27.05.2025 à 05:00
En février 2025, la vie de Georges Nasser, 34 ans, originaire d'un village du gouvernorat de Minya, en Haute-Egypte, s'est transformée en cauchemar. Georges et une dizaine d'autres jeunes de son village ont été envoyés en Russie par un intermédiaire, avec une promesse de travailler dans le secteur de la construction, assorti d'un salaire de 3.000 dollars américains (USD) par mois. L'homme, qui était en réalité un trafiquant d'êtres humains, leur avait assuré que le conflit en Ukraine avait (…)
- Actualité / Fédération de Russie , Égypte, Droits humains, Pauvreté, Jeunesse, Armes et conflits armésEn février 2025, la vie de Georges Nasser, 34 ans, originaire d'un village du gouvernorat de Minya, en Haute-Egypte, s'est transformée en cauchemar. Georges et une dizaine d'autres jeunes de son village ont été envoyés en Russie par un intermédiaire, avec une promesse de travailler dans le secteur de la construction, assorti d'un salaire de 3.000 dollars américains (USD) par mois. L'homme, qui était en réalité un trafiquant d'êtres humains, leur avait assuré que le conflit en Ukraine avait créé un besoin urgent de main-d'œuvre dans les usines russes et que le pays avait besoin de travailleurs.
Tout au long de son voyage, le jeune Égyptien a rêvé de ce salaire qui aurait dû changer sa vie et celle de ses deux petites filles. « Ce salaire promis par le trafiquant, on ne peut pas l'espérer en Egypte, même en travaillant pendant un an », relate-t-il à Equal Times.
Toutefois, l'espoir d'une vie meilleure s'est rapidement évanoui pour Georges Nasser et ses compagnons dès leur arrivée, en février 2025, à Moscou. « Nous n'avons trouvé ni usine ni contrat de travail. J'ai payé plus de 2.000 dollars pour ce voyage », témoigne-t-il, avec une désillusion palpable dans sa voix. « On a trouvé en revanche une proposition inattendue : rejoindre les rangs de l'armée russe en échange d'un salaire de 3.000 dollars et de la nationalité russe. Pendant un moment, j'ai hésité à accepter cette offre », confie le jeune homme. « Mais face à la pression de mon épouse et de mes amis, j'ai finalement décidé de rentrer en Égypte ». Démuni, Georges a dû solliciter l'aide de ses proches pour financer son billet de retour.
Au cours des dernières années, la Russie a su séduire de nombreux étudiants arabes aspirant à des études supérieures, notamment dans des domaines prestigieux tels que la médecine et l'ingénierie. En Égypte, ces filières sont hautement sélectives, exigeant des notes supérieures à 95 % au baccalauréat pour l'admission. Face à ces critères rigoureux, de nombreux jeunes Égyptiens rêvant de devenir médecins ou ingénieurs, sans avoir obtenu les mentions requises, se tournent vers des alternatives à l'étranger. La Russie est devenue une destination privilégiée, offrant des coûts de scolarité relativement abordables et des conditions d'admission moins strictes. Des estimations russes de 2023 indiquaient déjà la présence de plus de 32.000 étudiants originaires du Moyen-Orient sur leur territoire, dont environ la moitié sont des Égyptiens.
Mais depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, le recrutement de citoyens arabes, en particulier les étudiants inscrits dans les universités russes, a pris une ampleur alarmante. Car, après trois ans de conflit, l'armée de Vladimir Poutine manque de soldats . En janvier 2024, la branche anglophone de la chaîne d'information russe Russia Today (RT) parlait dans un article en terme positif d'un de ces groupes stationné près de Soledar, dans la région de Donetsk. D'après le média russe, il était composé de « soldats du Niger, de l'Égypte, de la Syrie et de la Moldavie », puis affirmant : « Ils ont étudié en Russie et ont tellement aimé le pays qu'ils sont allés le défendre ».
Après être revenu de sa mésaventure et conscient de l'ampleur de cette manipulation, Georges a agi pour mettre en garde d'autres victimes. « Le trafiquant préparait un nouveau groupe de 25 jeunes de mon village pour le voyage. Je les ai informés de cette arnaque pour qu'ils n'aient pas à subir la même désillusion », explique-t-il.
Son plaidoyer a été aidé par la diffusion, au même moment, d'une vidéo qui a provoqué une onde de choc à travers l'Égypte. Le youtubeur ukrainien Dmytro Karpenko filme Mohamed Radwan, un jeune Égyptien originaire du gouvernorat de Louxor, capturé par les forces ukrainiennes alors qu'il combattait aux côtés des troupes russes. Dans la vidéo, le jeune homme, le visage marqué et vêtu d'une tenue de prisonnier, s'entretient par téléphone avec sa mère en Haute-Égypte, suscitant l'effroi de cette dernière face à son apparence. Dans la vidéo, la mère n'arrête pas de répéter en criant : « Pourquoi tu as fait ça ? ».
L'histoire de Mohamed Radwan ressemble à celle de beaucoup d'autres. Arrivé en Russie en 2021, afin de poursuivre des études de médecine, avec l'espoir qu'après ses études, il puisse améliorer la situation économique de sa famille, confrontée à une crise économique toujours plus intense en Égypte.
Car la guerre en Ukraine a des répercussions sur l'économie égyptienne, notamment car elle a fait durement augmenter les coûts de l'énergie et des denrées alimentaires. Ces dernières années, la livre égyptienne a dégringolé, divisant par deux sa valeur face au dollar et à l'euro, alimentant une inflation galopante. Les prix des produits de première nécessité ont triplé, surtout celui du blé que le pays importait en grande partie de ces régions affectées par le conflit. Enfin, si les chiffres officiels sur la pauvreté font défaut, les données de la Banque mondiale de mai 2019 estimaient déjà à environ 60 % la proportion d'Égyptiens vivant dans la pauvreté ou la vulnérabilité.
Très vite, le rêve de Mohamed Radwan se brise et son parcours doit prendre un tournant dramatique lorsqu'il a été arrêté par la police russe pour des accusations liées à un supposé trafic de drogue. Afin d'échapper à une peine de sept ans d'emprisonnement, les autorités russes lui auraient proposé une alternative qu'il ne pouvait refuser : rejoindre les forces armées russes. Selon sa mère, citée par des médias égyptiens, Mohamed aurait été victime d'un « piège russe ».
Des vidéos diffusées par le même youtubeur ukrainien montrant d'autres citoyens égyptiens capturés en Ukraine après avoir servi dans les rangs de l'armée russe. « De nombreux étudiants arabes ont été séduits par les offres alléchantes de l'armée russe », a confié à Equal Times un étudiant en médecine de l'université de Kazan, en Russie. Ce témoin décrit un système de recrutement où les autorités russes alternent entre incitations financières et menaces pour enrôler les jeunes ressortissants étrangers.
« La crise économique en Égypte, conjuguée à l'augmentation du coût de la vie en Russie, a rendu difficile pour de nombreux étudiants de s'acquitter des frais de scolarité et de leurs dépenses. Depuis 2023, la Russie a durci les règles, exigeant le paiement intégral des frais au début de l'année académique (qui étaient avant payables en plusieurs fois au cours de l'année). La police interpelle les étudiants en difficulté financière. Ceux qui ne peuvent pas payer se retrouvent sous la menace d'une arrestation policière et d'une expulsion », explique l'étudiant. « Pour les convaincre, la police leur dit qu'ils seront chargés des postes administratifs », explique l'étudiant.
Toutefois, le travail administratif n'est qu'un mensonge. « Ces jeunes sont envoyés dans un camp d'entraînement sommaire de trois semaines avant d'être déployés au combat. J'ai perdu un ami, tué par une explosion, et un autre a été blessé puis renvoyé au front avant même d'être complètement rétabli », explique le jeune Égyptien. « Je connais des étudiants marocains, syriens et africains qui ont également rejoint les forces russes en croyant à cette offre », précise l'étudiant. Des informations qui sont corroborées par les autorités d'autres pays, comme le Togo, qui ont alerté sur ces filières entre l'Afrique et la Russie.
Les méthodes russes s'exercent aussi en ligne. Moscou déploie une offensive sur les réseaux sociaux. En avril, plusieurs médias révélaient que des Chinois avaient rejoint l'armée russe après avoir été approchés sur TikTok. Sur Telegram, la chaîne Sadiq Rossia (« Ami de la Russie »), cherche elle à convaincre des followers arabophones de rejoindre les forces russes, toujours avec des promesses financières alléchantes.
Comptabilisant plus de 3.700 abonnés, Sadiq Rossia se présente dans la description d'une chaîne qui « soutient l'armée de la Fédération de Russie dans le domaine des opérations militaires spéciales ». Les offres diffusées sur la chaîne sont conçues pour séduire les recrues potentielles : « Une prime à la signature de contrat oscillant entre 8.000 et 30.000 dollars, des congés payés après six mois de service, l'obtention d'un passeport russe sous six mois, et l'intégration à des brigades d'élite ». La chaîne va jusqu'à afficher des numéros de téléphone et l'adresse d'un bureau de recrutement.
Des contenus multimédias viennent appuyer cette campagne. La chaîne publie régulièrement des vidéos et des photographies montrant des individus originaires du Maroc, d'Égypte et d'autres pays arabes, présentés comme ayant signé des contrats avec l'armée russe pour « combattre le nazisme », selon les termes employés par la chaîne. Certaines de ces vidéos mettent en scène des mercenaires qui s'adressent à leurs compatriotes, les encourageant à suivre leur exemple.
« L'idée d'attirer des troupes étrangères est devenue un phénomène général. La Russie ne fait pas exception, il y a aussi des étrangers qui combattent pour l'Ukraine, venant de la Pologne, des États-Unis, et d'autres », explique à Equal Times, Norhane al Cheikh, professeur des relations internationales, à l'université du Caire. Toutefois, elle souligne que les incitations financières et la promesse de la citoyenneté russe constituent des facteurs d'attraction qui ont un plus fort impact quand elles ciblent délibérément les personnes économiquement vulnérables.
Pour contrer cette campagne de recrutement des Égyptiens, le gouvernement du Caire a décidé fin février d'imposer une autorisation sécuritaire préalable à tout voyage de ses citoyens vers la Russie. De plus, le ministère de l'Intérieur a annoncé le retrait de la nationalité égyptienne à tout individu ayant rejoint les forces russes, dont Mohamed Radwan, et autres.
« Il a fallu une intervention rapide de l'État pour vérifier l'identité des voyageurs et pourquoi ils se dirigent vers la Russie », explique Norhane al-Cheikh, mettant en lumière la préoccupation des autorités égyptiennes face à ce flux de potentiels combattants.
23.05.2025 à 10:34
Akhator Joel Odigie a été élu secrétaire général de la CSI-Afrique en novembre 2023. Cette organisation panafricaine, dont le siège se trouve à Lomé, au Togo, représente plus de 17 millions de membres et 107 centrales syndicales affiliées à travers 52 pays africains.
Avec pour mission déclarée de « représenter les travailleurs en Afrique, en s'appuyant sur l'unité, le plaidoyer et le renforcement des capacités, afin de réaliser le travail décent et l'égalité pour la justice sociale », la (…)
Akhator Joel Odigie a été élu secrétaire général de la CSI-Afrique en novembre 2023. Cette organisation panafricaine, dont le siège se trouve à Lomé, au Togo, représente plus de 17 millions de membres et 107 centrales syndicales affiliées à travers 52 pays africains.
Avec pour mission déclarée de « représenter les travailleurs en Afrique, en s'appuyant sur l'unité, le plaidoyer et le renforcement des capacités, afin de réaliser le travail décent et l'égalité pour la justice sociale », la CSI-Afrique joue un rôle actif dans la défense des intérêts des travailleurs à travers le continent, même si quelque 83 % des travailleurs africains travaillent dans le secteur informel.
Avec ses plans visant à « améliorer la défense et la protection des droits des travailleurs et à stimuler la régénération syndicale », énoncés dans la Déclaration de Kigali sur l'organisation et la négociation collective pour les syndicats africains, publiée en octobre 2024 par la CSI-Afrique, M. Odigie s'entretient avec Equal Times au sujet de certains des défis et opportunités auxquels est confronté le mouvement syndical africain.
Vous occupez le poste de secrétaire général de la CSI-Afrique depuis maintenant un an et demi. Quelles sont vos impressions en tant que dirigeant des travailleurs africains en cette période particulièrement tumultueuse de l'histoire mondiale ?
Effectivement, nous traversons une période difficile. Il se passe beaucoup de choses sur les plans politique, social et économique. Toutefois, ceux d'entre nous qui exercent des fonctions dirigeantes avons été élus pour mener à bien des tâches difficiles. Nous sommes conscients des difficultés et nous relevons le défi. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous apitoyer sur notre sort. Il est également vrai que bon nombre des problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas neufs ; c'est simplement que la situation s'est exacerbée. L'émergence de Trump aux États-Unis et de ses politiques a des répercussions sur l'ensemble de la planète. Par exemple, nous avons pu voir ce qui se passe lorsque l'on déclare une guerre tarifaire unilatérale et fantaisiste. Elle entraîne une hausse des prix, car en fin de compte, un droit de douane est une taxe. Cela affecte les populations et rend l'accès à l'emploi difficile, parce que, lorsque vous imposez des droits de douane élevés à un pays comme le Lesotho, vous finissez par faire perdre leur emploi à des milliers de personnes, car ce qu'elles produisent n'est plus compétitif et personne ne l'achète.
À l'heure actuelle, les accords bilatéraux ou multilatéraux ne sont plus respectés et les règles mondiales n'ont plus cours. À titre d'exemple, du jour au lendemain, les droits de douane imposés par les États-Unis ont plongé l'African Growth and Opportunities Act dans le coma [AGOA, une loi états-unienne qui permettait aux pays africains éligibles d'exporter certaines marchandises vers les États-Unis sans payer de droits de douane, en vue de stimuler la croissance économique sur le continent]. Les conséquences sont directes pour l'emploi, les salaires et le bien-être des travailleurs et de leurs familles. En Afrique, en raison des taux de chômage et d'informalité très élevés, chaque travailleur doit subvenir aux besoins de six personnes à sa charge.
Revenons au moment où vous avez entendu pour la première fois que les nouveaux droits de douane imposés par les États-Unis allaient augmenter de 50 % le coût des exportations du Lesotho vers les États-Unis [à savoir les diamants et les jeans]. Quelle a été votre réaction et, concrètement, comment les syndicats peuvent-ils réagir à une telle situation ?
Nous l'avons rejetée. Nous avons réclamé la suppression de ces droits de douane. Cependant, nous réaffirmons aujourd'hui plus que jamais notre attachement au multilatéralisme. Si nous convenons tous que le commerce offre des possibilités de croissance et de prospérité partagée, il se doit d'être fondé sur des règles, que nous devons tous respecter. Or, ce n'est pas le cas à l'heure actuelle.
Pourtant, cette situation nous offre également une occasion d'appeler les dirigeants africains à déclarer que le moment est peut-être venu pour le continent de se doter de son propre régime commercial. Le volume des échanges entre pays africains est inférieur à celui des échanges avec les pays extérieurs à la région. C'est pourquoi nous voyons un énorme potentiel dans la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui constitue le plus grand bloc commercial au monde, avec plus de 1,3 milliard de personnes [dans 54 pays du continent]. Si nous parvenons à réorganiser nos régimes commerciaux, à fournir les infrastructures nécessaires pour faciliter les échanges entre nous, à rendre les procédures, les pratiques et les systèmes de paiement plus conviviaux, si nous sommes capables de faire cela, si nous sommes capables d'investir davantage dans les compétences et l'éducation afin d'accroître la productivité, alors nous pourrons développer le commerce et les opportunités commerciales entre nous. Peut-être qu'avec le temps, nous n'aurons plus à nous soucier des régimes commerciaux imposés d'ailleurs.
Quels sont les défis les plus pressants auxquels les syndicats africains font actuellement face ?
Nous sommes conscients du défi que représente l'économie informelle, car l'économie de l'Afrique est en grande partie informelle. Cela relève en soi d'un projet néolibéral visant à maintenir le continent dans un état de dysfonctionnement structurel permanent. Nous devons donc tout mettre en œuvre pour formaliser l'économie africaine. Mais nous devons d'abord organiser ces travailleurs, car la formalisation nécessite de pouvoir s'exprimer et d'être représenté pour pouvoir mener à bien l'ensemble du processus. Par ailleurs, les travailleurs informels sont disproportionnellement représentés par les femmes, les jeunes, les migrants et d'autres groupes vulnérables. En tant que syndicats, nous devons donc aller à leur rencontre pour essayer de les organiser.
Ensuite, nous devons nous attaquer au problème de la fragmentation des syndicats. Les entreprises deviennent de plus en plus grandes, à tel point que certains pays vont adopter des lois antitrust afin qu'elles ne deviennent pas trop grandes et ne se transforment pas en monopoles. Mais vous constaterez que les syndicats se fractionnent en petits groupes. Or, il est difficile de se battre quand on est si petit. Nous devons mettre un terme à cette atomisation et en déterminer les causes profondes. Nous investissons davantage dans les syndicats en respectant leurs statuts et nous les encourageons également à les réviser de manière à accueillir des catégories de travailleurs qui n'étaient pas membres jusqu'à présent, en particulier les travailleurs informels. Nous souhaitons également améliorer notre capacité à fournir des services à nos membres.
L'Afrique compte la population la plus jeune au monde : environ 60 % des Africains ont moins de 25 ans et on estime que d'ici 2035, le nombre de jeunes Africains entrant sur le marché du travail chaque année sera supérieur à celui du reste du monde réuni. Que faites-vous pour attirer davantage de jeunes dans les syndicats ?
Le continent africain est jeune, il est donc important de montrer aux jeunes que nos syndicats leur appartiennent. Nous investissons actuellement dans la création de cellules syndicales qui renforceront les liens entre le mouvement étudiant et le mouvement syndical. Plus que jamais, nous faisons intervenir les syndicats dans les universités — nous pourrions même commencer à les introduire dans les écoles secondaires — afin d'expliquer aux jeunes ce que font les syndicats et comment nous pouvons les aider. Dans certains pays, comme le Nigeria, la Zambie et le Malawi, les efforts visant à établir des liens entre les campus et les syndicats commencent à porter leurs fruits. Nous souhaitons montrer aux jeunes que les sujets qui les préoccupent sont aussi les nôtres.
Vous avez évoqué certains obstacles au commerce. Selon vous, quels sont les autres facteurs qui continuent d'entraver le développement de l'Afrique ?
Si nous ne nous attaquons pas à nos problèmes structurels, l'Afrique restera en marge de l'économie mondiale et restera le dilemme du développement mondial. Nous n'en sommes pas fiers. Nous savons comment nous en sommes arrivés là. Nous ne voulons pas nous lamenter ni jouer les victimes, mais je parle de l'esclavage, du colonialisme et désormais du néocolonialisme. Il semble y avoir une volonté de maintenir l'Afrique dans son rôle de producteur de matières premières, de simples coupeurs de bois ou porteurs d'eau, et nous disons que c'en est assez. Il est temps pour nous, Africains, de tracer et de définir notre propre chemin vers le progrès à notre manière.
Face à l'insécurité qui règne sur le continent, des djihadistes aux bases militaires étrangères qui surgissent un peu partout, il suffit de gratter un peu la surface pour découvrir tout un réseau de soutiens financiers provenant d'intérêts extérieurs à l'Afrique, qui utilisent les élites locales pour empêcher nos populations de s'organiser. Tout cela est bien documenté, et c'est pourquoi nous souhaitons élargir notre plaidoyer à nos frères et sœurs du Nord pour leur dire : « Parlez-en à vos gouvernements ». Le recours à la dette pour maintenir l'Afrique dans un état de dépendance doit cesser.
Il est inacceptable que les pays africains empruntent à un taux d'intérêt quatre fois plus élevé que celui de l'Allemagne. Comment est-on censé être compétitif dans ces conditions ? Aujourd'hui [le jour où M. Odigie s'entretient avec Equal Times], la Conférence de l'Union africaine sur la dette s'achève à Lomé, au Togo. Nous, travailleurs africains, attendons la déclaration qui sera faite à Lomé, où nous continuerons à faire pression pour l'annulation de la dette. Tant que nous serons soumis à un régime d'endettement insoutenable, l'Afrique ne pourra pas financer son propre développement, en particulier la protection sociale. C'est le message que nous transmettrons à Séville lors de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement [en juillet] et à Doha lors du Sommet mondial sur le développement social [en novembre] : vous devez annuler ou restructurer la dette et, plus important encore, nous avons besoin d'une architecture financière mondiale qui soit démocratique, inclusive et transparente. De plus, en matière de changement climatique, l'Afrique ne contribue qu'à hauteur de 4 % à la pollution mondiale, mais, sur le plan des effets de ce changement climatique, la dévastation est disproportionnée en Afrique. Le « financement du développement » doit donc signifier le financement de l'atténuation et de l'adaptation. Une transition juste n'est pas possible si elle est uniquement guidée par le secteur privé et un programme néolibéral.
Depuis votre entrée en fonction, les syndicats ont été la cible de nombreuses attaques sur le continent, notamment en Eswatini et au Nigeria. Que fait la CSI-Afrique pour soutenir et protéger les droits des syndicats sur le continent ?
La situation actuelle au Nigeria est préoccupante [note de la rédaction : les syndicats nigérians ont fait l'objet de « harcèlement, d'attaques et d'intimidation de la part de la police », comme en témoignent l'agression et l'arrestation du président du Congrès du travail du Nigeria (NLC, Nigeria Labour Congress), Joe Ajaero, en novembre 2023, et sa détention en septembre 2024 dans le cadre d'enquêtes en cours pour complot criminel, financement du terrorisme et subversion, entre autres accusations. Alors qu'il ne faisait l'objet d'aucune inculpation, il a été appréhendé par des agents de sécurité et il lui a été interdit de se rendre au Royaume-Uni pour assister au congrès de la Confédération syndicale britannique, ce qui a suscité une condamnation généralisée de la part du mouvement syndical].
Malgré tout, nous entretenons des relations constructives avec le gouvernement. Pendant que toutes ces attaques avaient lieu, nous avons mobilisé le soutien en faveur des syndicats au Nigeria, et nombre de nos affiliés en Afrique ont fermement condamné ces actions. Nous avons écrit une lettre au président de la République du Nigeria pour dénoncer ces actions et demander que justice soit faite. Je leur demande d'examiner et de réformer les processus de relations industrielles afin que les droits des travailleurs et des syndicats soient garantis et respectés. Nous avons également écrit aux agences de sécurité pour exiger qu'elles rendent des comptes sur tous ces fronts. En outre, nous avons fourni aux syndicats nigérians un soutien pour renforcer leurs capacités, afin qu'ils puissent mieux se protéger et signaler les infractions. Parallèlement, j'ai rendu visite au ministre du Travail dans son bureau ; il s'est montré ouvert et réceptif. La réunion avec tous ses fonctionnaires a été constructive, puis j'ai rendu une visite de courtoisie à l'inspecteur général de la police, qui s'est également montré très réceptif. Les deux fois, ces institutions ont réuni leurs plus hauts représentants pour assister à ces réunions. L'inspecteur général a pris certains engagements pour améliorer ses relations avec le NLC. Il a déclaré qu'il pensait qu'il y avait eu un petit malentendu et que ses services s'efforceraient de le résoudre. Comme vous le savez, le Nigeria figure sur la longue liste du rapport de l'Organisation internationale du Travail concernant le Comité de l'application des normes. Mais après avoir eu une discussion fructueuse avec eux, nous souhaitons tendre la main au gouvernement nigérian afin de discuter de la manière dont nous pouvons explorer le dialogue de manière constructive. Je suis convaincu, compte tenu de cette première expérience, qu'ils seront ouverts à cette idée.
Dans le même ordre d'idées, en Eswatini [monarchie absolue où les syndicats sont sévèrement réprimés, comme en témoignent le meurtre de Thulani Maseko, avocat spécialisé dans les droits humains et les droits syndicaux, et l'exil forcé de Sticks Nkambule, secrétaire général du Syndicat des travailleurs des transports, des communications et des secteurs connexes du Swaziland, survenus tous deux en 2023]. Notre affilié en Eswatini, le Congrès des syndicats du Swaziland (TUCOSWA), nous a déjà informés que le gouvernement était en contact avec eux, mais nous leur avons conseillé de veiller à ce que des organismes extérieurs soient [présents] lors de ces discussions. Je prévois également de me rendre en Eswatini en septembre et j'espère y rencontrer des représentants du gouvernement.
Dernière question : il vous reste encore quelques années à la tête de la CSI-Afrique et une longue liste de défis à relever. Que souhaitez-vous que l'on retienne de votre mandat de secrétaire général ?
Par la grâce de Dieu — et je le dis de manière très spirituelle, j'espère que vous me citerez — par la grâce de Dieu, j'espère laisser derrière moi un mouvement syndical africain fort, qui rassemble davantage de membres, qui a plus d'influence sur le terrain et qui est plus uni que jamais. Nous espérons attirer davantage de jeunes et faire en sorte que la voix des syndicats soit respectée sur tout le continent. Nous espérons changer l'image que les gouvernements africains ont des syndicats. Nous souhaitons améliorer les possibilités de dialogue social en les institutionnalisant et en les utilisant. Et lorsque je quitterai ce poste, nous aurons construit des relations solides et robustes avec nos frères et sœurs d'Amérique latine et de toute la diaspora africaine. Car pour moi, la question du racisme est très importante. Partout où je vais, je constate que les hommes noirs et les femmes noires occupent majoritairement les échelons inférieurs de la société. La discrimination est énorme. Nous souhaitons pouvoir contribuer à une mobilisation mondiale des personnes noires, aux côtés d'autres communautés, sociétés et économies, afin d'œuvrer ensemble pour un progrès commun.
21.05.2025 à 11:14
Le constat est cinglant. Après des années d'inflation galopante, de baisse du pouvoir d'achat et d'insécurité croissante, la promesse d'une prospérité partagée n'a pas été tenue.
Dans une déclaration commune rare publiée sous la bannière du Labour 7 (L7), les syndicats des pays du G7 ont lancé un appel direct aux dirigeants : changez de cap avant qu'il ne soit trop tard. Leur message est clair : à moins d'un changement radical de politique économique, les gouvernements et les banques (…)
Le constat est cinglant. Après des années d'inflation galopante, de baisse du pouvoir d'achat et d'insécurité croissante, la promesse d'une prospérité partagée n'a pas été tenue.
Dans une déclaration commune rare publiée sous la bannière du Labour 7 (L7), les syndicats des pays du G7 ont lancé un appel direct aux dirigeants : changez de cap avant qu'il ne soit trop tard. Leur message est clair : à moins d'un changement radical de politique économique, les gouvernements et les banques centrales risquent de pérenniser la stagnation à long terme, d'accroître encore les inégalités et d'attiser la polarisation sociale.
La flambée de l'inflation en 2022-2023 a entraîné une crise du coût de la vie qui oblige les familles travailleuses des pays du G7 à se couper en quatre pour subvenir à leurs besoins essentiels. Aujourd'hui, même un emploi à temps plein ne garantit pas un niveau de vie acceptable aux travailleurs et à leur famille. Les banques centrales ont réagi en haussant fortement les taux d'intérêt, mais cette stratégie s'est avérée coûteuse. Les entreprises ont modéré leurs investissements, les prêts hypothécaires se sont renchéris et la demande des consommateurs s'est affaiblie. La réaction des banques centrales a freiné la reprise de l'économie, qui peinait déjà à se remettre des effets de la pandémie.
Même si les prix commencent à se stabiliser, les contrecoups de la politique monétaire restrictive se font encore ressentir. Une grande partie de la dette contractée par les entreprises et les ménages alors que les taux d'intérêt étaient bas arrive à échéance et doit être refinancée, cette fois à des coûts nettement plus élevés.
Une situation qui pèse sur le budget des ménages et fragilise le bilan des entreprises, avec pour conséquence un ralentissement de la consommation et des investissements. Des répercussions sur le marché du travail également, où l'on assiste à une augmentation des licenciements et à un gel des embauches non seulement dans des secteurs tels que la construction et l'industrie manufacturière, particulièrement sensibles aux variations des taux d'intérêt, mais aussi dans l'ensemble de l'économie.
Dans ce contexte, le L7 a lancé un appel énergique en faveur d'une transition économique urgente. Nous demandons instamment une accélération des baisses des taux d'intérêt et un passage à une politique budgétaire expansionniste. Au cœur de notre proposition se trouvent la création d'emplois de qualité, l'investissement social et la résilience économique, abandonnant enfin les cadres d'austérité modérée qui ont fini par dominer les politiques de la plupart des pays du G7 et au-delà.
Si l'inflation a dominé l'actualité ces dernières années, il est clair que la menace la plus importante réside désormais dans la stagnation prolongée et la détérioration du marché du travail, tant en termes de création d'emplois que de conditions de travail. Le L7 avertit que la poursuite d'une politique monétaire restrictive risque de faire baisser l'inflation en dessous des objectifs des banques centrales et de déclencher une spirale descendante néfaste de contraction économique, entraînant une restructuration de l'emploi et une hausse du chômage. À moins d'un changement de cap, le G7 pourrait sombrer imperceptiblement dans la récession.
La politique budgétaire n'a pas non plus été à la hauteur. Au nom de la discipline et afin d'éviter d'alimenter l'inflation, les gouvernements ont adopté des politiques budgétaires trop prudentes, voire des mesures d'austérité pure et simple, entraînant un grave sous-investissement dans les services publics, tout en retardant les investissements essentiels dans les infrastructures et la transition écologique.
Irresponsables sur le plan budgétaire, ces choix sont tout aussi irresponsables sur le plan social. La déclaration du Labour 7 appelle de toute urgence à un accroissement des investissements dans la protection sociale, l'éducation, les soins de santé, les politiques actives en faveur du marché du travail, les énergies propres et abordables, ainsi que les infrastructures vertes. De tels investissements sont non seulement nécessaires pour stimuler la demande et l'emploi et accélérer la reprise économique, mais ils sont également essentiels pour préparer les économies aux chocs climatiques et géopolitiques à venir.
Pour financer ces priorités, les syndicats préconisent une refonte en profondeur de la politique fiscale : introduction d'une fiscalité plus progressive sur la fortune et les revenus du capital, augmentation des taux d'imposition des sociétés, imposition des bénéfices exceptionnels et taxe sur les transactions financières, le tout soutenu par une coopération internationale renforcée afin de prévenir l'évasion et la fraude fiscales.
Il ne s'agit pas de propositions radicales, mais de mesures de bon sens visant à rééquilibrer un système où le fardeau a été transféré de manière disproportionnée sur les travailleurs, tandis que les multinationales et les grandes fortunes continuent de prospérer, souvent grâce aux gains exceptionnels résultant de la crise.
Les guerres commerciales en cours ne font qu'exacerber ces difficultés. La récente hausse des droits de douane a déjà perturbé les chaînes d'approvisionnement mondiales et entraîné des coûts supplémentaires pour les investisseurs, les producteurs et les consommateurs. Comme le souligne la déclaration du L7, ce sont les travailleurs à faible revenu qui paient le prix fort dans cette nouvelle ère de guerre commerciale.
Le choix politique qui s'offre au G7 n'est pas seulement économique, il est moral et générationnel. Les décideurs économiques vont-ils persévérer dans un statu quo qui privilégie la restriction budgétaire à court terme au détriment d'une prospérité partagée à long terme ? Ou sauront-ils saisir cette occasion pour amorcer une reprise plus juste et plus inclusive, centrée sur les travailleurs, qui rétablisse la confiance dans les institutions publiques et s'attaque aux causes profondes de l'instabilité économique ?
La réunion de cette semaine à Banff est plus qu'une simple discussion politique : il s'agit d'un référendum sur l'avenir du travail, de l'équité et de la solidarité dans certains des pays les plus riches du monde. Les voix des travailleurs se sont clairement fait entendre. Reste à voir si les décideurs politiques du G7 seront à l'écoute ou s'ils les abandonneront au feu croisé des politiques macroéconomiques.
15.05.2025 à 10:00
En 2025, les Nations unies ont proclamé l'Année internationale des coopératives, reconnaissant leur rôle-clé dans le développement durable, la justice sociale et la résilience économique.
À travers cette initiative, l'ONU souhaite promouvoir une meilleure reconnaissance des coopératives à l'échelle mondiale, encourager les États à soutenir leur développement, et mettre en lumière les bonnes pratiques qui permettent à ces structures de répondre aux défis actuels : crise climatique, (…)
En 2025, les Nations unies ont proclamé l'Année internationale des coopératives, reconnaissant leur rôle-clé dans le développement durable, la justice sociale et la résilience économique.
À travers cette initiative, l'ONU souhaite promouvoir une meilleure reconnaissance des coopératives à l'échelle mondiale, encourager les États à soutenir leur développement, et mettre en lumière les bonnes pratiques qui permettent à ces structures de répondre aux défis actuels : crise climatique, précarisation du travail et inégalités économiques.
Une coopérative est une association autonome de personnes unies volontairement pour satisfaire leurs besoins économiques, sociaux et culturels communs par le biais d'une entreprise détenue collectivement et contrôlée démocratiquement. Les membres participent activement à la prise de décision, selon le principe « une personne, une voix », indépendamment de leur apport en capital. Cette gouvernance égalitaire distingue les coopératives des entreprises classiques, où le pouvoir est souvent proportionnel à l'investissement financier. Ce modèle favorise une gestion plus horizontale et une transparence accrue.
Il existe trois millions de coopératives dans le monde et elles peuvent être de toute tailles. La plus grande coopérative du monde, Mondragon Corporation, créée au Pays basque espagnol en 1956, compte 80.000 employés et génère un chiffre d'affaires de 11 milliards d'euros dans divers secteurs. On trouve des coopératives d'entreprises, dans les domaines de l'agriculture, de l'artisanat, du commerce, de l'industrie mais aussi dans les secteurs bancaires et d'assurances (mutuelles), ou dans celui des services médicaux (comme par exemple le réseau de santé Unimed, au Brésil). Enfin, on trouve des coopératives d'usagers, dans la grande distribution (à l'exemple de Coop Italia), dans le logement (copropriétés coopératives, coopératives HLM, habitat pour le troisième âge), et même dans le secteur des technologies open source et l'économie numérique de partage (cf. les coopératives 4.0).
Les coopératives réinvestissent généralement leurs excédents dans l'activité, les salaires, la formation ou des projets d'intérêt collectif (comme par exemple les coopératives de garde d'enfants ou de soins à domicile en Inde). Elles jouent un rôle essentiel dans le développement économique local, notamment en milieu rural ou dans des secteurs délaissés par les grands groupes. En créant des emplois durables et inclusifs, elles favorisent l'autonomie des territoires, comme en Palestine, dans la production d'huile d'olive. Au Japon, le système coopératif - l'un des plus développés du monde-, a contribué significativement à l'essor du pays après la Seconde Guerre mondiale.
Dans les pays en développement, les coopératives d'épargne et de crédit aident les petits entrepreneurs dans leurs activités, comme par exemple en République démocratique du Congo, en leur accordant des micro-crédits et un soutien administratif. Un rôle essentiel pour les sortir du travail informel, et ce, même en Europe. « La coopérative donne plus de force aux gens. Elle nous donne le sentiment que nous pouvons changer notre vie », témoignage un vendeur à la sauvette, à Madrid.
Car les coopératives permettent à des populations souvent marginalisées – femmes, jeunes, travailleurs précaires – de reprendre le pouvoir sur leur outil de travail, par exemple pour les travailleurs des plateformes en Amérique Latine. Ce modèle limite les inégalités, améliore les conditions de travail et encourage la solidarité intergénérationnelle et interculturelle.
Les coopératives ont démontré une résilience supérieure face aux crises économiques. Selon un article de The Conversation leur modèle centré sur les membres, et non sur le profit à court terme, leur permet de résister plus efficacement aux chocs financiers, voire également aux chocs climatiques, comme au Rojava. Elles privilégient la continuité de l'activité, la préservation des emplois et l'adaptation locale. Cette orientation vers le long terme et le bien commun les rend moins vulnérables aux logiques spéculatives et aux pressions des actionnaires.
Leur gouvernance participative encourage aussi l'innovation collective en période difficile. Ainsi, il arrive que des employés, parfois avec l'aide de syndicalistes, transforment eux-mêmes leur entreprise en coopérative, comme dans l'industrie textile en Tunisie, ou l'usine Fralib de production de thé, en France.
Les pratiques coopératives offrent des pistes concrètes pour réformer le secteur privé. Comme le souligne un autre article de The Conversation, les entreprises classiques gagneraient à s'inspirer de la gouvernance partagée, de la transparence financière et de l'ancrage territorial des coopératives. Dans un contexte où les consommateurs, les salariés et les investisseurs sont de plus en plus attentifs aux valeurs et à l'impact social des entreprises, les principes coopératifs peuvent renforcer la confiance, l'engagement des équipes et la fidélité des clients. Certaines grandes entreprises ont d'ailleurs déjà adopté des pratiques participatives ou solidaires issues de l'économie sociale.
Malgré leurs nombreux atouts, les coopératives doivent surmonter plusieurs obstacles : garantir la participation réelle de leurs membres dans un monde en mutation rapide, maintenir une gestion rigoureuse tout en respectant leurs valeurs, et accéder à des financements adaptés. Elles sont souvent confrontées à une méconnaissance de leur fonctionnement, voire à un manque de reconnaissance institutionnelle.
Pour renforcer leur impact, notamment pour la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) de l'ONU, il est essentiel de soutenir leur développement par la formation, des politiques publiques incitatives, et une meilleure visibilité dans l'espace économique. C'est l'un des objectifs de l'Année internationale des coopératives : favoriser leur montée en puissance dans les transitions à venir.
Pour aller plus loin :
- Visitez le site de l'Alliance Coopérative Internationale, pour découvrir l'histoire du mouvement coopératif et quelques chiffres mondiaux.
– Connaître la Recommandation 193 de l'Organisation internationale du Travail (OIT) qui recommande depuis 2002 la structuration coopérative du travail, afin notamment de garantir le « travail décent » et l' « émancipation des plus pauvres par la participation au progrès économique », en créant des emplois, et favoriser une protection et une assistance mutuelle.
13.05.2025 à 11:57
L'image d'une personne à vélo transportant un sac à dos isotherme, cubique et de couleur vive qui traverse la ville à toute vitesse est devenue familière dans le monde entier. Ces sacs à dos jaunes, rouges, orange ou bleus, affublés d'un logo facilement identifiable, ne sont que la partie émergée de l'iceberg du changement radical qui impacte de plus en plus de secteurs d'activité : de la livraison de repas aux services de soins ou de nettoyage. Dans tous ces pays, les plateformes numériques (…)
- Reportages photos / Pologne, Négociation collective, Travail décent, Santé et sécurité, Pauvreté, Travail, Économie numérique, Travail précaire, Syndicats, Charles KatsidonisL'image d'une personne à vélo transportant un sac à dos isotherme, cubique et de couleur vive qui traverse la ville à toute vitesse est devenue familière dans le monde entier. Ces sacs à dos jaunes, rouges, orange ou bleus, affublés d'un logo facilement identifiable, ne sont que la partie émergée de l'iceberg du changement radical qui impacte de plus en plus de secteurs d'activité : de la livraison de repas aux services de soins ou de nettoyage. Dans tous ces pays, les plateformes numériques sont de plus en plus présentes, affectent un nombre croissant de travailleurs et transforment profondément notre façon de travailler et d'interagir.
Ce modèle pose des défis importants en matière de droit du travail et la nouvelle directive européenne cherche à les relever. En Pologne, sa mise en œuvre suscite autant d'attentes que d'inquiétudes. Les États membres ont deux ans pour la transposer dans leur législation nationale, et l'approche choisie par le gouvernement polonais sera déterminante, compte tenu d'une particularité du pays ; que la directive n'aborde pas explicitement.
Les conditions de travail des livreurs sont à peu près analogues partout en Europe : instabilité, longues journées de travail et nécessité de cumuler plusieurs emplois pour s'assurer un revenu. La particularité de la Pologne réside toutefois principalement dans le fait que la grande majorité des livreurs travaillent dans le cadre d'un contrat de location signé avec un intermédiaire appelé « partner flotowy ».
« L'utilisation de contrats de location sert à minimiser la charge fiscale qui devrait être supportée par l'employeur, qu'il s'agisse de la plateforme ou d'un intermédiaire », explique Karol Muszyński, assistant-maître de conférences en sociologie du travail et en économie à l'université de Varsovie et partenaire du projet de recherche-action Fairwork, qui établit des classements des plateformes sur la base des conditions de travail, du contrat, de la rémunération, de la gestion du travail et de la représentation.
« De plus, le fait que les travailleurs signent ces contrats avec un intermédiaire les prive de toute protection. En cas de plainte, ils ne peuvent pas se tourner vers les plateformes, alors que ce sont elles qui décident des conditions de travail, des salaires et des heures de travail. La responsabilité, quelle qu'elle soit, reste donc très floue. »
Tomek [nom d'emprunt], livreur chez Glovo, vit à Poznań et combine cette activité avec son travail d'indépendant dans le secteur de l'audiovisuel. L'instabilité et le sentiment d'injustice dans son travail font partie de son quotidien. Récemment, l'application a taxé son profil de frauduleux, sans lui fournir la moindre explication.
« Une autre fois, on m'a donné un délai de 24 heures par e-mail pour transférer l'argent collecté en espèces aux clients. Cinq heures plus tard, mon compte était déjà bloqué. J'ai perdu une semaine pendant laquelle je comptais gagner l'argent pour payer mon loyer », explique-t-il. Dans les deux cas, le seul moyen de se plaindre était un agent conversationnel (« chatbot ») et l'intermédiaire avec lequel Tomek avait conclu un contrat n'a rien voulu savoir des mesures prises par la plateforme.
L'une des difficultés principales du travail sur les plateformes est le manque de transparence et la complexité des règles appliquées. De nombreux livreurs pour des entreprises telles qu'Uber ou Glovo doivent se renseigner par eux-mêmes (sur YouTube ou des forums) sur la façon dont leurs paiements sont calculés ou sur le fonctionnement de l'algorithme. En d'autres termes, ils sont confrontés à la difficulté de comprendre le système afin d'améliorer leurs performances et d'augmenter leurs gains.
« Sur Pyszne.pl [membre du réseau Just Eat], ces intermédiaires n'existent pas. Nous sommes recrutés par des agences de travail intérimaire, pour une période pouvant aller jusqu'à 18 mois. Ensuite, nous signons un contrat de service (“umowa zlecenie”, en polonais) avec la plateforme », explique Stanisław Kierwiak.
Le contrat de prestation de services, également appelé contrat de mandat, est à mi-chemin entre un contrat de travail et l'activité d'un travailleur indépendant : ceux qui le signent ne sont pas considérés comme des employés, mais ils ne sont pas non plus obligés de s'enregistrer en tant que travailleurs indépendants ou autoentrepreneurs. En Pologne, ces contrats sont apparus en 2007, lorsque la priorité a été donnée à la promotion de l'emploi avec une faible charge fiscale et une plus grande flexibilité. Ils sont considérés comme des contrats « pourris », car, bien qu'ils donnent l'illusion d'une relation de travail, ils peuvent être résiliés sans préavis ni justification. D'un point de vue formel, ils sont soumis à une faible retenue à la source qui devrait être répartie entre l'employeur et la personne recrutée, mais, dans la plupart des cas, les intermédiaires des plateformes transfèrent l'intégralité de la charge aux livreurs.
En Pologne, près d'un million de personnes travaillent dans le cadre de contrats de ce genre et pas seulement sur des plateformes. Ainsi, le débat européen sur la distinction entre employé et faux indépendant ne reflète pas entièrement la réalité polonaise.
Les plateformes soulignent que, pour les livreurs, ce sont les revenus rapides et la flexibilité qui comptent le plus. « Notre enquête interne révèle que 80 % des livreurs ne souhaitent pas passer à un contrat de salarié », explique Aleksander Rosa, porte-parole de Pyszne.pl. « Car cela diminuerait leurs revenus, ils bénéficieraient de moins de flexibilité et ne pourraient pas travailler pour plusieurs plateformes à la fois. Je pense que nous devrions leur garantir ces trois éléments. La directive devrait réglementer notre secteur, mais un trop grand durcissement aura l'effet inverse de celui escompté. »
Aucune donnée fiable ne permet de savoir combien gagnent réellement les livreurs. Toutefois, selon les représentants syndicaux et les travailleurs consultés, il n'est pas rare que le revenu moyen soit inférieur au salaire horaire brut minimum. Par ailleurs, la liberté est illusoire, car toutes les conditions sont imposées par les plateformes et, même quand une commande n'est pas rentable, le livreur n'a pas toujours la possibilité de la refuser. Quant à la flexibilité et à la possibilité de combiner le travail pour plusieurs plateformes, cela se traduit souvent par du stress et un épuisement.
« L'un des plus grands facteurs de stress pour une personne est l'incertitude », explique Dorota Merecz-Kot, médecin à l'Institut de psychologie de l'université de Łódź et collaboratrice d'une étude sur les risques pour la santé et la sécurité dans le travail sur les plateformes qui est sur le point de s'achever dans plusieurs pays européens. « Les algorithmes et les exclusions sans explication » face auxquels « vous ne pouvez pas faire appel ou présenter votre version des faits » créent un « sentiment de discrimination et d'injustice systémiques qui, sur le long terme, crée la certitude que vous n'êtes personne et que votre opinion n'a aucune importance. Avec le temps, on en vient même à se sentir incapable de se battre pour soi-même », ajoute-t-elle.
La protection du droit du travail dans ce secteur est très complexe. La majorité des livreurs travaillent seuls, ce qui rend difficile la création de liens entre eux, sans parler du nombre indéterminé de travailleurs migrants sans papiers qui sous-louent l'utilisation de comptes et qui, par crainte de perdre une source de revenus, préfèrent privilégier leur invisibilité. Selon Mme Merecz-Kot, ils ne se perçoivent pas non plus comme un groupe professionnel unifié, ce qui limite leur capacité à exprimer des revendications collectives ou à exercer une pression pour négocier des améliorations. Pourtant, des initiatives individuelles et collectives ont vu le jour.
Tomek a participé aux manifestations des livreurs de Glovo (à Poznań en 2023), qui ont conduit à la création de l'Inicjatywa Pracownicza Kurierów (Initiative des travailleurs des livreurs). Bien que l'initiative ne puisse pas agir officiellement comme un syndicat, en raison de l'absence de relation contractuelle avec la plateforme, elle a obtenu des améliorations, telles que des primes en cas de conditions météorologiques défavorables. Au travers d'un groupe Telegram, ils ont réalisé des enquêtes sur les conditions de travail auxquelles ont participé jusqu'à 300 livreurs. Armés de ces données, ils se sont présentés au ministère du Travail au cours de l'été.
« Nous leur avons présenté notre réalité et leur réaction a été l'étonnement ; en particulier concernant des questions telles que les contrats de location », explique Tomek. « Ce qui, moi, m'a encore plus étonné est le fait que l'application est active en Pologne depuis cinq ans et qu'ils ne savaient pas comment elle fonctionnait réellement. Ils nous ont dit qu'ils allaient se pencher sur le dossier. Nous attendons toujours. »
Les tarifs dynamiques de la plateforme ne prennent pas en compte des facteurs, tels que le trafic ou les temps d'attente, ce qui réduit leurs revenus. Leurs revenus hebdomadaires provenant d'Uber s'élèvent à environ 300-500 zlotys (de 70 à 116 euros ou 80 à 132 dollars US).
Dans le cas de Pyszne.pl, le syndicat est né d'une manière innovante. « Après plusieurs discussions au sein de la Confédération du travail des jeunes (Konfederacja Pracy Młodych), nous avons décidé d'organiser un “happening” », se souvient Stanisław Kierwiak. « Nous avons installé des tables, des chaises et des transats au siège et avons commencé à commander de la nourriture en ligne. À mesure que les livreurs arrivaient, nous leur proposions de la consommer eux-mêmes tout en discutant de leur situation. La réaction a été très positive et nous avons décidé de créer un syndicat. Contrairement à ce qui se passe sur d'autres plateformes, nous pouvons le faire parce qu'il n'y a pas d'intermédiaires sur Pyszne.pl et le fait de formaliser la lutte nous assure également une protection. »
L'expansion de la syndicalisation parmi les livreurs et les autres travailleurs des plateformes dépend également de la sensibilisation à l'importance de la lutte collective pour les droits du travail. Le modèle de travail développé en Pologne depuis son ouverture au libre marché ne facilite toutefois pas la tâche. Selon des experts tels que M. Muszyński, la négociation collective est rare et limitée à des secteurs tels que celui des mines. Ailleurs, ce sont les accords individuels qui prédominent, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Dans ce contexte, la sensibilisation du public et des travailleurs eux-mêmes devient un élément clé pour faire avancer la défense de leurs droits.
Zentrale, un groupe de livreurs activistes issus de plusieurs villes de Pologne, investit son énergie à la fois dans la sensibilisation du public et dans le dialogue et le lobbying auprès des acteurs clés en vue d'éventuelles réformes.
« En Pologne, la question contractuelle passe au second plan », explique Wojtek Dereszewski, l'un des fondateurs de Zentrale. « Ce qui compte le plus pour les livreurs, c'est la rémunération. Il serait formidable que la Pologne améliore cet aspect, mais je suis très sceptique sur ce point, compte tenu de la situation politique actuelle et des tendances historiques dans la manière dont les droits du travail sont traités ici ».
« La plupart des personnes qui travaillent dans ce secteur sont jeunes », explique Mme Merecz-Kot. « Peut-être qu'à cette étape de leur vie, ils n'ont pas encore la mentalité tournée vers le long terme qui leur permettrait de se battre pour leurs droits. Mais c'est à cela que sert l'État : être conscient des effets sociaux à long terme de toute action ou inaction. Pas besoin de beaucoup d'imagination pour comprendre ce qui arrivera dans un avenir proche à des personnes surchargées, effectuant des travaux pénibles pendant de longues heures et souvent exposés aux intempéries. Il ne s'agit pas d'économiser pour générer du capital à l'avenir. La moindre économie dans le système lié à ce secteur nous coûtera cher par la suite. Elle engendrera des pertes tant au niveau individuel qu'au niveau global. Les plateformes se sont installées pour de bon. La question est désormais de savoir sous quelle forme et dans quelles conditions. »
09.05.2025 à 07:00
La sécurité est un drôle d'élixir. Plus vous en avez, moins il y en a pour les autres… c'est du moins ce que dit la sagesse populaire. L'expérience d'Erik Helgeson tend à démentir cette idée.
M. Helgeson, 42 ans, est vice-président du Syndicat des dockers suédois (Svenska hamnarbetarförbundet). Il est très attaché à la sécurité de ses membres, mais aussi à celle des civils de Gaza, dont certains ont été tués par des armes qui pourraient avoir transité par le port de Göteborg, où il a (…)
La sécurité est un drôle d'élixir. Plus vous en avez, moins il y en a pour les autres… c'est du moins ce que dit la sagesse populaire. L'expérience d'Erik Helgeson tend à démentir cette idée.
M. Helgeson, 42 ans, est vice-président du Syndicat des dockers suédois (Svenska hamnarbetarförbundet). Il est très attaché à la sécurité de ses membres, mais aussi à celle des civils de Gaza, dont certains ont été tués par des armes qui pourraient avoir transité par le port de Göteborg, où il a travaillé pendant 20 ans.
De fait, M. Helgeson y était tellement attaché qu'en février de cette année, il a pris la tête d'un blocus symbolique de 20 ports suédois de six jours contre des cargaisons militaires destinées à Israël. Son employeur, DFDS, a réagi en le licenciant, au motif qu'il avait enfreint la loi sur la protection de la sécurité de la Suède.
La loi, adoptée en 2018, vise à protéger les « activités critiques pour la sécurité contre l'espionnage, le sabotage [et] les infractions terroristes », mais, selon M. Helgeson, son utilisation contre des activistes syndicaux soulève la question de savoir la sécurité de qui l'entreprise, et la loi, protègent vraiment.
« Certains employeurs semblent considérer cette loi comme un outil permettant non seulement de protéger les ports et d'autres entreprises contre les infiltrations criminelles, mais aussi de leur donner carte blanche pour faire ce qu'ils veulent, à des personnes dont ils veulent se débarrasser pour d'autres raisons », déclare-t-il à Equal Times.
« Je crains que de nombreux employeurs s'intéressent à cette affaire — en voyant que les preuves contre moi sont si minces — et qu'ils élaborent leurs propres plans pour éliminer les dirigeants syndicaux ».
Le syndicat de M. Helgeson entretenait une tradition de solidarité internationale remontant à la guerre du Vietnam et au coup d'État au Chili de 1973, au cours duquel une génération d'activistes syndicaux a été assassinée.
En 2010, il a participé au chargement de la tragique flottille de la liberté qui avait tenté de briser le blocus israélien de la bande de Gaza. Des soldats israéliens sont montés à bord de la mission humanitaire et ont tué neuf des activistes qui s'y trouvaient. Selon les preuves présentées à la Cour internationale de justice, certaines victimes « ont reçu plusieurs balles au visage alors qu'elles essayaient de se couvrir la tête, ou par l'arrière, ou encore après s'être rendues et avoir supplié les forces de défense israéliennes de cesser de tirer sur les civils ».
Outré, M. Helgeson avait alors tenté de s'embarquer dans la flottille suivante, mais le navire de tête avait été saboté en Grèce. Finalement, il a pu visiter la bande de Gaza en novembre 2011.
« C'était pendant une période calme, mais ils ont bombardé le commissariat de police pendant que j'étais là », déclare-t-il. « On pouvait encore observer une certaine brutalité latente dans tous les aspects de la société. Les gens luttaient à leur manière — certains activistes syndicaux luttaient également avec les autorités du Hamas — mais le problème principal était le blocus naturellement, les niveaux de chômage record, l'isolement, la pauvreté flagrante dans les camps de réfugiés — et aussi les jeunes enfants qui buvaient de l'eau impropre à la consommation et souffraient de maladies. Cela m'a vraiment marqué ».
À l'époque, les dirigeants israéliens justifiaient le blocus de Gaza en invoquant la sécurité nationale. Mais le déni de toute sécurité courante aux Gazaouis a fini par provoquer une attaque qui a anéanti le sentiment de sécurité même d'Israël.
De retour en Suède, M. Helgeson s'était lancé dans l'activité syndicale du port, prenant la tête d'un conflit industriel avec Mærsk entre 2015 et 2017, qui a débouché sur une fermeture de six semaines, puis sur un litige national. « Nous avons répondu par la menace d'une grève illimitée et les employeurs ont fini par céder », se rappelle M. Helgeson. En fin de compte, le syndicat avait obtenu une convention collective de travail (CCT) nationale.
C'est, selon lui, la véritable raison pour laquelle DFDS voulait le dégager des docks et la raison pour laquelle l'entreprise n'a pas été en mesure de fournir au syndicat, aux journalistes ou aux autorités judiciaires des détails sur la manière dont la sécurité nationale avait été menacée par l'action des dockers.
Lorsque la question lui a été posée de savoir en quoi le syndicat avait menacé la sécurité, « la direction est restée très vague », indique M. Helgeson. « Leur argument consistait à dire : "Nous avons reçu tous ces appels de la part de nombreux acteurs" — ils laissaient entendre que l'armée les avait contactés —, mais ils ne voulaient fournir ni précisions, ni détails, ni éléments de preuve. Notre avis, à l'époque et aujourd'hui, est qu'il s'agissait d'un écran de fumée ».
Les allégations de l'employeur à l'encontre de M. Helgeson — à savoir qu'il serait responsable de l'examen des remorques et des conteneurs de fret par les dockers — sont contestées par ce dernier et le syndicat, au motif que les dockers n'avaient ni la capacité ni l'intention de le faire. Selon eux, l'action était essentiellement symbolique et visait à lancer le débat sur les agissements d'Israël dans la bande de Gaza.
La police et le Chancelier de justice de Suède ont rejeté la demande de l'entreprise d'enquêter sur le comportement de M. Helgeson, car aucun soupçon d'activité criminelle n'a été constaté. Mais cela n'a pas empêché les messages menaçants adressés à M. Helgeson, qui ont commencé à arriver après que DFDS a publié un communiqué de presse annonçant qu'il avait été licencié pour des raisons de sécurité nationale.
« Nous avons reçu des menaces — y compris une menace de mort — puis nous avons été harcelés par des personnes anonymes ayant apparemment des opinions d'extrême droite, principalement sur messagerie vocale », déclare M. Helgeson. « J'ai eu une peur bleue parce qu'il pouvait y avoir des "loups solitaires" dans ces groupes menant une croisade pour la sécurité nationale. J'étais vraiment effrayé à l'idée d'être cloué au pilori dans la presse et d'attirer les pires fous qui existent, ce qui constituerait une menace pour ma famille et mes enfants ».
Les menaces de mort à l'encontre des partisans de la paix se sont multipliées depuis le 7 octobre 2023 et la rapporteure spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, en a également été victime. Bien qu'elle ne connaisse pas les détails du cas de M. Helgeson, elle a déclaré à Equal Times que les manifestations de solidarité des travailleurs, telles que les récentes actions des dockers au Maroc, étaient plus que nécessaires.
« En temps de crise, lorsque des crimes contre l'humanité sont perpétrés, il est absolument nécessaire que les travailleurs se mettent en grève », déclare-t-elle. « Il s'agit là d'une obligation morale pour chacun d'entre nous. C'est aussi notre système qui est complice des agissements d'Israël.
« L'histoire nous jugera, nous et ceux qui restent silencieux aujourd'hui ; leur responsabilité est aussi engagée. Nous devons user de notre pouvoir et de notre capacité à provoquer le changement. Unis, nous sommes bien plus puissants que l'establishment lui-même ».
Elle ajoute que si elle avait été travailleuse des docks « contribuant au massacre d'enfants, de mères et de grands-parents à Gaza… ma santé mentale aurait été bien plus affectée qu'elle ne l'est aujourd'hui, en ma qualité de chroniqueuse d'un génocide ».
La masse d'informations sur la manière dont le fait de participer à l'oppression dégrade aussi bien la qualité de vie de l'oppresseur que celle de la victime est un aspect de la question de la sécurité qui n'est pas suffisamment traité.
En 1974, des travailleurs britanniques qui risquaient d'être licenciés dans une usine d'armement gérée par Lucas Aerospace l'ont tacitement reconnu en créant un syndicat officieux, « Combine », en vue d'élaborer des plans alternatifs pour une production socialement utile. Leur idée connaît actuellement une renaissance parmi les intellectuels publics du Royaume-Uni, tels que Grace Blakeley.
De manière plus générale, l'idée qu'il ne peut y avoir de sécurité à long terme pour une seule partie à un conflit a été renforcée lors d'une conférence organisée en avril par le Bureau international de la paix (BIP), la Confédération syndicale internationale (CSI) et le Centre international Olof Palme intitulée Conférence sur la sécurité commune 2025 : Redéfinir la sécurité pour le 21e siècle. Comme l'a déclaré Omar Faruk Osman, secrétaire général de la Fédération des syndicats somaliens (FESTU) lors de la conférence : « Aucun pays, aucune communauté, aucun individu ne peut être vraiment en sécurité si nous ne le sommes pas tous. »
« Lorsque les travailleurs sont affamés, sans emploi et exclus de la prise de décision, ils risquent d'être utilisés dans les conflits, » a-t-il ajouté. « Promouvoir le travail décent, c'est promouvoir la paix. »
Loin d'être un jeu à somme nulle, la sécurité, dans la vision du monde du BIP, doit être partagée par toutes les parties à un conflit. Faute de quoi, le déséquilibre fera tôt ou tard retomber les protagonistes dans le conflit, avec des conséquences destructrices pour tous.
« Nous ne recherchons pas seulement la paix par l'absence d'armes à feu, mais aussi par la présence de la justice », a déclaré M. Osman. « La “sécurité commune” constitue notre langage et reflète nos aspirations ».
En son absence, les mesures de sécurité unilatérales risquent toujours de se retourner contre leurs initiateurs, comme ne le montre que trop bien le cas de M. Helgeson. À l'heure où nous publions ces lignes, les dockers suédois se préparent pour une potentielle grève en raison d'un problème contractuel qui pourrait empêcher M. Helgeson de réintégrer son emploi.
La législation du travail suédoise, unique en son genre, n'autorise les travailleurs à faire grève que pour obtenir une convention collective de travail (CCT), qui permet ensuite de régler les conflits ultérieurs sans recourir à l'action syndicale. Mais la CCT nationale des dockers suédois a expiré à la fin du mois d'avril et l'action syndicale est désormais revenue à l'ordre du jour.
En vertu du droit du travail suédois, même si M. Helgeson gagne son procès pour licenciement abusif devant un tribunal du travail, son employeur peut « racheter » son contrat en lui versant une indemnité mensuelle pour chaque année travaillée, tout en maintenant son licenciement. Selon M. Helgeson, la somme en question représenterait « des cacahuètes » pour une multinationale comme DFDS.
Cependant, Martin Berg, président du Syndicat suédois des dockers, a déclaré à Equal Times que lors des discussions sur la prochaine convention collective de travail : « L'une de nos principales revendications sera une réglementation visant à protéger nos administrateurs syndicaux — s'ils obtiennent gain de cause devant le tribunal du travail — afin qu'ils ne puissent pas être soumis à des rachats à bas prix. Toute personne effectuant un travail pour le compte du syndicat devrait être protégée, de sorte que, si un employeur décide de vous racheter, il doive également payer au syndicat une lourde amende liée au chiffre d'affaires de l'entreprise au cours de l'année précédente. Si nous entamons un conflit social pour notre CCT, nous ferons grève pour l'obtenir et, en vertu de la législation suédoise, tous les syndicats sont autorisés à nous soutenir par des actions de sympathie. Nous demanderons également aux dockers d'autres pays de mener des actions de solidarité ».
Il se trouve que moins les dockers suédois bénéficient d'une sécurité, moins leurs employeurs en bénéficient également. Les patrons suédois qui pensaient que le licenciement de leurs activistes syndicaux consoliderait leurs prévisions de bénéfices risquent de connaître un réveil brutal.