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13.06.2025 à 14:04

Les images ne dorment jamais / Imago numquam dormit

L'Autre Quotidien
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À la Galerie Nathan Chiche, le dialogue entre Maria Adjovi et David Mbuyi prend corps dans un lieu déjà chargé de mémoire : une ancienne école dessinée par Jean Prouvé, lieu de transmission devenu aujourd’hui un territoire plastique et de révélation sensible. Dans cette architecture pensée pour l’éveil, leurs œuvres ouvrent un champ de perception, où la peinture devient à la fois langage, prière, et acte de présence.
Texte intégral (1461 mots)

À la Galerie Nathan Chiche, le dialogue entre Maria Adjovi et David Mbuyi prend corps dans un lieu déjà chargé de mémoire : une ancienne école dessinée par Jean Prouvé, lieu de transmission devenu aujourd’hui un territoire plastique et de révélation sensible. Dans cette architecture pensée pour l’éveil, leurs œuvres ouvrent un champ de perception, où la peinture devient à la fois langage, prière, et acte de présence.

Maria Adjovi, Devoir de promesse, 2025 Huile sur toile, 200 × 170 cm Courtesy of the artist & galerie Nathan Chiche

Elles réactivent, chacune à leur manière, des images disjointes : chez David Mbuyi, c’est le souvenir d’une image vue, photographiée, puis transfigurée par la peinture ; chez Maria Adjovi, ce sont les images du passé qui reviennent comme des figures persistantes de l’âme. Toutes deux nous rappellent, chacune à sa façon, que les images ne dorment jamais.

Deux voix picturales, distinctes mais secrètement accordées, interrogent ici ce qui demeure — le regard de l’enfance, les persistances de la mémoire, la survivance des formes. L’un explore le visible en mouvement, capte l’instant dans son élan, déplie la couleur comme une énergie vivante. L’autre sculpte l’invisible dans l’immobile, fait du visage un sanctuaire intérieur, et du regard une prière silencieuse.

Chez David Mbuyi, la peinture est traversée par un regard qui ne juge pas mais qui découvre, capte, saisit : un regard d’enfant, au sens fort du terme — c’est-à-dire un regard premier, vierge de tout préjugé, disponible à l’émerveillement comme à l’inquiétude. Il ne peint pas des souvenirs, il peint ce que l’œil a enregistré dans un éclair, comme une photographie intérieure. Les corps sont saisis dans leur mouvement, leur posture — jamais inertes. Ils habitent l’espace, le traversent, s’y fondent parfois. Ce sont des figures en devenir, tendues vers un monde qu’elles interrogent plus qu’elles ne dominent.

Le visage, une fois transposé sur la toile, n’est plus une figure arrêtée. Il s’élargit, vacille, se prolonge dans l’espace pictural. David Mbuyi introduit une dynamique où la surface semble incapable de contenir l’élan du sujet représenté. Il y a débordement, transgression, comme si le portrait cherchait à excéder son propre cadre. La peinture devient alors un lieu de réécriture de la mémoire visuelle. Ce que le regard a fixé, la main le recompose. Ce que l’objectif a saisi, le geste pictural le réactive. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman : « Voir, c’est toujours voir à travers. À travers le temps, à travers les gestes, à travers les pertes. » Chez David Mbuyi, la peinture opère précisément ce travail du regard à travers : à travers l’image initiale, à travers la mémoire, à travers la matière. Ce n’est pas la mémoire qui sommeille, c’est l’image qui veille.

Il construit une œuvre intensément habitée par la végétation — non pas en tant que décor, mais comme matrice. Les feuillages, les verts éclatants, les arborescences picturales se déploient dans ses toiles avec la vitalité d’un monde en germination. Chez lui, la nature est vivante, elle respire, elle s’élance. Elle ne cadre pas le sujet, elle en est l’extension. La végétation est mémoire et énergie, enracinement et expansion. La couleur, chez lui, est profusion. Elle ne s’applique pas : elle s’exprime. Les verts intenses, les rouges solaires, les jaunes presque liquides s’organisent dans une logique organique, non géométrique. Il y a dans ses toiles une sensation de flux : tout est traversé par une force vitale, une énergie fondatrice.

Maria Adjovi, en contrepoint parfait, installe sa peinture dans une lenteur rituelle. Ce n’est pas le mouvement qui l’intéresse, mais la vibration intérieure. Chaque portrait est une présence. Ce sont des visages qui ne s’offrent pas à la narration, mais à la méditation. Le regard qu’elle peint n’est pas descriptif, il est initiatique. Il renferme un secret, une mémoire, une blessure parfois. Et il nous regarde, non pas pour être vu, mais pour être reconnu.

Sa peinture est profondément spirituelle, mais jamais dogmatique. Elle puise dans une iconographie silencieuse, dans une intériorité mystique qui dépasse le religieux. Chaque toile devient une zone de recueillement. Les couleurs, d’abord vives, s’emplissent peu à peu d’opacité. Ce sont des couches, des voiles, des strates : comme si la lumière passait à travers une succession de peaux. Il y a là une densité qui n’est pas pesanteur, mais profondeur — un appel à la lenteur, à l’écoute, à l’introspection. Ces portraits nous fixent comme des vigies silencieuses, chargées d’un regard qui ne s’éteint jamais.

Chez Maria Adjovi, la figure maternelle est omniprésente, mais elle ne se donne jamais frontalement. Elle est dans la forme du visage, dans la texture de la peinture, dans le silence des yeux. Ce n’est pas une image, c’est une présence. La spiritualité chez elle n’est pas une posture : elle est l’espace même où s’élabore l’œuvre. Une spiritualité de la mémoire, de la transmission, du soin. Maria Adjovi ne peint pas pour représenter. Elle peint pour relier. « Je dis que l’identité s’ouvre dans la relation, non dans la solitude de l’être », écrivait Édouard Glissant. C’est dans cette poétique de la relation que s’inscrit son œuvre : une peinture qui parle aux absents, qui garde, qui veille.

Entre les deux artistes s’installe une conversation silencieuse, vibrante. Là où David Mbuyi explore les extériorités — les corps en tension, les paysages habités, les pulsations chromatiques —, Maria Adjovi creuse les intériorités — les regards fermés sur un monde intérieur, les couleurs qui absorbent la lumière, les visages comme des reliquaires. Cette exposition n’oppose pas deux esthétiques : elle tisse une trame commune entre le geste et la présence, la lumière et l’ombre, l’élan vital et le sacrée. Elle installe la peinture dans un entre-deux fécond : entre l’image comme trace, et l’image comme seuil. Car ici, plus qu’ailleurs, les images ne dorment jamais.

Leon Redfinger, le 16/06/2025

Maria Adjovi et David Mbuyi - Les images ne dorment jamais / Imago Nunquam Dormit -> 15/09/2025
Galerie Nathan Chiche - 90, rue Jean Julien Barbe 57070 Vantoux

13.06.2025 à 12:46

Où sont les survivants: d'une poésie commune à partager

L'Autre Quotidien
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Les éditions MF lancent une nouvelle collection intitulée "Poésie commune", dont quatre titres viennent de paraître, quatre petits livres cartonnés de format 95x130 qui tiennent entre les paumes, et et dont les différentes couleurs semblent annoncer un passionnant arc-en-ciel.
Texte intégral (847 mots)

Les éditions MF lancent une nouvelle collection intitulée "Poésie commune", dont quatre titres viennent de paraître, quatre petits livres cartonnés de format 95x130 qui tiennent entre les paumes, et et dont les différentes couleurs semblent annoncer un passionnant arc-en-ciel.

Si j'emploie cette image météorologique, ce n'est pas par hasard, car quelque chose de climatique rassemble ces ouvrages, qu'il s'agisse des nuages du Xixi de Florence Jou, des saisons de Des branches et des autres de Camille Sova, de la neige de Poudreuse de Séverine Daucourt, ou de l'eau de Veules-les-Roses de Gabrielle Schaff.

Les éléments comme élément commun? Et la poésie, alors? Ici, elle est tout sauf hors-sol, même si elle se préoccupe d'arrachements de toutes sortes. Ici, elle va et vient dans le monde d'aujourd'hui en affrontant un paysage-panique. Ici, elle devient, comme dans le Xixi de Jou, un discret kung-fu permettant de survivre dans un présent où le ciel a des "accents de cannibale", le ciel qu'il faut à tout prix éviter de "perdre". La poésie non pas comme remède à l'industrie humaine, mais comme langue-passeport ouvrant d'autres possibles, la poésie comme un mouvement de tai-chi que l'ennemi n'a pas le temps de détecter.

Dans un petit livre savamment accordéoné, offert pour l'achat de deux titres, des extraits et des textes commentant ces parutions étoffent la vision qu'on peut déjà se faire de cette excitante aventure éditoriale – d'autant plus que MF nous annonce pour l'an prochain la parution d'un nouveau livre d'Elke de Rijcke, Paradisiaca. Un Lac-Opéra, et nous en donne à lire un extrait (en attendant, je vous conseille vivement de lire l'anthologie de cette auteure, parue chez Lanskine sous le titre Et puis, soudain, il carillonne).

Mais écoutons pour lors la voix de Florence Jou, qui devrait vous donner envie de faire poésie commune avec ces livres:

mon réveil est vent féroce / une tasse de thé vide au pied de mon lit / je me décolle de ma carcasse aux lèvres gelées / pour prendre le rasoir de mon père / tailler dans ma masse brune touffue / trancher comme des lambeaux de viande / devenir combattante de la vraie ombre / ninja des rivières célestes 

Combattant de la vraie ombre: ce pourrait être une possible définition de la poésie, aussi commune que diffractée, à l'œuvre dans ces quatre ardents missels.

__________________

Claro, le 16/06/2025

Collection Poésie Commune - éditions MF
Pour en savoir plus, c'est ici.

13.06.2025 à 12:31

Venez vous perdre dans La Vallée de l'étrange avec J.D. Kurtness

L'Autre Quotidien
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Subtils détours sensibles et politiques autour de l’affinité humain-machine et de ses pièges, pour un grand roman pudique et machiavélique.
Texte intégral (4176 mots)

Subtils détours sensibles et politiques autour de l’affinité humain-machine et de ses pièges, pour un grand roman pudique et machiavélique.

Pas de note de lecture proprement dite pour « La vallée de l’étrange », nouveau roman de J.D. Kurtness, publié en 2023 chez L’Instant Même au Québec (quatre ans après « Aquariums », son deuxième roman qui nous avait tant plu ici), et introduit en France début 2025 aux belles éditions Dépaysage, sous une couverture originale d’Olivier Mazoué : l’ouvrage fait en effet l’objet d’un petit article de ma part dans Le Monde des Livres daté du vendredi 30 mai 2025 (à lire ici). Comme j’en ai pris l’habitude en pareil cas, ce billet de blog est donc davantage à prendre comme une sorte de note de bas de page de l’article lui-même (et l’occasion de quelques citations du texte, bien sûr).

Le centre de récupération est un long bâtiment rectangulaire entouré d’asphalte. Un érable chétif a réussi à pousser dans une fissure du ciment près de la clôture barbelée qui entoure le complexe. On l’a laissé faire, davantage par négligence que par compassion. Le vent chaud de l’été balaie le terrain vague et le stationnement. Une poussière gris métallique s’accroche aux véhicules et aux vêtements. Il faut porter un masque dès qu’on franchit le périmètre du complexe industriel. Même s’il est recommandé de continuer de le porter à l’intérieur, tous les employés l’arrachent dès le seuil franchi. On n’y voit rien derrière ces globes de plastique mou et ça sent mauvais. C’est comme enfouir son visage dans un rideau de douche en PVC tout juste sorti de l’emballage. À l’entrée de la bâtisse se trouve le fouineur, une machine haute de huit mètres chargée de repérer les explosifs parmi les cargaisons d’objets reçus. Tout ce qui entre, même les employés, passe par ce nez paranoïaque qui s’agite au bout de son bras robotisé.
Les wagons se succèdent sur la voie ferrée qui frôle l’entrepôt. Leurs bogies claquent sur les rails dans un vacarme qui ne s’arrête jamais. Le contenu de ces wagons est aspiré puis déversé dans l’entonnoir avant d’aboutir sur le lent convoyeur. L’opération s’arrête brièvement lorsqu’un employé arrive pour son quart de travail ; le travailleur prend place à son tour sur le tapis roulant, à bonne distance des objets. Le détecteur ultrasensible le frôle des pieds à la tête pendant quelques secondes. Surtout, ne pas bouger.
Rarement, mais ça arrive, on entend le tonnerre lourd d’une détonation. Le fouineur, dès qu’il détecte quelque chose, stoppe le convoyeur, verrouille le sas d’entrée et fait exploser l’objet suspect sur-le-champ. Tout le monde est averti. Aucun mort depuis huit ans et le dernier incident ne compte pas vraiment puisque c’était une erreur de calibrage de la machine. Après, le convoyeur repart. Une odeur sèche et minérale se répand dans l’entrepôt. De l’argent change de mains. On parie sur le jour et l’heure des explosions.
Les attentats ont beaucoup diminué depuis qu’on a installé le fouineur, passant d’un ou deux incidents par jour à moins d’une tentative par semaine. Malgré les publicités éducatives du gouvernement, une frange de la population perçoit encore les employés comme des assassins. Quelques personnes manifestent avec des pancartes près de la clôture. Elles lancent des brochures dans le stationnement dans l’espoir que le vent les porte jusqu’à ceux qui font le trajet entre leur voiture et la porte d’entrée.
Une femme est convaincue que l’âme de son fils se trouve enfermée dans un serveur à l’intérieur de l’usine. On a beau lui expliquer qu’aucun serveur ne se trouve sur les lieux, elle ne croit pas les autorités. On n’a jamais permis au public de visiter la totalité du complexe, juste quelques pièces, pour des raisons de sécurité. Cette « maman » (c’est comme ça qu’elle veut qu’on parle d’elle) souhaiterait pouvoir explorer elle-même tout le complexe, soulever chaque trappe et regarder derrière chaque bureau, sous chaque table, examiner chaque recoin du plancher pour voir si là ne se trouverait pas une petite boîte chaude et clignotante contenant l’âme palpitante de son garçon.
Un homme cherche sa fiancée et tient le même discours maniaque. Sans parler des défenseurs de la vie privée qui exigent qu’on détruise toutes les données siphonnées des puces. On affirme le faire, mais ils n’en croient rien. On leur cache des choses. Ces groupes de manifestants ont fait sauter plusieurs fermes de serveurs. De beaux illuminés. Au moins, les journalistes sont partis. Les fous sont restés derrière.
Les objets désuets ou interdits entrent, témoins d’une époque révolue. On en retire les matériaux précieux et on envoie ce qui reste à l’incinérateur. On récupère le palladium, l’or, le tantale, le cuivre, le nickel, l’argent, le lithium, le cobalt, le néodyme et l’indium.

Dans « Aquariums » (et même dans « De vengeance », son tout premier roman, qui se situait nettement en dehors du genre science-fictif – dont on vous parlera aussi prochainement sur ce blog), J.D. Kurtness nous avait déjà montré à quel point elle excelle à jouer avec les attentes de la lectrice ou du lecteur pour mieux les déjouer, ou plutôt pour les utiliser comme à rebours. En plaçant d’emblée son roman, dès son titre sous le signe de la théorie de l’Uncanny Valley, défendue dans les années 1970 par le roboticien japonais Masahiro Mori, théorie qui postulait (voir schéma ci-dessous) une brutale chute de l’affinité possible entre un être humain et une construction artificielle lorsque la ressemblance est « proche mais décidément non », elle explore avec beaucoup de ruse les faces cachées et éminemment discutables de la « construction de l’empathie » (sous sa forme brute du « désir de câliner »… et davantage éventuellement), comme en écho à la sublime approche développée par Adam Levin dans son indispensable « Bubblegum » (2019). Là où Louisa Hall, dans son « Rêves de machines » de 2015 avait privilégié (anticipant ainsi joliment les talents d’imitation des grands modèles statistiques de langage et d’imagerie contemporains) la composante langagière dans l’élaboration de la mécanique addictive, J.D. Kurtness s’est résolument placée du côté du look & feel de la machine, pour explorer les facettes éventuellement inavouables du business d’ores et déjà explosif (en termes de marchandisation rémunératrice) du robot d’agrément.

Comme premier maillon de cette chaîne de démontage, Brodeur a pour tâche d’effacer les mémoires, toutes les mémoires, jusqu’au dernier octet d’une puce à comptine. S’il en oublie une, on l’apprend à la station suivante. La détection d’un danger imminent pour l’intégrité matérielle de l’appareil déclenche une plainte aiguë d’animal blessé. Elle provoque nausée, tremblements et mal-être général. C’est conçu pour ça. Brodeur n’oublie jamais une puce mémoire. Un professionnel apprécié de ses collègues.
Son aire de travail s’apparente au quai d’embarquement de l’Arche de Noé décimé par une bombe. Des centaines de répliques mécanisées des animaux préférés des Québécois s’empilent en tas aussi hauts que le technicien. Outre ces imitations de chiens, chats, lapins, bêtes de ferme miniatures et singes, on a aussi saisi les créatures sans équivalents naturels : Pokémon, héros mangas, humanoïdes. Les multiples déclinaisons de poupées sexuelles complètent la pile large comme une piscine hors terre au milieu de laquelle œuvre le destructeur de souvenirs.
Certains refusent d’éteindre leurs jouets, ou alors ils n’ont pas le temps lors des saisies. Allumer et éteindre un jouet nécessitent une série de mots et d’actions posés dans un ordre précis pour éviter que n’importe qui puisse faire fonctionner le bien d’autrui. Un effort, et du temps. Bien des gens n’ont pas l’énergie ou la volonté de faire ce qu’il faut.
Brodeur les trouve bien cruels, envers lui et peut-être aussi envers les machines, s’il est vrai que les plus sophistiquées ont une âme. Il n’en croit rien, mais les plus convaincus pourraient au moins faire l’effort d’éteindre leur bébelle pour la laisser aller en paix au paradis des jouets, ou en enfer si on se fie à la chaleur qu’il fait ici. Couinements, pleurs et gémissements des appareils immobilisés se font entendre autour du fonctionnaire, mais Brodeur ne les entend plus. Il ne pourrait pas occuper ce poste s’il ne s’était pas endurci à l’égard de ces appels à l’aide émis par des robots dont l’apparence a été conçue pour attirer câlins et caresses.
Brodeur étire son bras luisant de sueur et agrippe un morceau. Les modèles de luxe sont parfois encore tièdes, avec leur sous-peau persillée comme des planchers chauffants et leurs piles à décharge lente renommées pour leur durabilité. Brodeur tire jusqu’à dégager l’objet du tas. S’il y a trop de résistance ou qu’il sent une déchirure, il le lâche et tâtonne pour en trouver un autre, et recommence à tirer. Puis, c’est une chorégraphie de câbles et de fiches pour trouver les puces et effacer ce qu’elles contiennent, les yeux rivés sur les écrans de contrôle intégrés à ses lunettes.

Si la sexualisation du non-vivant constitue un thème désormais fréquent (sans avoir besoin de remonter aux ancêtres « La semence du démon » de Dean R. Koontz (1973), « Blade Runner » de Ridley Scott (1982, le film bien davantage en effet que le roman de Philip K. Dick en 1968) ou « La survivante » de Paul Gillon (1985) dans les approches fictionnelles de la machine réputée peu ou prou « intelligente » (les séries télévisées « Real Humans » de 2012 et « Better Than Us » de 2018, notamment, sont particulièrement directes à ce sujet), c’est dans la mise en scène du détournement, explicite et implicite, dans les variations du non-dit et du bankable, que J.D. Kurtness déploie ici son art, avec une pudeur qui en devient machiavélique (là aussi, chacun à leur manière, « De vengeance » et « Aquariums » nous avaient averti qu’elle sait y faire en ce domaine de tromperie magnifique sur les intentions romanesques apparentes). L’entrechoc subtil, sous couvert de technologie, entre impératifs économiques et entrepreneuriaux, socialisation des désirs avouables et moins avouables, voire prohibés, et médications apportées avec ou sans nonchalance à l’ultra-moderne solitude, crée un espace piégé, où le roman déploie ses volutes techniques et sensibles.

La où J.D. Kurtness nous surprend et nous ravit peut-être encore davantage, c’est dans sa mise en scène de la mécanique entrepreneuriale, et des couplages improbables qui habitent les start-up nations de tout poil. Comme chez Louisa Hall déjà citée (et avec infiniment plus de fougue et d’habileté que dans le bien pachydermique – quoique tout à fait intéressant – « Le problème de Turing » de Harry Harrison et Marvin Minsky, en 1992, dont on vous parlera aussi prochainement sur ce blog), on retrouve une capacité à habiter littérairement la mécanique créative éventuellement implacable qui opère à la lisière trouble de la science, de la technologie, du bon sens business et de la performance économique jusqu’au-boutiste. Et cette habitation-là est rendue possible et crédible par l’extrême attention portée en permanence aux détails de la vie matérielle, jusque dans ses moindres composants électroniques – et jusque dans leur poésie métallique aussi secrète que d’abord improbable.

Son quart de travail terminé, Brodeur jette un regard sous le bureau mais les beaux yeux bruns qu’il a croisés tout l’après-midi n’y sont plus. Il prononce une suite de jurons colorés et examine les alentours. Tout est normal, ses collègues blaguent et ramassent leurs affaires. Son remplaçant marche tranquillement vers lui et lui fait un salut amical. Comme Brodeur déteste les problèmes, il fait comme si de rien n’était. Après tout, ce n’est pas sa faute si on lui envoie de la marchandise active.
Le vestiaire des employés est presque vide. Le nouveau quart est commencé et on est vendredi. Personne ne s’attarde. Brodeur ouvre son casier et prend son grand imper noir. Il frôle la crise cardiaque en apercevant le garçon caché derrière, pieds nus sur une pile de vêtements sales. Brodeur a la désagréable intuition que le robot a reconnu son casier à son odeur. Il lui fait signe de ne pas faire de bruit, l’index appuyé sur ses lèvres. Il enroule l’enfant dans le manteau, le prend sous son bras et se dirige lentement vers la sortie. Le gardien ne lève même pas la tête lorsqu’il passe le point de contrôle. C’est une formalité. La rétention des employés est si difficile qu’on accepte que quelques-uns puissent sortir de petites quantités de métal. Les fouilles sont rares et personne n’aime côtoyer Brodeur et sa sueur à la fin d’une longue journée. Il passe les portes et marche vers sa voiture. Il essaie d’avoir l’air normal, mais il sursaute quand un collègue gueule son nom.
— Bro ! Enfin tu fais ton ménage ? Mets pas tout le tas en même temps dans ta laveuse elle va se sauver !
Brodeur est trop stressé pour rire de la blague. Il dépose son précieux paquet dans le coffre de sa Honda beige et fait un doigt d’honneur aux employés qui rigolent en fumant leur cigarette de fin de quart. Habitué à son humeur, on le regarde s’asseoir lourdement au volant et démarrer sans plus de cérémonie.
Brodeur passe les quarante minutes qui séparent son lieu de travail de sa maison à se demander ce qui lui prend de sortir de la marchandise interdite. Non seulement c’est du vol – la quantité de matériau contenu dans ce robot vaut bien un mois de salaire – mais ce type de jouet ne doit plus être en circulation. Ceux qui refusent de les rendre sont passibles de huit ans de prison. S’il se fait prendre, il perdra son emploi, l’amende le mettra sur la paille, sans compter qu’il passera pour dépravé. On a pendu des gens par les couilles pour moins que ça.
Une fois stationné dans son entrée, Brodeur s’assure que personne ne l’observe lorsqu’il ouvre le coffre de sa voiture. Ne pas posséder de garage attenant à sa maison ne l’avait jamais dérangé avant. Il n’avait pas prévu de faire le saut dans la criminalité. Le garçon est toujours enroulé dans le manteau, mais sa tête échevelée est visible. Il sourit.

Hugues Charybde, le 16/06/2025
J.D. Kurtness - La Vallée de l’étrange - éditions Dépaysage

l’acheter chez Charybde, ici

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