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04.04.2025 à 09:59

« La promesse des nouvelles technologies n'est pas l'abolition du travail, mais plutôt sa dégradation »

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Le mouvement syndical fait face à un problème de technologie. Pour être plus précis, il est face à un problème sur la façon de penser la technologie. Le récent battage médiatique autour de l'intelligence artificielle (IA) et la confusion qu'il a semée dans les syndicats ne sont que le dernier exemple en date d'un phénomène qui n'a cessé de se répéter au cours du siècle dernier : les employeurs affirment qu'une nouvelle technologie révolutionnaire est sur le point de changer radicalement le (…)

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Texte intégral (2138 mots)

Le mouvement syndical fait face à un problème de technologie. Pour être plus précis, il est face à un problème sur la façon de penser la technologie. Le récent battage médiatique autour de l'intelligence artificielle (IA) et la confusion qu'il a semée dans les syndicats ne sont que le dernier exemple en date d'un phénomène qui n'a cessé de se répéter au cours du siècle dernier : les employeurs affirment qu'une nouvelle technologie révolutionnaire est sur le point de changer radicalement le lieu de travail et les dirigeants syndicaux s'empressent d'intégrer cette « révolution » dans leurs négociations. Pourtant, chaque fois, l'histoire reste la même : les employeurs utilisent les nouvelles machines pour intensifier la pression sur les travailleurs, accélérer les cadences et saisir davantage de contrôle sur le processus de travail. Ce décalage entre les grandes promesses des nouvelles technologies et les réalités vécues n'est pas une coïncidence. De fait, c'est même le but.

La technologie et le progrès technologique font partie des idées les plus excessivement déterminées qui façonnent la vie moderne et, historiquement, les employeurs se sont servis de ces concepts pour dominer les travailleurs. Le discours sur la révolution technologique et le progrès technologique (c.-à-d. l'histoire que la société se raconte à elle-même sur les avancées technologiques) se fait généralement au détriment des syndicats et du pouvoir des travailleurs. Lorsqu'il s'agit de négocier sur la technologie, il incombe donc au mouvement syndical de dissocier les discussions sur certains changements technologiques spécifiques des histoires sur le progrès technologique. Il incombe au mouvement syndical de séparer le progrès technologique du progrès social. L'histoire de l'essor de l'idée même de l'automatisation et les développements plus récents autour de l'IA illustrent clairement cette leçon.

Depuis le milieu du XXe siècle, la promesse d'un progrès technologique issu des laboratoires des grandes entreprises est en fait la promesse d'une intégration plus poussée des prémisses d'un travail dégradé dans la vie professionnelle des gens ordinaires. Évidemment, il ne s'agit pas là d'un attribut des machines elles-mêmes. Il s'agit d'une qualité de la domination sociale que les machines provoquent.

Les machines et la façon dont elles sont conçues et la manière dont les employeurs les mettent en œuvre ne sont pas déterminées par la technologie : elles le sont par les relations sociales, par les structures du capitalisme. Par conséquent, afin de comprendre les effets du changement technologique sur le lieu de travail, nous devons comprendre les piliers intellectuels qui sous-tendent la manière dont nous parlons de l'introduction de nouveaux mécanismes dans le travail. Or, ce que l'histoire de ces piliers intellectuels nous apprend, c'est que la promesse de ce que l'on appelle l'automatisation n'est pas vraiment l'abolition du travail, mais la dégradation de celui-ci.

Le discours sur l'automatisation

Le terme « automatisation » a été inventé dans les années 1940 par les dirigeants de la Ford Motor Company dans le cadre de leur bataille visant à affaiblir les travailleurs militants et syndiqués de l'atelier. Obligés par le mouvement ouvrier et la législation américaine de reconnaître les syndicats et de négocier avec eux, les dirigeants de l'industrie automobile devaient trouver un moyen de saper le pouvoir des travailleurs sans pour autant s'attaquer ouvertement au principe de la syndicalisation. En s'appuyant sur la foi généralisée de l'après-guerre dans le progrès technologique, ils ont fait valoir que c'était le progrès technologique lui-même qui dégradait les emplois des travailleurs, et non les décisions de la direction. Selon eux, c'est l'automatisation, et non les cadres, qui est responsable de l'accélération de la chaîne de montage, du licenciement des travailleurs ou de l'externalisation du travail d'usine vers des régions non syndicalisées du pays. Dit autrement, l'objectif initial de la notion d'automatisation était de détourner les discours d'utopie technologique pour, un jour, abolir les syndicats, pas le travail.

En peu de temps, les dirigeants de toutes les industries ont adopté l'idée de l'automatisation, au point que le terme est devenu essentiellement impossible à distinguer de l'idée même de progrès technologique. À l'instar de ce qui s'est passé dans l'industrie automobile, le terme « automatisation » était tout aussi souvent synonyme d'accélération et de surcharge de travail que de remplacement du travail humain. C'est le cas dans les mines de charbon, dans le transport ferroviaire de marchandises et même lors de l'introduction des ordinateurs dans les bureaux.

Et pourtant, malgré les objectifs anti-travailleurs et anti-syndicats du concept, des personnes appartenant à toutes les tendances politiques ont adopté le discours sur l'automatisation et bon nombre de ses postulats les plus fondamentaux, à savoir que le progrès technologique et la perte de contrôle du travailleur sur le processus de travail ne font qu'un.

Parmi ceux qui ont adopté la logique du discours sur l'automatisation figurent la majorité des responsables du mouvement syndical. D'un point de vue rhétorique, voire intellectuel, le discours entourant l'automatisation a surclassé les dirigeants syndicaux, qui ne se sont généralement pas opposés aux employeurs lorsqu'il a été question d'introduire de nouvelles technologies ; ils ne voulaient pas être perçus comme des « luddites ». Cela s'explique en partie par le fait que le discours sur l'automatisation flattait également le technoprogressisme de la gauche, encore présent aujourd'hui. Les responsables syndicaux ne savaient pas ce que l'« automatisation » apporterait. Souvent, ils ne pouvaient pas la définir exactement, mais ils pensaient qu'elle était réelle et décisive. Ils n'ont donc pas réussi à faire la différence entre les histoires de progrès technologique et la mission du patron, qui consiste à contrôler à la fois le travail et les travailleurs. Les dirigeants syndicaux pensaient que l'« automatisation » allait améliorer le niveau de leurs travailleurs, mais cela ne s'est pas produit. Ils pensaient que l'automatisation allait faire monter en compétence leur travail, mais c'est le contraire qui s'est produit. Enfin, ils pensaient que les changements opérés sous l'égide de l'automatisation étaient principalement technologiques, mais ce n'était pas le cas.

Aujourd'hui, ce que nous appelons IA ne représente que la plus récente évolution du discours sur l'automatisation. Le terme « IA » est notoirement vague et, bien que parfois les gens l'utilisent pour décrire une innovation technologique spécifique (comme l'apprentissage automatique et les grands modèles de langage, LLM), les employeurs utilisent tout aussi souvent le terme pour masquer des changements plutôt ordinaires dans le processus de travail sous couvert de révolution. En conséquence, parmi les journalistes et les universitaires, souligner que les systèmes d'IA soi-disant automatisés font encore appel à des travailleurs humains a engendré une véritable petite industrie. Ils ont montré comment les employeurs ont utilisé le spectre de l'IA pour pousser les travailleurs à aller plus vite, pour les surveiller et pour délocaliser la main-d'œuvre dans les pays du Sud. En général, cependant, les employeurs continuent à utiliser l'idée de l'IA de la même manière qu'ils utilisaient l'automatisation au milieu du XXe siècle, à l'instar d'Elon Musk, qui affirmait l'année dernière que, grâce à l'IA, « aucun d'entre nous n'aura d'emploi ».

Dans ce contexte, que peuvent faire les syndicats ?

L'exemple des États-Unis du milieu du siècle dernier nous montre que les syndicats ont eu recours à deux stratégies générales pour contourner le problème de l'« automatisation » qui, comme on peut s'en douter, était en réalité le problème de la perte de contrôle des travailleurs dans leurs ateliers.

Certains syndicats, comme l'United Packinghouse Workers of America (UPWA), ont tenté d'obtenir de leur employeur et de l'État qu'ils proposent des programmes de reorientation aux travailleurs licenciés à la suite de fermetures d'usines. L'argument était que, puisque les progrès technologiques avaient rendu ces travailleurs obsolètes, il fallait que les dirigeants revalorisent et requalifient les travailleurs pour les postes d'employés ou de superviseurs de machines qui étaient censés arriver. Ces tentatives ont généralement échoué. D'autres syndicats, comme l'International Longshore and Warehouse Union (ILWU), ont pour leur part exigé que l'employeur rachète les emplois des travailleurs avant de les mécaniser, notamment grâce à de généreuses prestations de retraite. Les stratégies de ces syndicats ont été plus fructueuses. Plutôt que de se contenter d'une vague promesse de formation pour un emploi « hautement qualifié » qui, bien souvent, ne s'est jamais concrétisée, les syndicats ont obtenu de meilleurs résultats lorsqu'ils ont traité la catégorie d'emplois menacée comme une sorte de propriété que l'employeur devait purement et simplement racheter avant de pouvoir y toucher.

Mais aucune de ces deux stratégies n'est particulièrement encourageante pour les travailleurs. Dans les deux cas, les dirigeants syndicaux ont tenu pour acquis que les travailleurs n'auraient que très peu leur mot à dire sur les changements apportés aux moyens de production, ou que le contrôle de la production par les travailleurs était quelque chose pour lequel le syndicat pouvait ou devait se battre. Bien entendu, exiger des syndicats qu'ils s'efforcent de prendre le contrôle de l'atelier et des moyens de production est plus facile à dire qu'à faire. Peu de syndicats sont assez puissants pour atteindre cet objectif franchement révolutionnaire. Mais les syndicats ont bel et bien le pouvoir de rejeter le discours de leur employeur sur la nature des changements imposés par les directions sur le processus de travail. Les syndicats ne sont pas tenus d'accepter l'analyse de la situation présentée par les patrons.

Si l'on tire les leçons du passé, les syndicats feraient bien de déconnecter les changements technologiques sur le lieu de travail de tout discours sur le progrès technologique. Lorsqu'un employeur introduit une nouvelle machine, un nouveau logiciel ou même une nouvelle méthode, les dirigeants syndicaux devraient rejeter toute présentation de cet acte comme étant l'avènement de l'avenir ou la prochaine étape de la civilisation.

Par ailleurs, les syndicats devraient avoir pour objectif ultime, aussi lointain ou utopique puisse-t-il paraître aujourd'hui, le principe du contrôle du lieu de travail et du processus de travail par les travailleurs. Bien sûr, s'opposer au discours sur le progrès technologique est périlleux : on pourrait être taxé de luddite pratiquant la politique de l'autruche, c'est-à-dire manquant de sérieux et irresponsable. Il incombe donc aux syndicats de trouver des moyens de rejeter les changements des moyens de production provoqués par l'employeur sans donner l'impression de s'opposer au progrès.

Comme mon collègue historien du travail R.H. Lossin et moi-même l'avons fait valoir ailleurs, cela suppose que les syndicats proposent leur propre définition — très spécifique — du progrès, une définition axée sur la justice pour les travailleurs, où l'idée de « technologie » n'est pas au premier plan, voire où la technologie ne figure pas du tout même. En lieu et place, il faut une définition du progrès qui met l'accent sur la redistribution du pouvoir, ici, aujourd'hui ; pas une discussion spéculative sur de vagues prérogatives futures dont les travailleurs pourraient ou non bénéficier.

01.04.2025 à 13:27

En Syrie, l'enjeu colossal de reconstruire l'économie, l'emploi et les forces syndicales

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« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma (…)

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« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma famille. Mais j'aime mon pays et j'aimerais que nous ayons un avenir prospère », ajoute-t-il.

Au sortir de près de quatorze années de guerre civile, la Syrie est un pays dévasté, avec une économie exsangue et un marché du travail en ruines. Plus de 90 % de la population vit dans la pauvreté. Selon les agences onusiennes, 16,7 millions de Syriens, soit 70 % de la population, requièrent une aide humanitaire, et près de la moitié d'entre eux sont confrontés à l'insécurité alimentaire. La situation n'est guère encourageante pour les cinq millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement à l'étranger. Celles et ceux qui ont réussi à trouver un bon emploi ou à monter une entreprise florissante mettront du temps à rentrer, alors que les personnes en situation précaire et victimes de racisme ont déjà commencé à prendre le chemin du retour.

Depuis la chute du régime, 350.000 Syriens seraient déjà rentrés

C'est le cas de Mohammed, qui a décidé de rentrer en Syrie après avoir émigré et déposé une demande d'asile dans un pays d'Amérique du Nord (qu'il préfère ne pas nommer). Avant de revenir, il fait d'abord escale en Turquie, où réside sa famille. Comme des milliers de Syriens, il suit avec attention les décisions du nouveau gouvernement d'Ahmed Al-Charaa, ancien djihadiste d'Al-Qaïda qui, en décembre, à la tête de sa faction Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), est parvenu à renverser le régime de Bachar al-Assad. Bien qu'il soit déçu par la dérive autoritaire et islamiste d'Al-Charaa au cours de ses trois premiers mois de mandat, Mohammed tient à franchir la frontière pour voir la situation par lui-même. Son rêve est de fonder des écoles qui permettraient aux enfants des rapatriés de réintégrer le système éducatif. « La plupart de ces enfants ne savent pas écrire l'arabe, ils parlent le turc ou des langues européennes », explique-t-il.

Les premiers à avoir regagné la Syrie sont ceux qui y possédaient des biens. Certains ont ouvert de petites entreprises, comme des épiceries, des restaurants ou des étals de rue. D'autres, ayant de l'expérience dans le domaine de la construction, espèrent que les propriétaires des millions de logements détruits pendant le conflit commenceront à les reconstruire. Cependant, le financement fait défaut en raison des sanctions internationales maintenues par les États-Unis. « Les sanctions sont en train de tuer les Syriens », se lamente Wael.

Roz, une migrante forcée en Turquie, est malade et sans emploi. « J'ai dû subir une opération d'urgence, je ne peux pas travailler et je ne reçois aucune aide. J'ai constamment besoin de médicaments et d'analgésiques. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne peux pas retourner en Syrie. Les personnes contre lesquelles je me suis battue sont toujours là », explique-t-elle.

À Istanbul, elle a tenté d'organiser une association pour les droits des réfugiés, mais a été attaquée par des radicaux. Son amie Kinda s'est réfugiée en Allemagne l'été dernier, fuyant l'hostilité des Turcs. Bien qu'elle ait travaillé dans le marketing, la traduction et l'enseignement, tous ces emplois étaient temporaires et non protégés. « En arrivant en Allemagne, j'ai pensé que ce serait plus facile, mais les formalités administratives et la montée de l'extrême droite ont limité mes possibilités », explique Kinda, pour qui un retour en Syrie est exclu après les récents massacres sectaires entre les alaouites pro-Assad et les islamistes radicaux du nouveau gouvernement.

Selon le HCR, 350.000 Syriens seraient rentrés en Syrie depuis la chute du régime, et ce chiffre devrait dépasser 3,5 millions en juin, lorsque les enfants termineront l'année scolaire dans leur pays d'accueil (ce chiffre inclut également les personnes déplacées à l'intérieur du pays).

Selon les données officielles d'Ankara, près de la moitié des rapatriés proviennent de Turquie. Tout comme au Liban et en Jordanie, les Syriens y travaillent généralement dans l'économie informelle, où ils sont dépourvus de protection sociale estime Hind Benammar, secrétaire exécutive de la Confédération syndicale arabe (CSI-AR).

« Le problème le plus grave est de savoir comment transférer les droits des Syriens qui ont travaillé à l'étranger. S'ils retournent, ils seront traités comme de nouveaux travailleurs, perdant des années de cotisations à la sécurité sociale ».

Des accords bilatéraux seront nécessaires et des syndicats indépendants devront être crées pour négocier au niveau national et international, souligne Mme Benammar.

Selon Muhammad Ayash, PDG d'AlifBee et fondateur de l'Abjad Initiative pour l'éducation des Syriens, qui compte plus de 4.500 bénéficiaires, « le facteur le plus déterminant pour décider de rentrer est la disponibilité de services de base tels que l'électricité, l'eau et Internet. Sans cela, il est difficile d'envisager un retour en masse ».

Alors que 10 % de ses employés sont déjà rentrés, 40 % envisagent de le faire. Cependant, le régime a mené le pays à la faillite, l'économie est extrêmement affaiblie et les professions disponibles se limitent aux services essentiels tels que l'alimentation et le transport. Les efforts du nouveau gouvernement sont insuffisants pour faire face aux problèmes systémiques tels que le chômage, l'effondrement de la monnaie et le rétablissement des services de base.

L'économie syrienne a subi un effondrement brutal. Entre 2010 et 2023, le PIB de la Syrie aurait diminué de 84 %, pour atteindre 22,5 milliards d'euros (en 2022), selon les données recueillies par Reuters. Le Syrian Center for Policy Research (SCPR) indique que le taux de chômage, de 43 % jusqu'en décembre, a augmenté pour atteindre 50 % en raison des licenciements en masse dans le secteur public. Selon Joseph Daher, chercheur spécialiste de la politique économique au Moyen-Orient, Damas prévoit de licencier entre un quart et un tiers des fonctionnaires, dont beaucoup sont des « fantômes » (inexistants) ou des « corrompus », et ce sur un total de 1,25 million jusqu'en décembre. Parmi eux figurent des membres de l'armée et des forces de sécurité du régime, pour la plupart alaouites, ce qui ne fait qu'exacerber les tensions sectaires. Par ailleurs, le pays se trouve en proie à une grave pénurie de personnel dans les secteurs de la santé et de l'éducation.

« Le marché du travail n'est pas prêt à accueillir les travailleurs qui reviennent. L'économie est en ruine et de nombreuses industries ne fonctionnent pas correctement. Nous avons besoin de temps pour la reconstruire et absorber tous ces nouveaux travailleurs », explique Rabee Nasr, du SCPR.

Bien que des activités telles que le commerce et l'importation de biens se soient développées ces derniers mois grâce aux accords avec la Turquie, la structure même de l'emploi s'est radicalement modifiée pendant le conflit, de nombreuses personnes s'étant tournées vers le secteur militaire, les activités illicites ou le monopole des biens de première nécessité.

La répression antisyndicale sous la « cleptocratie » perdure avec le « néolibéralisme islamique »

Selon l'analyse de Joseph Daher, en seulement trois mois, l'économie syrienne est passée de la cleptocratie du régime de Bachar al-Assad à un néolibéralisme islamique. « Ce que nous observons, c'est un approfondissement des politiques néolibérales sous couvert de respect de la loi islamique », explique M. Daher. Toujours selon M. Daher, la Syrie n'a jamais été vraiment socialiste, même sous Bachar al-Assad, quand l'économie était basée sur un modèle capitaliste colonial.

Le nouveau gouvernement a annoncé la privatisation des ports, des aéroports, des réseaux de transport et des entreprises publiques, ainsi que des mesures d'austérité telles que la suppression des subventions et l'augmentation des prix des denrées de base, ce qui a de graves répercussions sur les populations les plus vulnérables. L'inflation est galopante : le prix d'un kilo et demi de pain est passé de 400 livres syriennes en décembre à 4.000 en mars (soit une augmentation de 0,028 à 0,28 euros). Le salaire moyen équivaut à environ 20 ou 30 euros par mois, alors que celui des fonctionnaires, qui se situe dans cette fourchette, a baissé de 75 % depuis le début du conflit.

Selon M. Daher, « le HTC agit à l'instar du régime antérieur, en nommant des dirigeants syndicaux fidèles à son mouvement. [Pendant ce temps,] les travailleurs ont commencé à protester, réclamant des élections libres au sein de leurs associations professionnelles ».

Avant 2011, les syndicats en Syrie étaient contrôlés par le régime. La Fédération générale des syndicats de Syrie (GFTU) était un outil du Parti Baas dont celui-ci se servait pour encadrer les travailleurs et réprimer toute tentative de syndicalisation indépendante. Les dirigeants syndicaux étaient élus par le Parti, et ceux qui s'y opposaient étaient licenciés ou emprisonnés. Pendant la guerre, la situation est devenue plus complexe : à Idlib, le Gouvernement de salut syrien d'Al-Charaa a imposé sa propre structure syndicale en l'absence d'élections démocratiques, tandis que dans les zones kurdes du nord-est, des syndicats plus autonomes ont été créés, toutefois sous la coupe du gouvernement local.

Après la chute du régime, Al-Charaa a dissous la GFTU, invoquant la corruption, tout en encourageant la création de nouvelles organisations sous la supervision du gouvernement. Equal Times a tenté de contacter des représentants de la GFTU, mais n'a pas obtenu de réponse.

Selon Malik al-Abdeh, rédacteur en chef du mensuel Syria in Transition sur la politique syrienne, « la transition a été désordonnée et de nombreux syndicalistes indépendants se sont retrouvés marginalisés. La nouvelle administration a favorisé les syndicats loyaux sans garantir d'élections démocratiques ». En outre, la Déclaration constitutionnelle du 13 mars n'offre pas de garanties explicites d'indépendance syndicale, ce qui ne manque pas de susciter des inquiétudes ainsi qu'une perte de confiance.

« À l'instar de l'ancien régime, le HTC considère les syndicats et les autres formes de société civile comme des prolongements de l'État plutôt que comme des entités indépendantes investies du devoir de demander des comptes sur les politiques gouvernementales », remarque M. Al-Abdeh.

Dans le même temps, des questions telles que l'instauration d'un salaire minimum légal, la limitation du temps de travail, la garantie de jours fériés pour les travailleurs et des régimes de retraite pour tous les salariés, et pas seulement pour les fonctionnaires, « sont des sujets sur lesquels le gouvernement ne cédera que s'il existe une main-d'œuvre syndiquée ».

Des emplois essentiels pour la reconstruction et la reprise économique

Si la Syrie se stabilise et progresse vers une transition pacifique, la priorité sera de relancer l'économie, ce qui implique la nécessité d'une main-d'œuvre spécialisée dans la construction, les infrastructures, l'énergie, les transports, la santé et l'éducation. Les professions les plus en demande seraient les ingénieurs, les architectes, les ouvriers, les spécialistes des réseaux électriques, les médecins, les enseignants et le personnel administratif. La diaspora syrienne, alimentée par l'exode des cerveaux, pourrait jouer un rôle clé dans la reprise grâce à l'entrepreneuriat. Cependant, le manque d'investissement dans la formation professionnelle limite la spécialisation des travailleurs. Mme Benammar de la CSI-AR plaide en faveur de programmes de formation pour combler le fossé éducatif pour les personnes qui ont émigré.

En l'absence des conditions politiques nécessaires, il n'y aura pas de reprise économique. Plusieurs pays ont manifesté leur intérêt pour soutenir les efforts de reconstruction. La Turquie, par exemple, joue un rôle essentiel dans la fourniture de services et de produits de base, bien que les marchandises turques bon marché pénalisent les commerçants syriens, qui ne sont pas en mesure de rivaliser face à l'inflation. L'Arabie saoudite et le Qatar, quant à eux, ont manifesté leur intérêt pour les infrastructures essentielles, cependant les sanctions entravent leurs investissements. L'Union européenne, pour sa part, a promis 2,5 milliards d'euros pour stabiliser le marché du travail. L'instabilité politique et l'autoritarisme d'Al-Charaa freinent, toutefois, la volonté européenne qui vise avant tout le retour des réfugiés et l'éradication de la radicalisation à la source, avant même qu'elle ne puisse atteindre l'Europe.

Pour lever les sanctions et relancer l'économie, le nouveau gouvernement doit instaurer la confiance dans ses institutions, adopter une constitution inclusive et fédératrice, et mettre en œuvre des réformes qui protègent les PME et les travailleurs, estiment les organisations et les experts consultés pour cet article. Sans changement de cap, non seulement la Syrie ne se relèvera pas, mais elle sombrera dans le chaos, entraînant davantage de pauvreté et de migration. Sans syndicats, sans investissements et sans stabilité, l'avenir ne sera pas celui de la reconstruction, mais celui du désespoir, avertissent-ils.


Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.

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