29.04.2025 à 23:19
À la croisée des ambitions turques, russes, chinoises et iraniennes, le bassin de la Caspienne redevient un enjeu stratégique tandis que l’Europe regarde ailleurs.
<p>Cet article De la mer Caspienne et de l’impéritie des capitales occidentales a été publié par desk russie.</p>
À l’est de la Caspienne commence l’Asie centrale, partie occidentale de l’ancien Turkestan. Les Russes et les Iraniens conjuguent leurs efforts pour dominer le bassin de la Caspienne et ouvrir un corridor nord-sud, censé concurrencer la route de Suez. Alliés à l’Azerbaïdjan, qui se tient à la croisée des axes Nord-Sud et Est-Ouest, les Turcs s’efforcent d’accéder à la Caspienne pour développer une politique pantouranienne au Turkestan. Les Chinois y font passer leurs nouvelles « Routes de la Soie », à destination de la Méditerranée et l’Europe. Qu’importe ! Les États européens peinent à s’accorder sur leur politique orientale tandis que l’Administration Trump rêve de s’abstraire du monde. La Caspienne attendra ! Au péril des équilibres euro-asiatiques et mondiaux.
La Caspienne est une mer intérieure située entre l’Azerbaïdjan et la Russie à l’ouest, le Kazakhstan au nord, l’Ouzbékistan et le Turkménistan à l’est et l’Iran au sud. Elle s’étend sur près de 1 300 kilomètres du nord au sud, et 300 kilomètres d’est en ouest. Le niveau de la Caspienne (environ 28 mètres sous le niveau des océans) et sa surface (373 000 km²) fluctuent en fonction du climat et des apports en eau de la Volga. Au cours du XXe siècle, ces grandeurs connaissent une réduction, puis elles se stabilisent dans les années 1980. Dans la décennie qui suit, le niveau de la Caspienne remonte, au point de menacer les installations humaines dans la partie septentrionale du bassin pour ensuite baisser de nouveau dans les dix-huit dernières années, selon un rapport du parlement kazakh28.
Dans l’Antiquité, la Caspienne était connue sous le nom de « mer d’Hyrcanie », du nom d’une province de Médie, l’appellation actuelle se référant aux Kassites, un peuple de la haute Antiquité qui résidait au sud-ouest de cette mer32. Au Moyen-Age, la mer Caspienne et ses pourtours furent englobés dans les divers empires turco-mongols qui se succédèrent avant de se décomposer en khanats de moindre envergure. Sous Ivan le Terrible, les Russes s’emparèrent d’Astrakhan, à l’embouchure de la Volga (1556), et la conquête des steppes kazakhes fut entamée au siècle suivant, conquête prolongée par celle du Turkestan occidental (XIXe siècle). La mer Caspienne devint alors un « lac russe » et l’Empire perse, sur le littoral méridional, était marginalisé. En vertu des traités de Gulistan (1813) et Tchourkmantchkaï (1828), la Perse n’avait pas le droit de déployer une flotte de guerre sur la Caspienne, à l’inverse de la Russie.
Le statut juridique de la Caspienne évolua avec les traités soviéto-iraniens de 1921 et 1940 : l’Iran pouvait désormais posséder sa flotte et la Caspienne était exploitée en commun, à égalité, entre l’URSS et l’Iran40 (le traité de 1940 définissait la Caspienne comme « une mer soviétique et iranienne »). La dislocation de l’URSS et la création de nouveaux États indépendants sur les littoraux (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan) bouleversèrent la donne géopolitique, une situation désormais compliquée par la découverte de nouveaux gisements pétrogaziers (6 à 10 % des ressources mondiales), ce qui posait la question de leur exploitation et de leur transport vers les zones de consommation. C’est à cette époque que le bassin de la Caspienne entra de nouveau dans les considérations géopolitiques occidentales.
Dès les années 1990, le libre accès au bassin de la Caspienne, la construction de nouveaux pipelines (oléoducs et gazoducs) et l’évacuation des ressources pétrogazières de la région sans passer par le territoire russe, devinrent autant d’enjeux géopolitiques et de sources de confrontation entre la Russie et l’Occident. Les États-Unis lancèrent une « Silk Road Strategy » et l’Union européenne, dans le cadre du programme TACIS (Technical Assistance to the Commonwealth of Independent States), finança des projets d’infrastructures régionaux. De part et d’autre de l’Atlantique, le vocabulaire différait (moins emphatique et plus technique du côté européen), mais les logiques étaient similaires et les stratégies géoéconomiques convergeaient.
Il apparut alors que le statut de la Caspienne (mer ou lac ?) et son régime juridique conditionnaient la mise en valeur des ressources. Ils se trouvèrent donc au centre des problématiques géopolitiques : chaque État riverain adoptait la position juridique la plus adéquate à ses intérêts. Schématiquement, le statut de « lac » entraîne une exploitation commune et unanime ; celui de « mer » implique une délimitation des eaux territoriales et zones exclusives. Les États disposant de l’ouverture maritime la plus réduite, ou des espaces les moins bien dotés en hydrocarbures off-shore, privilégiaient donc le statut de « lac ». Tel était le cas de la Russie et l’Iran, en opposition à l’Azerbaïdjan et au Kazakhstan, le Turkménistan faisant sienne une position médiane. Toutefois, la position de la Russie évolua et des accords de délimitation furent passés avec l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan, sans qu’une solution globale ait pu rapidement être apportée (voir notamment l’échec du sommet caspien d’Astana, le 13 juillet 2016).
Le conflit portait aussi sur la réglementation des oléoducs et gazoducs sous-marins. À la différence de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan et du Turkménistan, la Russie considérait que la construction de ces conduites requérait l’accord de tous les riverains. Il s’agissait pour Moscou de maintenir l’avantage conféré par le réseau hérité de la période soviétique, centré sur la Russie, celle-ci jouant le rôle de pays de transit pour le bassin de la Caspienne. Ainsi, les oléoducs existants, au départ du Turkménistan et du Kazakhstan, contournent la mer Caspienne par le nord, avant de rejoindre Novorossiïsk, sur la mer Noire. Le gaz turkmène emprunte le même itinéraire circumcaspien et s’écoule ensuite à travers les gazoducs ukrainiens, vers les marchés européens44.
Afin de renforcer leurs positions énergétiques en Europe, les dirigeants russes s’opposèrent vigoureusement et avec constance au développement d’un « corridor sud » vers la Caspienne, en passant par la Turquie (la « passerelle transeurasienne »). Cette « voie ouest » avait été ouverte dès le milieu des années 2000, lors de la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum (BTE). Au projet paneuropéen Nabucco la Russie opposait celui du South Stream, supposé assurer définitivement le contrôle russe sur l’exportation vers l’ouest des hydrocarbures du bassin de la Caspienne.
L’un et l’autre projet furent remisés au milieu de la décennie 2010. En revanche, le rapprochement turco-russe qui suivit le repli occidental de Syrie permit la construction du Turkish Stream, partiellement inscrit dans la logique du South Stream (sans compensation véritable). Il reste que le renoncement des gouvernements occidentaux dans le projet du gazoduc paneuropéen Nabucco aura signifié leur manque d’intérêt pour la Caspienne et l’Asie centrale, livrées aux arbitrages de Pékin et Moscou qui chapeautent l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï), dont l’envergure n’a cessé de croître depuis sa fondation (2001). Comme si Américains et Européens renonçaient à toute grande stratégie eurasiatique.
Sur le plan militaire, la flotte russe de la Caspienne, en cours de modernisation, surclasse celle des autres pays riverains, aucun d’entre eux ne contestant cet état de fait. Le 7 octobre 2015, le tir de missiles de croisière russes Kalibr sur la Syrie, depuis la Caspienne, appelait l’attention des experts sur ladite flotte : la frégate « Daghestan » et trois corvettes de type Buyan, positionnées en Caspienne, tirèrent une salve de 26 missiles de croisière navals qui survolèrent les territoires de l’Iran et de l’Irak avant d’atteindre leurs cibles. La Caspienne était aussi un couloir de circulation pour les bombardiers russes qui passaient par l’espace aérien iranien pour opérer au-dessus du territoire syrien (voir aussi l’usage un temps de la base de Hamedan, dans le Nord-Ouest iranien). L’autorisation accordée par Téhéran à ces mouvements mit alors en évidence l’alliance russo-iranienne, sur le théâtre syro-irakien et au-delà, quand bien même elle n’était pas exempte de tensions et de contradictions. La suspension des bombardements russes à partir de Hamedan intervint en août 2016, après les protestations d’une partie de la classe politique iranienne et de l’Arabie saoudite.
Par ailleurs, Vladimir Poutine soutint l’entrée de l’Iran dans l’Organisation de Coopération de Shanghaï, ce qui était censé diluer la puissance de la Chine au sein de cette organisation, expliquait-on alors. En revanche, le vague projet russo-iranien de construction d’un canal entre la Caspienne et le golfe Arabo-Persique – une idée présentée dans les années 2000 comme une voie capable de concurrencer la route de Suez –, n’eut pas de prolongements. Toutefois, le récent renouvellement du pacte Moscou-Téhéran remet au premier plan la logique d’un corridor Nord-Sud qui passerait par le « pont terrestre » iranien : la Caspienne conserve toute sa valeur géoéconomique45. Quant à la dimension militaire de la présence navale russe en Caspienne, rappelons que les missiles Kalibr ont dans leur champ de tir l’Ukraine et la totalité de l’Europe. Enfin, la Caspienne est reliée au nord de la Russie et à la mer Baltique par le canal des Cinq-Mers. Ainsi nomme-t-on un ensemble de liaisons fluviales et de canaux qui place Moscou au cœur d’interconnexions entre la mer Blanche, la mer Baltique, la mer d’Azov, la mer Noire et la mer Caspienne. Le fleuve Volga en constitue la principale articulation : ce système assure plus des deux tiers du transport fluvio-maritime russe (il n’est qu’en partie opérationnel, faut de dragage et de réparation des écluses).
Bien que n’étant pas proche voisine de cette mer, la Turquie est aussi intéressée par les évolutions de la zone qui l’entoure et par ses richesses énergétiques. On sait les liens qui existent entre Ankara et Bakou, encore mis en évidence lors des dernières guerres du Haut-Karabakh, remportées par l’Azerbaïdjan (les États turc et azerbaïdjanais considèrent qu’ils forment une seule nation). Outre le fait que l’Azerbaïdjan constitue un important marché pour l’industrie d’armement turque (comme le Turkménistan par ailleurs), ce pays assure une importante proportion de l’approvisionnement énergétique de la Turquie, et ce au moyen de pétrole et de gaz extraits de la mer Caspienne.
Au-delà de ces intérêts croisés, la Turquie entend ouvrir à travers le Caucase du Sud un axe logistique lui assurant un accès direct au bassin de la Caspienne ; un projet momentanément contrecarré par l’insertion de l’Azerbaïdjan dans le projet russo-iranien du corridor Nord-Sud (INSTC). Outre l’Azerbaïdjan, les autres États riverains de la Caspienne sont parties prenantes de l’Organisation des États turciques, soit comme membres (Kazakhstan, Ouzbékistan), soit comme observateur (Turkménistan). Au moyen de cette organisation, Ankara entend se poser en acteur géopolitique de la région et, plus largement, de l’Asie centrale. Dans cette configuration géopolitique, il ne faut pas omettre la Chine populaire, dont les routes terrestres de la Soie (la Belt And Road Initiative) empruntent l’Asie centrale, la Caspienne et le Caucase. Loin d’être bloquées par la mauvaise volonté russe, les ambitions chinoises sont confortées par la constitution d’un axe Moscou-Pékin, constamment renforcé au cours des quinze dernières années.
Quid des Occidentaux dans cette configuration géopolitique ? À la différence des années 1990-2000, la mer Caspienne et l’ancien Turkestan semblent avoir disparu des représentations mentales des dirigeants occidentaux, en Europe comme aux États-Unis. Le théâtre ukrainien et les enjeux de la mer Noire constituent l’extrême limite orientale de la réflexion stratégique. Si les Européens n’ont pas véritablement le choix (géographie oblige), l’administration Trump explique désormais qu’elle n’en a plus rien à faire : après avoir échoué à conclure une quelconque paix, sinon juste du moins honorable, le président américain veut qu’on lui fiche la paix46.
Malgré la candidature de la Géorgie aux instances euro-atlantiques (l’Union européenne et l’OTAN), même l’avenir du Caucase, cet isthme entre la mer Noire et la Caspienne, relève désormais de l’impensé. Tout au plus verse-t-on une larme sur le sort de l’Arménie, celle-ci se trouvant sans grande solution de rechange, et passe-t-on des achats de gaz avec l’Azerbaïdjan, pendant que Ilham Aliev négocie le statut de puissance de son pays avec la Turquie, la Russie et l’Iran. D’ores et déjà, il se voit en potentat régional du Caucase et maître de l’accès au bassin de la Caspienne47.
Pendant ce temps, les États-Unis sont « ailleurs », Donald Trump rêvant d’un monde dans lequel la principale puissance pourrait choisir de participer ou non au système international. Quant aux États européens, ils se concertent pour savoir s’il leur faut véritablement assumer les responsabilités que les Américains menacent d’abandonner, pour défendre collectivement leurs frontières orientales. Tous ne semblent pas même croire nécessaire de faire de l’Ukraine leur première ligne de défense. Dès lors, la Caspienne… « Who cares ? » L’après-guerre froide avait rétréci les distances-temps géographiques mais le bassin de la Caspienne et l’Asie centrale retrouvent leur épaisseur et leur opacité, du moins pour les capitales occidentales.
Pourtant, la mer Caspienne est une interface avec les profondeurs de l’Eurasie, au sein de laquelle s’affirment de nouveaux rapports de force dont l’Europe subira les effets et les répercussions. Souvenons qu’en 2001, nombre d’experts pensaient que l’OCS serait rapidement moribonde, sous l’effet des rivalités sino-russes ; ce géosystème eurasiatique constitue en fait un incubateur de puissance. Si l’Europe était privée de sa profondeur stratégique que l’alliance avec les États-Unis et la prépondérance navale de l’Occident lui ont jusqu’alors assurée, elle pourrait redevenir une « péninsule asiatique », un destin évoqué par Nietzsche avant la fameuse formule de Paul Valéry.
D’une certaine façon, ce serait un retour à l’ère précolombienne, lorsque ce complexe d’isthmes, de péninsules et de presqu’îles qu’est l’Europe subissait le rythme des steppes et des invasions venues du Heartland eurasiatique : la hantise du géographe britannique Halford MacKinder et de l’école géopolitique anglo-saxonne ; ces schémas de pensée, certes marqués par le scientisme de l’époque, témoignaient d’une certaine conscience historique des enjeux de longue portée. Vu de Washington, il serait erroné de croire un tel réaménagement des rapports de puissance sans effets pour le rôle et le rang des États-Unis. Mais Mar-a-Lago (Palm Beach), n’est pas Washington, ni même New-York.
<p>Cet article De la mer Caspienne et de l’impéritie des capitales occidentales a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:19
Face à l’alliance des forces de la « paix », la Russie et les États-Unis, c’est l’Europe qui est désormais accusée d’être « fasciste ».
<p>Cet article Vers un pacte Poutine-Trump ? a été publié par desk russie.</p>
La doxa du Kremlin est « souple ». Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS considérait les États-Unis comme son plus grand adversaire idéologique. La direction poutinienne considérait même que la guerre en Ukraine était en réalité celle entre les États-Unis et la Russie et que les Européens n’étaient que des vassaux des USA. Avec Trump, la donne a changé. C’est l’Europe qui est désormais accusée d’être « fasciste », face à l’alliance des forces de la « paix » : la Russie et les États-Unis. Françoise Thom livre une analyse scrupuleuse de cette nouvelle doctrine russe, à partir d’un document récemment publié par le Service du renseignement extérieur russe, le SVR, dont nous publions la traduction (voir ci-dessous).
Le Bureau de presse du SVR vient de se fendre d’un document programmatique qui mérite toute notre attention, car il ambitionne de jeter le fondement historique et idéologique de l’entente russo-américaine qui se dessine depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Ce fondement, c’est le projet de destruction de l’Europe démocratique. On remarquera le tournant dans la rhétorique du Kremlin concernant l’UE. Il ne s’agit plus de l’Europe libérale décadente des gays et des lesbiennes, mais d’une Europe en quelque sorte génétiquement fasciste. Cette évolution s’amorce à l’automne 2024, quand Sergueï Karaganov, un expert proche du Kremlin48, se livre à une violente diatribe contre une Europe « source de tous les maux de l’humanité… L’Europe est la pire chose qui ait été produite par l’humanité au cours des 500 dernières années au moins. Je pense au néocolonialisme, au racisme, aux nombreux génocides, au nazisme, etc. Il faut les éliminer… L’Europe historique doit être jetée dans les poubelles de l’histoire afin qu’elle ne gâche plus la vie de l’humanité. » « L’Europe doit être appelée comme elle le mérite, afin que la menace d’utiliser des armes nucléaires contre elle soit rendue plus crédible et justifiable. », précise Karaganov. Dès janvier 2025, Karaganov avait formulé l’un des objectifs russes : « Il est urgent d’écarter temporairement l’Europe de la solution des problèmes mondiaux. » Ce tournant marque la prise de conscience par le Kremlin que le problème de l’Europe ne sera pas résolu par le retrait américain de l’OTAN. À leur grande surprise, les dirigeants russes s’aperçoivent que les pays européens ne sont pas les caniches des États-Unis, comme le serinait leur propagande depuis 1947, qu’ils ont une volonté propre et qu’ils risquent d’être capables de résister à la poussée impériale russe de leur propre chef.
L’opus du SVR est dirigé prioritairement vers les États-Unis, comme on va le voir. On peut donc s’étonner de ce que Moscou ait abandonné le thème de l’Europe « woke » auquel les trumpiens sont nettement plus sensibles qu’au spectre d’une Europe ataviquement « fasciste » évoqué ici par les historiens en épaulettes du SVR. Ce retournement s’explique par une cause simple qui n’a rien de rassurant pour nous autres Européens. Aux yeux des poutiniens, l’Europe décadente d’autrefois, obsédée par les minorités, livrée à la propagande LGBT, ne posait pas de problème à long terme : elle était vouée à dégénérer et s’éteindre de sa belle mort. En revanche, l’Europe d’aujourd’hui, qui fait bloc derrière l’Ukraine en dépit du lâchage américain, cette Europe qui prend conscience d’elle-même, se réarme et se dresse en face de la Russie, cette Europe de la résistance est perçue comme un ennemi à abattre. Or dans la mythologie du Kremlin, tout ennemi de l’autocratie russe se voit coller l’étiquette « fasciste », voire « nazi ». Le thème de « l’Europe nazie » (ou « fasciste ») annonce que le Kremlin se prépare à la guerre contre l’Europe, de même que la dénonciation des « nazis de Kiev » préparait idéologiquement l’invasion de l’Ukraine.
« L’Europe nazie » est désormais un topos de la propagande du Kremlin. Ainsi, Lavrov s’est indigné du refus des dirigeants européens d’assister à la grande parade du 9 mai49 : « On a du mal à comprendre pourquoi l’UE veut ressusciter l’idéologie européenne du nazisme. » Dans un article intitulé « Comment briser l’échine aux Européens », Karaganov formule un programme d’action : « Nous devons dire en clair aux Européens : vos élites feront de vous la prochaine portion de chair à canon et, si la guerre devient nucléaire, nous ne serons pas en mesure de protéger la population civile de l’Europe, comme nous essayons de le faire en Ukraine (sic)… Bien entendu, les élites européennes doivent être informées qu’elles deviendront, ainsi que leurs résidences, les premières cibles des frappes nucléaires de représailles. Il ne sera pas possible de demeurer planqué. » Et de conclure : « La paix sur le sous-continent ne pourra être établie que lorsque nous aurons brisé l’échine de l’Europe une fois de plus, comme ce fut le cas lors de nos victoires sur Napoléon et Hitler, et lorsque les élites actuelles seront remplacées par une nouvelle génération. Et cela ne se produira pas dans un contexte étroitement européen – l’Europe est finie –, mais dans un contexte eurasien. »
Mais penchons-nous d’abord sur la manipulation de l’histoire à laquelle se livrent les propagandistes poutiniens dans le texte qui nous occupe. Ceux-ci voient en effet dans l’histoire un arsenal où l’on peut puiser des armes pour détruire ou démoraliser l’adversaire, influencer le partenaire potentiel. Ce qui frappe ici, c’est avant tout l’amateurisme des auteurs qui se sont acquittés de la tâche confiée par leurs chefs en rendant une copie bâclée, rédigée par-dessus la jambe. Invoquer le précédent du jacobinisme pour étayer la thèse d’un penchant « fasciste » congénital en France ne manque pas de sel quand on se souvient que les Jacobins ont inspiré Lénine, lequel trouvait d’ailleurs que les révolutionnaires français étaient trop doux et n’avaient pas exterminé suffisamment d’ennemis du peuple. Nos plumitifs du SVR auraient évité de mentionner Drieu La Rochelle comme théoricien de l’eurofascisme s’ils avaient pris la peine de lire les écrits de ce dernier. « Le chemin de Mussolini et celui de Staline vont l’un vers l’autre50 », écrit-il en 1934 dans Socialisme Fascisme, où il parle avec éloge de « l’esprit d’activité virile du bolchévisme et du fascisme51 ». Citons aussi quelques-unes des annotations de son Journal. Le 16 juin 1934 : « Ce redressement, cette renaissance du corps, c’est le ressort le plus intime et le plus puissant des mouvements fascistes, hitlérien, et même bolchevik. » Le 2 septembre 1943 : « Ma haine de la démocratie me fait souhaiter le triomphe du communisme52. »
De même eût-il mieux valu se dispenser de faire parade des collaborateurs français dans les rangs allemands. Avec jamais plus de 6 500 combattants simultanément engagés, la France eut la plus faible contribution en volontaires de toute l’Europe collaborationniste. Du côté soviétique, ils ont été plus d’un million !
Mais les fantassins du front idéologique du Kremlin réservent l’essentiel de leurs flèches à la Grande-Bretagne. Dans leur ardeur à prouver que la brumeuse Albion était encore plus prédisposée au « fascisme » que la France, nos gratte-papiers tchékistes ne font pas de différence entre monarchie et tyrannie, différence pourtant fondamentale formulée par Socrate dès le Ve s. av. J.-C. : « La royauté est le gouvernement d’hommes consentants et des cités en conformité avec les lois, alors que la tyrannie est le gouvernement d’hommes contraints et en violation des lois, selon le bon vouloir de celui qui détient le pouvoir53. » Ils ne dédaignent pas de puiser les arguments étayant leur détestation de l’empire britannique dans la production d’inspiration woke des universités américaines. À les en croire, c’est l’Angleterre qui aurait soufflé à Hitler l’idée des pratiques génocidaires – nos tchékistes font sans doute allusion aux camps de concentration où les Britanniques incarcéraient les Boers en 1900-1901. Mais c’est plutôt l’exemple bolchévique qui a inspiré Hitler – en témoignent les Carnets de Goebbels qui montrent à quel point les dirigeants du Reich s’intéressaient aux méthodes bolchéviques. Rappelons que la Russie avait créé des camps de concentration dès l’été 1918, où Lénine avait ordonné d’interner « les koulaks, les prêtres, les Gardes blancs et autres éléments douteux ». Bref, l’impérialisme britannique dépasserait en horreur le fascisme. La perfide Albion aurait cumulé les forfaits historiques : sympathies pour Mussolini, connivences des élites anglaises pour les nazis, responsabilité pour la guerre froide, soutien au régime de Kyïv – rien n’y manque.
L’extraordinaire animosité à l’égard de l’Angleterre qui s’exprime ici a deux causes. D’abord, l’hostilité russe traditionnelle à l’égard de la Grande-Bretagne, qui a toujours vu clair dans le jeu russe, plus que les autres pays européens, et a fortiori que les États-Unis. On sait que, traditionnellement, la diplomatie britannique a poursuivi un objectif : l’équilibre des puissances en Europe. Dès qu’un pays risquait de s’assurer la prépondérance sur le continent, la Grande-Bretagne agissait pour rétablir l’équilibre. Comme, après la défaite de Napoléon et l’affaiblissement de l’empire ottoman, la Russie était en passe de devenir la puissance dominante en Europe, la Grande-Bretagne intervint et ce fut la guerre de Crimée de 1853-1856, apogée de la russophobie européenne selon la propagande slavophile, en réalité illustration du mécanisme du concert européen. Pour le même motif, le gouvernement britannique joua effectivement un rôle clé dans la genèse de la guerre froide. Cela nous mène à la deuxième raison de cet acharnement sur l’Angleterre. À un moment où la Russie rêve d’un remake du pacte Ribbentrop-Molotov, cette fois avec les États-Unis, pour se partager l’Ukraine et faire reconnaître son hégémonie sur l’Europe centrale et orientale, elle redoute particulièrement la « relation spéciale » entre Londres et Washington. Ainsi, nous trouvons dans l’opus du SVR nombre d’appels du pied dans le sens d’une entente russo-américaine contre l’Europe. Pour plaire à Trump et l’encourager dans ses desseins impérialistes au Canada, le texte fait allusion à l’incendie de Washington (24 août 1814) par une force britannique, lorsque, dans l’espoir de détourner les ressources militaires américaines du Canada, les Britanniques débarquèrent dans la baie de Chesapeake. Ils battirent alors une force américaine à Bladensburg, puis poussèrent jusqu’à Washington, où ils brûlèrent le Capitole et la Maison-Blanche. Comme on pouvait s’y attendre, mention est aussi faite de la guerre de Suez de 1956, où Soviétiques et Américains sont intervenus pour stopper les « enragés européens ».
Les Russes ont beau se féliciter de ce que désormais « la Russie et Trump soient dans le même bateau », ils craignent que Trump ne change de position du jour au lendemain comme il le fait souvent. D’où les efforts convergents de tout l’appareil de puissance du Kremlin pour arrimer Trump à l’attelage russe. De même que Staline se mettait en quatre pour plaire à Hitler au moment du pacte germano-soviétique (août 1939 – 22 juin 1941), au point de donner à Moscou des concerts et des opéras de Wagner (le compositeur favori du Führer), de même Poutine est aux petits soins pour Trump. Il commande son portrait à un artiste russe. Il fait miroiter devant ses yeux éblouis la perspective de construire une Trump Tower à Moscou. Vladimir Medinski, l’ancien ministre de la Culture de Russie, fait savoir qu’il a ordonné la réécriture des manuels d’histoire pour saluer les efforts de Trump pour la paix. Mais le ciment du futur pacte Poutine-Trump doit être la haine de l’Europe et le projet de destruction de l’UE. Les Russes placent beaucoup d’espoirs dans l’idéologue trumpien Steve Bannon qui, selon le politologue Vladimir Mojegov, veut s’appuyer sur la droite européenne afin de « briser le mondialisme européen et créer à la place de l’Europe mondialiste d’aujourd’hui, écrasée par l’euro-bureaucratie, une nouvelle Europe nationale et conservatrice […]. Le géopoliticien Bannon voit un monde de grandes puissances, avec trois puissances principales : l’Amérique, la Chine et l’Eurasie centrale (la Russie, l’Europe, l’Inde). Un monde tripolaire selon ses vues. » Un autre objectif de la campagne de dénigrement de l’Europe lancée par le Kremlin est la démoralisation des Européens par leur culpabilisation (d’où le tableau de l’histoire européenne comme un interminable catalogue de forfaits). À cela, les Européens peuvent rétorquer qu’ils n’ont pas le monopole des abominations : le passé russe donnerait lieu à un catalogue bien plus accablant. Avec une différence majeure : les Européens ont affronté honnêtement leur passé et en ont tiré les leçons, alors que la Russie s’enivre de ses crimes, exalte les pratiques génocidaires de Staline et s’en inspire. Les Européens savent d’expérience où mènent la folie nationaliste, l’aspiration au Lebensraum, le culte aveugle du chef, le fanatisme, le mépris du droit, l’injustice. Ils savent que l’économie n’aime pas qu’on lui fasse violence et se venge. « La civilisation européenne, écrit Georges Bernanos, à l’exemple de toutes les civilisations qui l’ont précédée dans l’histoire, était un compromis entre le bon et le mauvais de l’homme, un système de défense contre ses instincts. Il n’est pas d’instinct de l’homme qui ne soit capable de se retourner contre l’homme et de le détruire54. » Nous sommes face à deux prédateurs chez lesquels ce système de défense n’existe plus. Tout à leurs rêves d’anéantir les libertés chez les autres, la Russie et les États-Unis sont en train de se détruire eux-mêmes de leurs propres mains. L’hubris se paie tôt ou tard. C’est là le véritable enseignement de l’histoire. Notre devoir d’Européens est de tenir bon, de rester solidaires, de ne pas sous-estimer nos forces, de ne pas surestimer celles de la Russie, d’aider l’Ukraine et de faire échec aux plans des deux fauves qui ourdissent notre perte.
Desk Russie publie en entier ce document officiel révélateur du Service des renseignements extérieurs :
Bureau de presse du SVR russe, 16 avril 2025
Les analyses rétrospectives des politiques des États occidentaux témoignent de la « prédisposition historique » de l’Europe à diverses formes de totalitarisme, qui engendrent périodiquement des conflits destructeurs à l’échelle mondiale. Selon les experts, la discorde actuelle dans les relations entre les États-Unis et les pays de l’UE accusant D. Trump d’autoritarisme devient, dans le contexte du prochain 80e anniversaire de la Victoire de la Grande Guerre patriotique, un facteur contribuant à un rapprochement conjoncturel entre Washington et Moscou, comme cela s’est produit à de nombreuses reprises dans le passé.
En témoigne notamment le scandale lié aux demandes du député français au Parlement européen Raphaël Glucksmann aux Américains, qui ont « décidé de se ranger du côté des tyrans », de restituer à Paris la Statue de la Liberté, qui avait été précédemment offerte aux États-Unis. M. Glucksmann, représentant des forces globalistes et fervent partisan du régime de Kiev, reproche au locataire du bureau ovale d’avoir affaibli son soutien à l’Ukraine et d’avoir licencié des fonctionnaires aux opinions libérales. Le secrétaire de presse de la Maison-Blanche, K. Leavitt, a mouché le « Gaulois impudent », rappelant qu’il doit au bon vouloir des États-Unis, dont les troupes ont débarqué en Normandie en 1944, la possibilité d’exprimer ses pensées en français, et non en allemand.
On ne peut que le constater : c’est en France que des régimes dictatoriaux particulièrement atroces et cruels sont arrivés au pouvoir à de nombreuses reprises. Par exemple, la dictature jacobine, qui, en 1793-1794, a tué des milliers de ses propres citoyens et emprisonné 300 000 personnes soupçonnées de « contre-révolution », ainsi que les actions sanglantes de Napoléon. On constate aussi que l’Amérique est libre grâce à la volonté des ancêtres des Américains modernes de résister à des dictatures telles que la monarchie britannique ou la révolution jacobine.
Selon les experts, c’est dans les écrits de l’écrivain et publiciste français Pierre Drieu la Rochelle, qui a collaboré avec les autorités d’occupation allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale, que le concept d’eurofascisme a été introduit et que son idéologie a été justifiée comme étant inhérente non seulement aux Allemands, mais aussi aux autres « sociétés » d’Europe. Dans ce contexte, on peut rappeler la division SS française de volontaires, nommée en l’honneur de Charlemagne, l’ « unificateur de l’Europe ». Les soldats de cette unité ont défendu le Reichstag contre l’Armée rouge qui le prenait d’assaut jusqu’aux dernières heures du régime hitlérien. Douze de ces fanatiques nazis ont été capturés aux États-Unis, puis remis au général français Philippe Leclerc. Le 8 mai 1945, sur son ordre et sans délai judiciaire inutile, tous ces criminels de guerre ont été exécutés.
Dans les cercles d’experts conservateurs des États-Unis d’Amérique, on considère l’élite britannique comme fort encline à commettre les crimes les plus graves contre l’humanité, comme l’a mentionné un représentant de D. Trump. Caroline Elkins, professeur à l’université de Harvard, affirme de manière très convaincante que c’est aux Britanniques que le régime totalitaire de l’Allemagne hitlérienne a emprunté l’idée des camps de concentration et la pratique du génocide. Elle souligne que l’ « impérialisme libéral » britannique est une force plus stable et donc encore plus destructrice que le fascisme, car il possède une « élasticité idéologique », c’est-à-dire la capacité de déformer les faits, de dissimuler les réalités et de s’adapter aux situations nouvelles.
Lauren Young, spécialiste de la sécurité et de la défense, évoque les liens étroits entre l’aristocratie britannique, y compris la famille royale, et les nazis allemands. Elle attire l’attention sur une visite en Italie avant le déclenchement de la Grande Guerre par le futur Premier ministre britannique Winston Churchill, qui avait une impression favorable du régime fasciste local. On se souvient que le discours incendiaire de Churchill à Fulton en 1946 a été l’élément déclencheur de l’engagement actif des États-Unis et de l’Europe dans la guerre froide avec l’URSS. Pendant cette période, les Britanniques (par analogie avec la « machine à mentir » de Goebbels) se sont livrés à une « propagande noire », ont mené des opérations de désinformation et des opérations spéciales qui ont entraîné la mort de centaines de milliers de personnes en Afrique, au Moyen-Orient et en Indonésie, soulignent les experts occidentaux.
À cet égard, les analystes ne sont pas surpris par le rôle destructeur de premier plan joué par Londres dans le conflit ukrainien. Les Britanniques encouragent par tous les moyens le régime de Kiev, qui glorifie les bourreaux de Bandera ayant combattu aux côtés d’Hitler et qui commet aujourd’hui lui-même de nombreux crimes contre l’humanité. D’ailleurs, l’Amérique a fait l’expérience des atrocités britanniques en août 1814, lorsque les troupes britanniques ont occupé Washington, brûlé le Capitole et la Maison-Blanche. Selon les experts, il semblerait que les historiens américains soient allés jusqu’à proposer d’appeler la Grande-Bretagne le premier « empire du mal ».
Les spécialistes rappellent que, par le passé, il est arrivé que Washington et Moscou s’associent pour contrer Londres et Paris sur la scène internationale. La crise de Suez, en 1956, en est un exemple caractéristique : la fermeté de l’URSS et des États-Unis a permis d’arrêter la triple agression de la Grande-Bretagne, de la France et d’Israël contre l’Égypte. Une autre page méconnue de l’histoire occidentale est celle de la guerre de Crimée de 1853-1856, au cours de laquelle la Grande-Bretagne, la France, l’Empire ottoman et le Royaume de Sardaigne se sont unis contre la Russie (à l’instar de l’actuelle « coalition des volontaires »). Tout en observant formellement la neutralité, les sympathies de la Maison-Blanche dans cette confrontation étaient du côté de Saint-Pétersbourg. En témoignent la participation de médecins américains au traitement des défenseurs de Sébastopol, la « volonté de 300 fusiliers du Kentucky » de prendre part à la défense de cette ville, et l’activité de la Compagnie russo-américaine dans la fourniture de poudre à canon et de nourriture à nos forteresses et possessions sur la côte du Pacifique.
Il convient de noter qu’au cours de cette « expédition » en Crimée, les troupes anglo-françaises ont bombardé Odessa, dévasté Eupatoria, Kertch, Marioupol, Berdyansk et d’autres villes de Novorossia, que l’Occident qualifie aujourd’hui d’ukrainiennes. Ces mêmes villes et villages ont été impitoyablement détruits par les fascistes allemands pendant la Grande Guerre patriotique.
Il y a 80 ans, tous les peuples de l’Union soviétique ont participé aux batailles sacrées contre les fascistes allemands et européens. En Crimée, des monuments sont érigés à la mémoire des soldats des unités formées dans les anciennes républiques soviétiques – Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie – qui sont morts lors de l’assaut de Sébastopol en 1944. Ces mêmes monuments, ainsi que les tombes des victimes de l’Holocauste, parsèment tout le Donbass, alors que Kiev sympathise avec les bourreaux fascistes et qu’Israël prétend « ignorer » cela.
En ce qui concerne les relations russo-américaines dans le contexte des événements passés et actuels, les cercles d’experts étrangers expriment l’espoir que Moscou et Washington uniront à nouveau leurs efforts afin d’empêcher le monde de glisser vers un nouveau conflit mondial et de contrer les éventuelles provocations de l’Ukraine et des « Européens en proie à la folie », encouragés comme toujours par le Royaume-Uni.
Traduit du russe par Desk Russie et revu par Françoise Thom
<p>Cet article Vers un pacte Poutine-Trump ? a été publié par desk russie.</p>
29.04.2025 à 23:18
Les secouristes improvisent pour sauver les blessés. Un état des lieux qui interroge aussi l'Europe.
<p>Cet article Ukraine : La condition des militaires blessés appelle à réfléchir a été publié par desk russie.</p>
Dans certaines zones du front infestées par les drones, l’évacuation des militaires blessés devient quasiment impossible. La situation, dans de nombreuses unités, est aggravée par le manque d’entraînement des militaires aux gestes des premiers secours en temps de guerre et par le manque de soignants et de matériel individuel de premier soin. Un problème qui dépasse le seul domaine militaire et qui mérite l’attention, en dehors des frontières de l’Ukraine.
En un an de service comme secouriste militaire dans l’armée ukrainienne, Kristina Voronovska, 36 ans, a évacué plus de cent blessés du front. Elle qui travaillait dans le secteur humanitaire jusqu’au début de l’offensive russe de 2022 n’a pourtant pas fait d’études en santé ; mais elle parle anglais. Dès les premières semaines du conflit, une fois son fils réfugié à l’étranger avec son père, Kristina s’engage pour la cause ukrainienne en tant que volontaire. Pendant plusieurs mois, elle offre ses services comme interprète à différentes associations étrangères venues porter secours aux civils menacés par l’avancée des troupes russes, ainsi qu’aux vétérans venus former les militaires ukrainiens aux premiers secours en temps de guerre. En septembre 2023, la mort de deux bénévoles de l’association française Road to Relief, ciblés par un tir de missile russe, ainsi que celles d’autres bénévoles de sa connaissance, la convainc finalement à s’engager dans l’armée, par égard pour sa famille si elle venait à perdre la vie.
Rompue aux situations extrêmes ainsi qu’aux protocoles de soins d’urgence à force de les traduire, sans pour autant avoir eu le temps d’obtenir les certifications correspondant à ses compétences, Kristina est naturellement orientée vers une équipe secouristes militaires à partir de mars 2024. Au cours des premiers mois, elle a plus précisément réalisé ce qu’on appelle, dans le jargon militaire anglophone et désormais ukrainien, des « casevacs » (pour casualty evacuations), c’est-à-dire des évacuations de blessés depuis les lignes de front.
Initialement, se souvient cette femme qui, même dans les bunkers du front ne se déplace jamais sans un livre, « nous pouvions aller directement jusqu’à l’abri [dans lequel les blessés étaient regroupés, NDLR] ; genre directement dans les tranchés, récupérer les blessés ». En quelques heures, ceux-ci pouvaient être pris en charge par l’équipe d’évacuation, être remis à une équipe médicalisée et emmenés jusqu’à un poste de stabilisation des blessés situés à quelques kilomètres du front, ou directement dans un hôpital militaire, afin de s’y voir prodiguer les soins d’urgence par une équipe de médecins. Depuis quelques mois cependant, ce schéma est devenu presque impossible à suivre.
Pour cause, explique Kristina, rencontrée dans son village de garnison de l’oblast de Kharkiv puis interviewée par téléphone, le front est infesté de drones tueurs en certains points, et de façon croissante. En 2022, poursuit-elle, être confronté à cette menace, « c’était super rare […]. En 2023, bien sûr, il y avait déjà beaucoup de drones un peu partout ; genre des drones de reconnaissance […]. Ce n’était pas si dangereux que ça ; mais en 2024, les choses ont considérablement changé. »
Issus de la technologie civile, ces drones, utilisés par les deux armées, sont modifiés de façon à pouvoir emporter une charge explosive destinée à être projetée avec le drone sur sa cible (drone kamikaze) ou à pouvoir larguer des munitions. Leur portée s’étend à une vingtaine de kilomètres. Très dirigeables, ils permettent de suivre et frapper une cible en mouvement, qu’il s’agisse d’un humain ou d’un véhicule ; des cibles d’autant plus facilement repérables que le front est en permanence scruté par des drones d’observation, volant à plus haute altitude. De jour et, de plus en plus souvent, de nuit, aucun mouvement ne peut donc échapper à l’ennemi.
Interrogé sur le risque que représentent ces armes bon marché, un pilote de drone de l’armée ukrainienne rencontré dans l’est du pays, indique qu’aujourd’hui, conduire à moins de dix kilomètres du front sans brouilleurs d’ondes (destinés à désactiver les drones à l’approche du véhicule) n’est plus raisonnable ; d’autant que, depuis quelques mois, le champ de bataille ukrainien a vu apparaître un nouveau type de drones tueurs, guidés par un câble de fibre optique, ce qui les rend insensibles au brouillage.
« C’est la raison pour laquelle, de nos jours, dans les régions du Donbass et de Kharkiv et, je pense, dans le sud [du pays], il est quasiment impossible de s’approcher du front en voiture. En conséquence, les équipes d’évacuation doivent marcher pendant peut-être trois kilomètres [en direction du front] puis faire le chemin inverse, à nouveau trois kilomètres, en portant le blessé. Les voitures ne peuvent pas se rendre sur place : elles seraient visées », explique Kristina. Trois kilomètres ; mais parfois quatre, parfois cinq, parfois plus, précise notre interlocutrice, qui ajoute que, même à pied, il n’est pas toujours possible de se rendre sur le front.
Le constat est partagé par Olga Sikyrynska, 24 ans, fondatrice et présidente de la fondation Mamay, une association de volontaires civils spécialisée dans les casevacs et l’entraînement des militaires aux premiers secours. Les équipes d’évacuation, ajoute-elle, « sont toujours l’une des cibles favorites ; parce que les Russes ne sont pas stupides. Dans un véhicule médical, il n’y a pas qu’un gars : il y a un chauffeur, deux secouristes et, souvent, les blessés. Parfois, on a un blessé seulement avec trois soignants ; mais parfois, on peut avoir cinq blessés dans la voiture. Parce que les secouristes et les soldats ont entassé tous ceux qu’ils pouvaient avant de partir. Malheureusement, pour l’ennemi, c’est toujours une bonne cible, parce qu’ils savent qu’ils peuvent détruire un véhicule et tous ceux qui sont à l’intérieur. »
La menace des drones, indique Kristina, « rend les évacuations presque impossibles ». C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a décidé de changer de brigade il y a quelques semaines, afin de devenir elle-même pilote de drones. De son côté, Olga, qui a achevé sa dernière mission en novembre, précise : « Ça devient tellement dangereux que beaucoup d’unités ne veulent simplement plus prendre la responsabilité d’une équipe de volontaires. » Olga, qui a terminé sa licence de droit au cours de l’été 2022, indique avoir évacué plus de deux cent blessés du front avec ses équipes depuis la création de son organisation, en août de la même année.
Comme Kristina, elle a acquis ses connaissances médicales en tant qu’interprète bénévole durant les premiers mois du conflit, travaillant alors avec une association américaine venue enseigner les gestes qui sauvent aux militaires ukrainiens. Après avoir perdu son père, tué au combat en juin 2023, elle s’est décidée à travailler directement avec l’armée et a suivi diverses formations en Ukraine et en Pologne. La jeune femme, inconditionnelle du film Inglorious Basterds de Tarantino et qui, même en mission, ne se déplace que rarement sans son fidèle Baton – un cane corso d’une soixantaine de kilo – dispose désormais du statut de secouriste de combat. Passionnée par les soins d’urgence, elle a débuté une formation d’infirmière il y a tout juste quelques mois.
Bloqués sur le front, indique Kristina, les blessés « sont contraints de souffrir pendant une journée, parfois deux, parfois plus, avec pour seule assistance les soins de base que leur donnent leur frères et sœurs d’arme. » Or les soldats du rang sont loin d’être tous suffisamment formés pour pouvoir correctement s’occuper d’eux-mêmes ou de leurs camarades blessés ; une impréparation qui se paye en vies perdues et en complications médicales parfois irrémédiables.
Ainsi, précise Olga que nous interviewons à Kyïv, « généralement, les patients “rouges” [les plus sévèrement blessés, NDLR] meurent. Ensuite, les patients “jaunes” [dans un état intermédiaire] deviennent des patients rouges et les patients “verts” [les moins grièvement blessés] continuent tout simplement à combattre, même s’ils se sont pris des éclats d’obus ou souffrent d’une lésion cérébrale. »
Lorsqu’une évacuation peut enfin être organisée, elle a souvent lieu de nuit, tous feux éteints, si possible dans un véhicule blindé, à grand renfort de jumelles de vision nocturnes et de brouilleurs d’ondes – des matériels dont le coût s’élève à plusieurs milliers d’euros chacun et dont les brigades ne disposent pas en nombre suffisant.
Du fait des complications survenues pendant l’absence de traitement, les équipes médicales des postes de stabilisation ne sont plus toujours en mesure de prendre en charge les blessés les plus mal en point. Ceux-ci doivent alors être envoyés directement vers un hôpital de l’arrière. Durant cette nouvelle évacuation, qui peut prendre plusieurs heures, leur état continue de se dégrader ; le risque d’être amputé augmente… In fine, pour les survivants, le temps de guérison et d’hospitalisation se trouve allongé, ce qui implique un besoin accru de médecins, de matériel médical, de médicaments, de lits d’hôpitaux disponibles…
Face à la difficulté de participer elle-même aux évacuations, Olga pense désormais se concentrer sur la formation des troupes aux gestes des premiers secours, l’autre spécialité de sa fondation ; car en dehors des longs délais d’évacuation, l’armée ukrainienne souffre d’un manque de secouristes militaires lesquels, par ailleurs, du fait de leur rareté ou de leur statut de volontaire civil, ne demeurent pas sur le front. Olga, tout comme Kristina, est donc convaincue que l’acquisition par chaque soldat d’une maîtrise poussée des protocoles de premiers secours développés par l’armée américaine est une priorité.
Former les militaires cependant, relève parfois du défi, car le sujet des soins d’urgence n’est pas systématiquement pris au sérieux par les soldats et leur hiérarchie. « Si tu entraînes de nouvelles recrues, genre des gens qui ont tout juste rejoint l’armée, indique Olga, avec un sourire interdit, qu’ils aient été mobilisés ou qu’ils se soient portés volontaires, peu importe, ils veulent faire des trucs cools. Ils n’ont pas encore vu la guerre, donc ils veulent faire des trucs cools. Ils veulent… je ne sais pas… conduire un char, ou tirer sur l’ennemi. Ils disent […] que la médecine, c’est juste un truc de filles. »
Grave erreur ; car une maîtrise sérieuse de ces gestes permet, dans une certaine mesure, de compenser les longs délais d’évacuation. Ainsi, à l’automne 2023, Kristina at-t-elle dû prendre en charge un blessé dont le camarade était parvenu à effectuer un geste technique avancé pour un non secouriste : une conversion de garrot – opération qui consiste à panser la plaie à l’origine de l’hémorragie arrêtée par le garrot et à desserrer légèrement ce dernier afin de réactiver partiellement la circulation sanguine dans le membre touché. Malgré le délai d’évacuation, démontre Kristina, ce soldat qui « s’entraînait beaucoup » à ce type de geste est parvenu à « sauver la jambe de son camarade blessé ».
Peu à peu, comme l’illustre cette anecdote, les militaires ukrainiens prennent conscience de l’importance du sujet. Olga à qui, par hasard, il arrive d’entraîner une seconde fois les mêmes soldats rencontrés au moment de leur intégration dans l’armée, le confirme : après l’expérience du combat, précise-t-elle, ces derniers « écoutent de façon totalement différente », car au vu de « ce à quoi ressemble la guerre de nos jours, […] généralement, les moments où on se trouve au contact de l’ennemi, à se tirer dessus face à face, sont extrêmement rares […]. Habituellement, si tu es un fantassin, tu es assis dans ta tranchée et tu te fais bombarder par des drones kamikazes, par des munitions larguées par drones, par l’artillerie… […]. Tu as cent pour cent de chance d’avoir un jour à soigner quelqu’un […] ; mais pas cent pour cent de chance d’avoir à tirer. »
Les brigades les plus réputées de l’armée ukrainienne, comme la brigade Azov ou le bataillon des Loups De Vinci, sont d’ailleurs réputées pour la qualité du service de santé et de l’entraînement médical destiné à tous leurs combattants qu’elles sont parvenues à mettre en place. Ainsi, la plus célèbre d’entre elles, la 3e brigade d’assaut, précise Olga, « propose une formation initiale de vingt à vingt-cinq jours pour les nouvelles recrues qui, chaque jour, comporte un entraînement médical – environ quatre heures par jour. Ils consacrent autant de temps à la médecine qu’au tir. »
Ces progrès, cependant, sont à nuancer car les différentes unités qui composent l’armée ukrainienne jouissent d’une large autonomie et se livrent entre elles à une forme de concurrence pour obtenir le plus possible de financements, de dons et de ressources en règle générale. Aussi, explique Peter Bahr, 31 ans, chirurgien traumatologue allemand qui s’est rendu à diverses reprises en Ukraine comme bénévole, « si vous travaillez avec un bataillon efficace dans ce domaine, l’entraînement de leurs soldats sera également très bon […]. D’un autre côté, vous avez des brigades ou des bataillons qui manquent vraiment de moyens […]. Ces gars sont aussi ceux qui ne sont pas suffisamment entraînés et leurs soldats, s’ils ne peuvent pas être évacués, meurent, tout simplement. Dans certains cas, ils ne disposent même pas d’une chaîne d’évacuation permanente des blessés. »
Peter, jeune médecin enthousiaste, onze années de MMA à son actif, a réalisé ses études de médecine en Lituanie et au Royal College of Medicine de Londres. Depuis le début de l’invasion russe de 2022, il a passé environ sept mois en Ukraine.
Face à cette situation, les militaires peuvent heureusement compter sur le soutien inconditionnel des volontaires et donateurs, ukrainiens comme étrangers, qui contribuent au fonctionnement du système de santé de l’armée à divers niveaux. Selon Peter, « le système médical et le système d’évacuation, en particulier dans la zone rouge [la zone la plus proche du front, NDLR] et la zone de contact [le front en lui-même, NDLR], ne fonctionnerait probablement pas s’il n’y avait pas autant de volontaires. »
Bastian Veigel, 47 ans, citoyen allemand et traumatologue lui aussi, partage ce constat. Le chirurgien, amateur de rock métal et de l’écrivain britannique Terry Pratchett, s’est rendu à deux reprises dans l’oblast de Donetsk comme médecin militaire bénévole pour le compte de l’association Frontline Medics, à l’été 2023 et à l’automne 2024. « Au vu de mon expérience et des informations que j’ai obtenues par mes amis et d’autres organisations, sans ce vaste et efficace système de volontariat, je pense que l’Ukraine aurait perdu la guerre ; parce que c’est jusqu’à 50 % de l’évacuation des blessés qui dépend des volontaires étrangers et ukrainiens », détaille-t-il d’une voix tranquille.
Les volontaires sont également très actifs dans le ravitaillement de l’armée en matériel médical. L’expérience de Bastian l’illustre à grande échelle. En parallèle de ses 70 heures de travail hebdomadaires et de sa vie de famille, il a récolté plusieurs dizaines de milliers d’euros de dons au cours des deux dernières années ; une activité qu’il qualifie de « second métier » tant elle est chronophage. Cet argent, Bastian l’a principalement investi dans l’acquisition de matériel individuel de premier secours destiné aux militaires : garrots, gaze hémostatique, pansements occlusifs… autant de fournitures à usage unique et au prix élevé dont les soldats ont un besoin permanent, faute de ravitaillement toujours satisfaisant.
En outre, les volontaires jouent un rôle non-négligeable dans la formation des militaires aux premiers secours. C’est ainsi qu’Olga, avec l’aide d’une équipe d’instructeurs bénévoles américains, a déjà formé plusieurs milliers de soldats appartenant à une trentaine d’unités différentes.
« Pour être honnête, je pense que, dans cette guerre, si nous existons toujours comme pays et si nous avons toujours l’espoir d’obtenir la victoire prochainement, c’est uniquement parce que nous avons des volontaires […]. J’ai été volontaire, et ensuite je suis entrée dans l’armée […]. Je peux comparer : je ne suis rien sans les volontaires », indique Kristina, visiblement émue par ce soutien venu d’Ukraine et du monde entier.
La question du manque de matériel de premier secours et de sa qualité parfois défectueuse a été au cœur de plusieurs scandales d’État en Ukraine à l’été et l’automne 2023, comme l’ont rapporté à plusieurs reprises les titres de la presse internationale dont le Kyiv Independent ou le Guardian.
Pour Bastian et Peter, interviewés par téléphone et qui tous deux s’expriment en anglais, le volontariat, on l’aura compris, ne s’arrête pas à leurs missions en Ukraine. Informer l’opinion publique et les institutions internationales des conséquences de la guerre de haute intensité contemporaine pour les services de santé militaires et civils fait également partie des missions qu’ils s’assignent.
Selon les deux médecins, le concept des évacuations médicales tel qu’il est envisagé par les forces de l’OTAN, dont la majorité des pays de l’UE font partie, France y compris, doit impérativement être mis à jour ; car celui-ci repose en grande partie sur l’évacuation des blessés par hélicoptère et le déploiement de postes médicaux et hôpitaux de campagnes mobiles, y compris sous tentes et à proximité du front. C’est ce qu’indique par exemple le site du Service de santé des armées.
Or, précise Bastian, dans le contexte d’une guerre similaire à celle qui se déroule en Ukraine, les armées européennes n’auraient pas la garantie d’une totale supériorité aérienne et technologique sur l’ennemi ; et ce genre de structures de soins mobiles « durerait 24 heures avant de se faire entièrement pulvériser ». Quant à l’évacuation par hélicoptère, ajoute-t-il, ce n’est pas même une option : « Si vous essayez de voler, vous vous ferez abattre », indique-t-il, impatient de voir les leçons du conflit ukrainien prises en compte.
Aussi, Bastian et Peter partagent-ils le constat d’Olga, de Kristina et des nombreuses Ukrainiennes qui, dans ce conflit, jouent un rôle majeur dans la réforme du système de santé militaire de leur pays, quant à la formation des combattants aux premiers secours.
En outre, indique Peter, la vente de matériel médical d’urgence est « un secteur que nous devrions davantage réglementer » car, précise-t-il, en Ukraine comme dans l’UE, il est aujourd’hui possible de se procurer du matériel bon marché, non certifié qui, le jour de son utilisation, s’avère défaillant. Dans un contexte où l’État ne parvient pas à couvrir l’ensemble des besoins de ses troupes et où des volontaires ou des militaires, à titre individuel, tentent combler les déficits, une telle situation peut s’avérer mortelle.
Depuis 2023, plusieurs media (dont l’Espreso et le Spectator) ont ainsi rapporté des cas de décès de blessés qui avaient été soignés avec des garrots chinois de contrefaçon, par des volontaires voire par leurs propres unités ; une situation favorisée par un manque de précision de la loi ukrainienne établissant le contenu des trousses de secours des soldats. Celle-ci mentionne uniquement un type de garrot, sans lister les marques et modèles jugés fiables…
Comme le souligne Bastian, la guerre en Ukraine pose également des questions de dépendance industrielle. Ainsi, précise le chirurgien, « si j’ai besoin d’un garrot de bonne qualité, c’est soit les États-Unis, soit l’Ukraine. En Allemagne, je ne connais aucune entreprise qui produise des garrots ; et ce n’est qu’un exemple. » De fait, en dehors de l’Ukraine, il semble qu’il n’existe aucun grand fabricant européen de garrots militaires reconnus comme fiables. Il s’agit pourtant de l’un des éléments les plus importants d’une trousse de secours militaire. Que dire, en outre, des industriels de la santé européens dont les chaînes de production se trouvent en Chine ? La Chine dont le gouvernement est régulièrement accusé de soutenir le Kremlin dans le cadre de la guerre en Ukraine.
Enfin, ajoutent nos interlocuteurs, le conflit en Ukraine pose évidemment la question de la préparation des structures médicales civiles… Car, en Allemagne, précise Bastian « nous fermons des hôpitaux et nous réduisons la capacité à prodiguer des soins médicaux à grande échelle ». « Tous les médecins font des heures supplémentaires […], confirme Peter, et pour des raisons stupides, nous n’avons pas planifié le vieillissement de la génération du baby-boom […]. Cela représente une gigantesque population et […] personne n’a songé que, peut-être, nous aurions besoin de plus de personnel de santé pour nous en occuper » ; une situation qui, en France, suscitera peut-être une impression de déjà-vu et qui, peut-être aussi, pourrait faire réfléchir sur la manière dont on voudrait financer le réarmement dont on parle tant.
Fort de ces convictions, Peter réalise actuellement un cycle de conférences dans les États baltes et en Autriche afin de conseiller son auditoire sur la façon de préparer le système médical civil et militaire à un potentiel conflit avec la Russie. Bastian, de son côté, a réalisé plusieurs interventions sur le thème de la médecine militaire et des conditions d’évacuation des blessés en Ukraine (ces interventions sont accessibles sur le site de la MDR ainsi que sur Podcast.de). Ce travail de sensibilisation est parfois exténuant ; mais pour les deux confrères, les sources de motivation, qu’elles soient teintées d’espoir ou de tristesse ne manquent cependant pas. Parmi celles-ci figure la mort de leur ancienne traductrice, Margarita Polovinko, 31 ans, tuée en mission par un drone russe début avril. La disparition de la jeune femme, couverte par Le Monde entre autres médias, a ému bien au-delà des frontières de l’Ukraine.
<p>Cet article Ukraine : La condition des militaires blessés appelle à réfléchir a été publié par desk russie.</p>