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03.07.2025 à 05:30

Dans la forêt brésilienne, les cultivatrices de coco babaçu en lutte pour les communs

Anne Paq, Sandra Guimarães
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Les quebradeiras de coco babaçu ( « briseuses de noix de coco babassou » en français) sont des femmes rurales du nord et du nord-est brésilien, qui vivent de la récolte et de la transformation des fruits du palmier babaçu (attalea speciosa). Cette plante, originaire de la forêt amazonienne, se trouve en grand nombre dans la forêt de Cocais, une zone de transition entre l'Amazonie et le biome semi-aride du nord-est brésilien. Ces palmeraies sont profondément liées à l'identité et à la survie (…)

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Texte intégral (2535 mots)

Les quebradeiras de coco babaçu ( « briseuses de noix de coco babassou » en français) sont des femmes rurales du nord et du nord-est brésilien, qui vivent de la récolte et de la transformation des fruits du palmier babaçu (attalea speciosa). Cette plante, originaire de la forêt amazonienne, se trouve en grand nombre dans la forêt de Cocais, une zone de transition entre l'Amazonie et le biome semi-aride du nord-est brésilien. Ces palmeraies sont profondément liées à l'identité et à la survie des peuples traditionnels de la région, en plus de jouer un rôle crucial dans la régulation du climat.

Bom Jesus et São Caetano, dans l'état du Maranhão, sont deux « quilombos », ces communautés formées par les descendants d'esclaves africains ayant fui l'oppression pour retrouver la liberté dans les forêts du Brésil. L'arrivée de l'élevage bovin dans ce territoire, pratiqué par les grands propriétaires, certains descendants des anciens maîtres esclavagistes, a déclenché des conséquences écologiques et sociales catastrophiques.

Ici, où les identités « quilombola » et « quebradeira » se superposent, la lutte pour sauver les forêts de palmiers babaçu devient la lutte contre l'héritage esclavagiste et pour préserver les « communs » face à la privatisation des terres et à la destruction d'un mode de vie ancestral. Un combat mené par des femmes que les journalistes Sandra Guimarães et Anne Paq ont rencontrées.

Dona Rosário, une des meneuses de la lutte du quilombo Bom Jesus, est l'une des 400.000 quebradeiras de coco de la forêt des cocais.
Photo: Anne Paq

Dona Rosário exerce ce métier depuis l'enfance, et explique qu'ici le babaçu « est considéré comme une mère ». Chaque partie de cet arbre généreux a une utilité : les noix fournissent du lait et de l'huile pour l'alimentation, mais aussi pour le savon, les coques deviennent du charbon pour la cuisine, les fibres sont transformées en objets artisanaux, et les feuilles servent pour les toits des habitations.

Les arbres poussent en symbiose avec d'autres espèces végétales et les palmeraies abritent des nombreux animaux, formant un écosystème riche en biodiversité. Défendre un palmier babaçu signifie défendre toute la vie autour.

Les forêts de babaçu forment des espaces de vie collective et de collaboration entre les humains et les espèces vivantes qui les constituent. Elles sont un moyen de subsistance pour tous et toutes.
Photo: Anne Paq

« Ce ne sont pas nous qui plantons le babaçu, ce sont les animaux de la forêt », déclare Dona Rosário. La reproduction des palmiers dépend surtout de la cutia, un rongeur trouvé dans toute l'Amazonie. La cutia enterre les noix qu'elle n'a pas mangées et, avec l'arrivée des pluies, ces noix germent et deviennent de nouveaux palmiers.

Dans le quilombo Bom Jesus, les pâturages remplacent inexorablement les forêts de babaçu.
Photo: Anne Paq

Cette harmonie a été brisée à la fin des années 1980, lorsque les membres des familles d'anciens esclavagistes de la région, qui prétendaient être les vrais propriétaires des terres où se trouvent les quilombos et la forêt, ont commencé à clôturer les palmeraies pour y élever du bétail, surtout des buffles. Selon Dona Rosário, ces clôtures remplissent deux fonctions : « Empêcher le bétail de sortir et les femmes d'entrer ».

La déforestation massive provoquée par l'élevage a entraîné la disparition de la faune native, a asséché les sols et privé les membres de la communauté d'accès à leur environnement naturel, condition essentielle pour la reproduction culturelle, sociale et économique des peuples traditionnels.

Seu Zé Ribeiro est l'arrière-petit-fils d'un d'esclave qui a fondé le quilombo São Caetano.
Photo: Anne Paq

Seu Zé Ribeiro, un ancien du quilombo São Caetano, se souvient : « Avant l'arrivée des éleveurs, tout était libre. Nous pouvions aller et venir sans restrictions. Aujourd'hui, tout est clôturé. On est obligé de revenir sur nos pas. Ils ont tout coupé et on marche tout le temps sous le soleil, alors qu'avant, on était toujours à l'ombre. »

Le territoire où se trouvent ces quilombos, la Baixada Maranhense, est traversé par plusieurs rivières et reste partiellement inondé plusieurs mois par an, formant des vastes étendues d'eau.
Photo: Anne Paq

Les potagers collectifs se trouvaient toujours proches des zones inondées, là où la terre est la plus fertile. Les poissons qui vivaient dans ces lacs complémentaient l'alimentation traditionnelle locale. Piétinés par les vaches et les buffles, les potagers ont été détruits et les sols deviennent stériles, ce qui a contribué à l'insécurité alimentaire dans la région. « Nous plantions toute notre nourriture, et nous avions assez pour vivre et partager. Maintenant, il faut tout acheter en ville », se plaint Seu Zé Ribeiro.

Une des leadeuses du quilombo São Caetano, Dona Antônia, a été menacée de mort par les éleveurs.
Photo: Anne Paq

Dona Antônia, une quebradeira vivant aussi dans le quilombo São Caetano, explique, en regardant les buffles se baigner dans l'étang derrière sa maison : « Ils passent la nuit dans l'eau. À cause d'eux les poissons sont presque tous morts et ceux qui survivent sont malades et ne peuvent pas être mangés. Tout le lac pue l'urine de buffle. »

L'eau est aussi contaminée par les pesticides, utilisés sans restrictions dans les pâturages, et qui finissent dans les rivières et les lacs après chaque pluie. Selon Dona Antônia, « les éleveurs utilisent un pesticide appelé “tue tout”. Rien ne survit à ce poison, à part l'herbe cultivée pour le bétail. »

Pour faire face à la destruction de leur monde, les quebradeiras ont créé, au début des années 1990, le Mouvement des Briseuses de Coco Babaçu (MIQCB).
Photo: Anne Paq

Le MIQCB (Movimento Interestadual das Quebradeiras de Coco Babaçu), fort de 400.000 femmes, représente les quebradeiras des quatre États brésiliens qui forment la forêt des Cocais (Maranhão, Tocantins, Pará et Piauí), et les objectifs principaux de ce mouvement de femmes sont « garantir le droit au territoire et l'accès libre aux forêts de babaçu », mais aussi « demander des lois et des politiques publiques pour soutenir l'agroécologie et l'économie solidaire, préserver la socio-biodiversité et améliorer la qualité de vie des peuples traditionnels ». Le MIQCB soutient également la lutte pour la reconnaissance des territoires quilombolas. Être reconnu par le gouvernement comme un quilombo garantit juridiquement leur présence sur ces terres et le droit d'usage de la forêt.

Cette lutte a remporté des victoires importantes, notamment avec l'adoption de la Loi Babaçu Livre (babassou libre), qui garantit un accès public aux palmeraies dans certaines localités. Cependant, cette loi est souvent ignorée par les éleveurs qui, par ailleurs, continuent de brûler les palmiers pour faire de la place aux pâturages.

Un enfant court vers le dernier bout de forêt de babaçu encore « libre ».
Photo: Anne Paq

Atteindre les palmiers babaçus qui sont encore debout est devenu une activité risquée pour les quebradeiras. D'abord, elles doivent passer sous les fils barbelés, en espérant échapper à la vigilance des gardiens au service des éleveurs. Ensuite, il faut traverser des pâturages, souvent aspergés de pesticides. À certains endroits, la nouvelle variété d'herbe plantée par les éleveurs est très dure et coupe la peau des femmes, qui risque de s'infecter au contact des pesticides. Tout cela sous une chaleur écrasante, résultat direct de la déforestation. Enfin, il y a les menaces de mort.

Dona Rosário, très mobilisée auprès du MIQCB, est placée sous un programme de protection pour défenseurs et défenseuses des droits humains, avec deux autres habitantes du territoire. « Les éleveurs pensent que s'ils tuent les personnes les plus visibles dans notre communauté, ils tueront la lutte pour la défense de la forêt », explique-t-elle. Devant les menaces grandissantes, Dona Rosário a même dû quitter sa communauté et se cacher pendant presque un an.

Des femmes traversent la dernière parcelle de forêt de babaçu de leur territoire encore accessible aux quebradeiras, ainsi qu'à toute la population.
Photo: Anne Paq

Dans la forêt, pas loin de sa maison, Seu Zé Ribeiro montre l'emplacement de la cabane où vivait son arrière-grand-père : « Je prie pour que la libération de nos terres ne tarde pas. Je n'arrive plus à travailler la terre, je suis trop âgé, mais je peux tout apprendre aux plus jeunes. »

La question de la transmission des savoirs entre les générations inquiète la communauté. Les jeunes, privés de perspectives sur leurs terres ancestrales, sont contraints de travailler pour les éleveurs, adoptant peu à peu un mode de vie étranger à leurs traditions. « Les jeunes commencent à ne plus nous écouter et à rejeter notre mode de vie traditionnel. L'élevage impacte tous les aspects de notre vie, même les relations à l'intérieur de nos communautés. L'élevage nous a vraiment tout pris », déplore Dona Rosário.

Mais malgré les obstacles, les quebradeiras continuent de résister et leur lutte est une cause collective qui résonne bien au-delà des frontières du Brésil. Si nous voulons protéger la planète et ses écosystèmes, nous devons écouter et soutenir celles qui, comme les quebradeiras, se tiennent en première ligne.

« Sans les femmes, les femmes quebradeiras, les femmes quilombolas, il n'y a pas de forêt. Et sans forêt, il n'y a pas de vie. Je demande qu'il soit fait tout ce qui est possible pour que nous puissions vivre en liberté, vivre en collectivité, en harmonie », conclue Dona Rosário.

01.07.2025 à 10:55

Retraités précaires d'aujourd'hui et de demain : mutualistes et livreurs, les deux faces d'un même combat

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En Espagne, malgré des parcours professionnels très différents et des conditions de travail très éloignées, deux groupes professionnels partagent le même destin lorsqu'ils atteignent l'âge de la retraite : les mutualistes, issus de professions libérales (architecture, droit notamment), qui prennent leur retraite aujourd'hui, et les livreurs à domicile sous-traités par les plateformes numériques, un métier récent et précaire qui mène au même destin, sont confrontés à la dure réalité d'une (…)

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Texte intégral (2606 mots)

En Espagne, malgré des parcours professionnels très différents et des conditions de travail très éloignées, deux groupes professionnels partagent le même destin lorsqu'ils atteignent l'âge de la retraite : les mutualistes, issus de professions libérales (architecture, droit notamment), qui prennent leur retraite aujourd'hui, et les livreurs à domicile sous-traités par les plateformes numériques, un métier récent et précaire qui mène au même destin, sont confrontés à la dure réalité d'une pension insuffisante pour survivre une fois arrivés au terme de leur vie active.

Même si leurs situations sont différentes, paradoxalement, ces deux groupes partagent la même incertitude quant à leur avenir, que certains commencent déjà à rencontrer et que d'autres voient approcher sans aucune garantie pour leur retraite. De plus, ces deux groupes, chacun depuis leur retranchement, partagent également la même lutte pour des conditions de retraite plus justes.

Ana, architecte à la retraite depuis mars 2021, a cotisé pendant 37 ans à la Fraternité nationale des architectes (Hermandad Nacional de Arquitectos, HNA), l'une des mutuelles alternatives au régime spécial des travailleurs indépendants (Régimen Especial de Trabajadores Autónomos, RETA) en vigueur en Espagne. Aujourd'hui, sa pension viagère est d'à peine 415 euros par mois (488 dollars US), versés en 12 mensualités, un montant largement insuffisant pour couvrir ses dépenses de base à Oviedo, dans le nord du pays.

« J'ai cotisé toute ma vie, en pensant que ma retraite serait assurée, mais maintenant je me rends compte que ce que je touche ne me permet pas de vivre », se lamente-t-elle à Equal Times.

Pendant une grande partie de sa carrière, Ana n'a pas eu la possibilité de cotiser à la Sécurité sociale, car, jusqu'en 1998, les architectes et les avocats, notamment, ne pouvaient cotiser que par l'intermédiaire de leur mutuelle. Lorsque la possibilité de changer s'est présentée, elle cotisait déjà depuis 15 ans et avait trois enfants. Si elle avait cessé de payer ses cotisations, elle aurait perdu ce qu'elle avait déjà versé. Aujourd'hui, avec une pension très inférieure au seuil de pauvreté, elle est contrainte de continuer à travailler. « Ce n'est qu'au moment de partir à la retraite que j'ai pris conscience du problème », explique-t-elle, « j'ai posé des questions à la Fraternité et je me suis rendu compte que ma pension n'était pas suffisante pour vivre ».

Le cas d'Ana n'est pas une exception. On estime que 40.000 retraités de la génération du baby-boom espagnol (nés entre 1957 et 1977) se trouvent dans une situation similaire, et que 100.000 autres personnes actuellement actives se retrouveront dans la même situation au fil des ans, après avoir cotisé, pendant des décennies à des mutuelles professionnelles, comme celles des avocats, des procureurs, des ingénieurs ou des architectes.

Contrairement au système public de retraite, les mutuelles sont régies par un modèle de capitalisation individuelle. Autrement dit, chaque professionnel gère son propre fonds sans garantie qu'il soit adapté à l'indice des prix à la consommation (IPC, le principal indicateur de l'inflation) et sans aucun soutien solidaire de l'État, explique à Equal Times Carlos Bravo, expert en politiques publiques pour le syndicat espagnol Comisiones Obreras (CCOO).

« Le problème est que de nombreuses mutualités fonctionnaient à la manière d'une assurance privée », explique M. Bravo : « Elles n'étaient pas conçues pour assurer des pensions viagères décentes, mais plutôt comme un complément, et, dans de nombreux cas, elles étaient mal gérées ou manquaient de transparence. »

Javier Mancilla, architecte à la retraite et membre délégué de l'HNA depuis 2018, a stimulé la création de l'Association nationale des mutualistes architectes (Asociación Nacional de Mutualistas Arquitectos, ANMARQ), qui regroupe des milliers de personnes affectées. Cette plateforme demande au gouvernement espagnol de fournir une « passerelle » permettant de transférer les cotisations versées dans la mutualité vers le RETA, afin que les mutualistes puissent accéder aux pensions du système public dans des conditions comparables.

« Nous ne cherchons pas à obtenir plus que les travailleurs indépendants, nous voulons simplement être traités sur un pied d'égalité », précise M. Mancilla à Equal Times.

Le gouvernement espagnol actuel, par l'intermédiaire du PSOE (le parti social-démocrate autour duquel s'est formée une coalition gouvernementale), a présenté un projet de loi visant à remédier au problème, mais sa proposition exclut une grande partie des personnes concernées, en particulier les retraités, les veuves et les orphelins.

« Une personne encore en activité peut prendre des décisions pour améliorer sa pension, mais un retraité ne peut plus rien faire », alerte M. Mancilla, qui dénonce également le manque d'information et de transparence dont de nombreux mutualistes ont pâti au cours de leur vie professionnelle. Certains architectes retraités ont été contraints de recourir à la « soupe populaire », d'autres dépendent du soutien de leur famille.

La situation est devenue tellement critique que des centaines d'avocats et de procureurs ont manifesté à Madrid à quatre reprises pour réclamer des pensions décentes. Sur leurs pancartes, on pouvait lire des slogans tels que « non aux pensions de misère » et « justice pour nous, qui avons pratiqué la Justice ».

En Espagne, quelque 200.000 personnes pourraient être concernées par cette mesure. D'après les estimations de l'ANMARQ, parmi elles, entre 60.000 et 65.000 sont des architectes et des architectes techniques, tandis que le reste provient principalement du secteur juridique et d'autres professions libérales.

Le 6 mai, la proposition du PSOE a été reçue par le Congrès à Madrid. Des députés tant de gauche que de droite ont soutenu les mutualistes ; au plus grand étonnement de ces derniers. Tout en maintenant leurs critiques à l'égard de la loi qu'ils entendent amender dans les prochains mois, tous les groupes parlementaires sont tombés d'accord pour qu'un jour cotisé à une mutualité corresponde à un jour cotisé en tant que travailleur indépendant dans le RETA.

Seul Vox, le parti d'extrême droite, s'est abstenu. Tous les autres ont soutenu le projet de loi, qui suit actuellement son chemin au Parlement. Le 19 juin, la demande d'amendement de Vox concernant l'ensemble du projet de loi a été rejetée par le Congrès, tous les autres groupes ayant voté contre, hormis le Parti populaire (droite), qui dirige l'opposition en Espagne et qui s'est abstenu. Le processus de dépôt et de débat des amendements se poursuivra au sein de la Commission du travail et de la Sécurité sociale du Congrès dans les mois à venir, et la loi pourrait ne pas être adoptée avant 2026.

Livreurs : entre flexibilité et précarité

Les livreurs qui travaillent de commande en commande pour des plateformes numériques, partent d'un environnement de travail encore plus précaire, mais avancent vers une incertitude similaire avec des pensions de retraite insuffisantes. Javier Pérez est l'un d'entre eux. C'est en 2018 qu'il a commencé à travailler pour Glovo, l'un des principaux portails de commande de nourriture et de vente à domicile présents en Espagne. Sans études supérieures ni expérience professionnelle formelle, la livraison lui a permis de trouver un moyen de subsistance. Étant donné que les supermarchés ouvrent à neuf heures du matin, il commence sa journée de travail dans son quartier, à environ 15 minutes à vélo du centre de Barcelone, même si, en règle générale, il reçoit moins de commandes du centre-ville.

Chaque jour, M. Pérez parcourt la ville à vélo, en se connectant d'innombrables fois à l'application Glovo. Pendant un certain temps, il a travaillé en tant que « faux indépendant », une pratique dénoncée par les syndicats et finalement reconnue comme illégale par le Tribunal suprême, la plus haute cour de justice d'Espagne. Adoptée en 2021, la loi surnommée « loi Rider » (« rider » étant un anglicisme utilisé pour nommer les livreurs en Espagne, ndt) contraint désormais les plateformes à embaucher leurs livreurs en tant que salariés, reconnaissant ainsi explicitement leur relation d'emploi.

La réalité sur le terrain est plus complexe cependant. De nombreuses plateformes ont contourné la réglementation en faisant appel à des sous-traitants ou en modifiant leur modèle d'entreprise.

La société Glovo, par exemple, a finalement annoncé en décembre 2024 qu'elle commencerait à engager directement ses livreurs en Espagne, après avoir accumulé plus de 200 millions d'euros (235,5 millions de dollars US) de sanctions et de cotisations impayées, mais, dans la pratique, la mise en œuvre est lente et inégale. Porte-parole de l'organisation de travailleurs indépendants CGT Riders de Barcelone et livreur, M. Pérez confie :

« J'envisage notre situation avec beaucoup d'incertitude. Nous étions dans la même situation il y a trois ans. Je pensais qu'avec la “loi Rider”, ils nous embaucheraient enfin, même en passant par un sous-traitant, mais non ».

Bien que certains livreurs aient été engagés, beaucoup d'autres continuent d'exercer leur activité, comme s'ils étaient indépendants ou dans des conditions de travail informelles, sans congés payés, sans cotisation réelle et sans garantie de revenu minimum. Par ailleurs, cette précarité est exacerbée par la nature algorithmique du travail en soi. La disponibilité, la rapidité et la localisation influencent le nombre de commandes que chaque livreur reçoit, ce qui entraîne une concurrence féroce entre collègues et une pression constante de ceux-ci pour rester constamment connectés. « Si vous ne travaillez pas aux heures de pointe, vous ne recevez pas de commandes », explique M. Pérez, « et si vous n'avez pas un bon score [c.-à-d. bonnes notes des clients de la plateforme], l'algorithme vous pénalise ». Accepter ce travail « ce n'est pas seulement pédaler », insiste-t-il : « C'est vivre au rythme d'une app », une application de téléphone portable.

Selon un rapport du collectif des travailleurs de ce secteur « Riders x Rights », le revenu net moyen d'un livreur indépendant en Espagne est d'environ 4 à 6 euros de l'heure, après déduction des dépenses, telles que l'entretien du vélo ou de la moto, le carburant et le paiement de la cotisation mensuelle d'indépendant. Dans des villes comme Barcelone ou Madrid, ce niveau de revenu permet à peine de couvrir un loyer partagé et les dépenses de base. Il est donc impossible d'épargner pour l'avenir ou de cotiser pour une pension de retraite décente.

Deux luttes, une même revendication : la dignité au travail

Tant les mutualistes retraités que les livreurs sont confrontés à la précarité résultant de systèmes qui privilégient la flexibilité et l'individualisation au détriment de la sécurité et de la solidarité entre les travailleurs. Les deux groupes réclament des mesures concrètes de la part de l'État pour reconnaître leur contribution à l'économie et à la société et pour leur assurer des conditions de vie dignes.

Les premiers, après une vie entière passée à travailler avec la promesse d'une retraite stable, découvrent à la veille de leur départ à la retraite professionnelle que leur pension est insuffisante pour leur permettre de vivre. Les seconds, au cœur de leur vie active, ne peuvent planifier un avenir sans garanties et sans droits. Entre ces deux extrêmes se trouve un système qui pousse à la responsabilité individuelle sans offrir de mécanismes de protection efficaces.

La Coordinadora de Mutualistas en Lucha, avec des associations comme l'ANMARQ, noue des alliances avec des plateformes syndicales, des partis politiques et les médias afin de rendre visible la nécessité d'une réforme profonde des politiques de sécurité sociale.

« Il ne s'agit pas seulement de corriger certains problèmes, mais de repenser la manière dont nous voulons protéger ceux qui travaillent dans des conditions toujours plus volatiles », explique à Equal Times Marta Boto, assistante au secrétariat confédéral de l'action syndicale et de l'emploi de CCOO, spécialisée dans le droit du travail.

« L'économie de plateforme n'est pas une simple innovation technologique. c'est une forme d'externalisation du travail qui entraîne la perte de droits fondamentaux : la relation de travail, la représentation syndicale, la négociation collective… ».

Ce qui, en surface, peut apparaître comme une modernisation de l'emploi est en réalité un pied de biche destiné à démanteler les acquis historiques du monde du travail.

En Espagne, cependant, le syndicalisme a réagi. Et avec force. La « loi Rider » a constitué le premier grand pas. « Cette victoire a été très difficile à arracher », concède Mme Boto, « mais nous y sommes parvenus grâce à une longue trajectoire d'actions syndicales et à un accord conclu dans le cadre du dialogue social avec le gouvernement et le patronat ». Cette loi, pionnière en Europe et pratiquement unique au monde, a établi un principe fondamental : la présomption de salariat pour les livreurs travaillant pour des plateformes telles que Glovo ou Uber Eats, même lorsque les commandes leur sont transmises par un algorithme et non par un supérieur hiérarchique visible.

Dans un contexte de changements législatifs et de pression sociale, l'année 2025 s'annonce comme une période clé vers davantage de justice sociale en Espagne. La lutte des mutualistes et des livreurs peut sembler éloignée dans sa forme, mais elle converge dans son fond : exiger de l'État qu'il garantisse un avenir digne à tous ceux qui, par leur travail, assurent le fonctionnement de l'économie et des services dont la société a besoin. Comme le résume Ana, l'architecte à la retraite : « Je ne demande pas la charité, je réclame la justice. Et cette justice doit valoir pour tous : pour ceux qui ne travaillent plus et pour ceux qui continuent de lutter. »

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