13.10.2025 à 11:37
Septembre 2025. Bribes du naufrage, ici et là.
TF1 et France 2 · 5-14/09. C'est une hiérarchie de l'information ordinaire. Face à l'anéantissement méthodique de Gaza-ville, les JT de 13h et 20h assurent le service minimum. Entre le 5 et le 14 septembre selon une étude d'Arrêt sur images, 13h et 20h cumulés, France 2 « évoquera Gaza durant près de cinq minutes au total sur dix jours, quand TF1 y consacrera près de huit minutes. » Confrontées à cette « présence modérée de Gaza à l'antenne », dixit Télérama (23/09), les deux chaînes déroulent leur argumentaire dans les pages de l'hebdomadaire. Directrice adjointe de l'information à France Télévisions, Muriel Pleynet explique la « nécessité de respecter une forme d'équilibre entre les deux bords », « d'avoir une ligne très factuelle » et de ne pas « être dans le parti-pris ». On apprend par ailleurs que France 2 « n'utilis[e] pas le mot "génocide" car, pour l'instant, le droit international ne parle pas de "génocide" ». Tout simplement. Du côté de TF1, Gilles Bouleau « a utilisé pour la première fois ce mot mardi 16 septembre [2025] » pour citer les conclusions de la commission d'enquête indépendante de l'ONU. Le maigre traitement de Gaza ? Le présentateur et rédacteur en chef du 20h avance qu'« on a choisi de ne pas feuilletonner, ni de tenir tous les jours la "chronique" de cette guerre ». Et de poursuivre en se disant attaché à ce que la rédaction de TF1 ne soit pas « instrumentalisée, que ce soit par le Hamas ou les autorités israéliennes » : « Il nous faut des journalistes expérimentés, à équidistance, pas des militants ». Bref, l'autocritique journalistique est loin d'être à l'ordre du jour.
Sud Radio · 8/09. C'est un interrogatoire ordinaire. À peine évoque-t-elle la flottille humanitaire pour Gaza que la députée Clémence Guetté (LFI) affronte la hargne de son intervieweur :
- Jean-François Achilli : La flottille avec madame Adèle Haenel ? On parle de la même, hein ? [Oui, exactement.] Vous savez qu'Adèle Haenel, c'est quand même une personnalité du monde du cinéma qui a compté au départ de MeToo, hein ? [Oui...] Et vous trouvez normal qu'elle participe à une flottille qui va soutenir, quelque part, de fait, un mouvement terroriste qui a commis autant de féminicides le 7 octobre ?
Durant la minute trente qui suit, Clémence Guetté est interrompue 14 fois, soit une fois toutes les six secondes : « Le Hamas tient toujours Gaza hein ! » ; « Rien à voir avec le Hamas ? Vous dissociez les choses ? » ; « Vous dites quoi [au] Hamas ? Vous dites quoi ?! "Rendez les otages" ? » ; « Non, non, attendez ! [...] Vous dites quoi du Hamas ?! "Rendez les otages" ? "Arrêtez la guerre" ? » En boucle.
LCI · 10/09. C'est une causerie ordinaire. Alors que l'État d'Israël vient de bombarder une résidence à Doha (Qatar), les journalistes en plateau lui donnent quitus. « C'est la signature du Mossad et globalement d'Israël : nous frappons qui nous voulons, où nous voulons, quand nous voulons. Aucun agresseur d'un juif dans le monde ne sera épargné, ne sera à l'abri nulle part », affirme le lieutenant porte-parole… Christophe Barbier (10/09). L'éditorialiste poursuit en expliquant pourquoi le Qatar est certes un pays ici attaqué, mais surtout un « pays ambivalent, hypocrite pourrait-on dire », qui « n'est pas la Suisse », ayant d'un côté « de très bonnes relations avec […] la France de Sarkozy comme la France de Macron » et, de l'autre, « capable de financer des mouvements terroristes ». La réaction de l'animatrice va ensuite délier les langues :
- Anaïs Bouton : Il joue un double-jeu franchement dégoûtant, non ? Et c'est la vie ?!
- Christophe Barbier : Non mais attendez… nous sommes en Orient ! Nous sommes en Orient !
- Anaïs Bouton : Ah ! [Éclats de rire en plateau.]
- Christophe Barbier : Ah oui ! C'est pas les mêmes critères !
« Le journalisme ». Emmanuelle Ducros – qui affirmait un peu plus tôt n'être « pas très sûre d'avoir compris tous les tenants et les aboutissants de cette affaire » – est naturellement chargée de conclure ce plateau dégoulinant de racisme, en pleine démonstration de sa supériorité « occidentale » :
- Emmanuelle Ducros : Ce qui est spectaculaire, c'est de voir que quelles que soient les ambitions du Qatar d'être cette Suisse ambivalente, c'est quand même un gruyère ! [Ricanements en plateau.] Parce qu'on peut attaquer au cœur du pays et… et voilà !
- Anaïs Bouton : Magnifique conclusion Emmanuelle Ducros, merci beaucoup ! C'est maintenant l'heure de [la chronique] « Y a qu'en France que ça se passe comme ça ».
C'est peu de le dire.
X · 14/09. C'est un Plantu ordinaire.
RTL · 15/09. « Dans quelques jours, le président Macron va aller reconnaître l'État de Palestine à l'ONU. Ça vous inspire quoi ? » C'est une question ordinaire. Sauf que l'interviewé est chanteur et qu'en octobre 2023, il appelait à « dégommer » « peut-être physiquement » les membres de LFI (CNews, 10/10/2023). Un propos sans aucune incidence sur son capital médiatique : après deux ans d'interventions publiques constantes en soutien de l'État d'Israël, Enrico Macias se voit dérouler un énième tapis rouge pour soutenir que « les Palestiniens ne veulent pas faire la paix » et que Netanyahou « se défend contre les Palestiniens. C'est tout. » Et c'est offert par RTL.
France Info · 15/09. C'est un rappel à l'ordre ordinaire. Dans le cadre d'une discussion sur les actions du mouvement de solidarité en Espagne, Fabienne Messica, membre de la direction de la LDH, relève que le pays « a été un des premiers […] à reconnaître qu'il y avait un génocide ». Grand seigneur, le présentateur Loïc de la Mornais n'interrompt pas sa prise de parole. Il se contente d'en attendre la fin pour la discréditer : « Et je précise, vous avez employé le mot de génocide et c'est… voilà, les historiens le diront. […] En tout cas, ce n'est pas sur ce plateau que moi je vais le trancher. […] Chacun fera son travail plus tard. » Voilà pour le coup droit. Le revers arrive avec l'intervention suivante, signée Patrick Martin-Genier, expert multimédias sur les « questions européennes et internationales » :
Patrick Martin-Genier : Je crois malheureusement qu'on oublie qu'il y a eu le 7 octobre […], le plus grand pogrom depuis la seconde guerre mondiale. […] Je ne dis pas qu'il faut légitimer tout ce que fait Israël à Gaza mais en tout cas, on a oublié cela […]. Et je crois que lorsqu'on parle de la reconnaissance d'un État palestinien, mais c'est quoi l'État palestinien ? Pour l'instant, c'est le Hamas qu'on n'a toujours pas éliminé […], c'est le Hezbollah également dans le sud Liban et donc tous ces gens qui veulent la destruction d'Israël. Donc je ne veux pas tout justifier, mais on oublie l'histoire. L'histoire proche des Israéliens qui ont été assassinés, des bébés qui ont été brûlés, des femmes qui ont été éventrées, et je crois qu'on oublie cela.
D'une durée de deux minutes et trente secondes – sans la moindre interruption, fait rare sur un plateau –, cette tirade d'« expert » s'est conclue quant à elle en douceur : sans l'ombre d'un rappel à l'ordre.
LCI · 16/09. « Merci colonel. Nous voulions passer ces quelques minutes avec un porte-parole de Tsahal pour mieux comprendre. » C'est une révérence ordinaire : Éric Brunet vient de terminer son « interview » avec Olivier Rafowicz, auquel il donne tout du long du « mon colonel ». Après lui avoir passé les plats pour parler de « cette grande offensive qu'on attendait », Éric Brunet remet une couche de cirage au terme du duplex :
Éric Brunet : [Olivier Rafowicz] a beaucoup parlé mais ça a permis à ceux qui regardent LCI de comprendre ce qui se passe en ce moment même à Gaza. Nous avons eu tout à l'heure l'intervention de ce journaliste, qui a passé une nuit très difficile dans Gaza, et nous suivrons de très très près sur LCI le sort des populations civiles dans cette offensive lancée ce matin par l'armée israélienne.
Le journaliste palestinien qu'Éric Brunet ne prend pas la peine de nommer est Rami Abou Jamous, dont un « face cam » enregistré – d'une minute à peine – a été diffusé par LCI avant l'interview, en direct, du porte-parole de l'armée israélienne. Bilan des courses ? Un temps de parole près de dix fois supérieur pour le second, et des conditions d'expression incomparablement meilleures. Rien à dire : LCI se donne effectivement tous les moyens de « suivre de très très près le sort des populations civiles ».
France 5 · 16/09. C'est un expert médiatique ordinaire. Nous sommes le jour de la publication du rapport de la commission d'enquête indépendante de l'ONU concluant à l'existence d'un génocide à Gaza, mais certains médias disposent de savants autrement mieux informés. Après avoir brillé le matin dans la matinale de BFM-TV/RMC, celui que Blast décrit comme « une sorte de généraliste spécialiste », alias Frédéric Encel, débarque dans « C à vous ». Pour refuser la qualification de génocide : « Ne galvaudons pas les termes ! Ou alors, il faut baptiser différemment ce qui s'est produit en 1915 [...] contre les Arméniens, pendant la Shoah, qui a concerné les juifs mais également les tziganes, et les Tutsis rwandais. Et j'ajoute l'ex-Yougoslavie. Donc je ne suis pas pour le galvaudage des termes. » Juriste et historien : deux casquettes de plus à épingler au brillant CV du « géopolitologue » médiatique.
France Info · 17/09. C'est un journal d'actualité ordinaire. Diffusé à 15h, un bulletin d'information a encore été malencontreusement confondu avec un communiqué de l'armée israélienne : « Tsahal indique avoir frappé plus de 150 cibles, poussant des milliers d'habitants sur les routes. Pour leur permettre de fuir ce matin, Israël a annoncé l'ouverture d'une nouvelle route de passage temporaire. »
France Inter · 17/09. C'est une invitation ordinaire. « Bonjour Joshua Zarka, merci d'être avec nous ce matin sur France Inter, alors que l'armée israélienne a lancé hier son offensive terrestre sur la ville de Gaza. » Face à Benjamin Duhamel, l'ambassadeur d'Israël en France n'en espérait sans doute pas tant. Netanyahou sous mandat d'arrêt international pour crimes contre l'Humanité ? La matinale radio s'obstine à octroyer une exposition de premier plan à l'un de ses porte-parole. Naturellement, il arrive ce qui devait arriver : « Ce n'est pas un génocide quand on demande à la population de se retirer de là où ont lieu les attaques. » La promotion du n'importe quoi – qui valut à France Inter une réaction immédiate d'Amnesty International – fait en prime les gros titres de l'émission : « Pour Joshua Zarka, le terme de génocide "est utilisé comme un terme politique, pas comme un terme légal". » Et l'information sur le rapport de la commission de l'ONU, dans tout ça ? Inexistante.
X · 17/09. C'est un crachat ordinaire. « Israël éradique le Hamas. Sans prendre de gants et brutalement. Mais tous les autres pays – même les pays arabes qui sont empoisonnés par les palestiniens depuis +80 ans – attendent juste qu'Israël finisse le job tout en s'indignant en façade. Ça déplaît mais c'est la réalité. » Xavier Gorce. Le maître à penser des pingouins.
LCI · 17/09. Ce n'est pas un mea culpa ordinaire. « Très vite [après le 7 octobre], on s'est dit : "Où vont-ils ? Il n'y a pas d'objectif politique." Et puis, je fais partie des gens qui se sont trompés, c'est-à-dire qu'il y avait un objectif politique. On l'a vu, c'était en effet, finalement, une forme d'épuration ethnique, d'essayer de rendre Gaza invivable pour forcer les Gazaouis à partir. » 23 mois : le temps d'un revirement public pour la grand reporter de L'Express, Marion Van Renterghem. Où sont les équivalents parmi les commentateurs les plus en vue ?
CNews · 18/09. C'est un commentaire ordinaire. Au beau milieu de bavardages (à charge) à propos de la mobilisation sociale du 18 septembre, le plateau se déchaîne contre les drapeaux palestiniens visibles dans le cortège parisien. Rachel Khan éructe :
Rachel Khan : Ce drapeau ne symbolise pas du tout le peuple palestinien, il symbolise dans nos rues une colonisation de l'espace public, une colonisation des esprits parce que derrière ce drapeau, c'est le palestinisme ! C'est la victoire du Hamas dans nos rues, c'est la haine d'Israël, c'est la haine des juifs, c'est la haine du peuple libre ! Et puis c'est un drapeau qui symbolise l'instrumentalisation des masses, l'instrumentalisation de nos jeunes. C'est aussi le drapeau qui efface le 7 octobre, c'est le drapeau qui efface l'ensemble des victimes.
Discours quotidiens, quotidiennement tolérés par l'Arcom. Quelques jours plus tard, sur la même antenne : « [Le drapeau palestinien] est vu aujourd'hui comme étant le drapeau de l'islamisme vainqueur, de l'islamisme conquérant […], des antisémites. Et c'est le drapeau d'un communautarisme. [...] Et derrière cette cause palestinienne, vous avez la cause djihadiste qui, naturellement, méprise les juifs mais au-delà des juifs, méprise l'Occident dans lequel cet islam-là s'est imprégné. » Signé Ivan Rioufol. La haine, H24.
France Inter · 18/09. C'est un lundi matin ordinaire. Sophia Aram est en pleine forme. Et pour cause : une flottille est de nouveau en route pour Gaza. La boute-en-train renoue pour l'occasion avec le jeu des surnoms – « Lady Gaza » pour Rima Hassan ; « Miss Krisprolls » pour Greta Thunberg –, et partage ses traits d'esprit, hilare face à un équipage qui « continu[e] ses ronds dans l'eau, avec à son bord deux kilos de pâté vegan, un pack de Palestine Cola et trois boîtes de protections périodiques ». La mission humanitaire ? « Se dorer la nouille en Méditerranée sur des voiliers à 6 000 boules par jour co-financés par les proxys du Hamas. » Mais encore ? Un « cirque pour aller chercher trois sandwichs et un vol retour auprès de l'armée israélienne ». À ce stade, la médiocrité annulerait presque l'indécence.
Le Point · 18/09. C'est une pleine page ordinaire dans un hebdomadaire. À court d'éditorial, d'interview ou de tribune contre la reconnaissance de l'État de Palestine par la France ? Pas de panique ! La direction du Point a la solution toute trouvée : publier tel quel un communiqué du réseau « Agir ensemble » – « Et si tous les pays arabes reconnaissaient enfin Israël ? » –, à la pointe de la rigueur historique [1]. Étonnant… ou pas : le communiqué en question fut projeté la veille, à Paris, lors du meeting « contre la reconnaissance d'un État palestinien sans conditions » co-organisé par « Agir ensemble » et Elnet, l'un des principaux lobbies pro-Israël en France. Le tout en compagnie d'éminents représentants de CNews (Paul Amar, Rachel Khan, Michel Onfray, etc.) et de quelques personnalités politiques, de Manuel Valls à Caroline Yadan en passant par David Lisnard.
Le Figaro · 19/09.
C'est un gros titre ordinaire. Et Le Figaro fait d'une pierre quatre coups : convertir la question politique de l'État de Palestine en une question identitaire ; essentialiser les « Français juifs » ; invisibiliser les voix palestiniennes ; et établir un lien entre la reconnaissance et « les niveaux très élevés » des « actes antisémites » en France. Le niveau très élevé d'islamophobie culmine quant à lui dans les pages intérieures :
Stéphane Kovacs : Expert en stratégie numérique et coauteur de La Fin des juifs de France ?, Didier Long considère que quelque « 150 000 Juifs, vivant directement au contact de populations arabo-musulmanes, sont en danger aujourd'hui en France ». « Reconnaître la Palestine aujourd'hui, c'est mettre une cible dans le dos des Juifs du monde entier », craint-il.
Et l'avalanche raciste de se poursuivre – « cette décision qui vise à calmer les banlieues aura l'effet inverse : cela importera encore plus le conflit sur notre territoire, en y légitimant la violence » – sans le début du commencement d'une contradiction : Le Figaro en roue libre.
L'Éclair des Pyrénées · 20/09. « En quoi la reconnaissance d'un État palestinien facilitera la paix au Proche-Orient ? Voudrait-on importer en France le conflit israélo-palestinien qu'on ne s'y prendrait pas autrement. » C'est un éditorial ordinaire. Signé Patrice Carmouze – et oui, il existe encore un journal pour le prendre au sérieux.
T18 · 20/09. C'est une démonstration de mépris ordinaire. Après que Pierre Jacquemain (Politis) a dénoncé le génocide à Gaza commis par « une armée face à un peuple qui est démuni », Jean Quatremer lui saute à la gorge :
- Jean Quatremer : C'est insupportable ! Quand je vous entends dire que l'armée israélienne ne se bat contre personne mais contre le peuple palestinien... mais c'est un pur scandale de dire une chose pareille ! [...] Israël ne se bat pas contre le peuple ! Israël se bat contre le Hamas ! Si le Hamas demain rend les otages, dépose les armes, ça s'arrête. [...] Dire que c'est une guerre contre le peuple palestinien, c'est purement scandaleux ! [...]
- Pierre Jacquemain : 60 000 civils… [Coupé]
- Jean Quatremer : C'est pas 60 000 civils ! C'est 30 000 civils, et 30 000 combattants, déjà ! Rien que là-dessus, voyez, sur les chiffres ! Donc on peut continuer longtemps là-dessus la mauvaise foi.
- Pierre Jacquemain : [30 000], c'est quand même pas mal...
- Jean Quatremer : Oui mais ça, c'est de l'importation du conflit justement et c'est tenter de tordre la réalité. Je vous demande de faire du journalisme !
C'est un expert qui parle : un mois plus tôt, une enquête conjointe de journalistes israéliens et britanniques, basée sur des données des services de renseignements israéliens, faisait état de 83% de civils tués à Gaza entre octobre 2023 et mai 2025 sur un bilan – par ailleurs largement sous-estimé – de 53 000 morts. En d'autres termes, au moins 44 100 civils. Mais à l'évidence, celui qui enjoint de « faire du journalisme » n'en est pas à 10 000 morts palestiniens près.
Public Sénat · 22/09. C'est un transfert ordinaire. Après Maël Benoliel, recruté par le bureau « Moyen-Orient » de France Télévisions, voici qu'un autre journaliste d'i24News est embauché comme éditorialiste officiel sur le service public : Michaël Darmon, professionnel exigeant et passionné de droit international – la Cour internationale de justice rebaptisée « conclave de l'inimitié juive », c'est de lui. Au cours de la saison 2024-25, il bénéficiait d'un fauteuil sur France Info et officiait déjà sur Public Sénat sous le statut « éditorialiste i24News ». Il est depuis monté en grade, comme le laisse entendre son confrère Thomas Hugues au moment de présenter le plateau de l'émission « Sens Public » : « Bonsoir Michaël, bienvenue à vous. Éditorialiste politique pour "Sens Public", je rappelle que vous avez été vous aussi correspondant à Jérusalem. » Puis éditorialiste pour une chaîne propagandiste et coutumière de discours génocidaires : dommage d'avoir oublié la précision.
Le Parisien · 22/09. Ce n'est pas un éditorial ordinaire (mais un peu quand même). Déplorant « le timing » de la reconnaissance de l'État de Palestine, « car ceux qui se féliciteront bruyamment sont les bourreaux d'Israël », le directeur des rédactions Nicolas Charbonneau va jusqu'à se fâcher avec son Président chouchou : « Bien sûr, la France et ses alliés assureront que cette reconnaissance doit s'accompagner du démantèlement du Hamas – la blague –, mais ces discours à l'ONU iront bien droit au cœur des maîtres de Gaza. » Et de poursuivre en suivant un lien de cause à effet pour le moins cavalier : « Qui peut […] croire que cette reconnaissance sans avoir obtenu jusqu'ici la moindre condition préalable mettra un terme à un antisémitisme débridé ou aidera les populations civiles palestiniennes ? » Qui peut croire que quoi que ce soit mettra un terme à la couverture indigente que donne à voir jour après jour Le Parisien depuis deux ans ?
TMC · 22/09. C'est une consécration ordinaire. Et une double peine : « Ça s'appelle Les nouveaux antisémites. Enquête d'une infiltrée dans les rangs de l'ultra gauche. C'est sorti chez Albin Michel. Et voici le prochain numéro de Franc-Tireur aussi, avec une nouvelle enquête signée de vous, et ça sort mercredi. Merci [Nora Bussigny] d'être venue sur le plateau de Quotidien ! »
Non, Yann Barthès ne reçoit pas l'extrême droite partisane sur son plateau. Par contre, il sert régulièrement la soupe aux commentateurs qui promeuvent activement ses obsessions, de l'islamophobie (bon teint) à la haine de la gauche et des « nouveaux inquisiteurs », selon le titre du précédent livre de cette « infiltrée en terres wokes » (chez Albin Michel, déjà).
Mediapart · 24/09. C'est une manipulation de l'information ordinaire. Fin juillet 2025, l'ambassade israélienne en France a organisé un voyage de presse tous frais payés en Israël [2]. Alors que perdure le blocus de Gaza et que les journalistes internationaux y sont toujours interdits, il se trouve encore des journaux français pour répondre présent à ce type d'invitation. Cinq, en l'occurrence : Le Journal du dimanche, Le Figaro, L'Express, Marianne et La Croix. Comme le rapporte Mediapart, « hormis le quotidien catholique et L'Express, aucun des trois autres n'a jugé utile de préciser que leurs articles avaient été rédigés dans le cadre d'un voyage concocté par l'ambassade israélienne ». Dans Marianne (7/08), la directrice de la rédaction, Ève Szeftel [3], livre même une caricature de « reportage embedded » au cœur d'« une nation prête à rendre le moindre coup »… et au plus près des autorités militaires, dont le récit est recraché sans aucun recul. « Je n'ai pas mentionné le cadre du voyage de presse car ce cadre n'était pas contraignant », affirme-t-elle à Mediapart. On n'en doute pas ! Et lorsque le journal lui demande si elle entrevoit « un problème déontologique » dans sa démarche, la réponse est tout aussi tranquille : « Non, et la preuve c'est que le papier que j'ai écrit était très équilibré. »
Mediapart · 29/09. C'est un management ordinaire. Le 18 septembre, la directrice de Marianne Ève Szeftel, encore elle, était visée par une motion de défiance votée par 71 % de la rédaction. « En tête des griefs formulés : son positionnement personnel pro-israélien », rapporte Mediapart, que la directrice commente avec toute la franchise qu'on lui connaît : « Marianne traite avec le souci de la contradiction et du pluralisme tous les sujets, celui-là comme les autres. » Les plaintes des journalistes disent pourtant le contraire, témoignant d'un interventionnisme débridé concernant tout sujet lié de près ou de loin à la question palestinienne et à ses répercussions en France. Éditoriaux caricaturaux ; « entretiens téléguidés » avec ses « interlocuteurs fétiches […] généralement favorables à l'action de Tsahal » ; reprises en main éditoriales, comme ce jour où une proposition d'article mettant en scène deux juristes « pour et contre » la caractérisation de génocide est devenue, in fine, « un débat entre deux juristes, le premier choisi par la directrice, qui a ensuite lui-même désigné son contradicteur » [4]. Sans compter d'autres types de pratiques autoritaires, incluant un entretien sous forme de coup de pression avec une « pigiste permanente », alors susceptible d'être promue rédactrice en cheffe du service culture :
La discussion s'était vite orientée sur la question israélo-palestinienne. Ève Szeftel a donné son point de vue – pour elle, « il n'y a pas de génocide à Gaza » et les journalistes gazaoui·es, « à partir du moment où ils ont des liens avec le Hamas, et ils en ont, sont des terroristes ». Pour offrir le poste à la journaliste, elle a posé comme condition que celle-ci soit alignée sur ses convictions. Raison avancée ? En tant que potentielle cheffe du service culture, la journaliste devrait recenser les boycotts en France d'artistes israélien·nes ou soutenant Israël [5].
Sans commentaire…
… et en attendant le mois prochain.
Pauline Perrenot
[1] On y apprend par exemple que « le conflit israélo-arabe » a débuté au lendemain de la déclaration d'indépendance de l'État d'Israël, le 14 mai 1948, lorsque « le monde arabe lui déclare la guerre pour l'effacer de la carte ». Ou encore qu'« à sept reprises, les pays arabes puis les Palestiniens [ont] rejeté les propositions de paix et une "solution à deux États", toutes acceptées par l'État juif ». Entre autres.
[2] Aller-retour en avion, repas et nuits d'hôtel (de luxe). Seul le journal La Croix a pris en charge le transport, selon Mediapart.
[4] Le tout pour que tous deux se rejoignent à la fin sur le fait que le terme génocide « est dans le cas de Gaza instrumentalisé et ne correspond pas à la situation sur place », ainsi que le décrit Mediapart.
[5] Une version, précise Mediapart, contestée par Ève Szeftel.
10.10.2025 à 08:47
Le 25 septembre 2025, l'ancien président de la République Nicolas Sarkozy est condamné en première instance par le tribunal correctionnel de Paris à cinq ans de prison pour association de malfaiteurs avec exécution provisoire en raison d'un pacte de corruption noué avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart ayant largement contribué à documenter ledit pacte, est invité sur le plateau de Marc Fauvelle sur BFM-TV quatre jours plus tard.
« J'étais sur le plateau de BFM où je n'aurais jamais dû aller pour parler de la condamnation de Nicolas Sarkozy », a publiquement regretté Fabrice Arfi (Bluesky, 29/09). En effet… Verrouillé par un présentateur reconverti en avocat de Nicolas Sarkozy – dont il mobilise les arguments de « défense » sous couvert de « questions qui fâchent » et de « nuances » –, le dispositif met le journaliste de Mediapart en situation d'être tantôt un « adversaire politique » de l'ancien président, tantôt le porteur d'une « opinion » parmi d'autres. Nourrir le confusionnisme tout en ayant l'air de servir le « pluralisme » et la « contradiction » : tel est le bilan de ce formatage du débat public, où les faits et l'information sont noyés sous un conducteur de fausses questions… et de vrais à-peu-près.
Alors que le journaliste de Mediapart dénonce la stratégie médiatique de l'ancien président – accuser les médias « vendus à la gauche » et « les juges rouges » –, l'intervieweur relaie au contraire, dès sa deuxième question, l'un des principaux arguments de la défense Sarkozy : « C'est LA note qui a lancé la machine judiciaire. » Le lancement de Marc Fauvelle est sans équivoque : la première partie de son interview sera consacrée à la fameuse « note Moussa Koussa », du nom du chef des services secrets extérieurs libyens de Kadhafi, un document révélé en 2011 par Mediapart. « Que contient cette note ? », demande le présentateur à Fabrice Arfi. Alors que le journaliste de Mediapart explique ce que contient ce document, qui a permis de révéler une rencontre secrète entre le terroriste et chef des renseignements libyens Abdallah Senoussi et les proches de Nicolas Sarkozy, Marc Fauvelle ne rebondit pas sur « l'extraordinaire gravité » des faits qui sont évoqués face à lui… mais sur les arguments de la défense de l'ancien président, qui s'acharne sans succès depuis plus d'une décennie à discréditer cette « note » :
Marc Fauvelle : Nicolas Sarkozy dit que cette note est un faux. Il s'appuie d'ailleurs sur les mots de la présidente au moment de prononcer le jugement la semaine dernière, qui dit : « Il y a aucun élément qui a permis de corroborer le contenu de la note qui apparaissait déjà fragile. » Je cite les mots de la présidente du tribunal. Le plus probable est que ce document Mediapart soit un faux. Est-ce que vous vous êtes trompé ?
Si la question est d'un premier abord légitime, Marc Fauvelle ne se contente pas de la réponse de Fabrice Arfi sur cette affaire pourtant déjà jugée 3 fois – à chaque fois pour donner raison à Mediapart. Au gré de relances incessantes, témoignant d'une relative méconnaissance du sujet qu'il aborde, l'animateur entre dans des considérations juridiques byzantines – pour ne pas dire de mauvaise foi – revenant, in fine, à légitimer les arguments Sarkozy, ou, tout « au mieux », à semer le doute :
Marc Fauvelle : Il y a eu procès, il [Nicolas Sarkozy] vous a attaqué pour faux… […] Il y a eu procès, enfin vous avez raison, il y a eu procès, il y a eu procès en appel. Vous avez gagné procès, procès en appel. Il y a une Cour de cassation… sur cette affaire et la Cour de cassation dit à la fin… elle a écarté l'accusation lancée par Nicolas Sarkozy. Elle dit « Ce n'est pas un faux mais on ne peut pas dire pour autant avec certitude qu'il s'agit d'un vrai ». […] On n'est pas plus avancé à ce moment-là.
- Fabrice Arfi : […] Il y a ce qu'on appelle en droit une autorité de la chose jugée. Cette note est selon la justice française ni un faux matériel, ni un faux intellectuel. […]
- Marc Fauvelle : Mais vous êtes d'accord pour dire que la Cour de cassation n'a jamais dit « il s'agit d'un vrai » ?
- Fabrice Arfi : La justice s'est saisie pour dire s'il s'agit d'un faux !
Le présentateur conclut que cette question qu'il a lui-même posée… ne se pose pas – « Oui, elle [la Cour de cassation] n'a pas été interrogée pour dire si c'était un vrai » – sans en démordre pour autant :
- Marc Fauvelle : Ouais… ça a son importance…
- Fabrice Arfi : Mais non mais c'est le droit ! [M. F. : Oui…] La justice ne peut pas dire : « elle est authentique » ; elle dit : « il n'y a rien qui permet de dire que c'est un faux matériel et un faux intellectuel ».
Mais rien n'y fait. Les questions suivantes se focalisent de nouveau sur la fameuse « note Moussa Koussa », comme s'il en allait du cœur du sujet, – ce que surlignent (lourdement) les bandeaux tout au long de l'interview…
Aussi l'animateur embraye-t-il au quart de tour sur un détail, de façon à suggérer l'incompétence ou la manipulation de Fabrice Arfi :
- Fabrice Arfi : Nous le disons depuis des années, il y a probablement une erreur dans la date [coupé]
- Marc Fauvelle : C'est ce que j'allais vous demander. Il y a une date sur ce document qui n'est pas la date du document, mais la date qui est… de la réunion Takieddine/Brice Hortefeux. Il est inscrit qu'elle aurait eu lieu le 6 octobre 2006. Ce jour-là, Brice Hortefeux était non pas à Tripoli mais à Clermont-Ferrand qui n'a pas grand-chose à voir. Comment expliquer une erreur de date comme ça sur un document aussi important ?
Fabrice Arfi met alors en évidence les contre-feux médiatiques allumés par Nicolas Sarkozy, centrés spécifiquement autour de ladite note, avant d'être à nouveau coupé par Marc Fauvelle : « La présidente du tribunal, elle n'est pas manipulée par Nicolas Sarkozy ? »
Alors que l'échange se tend, Fabrice Arfi évoque l'hostilité (de longue date) des médias dominants à l'endroit de Mediapart dans cette affaire. Marc Fauvelle le rassure sur un ton piquant : « Vous n'êtes pas accusé Fabrice Arfi, je vous pose des questions parce qu'on se les pose, sans doute parce qu'on les voit passer partout. J'en ai plein d'autres à vous poser, si vous permettez. » Las… c'est bien au procès de Mediapart que nous continuons d'assister :
Marc Fauvelle : Bon, cette note, vous la publiez, vous, à Mediapart, le samedi 28 avril 2012. C'est pas une date anodine, on est pile poil entre les deux tours de l'élection présidentielle. Nicolas Sarkozy est candidat. Il est finaliste. Il va affronter François Hollande quelques jours après. Pourquoi à ce moment-là ? Depuis combien de temps vous l'aviez cette note ?
Et pourquoi relancer, à ce moment-là, un débat qui s'est déjà tenu moult fois sur la place publique au cours des treize dernières années ? Fabrice Arfi joue néanmoins le jeu, entrant dans l'explication, arguant que la responsabilité des conséquences politiques de révélations journalistiques n'incombent pas aux journalistes d'investigation… mais aux personnalités politiques prises la main dans le pot de miel. Peine perdue : il est coupé après 7 secondes à peine. Et Marc Fauvelle de poursuivre, non plus en insinuations mais en accusation explicite : « Donc c'est le 28 avril 2012 à une semaine du second tour que vous avez eu la preuve selon vous qu'elle était exacte ? Vous ne l'avez pas gardée sous le coude ? »
Alors que Fabrice Arfi s'indigne, Marc Fauvelle le coupe à nouveau en prenant cette fois-ci explicitement la défense de l'ancien candidat UMP avec une affirmation pour le moins inexacte :
- Marc Fauvelle : Parce que vous savez qu'à cette date-là, on est dans une période en plus où le temps de parole est géré. Les candidats peuvent pas s'exprimer, très peu. C'est l'égalité, entre guillemets, il pouvait pas répondre aux accusations à ce moment.
- Fabrice Arfi : Bien sûr que si, il a répondu. On a contacté l'Élysée, on a contacté tous les acteurs…
- Marc Fauvelle : Pas dans les médias audiovisuels. Vous savez, c'est la période de d'égalité entre les deux tours de la présidentielle.
Médias audiovisuels où Sarkozy disposait néanmoins… de vaillants porte-parole.
Dernier volet des « questions » de Marc Fauvelle ? L'accusation de complot à l'endroit des juges et des journalistes. Interviewé la veille dans le JDD de Bolloré, l'ancien président continue de donner le « la » de l'interview et ses élucubrations fournissent à l'intervieweur… son cadrage :
Marc Fauvelle : Nicolas Sarkozy, hier, vous l'avez sans doute lu comme nous dans l'interview au JDD, dit « l'officier de police judiciaire qui enquêtait sur moi likait les articles de Mediapart et par ailleurs à chaque fois qu'il y avait une audition chez un magistrat par exemple, je l'apprenais quasiment en lisant Mediapart ». Est-ce qu'il y a, pour répondre aux accusations qu'il a lancées contre vous, un complot de la justice ou la police et Mediapart pour le faire tomber ? […] C'est le mot qu'il utilise, le terme « complot ».
La réponse de Fabrice Arfi pique de nouveau au vif l'avocat de Nicolas Sarkozy. Mais piètre avocat, qui ne connaît pas bien son dossier :
- Fabrice Arfi : On est en train de parler d'un homme qui a été définitivement condamné pour corruption. D'ailleurs, il a assisté…
- Marc Fauvelle : Il a fait appel…
- Fabrice Arfi : Non, non…
- Marc Fauvelle : Ah oui pardon, pour corruption c'est l'autre volet…
- Fabrice Arfi : Non, non, dans l'affaire Bismuth, il a corrompu un magistrat, il est définitivement condamné au regard du droit français. C'est un délinquant.
Et Marc Fauvelle d'allumer instantanément un nouveau contre-feu, dont il n'aurait certainement pas eu l'idée pour un condamné sans col blanc :
- Marc Fauvelle : Donc il [ne] doit plus s'exprimer dans la presse ?
- Fabrice Arfi : Mais pas du tout...
- Marc Fauvelle : Non ? Bon…
Brutale, la conclusion de l'entretien est à l'image de l'orientation des questions du journaliste : elles épousent le point de vue d'un avocat qui s'émancipe des faits et qui installe son confrère de Mediapart dans une posture de commentateur, lequel donnerait son avis « comme tout un chacun » :
- Marc Fauvelle : Et là dans l'affaire libyenne, il est présumé innocent puisqu'il a fait appel. Merci beaucoup Fabrice Arfi d'être venu défendre ce point de vue ce soir sur ce plateau.
- Fabrice Arfi : Les faits. Je défends les faits.
- Marc Fauvelle : J'en ai rappelé d'autres aussi. J'essaie aussi, je vous assure. J'essaie aussi.
Disons plutôt que par ses choix éditoriaux (et ses angles morts), l'animateur a précisément dévalué ou noyé les faits, en instillant l'idée qu'il n'en existerait pas, que tout ne serait qu'« opinion » ou « point de vue » et que par conséquent, toutes les paroles se vaudraient. Une morale que Marc Fauvelle continue d'ailleurs de véhiculer alors que Fabrice Arfi quitte le plateau : « On va entendre à présent un point de vue assez différent, très différent même sur ce procès. » Des dires du présentateur lui-même, c'est un avocat dénué de toute spécialisation dans cette affaire, Patrick Klugman, qui fait son entrée :
Marc Fauvelle : Vous n'êtes pas dans le dossier Sarkozy […] de près ou de loin [1], et pourtant, vous avez un avis tranché [Marc Fauvelle aurait pu s'arrêter là pour justifier cette invitation ! NDLR] qui n'est pas celui de Fabrice Arfi sur cette affaire. Vous dites que « ce n'est pas une sentence qui a été rendue, mais une vengeance ». Qui se venge de qui ?
Cerise sur le gâteau : « l'avis tranché » en question n'est rien d'autre… qu'un tweet [2]. Une métaphore du « journalisme » dominant ? Au fond, que peuvent bien valoir 213 articles d'une enquête de treize ans face aux 166 caractères d'un « avis tranché » ?
Nicolas Sarkozy étant un expert en contre-feux médiatiques, la séquence est tristement banale. Quel dommage toutefois, pour un média dit d'« information », de ne pas profiter de l'un des journalistes experts du dossier pour… informer, mais, au contraire, pour instruire le procès de ce dernier – et celui de son média –, tout en prenant la défense de Nicolas Sarkozy. Si les grands médias nous ont habitués de longue date à la reprise des éléments de langage de l'ancien président, il est regrettable de voir le même procédé se répéter, tout particulièrement depuis cette nouvelle condamnation, comme l'ont longuement documenté Arrêt sur images ou Mediapart, ici, là ou encore là. Se répéter, jusqu'à l'appel, la cassation, et au-delà ?
Vincent Bollenot, avec Pauline Perrenot
[1] Un mensonge ? D'après Le Canard enchaîné, Patrick Klugman était en lien avec l'avocat de Nicolas Sarkozy autour d'un projet de tribune critique de la décision judiciaire. C'est même ce dernier qui aurait suggéré à BFM-TV d'inviter Klugman sur son plateau.
[2] « C'est pas une sentence c'est une vengeance. Et sous couvert de rendre la justice en s'éloignant de l'administration charge de la preuve on l'affaiblit dangereusement » (X, 25/09).
09.10.2025 à 15:52
Et Marianne eut la riche idée d'établir un « mode d'emploi pour approcher une chaudasse ».
On croyait avoir à peu près tout lu au répertoire du sexisme médiatique. C'était sans compter une série estivale signée Marianne – « Comment s'adresser à… » –, un format pensé pour remplir des pages et divertir les lecteurs. Le principe ? « L'été, saison des rencontres. Mais avec le règne du tout-à-l'ego, les gens sont devenus d'une susceptibilité à vif. Chaque semaine, apprenons à identifier les personnalités difficiles et à les gérer habilement. » Jusque-là, hormis quelques indices trahissant d'emblée le conservatisme de ces rédactions parisiennes pétries d'un certain sens du « c'était mieux avant », tout est seulement insignifiant. Au fil des semaines, les deux auteurs donnent donc dans le second degré pour expliquer aux lecteurs comment s'adresser à « un people » (17/07), « un con » (31/07), « un fou » (14/08), mais aussi à « une future retraitée » (7/08) – observons fatalement l'emploi du féminin – et le 24 juillet… à « une chaudasse ».
« Le soleil et la plage incitent certaines créatures sans complexes et sans scrupule à adopter un comportement parfois très malaisant. Comment s'en dépêtrer ? » Sous couvert d'humour, dopés au prêt-à-penser masculiniste, les journalistes font étalage du sexisme le plus crasse. Florilège :
- Ne confondez pas […] la vraie chaude open bar avec l'innocente allumeuse en microshort, la modeuse déguisée en pole danseuse, l'ado qui secoue ses couettes ou encore la simulatrice égarée (cherche du travail dans l'événementiel).
- Ne sous-estimez pas sa dangerosité. Il est rare qu'une « chaude » assumée soit une authentique hédoniste […]. Au mieux, vous avez affaire à une don Juane, qui vérifie sa séduction par le nombre. Au pire, une radasse sans foi ni loi qui veut atomiser votre frêle petit équilibre affectif et économique […].
- Intéressé ? Jouez-là subtil […]. Offrez-lui l'occasion de s'épancher (sous son 85D, un gouffre de détresse existentielle) […]. Concrétisez sur-le-champ si le contexte est favorable. Allez à l'essentiel, tâchez de savoir si elle vit seule. Loin ? Frigo rempli ? Boissons fraîches ? Netflix ? Attention à la dimension hystérique de ce type de femme (cherche qui la fuit, fuit qui la cherche).
- [C]e n'est pas une gentille. Elle veut contrôler de bout en bout la relation et vous prendra vite pour une merde si vous jouez les pachas ou les soumis.
- Si vous prenez le large le premier, attendez-vous à une pluie d'invectives (vous n'avez aucun goût, vous êtes prétentieux, misogyne, homo refoulé) et à affronter une furie, à deux doigts de la dénonciation #Metoo.
- La découverte de ce sentiment amoureux réveille en elle un romantisme niais qu'elle avait refoulé pour devenir une sex-killeuse. En deux minutes, c'est une mémère douce et câline.
Et ainsi de suite. Jusqu'en légende de la photo accompagnant l'article : « La fameuse serial loveuse Jayne Mansfield, aux mensurations hors norme (102-53-91 cm) et au quotient intellectuel tout aussi exceptionnel (163 !). »
Comment les deux auteurs peuvent-ils plaider l'humour ? En particulier lorsqu'on constate que loin d'être un accident, cet article dessine une vision du genre (et du monde) que les deux auteurs ont eu préalablement l'occasion d'exposer, par exemple dans leur portrait de « la femme Jackie Sardou » – « grande gueule » à la « féminité invincible » opposée aux « fragiles obséquieux » et aux « néoféministes éplorées » [1]. Et ce, dans un hebdomadaire dont le passif est lourd en la matière, que l'on se remémore les positions de la direction de Marianne lors l'affaire DSK, celles de son ancien chef Jean-François Kahn – qui évoquait alors un « troussage de domestique » sur France Culture –, mais aussi la flamboyance de Jacques Julliard à l'aube du mouvement MeToo, sans oublier, depuis, une croisade tout à fait franche contre « le wokisme », laquelle s'incarne régulièrement dans des articles qui s'imaginent sans doute « défier la bien-pensance » : « Comment faire pour que votre fille ne devienne pas une pouffe ? » (Marianne, 22/09)
Cette livraison estivale met néanmoins la barre très haut, reproduisant parmi le pire des stéréotypes sexistes et véhiculant des commentaires et des représentations que ne renierait aucun groupuscule prospérant sur une véritable haine des femmes. Un texte comme celui-ci en dit donc surtout très long sur ses auteurs, sur les affects qu'ils entendent mobiliser au sein du lectorat qu'ils pensent être le leur, mais aussi sur la complaisance de la rédaction (et de sa direction) à l'égard de ce type de discours, où il ne s'est visiblement trouvé personne pour mettre le holà. Une chose est sûre : dans un paysage médiatique travaillé par des courants réactionnaires toujours plus puissants, nombre de refoulés misogynes ne demandent naturellement qu'à s'exprimer davantage et sans entrave. Et face au backlash, Marianne ne sera jamais un rempart.
Pauline Perrenot
[1] Laurent Giraud et Stéphanie Milou, « Contre le wokisme, grande gueule, féminité invincible… Rendez-nous la femme "Jackie Sardou" ! », Marianne, 3/02.
07.10.2025 à 12:08
Le 22 septembre, une poignée de pays occidentaux dont la France a reconnu officiellement l'État de Palestine à la tribune de l'ONU, comme près de 150 autres pays avant eux. Une journée « historique » selon les grands médias, mais un jour comme les autres dans la plupart d'entre eux, qui ont continué de faire ce qu'ils font de mieux depuis deux ans : effacer le peuple palestinien, criminaliser ses soutiens, parler de Gaza sans en parler vraiment, ou plutôt… depuis le point de vue israélien.
Angles anecdotiques, invisibilisation des Palestiniens, dépolitisation et journalisme « par le haut », omniprésence de la propagande israélienne, éléments de langage complices, sondages d'opinion, bavardages de plateaux, digressions racistes, insultes et criminalisation des soutiens de l'émancipation : le récit médiatique n'a rien changé de ses vieilles habitudes pour raconter la reconnaissance, lundi 22 septembre, de l'État de Palestine par la France et quelques autres pays occidentaux lors de l'Assemblée générale des Nations Unies à New-York.
Le cadrage dominant de cette « séquence médiatique » va s'imposer dès le 14 septembre, à la faveur d'un épisode ubuesque qu'Acrimed a déjà raconté. Ce jour-là, le secrétaire du PS Olivier Faure propose sur X de « faire flotter le drapeau palestinien » sur les mairies le 22 septembre... et se voit aussitôt accusé de divers méfaits, antisémitisme compris. Pour une large partie de la presse audiovisuelle, cette énième « polémique » ne présente que des avantages : elle offre un nouveau tour d'injures et d'amalgames contre les soutiens de la cause palestinienne et donne un prétexte pour ne pas parler des massacres qui s'intensifient à Gaza, ou des rapports qui, l'un après l'autre, confirment leur nature génocidaire. Bref, comme à leur (triste) habitude, les chefferies éditoriales ont préféré l'accessoire à l'essentiel : cadrer les discussions sur un sujet annexe (et anecdotique), lequel fait œuvre de diversion et donne le la du bruit médiatique : fallait-il pavoiser les mairies de drapeaux palestiniens ?
Pendant toute la semaine qui a précédé le 22 septembre, cette « question » va donc constituer la porte d'entrée principale pour aborder la reconnaissance par la France d'un État de Palestine : reportages, débats, tribunes, éditos, interviews, tous les genres du journalisme y passent. Adressée aux responsables de gauche, la question « Fallait-il pavoiser les mairies de drapeaux palestiniens ? » est une question accusatoire, qui réactualise les griefs ordinaires – « importation du conflit », « clientélisme », « symbole » inutile ; pour les responsables de droite et d'extrême droite, en revanche, c'est l'occasion rêvée de dérouler leur pensée automatique. Illustration le 22 septembre, sur BFM-TV : au matin de la reconnaissance de l'État de Palestine par la France, Julien Arnaud organise un « match » entre Ian Brossat (PCF) et Aleksandar Nikolic (RN). Sujet ? Les drapeaux aux frontons des mairies. Quoi d'autre ?
- Aleksandar Nikolic : C'est instrumentalisé, ils essayent de plaire à un électorat… La place du conflit et les tensions que ça peut amener en France sont dangereuses.
- Julien Arnaud : C'est jouer avec le feu de faire ça ?
- Aleksandar Nikolic : Sincèrement, quand on voit la montée de l'antisémitisme, il y a un sondage qui est sorti avant-hier… mettre en avant ce drapeau, d'un pays qui est dirigé par le Hamas […] c'est évidemment un problème.
- Ian Brossat : Le sujet, c'est la Palestine…
- Julien Arnaud : Non, le sujet, c'est les drapeaux sur les frontons des mairies.
L'échange est furtif, mais il synthétise en trois phrases la mécanique permise par ce cadrage : l'élu d'extrême droite récite ses antiennes favorites, surfe sur les amalgames, jongle avec des sondages douteux et les éléments de langage propagandistes. L'élu de gauche, lui, tente de recentrer la discussion sur l'essentiel, mais le journaliste-animateur, qui relance avec entrain l'élu d'extrême droite, l'interdit formellement. Une dynamique ordinaire, inscrite dans ce cadrage défectueux, et qui s'observe sur de nombreux plateaux. Sur la même chaîne (21/09), Marc Fauvelle campe le rôle à la perfection face à la députée Clémentine Autain :
- Clémentine Autain : [Hisser le drapeau palestinien], je le ferai par l'expression simple d'une solidarité humaine avec un peuple qui subit un assaut effroyable, 60 000 personnes sont mortes, des civils sont morts, et nous sommes là à nous demander si nous allons hisser ou pas un drapeau en signe de solidarité […] alors qu'il y a un génocide qui est en train d'être perpétré ?
- Marc Fauvelle : Pardonnez-moi d'affiner ma question Clémentine Autain : vous le ferez, [hisser le drapeau], même s'il y a une décision de justice administrative qui l'interdit ?
« Affiner la question »… ou verrouiller le « débat » ?
La même mésaventure arrive à Mathilde Panot (LFI) sur Franceinfo face à Agathe Lambret, jamais à court d'outrances (17/09) :
- Mathilde Panot : La question n'est pas juste de pavoiser avec des drapeaux […]. Sans sanction, sans embargo sur les armes […], nous serons en train de reconnaître un cimetière… Emmanuel Macron a les moyens d'agir…
- Agathe Lambret : On vous entend Mathilde Panot, mais sur cette histoire des drapeaux, pourquoi pas deux drapeaux ? Drapeau palestinien, drapeau israélien… Yonathan Arfi, le président du CRIF, a répondu à Olivier Faure qu'il n'avait pas le souvenir qu'Olivier Faure avait demandé aux mairies d'afficher par exemple des portraits des otages à Gaza… Est-ce qu'il y a un deux poids, deux mesures ?
Contre une telle hiérarchie de l'information, Élizabeth Martichoux poussera tout de même un cri du cœur sur LCI (22/09) : « Drapeaux palestiniens : on perd du temps ! » Avant de consacrer son « humeur du jour » et de longues minutes de son émission… aux drapeaux palestiniens. CQFD.
Si les plateaux télés ne voient aucun problème à bavarder si longuement sur des drapeaux au lieu de documenter le génocide en cours, ils n'en voient pas non plus à parler des Palestiniennes et Palestiniens en leur absence. Il faut dire que, pour certains éditorialistes de la presse française, le peuple palestinien n'existe tout simplement pas. C'est ce que soutient par exemple Nicolas Baverez dans Le Figaro (22/09) : « Pour pouvoir faire l'objet d'une reconnaissance, un État doit disposer d'un peuple, d'un territoire et d'un gouvernement effectif. La Palestine ne remplit aucun de ces critères. » Une assertion (scandaleuse) qui n'est pas sans rappeler celle d'un autre expert en la matière, qui le devançait de quelques semaines dans le registre suprémaciste (X, 10/07) :
En niant ainsi l'existence même d'une population, ces toutologues se retrouvent de facto alignés sur la ligne du ministre fasciste israélien, Bezalel Smotrich, qui, de passage en France en mars 2023, déclarait déjà que « les Palestiniens n'existent pas, parce que le peuple palestinien n'existe pas » (Times of Israel, 20/03/23). Raphaël Enthoven s'était « contenté » de nier l'existence de journalistes palestiniens [1], Baverez et Gorce vont encore un cran plus loin.
Mais les Palestiniennes et Palestiniens ne sont pas absents que des éditos de Baverez. On aurait pu imaginer qu'un événement diplomatique si attendu ouvre une brèche sur les plateaux et permette à des voix palestiniennes de s'exprimer, dans leur diversité. C'était apparemment trop attendre des directions éditoriales. Quelques heures avant le discours d'Emmanuel Macron à l'ONU, dans les matinales radio et télé, pas un seul Palestinien en vue – ou presque, nous y reviendrons... « Ce soir, la France va reconnaître l'État de Palestine, est-ce que c'est une bonne nouvelle ? » lance Apolline de Malherbe sur BFM-TV à… Sarah Knafo, députée européenne du parti d'extrême droite Reconquête. Sur Europe1/CNews les auditeurs en quête de pluralisme pouvaient entendre Marion Maréchal. À l'antenne de Sud Radio, l'invitée est la députée européenne de droite Nathalie Loiseau, suivie d'un débat entre Françoise Degois et un autre commentateur d'extrême droite, Robert Ménard. Sur Public Sénat, dans « Bonjour Chez Vous ! », la matinale réalisée avec la presse régionale, les invités sont Rémi Féraud, député PS, et Laurent Jacobelli, député RN. TF1 ? Le ministre démissionnaire des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot. France 2 ? Bernard Guetta. Franceinfo ? Yaël Braun-Pivet. Sur France Culture, les invités ne sont toujours pas Palestiniens, mais l'émission est tout de même d'une autre qualité, avec le professeur au collège de France Henry Laurens et le professeur de droit public Béligh Nabli. En dehors de cette émission et de la table ronde organisée par France Inter [2], c'est donc un casting 100% « politique français » qui parade dans les studios – comme s'il était question d'une banale affaire franco-française de politique intérieure –, avec un net penchant pour la famille des droites [3], que France Inter équilibrera le lendemain en invitant… Louis Aliot, maire RN de Perpignan.
Sur RTL, si la grande interview de Marc-Olivier Fogiel est consacrée au procès Jubillar, il y aura bien 10 petites minutes concédées à Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de Palestine en France, interviewée peu avant 8h. L'occasion de féliciter la radio ? Pas vraiment… Car passée la première minute où Thomas Sotto évacue deux questions de bienséance – « Que signifie cette reconnaissance pour vous ? » ; « C'est un symbole ou ça peut vraiment changer les choses ? » –, le journaliste transforme les neuf suivantes en véritable guet-apens :
Prises à partie, invectives, défiance permanente, injonctions, interruptions constantes… : embourbé dans le prêt-à-penser, figé au 7 octobre 2023, Thomas Sotto coche toutes les cases de l'interrogatoire audiovisuel infligé sans discontinuer aux Palestiniens – et à leurs soutiens – depuis maintenant deux ans.
Quel que soit le bout par lequel on attrape la couverture de la reconnaissance de l'État de Palestine, un constat s'impose : la parole palestinienne est presque totalement effacée et le point de vue israélien, spectaculairement sur-représenté. Il est intéressant, pour fonder cette analyse, de comparer les trajectoires médiatiques de deux équivalents fonctionnels : Joshua Zarka, ambassadeur d'Israël en France, et Hala Abou Hassira, ambassadrice de Palestine en France. Sans surprise, la surface médiatique occupée par le premier est sans commune mesure avec celle de la seconde. Entre le 17 et le 25 septembre, Joshua Zarka a pu intervenir sur la matinale de RTL (23/09), celle de France Inter (17/09), en prime time sur BFM-TV (21/09), RFI (22/09) et Franceinfo (23/09), ou encore TV5 Monde (25/09). À chaque fois, il est reçu en plateau entre 10 et 20 minutes, interrogé sans grande contradiction par les intervieweurs « stars », Thomas Sotto, Marc Fauvelle, Benjamin Duhamel... Au cours de ses divers entretiens, Joshua Zarka a pu nier le qualificatif de « génocide », demander aux maires de « renoncer à [l']idée » des drapeaux, dire que la reconnaissance de la Palestine « ne sert à rien », que « la France devient un agent déstabilisateur du Moyen-Orient » et menacer à mots couverts de représailles diplomatiques. Ses déclarations font évidemment l'objet de reprises à travers la presse : ceux qui n'ont pas eu leur lot de Joshua Zarka s'en trouvent satisfaits. Sur la même période, Hala Abou Assira n'a pas connu les mêmes conditions d'expression. Quelques interviews dans la presse écrite (L'Humanité, Le Point, L'Express, 22/09), une interview de 6 minutes sur « RTL Soir » avec Anne-Sophie Lapix (22/09), un passage en plateau sur RFI (24/09) – dans les mêmes conditions que Joshua Zarka, ce sera la seule fois –, et puis quelques interviews en duplex à des « carrefours » moins fréquentés : sur France 24 (22/09), Public Sénat (22/09) ou France Info (23/09).
Cette disproportion – sur-représentation du point de vue israélien versus effacement des voix palestiniennes – est en outre aggravée par la production au rabais des chaînes d'information en continu et de l'audiovisuel en général. Outre l'insondable médiocrité de choix éditoriaux consistant à solliciter le point de vue de l'animateur Arthur ou du chanteur Enrico Macias sur la reconnaissance de l'État de Palestine à des heures de grande écoute [4], les grilles des télévisions diffusent souvent tel un disque rayé. Le 22 septembre sur BFM-TV, dans les journaux qui entrecoupent les bavardages, deux petits sujets sont multidiffusés à partir de la mi-journée : le premier porte… sur les drapeaux aux frontons des mairies ; le second est un sujet d' « analyse » – « Qu'est-ce que la reconnaissance de la Palestine par la France pourrait changer » ? Deux chercheurs sont interrogés, David Rigoulet-Roize et Maya Khadra, respectivement 19 secondes et 22 secondes, puis la voix-off lance Marine Le Pen, seule réaction politique… Ce sujet sera diffusé pas moins de sept fois au cours de la journée.
Après deux années où les chefferies médiatiques ont complétement normalisé le fait que n'importe qui puisse discuter du sort des Palestiniens en leur absence, sans doute ne faut-il pas s'étonner que la couverture de la reconnaissance de leur État suive la même pente. De fait, face à un événement qui concerne les Palestiniens au premier chef, les rédactions semblent avoir une inclinaison beaucoup plus spontanée à se demander comment réagissent et ce qu'en pensent… les Israéliens, n'hésitant pas à multiplier les sujets consacrés à « la colère des Israéliens » (Franceinfo, 23/09) ou encore les interrogations sur ce « à quoi vont ressembler les relations franco-israéliennes » désormais (BFM-TV, 27/09).
Si, dans ce marasme, les reportages donnant directement la parole aux Palestiniens ont le mérite d'exister, le format du micro-trottoir y demeure, la plupart du temps, indépassable. Le cadrage excluant les voix palestiniennes au profit des points de vue israéliens a en outre des effets si puissants que, quand par miracle l'une d'entre elles parvient à percer le dispositif, les journalistes en plateau en sont désarçonnés. Sur LCI le 22 septembre, un reportage de bonne facture réalisé à Tulkarem, un camp de réfugiés en Cisjordanie, donne à entendre deux témoignages de Palestiniens favorables à la reconnaissance de leur État. Mais au moment de rebondir en interrogeant la journaliste à l'origine du reportage – Gwendoline Debono, présente en duplex –, la présentatrice insiste pour lui faire dire autre chose… :
- Amélie Carrouër : Au regard de ce que vous avez vu sur le terrain, pensez-vous que la décision française peut être de nature à d'une certaine manière aggraver la situation des Palestiniens ?
- Géraldine Débono : Alors, non… cette reconnaissance elle est saluée ici… Ce que vous disent les Palestiniens, c'est que de toute façon le gouvernement israélien met en place cette annexion depuis plusieurs mois, et vous le constatez en Cisjordanie […], il y a des avant-postes de colons qui se multiplient, des colons qui attaquent les villages palestiniens sans que rien ne soit fait pour les arrêter…
Quelques secondes de parole concernée qui, néanmoins, ne feront pas dévier le ton de l'émission. À peine dix minutes plus tard arrive l'invité principal, Élie Korchia, président du consistoire israélite central de France. Et Amélie Carrouër en revient aux fondamentaux : « Je n'y vais pas par quatre chemins. [À propos des drapeaux palestiniens] Il faut les condamner ces maires ? »
Le reportage de LCI est encore le meilleur des cas… Dans l'émission « C à vous » (22/09), Patrick Cohen consacre la seconde partie de son édito au « rejet unanime en Israël », et diffuse lui aussi un micro-trottoir, composé de trois témoignages israéliens recueillis par l'AFP à Tel-Aviv, tous défavorables à la reconnaissance d'un État palestinien. Ni l'avant, ni la suite de sa chronique ne contient de témoignage palestinien. « Qu'en dit-on en Israël ? », le lançait fort à propos sa consœur Anne-Élisabeth Lemoine, laquelle n'a pas non plus cherché à savoir ce qu'« on en disait »… en Palestine.
L'invisibilisation structurelle des acteurs palestiniens conduit naturellement à marginaliser – pour ne pas dire à évincer – leurs intérêts, leurs points de vue et leurs questionnements d'un débat pourtant consacré à leur souveraineté politique. L'exemple le plus flagrant de ce deux poids, deux mesures concerne les articles et les émissions sur « l'après » et la « faisabilité » concrète de l'État de Palestine.
Dans un réflexe suiviste assez classique, l'agenda journalistique est ici calqué sur celui de la diplomatie française. Un biais médiatique majeur réside alors dans la disproportion entre les questions qui ne se posent quasiment jamais… et celles qui sont abordées de façon systématique. Au soir du 22 septembre, la présentatrice de « C dans l'air » (France 5) synthétise le périmètre de la pensée autorisée en cette matière :
Caroline Roux : J'essaye d'y voir clair sur les conditions posées par la France. Et le président insiste beaucoup là-dessus. Il dit « ce qui compte, c'est le jour d'après […]. Attention, soyez vigilants, regardez ce qu'on a imposé comme conditions ». Donc démilitarisation du Hamas, non-participation du Hamas dans l'État de Palestine, réforme de l'Autorité palestinienne et libération des otages, naturellement, en premier.
C'est donc « naturellement » dans ce cadre que discutent la quasi-totalité des commentateurs : « Qui va démilitariser le Hamas ? », s'interroge en cœur la table ronde de France Inter (22/09), sur base d'une question de David Khalfa ; « Qui peut aujourd'hui assurer la démilitarisation du Hamas ? », questionne encore Anne-Élisabeth Lemoine dans « C à vous » (22/09) ; « Et le changement de gouvernance palestinien ? », ajoute Patrick Cohen, qui prescrivait un peu plus tôt : « Il faudrait que noir sur blanc, [le Hamas] renonce à la violence. C'est ce qui est dans le plan franco-saoudien : pas de place pour une solution politique aux organisations qui ne renonceraient pas à la violence. » Le considérant vaut-il pour l'État d'Israël, actuellement en train de perpétrer un génocide ?
On l'aura compris : partout ou presque, le « débat » sur « l'après » est réduit à ce que devrait faire et concéder la partie palestinienne, excluant du périmètre toute réclamation à la partie israélienne, et plus avant, toute sanction concrète à son endroit. Polarisé par les « conditions » d'un « après » tel que le pense – et cherche à le mettre en œuvre – la diplomatie française, le bruit médiatique dominant réussit le tour de force de reléguer une nouvelle fois dans ses marges la question des droits nationaux et démocratiques des Palestiniens, pourtant consacrés par le droit international, au moment même où la question d'un État de Palestine est à l'étude. Le tout au bénéfice de la domination coloniale : comment contraindre l'occupé au nom de « la sécurité » de… son occupant ? Voilà, au bout du compte, ce à quoi lecteurs et téléspectateurs doivent penser pour « l'après », conformément, du reste, à la tendance persistante du (mal nommé) « processus de paix ».
Majoritairement hors-champ, les réflexions sur le retour des réfugiés, la décolonisation ou encore les termes « apartheid » et « occupation militaire » n'arrivent ainsi dans le débat que par effraction. Ce fut le cas dans l'émission de « C dans l'air » précédemment citée, via une question de téléspectateur lue par Caroline Roux : « Si l'État palestinien est reconnu internationalement, les colons israéliens devront-ils quitter les territoires qu'ils occupent en Cisjordanie ? » Temps de la discussion en plateau ? 30 secondes : un quasi hors-sujet pour France 5. Autre fulgurance de la présentatrice, quelques minutes plus tard : « Pour certains, on peut quand même le préciser, ça ne va pas assez loin… Emmanuel Macron aurait dû imposer, à l'échelon européen ou pas, des sanctions à l'égard d'Israël […]. » Espace concédé aux récalcitrants maximalistes ? 1 minute et 10 secondes : le temps du pluralisme sur le service public.
A contrario, les médias dominants n'hésitent pas à accorder une surface éditoriale démesurée à ceux qui pensent que « ça va trop loin ». Dans Le Figaro (19/09), une tribune collective dite de « 20 personnalités » – parmi lesquelles Raphaël Enthoven, Arthur, Joann Sfar, BHL ou Charlotte Gainsbourg – appelle ainsi à ne pas reconnaître l'État de Palestine avant la libération des otages et le démantèlement du Hamas.
La notoriété et l'entregent des signataires garantissent au texte un très bel écho dans la presse, de Libération – « "Une victoire symbolique pour le Hamas" : des personnalités et des instances juives alertent Macron sur la reconnaissance d'un État palestinien » (19/09) au JDD (19/09), en passant par TF1 (20/09), Le Point (19/09), RTL (19/09), mais aussi Public (20/09), Gala (20/09) et les magazines du service public comme « C à vous » ou « C dans l'air ». Discuté sur l'ensemble des chaînes d'information en continu, « l'appel des 20 » fait l'agenda au point d'être relayé par les journalistes auprès des autorités compétentes [5]. Ainsi d'Adrien Gindre face à Jean-Noël Barrot, ministre démissionnaire des Affaires étrangères, dans la matinale de TF1 (22/09) : « Le chef de l'État a été interpellé ce week-end par vingt personnalités […] avec ces mots : "Affirmez […] que cette reconnaissance ne prendra effet qu'après la libération des otages et le démantèlement du Hamas." Alors, éclairez-nous : est-ce que la reconnaissance sera effective dès ce soir ou est-ce qu'elle reste soumise à ces conditions ? » Non convaincu par les réponses, le journaliste y reviendra par deux fois [6]. En revanche, il n'adressera au ministre aucune question sur la colonisation, l'occupation militaire ou les sanctions contre Israël.
L'omniprésence du point de vue israélien dans les médias français a permis, enfin, qu'un leitmotiv soit largement diffusé : la reconnaissance d'un État de Palestine est-elle un « cadeau pour le Hamas » ? Ce questionnement, qui n'est en fait qu'un tour de rhétorique propagandiste du gouvernement israélien, comme le montrera le discours de Netanyahou à la tribune de l'ONU quelques jours plus tard, va rapidement s'imposer dans le débat public, et même devenir une véritable ligne éditoriale des médias Bolloré, soutiens les plus acharnés de l'État d'Israël dans le paysage médiatique. Le flot de boue culmine comme souvent sur CNews (22/09), peu après le discours d'Emmanuel Macron à l'ONU, avec une intervention surréaliste de Rachel Khan, en larmes :
Rachel Khan : Je pense aux familles d'otages, à ces femmes qui se battent […], qui ont été en première ligne du terrorisme. Comment elles vivent ce soir ces familles-là ? Soi-disant on doit fêter Roch Hachana, la fête… et on a un président soi-disant d'une des plus grandes démocraties du monde qui fait ce discours-là… Ce discours est à vomir… Véritablement… C'est un discours qui est inhumain, qui est dégradant, pour l'ensemble des personnes qui veulent maintenir les Lumières en France. Aujourd'hui à l'Hôtel de Ville, on voit des drapeaux… justement, des drapeaux de la haine… Ce qui est consacré aujourd'hui c'est le palestinisme ! Et en fait ce discours-là, il est en train de détruire la société française et notre fraternité. […] Je pense à ces otages, je pense à ces familles, je pense au Dôme de Fer, je pense aux roquettes, tous les jours je pense aux enfants qui sont traumatisés… [Macron] dit « une vie égale une vie », mais « une vie égale une vie », c'est la propagande du Hamas.
On peut difficilement prendre au sérieux le gloubi-boulga de Rachel Khan, mais il faut admettre qu'elle synthétise, à elle seule, en semblant lancer des mots au hasard, un bon nombre d'inepties ayant circulé sur les antennes. Florilège :
La « séquence » médiatique, déjà mutilée par des cadrages défaillants, des angles impertinents et des invités en roue libre, se conclut le 26 septembre avec le discours de Benyamin Netanyahou à l'ONU. Alors que l'Assemblée générale des Nations Unies le hue et se vide devant lui, deux chaînes d'info choisissent au contraire de diffuser en direct et en intégralité son discours : CNews et… Franceinfo. Quel autre chef de gouvernement, visé par un mandat d'arrêt international pour crimes contre l'humanité, pourrait bénéficier d'une telle exposition sur le service public ? Comment prétendre rééquilibrer l'antenne derrière un tel tunnel de propagande ? Était-il nécessaire d'entendre ce discours, dont les arguments principaux sont déjà fort bien portés dans la presse française ?
Plus ou moins suivistes à l'égard de la diplomatie française, les grands médias se rejoignent en tout cas, pour l'essentiel, sur un dernier biais journalistique très classique, facilement repérable sur les Unes du 22 septembre : l'ultra personnalisation de l'événement et la focalisation sur Emmanuel Macron, son « pari risqué », « sa lente conversion », sa « grande victoire diplomatique », son « geste fort ».
Dans le registre, les médias du groupe CMA-CGM (Rodolphe Saadé), mettent les bouchées doubles.
D'un côté, le média « Brut », récemment racheté, accompagne le président de la République dans son avion privé, direction New-York, et le met en scène « finalis[ant] son discours sur la reconnaissance de la Palestine ». De l'autre, les équipes de BFM-TV livrent un documentaire « embedded » – « Macron à l'ONU. Les coulisses d'une décision » – incarné par le journaliste politique Mathieu Coache, qui « a pu se glisser dans la délégation française ». Ce qui méritait, convenons-en, une promotion en grande pompe – option « journalisme d'investigation » – à l'antenne :
Nicolas Poincaré : Comment ça s'est passé ? Vous avez vraiment pu tout filmer ? […] Quand on regarde ces images, on se demande toujours quelle est la part de spontanéité, de réel, ou de comm'. Parce qu'Emmanuel Macron, il sait que vous êtes là pour BFM, vous êtes pas euh… bon. Quand dans la rue par exemple il décide d'appeler Donald Trump, est-ce qu'il joue avec vous ou est-ce que vraiment, il appelle Donald Trump ?
Une propagande peut en chasser une autre… Et qu'elle soit israélienne ou française revient, finalement, au même : comment parler de la Palestine sans parler des Palestiniens.
Durant une longue semaine, et dans la grande tradition du « journalisme de diplomates », l'attention journalistique sur la Palestine a été majoritairement calquée sur l'agenda du gouvernement français, reléguant la colonisation de la Cisjordanie et le génocide à Gaza au second plan. La reconnaissance de l'État de Palestine par la France n'aura pas été l'occasion de réellement infléchir les lignes éditoriales, mais au contraire d'en approfondir les biais habituels : « polémique » au détriment de l'information ; invisibilisation et déshumanisation des Palestiniens ; complaisance à l'égard de la propagande israélienne ; dépolitisation, alignement sur la diplomatie française et, in fine, accompagnement de la domination coloniale… Dans ce marasme, il aura fallu une nouvelle fois se tourner vers la presse indépendante, française ou américaine, pour trouver d'autres sons de cloche : depuis les contributions d'éminents juristes analysant comment la France pourrait en pratique « sceller l'abandon du droit international concernant la Palestine » (Orient XXI, 3/09), jusqu'aux angles critiques qui n'ont pas semblé intéresser les médias dominants : « Ces pays viennent de reconnaître la Palestine mais continuent de livrer des armes à Israël » (The Intercept, 25/09).
Jérémie Younes et Pauline Perrenot
[1] « Il n'y a AUCUN journaliste à Gaza. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d'otages avec une carte de presse » (Raphaël Enthoven, X, 15/08). Un mois plus tard il écrira qu'il n'aurait « jamais dû écrire » cette phrase (X, 10/09).
[2] En présence d'Ofer Bronchtein, président du « Forum international pour la paix » conseillant Emmanuel Macron, Rym Momtaz, rédactrice en chef de la plateforme Strategic Europe chez Carnegie et David Khalfa, co-Directeur de l'Observatoire de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la fondation Jean-Jaurès.
[3] Une série d'outrances se voient alors naturellement diffusées sans guère de contradiction, depuis la reconnaissance d' « un siège à l'ONU pour le Djihad » (S. Knafo) à celle du « Hamasland » (L. Aliot) et de « l'État terroriste » (L. Jacobelli), en passant par la « récompens[e] au Hamas » (M. Maréchal).
[4] Comme ce fut le cas par exemple dans la matinale de France Inter pour le premier (30/09) et dans celle de RTL (15/09) pour le second – qui, faut-il le rappeler, appelait il y a deux ans à « dégommer ces gens-là », « peut-être physiquement » en parlant des élus LFI.
[5] Au cours des deux dernières années, moult pétitions et tribunes ayant interpellé le président de la République pour son inaction en Palestine auraient aimé connaître le même sort, mais aussi pouvoir compter sur des journalistes animés d'une telle ténacité !
[6] Son confrère Bruce Toussaint bouclera la boucle… et de quelle manière : « Je reviens un instant à cette tribune qu'évoquait Adrien Gindre. Reconnaissez que vous n'avez pas convaincu la communauté juive en France. »
06.10.2025 à 10:29
Nous publions sous forme de tribune [1] une contribution de l'économiste Michel Rocca.
L'idée de la taxe Zucman agite fortement le débat politique au moment où des choix budgétaires difficiles du Premier ministre sont attendus. Pour une meilleure justice fiscale, l'économiste Gabriel Zucman propose en effet la création d'un impôt annuel minimal de 2% sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d'euros.
En France, « toucher » au patrimoine des citoyens riches est toujours un moment où l'hystérisation tente de prendre le pas sur l'information et le débat citoyen.
Dans une déclaration au Sunday Times publiée le 20 septembre 2025, Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH et première fortune de France, qualifie ainsi l'économiste Gabriel Zucman de « militant d'extrême gauche ». « On ne comprend pas les positions de M. Zucman si l'on oublie qu'il est d'abord un militant d'extrême gauche. A ce titre, il met au service de son idéologie (qui vise la destruction de l'économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous) une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat », déclare-t-il.
Une partie des observateurs s'inquiète évidemment de la forme, tout en rappelant que l'idée que les milliardaires contribuent davantage aux charges communes est très majoritaire dans l'opinion, quelle que soit l'orientation politique des citoyens. « De la part du premier contributeur potentiel, environ 3 milliards d'euros annuel, on aurait aimé des faits, des arguments, pas cette diatribe qui convint davantage de la panique des ultra riches que de l'ineptie de la mesure » (Patrick Cohen, France Inter, 22/09/2025).
Mais l'habituel train de l'hystérisation du débat public sur la question de la taxation des riches est bel et bien lancé. Redoutable d'efficacité, cette hystérisation (ou exaltation exagérée) a une dynamique : elle est comme un ensemble de vannes qui libèrent des flots. Des flots d'exagérations dans le but de réduire à néant l'idée de Gabriel Zucman.
En évoquant la « pseudo compétence universitaire », le procès médiatique en amateurisme est légitimé. C'est la première vanne.
Agnès Verdier-Molinié, directrice de la fondation libérale IFRAP, est sans nul doute la plus offensive. Le 24 septembre sur BFM Business : elle a recalculé et les chiffres sont faux. Et d'ailleurs, il n'y a pas de taxation relativement faible des riches en France. Le 17 juin 2025 sur la même chaîne, elle parlait déjà « d'une manipulation des chiffres ». Zucman et son mentor Piketty s'appuient donc sur des données fausses.
Même si l'attaque est menée de manière plus civilisée, les opposants académiques à la taxe Zucman montent également au créneau en estimant, plus généralement, que l'idée ne tient pas.
Pour la journaliste Géraldine Woessner dans Le Point du 24 septembre, « si la taxe Zucman est plébiscitée par 68 % des Français, un sondage de l'institut Cluster17 pour "Le Point", révèle aussi une certaine confusion : on veut taxer les riches sans savoir vraiment qui ils sont ». Dans le même numéro du Point, Antoine Lévy, professeur à Berkeley, estime d'ailleurs que « les inégalités n'ont pas massivement augmenté ». Bref, il n'y a pas de problème de contribution insuffisante des riches à la solidarité nationale.
Pour Christian Saint-Etienne, Professeur d'économie, c'est encore plus simple : « Les fondements théoriques et politiques de la taxe Zucman sont faux. » (L'Opinion, 23/09)
Président du Conseil d'analyse économique, Xavier Jaravel explique pour sa part sur BFM-TV le 25 septembre qu'il serait plus efficace de proposer « un package de mesures » pour une meilleure justice fiscale plutôt qu'un dispositif inédit et « pas ciblé » comme la taxe Zucman. Ne voyant pas s'appliquer la taxe Zucman, il la considère comme une sorte de fenêtre d'Overton laissant la place à d'autres dispositifs… nécessairement plus efficaces.
Mais, dans tous les cas, ces interventions médiatiques ouvrent la première vanne du discrédit de l'économiste Zucman. Et, étrangement, le plein soutien de plusieurs Prix Nobel (Esther Duflo, Paul Krugman et Joseph Stiglitz) ne compte pas pour les médias. Les entrepreneurs peuvent dès lors déployer leur habituelle critique de la vérité du terrain entrepreneurial : les économistes ne connaissent rien à l'économie, « c'est pas ça la vraie vie » comme le rappelle Pierre Gattaz, ancien président du Medef sur Boursorama.
En instillant l'idée – grossièrement fausse – que Gabriel Zucman est un « militant d'extrême gauche », Bernard Arnault ouvre encore plus la deuxième vanne de l'hystérisation. L'ensemble des médias réactionnaires se voit conforté dans ses messages.
Ainsi, le 21 septembre 2025, le plateau d'Europe 1 animé par Eliot Deval, journaliste sur Europe 1 et CNews, disserte sur « l'audiovisuel public qui a comploté avec la gauche pour imposer le débat sur la taxe Zucman ».
En vérité, c'est le pedigree, évidemment caché, de Gabriel Zucman qui est scruté en recherchant les indices d'un activisme politique malsain.
Ainsi, le Journal du Dimanche du 20 septembre « dévoile » que Gabriel Zucman « a également participé aux programmes économiques de la Nupes puis du Nouveau Front populaire, tous deux bâtis sur une explosion supplémentaire de la fiscalité dans un pays déjà champion du monde des impôts. Son nom circule aussi à l'Institut La Boétie, laboratoire d'idées mélenchoniste. Quant à l'UE Tax Observatory, qu'il dirige, il est financé par l'Open Society Foundations du milliardaire et philanthrope de gauche George Soros. Autant de détails rarement mentionnés quand il prend la parole sur les chaînes publique ». Visiblement, apporter un soutien de citoyen-universitaire à un programme économique proposé au suffrage électoral est devenu un acte fondamentalement subversif, empêchant toute compétence et devant être rappelé à chaque prise de parole.
Comme le synthétise Jules Torres dans la même livraison du JDD, la taxe Zucman est « une arnaque fiscale »… « C'est le nouvel oracle fiscal. Gabriel Zucman n'est pas un chercheur neutre, mais un pur produit de la gauche intellectuelle. Élève de Thomas Piketty, prophète de "l'impôt-monde", professeur en Californie, directeur d'un observatoire financé par Bruxelles : bref, la caution académique d'une idéologie qui ne connaît qu'un seul verbe depuis vingt ans – taxer ». Avoir une sensibilité politique empêche de raisonner.
Et de conclure, « la France n'a pas besoin d'une taxe Zucman, elle a besoin d'un grand coup de tronçonneuse ». Chacun comprend que l'aspiration aux méthodes du libertarisme argentin constitue la toile de fond.
Mais, après avoir successivement ouvert les vannes de l'amateurisme et de la politisation de Gabriel Zucman, il restait encore une dernière vanne de l'hystérisation du débat que Bernard Arnault semble bien franchir par l'allusion à « une pseudo-compétence universitaire qui elle-même fait largement débat ». Il s'agit de la vanne de la calomnie sur la personne. C'est sans nul doute la plus terrible tant l'histoire nous montre qu'elle peut, très vite, avoir des conséquences tragiques par les flots qu'elle libère.
Lorsque Bernard Arnault évoque presque incidemment l'existence d'un « débat », il fait en fait allusion au refus de l'université de Harvard d'embaucher Gabriel Zucman... en 2018. Même si l'article du Huffington Post du 15 septembre 2025, montre très bien que cette pseudo-information n'est qu'une fake news émanant d'un groupe de réflexion libertarien conservateur (déjà très violemment critique des travaux de Thomas Piketty), la calomnie se répand. Harvard n'aurait pas recruté Zucman, déjà professeur dans la grande université publique de Berkeley… car il n'est tout simplement pas bon ! N'importe quel apprenti économiste sait évidemment que Zucman comme Piketty sont de très brillants économistes, mondialement reconnus et parmi les meilleurs de leurs générations.
Pourtant, les flots sont libérés. Ainsi, Thierry Breton sur France Info le 15 septembre 2025 n'hésite pas à reprendre « l'information » pour discréditer la qualité du promoteur de la taxe Zucman. Le Point du 17 septembre relaie cette calomnie en rappelant, en chapô de l'article, cette « information », et indique, par ailleurs, que Bernie Sanders avait même renoncé à reprendre les idées de Zucman. Si même son « camp » le désavoue, alors...
Cette vanne de l'hystérisation par la calomnie de la personne qui porte l'idée de taxer les riches est malheureusement habituelle dans l'histoire du capitalisme. L'hystérisation du débat sur la taxation des riches a d'ailleurs une histoire parfois tragique.
Ainsi, à la veille de la Première guerre mondiale, 1% des plus riches concentrent 55% de la valeur des patrimoines déclarés. Plusieurs tentatives infructueuses de créer un impôt sur le revenu échouent du fait d'opposants dénonçant une « inquisition fiscale » comme le rappelle Le Point du 16 février 2024. Aujourd'hui, nombre d'intervenants sur les plateaux des chaînes d'information en continu évoquent très vite « l'expropriation » que représenterait l'application de la taxe Zucman.
Le 15 janvier 1914, Joseph Caillaux, de nouveau ministre des Finances du gouvernement Doumergue, dépose un projet d'impôt annuel sur le capital, dans un but de solidarité nationale. Inspecteur des finances, spécialiste reconnu de fiscalité publique, précurseur de la lutte contre les paradis fiscaux, il revient, une nouvelle fois, avec un projet déjà maintes fois discuté puis rejeté politiquement dans les années 1900-1910.
Mais la calomnie (avérée ou pas) de la personne de Caillaux aura une nouvelle fois raison de son projet et de sa carrière. Le Figaro publie en effet une lettre qu'il adresse en 1901 à sa première femme. Cette lettre laisse apparaître une posture hypocrite de Caillaux [2] : « J'ai remporté un très beau succès : j'ai écrasé l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le défendre » dit-il. Cet article s'inscrit en fait dans une stratégie violente de quotidiens de droite et du Figaro qui publie, à lui seul, 138 articles en 95 jours sur le projet de Caillaux.
Le 16 mars 1914, soit deux mois après l'annonce du projet d'impôt, Henriette Caillaux, seconde épouse du ministre, assassine d'un coup de revolver Gaston Calmette, directeur du Figaro. Caillaux démissionne immédiatement et le projet est abandonné. Lors de son procès, elle justifie son geste par le caractère insupportable de la campagne de presse calomnieuse dont son conjoint est la cible. C'est en 1916, après un chemin législatif encore compliqué, que l'impôt général sur les revenus sera finalement appliqué pour la première fois.
Les attaques de la presse de l'année 1914 ne sont en rien liées aux débats sur les problèmes techniques, politiques ou économiques que poseraient l'adoption d'une taxe nouvelle.
C'est systématiquement la moralité de la personne qui est visée jour après jour pendant des semaines. Ainsi, le 29 janvier 1914, le directeur du Figaro publie en première page un article intitulé « les combinaisons secrètes de Monsieur Caillaux ». Au moment où ce dernier présente son « fameux projet de fiscalité anti française et d'inquisition vexatoire » (l'impôt sur le revenu), l'article se propose de montrer, « chiffres à l'appui […] comment le Ministre des Finances a toujours été préoccupé d'obtenir les prébendes bien rétribuées, et que le souci des intérêts privés dont il s'est donné la garde […] l'a constamment porté à se concilier les sympathies agissantes des banques… ». Et chaque jour de ce début d'année 1914, Le Figaro aura cette posture. Et aucune parution des mois de janvier et février 1914 ne manquent de revenir sur la moralité, les étranges habitudes ou les prétendues errances du ministre Caillaux.
Si l'histoire de la taxation des riches n'est pas toujours aussi tragique (ici pour celui qui hystérise), l'hystérisation par la calomnie du porteur de projet reste par contre l'arme fatale dans le débat.
Sous l'ère progressiste aux États-Unis, par exemple, le projet de « recréer » un impôt sur le revenu [3] porté par les travaux du célèbre économiste progressiste Richard T. Ely dans les années 1880 fut ainsi très sévèrement combattu. Fait très inhabituel, le débat se déplaça de la sphère académique - il y avait des articles dans la revue Science - à la sphère médiatique. Et la violence du propos fut tout aussi inhabituelle pour le monde universitaire américain de la fin du 19e siècle.
Le plus écouté des libéraux de l'époque, Simon Newcomb, signa un article en 1886 dans The Nation, l'un des premiers magazines d'opinion américains à large diffusion. Critiquant plus globalement l'œuvre d'Ely, ses penchants socialistes et le caractère peu scientifique de ses travaux, le texte réclamait publiquement que Richard T. Ely soit chassé de l'université John Hopkins où tous deux étaient collègues. Et il fut entendu.
Proposer que la solidarité par l'impôt, en particulier celui des plus aisés, soit une règle de vie vertueuse en société est toujours risqué, en particulier pour celui qui le propose.
Michel Rocca
[1] Les articles publiés sous forme de « tribune » n'engagent pas collectivement l'association Acrimed.
[2] À lire le texte de Benoît Jean-Antoine de 2018 montrant de manière très intéressante les évolutions parfois étranges de la pensée de J. Caillaux.
[3] Aux États-Unis, l'impôt sur le revenu a été créé en 1861 afin de générer des revenus pour la guerre civile. Le Congrès a abrogé la taxe en 1872. L'impôt fédéral sur le revenu est finalement mis en place par l'intermédiaire du 16e amendement ratifié le 3 février 1913.
01.10.2025 à 10:20
Un tract pour les manifestations du 2 octobre.
- Les médias et les mobilisations sociales / Mouvements sociauxUn tract pour les manifestations du 2 octobre est disponible en pdf ici.
Sale temps pour l'éditocratie ! Après avoir patiemment contribué, il y a plus d'un an, à faire oublier la victoire de la gauche aux élections législatives, les chefferies éditoriales ont vu tour à tour tomber leur « homme de consensus » (Le Monde), alias Michel Barnier, et leur « homme du compromis » (L'Express), alias François Bayrou. Qu'à cela ne tienne ! Avec la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre, la presse reprend son souffle et télégraphie le discours des communicants, saluant « l'habileté et la rondeur » (Le Parisien) de ce « fin négociateur » (France Info), dont le CV passe au crible d'un journalisme politique impitoyable. « [Il] affiche de nombreuses qualités », analyse ainsi La Voix du Nord, avant d'entamer la liste : « capacités à gérer les crises » ; « talents éprouvés de négociateur parlementaire » ; « méthode préférant la subtilité à l'affrontement direct ». Etc. Journaliste… ou directeur RH ? Reste que parmi les plus vaillants gardiens de l'ordre, certains semblent perdre patience : « Les élus ne parviennent pas à imaginer des gouvernements fondés sur la négociation et le compromis », s'agace Le Monde, qui porte la voix d'un « cercle de la raison » inquiet, lassé de tant d'instabilité politique.
Aussi les grands médias n'ont-ils pas accueilli d'un très bon œil le mouvement social du mois de septembre. Face aux actions de blocage et aux manifestations syndicales, les chaînes d'information en continu ont émis tel un disque rayé – « extrême gauche - ultra-gauche - black bloc - casseurs - violence - chaos » – et les chefferies médiatiques ont suivi la feuille de route traditionnelle par temps de mobilisation : focalisation sur les « effets » des grèves – au détriment des causes ; invectives contre les manifestants ; interviews sous forme d'interrogatoires pour les syndicalistes ; sous-estimation de l'ampleur des manifestations…
À cela s'ajoute un journalisme de préfecture omniprésent : avant, pendant et après les mobilisations, l'angle sécuritaire verrouille le traitement médiatique, empêchant toute critique de la répression et favorisant une surenchère autoritaire dont les médias Bolloré n'ont nullement l'apanage… À propos du mouvement « Bloquons tout », le toutologue Nicolas Bouzou synthétise le crédo sur LCI : « C'est pas une manifestation populaire, ce sont des actes de délinquance qui sont extrêmement graves, qu'il faut traiter comme des actes de délinquance. » Dépolitiser et criminaliser la contestation sociale : telle est la tâche des acteurs répressifs, auxquels les médias dominants apportent tout leur concours.
Démobiliser d'une main ; appeler à la concertation de l'autre : le tableau ne serait en effet complet sans l'interventionnisme des chiens de garde en faveur des dominants. Partie prenante de chaque conflit social, ils n'aiment rien tant que mettre en scène le « dialogue social », prescrire la politique du « compromis », enjoindre aux représentants de salariés de négocier (à la baisse) et de s'aligner sur les préoccupations du patronat. Le tout pour mieux trier le bon grain « réformateur » de l'ivraie « jusqu'au-boutiste » au sein de la gauche partisane et syndicale. Deux jours avant la mobilisation du 18 septembre, les trois journalistes animant l'émission « Questions politiques » (Le Monde/France Inter/France Info) en ont fait une (énième) démonstration face la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet. Florilège :
- Françoise Fressoz : Je suis pas sûre que l'abrogation de la réforme [des retraites] soit en tête des revendications. […] Est-ce que vous en faites pas une sorte de totem pour tout bloquer en fait ?
- Alexandra Bensaïd : Vous dites « abrogation de la réforme » et donc des 64 ans ; est-ce que pour vous si le gouvernement lâchait à 63 ans, ça serait une victoire ? Vous voulez aller jusqu'où en réalité ?
- Brigitte Boucher : Vous vous êtes sur l'abrogation, Marylise Léon [de la CFDT], elle est sur la suspension. Est-ce que vous ne pensez pas que si il y a des avancées sur la pénibilité, […] sur les carrières des femmes, […] la CFDT va toper et que le front syndical va se fissurer ?
- Brigitte Boucher : Vous êtes contre la baisse des dépenses publiques ?! […] Vous avez pas l'impression qu'aujourd'hui, notre modèle social nous coûte trop cher ? Qu'on n'a plus les moyens de ce modèle ?
- Brigitte Boucher : Est-ce que vous n'allez pas installer le RN au pouvoir si le gouvernement tombe et si cette assemblée est dissoute ?
- Françoise Fressoz : Chacun montre ses muscles mais la dernière manifestation, elle était quand même nettement moins importante que pour la mobilisation des retraites […]. Est-ce que vous ne craignez pas, au fond, d'avoir un langage très dur et d'avoir une mobilisation beaucoup plus faible ?
Les éditocrates ont beau faire la pluie et le beau temps dans les médias, ils peinent néanmoins à masquer leur inconfort face à la crise de régime, à la pression du mouvement social et à l'ampleur des revendications de justice sociale. En témoigne, ces dernières semaines, la place concédée par les chefferies éditoriales aux « débats » sur la taxe Zucman. Non pas par conviction… mais par opportunisme : « Le fait que la bataille se concentre sur la fiscalité est un […] signal d'alarme », s'inquiète Françoise Fressoz dans Le Monde, qui conseille par conséquent « de faire baisser la pression pour que la vague du dégagisme n'emporte pas tout ».
Mais dans des médias toujours outrageusement dominés par les tenants du prêt-à-penser libéral – et possédés en grande majorité par des milliardaires constituant précisément le cœur de cible… de la taxe Zucman –, la mesure est loin d'avoir bonne presse. Chez les plus fervents défenseurs du capital, elle prend même des allures bolchéviques ! « Hausses d'impôts, le patron des patrons dit non ! », proclame Le Parisien en placardant à sa Une le dirigeant du Medef. Sur LCI, les lieutenants du capital se mettent en rang d'oignon derrière François Lenglet, qui tance un « raisonnement fiscal […] spéculatif et dangereux ». « Stop aux enfumages économiques ! » s'emporte L'Express, qui promeut à sa Une « les vrais économistes qu'on devrait écouter » contre « ceux qui désinforment les Français », classant évidemment Gabriel Zucman dans la deuxième catégorie. Des Échos de Bernard Arnault à La Tribune de Rodolphe Saadé – où, selon Mediapart, la direction a proscrit le terme « ultrariches », jugé « connoté et stigmatisant » ! –, la presse économique frôle l'apoplexie. Même ambiance au Figaro, qui multiplie les publications « contre la gauche "Zucman" », étrillant un projet qualifié pêle-mêle d'« épouvantail », de « machine à casser les rêves », de « délire fiscal », de « danger qui menace l'économie française » et d' « offensive antiriches ». Ça branle dans le manche !
En cette matière – comme en tant d'autres –, l'état du débat public est un symptôme de la radicalisation de la classe dirigeante et de ses relais. Il nous rappelle à une urgence : mettre la question médiatique à l'agenda des luttes ! Déposséder les milliardaires des médias qu'ils contrôlent : un mot d'ordre pour les mobilisations actuelles ?
24.09.2025 à 17:04
« L'info s'éclaire », 22 septembre 2025.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Israël, Palestine, France Info (radio et télé), Gilles BornsteinAlors que l'État d'Israël poursuit sans relâche le génocide des Palestiniens, on se prend naïvement à espérer, chaque jour, un sursaut de la part des grands médias français. Mais chaque jour, l'éditocratie (ré)invente mille et une manières d'aggraver son cas. (Nouveau) naufrage sur Franceinfo.
« Palestine : le drapeau de la discorde » (22/09) ; « Drapeaux palestiniens : la querelle des frontons » (22/09) ; « Drapeau palestinien sur les mairies, pour ou contre ? » (20/09) ; « État palestinien : les drapeaux de la discorde » (16/09)… : depuis l'appel d'Olivier Faure à pavoiser le drapeau palestinien sur les mairies en symbole de la reconnaissance de l'État de Palestine par la France, Franceinfo multiplie les plateaux de bavardage sur le sujet, légitimant l'un de ces faux débats dont raffole « l'info en continu », omniprésent au point de constituer la « polémique » (médiatico-politique) du moment.
Comme ailleurs dans l'audiovisuel, le temps d'antenne qu'elle occupe – au détriment de l'information sur le génocide en Palestine –, et l'énergie que lui consacrent les toutologues de tout poil – inversement proportionnelle à celle qu'ils dépensent pour condamner les crimes de l'État d'Israël – sont un symptôme. Cette hiérarchie à front renversé nous dit-elle tout ce que l'on a à savoir de l'état du débat public et de la déchéance professionnelle de ses principaux « animateurs » ? Oui… et non, puisqu'à ces faux débats répondent naturellement de vraies outrances. Le 22 septembre, l'émission « L'info s'éclaire » de Franceinfo était là pour nous rappeler que CNews compte de vaillants compétiteurs en la matière.
De nombreuses caméras sont braquées sur la mairie de Saint-Denis (93) lors du lever de drapeau palestinien, hissé sur le fronton sous les applaudissements d'Olivier Faure et de l'équipe municipale. Alors que ces images défilent en arrière-plan du plateau, le présentateur Axel de Tarlé tique d'emblée : « Y a pas le drapeau israélien. » Et de revendiquer son droit au « en même temps » – « Est-ce qu'on peut être l'un et l'autre ? » – déplorant « que de plus en plus on nous demande d'être l'un ou l'autre et de choisir notre camp. Et c'est ça qui est dramatique dans cette affaire ! » Alors que dans les jours et les semaines ayant suivi le 7 octobre 2023, des centaines puis des milliers de Palestiniens étaient déjà tués sous les bombes israéliennes, les commentateurs ne s'embarrassaient pas de telles considérations, qui imposaient alors d'être dans un (et un seul) camp. Reste cette idée de sujet pour une prochaine émission d'Axel de Tarlé : à quand le drapeau russe aux côtés du drapeau ukrainien sur le fronton des mairies ?
Quelques minutes plus tard, le journaliste propose d'écouter un extrait du discours du maire PS de la ville, témoignant de sa « solidarité vis-à-vis des massacres en cours » à Gaza. C'est alors que l'éditorialiste Gilles Bornstein peine à contenir l'agacement que lui inspire la vue du drapeau palestinien sur la mairie de Saint-Denis :
- Gilles Bornstein : On a entendu les applaudissements nourris quand le drapeau palestinien est monté [au fronton de la mairie]... J'aurais aimé qu'il [le maire Mathieu Hanotin] fasse applaudir les deux drapeaux. Parce que là, c'est évidemment très facile ! Là, il est devant son public, il fait applaudir le drapeau palestinien. […] Si on soutient la position de la France, c'est pas le drapeau palestinien pour le drapeau palestinien, c'est le drapeau palestinien pour une solution à deux États. Comme l'a dit Bernard Guetta [député européen macroniste et ancien journaliste sur France Inter, NDLR], et là je souscris : deux États, deux drapeaux. Le vrai courage aurait été de faire applaudir les deux drapeaux, de forcer les populations sur place à applaudir aussi le drapeau israélien et à montrer qu'elles ne sont pas pour une solution palestinienne mais pour une solution de coexistence, de cohabitation. Faire applaudir le drapeau israélien en même temps que le drapeau [palestinien].
- Axel de Tarlé : Passer de la discorde à la concorde.
- Gilles Bornstein : Passer de la discorde à la concorde parce que là, il dit, c'est pas une démarche de division, mais enfin… le seul drapeau hissé est le drapeau palestinien. Faire applaudir les deux drapeaux aurait vraiment été une démarche de concorde et j'insiste, obliger… enfin voilà… mettre les gens en demeure d'accorder leurs actes et leur parole et d'applaudir le drapeau israélien aussi.
- Valérie Lecasble (éditorialiste pour LeJournal.info) : C'est ce qu'a fait Karim Bouamrane qui est le maire [PS] de Saint-Ouen et effectivement, vous avez tout à fait raison, moi je suis d'accord là-dessus.
Dans l'air du temps, recueillant l'approbation générale du plateau, la tirade de Gilles Bornstein est symptomatique du prêt-à-penser médiatique glorifiant le faux « équilibre ». Elle recouvre également un racisme patent, qui s'exprime ici contre les habitants de Saint-Denis, éternel épouvantail médiatique. L'État d'Israël perpètre-t-il un génocide, encore dénoncé comme tel tout récemment par l'Association internationale des chercheurs sur le génocide et par une Commission d'enquête internationale indépendante de l'ONU ? Qu'à cela ne tienne ! Aux yeux de Gilles Bornstein, le « vrai courage » consiste à « applaudir aussi » le drapeau de cet État.
Non content de ne pas dire un seul mot des Palestiniens et de la situation à Gaza en cinquante minutes d'émission, l'éditorialiste prescrit à tour de bras. Il décrète quels symboles sont « acceptables » et quels autres ne le sont pas ; il définit la conduite « acceptable » qu'un maire se devrait d'adopter ; il décide des conditions « acceptables » et nécessaires à « la concorde » ; il spécifie, enfin, la (seule) manière « acceptable » de célébrer le drapeau palestinien : aligner cet hommage sur la politique gouvernementale de la dite « solution à deux États ». Soutenir la Palestine pour la Palestine ? C'est niet. Autant dire qu'avec Gilles Bornstein, le périmètre de la pensée autorisée est très restreint ! « Qui peut être contre cette solidarité ? » s'exclamait l'éditorialiste en réaction au « témoignage de solidarité » du maire de Saint-Denis. Gilles Bornstein n'est peut-être pas « contre », mais au vu de ses obsessions – et de ses œillères –, il offre une excellente illustration des vraies-fausses préoccupations de l'éditocratie à l'égard des Palestiniens de Gaza…
Vient ensuite le cas de Valérie Lecasble – éditorialiste pour le média « LeJournal.info », créé en 2023 par l'illustre Laurent Joffrin. Cette dernière est invitée à commenter les gesticulations de Bruno Retailleau, qui, la veille, incitait les préfets à « saisir systématiquement la justice administrative » contre tout maire qui choisirait de dresser le drapeau palestinien (Le Monde, 21/09). Légitimant l'action du ministre, la journaliste avance trois phénomènes pour expliquer cette hostilité à l'affichage de drapeaux palestiniens dans l'espace public : « cette histoire du 7 octobre », « la présence en France de La France insoumise » – comprenne qui pourra ! –, mais aussi… « la démographie française ». C'est-à-dire ? « C'est-à-dire que les études le prouvent, on a de moins en moins d'enfants en France, mais la population qui est issue de l'immigration continue à avoir plus d'enfants que la population française. » Mais encore ?
- Valérie Lecasble : Ça veut dire que chez les jeunes, aujourd'hui, il y a une sorte d'identification…
- Axel de Tarlé : Alors… au risque d'essentialiser finalement, voilà, c'est-à-dire que chacun est renvoyé dans son camp selon ses origines…
- Valérie Lecasble : Mais c'est une catastrophe, on est tout à fait d'accord… La génération au-dessus qui était vraiment totalement intégrée et qui voulait être française… les gens voulaient être Français…
- Axel de Tarlé : On a une régression…
- Valérie Lecasble : On a une régression par rapport à ça.
- Axel de Tarlé : Identitaire.
- Valérie Lecasble : Une régression identitaire.
Franceinfo, ou CNews pour (et par) les nuls ? Et ce n'est pas terminé :
« Vous savez qu'il y a 1 juif pour 10 musulmans en France […], ça veut dire que la population juive se sent agressée et c'est tout à fait normal. » Valérie Lecasble, candidate au prix « Racisme » inter-médias ? Il faudra donc l'intervention de Gilles Bornstein pour mettre le holà, sans quoi rien ni personne ne semblait prêt à enrayer cette longue (et « naturelle ») dégringolade. Peinant à justifier ses propos, Valérie Lecasble répond à la remontrance en prétendant réagir… à un sondage (bidonné) de l'Ifop pour le Crif diffusé un peu plus tôt à l'antenne, et dont il était (abusivement) tiré que « 31% des 18-24 ans estiment "légitime de s'en prendre aux Français juifs, au nom du conflit en cours à Gaza" ». On imagine donc la chaîne de raisonnement – jeunesse - immigration - arabes - antisémites – qui s'est construite dans son esprit entretemps…
Comme à l'occasion de précédentes séquences sur la même chaîne, cette débâcle en dit au moins aussi long sur l'impensé raciste structurant les plateaux de télévision (et la plupart des commentateurs du « cercle de la raison ») que sur les ravages du journalisme de commentaire, où le grand n'importe quoi est devenu la norme de l'expression publique. En témoigne d'ailleurs le conducteur sans queue ni tête de cette première partie d'émission initialement consacrée… aux drapeaux palestiniens, où l'on aura entendu pêle-mêle des élucubrations concernant les visées stratégiques d'Olivier Faure, qualifié de « speedy Faure » par Gilles Bornstein parce que « c'est quand même pas facile d'aller plus vite que La France insoumise dans le soutien à la cause palestinienne » ; des louanges adressées à la mairie de Paris pour avoir projeté les deux drapeaux sur la tour Eiffel – « C'est très beau » (Axel de Tarlé) – ; des questionnements sur le « risque […] que des manifestations propalestiniennes dégénèrent et que ce drapeau palestinien soit le drapeau de la discorde » (Axel de Tarlé) ; la promotion d'une tribune parue dans Le Figaro (20/09) appelant Emmanuel Macron à ne pas « reconnaître un État palestinien sans conditions préalables » ; un reportage sur les universités et « ce climat dans lequel s'inscrit cette reconnaissance de l'État de Palestine, ce climat où les juifs de France peuvent parfois se sentir devenir des cibles » (Axel de Tarlé) ; quelques coups de boutoir contre LFI pour avoir « prononc[é] des phrases qui peuvent friser l'antisémitisme [sic] ou être interprétées comme telles » (Valérie Lecasble) ; des indignations quant à « l'importation de ce conflit israélo-palestinien sur nos terres… euh… en France » (Axel de Tarlé) ; mais aussi une revendication de « pédagogie sur la conception française de la laïcité » notamment pour « les plus jeunes » (Frédéric Micheau), précédée d'un grand gloubi-boulga où se sont entremêlés drapeaux palestiniens, « montée du fait religieux » et « manifestation en soutien à Charlie Kirk » :
Axel de Tarlé : Jean-François Colosimo, le spécialiste des religions, dit "il n'y a rien de tel pour cimenter une population que de mettre un peu de religion là-dedans". C'est ce à quoi on assiste, au fond ? Chacun est renvoyé à son camp ? Renvoyé à sa religion… et le monde est plus simple ?
Rideau.
Raconter n'importe quoi, H24 : tel semble être le projet de Franceinfo avec de telles émissions de commentaire. Diffusée deux fois par jour sur la chaîne publique low cost, « L'info s'éclaire » consacre le règne des toutologues et la mort de l'information, rivalisant ici avec ses concurrentes dans la course au talk-show le plus réactionnaire… et le plus en pointe dans la déshumanisation des Palestiniens. Dommage que l'émission n'ait attiré l'attention ni de la rédaction, ni des syndicats… et encore moins de la direction. « Palestine : le drapeau de la discorde ? » titrait tout du long le bandeau de la chaîne. Bientôt « Franceinfo : le média du déshonneur » ?
Pauline Perrenot
23.09.2025 à 18:00
Construction médiatique du nouveau Michel-Edouard Leclerc, étude de cas.
Dans les grands médias, l'ordre capitaliste et le catéchisme libéral s'incarnent à travers des figures patronales. Le modèle en la matière est bien entendu Michel-Édouard Leclerc. « C'est le roi de la comm' ! Il sature l'espace médiatique ! Il est partout ! », s'exclamait Aurélie Casse dans « C à vous » (France 5, 22/05). Grand patron « préféré des Français », descendant d'une grande lignée d'entrepreneurs, défenseur du « pouvoir d'achat », spécialiste de « la consommation », il est l'incarnation de ces « dirigeants à visage humain » qui, une fois installés comme tels dans le paysage médiatique, occupent un espace démesuré et tiennent le rôle de « bon client ». Un recours accessible et « prestigieux » pour les journalistes, qui leur tendent volontiers le micro sur l'inflation, l'Ukraine, le déficit, les retraites, mais aussi les mouvements sociaux, l'intelligence artificielle, les vacances des Français… et ainsi de suite, réussissant le tour de force de convertir les tenants de l'ordre économique en « témoins neutres » de la société française !
« Avec vos 800 magasins un peu partout en France, vous êtes un des meilleurs points d'observation de la consommation des Français. Alors justement, comment vous les trouvez les Français en cette rentrée 2025 […] ? », demandait ainsi Léa Salamé à Michel-Édouard Leclerc en clôture de son 20h inaugural, après avoir qualifié ce dernier de « grand patron emblématique »… si ce n'est « l'un des plus emblématiques » ! La construction médiatique et hagiographique de l'héritier Leclerc et de sa « belle entreprise familiale » a atteint des proportions telles qu'il n'est pas rare de voir la presse se demander : « Présidentielle 2027 : Michel-Édouard Leclerc bientôt candidat ? » (Ouest-France, 20/05) ; « 2027, un patron à l'Élysée : et si c'était Michel-Édouard Leclerc ? » (France 5, 22/05) ; « "Je suis disponible pour la nation" : Michel-Édouard Leclerc candidat en 2027 ? Qu'en pensent les Français ? » (BFM-TV, 14/02) Voilà pour le maître…
… au tour de l'élève. À la faveur des mêmes procédés journalistiques, le patron du groupe Mousquetaires (Intermarché), Thierry Cotillard, parade en ce moment sur les plateaux. Au cours des dernières semaines, on l'aura vu ou entendu sur TF1, RMC, BFM Business, Radio Classique, mais aussi dans Le Figaro, Capital, Sud Ouest, sur France Inter, dans l'émission « C à vous » (France 5)… et même dans le journal L'Équipe. Les journalistes parlent également de lui en son absence, certaines de ses déclarations faisant l'objet de reprises dans la presse, comme ce 8 septembre, quand il s'inquiète de la mobilisation « Bloquons tout »… L'occasion d'une dépêche AFP – « Le patron d'Intermarché a renforcé ses stocks par "crainte" des actions » (8/09) –, reprise de Libération aux Échos, lesquels redoublent encore la portée du message de ce patron déjà omniprésent sur les antennes.
Ainsi donc, les procédés qui ont été utilisés pour élever Michel-Édouard Leclerc au rang d'égérie du patronat sont aujourd'hui décalqués pour fabriquer la stature – et le capital médiatique – de Thierry Cotillard. Ce n'est pas un hasard : Michel-Edouard Leclerc est le « mentor » de Thierry Cotillard, apprend-on dans un portrait particulièrement élogieux du patron d'Intermarché publié par le magazine professionnel LSA Conso (25/12/2024), qui dépeint Cotillard comme un « homme pressé », désormais « habitué des médias », « qui sait embarquer grâce à sa générosité communicationnelle ». Sic.
Une « générosité » que France Inter souhaite naturellement partager avec les auditeurs ! C'est la rentrée des classes sur la « première radio de France » et Thierry Cotillard est l'invité de la matinale (3/09). La première question que lui adresse Benjamin Duhamel en dit long sur l'idée que se font les intervieweurs de ces acteurs économiques : « Comme patron d'une entreprise de grande distribution, plus de 3 000 points de vente, 160 000 collaborateurs, vous êtes comme un baromètre de l'état d'esprit des Français… Que voyez-vous chez les Français ? » Aux yeux de Benjamin Duhamel, Thierry Cotillard n'est pas le président d'un groupe qui affiche un chiffre d'affaires de 55,6 milliards d'euros en 2024, mais bien un « baromètre de l'état d'esprit des Français », un instrument fiable de mesure de « l'opinion », presque un sociologue. On retrouve là le procédé made in Leclerc : le patron exerçant dans un secteur de l'économie auquel « les-Français » sont confrontés quotidiennement – la grande distribution – il en devient par transitivité un « spécialiste des Français », à la « fibre sociale » qui plus est !
Alors que Leclerc a pris pour habitude de se faire passer pour le héros du pouvoir d'achat, Cotillard a quant à lui choisi la carte de « la précarité étudiante » et ne manque pas une occasion de le rappeler devant des journalistes conquis. Mais comme tout patron « télé » qui se respecte, Thierry Cotillard suit surtout le sens du vent (médiatique) : en février, au salon de l'agriculture, il lançait en grande pompe avec l'animatrice Karine Le Marchand et d'autres géants de la distribution une opération commerciale pour « soutenir les agriculteurs », intitulée « L'amour est tout près ». Invité sur le plateau de « Quelle Époque ! » (France 2, 8/03) pour parler de cet « engagement », Thierry Cotillard était reçu avec tous les égards par Léa Salamé : « Pourquoi vous avez dit oui [à Karine Le Marchand] ? Pourquoi vous vous êtes engagé ? » Léa Salamé se demandera tout de même s'il ne s'agit pas d'une « opération de comm' », mais ne poussera pas jusqu'à se demander s'il est bien décent de faire passer un patron de la grande distribution pour un homme « engagé » contre la précarité des agriculteurs.
Car bien entendu, cette (fine) couche de vernis social résiste mal aux (rares) incartades que s'autorisent les intervieweurs : « Au cœur des débats Thierry Cotillard, il y a la question de la contribution des plus aisés à l'effort national […]. Est-ce que vous dites "on est prêts à faire un effort" ? », demande par exemple Duhamel sur France Inter. Cotillard le stoppe : « Écoutez, je crois que nous sommes tous prêts à faire des efforts mais franchement y'en a marre, y'en a marre de penser que la solution, c'est soit un impôt soit une taxe, parce qu'on fait partie des pays qui sont les plus taxés. Et puis, ça suffit ce concours Lépine de la nouvelle taxe ! » Et le président des Mousquetaires d'enfiler les poncifs patronaux, à l'image du patron du Medef, depuis la « surrèglementation » jusqu'aux « surcouches administratives ». Tout est en ordre.
« Alors moi, je ne suis pas au Medef », s'esclaffe-t-il pourtant sur le plateau de « C à vous », alors que l'éditorialiste Yaël Goosz regrette que le patronat « dans son ensemble » n'ait fait « aucun compromis » lors du conclave des retraites, ce « qui aurait pu donner de l'air à ce gouvernement Bayrou ». Nous sommes le 5 septembre, la chute du Premier ministre est annoncée dans les jours qui viennent, et le journaliste Mohamed Bouhafsi organise un plateau sur la crise politique et « les-Français » qui « se serrent » conséquemment « la ceinture ». Choisi dans le rôle du petit père de la nation, Thierry Cotillard récite son imitation de Michel-Édouard Leclerc en adoptant un langage familier, censé, on l'imagine, le rapprocher « des-Français » ou de l'image qu'il s'en fait : « Le seul pays qui est planté, c'est la France. Et c'est là où j'ai envie de dire vulgairement "T'as les boules" […]. On n'a pas cette culture du compromis, chacun reste sur ses positions jusqu'à bloquer le pays. » La journaliste Amandine Bégot reconnaît là le discours de « stabilité » et de « compromis » si cher au petit monde médiatique. D'où cette question, tout à fait caractéristique de la fascination journalistique pour le patronat : « Faut-il un patron au pouvoir ? »
- Amandine Bégot : Près de 40% des Français veulent un Premier ministre apolitique ! Thierry Cotillard, est-ce qu'un grand patron ferait mieux ?
- Thierry Cotillard : C'est un raccourci, je sais qu'un de mes confrères pourrait être candidat…
- Amandine Bégot : On parle souvent de Michel-Édouard Leclerc, régulièrement les Français…
- Thierry Cotillard : Écoutez, je crois que c'est un autre exercice, mais une chose dont je suis sûr, c'est qu'on n'a pas assez de mixité entre les politiques […] et le monde de l'entreprise.
En 2024 déjà, Jean-Michel Aphatie lui jouait le même air : « Vous allez finir ministre. » (« Quotidien », TMC, 10/01/24) Quant à Michel-Édouard Leclerc, trois mois plus tôt, « C à vous » se posait la même question à son sujet – « 2027 : un patron à l'Élysée ? » – et la chroniqueuse Émilie Tran Nguyen jouait déjà la partition avec entrain : « Quand on regarde les sondages, [il] y a 66% des Français qui feraient plus confiance à un chef d'entreprise pour réformer la France. [Il] y a même un sondage qui dit que les Français font plus confiance à Michel-Édouard Leclerc qu'à Jean-Luc Mélenchon pour faire des propositions efficaces pour la France ! »
Entre fin août et mi-septembre, Thierry Cotillard a en tout cas bénéficié de la surface médiatique d'un homme politique de premier plan : matinales, grands entretiens en prime time, interviews dans la presse régionale, nationale, économique et même sportive… Il a pu donner son avis sur l'abaissement de la note de la dette publique de la France, « l'état d'esprit des Français », le mouvement « Bloquons tout », l'inflation, la précarité étudiante, l'instabilité politique ou encore sa stratégie de sponsoring du football et du rugby ! Comme toute parole émanant d'un acteur dominant dans le champ économique, les déclarations d'un grand patron sont extrêmement valorisées par les journalistes, qui leur confèrent une forme d'autorité et d'expertise incontestable. Au point que l'éditocratie, lassée de l'instabilité politique et ivre de bavardages insensés, envisage aujourd'hui l'un d'entre eux à la tête du pays, comme elle jetait hier son dévolu sur un ex-chef d'état-major des armées pour y rétablir l'ordre… Grâce à cette complicité médiatique, et en appliquant le manuel de son « mentor », Thierry Cotillard a pu, en 15 jours, être tout à la fois un chef d'entreprise « engagé », un « baromètre » de l'opinion des Français, et un fervent défenseur médiatique des intérêts de sa classe.
Jérémie Younes
22.09.2025 à 10:36
Mythologies médiatiques.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Anne Sinclair , Israël, Palestine, GazaLes « débats » actuels sur « l'isolement », « l'image » et la « crédibilité » d'Israël ne sont pas sans rappeler une séquence médiatique structurante dans le développement de ce type de cadrage, qui polarise une grande partie de l'agenda. Au printemps 2025, tandis que le gouvernement français formulait quelques remontrances de façade à l'égard du gouvernement israélien, un certain nombre d'intellectuels et de personnalités se sont exprimés, en tant que juifs et juives, contre la politique de Benyamin Netanyahou. Encensées et largement amplifiées par les grands médias, ces prises de position eurent beau témoigner d'une désolation morale devant les massacres de Palestiniens, elles n'en ont pas moins assuré la continuité du cadrage politique imposé au lendemain du 7 octobre 2023, parfois au gré d'une réécriture frauduleuse de l'histoire, toujours en vue de la sauvegarde de « l'image » ou de « l'âme » de l'État d'Israël. Ou comment assurer la reproduction du (même) récit dominant et la reconduction du (même) monopole de la parole… en prétendant faire état d'un « changement ». Retour sur une séquence loin d'être achevée.
Le 10 mai 2025, sous les projecteurs et la bande-son haletante de « Quelle époque ! » (France 2), Léa Salamé livre une introduction que tout étudiant en journalisme se devrait d'étudier pour mesurer la puissance de deux pouvoirs fondamentaux des médias : le pouvoir d'agenda et le pouvoir de consécration.
Léa Salamé : On en vient maintenant à un sujet qu'on ne pouvait pas ne pas traiter cette semaine. Deux femmes puissantes, deux femmes influentes ont pris la parole en fin de semaine. Deux femmes dont la voix compte en France et dans la communauté juive. Anne Sinclair et Delphine Horvilleur ont écrit chacune un texte fort alors que la situation n'a jamais été aussi critique à Gaza.
Cette mise en scène d'une actualité subitement présentée comme incontournable ne saurait faire oublier qu'à l'antenne de « Quelle époque ! », Gaza a surtout été un non-sujet, largement laissé hors-champ au cours des deux années passées. Aux arguties de la présentatrice affirmant « ne pas pouvoir ne pas traiter » le sujet en cette semaine de mai 2025, on opposera que la rédaction a très bien pu ne pas le traiter pendant de trop nombreux mois : à titre d'exemple, la précédente émission abordant Gaza remonte au 24 novembre 2024… soit 5 mois plus tôt.
Que nous vaut cette soudaine préoccupation ? Deux textes publiés [1] respectivement par la journaliste Anne Sinclair et l'écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur, lesquelles ne sont pas en plateau ce jour-là. Leur médiatisation, confie Léa Salamé, s'explique du fait de la notoriété de leurs autrices, immédiatement qualifiées de « voix qui comptent en France et dans la communauté juive », et dont la parole est perçue, construite et légitimée comme un « événement » à part entière, d'une importance telle qu'il provoque un retour de Gaza à l'agenda après des mois de trou noir. Parcourir les précédentes émissions à la lumière d'un tel précepte nous renseigne donc sur les (rares) « voix qui ont compté » aux yeux de la rédaction, autant que sur les (nombreuses) voix qui à l'évidence ne comptent pour rien… et ont été par conséquent mises en sourdine. Sans surprise, le tableau général de l'émission se distingue par l'exclusion quasi systématique des collectifs, partis et personnalités qui, au cours des vingt mois précédents, ont porté avec constance les appels au cessez-le-feu, les recommandations des instances de la justice internationale, les demandes de sanctions contre Israël et les manifestations de solidarité concrète avec le peuple palestinien.
Sans doute leur parole était-elle moins digne d'intérêt que le « texte fort » des deux personnalités célébrées par Léa Salamé… Alors que nous disent-elles ?
Léa Salamé : Anne Sinclair a écrit sur son compte Instagram il y a deux jours : « Nous sommes meurtris, déchirés par l'action que mène le gouvernement israélien à Gaza. [Léa Salamé effectue ici une large coupe non signalée par rapport au texte originel, NDLR.] Les Juifs n'affament pas les enfants. Les Juifs ont trop souffert pour ne pas supporter qu'on fasse du mal en leur nom. » La rabbine Delphine Horvilleur a elle aussi pris la parole dans la revue Tenoua pour dire stop à la politique israélienne de Netanyahou. Je la cite : « C'est précisément par amour d'Israël que je parle aujourd'hui. Par la force de ce qui me relie à ce pays qui m'est si proche, et où vivent tant de mes proches [« prochains », dans le texte originel, NDLR]. Par la douleur de le voir s'égarer dans une déroute politique et une faillite morale. Par la tragédie endurée par les Gazaouis, et le traumatisme de toute une région. »
Par un savant procédé de sélection, Léa Salamé choisit de mettre en relief les propos qui, au sein des deux textes en question, sont susceptibles d'incarner au mieux la compassion morale des deux autrices à l'égard des Palestiniens de Gaza : un angle compatible avec le cadrage médiatique « humanitaire » de la question palestinienne tel que toléré à l'instant T, qui valut accessoirement à de nombreuses voix l'excommunication médiatique durant des mois après le 7 octobre 2023. Sauf que les deux autrices sont loin de ne dire que ça…
Anne Sinclair, notamment, écrit dès la deuxième phrase de son post Instagram que « la légitimité de cette guerre après le 7 octobre n'est pas à remettre en cause », tout en prenant un soin extrême à dédouaner l'État d'Israël, en pointant la « responsabilité absolue » du Hamas « pour le mal qu'il fait à la population palestinienne en la gardant en otage et en l'exposant à sa place aux bombes et à la guerre qu'il aurait pu arrêter », et en bornant ses critiques à la seule « forme des actions que mène l'armée israélienne à Gaza à la demande du gouvernement de Netanyahou ». Quant à Delphine Horvilleur, elle prend garde à ne jamais nommer, elle non plus, les crimes d'Israël pour ce qu'ils sont. Et pour cause, tant le cœur du texte ne porte pas tant sur le génocide en lui-même que sur son influence délétère sur le destin de l'État d'Israël, que Delphine Horvilleur « appel[le] à un sursaut de conscience ».
On voit donc combien ces deux textes en disent in fine beaucoup plus long que ce que Léa Salamé veut bien en montrer dans son introduction : par ses choix sélectifs confinant à une désinformation par omission, la présentatrice rend visible leur versant « humanitaire » pour mieux passer sous silence leur portée fondamentalement politique, laquelle non seulement ne contrevient en rien au récit médiatico-politique dominant édicté au lendemain du 7 octobre 2023, mais permet en outre d'en assurer la continuité acceptable sous une bannière « morale ».
Disqualifiées ou ignorées dans les médias les plus extrême droitiers assumant une ligne de soutien inconditionnel à l'État d'Israël – pour lesquels une « simple » compassion humanitaire à l'endroit des Palestiniens équivaut déjà à soutenir le Hamas… –, ces prises de position ont été très largement célébrées au sein des médias « respectables ». L'AFP publie une dépêche à succès sur « l'événement » ; Le Monde valorise ces « personnalités de la communauté juive française qui prennent position pour dénoncer la situation » (12/05) et le 9 mai, Libération publie coup sur coup deux articles pour applaudir le « réveil salutaire d'Anne Sinclair et Delphine Horvilleur » et mettre en valeur la première, qui « sort du silence pour dénoncer la "faillite morale d'Israël" ». Aucune critique substantielle ne leur est adressée, hormis « une faute intellectuelle » consistant, écrit Thomas Legrand… à avoir « laissé à LFI le monopole de la radicalité de la critique des crimes d'Israël à Gaza et en Cisjordanie ». Il fallait oser, a fortiori quand on mesure la « radicalité » des critiques en question [2]... « [Elles] considèrent avec effroi que l'État hébreu "s'égare dans une déroute politique et une faillite morale". On ne saurait mieux dire », les félicite également L'Obs (15/05). « [L]eur colère » fait couler de l'encre jusque dans les pages du Midi Libre et de L'Indépendant (12/05), tandis que de France Info à France Culture en passant par France Inter, les journaux d'information les mettent à l'agenda – et à l'honneur –, France Inter saluant « de nouvelles voix [qui] s'élèvent pour dénoncer la situation humanitaire à Gaza, des voix influentes au sein de la communauté juive en France », parmi lesquelles Delphine Horvilleur, dont la journaliste soutient qu'« elle sort du silence ». (Journal de 13h, 9/05). « Elle a, pendant de longs mois, choisi la retenue », insiste Le Point (9/05).
Un storytelling qui reprend mot pour mot celui des deux autrices, s'essayant elles-mêmes à justifier le « silence » qui aurait jusque-là caractérisé leur posture. « Nous nous sommes tus car l'antisémitisme qui gagne du terrain, sous couvert d'antisionisme, nous a contraints à faire bloc face à ceux qui nous insultent et crient leur haine du juif », déclare Anne Sinclair. « J'ai censuré mes mots face à ceux qui trouvent des excuses à une déferlante antisémite "ici" au nom d'une justice absente "là‐bas" », écrit Delphine Horvilleur, l'audace prenant un tour particulièrement cavalier lorsqu'elle explique avoir « ressenti souvent cette injonction au silence ».
Mais de quel « silence » parle-t-on ? Et à propos de quoi ? Dès le 25 octobre 2023 par exemple, Horvilleur n'hésitait pas à faire la Une de L'Obs aux côtés de Kamel Daoud, où elle s'épanchait dans un entretien-fleuve pour affirmer que « cette guerre contre le Hamas est légitime », dire son accablement de ne « pas trouv[er] de voix palestinienne en France pour dénoncer le Hamas », son dégoût face aux « positions indignes de La France insoumise et sa rhétorique qui nourrit l'antisémitisme », déclarer « qu'on adore les juifs qui souffrent […] [m]ais dès qu'ils ont une armée, dès qu'on imagine une souveraineté juive, dans sa moralité et son immoralité que crée toute souveraineté, tout à coup, c'est insupportable », ou encore théoriser, comme d'autres commentateurs le firent par la suite, qu'« humainement, ce n'est quand même pas la même chose de se poser la question des dérives d'une armée et le fait que des gens soient entrés, maison par maison, dans des familles pour trucider des bébés et violer des femmes ».
Un « silence » pour le moins bavard donc, qui préfigura de nombreuses interventions médiatiques au cours des mois suivants, des écrits dans la revue qu'elle dirige, la publication d'un essai (chez Grasset), mais aussi quelques campagnes de calomnie contre l'humoriste Blanche Gardin [3], « les féministes d'ultra-gauche » [4] et le mouvement de solidarité, ou encore des appels à « purger le Nouveau Front populaire » visant « des gens » au sein de LFI qui, « à commencer par son leader, à commencer par bon nombre de ses sbires », « utilisent un langage de l'antisémitisme » et « sont tout aussi dangereux [que le RN] », tous deux porteurs de « valeurs abjectes et haineuses » (BFM-TV, 20/06/2024).
Quant à Anne Sinclair, elle eut elle aussi moult occasions de « sortir du silence », notamment lors de son passage dans « C à vous » (France 5), le 29 avril 2024, où elle déployait toute sa ferveur pour discréditer les étudiants mobilisés à Sciences Po en soutien de la Palestine – coupables de « cécité », d'« ignorance absolue » et de « méconnaissance totale de la mémoire historique » – ; mettre en doute le bilan des morts à Gaza [5] ; et enjoindre de ne pas « [mettre] en équivalence à la fois le massacre d'une barbarie sauvage qui a eu lieu le 7 octobre et une guerre. C'est une guerre, elle est cruelle, elle est dure, elle est violente, on a le droit de dire "assez", oui, peut-être, mais on ne met pas les deux en parallèle ». Sans oublier de calomnier toute position politique contraire à la sienne :
- Anne Sinclair : L'antisionisme aujourd'hui est la forme moderne de l'antisémitisme.
- Patrick Cohen : Tous les antisionistes ?
- Anne Sinclair : Tous les antisionistes.
- Patrick Cohen : Tous ?
- Anne Sinclair : Tous.
Autant d'exemples qui ne sauraient donc faire oublier que si « injonctions au silence » il y eut autour de la question palestinienne, celles-ci furent en réalité infligées de façon systématique aux Palestiniens et à leurs soutiens (réels ou supposés), au fil d'une longue séquence de diabolisation [6] – toujours en cours.
Anne Sinclair et Delphine Horvilleur y ont pris toute leur part, de même que le dessinateur Joann Sfar, auteur lui aussi d'un post Instagram salué par la presse incitant à ne pas « se taire face aux déplacements de populations forcés et au nettoyage ethnique qu'annonce le ministre Smotrich » (8/05). Ceci après s'être « fait une spécialité de la diffusion de fausses nouvelles concernant les acteurs et actrices du mouvement de solidarité avec la Palestine » au cours des vingt mois précédents, mais également de grossières « approximations, contre-vérités et mensonges concernant l'histoire, l'actualité et les répercussions en France du conflit opposant Israël — et avant lui le mouvement sioniste — aux Palestiniens », ainsi que le détaille par le menu son portrait paru sur Blast.
Mais qu'importe aux grandes consciences du journalisme : « Il faut saluer cette prise de parole importante », décrète par exemple Thomas Legrand dans Libération (9/05) à propos de Delphine Horvilleur. Ainsi vont les bâtisseurs du discours dominant, et ainsi se construit son hégémonie : prescrire l'amnésie et sommer que l'on entende ces voix, ici et maintenant. Celles qui ont participé à étouffer les contre-courants minorisés. Celles dont on doit retenir le nom. Celles dont on fait pour cela les gros titres. Celles que « la raison » commande d'applaudir. Celles dont les grands pontes du journalisme « ne peuvent pas ne pas parler », quand il leur fut pourtant si facile d'en piétiner ou d'en ignorer tant d'autres. Loin d'avoir accompagné une quelconque « sortie du silence », cette séquence de médiatisation ne fait donc ni plus ni moins que consacrer les acteurs que les grandes rédactions consacraient déjà hier… sur le dos des acteurs qu'elles invisibilisaient ou stigmatisaient déjà hier, et dont la parole reste confisquée.
À ce titre, la marginalisation – ou la censure pure et simple – des personnalités juives et des collectifs juifs critiques d'Israël au cours des vingt mois qui ont précédé rendent d'autant plus problématique la référence médiatique constante à « la communauté juive » au cours de cette séquence. Dans la bouche de journalistes n'ayant eu de cesse d'accuser l'opposition politique de gauche d'une prétendue « essentialisation des juifs », une telle rhétorique ne manque décidemment pas de sel, tant elle laisse à penser qu'aucune voix juive n'avait jusqu'à présent critiqué Israël. Aucune voix juive… ou aucune voix juive telle que les tolère, à l'évidence, un espace médiatique qui ignore toute critique d'Israël jugée trop « radicale », l'assimile à de l'antisémitisme et exclut catégoriquement l'antisionisme du périmètre de l'acceptable et du dicible [7] ?
Tout au long du mois de mai, à la faveur des mêmes angles morts et du même effet de consécration, cette séquence de médiatisation a pris de l'ampleur et s'est étendue à d'autres figures publiques. « Comment critiquer un État en guerre sans nourrir l'antisémitisme ambiant ? » s'interroge par exemple Le Figaro (27/05), qui titre sur « les tourments de la communauté juive française » en affichant les portraits de Delphine Horvilleur et de quatre hommes publics qui se sont distingués par leurs interventions constantes en défense de l'État d'Israël – le grand rabbin Haïm Korsia, au centre du visuel du Figaro ci-dessous, ayant par exemple déclaré sur BFM-TV (26/08/24) n'avoir « absolument pas à rougir de ce qu'Israël fait dans la façon de mener les combats » à Gaza, avant de poursuivre : « Tout le monde serait bien content qu'Israël finisse le boulot et qu'on puisse construire une paix enfin au Proche-Orient. » [8]. Quant au président du Crif, Yonathan Arfi, il suffit de parcourir son interview dans Le Parisien du 16 juin dernier – où il figure à la Une –, pour mesurer l'inflexibilité de son positionnement en « soutien à Israël dans son droit à se défendre face à des menaces existentielles ».
Pour caricatural qu'il soit, le cadrage du Figaro n'en reflète pas moins une certaine polarisation du débat public autour du « destin d'Israël », tant se sont multipliées à cette période les déclarations sensiblement identiques à celle de Delphine Horvilleur et d'Anne Sinclair, dont la presse s'est fait la (vaste) chambre d'écho. Le 8 mai, L'Express publie ainsi la tribune de l'historien Marc Knobel intitulée « Face à la radicalisation d'Israël, les juifs ne peuvent plus se taire », lequel sera également signataire d'un article sur le site de Bernard-Henri Lévy – « Prendre la parole juive dans la tempête : Gaza, le Hamas, Israël et la responsabilité de dire » (La Règle du jeu, 13/05) – avant d'être interviewé par La Croix : « Gaza : "Le danger est réel de voir s'approfondir une fracture dans le judaïsme" » (16/05). Entre-temps, La Tribune dimanche médiatise un collectif d'intellectuels « révoltés par le sort fait aux Palestiniens, inquiets pour l'âme d'Israël » (11/05) –, dont l'appel trouve un large écho médiatique. Dans la même veine, Les Échos diffusent un texte du « géopolitologue » Dominique Moïsi – « Gaza : le suicide moral d'Israël » (16/05) – également très remarqué, et quelques jours plus tard (4/06), Le Monde publie une tribune de l'ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert [9]. Titrée « Israël commet bien des crimes de guerre à Gaza », il faut la lire en entier pour comprendre que l'appréciation ne vaut que « depuis quelques semaines » seulement : « J'ai toujours affirmé avec force, écrit-il, qu'Israël ne commettait pas de crimes de guerre à Gaza. Car si l'ampleur des pertes humaines était terrible, aucun responsable du gouvernement n'avait cependant donné l'ordre de s'en prendre aux civils de Gaza, sans discernement. » Des déclarations qui lui vaudront d'être interviewé dans la matinale de France Inter (10/06), à l'antenne de RFI et dans les pages du Dauphiné Libéré (11/06), mais aussi sur France 24 (12/06) ou dans L'Express (17/06).
Critiques du gouvernement israélien – quoique avec des nuances –, sensibles à la souffrance des Palestiniens de Gaza – quoique sur des registres différents –, ces prises de position ont en commun de reprendre la problématique à deux faces telle que la résumait Thomas Legrand dans Libération (9/05) : « Que faire pour que cesse le massacre et pour empêcher Netanyahou de continuer à dénaturer Israël ? » La première partie ne semblant jamais auto-suffisante, elle va toujours de pair avec la seconde, tantôt motivée par la crainte que se dégrade « l'image » d'Israël à l'international, tantôt que se « dénaturent » ce qui constituerait son « âme originelle » et « les promesses qui furent celles de ses pères fondateurs », selon les mots du rédacteur en chef de La Dépêche, Jean-Claude Souléry, auteur d'un éditorial exprimant le souhait de « retrouver enfin Israël dans le concert des nations » (27/05).
En pleine guerre génocidaire, alors que l'existence même d'une question nationale palestinienne est en jeu, ces prises de position réorientent pour partie – si ce n'est majoritairement – le cadrage du débat autour d'Israël – et d'une « menace existentielle » –, continuant de ce fait d'entretenir la déshumanisation des Palestiniens, la relégation de leur parole [10]... et l'invisibilisation de leur mémoire, en particulier celle du nettoyage ethnique de 1947-1949 – la Nakba [11]. Nombre de commentateurs ont en outre produit un nouveau discours « auto-justificateur » permettant de réhabiliter d'une pierre deux coups « l'âme d'Israël » et la continuité du récit dominant imposé au lendemain du 7 octobre 2023 : se jouerait actuellement à Gaza une « deuxième guerre » qui, contrairement à « la première », n'est pas légitime, témoigne de la « dérive » de dirigeants « fanatiques », et justifie désormais, et désormais seulement, que des voix protestent contre. Tous, cependant, ne s'accordent pas sur « le commencement » de cette « nouvelle guerre », la plupart évoquant mars 2025, après qu'Israël a rompu le « cessez-le-feu », là où d'autres l'inaugurent plutôt en mai 2025…
« À partir de mars 2025, cette guerre n'est pas acceptable, n'est pas légitime dans l'État d'Israël », déclare ainsi l'ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert à l'antenne de France Inter, le 10 juin 2025, sans aucune autre réaction de la part de la journaliste Sonia Devillers… qu'un assentiment : « C'est mars 2025, le changement ? Mars 2025. » Et tant pis pour les plus de 48 500 morts, dont plus de 13 300 enfants, (officiellement) recensés à Gaza [12] à cette période, lesquels ont pu une nouvelle fois être qualifiés de simple « dégât collatéral » en toute quiétude à l'antenne de la matinale la plus écoutée de France.
Loin d'être l'apanage de l'ancien Premier ministre israélien, cette petite musique des « deux guerres » circulait déjà au sein des grands médias depuis plusieurs semaines. Le 26 mai sur France Culture, la sociologue Eva Illouz déclare par exemple face à Guillaume Erner que « continuer la guerre semble aujourd'hui complètement illégitime et injustifié. Et on passe aujourd'hui d'une guerre d'autodéfense à une guerre de conquête ». Aucune réaction du journaliste. Le lendemain dans Challenges (27/05), le responsable de l'édito « Monde » affirme que « cette guerre défensive et existentielle s'est transformée en une guerre de conquête sans objectifs clairs sur l'état final recherché pour cette terre ravagée et exsangue », le tout corroboré par une citation de l'historien (et ancien ambassadeur d'Israël en France) Elie Barnavi : « La guerre de Gaza montre qu'une guerre juste peut se transformer en une guerre injuste. »
Le même jour sur LCI (27/05), on ne s'étonne pas de trouver le trio Pujadas-Fourest-Elkrief en pleine représentation, bien décidé à véhiculer le mot d'ordre de cette réécriture de l'histoire. Introduisant la chronique de la journaliste de Franc-Tireur, David Pujadas parle à deux reprises de « cette deuxième guerre de Gaza », laquelle « suscite effectivement et de façon quasi unanime, cette fois, la révolte et l'indignation ». Insistant lourdement sur l'expression, Caroline Fourest affirme partager « l'émotion légitime contre cette deuxième guerre de Gaza », sans avancer la moindre date de son « déclenchement », et tout en la disant « beaucoup trop longue, beaucoup trop meurtrière et insupportable » ou en parlant d'une « riposte qui n'a que trop duré et qui doit cesser ». Contradiction quand tu nous tiens ! Ruth Elkrief, enfin, souhaite s'assurer que le message est bien passé : « Cette deuxième guerre de Gaza est inacceptable, inadmissible, elle doit s'arrêter et il y a en Israël même des personnalités très fortes qui ont jeté des pavés dans la mare en dénonçant y compris l'activité, parfois, de l'armée israélienne, dans certains cas. » « Dans certains cas ».
On continue avec Libération (14/06), où le politiste médiatique Denis Charbit soutient que « la guerre légitime a été absorbée par une autre guerre, une nouvelle guerre d'occupation, de récupération de territoire, et ça, on ne peut pas laisser faire ». Même tonalité au Figaro (27/05) – qui nous apprend que « si le conflit a débuté il y a plus d'un an et demi, […] il a récemment changé de nature, et pas seulement de degré » –, mais aussi à l'antenne de « C ce soir », où dans l'émission du 26 mai titrée « Israël : vers un isolement inédit ? », le philosophe Gérard Bensussan entonne le leitmotiv, sans contradiction là encore :
Gérard Bensussan : Au fond, il y a eu deux guerres de Gaza. […] La guerre menée à la fin du mois d'octobre 2023 est une guerre d'autodéfense, dont la légitimité ne paraît pas contestable, même si c'est une guerre atroce. […] La guerre qui a été entamée en mars [2025] est une guerre, une opération complétement erratique, sans but de guerre précisé. Et donc on a une sorte de fuite en avant de ce gouvernement, une fuite en avant criminelle, qui est condamnable.
Singulière par son ampleur et l'effet de légitimation qui auréole les tenants de la parole publique en présence – intellectuels, « experts » et journalistes –, cette séquence médiatique est un cas d'école d'une réécriture de l'histoire « en train de se faire ». Polarisant l'attention autour du « destin » ou de « l'âme d'Israël », installant le récit d'une « dérive » soudaine de la « guerre à Gaza », elle assure la continuité du cadrage dominant édicté au lendemain du 7 octobre 2023. Trois nouveaux mythes ont alors vu le jour : 1/ Des personnalités influentes au sein de « la communauté juive » « sortent du silence » ; 2/ témoignent d'un « réveil » ou d'un « revirement » à propos des événements à Gaza ; 3/ où se joue dorénavant une « deuxième guerre » qui, contrairement à « la première », n'est pas légitime. Reconduisant le (même) monopole de la parole, les chefferies médiatiques enfoncent le clou de l'écrasement symbolique du mouvement de solidarité avec la Palestine dans le débat public : après des mois de maccarthysme (toujours en cours), elles accompagnent un nouveau renversement dans lequel les légitimateurs d'hier sont aujourd'hui célébrés comme les opposants-phare d'une même guerre génocidaire. La co-production du récit dominant donne alors toute sa mesure, qui détient le privilège de dire où et quand il est souhaitable que cette dernière s'arrête, aujourd'hui plutôt qu'hier ; de décréter quels acteurs sont légitimes pour le faire ; de formuler le contexte acceptable au sein duquel son histoire peut être racontée, et quel doit en être le commencement ; de sélectionner les termes permis ou proscrits ; de déterminer quelle position politique peut être valorisée, et quelles autres seront vouées à patauger dans les marges. Pour avoir raison d'une telle domination symbolique, restera alors à la charge des courants contestataires de faire valoir leurs voix hors des grands médias, contre les grands médias, comme ils y sont contraints depuis près de deux ans.
Pauline Perrenot
[1] Sur Instagram (8/05) pour la première et sur le site Tenoua (7/05) pour la seconde, un « média qui éclaire tous les sujets de bascule du débat public par le prisme de la pensée juive » selon sa présentation, et dont Delphine Horvilleur est la co-présidente.
[2] Le Monde (12/05) n'hésite pas à donner cours au même type d'outrance au moment d'expliquer que certaines personnalités ont tardé à parler de peur d'« alimenter […], la "nazification des juifs et d'Israël par La France insoumise", selon les mots d'Alain Finkielkraut »… complaisamment relayés par le quotidien de référence.
[3] Voir par exemple l'article de France Info (14/03/2024).
[4] « Delphine Horvilleur : "Israël ne peut pas se débarrasser de la question de la vulnérabilité" », Philosophie Magazine, 24/04/2024.
[5] Interrompant la journaliste Émilie Tran Nguyen qui mentionne 40 000 morts à Gaza, Anne Sinclair s'écrie : « 40 000… est-ce que vous êtes sûre de 40 000 ? »
[6] Lire « Maccarthysme médiatique », Médiacritiques n° 51, juillet-septembre 2024 et « Médias et Palestine », Médiacritiques n° 53, hiver 2025. Voir également « France. Dans les médias, la Palestine sans les Palestiniens », Orient XXI, 21/05.
[7] Rappelons tout de même que l'hebdomadaire du « cercle de la raison », Franc-Tireur, titrait à sa Une « Juifs mais pas trop » à propos du collectif juif antisioniste Tsedek ! (11/12/2024)
[8] Lire « En faisant l'apologie du génocide, Haïm Korsia met les Juif·ves en danger », Tsedek !, 2/09/24.
[9] Ancien ministre sous le gouvernement d'Ariel Sharon, il devint Premier ministre par intérim en janvier 2006 avant de lancer, quelques mois plus tard, l'offensive de l'armée israélienne au Liban.
[10] Une ligne que nous avions déjà mis en lumière au sein du Parisien, où se sont multipliées les publications sur Israël – « un pays déchiré » ; « les tourments d'un pays devenu paria », etc. –, reléguant les Palestiniens à l'arrière-plan.
[11] Voir notamment Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, La Fabrique, réed. 2024.
[12] Selon le rapport de l'OCHA paru fin février 2025, à date du 31 janvier 2025, 863 Palestiniens avaient par ailleurs été tués en Cisjordanie, entre autres exactions de l'armée et des colons.
17.09.2025 à 17:42
Le cadrage et les dispositifs médiatiques, très proches des préfectures, déployés avant et pendant la mobilisation sociale du 10 septembre, n'auraient pas été complets sans les traditionnels partis pris et autres interrogatoires journalistiques.
« 10 septembre : bloquer tout pour gagner rien ? » Dès le matin du 10 septembre, LCI tient son analyse du mouvement social, placardée sur un bandeau. En dépit du succès de la journée, une large partie de la presse lui emboîte le pas le lendemain : « Tiède mobilisation », décrète La Nouvelle République des Pyrénées ; « une faible mobilisation » titrent La Presse de la Manche et Le Télégramme tandis que Corse Matin évoque « une mobilisation qui fait pschitt ». « En fait, le flop, il est venu de la récupération, considère quant à lui Christophe Barbier sur LCI. On a moins vu "Bloquons tout" que "Cassons tout ce qu'on peut" ! » Ni tiède, ni faible, ni même violente, la mobilisation est tout simplement inexistante au Parisien, dont l'édition du 11 septembre remporte haut la main le prix de la désinformation en ne mentionnant le mouvement « Bloquons tout » ni en couverture, ni dans les pages intérieures. Ruth Elkrief, néanmoins, corrige le tir trois jours plus tard : « Heureusement, le fameux mouvement Bloquons tout n'a rien bloqué du tout, se réjouit-elle. […] Bloquer un pays qui est déjà bloqué, ce serait risible si ce n'était pas tragique. Apparemment, les Français l'ont compris. » (Le Parisien, 14/09) « Le raz-de-marée insurrectionnel que les adeptes du "grand soir" appelaient de leurs vœux n'a pas eu lieu », confirme Le Figaro (11/09), décrivant toutefois les actions organisées la veille comme « une multitude de banderilles plantées dans les flancs du pays, […] orchestrées par les professionnels du chaos ».
Alors, « chaos » ou « échec » ? L'éditocratie opte tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre, mobilisant indistinctement l'un et l'autre… pour décrédibiliser la gauche. Si La France insoumise fait principalement les frais d'un traitement (classiquement) caricatural, d'autres militants politiques et syndicaux se frottent aux traditionnels interrogatoires médiatiques par temps de mobilisation sociale, sur fond de clameur catastrophiste.
Les commentateurs avaient lancé les hostilités avant même que le moindre blocage ait eu lieu. Le 10 septembre ? Le « triomphe de la haine et du ressentiment » prophétisait André Comte-Sponville une semaine avant le début du mouvement (L'Express, 4/09), tandis que sur RMC, la « grande gueule » Jérôme Marty s'emballait par avance contre La France insoumise : « Ce mouvement et la violence qui risque d'en découler, aujourd'hui, est attisé par un parti d'extrême gauche qui est en train de bordéliser la France et qui veut que les Français se foutent sur la gueule en fomentant la haine ! » La radio ne boudait aucun moyen à sa disposition : « "Bloquons-tout" : l'ultra-gauche est-elle en train de tout gâcher ? », titrait le sondage des « Grandes Gueules » publié sur les réseaux sociaux. La veille au soir (8/09), les lieutenants de BFM-TV fourbissaient eux aussi leurs armes face à Manuel Bompard (LFI). « C'est la bordélisation du pays ! C'est ça que vous voulez ? », s'insurgeait Yves Thréard. « C'est le chaos », renchérissait Apolline de Malherbe, tandis que le journaliste du Point, Charles Sapin, transpirait à grosses gouttes : « Vous n'appelez pas […] au vote des Français, vous appelez à la mobilisation de la rue. On se demande, en vous écoutant, si vous voulez conquérir les institutions ou les faire tomber. » Bref, dans une large partie des médias, les mots d'ordre résonnaient à l'identique : « ultra-gauche » et « stratégie du chaos » ; Jean-Luc Mélenchon ou l'« ingénieur du chaos ».
La violence médiatique est encore montée d'un cran le jour J et dans la semaine qui a suivi : à la télégénie des poubelles en feu ont répondu les outrances des chiens de garde. Les chaînes d'information en continu, notamment, ont émis tel un disque rayé : LFI - extrême gauche - ultra-gauche - black bloc - casseurs - violence. Mais au grand prix de la haine, si de nombreux médias concourent, aucun n'arrive à la cheville de CNews (10/09) :
Yoann Usai : [Jean-Luc Mélenchon] est au milieu de ses électeurs, à savoir les incendiaires, les casseurs, les black blocs, les islamo-gauchistes, les antisémites, les palestinistes, comme je les appelle ! […] Il est là comme un poisson dans l'eau à regarder la France être dégradée, être saccagée, ça lui plaît, il adore ça ! Et il va jeter encore un peu plus d'huile, notamment de l'huile antisémite, mais pas seulement, sur le feu tout au long de la soirée, pour que les dégradations soient le plus importantes possible.
Les caméras rivées toute la journée sur les poubelles en feu, la télé Bolloré est en roue libre et instrumentalise sciemment le moindre bris de vitrine pour faire campagne :
- Gauthier Le Bret : [Un second tour] RN-LFI, vous faites quoi ?
- André Vallini (ancien sénateur PS) : Je vote blanc, je l'ai déjà dit à Pascal Praud.
- Gauthier Le Bret : Oui, mais peut-être que ces images peuvent vous convaincre de changer d'avis.
BFM-TV peut également compter sur de fervents propagandistes. Au soir du 10 septembre, faisant fi des appels pacifistes lancés par Jean-Luc Mélenchon [1], Yves Thréard soutient que les députés insoumis « appellent à la casse » et « appellent à détruire » (BFM-TV, 10/09). Sur LCI (11/09), Christophe Barbier ne lésine pas non plus sur les comparaisons outrancières : « LFI se considère comme une sorte de phalange, qui mène la bataille des urnes bien sûr, mais qui peut mener aussi la bataille des rues. » Dans Le Point (11/09), tandis qu'Étienne Gernelle disserte sur la « rhétorique insurrectionnelle » de LFI, Franz-Olivier Giesbert étrille un « mouvement orchestré par les vociférateurs, "gréviculteurs" et fondus du Grand Soir », tout en qualifiant les insoumis de « prophètes de bistrots » et d'« ingénieurs du chaos ». Dans les pages du Télégramme (10/09), Hubert Coudurier donne un bon point à Marine Le Pen – qui « n'est pas du genre factieuse [et] s'était d'ailleurs tenue à distance du mouvement des gilets jaunes » – pour mieux accabler « Jean-Luc Mélenchon, qui prône la stratégie du chaos ». Même rhétorique au Monde – dont l'éditorial du 11 septembre évoque un « Jean-Luc Mélenchon enfermé dans une stratégie du chaos » – ou au JDD de Bolloré, lequel fustige des « leaders [insoumis] véhéments », adeptes de la « stratégie du chaos permanent » et désireux de « bordéliser l'Hexagone » : LFI « se coupe de l'arc républicain » ajoute l'hebdomadaire (14/09). Dans sa chronique pour La Tribune dimanche (14/09), Apolline de Malherbe dirait même plus. Le 10 septembre ? « Un mouvement politique et pas "populaire". Le peuple de gauche, de cette gauche-là, n'est plus vraiment le peuple tout court. » « Ce qui est insupportable, c'est que des politiques encouragent cette sauvagerie, tempête encore Alba Ventura sur TF1 (11/09). Comme LFI, Jean-Luc Mélenchon et ses troupes […], certains écolos, certains communistes… écoutez ça me laisse perplexe, et je reste polie ce matin. »
Suivant ce sentiment, les éditorialistes cherchent à s'assurer que le mouvement recueille le moins de soutien possible au sein du champ politique. Félicité dans la presse pour être « enfin sorti de sa posture protestataire », selon les mots d'Ève Szeftel (Marianne, 11/09), le PS polarise l'attention à cet égard. Sur RTL (11/09) par exemple, après un rappel insistant du nombre d'interpellations, Thomas Sotto teste la fidélité de Boris Vallaud au mouvement :
- Thomas Sotto : Marine Tondelier dit : « la réponse maintenant, elle sera dans la rue ». Vous êtes d'accord avec ça ? Est-ce que vous encouragez ce matin le mouvement « Bloquons tout » ? On sait que le PS était assez réservé sur le sujet...
- Boris Vallaud : Je dis qu'aujourd'hui il y a un mouvement social auquel on va être attentif...
- T. S. : Mais que vous soutenez ou pas ?
- B. V. : ... dans ce qu'il dira...
- T. S. : Que vous soutenez ?
- B. V. : C'est un mouvement citoyen et je redoute toujours la récupération.
- T. S. : La récupération… on accuse beaucoup LFI d'avoir récupéré...
- B. V. : Le rôle d'un représentant politique c'est d'être à l'écoute [...]
- T. S. : [...] Mais vous le soutenez, vous le condamnez, vous le craignez ce mouvement ?
Et gare à la réponse ! Car bien sûr, refuser de « condamner » vous condamne… à ne pas avoir bonne presse.
Des jours durant en effet, les soutiens déclarés de la mobilisation sociale vont être tantôt disqualifiés, tantôt sommés de justifier leur participation au 10 septembre. Comme la députée insoumise Danièle Obono face à Olivier Truchot, sur BFM-TV (10/09) : « Est-ce que finalement, vous n'avez pas un peu détourné cette journée […] et peut-être empêché d'autres de venir manifester et se rassembler ? » Ou encore son collègue Louis Boyard, dans la même émission le lendemain (11/09) face à Alain Marschall : « Est-ce [que] LFI, c'est l'artisan du chaos ? Cette extrême gauche qui agite et qui secoue le pays ? » Sur France Info, dans l'émission « Tout est politique » (11/09), Manon Aubry est cuisinée à la même sauce par la présentatrice Sonia Chironi : « La France n'a pas été bloquée, n'a pas été paralysée. Vous allez me dire que c'est un succès, mais je vais vous dire : c'est quand même un demi-échec ? Ou un demi-succès ? » À ses côtés, Nathalie Saint-Cricq pose des questions tout aussi innocentes avec la clarté et l'éloquence qu'on lui connaît :
- Nathalie Saint-Cricq : Quand Jean-Luc Mélenchon considère que finalement le bordel est une bonne solution... y'a eu la déferlante de la rue et un certain nombre d'appels en considérant que c'est par la rue que ça passe. Est-ce que vous trouvez que vous ne contribuez pas à un climat de violence politique… [coupée]
- Manon Aubry : Madame Saint-Cricq…
- Nathalie Saint-Cricq : … qui peut être dangereux ? De toute façon, je l'ai déjà demandé à Jean-Luc Mélenchon, il m'a déjà répondu ! Mais je veux juste… Est-ce que y'a pas un risque finalement d'attiser un certain nombre de choses ?
Plutôt que d'interroger les soutiens du mouvement sur le mouvement en tant que tel – les actions menées, les revendications des participants, etc. –, la plupart des intervieweurs se contentent de les invectiver ou de les faire réagir à des déclarations venues de députés et ministres de droite ou d'extrême droite, entretenant de ce fait le cirque médiatico-politique de la « petite phrase »… et la droitisation du débat public.
Sur BFM-TV (10/09), Marc Fauvelle amorce ainsi l'interview d'Olivier Besancenot (NPA-L'Anticapitaliste) avec les propos des « deux invités précédents, de la majorité présidentielle et du Rassemblement national, disant que ça a été un déferlement de violences aujourd'hui orchestré pas par vous, pas par le NPA, mais par les insoumis ». Il en va de même pour Antoine Léaument, interrogé plus tôt sur la même chaîne, en duplex d'une manifestation devant un dépôt Amazon à Brétigny-sur-Orge. L'occasion d'informer sur la grève ? Que nenni ! La présentatrice Pauline Simonet est obnubilée par Bruno Retailleau : « Qu'est-ce que vous répondez au ministre de l'Intérieur, vous l'avez entendu ? Il vous accuse finalement de semer le chaos et de détourner ce mouvement ! » ; « Ce que dit le ministre, c'est ce que c'est un mouvement qui est né sur les réseaux sociaux et que finalement vous avez récupéré avec l'objectif de semer le chaos, de semer… finalement… la discorde ! » Jean-Luc Mélenchon, reçu sur France 2 par Caroline Roux (11/09), a droit au même traitement en guise d'apéritif : « Je ne sais pas si vous avez entendu à l'instant Jordan Bardella, qui se présentait comme l'homme de l'ordre républicain, vous renvoyant du côté de l'homme du chaos. Que lui répondez-vous ? »
À l'inverse, les élus de droite ou d'extrême droite défilent sans être sommés de se positionner sur des thématiques portées par la gauche. Sur le plateau de BFM-TV (10/09), le député RN Jean-Philippe Tanguy est invité comme tout le monde à commenter les propos de Bruno Retailleau, lequel « salue la mise en échec de ceux qui voulaient bloquer le pays », dixit la présentatrice. On voit alors combien un même dispositif ne produit pas les mêmes effets ! Le cadrage sécuritaire lui convenant parfaitement, le député d'extrême droite est dans ses petits chaussons pour répondre : « Oui, je pense surtout que le mouvement s'est mis en échec tout seul à partir du moment où Jean-Luc Mélenchon et un certain nombre de syndicats ont voulu le récupérer. » La présentatrice Julie Hammett relance : « Je rappelle qu'au Rassemblement national, vous avez pris vos distances avec le mouvement qui a été très très vite récupéré par Jean-Luc Mélenchon […]. » Terrassé par tant d'hostilité, Jean-Philippe Tanguy ne peut que savourer les bienfaits du prêt-à-penser anti-LFI régnant sur les plateaux : « On voit le résultat : ça n'a pas marché, c'est un échec. » Et Julie Hammett acquiesce. BFM-TV, ou le grand bain réactionnaire.
Accusés d'avoir « détourné » le mouvement et de semer le « chaos », invités à se positionner par rapport aux déclarations de l'extrême droite, les soutiens de la mobilisation sociale font également les frais des pires dispositifs médiatiques, très souvent seuls face à tout un plateau hostile. Ce fut particulièrement spectaculaire dans le cas de Denis Gravouil, délégué confédéral CGT, reçu dans l'émission « BFM Grand soir » (10/09). À ses côtés : l'ancien policier devenu chroniqueur télé Bruno Pomart, l'ancien patron du Medef Geoffroy Roux de Bézieux, les deux éditorialistes libéraux Hedwige Chevrillon (BFM Business) et Jean-Marc Sylvestre (Atlantico), Bruno Jeudy, directeur de La Tribune Dimanche, et la journaliste-présentatrice Julie Hammett. Six contre un : le pluralisme est assuré ! Au total, sur les 27 minutes qu'il passera en plateau, Denis Gravouil n'aura la parole que 5 minutes et 30 secondes, la plupart du temps recouvert par un brouhaha de protestation. Un bilan à comparer aux 9 minutes laissées à Geoffroy Roux de Bézieux, écouté dans un silence de cathédrale et relancé par la présentatrice quand il avance l'idée d'augmenter « l'intéressement et la participation » des salariés dans l'entreprise – chose qui ne sera pas faite lorsque Denis Gravouil proposera plutôt « d'augmenter les salaires ».
Las… Pour les responsables syndicaux, l'herbe n'est pas plus verte ailleurs sur le PAF. Pas même sur le service public, comme en témoigne le plateau sur lequel intervient la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, en deuxième partie de l'émission « L'Événement » (France 2, 11/09). Face à elle, cinq commentateurs plus habitués aux plateaux TV qu'au monde ouvrier. L'inénarrable Franz-Olivier Giesbert, l'omniprésent Jérôme Fourquet (Ifop) ; la directrice éditoriale de l'Institut (patronal) Montaigne, Blanche Léridon ; Ève Szeftel, récemment placée à la tête de Marianne par Denis Olivennes ; et, last but not least, le médiatique Antoine Foucher, à la tête d'un cabinet de conseil en tant que « spécialiste des questions sociales » après avoir été – défense de rire… directeur de cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud, entre 2017 et 2020. Le tout sous le haut patronage de Caroline Roux, qu'on ne pourra jamais soupçonner de faire pencher le curseur d'un plateau vers la gauche. Bilan des courses ? Six contre un, et bis repetita : entre les injonctions de Caroline Roux à « trouve[r] des compromis » ou « amorcer des discussions » avec le nouveau Premier ministre Sébastien Lecornu et les interruptions d'un Giesbert au sommet de sa forme (et de sa morgue), les prises de parole de Sophie Binet furent non seulement de courte durée, mais aussi passablement chahutées.
Dépeints sur toutes les télés et dans la plupart des journaux en « ingénieurs du chaos », les soutiens politiques et syndicaux du mouvement social n'auront eu que peu d'espace pour contrebalancer a posteriori un traitement journalistique déjà très défavorable à la mobilisation du 10 septembre. Le dispositif médiatique déployé en amont s'est refermé sur lui-même en aval, comme un piège, par de longues séances d'interrogatoires centrées sur les enjeux sécuritaires. Un traitement qui participe, de fait, à une vaste tentative d'étouffement de la contestation, en complicité avec le pouvoir.
Pauline Perrenot et Jérémie Younes
[1] « Les méthodes d'action doivent être non violentes, pacifiques. Ne faites rien d'autre que des choses qui soient maîtrisées et calmes », déclarait par exemple Jean-Luc Mélenchon au 20h de France 2 (8/09).