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24.09.2025 à 17:04

Drapeaux palestiniens : Franceinfo fait du CNews

Pauline Perrenot
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Texte intégral (2384 mots)

Alors que l'État d'Israël poursuit sans relâche le génocide des Palestiniens, on se prend naïvement à espérer, chaque jour, un sursaut de la part des grands médias français. Mais chaque jour, l'éditocratie (ré)invente mille et une manières d'aggraver son cas. (Nouveau) naufrage sur Franceinfo.

« Palestine : le drapeau de la discorde » (22/09) ; « Drapeaux palestiniens : la querelle des frontons » (22/09) ; « Drapeau palestinien sur les mairies, pour ou contre ? » (20/09) ; « État palestinien : les drapeaux de la discorde » (16/09)… : depuis l'appel d'Olivier Faure à pavoiser le drapeau palestinien sur les mairies en symbole de la reconnaissance de l'État de Palestine par la France, Franceinfo multiplie les plateaux de bavardage sur le sujet, légitimant l'un de ces faux débats dont raffole « l'info en continu », omniprésent au point de constituer la « polémique » (médiatico-politique) du moment.

Comme ailleurs dans l'audiovisuel, le temps d'antenne qu'elle occupe – au détriment de l'information sur le génocide en Palestine –, et l'énergie que lui consacrent les toutologues de tout poil – inversement proportionnelle à celle qu'ils dépensent pour condamner les crimes de l'État d'Israël – sont un symptôme. Cette hiérarchie à front renversé nous dit-elle tout ce que l'on a à savoir de l'état du débat public et de la déchéance professionnelle de ses principaux « animateurs » ? Oui… et non, puisqu'à ces faux débats répondent naturellement de vraies outrances. Le 22 septembre, l'émission « L'info s'éclaire » de Franceinfo était là pour nous rappeler que CNews compte de vaillants compétiteurs en la matière.

Acte 1 – « Forcer les populations sur place à applaudir le drapeau israélien »

De nombreuses caméras sont braquées sur la mairie de Saint-Denis (93) lors du lever de drapeau palestinien, hissé sur le fronton sous les applaudissements d'Olivier Faure et de l'équipe municipale. Alors que ces images défilent en arrière-plan du plateau, le présentateur Axel de Tarlé tique d'emblée : « Y a pas le drapeau israélien. » Et de revendiquer son droit au « en même temps » – « Est-ce qu'on peut être l'un et l'autre ? » – déplorant « que de plus en plus on nous demande d'être l'un ou l'autre et de choisir notre camp. Et c'est ça qui est dramatique dans cette affaire ! » Alors que dans les jours et les semaines ayant suivi le 7 octobre 2023, des centaines puis des milliers de Palestiniens étaient déjà tués sous les bombes israéliennes, les commentateurs ne s'embarrassaient pas de telles considérations, qui imposaient alors d'être dans un (et un seul) camp. Reste cette idée de sujet pour une prochaine émission d'Axel de Tarlé : à quand le drapeau russe aux côtés du drapeau ukrainien sur le fronton des mairies ?

Quelques minutes plus tard, le journaliste propose d'écouter un extrait du discours du maire PS de la ville, témoignant de sa « solidarité vis-à-vis des massacres en cours » à Gaza. C'est alors que l'éditorialiste Gilles Bornstein peine à contenir l'agacement que lui inspire la vue du drapeau palestinien sur la mairie de Saint-Denis :

- Gilles Bornstein : On a entendu les applaudissements nourris quand le drapeau palestinien est monté [au fronton de la mairie]... J'aurais aimé qu'il [le maire Mathieu Hanotin] fasse applaudir les deux drapeaux. Parce que là, c'est évidemment très facile ! Là, il est devant son public, il fait applaudir le drapeau palestinien. […] Si on soutient la position de la France, c'est pas le drapeau palestinien pour le drapeau palestinien, c'est le drapeau palestinien pour une solution à deux États. Comme l'a dit Bernard Guetta [député européen macroniste et ancien journaliste sur France Inter, NDLR], et là je souscris : deux États, deux drapeaux. Le vrai courage aurait été de faire applaudir les deux drapeaux, de forcer les populations sur place à applaudir aussi le drapeau israélien et à montrer qu'elles ne sont pas pour une solution palestinienne mais pour une solution de coexistence, de cohabitation. Faire applaudir le drapeau israélien en même temps que le drapeau [palestinien].

- Axel de Tarlé : Passer de la discorde à la concorde.

- Gilles Bornstein : Passer de la discorde à la concorde parce que là, il dit, c'est pas une démarche de division, mais enfin… le seul drapeau hissé est le drapeau palestinien. Faire applaudir les deux drapeaux aurait vraiment été une démarche de concorde et j'insiste, obliger… enfin voilà… mettre les gens en demeure d'accorder leurs actes et leur parole et d'applaudir le drapeau israélien aussi.

- Valérie Lecasble (éditorialiste pour LeJournal.info) : C'est ce qu'a fait Karim Bouamrane qui est le maire [PS] de Saint-Ouen et effectivement, vous avez tout à fait raison, moi je suis d'accord là-dessus.

Dans l'air du temps, recueillant l'approbation générale du plateau, la tirade de Gilles Bornstein est symptomatique du prêt-à-penser médiatique glorifiant le faux « équilibre ». Elle recouvre également un racisme patent, qui s'exprime ici contre les habitants de Saint-Denis, éternel épouvantail médiatique. L'État d'Israël perpètre-t-il un génocide, encore dénoncé comme tel tout récemment par l'Association internationale des chercheurs sur le génocide et par une Commission d'enquête internationale indépendante de l'ONU ? Qu'à cela ne tienne ! Aux yeux de Gilles Bornstein, le « vrai courage » consiste à « applaudir aussi » le drapeau de cet État.

Non content de ne pas dire un seul mot des Palestiniens et de la situation à Gaza en cinquante minutes d'émission, l'éditorialiste prescrit à tour de bras. Il décrète quels symboles sont « acceptables » et quels autres ne le sont pas ; il définit la conduite « acceptable » qu'un maire se devrait d'adopter ; il décide des conditions « acceptables » et nécessaires à « la concorde » ; il spécifie, enfin, la (seule) manière « acceptable » de célébrer le drapeau palestinien : aligner cet hommage sur la politique gouvernementale de la dite « solution à deux États ». Soutenir la Palestine pour la Palestine ? C'est niet. Autant dire qu'avec Gilles Bornstein, le périmètre de la pensée autorisée est très restreint ! « Qui peut être contre cette solidarité ? » s'exclamait l'éditorialiste en réaction au « témoignage de solidarité » du maire de Saint-Denis. Gilles Bornstein n'est peut-être pas « contre », mais au vu de ses obsessions – et de ses œillères –, il offre une excellente illustration des vraies-fausses préoccupations de l'éditocratie à l'égard des Palestiniens de Gaza…

Acte 2 – « Vous savez qu'il y a 1 juif pour 10 musulmans en France […], ça veut dire que la population juive se sent agressée et c'est tout à fait normal »

Vient ensuite le cas de Valérie Lecasble – éditorialiste pour le média « LeJournal.info », créé en 2023 par l'illustre Laurent Joffrin. Cette dernière est invitée à commenter les gesticulations de Bruno Retailleau, qui, la veille, incitait les préfets à « saisir systématiquement la justice administrative » contre tout maire qui choisirait de dresser le drapeau palestinien (Le Monde, 21/09). Légitimant l'action du ministre, la journaliste avance trois phénomènes pour expliquer cette hostilité à l'affichage de drapeaux palestiniens dans l'espace public : « cette histoire du 7 octobre », « la présence en France de La France insoumise » – comprenne qui pourra ! –, mais aussi… « la démographie française ». C'est-à-dire ? « C'est-à-dire que les études le prouvent, on a de moins en moins d'enfants en France, mais la population qui est issue de l'immigration continue à avoir plus d'enfants que la population française. » Mais encore ?

- Valérie Lecasble : Ça veut dire que chez les jeunes, aujourd'hui, il y a une sorte d'identification…

- Axel de Tarlé : Alors… au risque d'essentialiser finalement, voilà, c'est-à-dire que chacun est renvoyé dans son camp selon ses origines…

- Valérie Lecasble : Mais c'est une catastrophe, on est tout à fait d'accord… La génération au-dessus qui était vraiment totalement intégrée et qui voulait être française… les gens voulaient être Français…

- Axel de Tarlé : On a une régression…

- Valérie Lecasble : On a une régression par rapport à ça.

- Axel de Tarlé : Identitaire.

- Valérie Lecasble : Une régression identitaire.

Franceinfo, ou CNews pour (et par) les nuls ? Et ce n'est pas terminé :

« Vous savez qu'il y a 1 juif pour 10 musulmans en France […], ça veut dire que la population juive se sent agressée et c'est tout à fait normal. » Valérie Lecasble, candidate au prix « Racisme » inter-médias ? Il faudra donc l'intervention de Gilles Bornstein pour mettre le holà, sans quoi rien ni personne ne semblait prêt à enrayer cette longue (et « naturelle ») dégringolade. Peinant à justifier ses propos, Valérie Lecasble répond à la remontrance en prétendant réagir… à un sondage (bidonné) de l'Ifop pour le Crif diffusé un peu plus tôt à l'antenne, et dont il était (abusivement) tiré que « 31% des 18-24 ans estiment "légitime de s'en prendre aux Français juifs, au nom du conflit en cours à Gaza" ». On imagine donc la chaîne de raisonnement – jeunesse - immigration - arabes - antisémites – qui s'est construite dans son esprit entretemps…

Comme à l'occasion de précédentes séquences sur la même chaîne, cette débâcle en dit au moins aussi long sur l'impensé raciste structurant les plateaux de télévision (et la plupart des commentateurs du « cercle de la raison ») que sur les ravages du journalisme de commentaire, où le grand n'importe quoi est devenu la norme de l'expression publique. En témoigne d'ailleurs le conducteur sans queue ni tête de cette première partie d'émission initialement consacrée… aux drapeaux palestiniens, où l'on aura entendu pêle-mêle des élucubrations concernant les visées stratégiques d'Olivier Faure, qualifié de « speedy Faure » par Gilles Bornstein parce que « c'est quand même pas facile d'aller plus vite que La France insoumise dans le soutien à la cause palestinienne » ; des louanges adressées à la mairie de Paris pour avoir projeté les deux drapeaux sur la tour Eiffel – « C'est très beau » (Axel de Tarlé) – ; des questionnements sur le « risque […] que des manifestations propalestiniennes dégénèrent et que ce drapeau palestinien soit le drapeau de la discorde » (Axel de Tarlé) ; la promotion d'une tribune parue dans Le Figaro (20/09) appelant Emmanuel Macron à ne pas « reconnaître un État palestinien sans conditions préalables » ; un reportage sur les universités et « ce climat dans lequel s'inscrit cette reconnaissance de l'État de Palestine, ce climat où les juifs de France peuvent parfois se sentir devenir des cibles » (Axel de Tarlé) ; quelques coups de boutoir contre LFI pour avoir « prononc[é] des phrases qui peuvent friser l'antisémitisme [sic] ou être interprétées comme telles » (Valérie Lecasble) ; des indignations quant à « l'importation de ce conflit israélo-palestinien sur nos terres… euh… en France » (Axel de Tarlé) ; mais aussi une revendication de « pédagogie sur la conception française de la laïcité » notamment pour « les plus jeunes » (Frédéric Micheau), précédée d'un grand gloubi-boulga où se sont entremêlés drapeaux palestiniens, « montée du fait religieux » et « manifestation en soutien à Charlie Kirk » :

Axel de Tarlé : Jean-François Colosimo, le spécialiste des religions, dit "il n'y a rien de tel pour cimenter une population que de mettre un peu de religion là-dedans". C'est ce à quoi on assiste, au fond ? Chacun est renvoyé à son camp ? Renvoyé à sa religion… et le monde est plus simple ?

Rideau.

***

Raconter n'importe quoi, H24 : tel semble être le projet de Franceinfo avec de telles émissions de commentaire. Diffusée deux fois par jour sur la chaîne publique low cost, « L'info s'éclaire » consacre le règne des toutologues et la mort de l'information, rivalisant ici avec ses concurrentes dans la course au talk-show le plus réactionnaire… et le plus en pointe dans la déshumanisation des Palestiniens. Dommage que l'émission n'ait attiré l'attention ni de la rédaction, ni des syndicats… et encore moins de la direction. « Palestine : le drapeau de la discorde ? » titrait tout du long le bandeau de la chaîne. Bientôt « Franceinfo : le média du déshonneur » ?

Pauline Perrenot

23.09.2025 à 18:00

Thierry Cotillard, nouveau patron préféré des médias ?

Jérémie Younes
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« Un baromètre de l'état d'esprit des Français. »

- Journalistes et patrons /
Texte intégral (2158 mots)

Construction médiatique du nouveau Michel-Edouard Leclerc, étude de cas.

Dans les grands médias, l'ordre capitaliste et le catéchisme libéral s'incarnent à travers des figures patronales. Le modèle en la matière est bien entendu Michel-Édouard Leclerc. « C'est le roi de la comm' ! Il sature l'espace médiatique ! Il est partout ! », s'exclamait Aurélie Casse dans « C à vous » (France 5, 22/05). Grand patron « préféré des Français », descendant d'une grande lignée d'entrepreneurs, défenseur du « pouvoir d'achat », spécialiste de « la consommation », il est l'incarnation de ces « dirigeants à visage humain » qui, une fois installés comme tels dans le paysage médiatique, occupent un espace démesuré et tiennent le rôle de « bon client ». Un recours accessible et « prestigieux » pour les journalistes, qui leur tendent volontiers le micro sur l'inflation, l'Ukraine, le déficit, les retraites, mais aussi les mouvements sociaux, l'intelligence artificielle, les vacances des Français… et ainsi de suite, réussissant le tour de force de convertir les tenants de l'ordre économique en « témoins neutres » de la société française !

« Avec vos 800 magasins un peu partout en France, vous êtes un des meilleurs points d'observation de la consommation des Français. Alors justement, comment vous les trouvez les Français en cette rentrée 2025 […] ? », demandait ainsi Léa Salamé à Michel-Édouard Leclerc en clôture de son 20h inaugural, après avoir qualifié ce dernier de « grand patron emblématique »… si ce n'est « l'un des plus emblématiques » ! La construction médiatique et hagiographique de l'héritier Leclerc et de sa « belle entreprise familiale » a atteint des proportions telles qu'il n'est pas rare de voir la presse se demander : « Présidentielle 2027 : Michel-Édouard Leclerc bientôt candidat ? » (Ouest-France, 20/05) ; « 2027, un patron à l'Élysée : et si c'était Michel-Édouard Leclerc ? » (France 5, 22/05) ; « "Je suis disponible pour la nation" : Michel-Édouard Leclerc candidat en 2027 ? Qu'en pensent les Français ? » (BFM-TV, 14/02) Voilà pour le maître…

Cotillard mania dans les médias

… au tour de l'élève. À la faveur des mêmes procédés journalistiques, le patron du groupe Mousquetaires (Intermarché), Thierry Cotillard, parade en ce moment sur les plateaux. Au cours des dernières semaines, on l'aura vu ou entendu sur TF1, RMC, BFM Business, Radio Classique, mais aussi dans Le Figaro, Capital, Sud Ouest, sur France Inter, dans l'émission « C à vous » (France 5)… et même dans le journal L'Équipe. Les journalistes parlent également de lui en son absence, certaines de ses déclarations faisant l'objet de reprises dans la presse, comme ce 8 septembre, quand il s'inquiète de la mobilisation « Bloquons tout »… L'occasion d'une dépêche AFP – « Le patron d'Intermarché a renforcé ses stocks par "crainte" des actions » (8/09) –, reprise de Libération aux Échos, lesquels redoublent encore la portée du message de ce patron déjà omniprésent sur les antennes.

Ainsi donc, les procédés qui ont été utilisés pour élever Michel-Édouard Leclerc au rang d'égérie du patronat sont aujourd'hui décalqués pour fabriquer la stature – et le capital médiatique – de Thierry Cotillard. Ce n'est pas un hasard : Michel-Edouard Leclerc est le « mentor » de Thierry Cotillard, apprend-on dans un portrait particulièrement élogieux du patron d'Intermarché publié par le magazine professionnel LSA Conso (25/12/2024), qui dépeint Cotillard comme un « homme pressé », désormais « habitué des médias », « qui sait embarquer grâce à sa générosité communicationnelle ». Sic.

« Un baromètre de l'état d'esprit des Français »

Une « générosité » que France Inter souhaite naturellement partager avec les auditeurs ! C'est la rentrée des classes sur la « première radio de France » et Thierry Cotillard est l'invité de la matinale (3/09). La première question que lui adresse Benjamin Duhamel en dit long sur l'idée que se font les intervieweurs de ces acteurs économiques : « Comme patron d'une entreprise de grande distribution, plus de 3 000 points de vente, 160 000 collaborateurs, vous êtes comme un baromètre de l'état d'esprit des Français… Que voyez-vous chez les Français ? » Aux yeux de Benjamin Duhamel, Thierry Cotillard n'est pas le président d'un groupe qui affiche un chiffre d'affaires de 55,6 milliards d'euros en 2024, mais bien un « baromètre de l'état d'esprit des Français », un instrument fiable de mesure de « l'opinion », presque un sociologue. On retrouve là le procédé made in Leclerc : le patron exerçant dans un secteur de l'économie auquel « les-Français » sont confrontés quotidiennement – la grande distribution – il en devient par transitivité un « spécialiste des Français », à la « fibre sociale » qui plus est !

Alors que Leclerc a pris pour habitude de se faire passer pour le héros du pouvoir d'achat, Cotillard a quant à lui choisi la carte de « la précarité étudiante » et ne manque pas une occasion de le rappeler devant des journalistes conquis. Mais comme tout patron « télé » qui se respecte, Thierry Cotillard suit surtout le sens du vent (médiatique) : en février, au salon de l'agriculture, il lançait en grande pompe avec l'animatrice Karine Le Marchand et d'autres géants de la distribution une opération commerciale pour « soutenir les agriculteurs », intitulée « L'amour est tout près ». Invité sur le plateau de « Quelle Époque ! » (France 2, 8/03) pour parler de cet « engagement », Thierry Cotillard était reçu avec tous les égards par Léa Salamé : « Pourquoi vous avez dit oui [à Karine Le Marchand] ? Pourquoi vous vous êtes engagé ? » Léa Salamé se demandera tout de même s'il ne s'agit pas d'une « opération de comm' », mais ne poussera pas jusqu'à se demander s'il est bien décent de faire passer un patron de la grande distribution pour un homme « engagé » contre la précarité des agriculteurs.

Car bien entendu, cette (fine) couche de vernis social résiste mal aux (rares) incartades que s'autorisent les intervieweurs : « Au cœur des débats Thierry Cotillard, il y a la question de la contribution des plus aisés à l'effort national […]. Est-ce que vous dites "on est prêts à faire un effort" ? », demande par exemple Duhamel sur France Inter. Cotillard le stoppe : « Écoutez, je crois que nous sommes tous prêts à faire des efforts mais franchement y'en a marre, y'en a marre de penser que la solution, c'est soit un impôt soit une taxe, parce qu'on fait partie des pays qui sont les plus taxés. Et puis, ça suffit ce concours Lépine de la nouvelle taxe ! » Et le président des Mousquetaires d'enfiler les poncifs patronaux, à l'image du patron du Medef, depuis la « surrèglementation » jusqu'aux « surcouches administratives ». Tout est en ordre.

« Faut-il un patron au pouvoir ? »

« Alors moi, je ne suis pas au Medef », s'esclaffe-t-il pourtant sur le plateau de « C à vous », alors que l'éditorialiste Yaël Goosz regrette que le patronat « dans son ensemble » n'ait fait « aucun compromis » lors du conclave des retraites, ce « qui aurait pu donner de l'air à ce gouvernement Bayrou ». Nous sommes le 5 septembre, la chute du Premier ministre est annoncée dans les jours qui viennent, et le journaliste Mohamed Bouhafsi organise un plateau sur la crise politique et « les-Français » qui « se serrent » conséquemment « la ceinture ». Choisi dans le rôle du petit père de la nation, Thierry Cotillard récite son imitation de Michel-Édouard Leclerc en adoptant un langage familier, censé, on l'imagine, le rapprocher « des-Français » ou de l'image qu'il s'en fait : « Le seul pays qui est planté, c'est la France. Et c'est là où j'ai envie de dire vulgairement "T'as les boules" […]. On n'a pas cette culture du compromis, chacun reste sur ses positions jusqu'à bloquer le pays. » La journaliste Amandine Bégot reconnaît là le discours de « stabilité » et de « compromis » si cher au petit monde médiatique. D'où cette question, tout à fait caractéristique de la fascination journalistique pour le patronat : « Faut-il un patron au pouvoir ? »

- Amandine Bégot : Près de 40% des Français veulent un Premier ministre apolitique ! Thierry Cotillard, est-ce qu'un grand patron ferait mieux ?

- Thierry Cotillard : C'est un raccourci, je sais qu'un de mes confrères pourrait être candidat…

- Amandine Bégot : On parle souvent de Michel-Édouard Leclerc, régulièrement les Français…

- Thierry Cotillard : Écoutez, je crois que c'est un autre exercice, mais une chose dont je suis sûr, c'est qu'on n'a pas assez de mixité entre les politiques […] et le monde de l'entreprise.

En 2024 déjà, Jean-Michel Aphatie lui jouait le même air : « Vous allez finir ministre. » (« Quotidien », TMC, 10/01/24) Quant à Michel-Édouard Leclerc, trois mois plus tôt, « C à vous » se posait la même question à son sujet – « 2027 : un patron à l'Élysée ? » – et la chroniqueuse Émilie Tran Nguyen jouait déjà la partition avec entrain : « Quand on regarde les sondages, [il] y a 66% des Français qui feraient plus confiance à un chef d'entreprise pour réformer la France. [Il] y a même un sondage qui dit que les Français font plus confiance à Michel-Édouard Leclerc qu'à Jean-Luc Mélenchon pour faire des propositions efficaces pour la France ! »

***

Entre fin août et mi-septembre, Thierry Cotillard a en tout cas bénéficié de la surface médiatique d'un homme politique de premier plan : matinales, grands entretiens en prime time, interviews dans la presse régionale, nationale, économique et même sportive… Il a pu donner son avis sur l'abaissement de la note de la dette publique de la France, « l'état d'esprit des Français », le mouvement « Bloquons tout », l'inflation, la précarité étudiante, l'instabilité politique ou encore sa stratégie de sponsoring du football et du rugby ! Comme toute parole émanant d'un acteur dominant dans le champ économique, les déclarations d'un grand patron sont extrêmement valorisées par les journalistes, qui leur confèrent une forme d'autorité et d'expertise incontestable. Au point que l'éditocratie, lassée de l'instabilité politique et ivre de bavardages insensés, envisage aujourd'hui l'un d'entre eux à la tête du pays, comme elle jetait hier son dévolu sur un ex-chef d'état-major des armées pour y rétablir l'ordre… Grâce à cette complicité médiatique, et en appliquant le manuel de son « mentor », Thierry Cotillard a pu, en 15 jours, être tout à la fois un chef d'entreprise « engagé », un « baromètre » de l'opinion des Français, et un fervent défenseur médiatique des intérêts de sa classe.

Jérémie Younes

22.09.2025 à 10:36

Les résistants de la 25e heure au chevet de « l'âme d'Israël »

Pauline Perrenot
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Texte intégral (6142 mots)

Les « débats » actuels sur « l'isolement », « l'image » et la « crédibilité » d'Israël ne sont pas sans rappeler une séquence médiatique structurante dans le développement de ce type de cadrage, qui polarise une grande partie de l'agenda. Au printemps 2025, tandis que le gouvernement français formulait quelques remontrances de façade à l'égard du gouvernement israélien, un certain nombre d'intellectuels et de personnalités se sont exprimés, en tant que juifs et juives, contre la politique de Benyamin Netanyahou. Encensées et largement amplifiées par les grands médias, ces prises de position eurent beau témoigner d'une désolation morale devant les massacres de Palestiniens, elles n'en ont pas moins assuré la continuité du cadrage politique imposé au lendemain du 7 octobre 2023, parfois au gré d'une réécriture frauduleuse de l'histoire, toujours en vue de la sauvegarde de « l'image » ou de « l'âme » de l'État d'Israël. Ou comment assurer la reproduction du (même) récit dominant et la reconduction du (même) monopole de la parole… en prétendant faire état d'un « changement ». Retour sur une séquence loin d'être achevée.

Le 10 mai 2025, sous les projecteurs et la bande-son haletante de « Quelle époque ! » (France 2), Léa Salamé livre une introduction que tout étudiant en journalisme se devrait d'étudier pour mesurer la puissance de deux pouvoirs fondamentaux des médias : le pouvoir d'agenda et le pouvoir de consécration.

Léa Salamé : On en vient maintenant à un sujet qu'on ne pouvait pas ne pas traiter cette semaine. Deux femmes puissantes, deux femmes influentes ont pris la parole en fin de semaine. Deux femmes dont la voix compte en France et dans la communauté juive. Anne Sinclair et Delphine Horvilleur ont écrit chacune un texte fort alors que la situation n'a jamais été aussi critique à Gaza.

Cette mise en scène d'une actualité subitement présentée comme incontournable ne saurait faire oublier qu'à l'antenne de « Quelle époque ! », Gaza a surtout été un non-sujet, largement laissé hors-champ au cours des deux années passées. Aux arguties de la présentatrice affirmant « ne pas pouvoir ne pas traiter » le sujet en cette semaine de mai 2025, on opposera que la rédaction a très bien pu ne pas le traiter pendant de trop nombreux mois : à titre d'exemple, la précédente émission abordant Gaza remonte au 24 novembre 2024… soit 5 mois plus tôt.

« Les voix qui comptent »… et les distinctions sélectives

Que nous vaut cette soudaine préoccupation ? Deux textes publiés [1] respectivement par la journaliste Anne Sinclair et l'écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur, lesquelles ne sont pas en plateau ce jour-là. Leur médiatisation, confie Léa Salamé, s'explique du fait de la notoriété de leurs autrices, immédiatement qualifiées de « voix qui comptent en France et dans la communauté juive », et dont la parole est perçue, construite et légitimée comme un « événement » à part entière, d'une importance telle qu'il provoque un retour de Gaza à l'agenda après des mois de trou noir. Parcourir les précédentes émissions à la lumière d'un tel précepte nous renseigne donc sur les (rares) « voix qui ont compté » aux yeux de la rédaction, autant que sur les (nombreuses) voix qui à l'évidence ne comptent pour rien… et ont été par conséquent mises en sourdine. Sans surprise, le tableau général de l'émission se distingue par l'exclusion quasi systématique des collectifs, partis et personnalités qui, au cours des vingt mois précédents, ont porté avec constance les appels au cessez-le-feu, les recommandations des instances de la justice internationale, les demandes de sanctions contre Israël et les manifestations de solidarité concrète avec le peuple palestinien.

Sans doute leur parole était-elle moins digne d'intérêt que le « texte fort » des deux personnalités célébrées par Léa Salamé… Alors que nous disent-elles ?

Léa Salamé : Anne Sinclair a écrit sur son compte Instagram il y a deux jours : « Nous sommes meurtris, déchirés par l'action que mène le gouvernement israélien à Gaza. [Léa Salamé effectue ici une large coupe non signalée par rapport au texte originel, NDLR.] Les Juifs n'affament pas les enfants. Les Juifs ont trop souffert pour ne pas supporter qu'on fasse du mal en leur nom. » La rabbine Delphine Horvilleur a elle aussi pris la parole dans la revue Tenoua pour dire stop à la politique israélienne de Netanyahou. Je la cite : « C'est précisément par amour d'Israël que je parle aujourd'hui. Par la force de ce qui me relie à ce pays qui m'est si proche, et où vivent tant de mes proches [« prochains », dans le texte originel, NDLR]. Par la douleur de le voir s'égarer dans une déroute politique et une faillite morale. Par la tragédie endurée par les Gazaouis, et le traumatisme de toute une région. »

Par un savant procédé de sélection, Léa Salamé choisit de mettre en relief les propos qui, au sein des deux textes en question, sont susceptibles d'incarner au mieux la compassion morale des deux autrices à l'égard des Palestiniens de Gaza : un angle compatible avec le cadrage médiatique « humanitaire » de la question palestinienne tel que toléré à l'instant T, qui valut accessoirement à de nombreuses voix l'excommunication médiatique durant des mois après le 7 octobre 2023. Sauf que les deux autrices sont loin de ne dire que ça…

Anne Sinclair, notamment, écrit dès la deuxième phrase de son post Instagram que « la légitimité de cette guerre après le 7 octobre n'est pas à remettre en cause », tout en prenant un soin extrême à dédouaner l'État d'Israël, en pointant la « responsabilité absolue » du Hamas « pour le mal qu'il fait à la population palestinienne en la gardant en otage et en l'exposant à sa place aux bombes et à la guerre qu'il aurait pu arrêter », et en bornant ses critiques à la seule « forme des actions que mène l'armée israélienne à Gaza à la demande du gouvernement de Netanyahou ». Quant à Delphine Horvilleur, elle prend garde à ne jamais nommer, elle non plus, les crimes d'Israël pour ce qu'ils sont. Et pour cause, tant le cœur du texte ne porte pas tant sur le génocide en lui-même que sur son influence délétère sur le destin de l'État d'Israël, que Delphine Horvilleur « appel[le] à un sursaut de conscience ».

On voit donc combien ces deux textes en disent in fine beaucoup plus long que ce que Léa Salamé veut bien en montrer dans son introduction : par ses choix sélectifs confinant à une désinformation par omission, la présentatrice rend visible leur versant « humanitaire » pour mieux passer sous silence leur portée fondamentalement politique, laquelle non seulement ne contrevient en rien au récit médiatico-politique dominant édicté au lendemain du 7 octobre 2023, mais permet en outre d'en assurer la continuité acceptable sous une bannière « morale ».

Encenser les censeurs : à propos des « injonctions au silence »

Disqualifiées ou ignorées dans les médias les plus extrême droitiers assumant une ligne de soutien inconditionnel à l'État d'Israël – pour lesquels une « simple » compassion humanitaire à l'endroit des Palestiniens équivaut déjà à soutenir le Hamas… –, ces prises de position ont été très largement célébrées au sein des médias « respectables ». L'AFP publie une dépêche à succès sur « l'événement » ; Le Monde valorise ces « personnalités de la communauté juive française qui prennent position pour dénoncer la situation » (12/05) et le 9 mai, Libération publie coup sur coup deux articles pour applaudir le « réveil salutaire d'Anne Sinclair et Delphine Horvilleur » et mettre en valeur la première, qui « sort du silence pour dénoncer la "faillite morale d'Israël" ». Aucune critique substantielle ne leur est adressée, hormis « une faute intellectuelle » consistant, écrit Thomas Legrand… à avoir « laissé à LFI le monopole de la radicalité de la critique des crimes d'Israël à Gaza et en Cisjordanie ». Il fallait oser, a fortiori quand on mesure la « radicalité » des critiques en question [2]... « [Elles] considèrent avec effroi que l'État hébreu "s'égare dans une déroute politique et une faillite morale". On ne saurait mieux dire », les félicite également L'Obs (15/05). « [L]eur colère » fait couler de l'encre jusque dans les pages du Midi Libre et de L'Indépendant (12/05), tandis que de France Info à France Culture en passant par France Inter, les journaux d'information les mettent à l'agenda – et à l'honneur –, France Inter saluant « de nouvelles voix [qui] s'élèvent pour dénoncer la situation humanitaire à Gaza, des voix influentes au sein de la communauté juive en France », parmi lesquelles Delphine Horvilleur, dont la journaliste soutient qu'« elle sort du silence ». (Journal de 13h, 9/05). « Elle a, pendant de longs mois, choisi la retenue », insiste Le Point (9/05).

Un storytelling qui reprend mot pour mot celui des deux autrices, s'essayant elles-mêmes à justifier le « silence » qui aurait jusque-là caractérisé leur posture. « Nous nous sommes tus car l'antisémitisme qui gagne du terrain, sous couvert d'antisionisme, nous a contraints à faire bloc face à ceux qui nous insultent et crient leur haine du juif », déclare Anne Sinclair. « J'ai censuré mes mots face à ceux qui trouvent des excuses à une déferlante antisémite "ici" au nom d'une justice absente "là‐bas" », écrit Delphine Horvilleur, l'audace prenant un tour particulièrement cavalier lorsqu'elle explique avoir « ressenti souvent cette injonction au silence ».

Mais de quel « silence » parle-t-on ? Et à propos de quoi ? Dès le 25 octobre 2023 par exemple, Horvilleur n'hésitait pas à faire la Une de L'Obs aux côtés de Kamel Daoud, où elle s'épanchait dans un entretien-fleuve pour affirmer que « cette guerre contre le Hamas est légitime », dire son accablement de ne « pas trouv[er] de voix palestinienne en France pour dénoncer le Hamas », son dégoût face aux « positions indignes de La France insoumise et sa rhétorique qui nourrit l'antisémitisme », déclarer « qu'on adore les juifs qui souffrent […] [m]ais dès qu'ils ont une armée, dès qu'on imagine une souveraineté juive, dans sa moralité et son immoralité que crée toute souveraineté, tout à coup, c'est insupportable », ou encore théoriser, comme d'autres commentateurs le firent par la suite, qu'« humainement, ce n'est quand même pas la même chose de se poser la question des dérives d'une armée et le fait que des gens soient entrés, maison par maison, dans des familles pour trucider des bébés et violer des femmes ».

Un « silence » pour le moins bavard donc, qui préfigura de nombreuses interventions médiatiques au cours des mois suivants, des écrits dans la revue qu'elle dirige, la publication d'un essai (chez Grasset), mais aussi quelques campagnes de calomnie contre l'humoriste Blanche Gardin [3], « les féministes d'ultra-gauche » [4] et le mouvement de solidarité, ou encore des appels à « purger le Nouveau Front populaire » visant « des gens » au sein de LFI qui, « à commencer par son leader, à commencer par bon nombre de ses sbires », « utilisent un langage de l'antisémitisme » et « sont tout aussi dangereux [que le RN] », tous deux porteurs de « valeurs abjectes et haineuses » (BFM-TV, 20/06/2024).

Quant à Anne Sinclair, elle eut elle aussi moult occasions de « sortir du silence », notamment lors de son passage dans « C à vous » (France 5), le 29 avril 2024, où elle déployait toute sa ferveur pour discréditer les étudiants mobilisés à Sciences Po en soutien de la Palestine – coupables de « cécité », d'« ignorance absolue » et de « méconnaissance totale de la mémoire historique » – ; mettre en doute le bilan des morts à Gaza [5] ; et enjoindre de ne pas « [mettre] en équivalence à la fois le massacre d'une barbarie sauvage qui a eu lieu le 7 octobre et une guerre. C'est une guerre, elle est cruelle, elle est dure, elle est violente, on a le droit de dire "assez", oui, peut-être, mais on ne met pas les deux en parallèle ». Sans oublier de calomnier toute position politique contraire à la sienne :

- Anne Sinclair : L'antisionisme aujourd'hui est la forme moderne de l'antisémitisme.

- Patrick Cohen : Tous les antisionistes ?

- Anne Sinclair : Tous les antisionistes.

- Patrick Cohen : Tous ?

- Anne Sinclair : Tous.

Autant d'exemples qui ne sauraient donc faire oublier que si « injonctions au silence » il y eut autour de la question palestinienne, celles-ci furent en réalité infligées de façon systématique aux Palestiniens et à leurs soutiens (réels ou supposés), au fil d'une longue séquence de diabolisation [6] – toujours en cours.

Anne Sinclair et Delphine Horvilleur y ont pris toute leur part, de même que le dessinateur Joann Sfar, auteur lui aussi d'un post Instagram salué par la presse incitant à ne pas « se taire face aux déplacements de populations forcés et au nettoyage ethnique qu'annonce le ministre Smotrich » (8/05). Ceci après s'être « fait une spécialité de la diffusion de fausses nouvelles concernant les acteurs et actrices du mouvement de solidarité avec la Palestine » au cours des vingt mois précédents, mais également de grossières « approximations, contre-vérités et mensonges concernant l'histoire, l'actualité et les répercussions en France du conflit opposant Israël — et avant lui le mouvement sioniste — aux Palestiniens », ainsi que le détaille par le menu son portrait paru sur Blast.

Mais qu'importe aux grandes consciences du journalisme : « Il faut saluer cette prise de parole importante », décrète par exemple Thomas Legrand dans Libération (9/05) à propos de Delphine Horvilleur. Ainsi vont les bâtisseurs du discours dominant, et ainsi se construit son hégémonie : prescrire l'amnésie et sommer que l'on entende ces voix, ici et maintenant. Celles qui ont participé à étouffer les contre-courants minorisés. Celles dont on doit retenir le nom. Celles dont on fait pour cela les gros titres. Celles que « la raison » commande d'applaudir. Celles dont les grands pontes du journalisme « ne peuvent pas ne pas parler », quand il leur fut pourtant si facile d'en piétiner ou d'en ignorer tant d'autres. Loin d'avoir accompagné une quelconque « sortie du silence », cette séquence de médiatisation ne fait donc ni plus ni moins que consacrer les acteurs que les grandes rédactions consacraient déjà hier… sur le dos des acteurs qu'elles invisibilisaient ou stigmatisaient déjà hier, et dont la parole reste confisquée.

À ce titre, la marginalisation – ou la censure pure et simple – des personnalités juives et des collectifs juifs critiques d'Israël au cours des vingt mois qui ont précédé rendent d'autant plus problématique la référence médiatique constante à « la communauté juive » au cours de cette séquence. Dans la bouche de journalistes n'ayant eu de cesse d'accuser l'opposition politique de gauche d'une prétendue « essentialisation des juifs », une telle rhétorique ne manque décidemment pas de sel, tant elle laisse à penser qu'aucune voix juive n'avait jusqu'à présent critiqué Israël. Aucune voix juive… ou aucune voix juive telle que les tolère, à l'évidence, un espace médiatique qui ignore toute critique d'Israël jugée trop « radicale », l'assimile à de l'antisémitisme et exclut catégoriquement l'antisionisme du périmètre de l'acceptable et du dicible [7] ?

« Sauver l'âme d'Israël » : déviations et re-polarisation du débat public

Tout au long du mois de mai, à la faveur des mêmes angles morts et du même effet de consécration, cette séquence de médiatisation a pris de l'ampleur et s'est étendue à d'autres figures publiques. « Comment critiquer un État en guerre sans nourrir l'antisémitisme ambiant ? » s'interroge par exemple Le Figaro (27/05), qui titre sur « les tourments de la communauté juive française » en affichant les portraits de Delphine Horvilleur et de quatre hommes publics qui se sont distingués par leurs interventions constantes en défense de l'État d'Israël – le grand rabbin Haïm Korsia, au centre du visuel du Figaro ci-dessous, ayant par exemple déclaré sur BFM-TV (26/08/24) n'avoir « absolument pas à rougir de ce qu'Israël fait dans la façon de mener les combats » à Gaza, avant de poursuivre : « Tout le monde serait bien content qu'Israël finisse le boulot et qu'on puisse construire une paix enfin au Proche-Orient. » [8]. Quant au président du Crif, Yonathan Arfi, il suffit de parcourir son interview dans Le Parisien du 16 juin dernier – où il figure à la Une –, pour mesurer l'inflexibilité de son positionnement en « soutien à Israël dans son droit à se défendre face à des menaces existentielles ».

Pour caricatural qu'il soit, le cadrage du Figaro n'en reflète pas moins une certaine polarisation du débat public autour du « destin d'Israël », tant se sont multipliées à cette période les déclarations sensiblement identiques à celle de Delphine Horvilleur et d'Anne Sinclair, dont la presse s'est fait la (vaste) chambre d'écho. Le 8 mai, L'Express publie ainsi la tribune de l'historien Marc Knobel intitulée « Face à la radicalisation d'Israël, les juifs ne peuvent plus se taire », lequel sera également signataire d'un article sur le site de Bernard-Henri Lévy – « Prendre la parole juive dans la tempête : Gaza, le Hamas, Israël et la responsabilité de dire » (La Règle du jeu, 13/05) – avant d'être interviewé par La Croix : « Gaza : "Le danger est réel de voir s'approfondir une fracture dans le judaïsme" » (16/05). Entre-temps, La Tribune dimanche médiatise un collectif d'intellectuels « révoltés par le sort fait aux Palestiniens, inquiets pour l'âme d'Israël » (11/05) –, dont l'appel trouve un large écho médiatique. Dans la même veine, Les Échos diffusent un texte du « géopolitologue » Dominique Moïsi – « Gaza : le suicide moral d'Israël » (16/05) – également très remarqué, et quelques jours plus tard (4/06), Le Monde publie une tribune de l'ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert [9]. Titrée « Israël commet bien des crimes de guerre à Gaza », il faut la lire en entier pour comprendre que l'appréciation ne vaut que « depuis quelques semaines » seulement : « J'ai toujours affirmé avec force, écrit-il, qu'Israël ne commettait pas de crimes de guerre à Gaza. Car si l'ampleur des pertes humaines était terrible, aucun responsable du gouvernement n'avait cependant donné l'ordre de s'en prendre aux civils de Gaza, sans discernement. » Des déclarations qui lui vaudront d'être interviewé dans la matinale de France Inter (10/06), à l'antenne de RFI et dans les pages du Dauphiné Libéré (11/06), mais aussi sur France 24 (12/06) ou dans L'Express (17/06).

Critiques du gouvernement israélien – quoique avec des nuances –, sensibles à la souffrance des Palestiniens de Gaza – quoique sur des registres différents –, ces prises de position ont en commun de reprendre la problématique à deux faces telle que la résumait Thomas Legrand dans Libération (9/05) : « Que faire pour que cesse le massacre et pour empêcher Netanyahou de continuer à dénaturer Israël ? » La première partie ne semblant jamais auto-suffisante, elle va toujours de pair avec la seconde, tantôt motivée par la crainte que se dégrade « l'image » d'Israël à l'international, tantôt que se « dénaturent » ce qui constituerait son « âme originelle » et « les promesses qui furent celles de ses pères fondateurs », selon les mots du rédacteur en chef de La Dépêche, Jean-Claude Souléry, auteur d'un éditorial exprimant le souhait de « retrouver enfin Israël dans le concert des nations » (27/05).

En pleine guerre génocidaire, alors que l'existence même d'une question nationale palestinienne est en jeu, ces prises de position réorientent pour partie – si ce n'est majoritairement – le cadrage du débat autour d'Israël – et d'une « menace existentielle » –, continuant de ce fait d'entretenir la déshumanisation des Palestiniens, la relégation de leur parole [10]... et l'invisibilisation de leur mémoire, en particulier celle du nettoyage ethnique de 1947-1949 – la Nakba [11]. Nombre de commentateurs ont en outre produit un nouveau discours « auto-justificateur » permettant de réhabiliter d'une pierre deux coups « l'âme d'Israël » et la continuité du récit dominant imposé au lendemain du 7 octobre 2023 : se jouerait actuellement à Gaza une « deuxième guerre » qui, contrairement à « la première », n'est pas légitime, témoigne de la « dérive » de dirigeants « fanatiques », et justifie désormais, et désormais seulement, que des voix protestent contre. Tous, cependant, ne s'accordent pas sur « le commencement » de cette « nouvelle guerre », la plupart évoquant mars 2025, après qu'Israël a rompu le « cessez-le-feu », là où d'autres l'inaugurent plutôt en mai 2025…

Les « deux guerres » de Gaza, ou la réécriture de l'histoire « en train de se faire »

« À partir de mars 2025, cette guerre n'est pas acceptable, n'est pas légitime dans l'État d'Israël », déclare ainsi l'ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert à l'antenne de France Inter, le 10 juin 2025, sans aucune autre réaction de la part de la journaliste Sonia Devillers… qu'un assentiment : « C'est mars 2025, le changement ? Mars 2025. » Et tant pis pour les plus de 48 500 morts, dont plus de 13 300 enfants, (officiellement) recensés à Gaza [12] à cette période, lesquels ont pu une nouvelle fois être qualifiés de simple « dégât collatéral » en toute quiétude à l'antenne de la matinale la plus écoutée de France.

Loin d'être l'apanage de l'ancien Premier ministre israélien, cette petite musique des « deux guerres » circulait déjà au sein des grands médias depuis plusieurs semaines. Le 26 mai sur France Culture, la sociologue Eva Illouz déclare par exemple face à Guillaume Erner que « continuer la guerre semble aujourd'hui complètement illégitime et injustifié. Et on passe aujourd'hui d'une guerre d'autodéfense à une guerre de conquête ». Aucune réaction du journaliste. Le lendemain dans Challenges (27/05), le responsable de l'édito « Monde » affirme que « cette guerre défensive et existentielle s'est transformée en une guerre de conquête sans objectifs clairs sur l'état final recherché pour cette terre ravagée et exsangue », le tout corroboré par une citation de l'historien (et ancien ambassadeur d'Israël en France) Elie Barnavi : « La guerre de Gaza montre qu'une guerre juste peut se transformer en une guerre injuste. »

Le même jour sur LCI (27/05), on ne s'étonne pas de trouver le trio Pujadas-Fourest-Elkrief en pleine représentation, bien décidé à véhiculer le mot d'ordre de cette réécriture de l'histoire. Introduisant la chronique de la journaliste de Franc-Tireur, David Pujadas parle à deux reprises de « cette deuxième guerre de Gaza », laquelle « suscite effectivement et de façon quasi unanime, cette fois, la révolte et l'indignation ». Insistant lourdement sur l'expression, Caroline Fourest affirme partager « l'émotion légitime contre cette deuxième guerre de Gaza », sans avancer la moindre date de son « déclenchement », et tout en la disant « beaucoup trop longue, beaucoup trop meurtrière et insupportable » ou en parlant d'une « riposte qui n'a que trop duré et qui doit cesser ». Contradiction quand tu nous tiens ! Ruth Elkrief, enfin, souhaite s'assurer que le message est bien passé : « Cette deuxième guerre de Gaza est inacceptable, inadmissible, elle doit s'arrêter et il y a en Israël même des personnalités très fortes qui ont jeté des pavés dans la mare en dénonçant y compris l'activité, parfois, de l'armée israélienne, dans certains cas. » « Dans certains cas ».

On continue avec Libération (14/06), où le politiste médiatique Denis Charbit soutient que « la guerre légitime a été absorbée par une autre guerre, une nouvelle guerre d'occupation, de récupération de territoire, et ça, on ne peut pas laisser faire ». Même tonalité au Figaro (27/05) – qui nous apprend que « si le conflit a débuté il y a plus d'un an et demi, […] il a récemment changé de nature, et pas seulement de degré » –, mais aussi à l'antenne de « C ce soir », où dans l'émission du 26 mai titrée « Israël : vers un isolement inédit ? », le philosophe Gérard Bensussan entonne le leitmotiv, sans contradiction là encore :

Gérard Bensussan : Au fond, il y a eu deux guerres de Gaza. […] La guerre menée à la fin du mois d'octobre 2023 est une guerre d'autodéfense, dont la légitimité ne paraît pas contestable, même si c'est une guerre atroce. […] La guerre qui a été entamée en mars [2025] est une guerre, une opération complétement erratique, sans but de guerre précisé. Et donc on a une sorte de fuite en avant de ce gouvernement, une fuite en avant criminelle, qui est condamnable.

***

Singulière par son ampleur et l'effet de légitimation qui auréole les tenants de la parole publique en présence – intellectuels, « experts » et journalistes –, cette séquence médiatique est un cas d'école d'une réécriture de l'histoire « en train de se faire ». Polarisant l'attention autour du « destin » ou de « l'âme d'Israël », installant le récit d'une « dérive » soudaine de la « guerre à Gaza », elle assure la continuité du cadrage dominant édicté au lendemain du 7 octobre 2023. Trois nouveaux mythes ont alors vu le jour : 1/ Des personnalités influentes au sein de « la communauté juive » « sortent du silence » ; 2/ témoignent d'un « réveil » ou d'un « revirement » à propos des événements à Gaza ; 3/ où se joue dorénavant une « deuxième guerre » qui, contrairement à « la première », n'est pas légitime. Reconduisant le (même) monopole de la parole, les chefferies médiatiques enfoncent le clou de l'écrasement symbolique du mouvement de solidarité avec la Palestine dans le débat public : après des mois de maccarthysme (toujours en cours), elles accompagnent un nouveau renversement dans lequel les légitimateurs d'hier sont aujourd'hui célébrés comme les opposants-phare d'une même guerre génocidaire. La co-production du récit dominant donne alors toute sa mesure, qui détient le privilège de dire où et quand il est souhaitable que cette dernière s'arrête, aujourd'hui plutôt qu'hier ; de décréter quels acteurs sont légitimes pour le faire ; de formuler le contexte acceptable au sein duquel son histoire peut être racontée, et quel doit en être le commencement ; de sélectionner les termes permis ou proscrits ; de déterminer quelle position politique peut être valorisée, et quelles autres seront vouées à patauger dans les marges. Pour avoir raison d'une telle domination symbolique, restera alors à la charge des courants contestataires de faire valoir leurs voix hors des grands médias, contre les grands médias, comme ils y sont contraints depuis près de deux ans.

Pauline Perrenot


[1] Sur Instagram (8/05) pour la première et sur le site Tenoua (7/05) pour la seconde, un « média qui éclaire tous les sujets de bascule du débat public par le prisme de la pensée juive » selon sa présentation, et dont Delphine Horvilleur est la co-présidente.

[2] Le Monde (12/05) n'hésite pas à donner cours au même type d'outrance au moment d'expliquer que certaines personnalités ont tardé à parler de peur d'« alimenter […], la "nazification des juifs et d'Israël par La France insoumise", selon les mots d'Alain Finkielkraut »… complaisamment relayés par le quotidien de référence.

[3] Voir par exemple l'article de France Info (14/03/2024).

[4] « Delphine Horvilleur : "Israël ne peut pas se débarrasser de la question de la vulnérabilité" », Philosophie Magazine, 24/04/2024.

[5] Interrompant la journaliste Émilie Tran Nguyen qui mentionne 40 000 morts à Gaza, Anne Sinclair s'écrie : « 40 000… est-ce que vous êtes sûre de 40 000 ? »

[6] Lire « Maccarthysme médiatique », Médiacritiques n° 51, juillet-septembre 2024 et « Médias et Palestine », Médiacritiques n° 53, hiver 2025. Voir également « France. Dans les médias, la Palestine sans les Palestiniens », Orient XXI, 21/05.

[7] Rappelons tout de même que l'hebdomadaire du « cercle de la raison », Franc-Tireur, titrait à sa Une « Juifs mais pas trop » à propos du collectif juif antisioniste Tsedek ! (11/12/2024)

[9] Ancien ministre sous le gouvernement d'Ariel Sharon, il devint Premier ministre par intérim en janvier 2006 avant de lancer, quelques mois plus tard, l'offensive de l'armée israélienne au Liban.

[10] Une ligne que nous avions déjà mis en lumière au sein du Parisien, où se sont multipliées les publications sur Israël – « un pays déchiré » ; « les tourments d'un pays devenu paria », etc. –, reléguant les Palestiniens à l'arrière-plan.

[11] Voir notamment Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, La Fabrique, réed. 2024.

[12] Selon le rapport de l'OCHA paru fin février 2025, à date du 31 janvier 2025, 863 Palestiniens avaient par ailleurs été tués en Cisjordanie, entre autres exactions de l'armée et des colons.

9 / 10

 

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