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04.04.2025 à 09:59

« La promesse des nouvelles technologies n'est pas l'abolition du travail, mais plutôt sa dégradation »

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Le mouvement syndical fait face à un problème de technologie. Pour être plus précis, il est face à un problème sur la façon de penser la technologie. Le récent battage médiatique autour de l'intelligence artificielle (IA) et la confusion qu'il a semée dans les syndicats ne sont que le dernier exemple en date d'un phénomène qui n'a cessé de se répéter au cours du siècle dernier : les employeurs affirment qu'une nouvelle technologie révolutionnaire est sur le point de changer radicalement le (…)

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Le mouvement syndical fait face à un problème de technologie. Pour être plus précis, il est face à un problème sur la façon de penser la technologie. Le récent battage médiatique autour de l'intelligence artificielle (IA) et la confusion qu'il a semée dans les syndicats ne sont que le dernier exemple en date d'un phénomène qui n'a cessé de se répéter au cours du siècle dernier : les employeurs affirment qu'une nouvelle technologie révolutionnaire est sur le point de changer radicalement le lieu de travail et les dirigeants syndicaux s'empressent d'intégrer cette « révolution » dans leurs négociations. Pourtant, chaque fois, l'histoire reste la même : les employeurs utilisent les nouvelles machines pour intensifier la pression sur les travailleurs, accélérer les cadences et saisir davantage de contrôle sur le processus de travail. Ce décalage entre les grandes promesses des nouvelles technologies et les réalités vécues n'est pas une coïncidence. De fait, c'est même le but.

La technologie et le progrès technologique font partie des idées les plus excessivement déterminées qui façonnent la vie moderne et, historiquement, les employeurs se sont servis de ces concepts pour dominer les travailleurs. Le discours sur la révolution technologique et le progrès technologique (c.-à-d. l'histoire que la société se raconte à elle-même sur les avancées technologiques) se fait généralement au détriment des syndicats et du pouvoir des travailleurs. Lorsqu'il s'agit de négocier sur la technologie, il incombe donc au mouvement syndical de dissocier les discussions sur certains changements technologiques spécifiques des histoires sur le progrès technologique. Il incombe au mouvement syndical de séparer le progrès technologique du progrès social. L'histoire de l'essor de l'idée même de l'automatisation et les développements plus récents autour de l'IA illustrent clairement cette leçon.

Depuis le milieu du XXe siècle, la promesse d'un progrès technologique issu des laboratoires des grandes entreprises est en fait la promesse d'une intégration plus poussée des prémisses d'un travail dégradé dans la vie professionnelle des gens ordinaires. Évidemment, il ne s'agit pas là d'un attribut des machines elles-mêmes. Il s'agit d'une qualité de la domination sociale que les machines provoquent.

Les machines et la façon dont elles sont conçues et la manière dont les employeurs les mettent en œuvre ne sont pas déterminées par la technologie : elles le sont par les relations sociales, par les structures du capitalisme. Par conséquent, afin de comprendre les effets du changement technologique sur le lieu de travail, nous devons comprendre les piliers intellectuels qui sous-tendent la manière dont nous parlons de l'introduction de nouveaux mécanismes dans le travail. Or, ce que l'histoire de ces piliers intellectuels nous apprend, c'est que la promesse de ce que l'on appelle l'automatisation n'est pas vraiment l'abolition du travail, mais la dégradation de celui-ci.

Le discours sur l'automatisation

Le terme « automatisation » a été inventé dans les années 1940 par les dirigeants de la Ford Motor Company dans le cadre de leur bataille visant à affaiblir les travailleurs militants et syndiqués de l'atelier. Obligés par le mouvement ouvrier et la législation américaine de reconnaître les syndicats et de négocier avec eux, les dirigeants de l'industrie automobile devaient trouver un moyen de saper le pouvoir des travailleurs sans pour autant s'attaquer ouvertement au principe de la syndicalisation. En s'appuyant sur la foi généralisée de l'après-guerre dans le progrès technologique, ils ont fait valoir que c'était le progrès technologique lui-même qui dégradait les emplois des travailleurs, et non les décisions de la direction. Selon eux, c'est l'automatisation, et non les cadres, qui est responsable de l'accélération de la chaîne de montage, du licenciement des travailleurs ou de l'externalisation du travail d'usine vers des régions non syndicalisées du pays. Dit autrement, l'objectif initial de la notion d'automatisation était de détourner les discours d'utopie technologique pour, un jour, abolir les syndicats, pas le travail.

En peu de temps, les dirigeants de toutes les industries ont adopté l'idée de l'automatisation, au point que le terme est devenu essentiellement impossible à distinguer de l'idée même de progrès technologique. À l'instar de ce qui s'est passé dans l'industrie automobile, le terme « automatisation » était tout aussi souvent synonyme d'accélération et de surcharge de travail que de remplacement du travail humain. C'est le cas dans les mines de charbon, dans le transport ferroviaire de marchandises et même lors de l'introduction des ordinateurs dans les bureaux.

Et pourtant, malgré les objectifs anti-travailleurs et anti-syndicats du concept, des personnes appartenant à toutes les tendances politiques ont adopté le discours sur l'automatisation et bon nombre de ses postulats les plus fondamentaux, à savoir que le progrès technologique et la perte de contrôle du travailleur sur le processus de travail ne font qu'un.

Parmi ceux qui ont adopté la logique du discours sur l'automatisation figurent la majorité des responsables du mouvement syndical. D'un point de vue rhétorique, voire intellectuel, le discours entourant l'automatisation a surclassé les dirigeants syndicaux, qui ne se sont généralement pas opposés aux employeurs lorsqu'il a été question d'introduire de nouvelles technologies ; ils ne voulaient pas être perçus comme des « luddites ». Cela s'explique en partie par le fait que le discours sur l'automatisation flattait également le technoprogressisme de la gauche, encore présent aujourd'hui. Les responsables syndicaux ne savaient pas ce que l'« automatisation » apporterait. Souvent, ils ne pouvaient pas la définir exactement, mais ils pensaient qu'elle était réelle et décisive. Ils n'ont donc pas réussi à faire la différence entre les histoires de progrès technologique et la mission du patron, qui consiste à contrôler à la fois le travail et les travailleurs. Les dirigeants syndicaux pensaient que l'« automatisation » allait améliorer le niveau de leurs travailleurs, mais cela ne s'est pas produit. Ils pensaient que l'automatisation allait faire monter en compétence leur travail, mais c'est le contraire qui s'est produit. Enfin, ils pensaient que les changements opérés sous l'égide de l'automatisation étaient principalement technologiques, mais ce n'était pas le cas.

Aujourd'hui, ce que nous appelons IA ne représente que la plus récente évolution du discours sur l'automatisation. Le terme « IA » est notoirement vague et, bien que parfois les gens l'utilisent pour décrire une innovation technologique spécifique (comme l'apprentissage automatique et les grands modèles de langage, LLM), les employeurs utilisent tout aussi souvent le terme pour masquer des changements plutôt ordinaires dans le processus de travail sous couvert de révolution. En conséquence, parmi les journalistes et les universitaires, souligner que les systèmes d'IA soi-disant automatisés font encore appel à des travailleurs humains a engendré une véritable petite industrie. Ils ont montré comment les employeurs ont utilisé le spectre de l'IA pour pousser les travailleurs à aller plus vite, pour les surveiller et pour délocaliser la main-d'œuvre dans les pays du Sud. En général, cependant, les employeurs continuent à utiliser l'idée de l'IA de la même manière qu'ils utilisaient l'automatisation au milieu du XXe siècle, à l'instar d'Elon Musk, qui affirmait l'année dernière que, grâce à l'IA, « aucun d'entre nous n'aura d'emploi ».

Dans ce contexte, que peuvent faire les syndicats ?

L'exemple des États-Unis du milieu du siècle dernier nous montre que les syndicats ont eu recours à deux stratégies générales pour contourner le problème de l'« automatisation » qui, comme on peut s'en douter, était en réalité le problème de la perte de contrôle des travailleurs dans leurs ateliers.

Certains syndicats, comme l'United Packinghouse Workers of America (UPWA), ont tenté d'obtenir de leur employeur et de l'État qu'ils proposent des programmes de reorientation aux travailleurs licenciés à la suite de fermetures d'usines. L'argument était que, puisque les progrès technologiques avaient rendu ces travailleurs obsolètes, il fallait que les dirigeants revalorisent et requalifient les travailleurs pour les postes d'employés ou de superviseurs de machines qui étaient censés arriver. Ces tentatives ont généralement échoué. D'autres syndicats, comme l'International Longshore and Warehouse Union (ILWU), ont pour leur part exigé que l'employeur rachète les emplois des travailleurs avant de les mécaniser, notamment grâce à de généreuses prestations de retraite. Les stratégies de ces syndicats ont été plus fructueuses. Plutôt que de se contenter d'une vague promesse de formation pour un emploi « hautement qualifié » qui, bien souvent, ne s'est jamais concrétisée, les syndicats ont obtenu de meilleurs résultats lorsqu'ils ont traité la catégorie d'emplois menacée comme une sorte de propriété que l'employeur devait purement et simplement racheter avant de pouvoir y toucher.

Mais aucune de ces deux stratégies n'est particulièrement encourageante pour les travailleurs. Dans les deux cas, les dirigeants syndicaux ont tenu pour acquis que les travailleurs n'auraient que très peu leur mot à dire sur les changements apportés aux moyens de production, ou que le contrôle de la production par les travailleurs était quelque chose pour lequel le syndicat pouvait ou devait se battre. Bien entendu, exiger des syndicats qu'ils s'efforcent de prendre le contrôle de l'atelier et des moyens de production est plus facile à dire qu'à faire. Peu de syndicats sont assez puissants pour atteindre cet objectif franchement révolutionnaire. Mais les syndicats ont bel et bien le pouvoir de rejeter le discours de leur employeur sur la nature des changements imposés par les directions sur le processus de travail. Les syndicats ne sont pas tenus d'accepter l'analyse de la situation présentée par les patrons.

Si l'on tire les leçons du passé, les syndicats feraient bien de déconnecter les changements technologiques sur le lieu de travail de tout discours sur le progrès technologique. Lorsqu'un employeur introduit une nouvelle machine, un nouveau logiciel ou même une nouvelle méthode, les dirigeants syndicaux devraient rejeter toute présentation de cet acte comme étant l'avènement de l'avenir ou la prochaine étape de la civilisation.

Par ailleurs, les syndicats devraient avoir pour objectif ultime, aussi lointain ou utopique puisse-t-il paraître aujourd'hui, le principe du contrôle du lieu de travail et du processus de travail par les travailleurs. Bien sûr, s'opposer au discours sur le progrès technologique est périlleux : on pourrait être taxé de luddite pratiquant la politique de l'autruche, c'est-à-dire manquant de sérieux et irresponsable. Il incombe donc aux syndicats de trouver des moyens de rejeter les changements des moyens de production provoqués par l'employeur sans donner l'impression de s'opposer au progrès.

Comme mon collègue historien du travail R.H. Lossin et moi-même l'avons fait valoir ailleurs, cela suppose que les syndicats proposent leur propre définition — très spécifique — du progrès, une définition axée sur la justice pour les travailleurs, où l'idée de « technologie » n'est pas au premier plan, voire où la technologie ne figure pas du tout même. En lieu et place, il faut une définition du progrès qui met l'accent sur la redistribution du pouvoir, ici, aujourd'hui ; pas une discussion spéculative sur de vagues prérogatives futures dont les travailleurs pourraient ou non bénéficier.

01.04.2025 à 13:27

En Syrie, l'enjeu colossal de reconstruire l'économie, l'emploi et les forces syndicales

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« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma (…)

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« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma famille. Mais j'aime mon pays et j'aimerais que nous ayons un avenir prospère », ajoute-t-il.

Au sortir de près de quatorze années de guerre civile, la Syrie est un pays dévasté, avec une économie exsangue et un marché du travail en ruines. Plus de 90 % de la population vit dans la pauvreté. Selon les agences onusiennes, 16,7 millions de Syriens, soit 70 % de la population, requièrent une aide humanitaire, et près de la moitié d'entre eux sont confrontés à l'insécurité alimentaire. La situation n'est guère encourageante pour les cinq millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement à l'étranger. Celles et ceux qui ont réussi à trouver un bon emploi ou à monter une entreprise florissante mettront du temps à rentrer, alors que les personnes en situation précaire et victimes de racisme ont déjà commencé à prendre le chemin du retour.

Depuis la chute du régime, 350.000 Syriens seraient déjà rentrés

C'est le cas de Mohammed, qui a décidé de rentrer en Syrie après avoir émigré et déposé une demande d'asile dans un pays d'Amérique du Nord (qu'il préfère ne pas nommer). Avant de revenir, il fait d'abord escale en Turquie, où réside sa famille. Comme des milliers de Syriens, il suit avec attention les décisions du nouveau gouvernement d'Ahmed Al-Charaa, ancien djihadiste d'Al-Qaïda qui, en décembre, à la tête de sa faction Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), est parvenu à renverser le régime de Bachar al-Assad. Bien qu'il soit déçu par la dérive autoritaire et islamiste d'Al-Charaa au cours de ses trois premiers mois de mandat, Mohammed tient à franchir la frontière pour voir la situation par lui-même. Son rêve est de fonder des écoles qui permettraient aux enfants des rapatriés de réintégrer le système éducatif. « La plupart de ces enfants ne savent pas écrire l'arabe, ils parlent le turc ou des langues européennes », explique-t-il.

Les premiers à avoir regagné la Syrie sont ceux qui y possédaient des biens. Certains ont ouvert de petites entreprises, comme des épiceries, des restaurants ou des étals de rue. D'autres, ayant de l'expérience dans le domaine de la construction, espèrent que les propriétaires des millions de logements détruits pendant le conflit commenceront à les reconstruire. Cependant, le financement fait défaut en raison des sanctions internationales maintenues par les États-Unis. « Les sanctions sont en train de tuer les Syriens », se lamente Wael.

Roz, une migrante forcée en Turquie, est malade et sans emploi. « J'ai dû subir une opération d'urgence, je ne peux pas travailler et je ne reçois aucune aide. J'ai constamment besoin de médicaments et d'analgésiques. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne peux pas retourner en Syrie. Les personnes contre lesquelles je me suis battue sont toujours là », explique-t-elle.

À Istanbul, elle a tenté d'organiser une association pour les droits des réfugiés, mais a été attaquée par des radicaux. Son amie Kinda s'est réfugiée en Allemagne l'été dernier, fuyant l'hostilité des Turcs. Bien qu'elle ait travaillé dans le marketing, la traduction et l'enseignement, tous ces emplois étaient temporaires et non protégés. « En arrivant en Allemagne, j'ai pensé que ce serait plus facile, mais les formalités administratives et la montée de l'extrême droite ont limité mes possibilités », explique Kinda, pour qui un retour en Syrie est exclu après les récents massacres sectaires entre les alaouites pro-Assad et les islamistes radicaux du nouveau gouvernement.

Selon le HCR, 350.000 Syriens seraient rentrés en Syrie depuis la chute du régime, et ce chiffre devrait dépasser 3,5 millions en juin, lorsque les enfants termineront l'année scolaire dans leur pays d'accueil (ce chiffre inclut également les personnes déplacées à l'intérieur du pays).

Selon les données officielles d'Ankara, près de la moitié des rapatriés proviennent de Turquie. Tout comme au Liban et en Jordanie, les Syriens y travaillent généralement dans l'économie informelle, où ils sont dépourvus de protection sociale estime Hind Benammar, secrétaire exécutive de la Confédération syndicale arabe (CSI-AR).

« Le problème le plus grave est de savoir comment transférer les droits des Syriens qui ont travaillé à l'étranger. S'ils retournent, ils seront traités comme de nouveaux travailleurs, perdant des années de cotisations à la sécurité sociale ».

Des accords bilatéraux seront nécessaires et des syndicats indépendants devront être crées pour négocier au niveau national et international, souligne Mme Benammar.

Selon Muhammad Ayash, PDG d'AlifBee et fondateur de l'Abjad Initiative pour l'éducation des Syriens, qui compte plus de 4.500 bénéficiaires, « le facteur le plus déterminant pour décider de rentrer est la disponibilité de services de base tels que l'électricité, l'eau et Internet. Sans cela, il est difficile d'envisager un retour en masse ».

Alors que 10 % de ses employés sont déjà rentrés, 40 % envisagent de le faire. Cependant, le régime a mené le pays à la faillite, l'économie est extrêmement affaiblie et les professions disponibles se limitent aux services essentiels tels que l'alimentation et le transport. Les efforts du nouveau gouvernement sont insuffisants pour faire face aux problèmes systémiques tels que le chômage, l'effondrement de la monnaie et le rétablissement des services de base.

L'économie syrienne a subi un effondrement brutal. Entre 2010 et 2023, le PIB de la Syrie aurait diminué de 84 %, pour atteindre 22,5 milliards d'euros (en 2022), selon les données recueillies par Reuters. Le Syrian Center for Policy Research (SCPR) indique que le taux de chômage, de 43 % jusqu'en décembre, a augmenté pour atteindre 50 % en raison des licenciements en masse dans le secteur public. Selon Joseph Daher, chercheur spécialiste de la politique économique au Moyen-Orient, Damas prévoit de licencier entre un quart et un tiers des fonctionnaires, dont beaucoup sont des « fantômes » (inexistants) ou des « corrompus », et ce sur un total de 1,25 million jusqu'en décembre. Parmi eux figurent des membres de l'armée et des forces de sécurité du régime, pour la plupart alaouites, ce qui ne fait qu'exacerber les tensions sectaires. Par ailleurs, le pays se trouve en proie à une grave pénurie de personnel dans les secteurs de la santé et de l'éducation.

« Le marché du travail n'est pas prêt à accueillir les travailleurs qui reviennent. L'économie est en ruine et de nombreuses industries ne fonctionnent pas correctement. Nous avons besoin de temps pour la reconstruire et absorber tous ces nouveaux travailleurs », explique Rabee Nasr, du SCPR.

Bien que des activités telles que le commerce et l'importation de biens se soient développées ces derniers mois grâce aux accords avec la Turquie, la structure même de l'emploi s'est radicalement modifiée pendant le conflit, de nombreuses personnes s'étant tournées vers le secteur militaire, les activités illicites ou le monopole des biens de première nécessité.

La répression antisyndicale sous la « cleptocratie » perdure avec le « néolibéralisme islamique »

Selon l'analyse de Joseph Daher, en seulement trois mois, l'économie syrienne est passée de la cleptocratie du régime de Bachar al-Assad à un néolibéralisme islamique. « Ce que nous observons, c'est un approfondissement des politiques néolibérales sous couvert de respect de la loi islamique », explique M. Daher. Toujours selon M. Daher, la Syrie n'a jamais été vraiment socialiste, même sous Bachar al-Assad, quand l'économie était basée sur un modèle capitaliste colonial.

Le nouveau gouvernement a annoncé la privatisation des ports, des aéroports, des réseaux de transport et des entreprises publiques, ainsi que des mesures d'austérité telles que la suppression des subventions et l'augmentation des prix des denrées de base, ce qui a de graves répercussions sur les populations les plus vulnérables. L'inflation est galopante : le prix d'un kilo et demi de pain est passé de 400 livres syriennes en décembre à 4.000 en mars (soit une augmentation de 0,028 à 0,28 euros). Le salaire moyen équivaut à environ 20 ou 30 euros par mois, alors que celui des fonctionnaires, qui se situe dans cette fourchette, a baissé de 75 % depuis le début du conflit.

Selon M. Daher, « le HTC agit à l'instar du régime antérieur, en nommant des dirigeants syndicaux fidèles à son mouvement. [Pendant ce temps,] les travailleurs ont commencé à protester, réclamant des élections libres au sein de leurs associations professionnelles ».

Avant 2011, les syndicats en Syrie étaient contrôlés par le régime. La Fédération générale des syndicats de Syrie (GFTU) était un outil du Parti Baas dont celui-ci se servait pour encadrer les travailleurs et réprimer toute tentative de syndicalisation indépendante. Les dirigeants syndicaux étaient élus par le Parti, et ceux qui s'y opposaient étaient licenciés ou emprisonnés. Pendant la guerre, la situation est devenue plus complexe : à Idlib, le Gouvernement de salut syrien d'Al-Charaa a imposé sa propre structure syndicale en l'absence d'élections démocratiques, tandis que dans les zones kurdes du nord-est, des syndicats plus autonomes ont été créés, toutefois sous la coupe du gouvernement local.

Après la chute du régime, Al-Charaa a dissous la GFTU, invoquant la corruption, tout en encourageant la création de nouvelles organisations sous la supervision du gouvernement. Equal Times a tenté de contacter des représentants de la GFTU, mais n'a pas obtenu de réponse.

Selon Malik al-Abdeh, rédacteur en chef du mensuel Syria in Transition sur la politique syrienne, « la transition a été désordonnée et de nombreux syndicalistes indépendants se sont retrouvés marginalisés. La nouvelle administration a favorisé les syndicats loyaux sans garantir d'élections démocratiques ». En outre, la Déclaration constitutionnelle du 13 mars n'offre pas de garanties explicites d'indépendance syndicale, ce qui ne manque pas de susciter des inquiétudes ainsi qu'une perte de confiance.

« À l'instar de l'ancien régime, le HTC considère les syndicats et les autres formes de société civile comme des prolongements de l'État plutôt que comme des entités indépendantes investies du devoir de demander des comptes sur les politiques gouvernementales », remarque M. Al-Abdeh.

Dans le même temps, des questions telles que l'instauration d'un salaire minimum légal, la limitation du temps de travail, la garantie de jours fériés pour les travailleurs et des régimes de retraite pour tous les salariés, et pas seulement pour les fonctionnaires, « sont des sujets sur lesquels le gouvernement ne cédera que s'il existe une main-d'œuvre syndiquée ».

Des emplois essentiels pour la reconstruction et la reprise économique

Si la Syrie se stabilise et progresse vers une transition pacifique, la priorité sera de relancer l'économie, ce qui implique la nécessité d'une main-d'œuvre spécialisée dans la construction, les infrastructures, l'énergie, les transports, la santé et l'éducation. Les professions les plus en demande seraient les ingénieurs, les architectes, les ouvriers, les spécialistes des réseaux électriques, les médecins, les enseignants et le personnel administratif. La diaspora syrienne, alimentée par l'exode des cerveaux, pourrait jouer un rôle clé dans la reprise grâce à l'entrepreneuriat. Cependant, le manque d'investissement dans la formation professionnelle limite la spécialisation des travailleurs. Mme Benammar de la CSI-AR plaide en faveur de programmes de formation pour combler le fossé éducatif pour les personnes qui ont émigré.

En l'absence des conditions politiques nécessaires, il n'y aura pas de reprise économique. Plusieurs pays ont manifesté leur intérêt pour soutenir les efforts de reconstruction. La Turquie, par exemple, joue un rôle essentiel dans la fourniture de services et de produits de base, bien que les marchandises turques bon marché pénalisent les commerçants syriens, qui ne sont pas en mesure de rivaliser face à l'inflation. L'Arabie saoudite et le Qatar, quant à eux, ont manifesté leur intérêt pour les infrastructures essentielles, cependant les sanctions entravent leurs investissements. L'Union européenne, pour sa part, a promis 2,5 milliards d'euros pour stabiliser le marché du travail. L'instabilité politique et l'autoritarisme d'Al-Charaa freinent, toutefois, la volonté européenne qui vise avant tout le retour des réfugiés et l'éradication de la radicalisation à la source, avant même qu'elle ne puisse atteindre l'Europe.

Pour lever les sanctions et relancer l'économie, le nouveau gouvernement doit instaurer la confiance dans ses institutions, adopter une constitution inclusive et fédératrice, et mettre en œuvre des réformes qui protègent les PME et les travailleurs, estiment les organisations et les experts consultés pour cet article. Sans changement de cap, non seulement la Syrie ne se relèvera pas, mais elle sombrera dans le chaos, entraînant davantage de pauvreté et de migration. Sans syndicats, sans investissements et sans stabilité, l'avenir ne sera pas celui de la reconstruction, mais celui du désespoir, avertissent-ils.


Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.

27.03.2025 à 07:00

La modération de contenu, un travail toxique encore mal reconnu et peu encadré

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« Il existe sûrement des modérateurs de contenu qui n'ont pas souffert de troubles mentaux liés à leur travail, mais je ne les ai jamais rencontrés », déclare la sociologue et informaticienne Milagros Miceli, qui a consacré ses six dernières années de recherche au secteur de la modération de contenu. « J'en ai la certitude : comme l'extraction de charbon, la modération est un métier dangereux ».
L'extraction de charbon, en raison de la pneumoconiose qui lui est associée, est l'exemple (…)

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« Il existe sûrement des modérateurs de contenu qui n'ont pas souffert de troubles mentaux liés à leur travail, mais je ne les ai jamais rencontrés », déclare la sociologue et informaticienne Milagros Miceli, qui a consacré ses six dernières années de recherche au secteur de la modération de contenu. « J'en ai la certitude : comme l'extraction de charbon, la modération est un métier dangereux ».

L'extraction de charbon, en raison de la pneumoconiose qui lui est associée, est l'exemple classique du métier dangereux, mais il ne subsiste que 200.000 mineurs environ dans l'ensemble de l'Union européenne (UE). De nombreux autres métiers sont dangereux, mais il en reste peu pour lesquels la description de poste comporte la mention « présente des risques pour la santé ». La modération de contenu pourrait toutefois en faire partie. Tout comme la poussière de silice causait des maladies des poumons chez les mineurs, le visionnage sans fin de contenus perturbants et morbides constitue un danger pour les employés dont c'est le quotidien.

Les modérateurs sont en somme les agents de sécurité des réseaux sociaux. Ils sont chargés par des plateformes comme Facebook ou TikTok de supprimer les contenus qui enfreignent leur règlement. Les posts qu'ils suppriment sont les contenus haineux, violents, choquants, pornographiques (y compris pédocriminels), les contenus provenant d'organisations interdites comme les groupes terroristes, ceux qui servent à intimider ou à harceler, les suicides et les mutilations. Les contenus qui s'affichent sur les écrans des modérateurs ont été soit signalés par un utilisateur, soit identifiés par un système d'intelligence artificielle comme potentiellement à supprimer. Une grande partie du travail des modérateurs de contenu consiste à étiqueter ce qu'ils voient sur leur écran pour entraîner l'intelligence artificielle à repérer plus efficacement les contenus nocifs.

Chris Gray est le premier modérateur de contenu en Europe à intenter une action en justice contre l'entreprise Meta, maison-mère de Facebook et Instagram. En 2017 et 2018, il a travaillé pour CPL, un sous-traitant de Meta, à Dublin. C'est seulement plusieurs années après avoir été licencié que Chris Gray a commencé à prendre conscience de l'ampleur des ravages de ce travail sur sa santé mentale. « J'ai rencontré une journaliste qui voulait traiter la question sous l'angle de l'être humain, elle m'a poussé à parler des contenus malsains que j'avais vus », relate-t-il. « Je n'en avais jamais parlé à personne, même pas à ma femme. J'avais intégré l'accord de confidentialité qu'on m'avait martelé : 'On ne parle jamais du travail.' »

« Lorsque j'ai commencé à lui raconter, je me suis complètement effondré, j'ai perdu toute contenance. J'étais assis dans ce café et je n'arrivais pas à arrêter de pleurer. La journaliste a insisté pour que j'aille consulter un médecin. Voilà comment tout a commencé. »

Le médecin a diagnostiqué chez lui un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et en 2019 Chris a entamé une action devant la haute cour de justice irlandaise contre CPL et Meta pour faire reconnaître le préjudice psychologique que lui a causé l'exposition répétée à des contenus traumatisants. L'affaire est toujours en cours.

Aux États-Unis, une affaire similaire impliquant des modérateurs de contenu pour Meta s'est conclue par un accord amiable et les travailleurs ont reçu une indemnisation pouvant aller jusqu'à 50.000 dollars par personne. Chris Gray n'a pas encore reçu de proposition pour un accord amiable et il indique qu'il ne l'accepterait pas s'il en recevait une.

« L'accord passé aux États-Unis prévoyait que pour recevoir l'argent, ils devaient accepter de dire que personne n'avait subi de dommage. Ce n'est pas comme cela que je vois les choses. La modération de contenu en est encore là où se trouvait l'industrie du tabac dans les années 1960, tout le monde sait que c'est dangereux, mais cela n'a pas encore été prouvé et certaines personnes ont de très gros intérêts à faire croire qu'il n'y a pas vraiment de problème. Je veux qu'un tribunal reconnaisse que ce métier est dangereux pour la santé des travailleurs. Une fois que le caractère nocif sera établi, nous pourrons commencer à parler de comment limiter les risques. »

Tenus au secret

Bien que leur travail soit utilisé par les grosses plateformes de réseaux sociaux, les modérateurs de contenu sont presque tous employés par des sous-traitants, des entreprises « d'externalisation des processus métier », comme on les appelle, ou BPO (pour Business Processing Outsourcing) selon le sigle en anglais. Un voile de mystère entoure ce secteur. Aucune plateforme d'importance ne souhaite révéler combien de modérateurs de contenu sont employés pour leur compte par ces prestataires de service, pas plus que le nombre de prestataires auxquels elles sous-traitent cette activité, mais il ne fait aucun doute que ce secteur est déjà considérable et qu'il est en pleine expansion : en 2021, Facebook à lui seul enregistrait chaque jour trois millions de posts signalés pour suppression !

Une partie du travail de modération de contenu peut être délocalisée. Les Philippines, par exemple, sont en train de devenir un centre mondial de la modération de contenu. Cependant, selon Antonio Casilli, spécialiste du « travail du clic » (qui comprend la modération de contenu, mais ne s'y limite pas), les plateformes ne peuvent pas se passer de modérateurs vivant dans l'Union européenne : « Parfois, la modération de contenu doit avoir lieu sur le territoire européen pour des raisons juridiques, parce que les contenus ou les données relèvent du règlement général européen sur la protection des données (RGPD). Il y a aussi des raisons linguistiques : il est par exemple difficile de trouver certaines langues, comme le lituanien ou le suédois, dans des pays d'Afrique. Certaines choses ne peuvent être externalisées vers des pays à faible revenu. »

Selon Antonio Casilli, le secteur européen de la modération de contenu s'est beaucoup concentré ces dernières années : quelques grosses sociétés ont racheté leurs rivaux et dominent désormais le marché, comme les gigantesques Teleperformance, Appen et Telus. Ces fournisseurs organisent le secteur de la même manière que les centres d'appels, avec une surveillance intense des travailleurs et la confidentialité comme priorité. « Leurs contrats sont extrêmement stricts sur la confidentialité, en fait ce sont des accords de confidentialité déguisés en contrats de travail plus qu'autre chose », explique Antonio Casilli.

« La plupart des dispositions portent sur le secret et la confidentialité, il n'y en a presque pas sur les droits des travailleurs. Et elles ne mentionnent nulle part les risques pour la santé spécifiquement associés à ce travail ».

Une autre caractéristique du secteur de la modération de contenu est le recours aux migrants. Antonio Casilli fait partie des auteurs d'une étude intitulée Who Trains the Data for European Artificial Intelligence ?, qui s'inscrit dans l'initiative EnCOre sur les travailleurs du clic commandée par le groupe de La Gauche au Parlement européen. Les chercheurs suivent des groupes échantillons de modérateurs de contenu employés par les prestataires de services métier Telus et Accenture en Allemagne (à Berlin et à Essen) et un autre, anonymisé, au Portugal.

Sur le site portugais, tous les travailleurs qu'ils ont rencontrés sont des migrants : ils viennent de Russie, de Pologne, d'Inde ou de Turquie. Sur les sites allemands, la plupart des travailleurs sont des migrants venus d'Asie et d'Afrique. « Ils subissent un chantage contractuel, puisque leur visa dépend généralement de leur statut de travailleur », explique Antonio Casilli. « Donc s'ils cessent de travailler pour ces entreprises, ou bien s'ils donnent l'alerte, ils risquent d'être renvoyés dans leur pays d'origine. »

Les sous-traitants, les accords de confidentialité, les visas des migrants sont autant de couches de déni, de secret et de marginalisation qui protègent les grosses plateformes de réseaux sociaux de toute responsabilité quant aux conditions de travail des modérateurs de contenu. Mais derrière ces murs d'opacité, ce sont de vraies personnes qui vivent une vraie vie, et certaines sont déterminées à se faire entendre malgré les obstacles.

Des troubles de la santé mentale « un petit peu exagérés » ?

Ayda Eyvazzade est iranienne et vit à Berlin. Comme Chris Gray, elle a été modératrice de contenu et pour elle non plus, les dangers de ce métier ne font aucun doute. « J'ai vraiment vécu des moments traumatisants », déclare- t-elle. « Je me souviens avoir vu un enfant réduit en esclavage sexuel. Ces images m'ont hantée. Vous vous sentez très seul et isolé quand vous faites ce travail, vous devenez anxieux, voire désespéré. Mon sommeil en a beaucoup pâti. J'en faisais des cauchemars, de ces images. Je me réveillai plus fatiguée que je ne m'étais couchée. »

Ayda Eyvazzade a été licenciée en novembre 2023, après presque cinq ans de travail pour ce sous-traitant (qu'elle ne nommera pas en raison de l'accord de confidentialité qu'elle a dû signer). Elle décrit comment la surveillance humaine et la surveillance numérique combinées accroissent la pression de ce métier. Les modérateurs de contenu sont évalués selon des indicateurs clés de performance auxquels ils doivent satisfaire. Tout moment qu'ils passent à l'écart de l'ordinateur pour encaisser des images ou des vidéos qu'ils viennent de voir compte comme du temps « improductif ».

« Si vous voyez quelque chose qui vous secoue, vous pouvez quitter votre bureau pour vous ressaisir, mais vous ne devez pas oublier de signaler sur votre ordinateur que vous êtes en pause bien-être », explique Ayda Eyvazzade. « Et si vos supérieurs estiment que vous passez trop de temps en bien-être, alors ils peuvent vous dire que votre temps de production est inférieur à ce qu'on attend de vous, que vous êtes beaucoup trop en bien-être. On vous met donc sous pression pour que vous passiez plus de temps en production au détriment des moments en bien-être. »

Après le suicide d'un modérateur de contenu de Telus, à Essen, l'entreprise a modifié sa politique pour accorder aux travailleurs un temps illimité de bien-être. Mais Milagros Miceli, qui mène une recherche auprès des modérateurs de contenu d'Essen, a constaté que la pression à visionner beaucoup de contenus en un minimum de temps n'a pas disparu.

« Les modérateurs de contenu ont droit à des pauses bien-être, mais ils ont toujours des indicateurs clés de performance à remplir et ils n'y parviennent pas s'ils prennent trop de pauses. Ce sont ces indicateurs de rendement qui sont le facteur disciplinaire le plus important pour les travailleurs gérés par des algorithmes. »

L'étude EnCOre, à laquelle participe également Milagros Miceli, fait état « d'événements graves chez des travailleurs, tels que des évanouissements, des cas d'épuisement professionnel ou de troubles psy- chiques et hélas au moins un suicide ». Rien de nouveau sous le soleil pour le fondateur et PDG de Meta, Mark Zuckerberg. Dans l'enregistrement audio d'une réunion de 2019 qui a fuité, un membre du personnel lui dit que beaucoup de modérateurs de contenu souffrent d'un SSPT. Le PDG lui répond que « certains comptes rendus sont à [s]on avis un peu exagérés ».

Milagros Miceli, qui a mené des entretiens avec des centaines de modérateurs de contenu, pense exactement le contraire. « Les problèmes sont bien plus graves que ce qu'on pourrait penser », dit-elle. « J'ai entendu un homme expliquer que sa femme l'avait quitté parce qu'après avoir modéré des contenus pédocriminels, il n'arrivait plus à avoir de rapports sexuels. Tous ces travailleurs subissent de vrais troubles psychiques, certifiés par de vrais psychiatres. »

Les BPO prétendent fournir des services de conseil en interne, mais Chris Gray comme Ayda Eyvazzade estiment que la plupart des conseillers auxquels ils se sont adressés étaient sous-qualifiés. Milagros Miceli approuve : « Beaucoup de ces conseillers maison ne sont pas des thérapeutes agréés. Et beaucoup de travailleurs les soupçonnent d'informer la direction de ce que leur disent les modérateurs. »

Répondant pour le compte de Telus aux conclusions de l'étude EnCOre, l'agence de communication Aretera a fait savoir que Telus prend très au sérieux le bien-être des membres de son équipe. Aretera indique que les modérateurs de contenu de Telus ont accès à un soutien 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, que Telus dispose en interne de « conseillers qualifiés, guidés par des psychologues agréés » et que des « améliorations technologiques » permettent d'aider les travailleurs, notamment par des « filtres permettant de flouter les vidéos, la coupure automatique du son et des paramètres réglables de visionnage de vidéos ». L'agence de communication a également précisé : « On estime à seulement 1 % le taux d'absentéisme dû à des problèmes de santé mentale dans l'entreprise ».

Ayda Eyvazzade était élue au Conseil du travail, une institution prévue par le droit du travail allemand pour représenter les salariés au sein d'une entreprise, sous les couleurs du syndicat Ver.di. Elle explique toutefois que le Conseil du travail était dominé par des salariés qui avaient été « cooptés » par la direction et faisaient entendre la voix de leur maître, aussi avait-elle été considérée comme une empêcheuse de tourner en rond et mise sur la touche. Elle a finalement été virée après plusieurs tentatives pour la contraindre à démissionner. Elle pense que Ver.di pourrait avoir été plus pugnace dans ses rapports avec l'entreprise, y compris en saisissant la justice.

Milagros Miceli pense elle aussi que si les syndicats se renforcent dans ce secteur, il leur faudra être mieux préparés à affronter le secret et l'intimidation qui caractérisent actuellement le travail de modération. « Une partie du problème réside dans le fait que les syndicats luttent à la fois pour s'adapter à une nouvelle époque et pour établir des relations avec les travailleurs migrants qui tâchent de s'organiser dans ce secteur numérique », conclut-elle.

Le subtil équilibre entre sécurité des utilisateurs et sécurité des travailleurs

Si les syndicats ont du pain sur la planche dans ce secteur, les autorités ne sont pas en reste. Par le règlement sur les services numériques (DSA, pour Digital Services Act) de 2022, l'UE s'en remet largement aux plateformes pour assurer le respect de la loi dans les contenus. Cela a favorisé le secteur de la modération en Europe, mais le règlement ne dit rien de la sécurité des modérateurs eux-mêmes. « Le règlement DSA a accru le besoin de modération, mais il a également favorisé la centralisation des modérateurs », constate Antonio Casilli. « Le marché prend de plus en plus d'ampleur, mais avec des acteurs de moins en moins nombreux. »

En mai, la Commission européenne a annoncé une nouvelle enquête sur les infractions présumées au règlement DSA par Meta eu égard à la sécurité des enfants qui utilisent Instagram et Facebook. Un haut fonctionnaire de la Commission s'est également interrogé sur le fait de savoir comment X (ex-Twitter) pouvait satisfaire à ses obligations au titre du règlement DSA alors qu'il emploie nettement moins de modérateurs que Meta ou TikTok. Mais l'équilibre est difficile à trouver : plus les plateformes embauchent de modérateurs de contenu pour répondre aux pressions politiques de l'UE, plus les travailleurs mis en danger sont nombreux.

« Il ne s'agit que de savoir ce qui est important politiquement », commente Chris Gray à propos de ce débat réglementaire. « Toute personne ayant des enfants se soucie du risque que ses enfants soient exposés aux horreurs que l'on peut trouver sur les réseaux sociaux, mais combien de ces parents s'intéressent aux gens qui se trouvent dans une pièce quelque part et qui doivent visionner encore et encore ces horreurs pour éviter à leurs enfants de tomber dessus ? »

Le Conseil du travail des modérateurs de Telus à Essen a fait un certain nombre de propositions pour améliorer les conditions de travail : plus de congés pour relâcher la tension psychologique, l'accès à un soutien professionnel à la santé mentale sans peur que la direction soit informée, une rémunération juste, la reconnaissance de leur travail comme une profession qualifiée, la reconnaissance de la dangerosité de ce métier et enfin la prise de mesures appropriées pour limiter les risques.

Au Bundestag, le siège du Parlement fédéral allemand, des modérateurs de contenu se sont réunis lors d'un sommet en 2023. Ils y ont présenté un manifeste et l'un des modérateurs du Conseil du travail d'Essen a livré son témoignage. Mais, signe que les BPO n'ont aucune envie que les choses changent, ce travailleur a ensuite été suspendu par Telus au motif qu'il avait enfreint l'accord de confidentialité qu'il avait signé. Le Bundestag n'a pas encore donné suite aux recommandations des modérateurs de contenu.

Selon Leila Chaibi, la députée européenne qui dirige les travaux du groupe de La Gauche sur l'intelligence artificielle et le travail, l'initiative EnCOre met en lumière la nécessité d'une action réglementaire européenne dans ce domaine. « Ce rapport devrait être un signal d'alarme pour tous les décideurs de l'UE : nous devons agir pour protéger les travailleurs du clic et répondre à leurs besoins spécifiques », a-t-elle déclaré.

Malgré la culture du secret qui règne sur les plateformes et dans les BPO, le secteur de la modération de contenu finira inévitablement par sortir de l'ombre pour aboutir sous les projecteurs. À ce moment-là, les plateformes comme Meta et TikTok devront répondre à cette question simple : pourquoi ont-elles des centaines de pages d'instructions pour assurer la sécurité de leurs utilisateurs et pas une seule sur celle de leurs modérateurs ?


Cet article a été publié pour la première fois en décembre 2024 par le magazine HesaMag, publié par l'Institut syndical européen (ETUI) dans le numéro 29 (page 28).

26.03.2025 à 17:34

Le modèle Trump-Musk : un coup d'État milliardaire contre la démocratie

Mathilde Dorcadie
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Texte intégral (3262 mots)

22.03.2025 à 05:00

Kazakhstan : les communautés côtières face au recul de la mer Caspienne

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La mer Caspienne, bordée par la Russie, l'Azerbaïdjan, l'Iran, le Turkménistan et le Kazakhstan, s'étend sur une superficie à peu près équivalente à celle de l'Allemagne. Toutefois, depuis 1995, elle ne cesse de se réduire, le niveau de l'eau ayant baissé de plus de deux mètres. Selon les scientifiques, la superficie de la mer Caspienne pourrait diminuer de 30 % d'ici à la fin du siècle.
Cette tendance alarmante est aggravée par le changement climatique – hausse des températures et (…)

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Texte intégral (2429 mots)

La mer Caspienne, bordée par la Russie, l'Azerbaïdjan, l'Iran, le Turkménistan et le Kazakhstan, s'étend sur une superficie à peu près équivalente à celle de l'Allemagne. Toutefois, depuis 1995, elle ne cesse de se réduire, le niveau de l'eau ayant baissé de plus de deux mètres. Selon les scientifiques, la superficie de la mer Caspienne pourrait diminuer de 30 % d'ici à la fin du siècle.

Cette tendance alarmante est aggravée par le changement climatique – hausse des températures et augmentation de l'évaporation – ainsi que par les activités humaines, telles que la construction de nombreux réservoirs le long de son principal affluent, la Volga.

Le bassin septentrional peu profond de la mer Caspienne, que se partagent le Kazakhstan et la Russie, est le plus gravement touché et risque de disparaître complètement dans les décennies à venir. Les répercussions sont désastreuses pour la biodiversité et pour les communautés côtières, qui perdent leurs moyens de subsistance et doivent faire face à des conditions de vie de plus en plus difficiles.

En juin 2024, le journaliste français Clément Girardot et le photographe Julien Pebrel sont partis le long du littoral de la mer Caspienne, dans la région d'Atyraou, pour voir comment vivent les habitants du Kazakhstan, devant l'avenir incertain de leur mer.

Une gigantesque raffinerie de pétrole est située près du centre-ville d'Atyraou, à seulement 30 kilomètres de la mer Caspienne. Atyraou est confrontée à de graves problèmes de pollution atmosphérique.
Photo: Julien Pebrel

Atyraou, la plus grande ville du Kazakhstan à proximité de la mer Caspienne, qui compte environ 350.000 habitants, lutte depuis longtemps contre une grave pollution de l'air. La ville est entourée de nombreuses infrastructures polluantes, parmi lesquelles une énorme raffinerie, une centrale thermique, une cimenterie et plusieurs installations de stockage et de transport de gaz naturel et de pétrole.

Mais c'est une autre crise environnementale qui préoccupe la population d'Atyraou : le recul de la mer Caspienne. « Dans dix ans, la mer Caspienne aura disparu, alors à quoi bon en parler ? Le niveau de communication publique est quasiment inexistant », regrette Mustafa, un riverain habitué à pêcher dans l'Oural, qui traverse la ville.

« Le déclin a commencé dans les années 2000 et il s'accélère depuis 2015. Près d'Atyraou, le littoral s'est éloigné de 30 kilomètres vers le sud. La mer s'assèche, mais ce qui est encore plus inquiétant, c'est l'effondrement de sa biodiversité », explique Arman Khairullin, militant écologiste et député indépendant du Conseil régional d'Atyraou.

Situé près de l'embouchure de l'Oural, Damba fut jadis un village de pêcheurs prospère mais, aujourd'hui, l'industrie halieutique locale n'est plus que l'ombre d'elle-même.
Photo: Julien Pebrel

Damba, le dernier village sur l'Oural avant qu'il ne se jette dans la mer Caspienne, s'est développé grâce aux coopératives de pêche qui ont vu le jour pendant l'ère soviétique. Cependant, la réduction des populations de poissons et l'interdiction de pêcher certaines espèces ont contraint les habitants à s'adapter. De nombreux hommes de la région travaillent désormais en équipes dans les champs pétrolifères, où les conditions sont souvent difficiles.

« Il m'arrive de pêcher, mais la plupart du temps, je conduis un taxi. L'ancienne génération continue à sortir en mer par nostalgie, mais les jeunes ne le font plus que rarement, car il n'y a tout simplement pas assez de poissons », note Meyrambek, un villageois âgé de 28 ans.

La population de Damba augmente malgré le déclin de l'industrie de la pêche. Des maisons de plain-pied fleurissent le long des rues droites et tranquilles aux trottoirs bien entretenus. Ces maisons, entourées de clôtures et conçues avec un nombre limité de fenêtres pour se protéger du vent et de la chaleur, attirent de nouveaux habitants en quête d'un logement abordable et d'un air plus pur que dans le centre-ville d'Atyraou, la capitale régionale, qui se trouve à une vingtaine de kilomètres.

Des excavatrices creusent l'embouchure de l'Oural, à l'endroit où il se jette dans la mer Caspienne. Le niveau de l'eau est si bas que les poissons peinent à remonter le courant et que les bateaux ont du mal à atteindre la mer.
Photo: Julien Pebrel

Pour rejoindre l'embouchure de l'Oural à partir de Damba, il faut utiliser un bateau. Le fond marin ne descend qu'à 20 ou 30 centimètres sous la surface, ce qui rend la navigation difficile. Deux excavatrices opèrent en continu pour draguer le chenal afin de permettre aux bateaux d'atteindre la haute mer et aux poissons de migrer en amont vers leurs zones de reproduction.

« L'objectif est de creuser un canal de 2,5 mètres de profondeur et de 40 mètres de large. Déjà en hiver, l'embouchure de l'Oural est parfois complètement à sec », précise Arman Khairullin. Dans la Russie voisine, de nombreuses villes de pêcheurs, autrefois construites en bord de mer, n'ont plus accès à la mer que par des canaux.

Employé d'un élevage d'esturgeons à Damba. Les esturgeons ont presque disparu à l'état sauvage.
Photo: Julien Pebrel

Selon l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), cinq des six espèces d'esturgeons de la mer Caspienne sont en danger critique d'extinction. Aujourd'hui, les esturgeons sont exclusivement issus de l'élevage. En 2022, le Kazakhstan a exporté environ 580 tonnes de caviar et de succédanés de caviar pour une valeur de 8 millions de dollars US, ce qui représente 1 % des exportations mondiales de produits alimentaires en provenance du Kazakhstan. Près de l'embouchure de l'Oural, Berik Akhmetov exploite un petit bassin d'élevage d'esturgeons, un projet qu'il a mis sur pied il y a quatre ans. « Pour l'instant, ces poissons sont trop petits ; il faut 10 à 12 ans d'élevage pour obtenir un spécimen adulte. À terme, ils seront vendus pour leur chair et leur caviar », indique-t-il.

L'entrepreneur prévoit également de relâcher des esturgeons juvéniles dans la nature. Les cinq pays de la mer Caspienne sont tenus de prendre de telles mesures pour empêcher l'extinction de l'espèce, bien qu'elles n'aient eu qu'un effet très limité jusqu'à présent.

Des chameaux s'abreuvent dans un petit canal, à Zhanbay. Depuis cet endroit, des pistes routières mènent à la mer Caspienne, à une distance de 20 kilomètres. Il y a quinze ans, la mer se trouvait derrière la digue, qui apparaît en arrière-plan de la photo.
Photo: Julien Pebrel

Situé à 70 kilomètres à l'ouest de la capitale régionale d'Atyraou, Zhanbay était jadis un village de pêcheurs florissant. « Il y a dix ans, on voyait la mer depuis le toit de ce bâtiment. Aujourd'hui, le rivage est à 20 kilomètres », signale Didar Yesmoukhanov, le maire de Zhanbay, à l'ouest du pays. La disparition de la mer a radicalement transformé l'économie et le mode de vie de cette communauté de pêcheurs autrefois dynamique.

L'élevage de chameaux est devenu une source de revenus alternative dans cette région aride. Avec le déclin des activités halieutiques et la dégradation des conditions de vie, certaines personnes sont contraintes de quitter le village. « S'il était encore possible de pêcher ici, je serais resté, mais il faut trouver un moyen de survivre, surtout en hiver », déclare Nurbol, un homme d'une trentaine d'années qui a grandi à Zhanbay, mais qui a dû partir à Atyraou, à la recherche de meilleures perspectives d'avenir. Il vit aujourd'hui dans la capitale régionale, mais rend souvent visite à sa famille à Zhanbay.

Un assèchement plus radical de la mer Caspienne perturberait la vie de millions de riverains et pourrait déclencher des mouvements migratoires encore plus importants.

Des enfants jouent sur une dune à l'entrée d'Isatay, une petite ville située à 180 kilomètres au sud-ouest d'Atyraou, juste avant le delta de la Volga. Derrière des clôtures métalliques, des roseaux sont plantés pour lutter contre la désertification de la zone.
Photo: Julien Pebrel

Autres conséquences du recul de la mer, la désertification croissante des zones côtières et l'augmentation de la fréquence des tempêtes de sable portent préjudice à la santé des gens et des animaux. « Nous sommes attristés par la baisse du niveau de la mer car à cause de ce phénomène, le vent transporte de la poussière salée, et c'est très mauvais pour les animaux », déplore Ibragim Bozakhaev, un habitant de 68 ans dont le jardin est planté d'abricotiers, une espèce bien adaptée à l'aridité du climat.

Sa belle-fille souffre personnellement des tempêtes de sable. « Les tempêtes de sable sont fréquentes en été. Parfois, elles sont si fortes qu'on ne voit même pas notre jardin. Je commence à faire une allergie à la poussière ; c'est une saison très difficile pour moi », souligne Asel Sheruyenova, âgée de 26 ans.

Des riverains pêchent à Kurmangazy, la principale ville kazakhe du delta de la Volga, qui s'étend majoritairement à l'intérieur des frontières russes.
Photo: Julien Pebrel

À la frontière entre le Kazakhstan et la Russie, le delta de la Volga abrite un écosystème unique. Cette zone humide est depuis longtemps un sanctuaire pour les oiseaux et les poissons, mais elle est aussi profondément affectée par la crise environnementale. « Le niveau de l'eau baisse depuis cinq ans et la boue s'accumule dans les canaux », explique Satti Boldi, qui travaille dans l'industrie pétrolière de la ville de Kurmangazy.

L'aridité croissante contribue par ailleurs à l'augmentation des incendies de forêt dans les parties russe et kazakhe du delta. En Russie, la zone touchée par des incendies catastrophiques dans le delta a augmenté de 34 % entre 2010 et 2020.

Le temps est peut-être compté pour trouver une solution pour la mer Caspienne. En novembre 2022, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev a qualifié la situation de « grave » lors d'un discours et a appelé à la création d'un institut de recherche axé sur l'étude de la mer Caspienne. Le gouvernement a officiellement approuvé le projet en janvier 2024, mais l'institut n'a toujours pas vu le jour.

19.03.2025 à 12:49

En Afrique, avec la feuille de route de Kigali, les syndicats redéfinissent la syndicalisation et la négociation collective au service de la justice sociale

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La situation socioéconomique en Afrique reste critique, avec des conséquences désastreuses pour les travailleurs, leurs familles et leurs communautés. La pandémie de Covid-19 et ses retombées catstrophiques, qui ont entraîné la perte de millions d'emplois et avec elle, une explosion de la dette publique, ont plongé des millions de personnes dans la pauvreté. Même une partie de la classe moyenne du continent qui avait jusque-là été quelque peu épargnée est tombée sous le seuil de pauvreté (…)

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Texte intégral (1933 mots)

La situation socioéconomique en Afrique reste critique, avec des conséquences désastreuses pour les travailleurs, leurs familles et leurs communautés. La pandémie de Covid-19 et ses retombées catstrophiques, qui ont entraîné la perte de millions d'emplois et avec elle, une explosion de la dette publique, ont plongé des millions de personnes dans la pauvreté. Même une partie de la classe moyenne du continent qui avait jusque-là été quelque peu épargnée est tombée sous le seuil de pauvreté fixé à 2,15 USD par jour.

La guerre en Ukraine a constitué un défi supplémentaire, entraînant une hausse des coûts alimentaires, énergétiques et financiers et exacerbant les pressions inflationnistes sur l'ensemble des économies africaines. Selon les estimations de la Banque africaine de développement, l'inflation en Afrique s'élevait en moyenne à 17 % en 2023, avec une hausse des prix des denrées alimentaires de plus de 20 % dans certains pays.

À l'heure actuelle, 145 millions de personnes (soit un tiers de la population active du continent) sont classées dans la catégorie des « travailleurs vivant dans l'extrême pauvreté », selon l'Organisation internationale du travail, et ce nombre ne cesse d'augmenter.

Qui plus est, les gouvernements africains cumulent les mesures d'austérité prescrites par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, avec des politiques d'assainissement budgétaire qui se traduisent par des coupes dans les dépenses publiques de protection sociale et les programmes d'emploi. Ces mesures ont souvent eu pour effet de freiner la demande globale, de ralentir la reprise économique et de creuser les inégalités.

Toutes ces circonstances aggravantes nous renvoient à une même réalité : un nouveau contrat social est aujourd'hui plus urgent que jamais. L'ancien contrat social entre les gouvernements et les citoyens a échoué. Fondamentalement, le modèle économique axé sur l'industrie et l'emploi à long terme n'a pas été en mesure de répondre aux besoins de la population. Mais surtout, le rôle de l'État dans la fourniture de services essentiels tels que l'éducation, les soins de santé et la sécurité sociale s'est considérablement affaibli.

Pour améliorer la vie des travailleurs et de leurs familles, objectif sous-tendu par la demande d'un nouveau contrat social, les syndicats doivent repenser leurs stratégies d'organisation et renforcer les mécanismes de négociation collective afin de donner plus de pouvoir aux travailleurs, protéger leurs moyens de subsistance et promouvoir un avenir économique plus juste et plus inclusif pour l'Afrique.

La justice sociale est « irréalisable si les travailleurs n'ont pas une voix puissante, unie et organisée »

Depuis près d'une décennie, la Confédération syndicale internationale (CSI) plaide en faveur d'un nouveau contrat social pour garantir une prospérité partagée et revitaliser les communautés et les économies. Ce plaidoyer est une réponse à la disparité croissante des richesses qui privilégie les 1 % les plus riches par rapport aux 99 % les plus défavorisés, lesquels contribuent pourtant de manière significative à la richesse mondiale. La CSI affirme qu'un tel contrat social se doit d'inclure le respect des droits des travailleurs, des emplois décents respectueux de l'environnement, des droits, des salaires vitaux, une protection sociale universelle, l'égalité entre les groupes sociaux et l'inclusion des travailleurs dans la prise de décision.

Aujourd'hui, l'appel en faveur d'un nouveau contrat social est particulièrement urgent en Afrique.

Dans de nombreux forums, les syndicats africains ont pris conscience d'une réalité cruciale : un nouveau contrat social qui favorise la justice sociale est irréalisable si les travailleurs ne disposent pas d'une voix puissante, unie et organisée.

En l'absence de syndicats forts, les travailleurs restent fragmentés et vulnérables face à l'exploitation, tandis que la pression en faveur de politiques économiques et sociales équitables s'affaiblit. La seule façon de garantir un travail décent, des salaires équitables et une protection sociale est d'accroître la densité syndicale et d'élargir le cadre de la négociation collective afin de donner aux travailleurs une position de négociation plus forte.

Parallèlement, le renforcement des efforts de syndicalisation et le resserrement de la solidarité entre les travailleurs sont la seule voie viable pour parvenir à un nouveau contrat social garantissant justice, équité et dignité pour tous.

La représentation syndicale est indispensable en tant que moyen d'influence et de mobilisation, qui sont deux éléments essentiels pour faire pression sur les responsables afin d'obtenir des changements positifs et transformateurs. Les vagues d'attaques néolibérales, à commencer par l'instauration des programmes d'ajustement structurel dans les années 1980 et, surtout, les politiques de déréglementation, de libéralisation et de privatisation qui les accompagnaient, ont entraîné la perte de millions d'emplois formels et l'afflux en masse vers l'économie informelle des personnes touchées par ces politiques. Toutes ces mesures ont sans aucun doute affaibli les syndicats et le pouvoir des travailleurs.

L'intensification de la mondialisation et les manœuvres antisyndicales agressives marquées, notamment, par les réformes des lois du travail, le tout conjugué aux défis internes, ont contribué à éroder encore davantage l'influence des syndicats. Aussi, la situation actuelle, où le taux de syndicalisation moyen oscille autour de 9 % dans les pays africains (à l'exception de l'Afrique du Sud et de la Tunisie, où il est à deux chiffres) souligne à quel point il est urgent d'inverser la tendance et de redresser la situation.

Revitaliser et renouveler les syndicats africains

Lors du 5e Congrès des délégués de l'Organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale (CSI-Afrique), en novembre 2023, à Nairobi, au Kenya, où j'ai été élu secrétaire général, je me suis engagé à poursuivre l'objectif de la CSI-Afrique d'organiser au moins quatre millions de nouveaux membres. À l'appui de cet objectif, la CSI-Afrique a organisé, les 2 et 3 octobre 2024 à Kigali, au Rwanda, un Forum stratégique sur la syndicalisation et la négociation collective. Consciente de la nécessité de mener à bien un processus inclusif, pragmatique et durable, la CSI-Afrique a fait appel aux structures des fédérations syndicales du groupement Global Unions en Afrique et à leurs affiliés pour concevoir et organiser le tout premier forum stratégique de ces dernières années.

Des entretiens ont été menés sur tout le continent en amont du forum pour mieux comprendre les obstacles à la syndicalisation et à la négociation collective, en veillant à aborder ceux-ci depuis une perspective nuancée. Ces entretiens ont permis d'apporter plusieurs éclairages. Ainsi, à l'issue d'un entretien avec une jeune employée de banque à Abuja, au Nigeria, à propos des mauvaises conditions de travail et de la nécessité d'adhérer à des syndicats, celle-ci a indiqué : « Il est rare de croiser des organisateurs syndicaux sur mon lieu de travail, même si j'aimerais beaucoup adhérer au syndicat et en être une membre active, car je veux améliorer mes conditions de travail. »

Une commerçante de Lomé, au Togo, a fait écho à ce sentiment : « Les fonctionnaires du conseil viennent chaque jour nous réclamer des taxes en contrepartie de services minimaux, mais nous ne pouvons pas protester et changer notre situation car nous n'avons pas de syndicat fort. » Ces exemples illustrent clairement les lacunes en matière d'organisation syndicale, et ce tant dans l'économie formelle que dans l'économie informelle.

Comme l'a noté le camarade Kwasi Adu-Amankwah, ancien secrétaire général de la CSI-Afrique, lors du Forum de Kigali, « entre 2007 et 2023, les syndicats africains doivent s'engager sur la voie de l'unité à tous les niveaux et renouveler leur engagement à investir dans l'organisation et la formation des travailleurs afin de revitaliser et de renouveler leurs organisations, faute de quoi le glas retentira rapidement et avec force ».

Les conditions de vie et de travail déplorables qui prévalent sur le continent sont en même tant propices à des campagnes de syndicalisation agressives visant à augmenter le nombre d'adhérents, dans la mesure où des syndicats forts sont indispensables pour parvenir à un nouveau contrat social.

En octobre dernier, la Déclaration de Kigali sur la syndicalisation et la négociation collective (et la « feuille de route » qui l'accompagne), adoptée à l'occasion du Forum stratégique sur la syndicalisation et la négociation collective, a réaffirmé le besoin urgent de syndicats plus forts, plus inclusifs et plus adaptables sur tout le continent africain. Reconnaissant le déclin des effectifs syndicaux, la croissance du travail informel et des petits boulots, et la participation limitée des femmes et des jeunes aux activités syndicales, la déclaration a souligné la nécessité d'une refonte audacieuse des stratégies syndicales.

Elle a en outre souligné la nécessité d'élargir la syndicalisation aux travailleurs informels, aux travailleurs des plateformes et aux travailleurs migrants. La Déclaration de Kigali a également insisté sur l'importance des collaborations régionales, appelant les syndicats africains à renforcer les droits des travailleurs et à consolider le pouvoir collectif. Les syndicats ont été encouragés à faire pression pour obtenir des lois du travail plus strictes, à négocier des accords de branche protégeant les travailleurs des différents secteurs, à recourir à l'éducation et à la sensibilisation pour changer et améliorer les perceptions et les récits négatifs sur les syndicats et à faire campagne pour la ratification des principales conventions de l'OIT qui garantissent les droits et la protection des travailleurs.

La formation des travailleurs et la transition numérique sont essentielles pour renforcer les syndicats dans le monde du travail d'aujourd'hui. L'Académie d'organisation de la CSI et la formation sur la syndicalisation des travailleurs des plateformes renforceront la capacité des syndicats à assurer une représentation adéquate couvrant toutes les catégories de travailleurs. En définitive, la Feuille de route de Kigali pour la syndicalisation et la négociation collective présente un programme clair à adopter par les syndicats africains pour promouvoir le nouveau contrat social que tous les Africains méritent.

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