation sociale et environnementale, l’UE peut incarner une alternative crédible au système libéral mondial fragmenté et conflictuel.

Consciente des fragilités socio-économiques internes et des tensions géopolitiques environnantes, l’Europe doit renforcer son modèle économique en y intégrant les principes de la culture de paix économique. Cela passe par des politiques publiques favorisant l’équité, la transition écologique, la formation orientée vers la paix et la coopération, mais aussi par une diplomatie économique tournée vers la coopération durable et la prévention des conflits.

La construction de la Pax Europaea s’appuie aussi sur le développement des territoires de paix économique. Dans ces endroits, on expérimentera des pratiques économiques inclusives, durables, et des modèles d’entreprise responsables, à l’image des appels de la chaire Unesco pour une culture de paix économique.

Cinq étapes

Ce changement de paradigme devient une nécessité, si ce n’est une urgence, si l’Europe veut éviter le chaos et échapper à la prédation des grandes puissances. Les dirigeants économiques et politiques ont un rôle d’avant-garde courageux à jouer pour impulser ces transformations. Cinq étapes leur sont proposées comme feuille de route pragmatique.

1. Reconstruire la confiance entre économie et société. Redéfinir la mission de l’entreprise ou de l’institution s’avère nécessaire, en inscrivant son activité dans la contribution au bien commun, en dépassant la recherche exclusive du profit. Ce dernier ne constitue plus l’objectif, mais devient la contrainte nécessaire à la pérennité et aux investissements vers la vie commune heureuse. Cela implique la valorisation de la responsabilité sociale et environnementale (RSE), le respect et la contribution à l’épanouissement de toutes les parties prenantes et la mise en place d’indicateurs intégrant la performance globale.

2. Éduquer les enfants à la culture de paix pour qu’ils puissent pleinement vivre comme des enfants et avoir la possibilité de devenir des adultes et des acteurs responsables, peu importe leur lieu d’implication future dans le tissu économique.

3. Former des managers et leaders d’aujourd’hui et de demain capables d’intégrer les valeurs de la paix économique, au sein d’une éducation globale et d’une transformation culturelle profonde. Leur transmettre toutes les compétences personnelles, sociales et techniques facilitant la confrontation à un monde économique en tension pour avancer de manière pacifiée et productive. Qui veut la paix prépare la paix !

4. Instaurer une culture de paix économique dans les organisations, réinventer des modèles de gouvernance et des modèles d’affaires capables de promouvoir la collaboration et la paix entre l’ensemble des parties prenantes. Développer un climat organisationnel fondé sur le dialogue, la reconnaissance, la coopération et le respect de la diversité est un levier puissant. Cela favorise l’engagement des collaborateurs, la gestion pacifique des conflits, et le développement durable des organisations.

5. Piloter une transition des institutions, non seulement vers plus d’efficacité et de transparence (ODD 16), mais surtout vers une architecture qui empêche la répétition des crises et la violence endémique. Agir activement contre les violences et les corruptions internes et externes. Les entreprises doivent veiller à ne pas financer indirectement des conflits, à lutter contre la corruption dans l’ensemble de la chaîne de valeur, et à soutenir les institutions publiques dans les pays où elles sont implantées. Cette posture exige transparence, formation et adoption de pratiques responsables exemplaires.

Transformation par l’engagement collectif

L’heure est à la responsabilité collective et à la volonté politique. Le modèle libéral, fragilisé par ses contradictions internes et les crises mondiales, ne peut plus répondre seul à la complexité contemporaine. La culture de paix économique offre un projet de transformation systémique, allant de la réinvention du rôle de l’entreprise à la construction d’un ordre international apaisé.

Les dirigeants éclairés, les entreprises responsables, les citoyens engagés, les institutions publiques doivent relever un défi historique : construire un monde économique humain, durable et pacifique pour dessiner le socle d’une Pax Europaea. C’est un défi à la mesure des enjeux du XXIe siècle, un choix de civilisation tournée vers le dialogue, l’éducation et la coexistence
– contre la domination, la compétition aveugle et la fragmentation européenne.

The Conversation

Dominique Steiler ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.12.2025 à 15:22

La société civile syrienne un an après la chute du régime Assad

Léo Fourn, Docteur en sociologie, Institut de recherche pour le développement (IRD)
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La société civile occupe désormais une place importante en Syrie, entre participation au gouvernement, action humanitaire et vigilance à l’égard du nouveau pouvoir.
Texte intégral (2348 mots)

Le 8 décembre 2024 a refermé un demi-siècle de pouvoir autoritaire du clan Assad en Syrie, renversé par le groupe islamiste rebelle Hayat Tahrir al-Cham. Le pays émerge enfin d’une guerre civile qui l’a ravagé pendant quatorze ans. Une année s’est écoulée depuis ce basculement historique : assez pour esquisser les contours d’une transition politique encore fragile, mais déjà révélatrice de profondes recompositions au sein de la société civile. Entre cooptation, coopération et vigilance critique, les acteurs de la société civile syrienne jouent un rôle déterminant dans la reconstruction politique du pays.


En cette fin d’année 2025, de très nombreux rassemblements sont organisés en Syrie pour célébrer le premier anniversaire de la chute du régime dirigé par Bachar al-Assad le 8 décembre 2024.

La foule agite le nouveau drapeau officiel en scandant des chants révolutionnaires, tandis que les représentants du nouveau pouvoir paradent en héros libérateurs. Ces nouvelles autorités, dominées par Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et son leader désigné président, Ahmad al-Charaa, tentent de mettre en œuvre un processus de transition politique et d’entamer la reconstruction d’un pays dévasté par plus d’une décennie de guerre. Les défis qu’elles affrontent sont énormes et leurs capacités très limitées. Le territoire national demeure divisé, le pouvoir central étant contesté par l’administration kurde autonome du Nord-Est, des groupes armés druzes et l’incursion de l’armée israélienne dans le Sud.

Dans ce contexte, quelle est la situation de ce que l’on appelle communément la « société civile syrienne », c’est-à-dire l’ensemble hétéroclite de groupes ni étatiques, ni partisans, ni militaires, mais engagés dans la défense de causes publiques ?

Cet article propose de dresser le bilan des changements vécus par cette société civile lors de la première année de la transition. La chute de l’ancien régime a bouleversé en profondeur les relations qui liaient l’État à la société. En l’absence d’opposition partisane solide, les organisations composant la société civile tiennent un rôle de premier plan, entre coopération et vigilance. Leur situation est donc révélatrice de l’orientation que prend la transition politique.

L’épanouissement de la société civile syrienne, de la révolution à la chute du régime

Avant 2011, le régime limitait drastiquement toute activité politique et toute action de la société civile hors de marges très restreintes, autorisant par exemple le travail des organisations caritatives et autres ONG parrainées par lui.

Le soulèvement qui démarre en 2011 va donner lieu à un épanouissement sans précédent de la société civile syrienne.

On l’observe d’abord dans la rue, lors des nombreuses manifestations demandant la chute du régime, davantage de liberté et de dignité. Puis par la multiplication des médias indépendants et la création de milliers d’organisations dédiées à la défense des droits humains ou à l’action humanitaire.

L’exil vécu par plus de 7 millions de Syriens produit une transnationalisation de cette société civile, dispersée entre la Syrie de l’intérieur et les pays de la diaspora. Des espaces comme la ville turque de Gaziantep et plus tard Berlin deviennent des centres majeurs de la mobilisation en exil. Ces organisations connaissent une professionnalisation de leurs activités, qui contribue à leur pérennité mais accroît également leur dépendance à l’égard des bailleurs internationaux. Elles tentent de s’unir en formant des coalitions afin d’augmenter leur influence, à l’exemple de la coalition la plus récente et la plus importante, Madaniya, qui regroupe plus de 200 organisations.

Lors des dernières années du conflit, ces organisations ont vu l’intérêt des bailleurs internationaux à leur endroit se réduire, ce qui a entraîné une baisse des financements. Ces financements ne vont pas s’accroître de sitôt, à la suite de la suspension de l’USAID par Donald Trump.

Mais la chute du régime va leur donner un nouveau souffle : elles peuvent enfin travailler dans l’ensemble du pays sans être réprimées. Les organisations agissant auparavant depuis les zones sous contrôle des rebelles et celles qui étaient installées en exil reviennent très rapidement ouvrir des bureaux à Damas. Après des années de fragmentation et de dispersion, on assiste alors à une relocalisation et une centralisation de la société civile dans la capitale syrienne.

Plusieurs réunions et événements publics sont organisés chaque semaine, par exemple au siège de la coalition Madaniya. Le 15 novembre, pour la première fois, une « Journée du Dialogue » est organisée par l’Union européenne à Damas, avec la participation d’ONG et du gouvernement syrien.

Les multiples facettes de la mobilisation de la société civile

Les domaines d’activité de ces organisations n’ont pas fondamentalement changé depuis la chute du régime, si ce n’est qu’elles ne luttent désormais plus dans ce but. Derrière le terme générique de « société civile » se cache en réalité une très grande diversité d’acteurs aux positionnements politiques multiples. L’usage de ce terme en Syrie fait toutefois principalement référence à des organisations pouvant être qualifiées de « libérales », c’est-à-dire favorables à une démocratie libérale. Leurs activités – qu’elles soient de nature humanitaire ou plus contestataire – sont pour la plupart des réponses aux exactions commises par l’ancien régime.

Elles comprennent un ensemble de mobilisations pour la justice dite transitionnelle, désormais mises en œuvre depuis le territoire syrien et plus seulement depuis les pays d’exil.

De la même façon, la cause du sort des victimes et plus particulièrement des personnes victimes de disparitions forcées fait l’objet d’une mobilisation constante. Elle a pris la forme des tentes de la vérité dressées temporairement dans plusieurs localités ou de soutien psychologique apporté aux proches et survivants.

Les besoins en matière d’aide humanitaire et de développement demeurent également massifs, la situation du pays restant fortement affectée par les conséquences de la guerre. Auparavant fragmentée entre les différentes zones d’influence au sein du territoire syrien et depuis les pays frontaliers, ce type d’aide peut désormais s’étendre à l’ensemble du territoire national. Mais elle souffre, comme les autres domaines, de la diminution des fonds internationaux, ce qui incite les organisations humanitaires à tenter de réduire la dépendance à l’aide en favorisant des programmes d’empowerment économique, particulièrement à destination de la jeunesse, en partenariat avec le secteur privé, comme le programme Dollani mis en œuvre par le Syrian Forum.

D’autres domaines ont gagné en importance lors de la dernière année. C’est le cas des groupes spécialisés dans le dialogue intercommunautaire et la « paix civile », à l’exemple de la plate-forme The Syrian Family.

Cette question du dialogue intercommunautaire, déjà centrale avant 2025, est effectivement au cœur des préoccupations actuelles du fait des massacres perpétrés sur la côte à l’égard de la communauté alaouite en mars et de la communauté druze dans le sud en juillet, sans oublier les tensions persistantes dans des espaces multiconfessionnels comme la ville de Homs.

De la même façon, le retour des réfugiés est devenu une question essentielle pour les organisations syriennes et internationales.

Enfin, il existe désormais à Damas un nouveau type d’organisation de la société civile qui était inexistant avant 2011, à savoir les centres de recherche indépendants et think tanks, qui fournissent des conseils au pouvoir et assurent des formations para-universitaires, comme le centre Jusoor.

La société civile face au nouveau pouvoir : entre coopération et méfiance

Le changement de régime a des conséquences majeures sur l’évolution des relations entre le pouvoir politique et la société civile.

Issus d’un mouvement militaire islamiste, les nouveaux dirigeants étaient a priori peu enclins à collaborer avec la société civile. Cependant, avant d’accéder au pouvoir en renversant Bachar Al-Assad, ce mouvement avait connu un processus de déradicalisation et d’ouverture relative vers d’autres composantes de la société syrienne.

La formation du nouveau gouvernement, le renouvellement et la création d’institutions étatiques ou encore les élections/nominations législatives partielles ont ainsi représenté des étapes permettant d’évaluer la position des dirigeants à l’égard des acteurs de la société civile. Nous pouvons observer trois modes de relations entre ces deux ensembles d’acteurs.

Le premier est la cooptation, qui a vu un certain nombre d’acteurs jusqu’alors engagés dans des organisations de la société civile intégrer des ministères ou des commissions formées par les nouvelles autorités. C’est le cas par exemple de la ministre des affaires sociales et du travail Hind Kabawat qui était à la fois active dans une ONG et dans l’opposition politique à Bachar.

C’est également le cas du ministre des situations d’urgence et de la gestion des catastrophes, Raed Saleh, auparavant responsable de la Défense civile syrienne, surnommée les Casques blancs. Cet exemple est particulièrement emblématique, puisque c’est presque l’ensemble de cette organisation qui a intégré le ministère.

Pour la plupart des individus et organisations de la société civile, la relation avec les autorités prend la forme d’une coopération dans le cadre de laquelle leur indépendance est maintenue. Les très faibles ressources dont dispose l’État ne lui permettent pas de mettre en œuvre une action publique répondant aux besoins de la population. Il n’a donc d’autre choix que de la déléguer aux organisations, qui tenaient déjà ce rôle avant la chute de l’ancien régime dans de multiples domaines, comme l’éducation et la santé. Elles collaborent également avec les ONG internationales et les organisations onusiennes et se rendent ainsi indispensables pour la reconstruction du pays.

Malgré cette coopération, de nombreux acteurs de la société civile restent méfiants à l’égard du nouveau pouvoir et exercent une forme de vigilance. Leurs craintes concernent les pratiques à dimension autoritaire qui demeurent très présentes. À titre d’exemple, plusieurs organisations se sont exprimées début octobre pour critiquer une circulaire du ministère des affaires sociales et du travail concernant la déclaration de l’origine des financements des ONG. Elles doivent effectivement désormais composer avec les exigences d’un État en restructuration.

Leurs responsables affirment disposer pour le moment de marges de liberté relativement larges, mais craignent que celles-ci se réduisent rapidement lorsque le pouvoir des dirigeants de l’État sera plus assuré. En ce sens, on peut considérer que les organisations de la société civile représentent toujours un contre-pouvoir, comme c’était dans le cas face à l’ancien régime.

The Conversation

Léo Fourn est chercheur postdoctorant à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), membre du Centre Population & Développement (Ceped) et du projet LIVE-AR, financé par le Conseil Européen de la Recherche (ERC). Il a reçu pour cette recherche des financements de la Fondation Croix-Rouge française.

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