02.10.2025 à 17:24
Cinéma et politique : vaste débat, vieux chantier recouvert de poussière universitaire. Ouvrons l’éventail de ces rapports complexes, qui méritent d’être interrogés de nouveau. D’abord, il y a cette évidence, qui a le défaut propre aux lapalissades d’être à la fois vraie et peu féconde : « Tout est politique ». Transformée récemment en paresseuse chanson (entre ça et « tous les goûts sont dans la nature », ça joue des coudes au Top 50 de la flemme intellectuelle), cette thèse bulldozer joue contre le cinéma, en jouant le social contre l’art pour se dispenser de regarder avant de penser : tel scénario rappelle que nul n’est à l’abri des pulsions et des passions mauvaises, c’est donc qu’il est méchant, de droite, misogyne ; tel autre caresse l’humanisme pénitent du spectateur, c’est donc qu’il est gentil et de gauche.
Cette banalité, elle a pourtant joué autrefois pour le cinéma. Le commandement de Godard est aussi connu qu’il a été oublié : ne pas faire des films politiques, mais faire politiquement des films. En somme : ranger les voeux pieux du scénario, et se pencher plutôt sur les pouvoirs de la mise en scène et du montage. Que cette leçon soit introuvable dans des films où, à condition de n’être pas trop paresseux, on a vite fait de débusquer des regards de droite sous des scénarios de gauche, ça n’a rien de très nouveau. Le critique Serge Daney, en bon disciple de Godard, le disait déjà en réglant leur compte aux films de Boisset, Rosi ou Costa-Gavras. Rien n’a changé, donc, et même, franchement : c’est plutôt pire – chez Boisset et les autres, au moins il y avait un peu de cinéma.
Et le Paul Thomas Anderson, alors ? C’est autre chose : un film qui, sur un sujet politique (la lutte armée contre le fascisme contemporain) fait non-politiquement du cinéma non-politique – mais donne envie comme peu d’autres de se remettre au lancer de pavés. Situé dans un futur proche mais non daté, Une bataille après l’autre tourne autour d’un motif qui, lui, a des effluves très années 1970, comme sa B.O. : l’action politique, c’est d’abord affaire de libido. L’ouverture éblouissante du film (la libération d’un centre de détention de migrants par un groupe antifa d’amazones armées jusqu’aux dents) annonce clairement la couleur, en liant par un mouvement jouissif les jets de bombes artisanales et l’irrépressible envie de baiser des personnages : la révolution, ça se fait moins en chantant qu’en mouillant et en bandant.
Plutôt que « tout est politique », donc : « tout est libido, même la politique » – côté révolution comme côté fascisme, d’ailleurs, puisqu’en miroir, les petits soldats du pouvoir bourgeois sont eux-même peints en joyeux obsédés, à cette différence que de ce côté, ça bande bien plus que ça mouille, puisque le fascisme est un truc d’homme.
Décrit de la sorte, ou résumé à son image promotionnelle (splendide) de pasionaria enceinte à kalashnikov, le film pourrait donner l’impression d’une énième ruse mercantile, jouant opportunément du glamour aseptique de la révolution : un éblouissant tour de grand 8 (le film est sidérant de maîtrise, on s’y amuse sans répit) sur le dos du gauchisme qui n’avait rien demandé. Sauf que là-dessus aussi, Une bataille après l’autre est très clair : son point de vue n’est pas celui de la révolution (ni, souterrainement, celui de la bourgeoisie, du moins pas au-delà du ratio acceptable), mais seulement celui de son personnage (Di Caprio, génial, on l’avait presque oublié), gros benêt échoué chez les gauchistes par erreur d’aiguillage, certain de ne pas être un fasciste mais pas tout à fait sûr d’être un révolutionnaire.
La perspective de la révolution, aujourd’hui comme jamais, est tout de même plus excitante, même (et surtout ?) aux Etats-Unis, que le fascisme : film et personnage s’accordent là-dessus. Mais la seule raison qu’a le personnage de Di Caprio d’accompagner sa belle pasionaria à kalash dans la révolution, c’est son désir – qui n’a rien d’idéologique. Dans ses yeux amoureux comme dans ceux du film au diapason, elle est une icône, mais icône de ce désir et de rien d’autre – et n’a donc pas grand chose à voir avec un t-shirt Che Guevara. Alors ? Oubli coupable de la politique dans le regard d’un film diluant la révolution dans les paillettes luxuriantes de l’industrie ? Non, simplement : le film (le cinéma) fait ce qu’il sait faire. Il regarde. Et il désire.
Une parenthèse s’impose, au sujet du cinéma français, côté droit puis côté gauche. Prenons un film de droite : Bac Nord, de Cédric Jimenez, sorti en 2020. Qu’il soit de droite, voilà qui fait peu de doutes, puisqu’il pleurniche sur le sort d’une police ultra virile rendue impuissante face au crime par une hiérarchie frileuse. Plus surprenant : il y a, dans la première partie du film (la deuxième, recentrée sur son plaidoyer, est aussi immonde que ratée), une scène qui n’est ni de droite ni de gauche mais qui, belle tranche de cinéma, range inévitablement le spectateur du côté des factions de dealers racisés armés que les flics (et en principe le film) ont dans le collimateur. Les trois flics couillus ont arrêté un gamin qui, peu impressionné, les invite énergiquement à aller niquer leurs mères respectives. Le gosse est extraordinaire de vitalité, le petit acteur éblouissant de justesse, et sa violence ingouvernable parfaitement irrésistible, si bien qu’il finit par séduire tout le monde : le film qui n’a d’yeux que pour lui, le spectateur, et même les flics : les quatre finissent hilares dans la voiture, avec du JuL à fond, et le flic en chef qui allume le gyrophare comme si c’était une boule à facette. Ici tout le monde est obligé de se rendre à l’évidence, même le film pourtant de droite : le gamin nique tout, tant pis pour les flics qui méritent bien d’en prendre plein la gueule.
La paresse évoquée plus haut a fait écrire que ce film, indubitablement droitier, l’était notamment parce que son scénario n’offre aucun contrechamp positif à son portrait d’Arabes marseillais en faction de voyous ultraviolents. Sauf qu’en plus d’avoir bien le droit de s’en tenir à cette réalité-là, puisqu’il se présente comme un film de genre (et même si l’évidence rappelle qu’il n’est pas moins « tout politique »), Bac Nord a la qualité rare, dans cette scène et quelques autres, de regarder ces personnages-là avec beaucoup de désir et d’admiration pour leur force. Il a beau être du côté des flics, dans la voiture il est du côté de la vie, du mouvement, donc du cinéma, et du petit voyou. Et ce portrait-là, filmé à partir d’un scénario de droite, est autrement plus aimant et vrai que celui dont nous accablent tant de films si pressés d’être de gauche et antiracistes qu’ils n’ont pas le temps de se rendre compte qu’ils ont gardé un regard de colons – au hasard, et en remontant encore quelques années en arrière : Bande de filles de Céline Sciamma.
Revenons au beau film américain. Nettement moins de droite sur le fond que le film de Jimenez, celui de PTA regarde superbement ses personnages – mais tout le long, pas seulement le temps d’une scène orpheline. Plutôt : il sait les idolâtrer avec les moyens du cinéma, qui ne sont pas ceux de l’idéologie (mais précisons de nouveau : l’idolâtrie pro-flics de la seconde partie du Jimenez est idéologique à crever). Un personnage, un vrai, c’est complexe : ça en sait plus que le spectateur, et plus que le cinéaste. Le gamin de Bac Nord est une menace pour la société, et à la fois sa furie est irrésistible. La pasionaria de Une bataille après l’autre est la plus résolue des révolutionnaires, et pourtant le scénario en fera une balance. Ce détail, qui fait basculer le film, arrête la séduction idéologique mais relance celle du personnage, qui est d’autant plus vivant que son geste est difficilement compréhensible. (C’est d’ailleurs un trait commun aux derniers films de Paul Thomas Anderson, nettement meilleurs que les premiers : le cinéaste a rendu les armes, il a choisi d’en savoir moins qu’eux-mêmes sur ses personnages – le fils prodigue a rendu son trône : apaisé, plus humble, il regarde, et désire.) (Précisons encore : si Une bataille après l’autre pousse loin la satire du fascisme américain, il n’est pas toujours tendre non plus avec les idéaux de la génération woke.)
Une dernière chose. Il y a tout de même bien un peu d’engagement, dans le film de PTA, qui n’est pas si apolitique. La conclusion du film finit de révéler quelque chose que les films précédents suggéraient déjà. Vieillir a vraiment profité au cinéaste. Et probablement que devenir père l’a rendu un bien meilleur artiste – il suffit de voir avec quel amour splendide il regardait les jeunes protagonistes de son précédent film, Licorice Pizza. Sans en dire trop : Di Caprio et le film, dans un seul et même regard, observent une adolescente qui s’éloigne. C’est la fille de la pasionaria, et on devine qu’elle sera bien, politiquement, la fille des idéaux de sa mère. Di Caprio et le film ne comprennent pas grand chose aux moeurs de sa jeunesse, et à ses nouveaux combats. Mais l’amour de son regard est un amour pour le futur, et il est plein d’un espoir qu’il remet entièrement dans les mains des luttes à venir.
25.09.2025 à 14:55
Oui est-il le grand portrait littéral d’un pays malade dont les symptômes clapoteraient dans un bouillon de vulgarités criardes ? Pour son réalisateur, filmer Israël revient à tisser un patchwork de libido théâtralisée, de sirop électro dance et de corps obsédés par leur image. Un tableau barbouillé de sons et de couleurs recouvrant de sa faune et de sa fanfare propagandiste les cendres de Gaza. Là-dessus, inutile de questionner la sincérité des sentiments de Nadav lapid. Tout le film est effectivement tiré par un immense dégoût des pantins grotesques peuplant le frénétique hachoir à spectacles dans lequel navigue son personnage principal (Y, musicien imaginé en un alter-ego humilié). Demeure, pourtant, à la fin de sa projection, une question : qu’avons-nous vraiment vu d’Israël ? Rien, ou pas grand-chose.
C’est la faiblesse générale d’un film qui revendique une posture radicale pour rendre compte de la réalité contemporaine. Lapid fait en effet chauffer le moteur de la modernité cinématographique, comme si le cycle historique que nous vivons imposait un retour aux esthétiques politiques de Godard, Pasolini ou Ferreri. Résultat : le miroir tendu par le film semble plus tourné vers lui et son geste d’auteur que vers le cadavre moral qu’est la société israélienne. Le travail expressif de Lapid finit ainsi par en obstruer la vue
Symptôme de cette déviation du projet artistique : Oui qui voudrait laisser son spectateur exsangue le quitte finalement amorphe. Fiévreuse, bigarrée et torrentielle, sa mise en scène croit emporter notre regard dans son abstraction écumante, travaillée par des ellipses abruptes, des décadrages violents et des effets de contraste (silence et bruit, enluminures du spectacle face au blême paysager, chorales et monologues, expressivité grimaçante et dureté du masque). Plein d’effets, le film n’en fait pourtant aucun, comme s’il tirait tout le temps à blanc. Reste ainsi le sentiment d’une gratuité du geste, où personnages et propos seraient noyés dans la grande foire à la cocasserie qui fait mine de chauffer l’écran.
Cette esthétique hors de ses gonds n’est pourtant pas sans visée. Elle est double, même. D’abord celle de se placer à la hauteur satirique d’une société déjà grotesque. À l’instar de Paolo Sorrentino, enfant pubard de Fellini, Lapid entend ainsi critiquer la vulgarité de son époque par la reprise boursouflée de sa mise en spectacle. Le ton carnavalesque et saturnal du film voudrait être le miroir toujours plus grimaçant de l’obscénité politique qui règne aujourd’hui dans la société israélienne et ailleurs. Une reprise à peine déformée du spectacle que le pouvoir met en scène pour jouir de sa brutalité et de ses crimes. Reste que l’apparition d’un ersatz israélien de Trump dans le récit, parfaitement convenue et indifférente, montre à quel degré d’impuissance se trouve la dimension critique du film. Pas une surprise, à vrai dire, car aucune œuvre ne peut aujourd’hui éreinter la pornographie politique que nous vivons en usant des mêmes moyens. Déjà débordée par l’objet qu’elle satirise, elle finit invariablement par réduire son univers en petit théâtre pittoresque incapable de mordre aux chevilles du réel.
Mais il y a une seconde ambition qui anime plus secrètement le film et en redouble l’impuissance. Elle tient au ressort même du cinéma de Lapid, adossé sur une foi de charbonnier dans les vertus de l’art. Dans ce jeu de l’hyper – vulgarité, réalisme -, cette foi l’empêche ainsi significativement de tenir jusqu’au bout le genre de note ironique dont un cinéaste comme Verhoeven aurait fait son sel. Ainsi, après une première partie d’abandon moral au règne chaotique du vulgaire, le récit s’oblige à ouvrir une hypothèse rédemptrice à travers la crise que connaît son personnage principal. Y, artiste réduit par la corruption morale de la société israélienne à une prostitution sexuelle et artistique, devenu bouffon d’un régime décadent et criminel, se voit proposer d’écrire un hymne guerrier pour son pays. Passé le premier enthousiasme, l’offre questionne douloureusement sa conscience morale. Avec cette inflexion soudaine du récit que pourtant rien n’annonce, Lapid maintient ainsi derrière l’apparence d’un monde entièrement trivialisé et éhonté la possibilité d’un noyau insécable de dignité. Comme dans ses films précédents, ce noyau est porté par la figure rebelle de l’artiste. Sa seule faute serait de céder à la déchéance esthétique de son temps, équivalente à une déchéance morale. Autrement dit, derrière le oui, bat encore un non. Derrière la vulgarité, il reste encore l’art comme grand principe de résistance.
Problème, ça vaut quoi un art qui s’impose au milieu des ruines ? C’était la question qu’adressait Anne-Marie Mieville à Godard dans leur documentaire Ici et ailleurs, où l’on voyait une petite fille réciter un poème de Mahmoud Darwich. « Cette petite fille est innocente, mais cette forme de théâtre l’est peut-être moins » commentait Mieville après avoir rappelé comment les membres de la Convention Nationale jouissaient de la théâtralisation de leur parole publique. Et tout l’art de Lapid, aussi bien celui qu’il affiche par l’ostentation de sa mise en scène que celui brandi par ses personnages au milieu des ruines de la vulgarité, se présente comme un coup de force altier et exceptionnel. Un geste qui nous barre donc littéralement la vue sur Israël par la frénésie de son expression.
De là, le sentiment que la fiction ne peut supporter longtemps les images documentaires qui percent parfois le film. Un concert caritatif à Tel Aviv, le passage à un check-point, la vision de Gaza martyrisée à partir du promontoire de Sdérot : des images que Lapid écarte bien vite pour remettre en avant ses visions. Puisque rien ne vaut l’art, l’enregistrement du réel ne peut être à la hauteur du spectacle constamment recherché par le cinéaste. Le film finit donc par se piéger lui-même : tout y roule comme une performance close, indifférente au monde, dans une parfaite symétrie avec la manière dont le pouvoir se met en scène. Le film se boucle sur lui-même, jouant même de l’adresse métafictionnelle au spectateur (un personnage nous désigne : « eux aussi ils n’aiment pas Israël »). Acmé de cette réduction : alors qu’ils roulent vers la frontière avec Gaza, une ancienne compagne de Y décrit, bouleversée, les exactions commises le 07 octobre 2023. La scène, parfaitement repliée sur elle-même, ne vaut que comme performance de la comédienne. Comme les Conventionnels, son personnage se regarde faire. Le 07 octobre a disparu, Israël a disparu, Gaza a disparu : à l’instant même où Lapid pensait déchirer son film d’un boulet de réel, ne reste symptomatiquement que la jouissance d’un spectacle.
Cette miniaturisation du monde en petites poches de théâtralité finit ainsi logiquement par emboutir la trajectoire du film dans un mélodrame souffreteux. Car si rien ne permet de comprendre le soudain accès de conscience morale dont souffre Y d’une partie à l’autre du récit (rien à part l’exigence de sa conscience d’artiste), c’est encore pire pour sa compagne. D’abord heureuse de la proposition, elle finit par mépriser son compagnon de l’avoir acceptée. Seule raison donnée par le récit : la fuite sans un mot de Y qu’elle soupçonne de l’avoir trompée. Ou comment le grand film politique sur Israël se révèle en petit drame bourgeois sur la bohème artistique.
15.09.2025 à 14:25
Décidément, les temps sont difficiles pour la littérature. Sans cesse, en son nom, des voix prennent prétexte d’une « liberté d’expression » vidée de sa substance pour justifier la violence du monde.
Il y a peu, l’intelligentsia française néo-libérale voulait imposer comme parrain du Printemps des poètes l’icône réactionnaire Sylvain Tesson, tandis que le Marché parisien de la Poésie, qui avait de longue date programmé la Palestine comme pays invité en 2025, tentait de déprogrammer les poètes palestiniens sous prétexte de débordements possibles. Il a fallu une mobilisation de toute une partie du monde littéraire pour empêcher ces événements de basculer sous la pression d’une idéologie nauséabonde. Et maintenant, c’est au tour de Besançon et son festival littéraire Le Livre dans la Boucle.
Imaginerait-on – en se prêtant beaucoup d’imagination – Robert Brasillach au festival Livres dans la Boucle de Besançon ? Non. Et Raphaël Enthoven ? Non plus ! semblait avoir acté la mairie de Besançon. Cette dernière avait alerté dès cet été les organisateurs du festival sur le problème que posait l’invitation d’un ardent soutien de la politique d’Israël – État dont les dirigeants sont poursuivis pour crime contre l’humanité par la cour pénale internationale dont la France est un État membre. Face à l’entêtement de l’organisateur privé, la ville de Besançon avait décidé d’annuler la venue du philosophe, médiagénique relais de la propagande de l’armée génocidaire israélienne aux heures de grande écoute, en pleine BHLisation sur BFMTV et CNEWS.1
Un certain monde littéraire bien établi a vite sorti son Voltaire et son Hugo… Un monde dont les visages changent selon les polémiques, mais qui a choisi son camp et défend les mêmes intérêts en se drapant dans le costume des pourfendeurs de la censure pour protéger ses alliés. Et tous les représentants auto-proclamés de la Grande Littérature en place de courir à l’appel de la liberté. De cette belle liberté universelle, qui retombe comme un drap blanc sur les salissures du monde, enveloppant de ses Lumières – celles qui s’arrangeaient très bien de la traite négrière – la liberté de parole du mondain Enthoven, menacé (Ô rage ! Ô désespoir !) de ne pouvoir relayer davantage la justification du génocide palestinien.
Et toute la droite et l’extrême droite locale de pérorer en chœur en faveur d’Enthoven, si heureuses d’une telle aubaine : instrumentalisant la Liberté d’Expression sur l’autel de leurs calculs électoralistes, quelques mois avant les municipales. Et toute une petite communauté locale de répéter en chœur qu’il faut distinguer l’écrivain des mots qu’il prononce (!) Condamner ses propos… et l’inviter pourtant à parler ?
C’est ne pas vouloir voir que lorsqu’Enthoven écrit qu’« il n’y a aucun journaliste à Gaza, mais seulement des tueurs, des combattants, des preneurs d’otages avec une carte de presse », il le fait alors que le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme alerte sur le fait que le conflit génocidaire à Gaza a fait plus de victimes journalistes qu’aucun conflit moderne. Plus de 200 journalistes sur les 248 tués sont palestiniens. Dire dans ce contexte que les journalistes de Gaza toujours en vie sont des terroristes et leur refuser le statut de journaliste, c’est appeler à leur assassinat par Israël. C’est inciter à la haine, à la violence et à la discrimination – ce qui ne relève pas de la liberté d’expression dans le droit français.
Personne, dans cette histoire, n’appelait à la censure générale de la parole d’Enthoven. Mais plutôt à ne pas lui offrir une nouvelle tribune. Et c’est bien le moins qu’on pouvait faire.
Au final, Enthoven est reprogrammé en dernière minute au livre dans la Boucle. Circulez. Rien à voir.
Pendant ce temps, la parole des journalistes palestiniens est anéantie. Ceux-ci sont directement visés par l’armée israélienne alors qu’ils documentent sur le terrain le génocide de leur peuple. L’enjeu de leur liberté d’expression est celui de la documentation du massacre, car la bande de Gaza est interdite aux journalistes étrangers. Le beau drap blanc de l’universalité recouvre ces corps palestiniens que l’on ne saurait voir. Il ne faut relire que quelques pages d’Aimé Césaire (hier) ou d’Houria Bouteldja (aujourd’hui) pour comprendre la logique impérialiste et raciste de cet universel sélectif.
Face à la polémique sur sa venue à Besançon, Enthoven rétropédale ces derniers jours. Clame une maladresse (Quid des maladresses puantes prononcées depuis des mois ?) Tactique classique de l’extrême droite qui ouvre la fameuse « fenêtre d’Overton » : deux pas en avant pour un en arrière. Et les idées nauséabondes de progresser dans l’opinion publique.
Où étaient les grands célébrants de la liberté, les j’écris-ton-nom, quand la cérémonie dédiée à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli a été déprogrammée en octobre 2023 à la Foire du Livre de Francfort, le plus gros événement de la planète qui soit dédié au livre ? L’union des éditeurs arabes a boycotté l’événement. A-t-on entendu nos petits Voltaire ? Y a-t-il eu, de façon plus générale, un soulèvement indigné de la part de nos chevaliers blancs (de peau) de la liberté d’expression concernant la répression systématique aux USA, en France et ailleurs, de la parole propalestinienne ? Devant les annulations répétées des conférences de Rima Hassan ?2 Devant la grande difficulté qu’il y a eu, durant des mois, à prononcer ne serait-ce que le mot « génocide » sur les plateaux ? Pas vraiment. Mais : solidarité et grands principes pour défendre le premier apologiste du fascisme venu, surtout s’il est bien ancré dans les médias influents.
La liberté n’est ni neutre, ni hors-sol. La liberté est engagée dans des situations. La liberté implique une éthique. Relayer la propagande d’Israël parce qu’on est le produit d’une immense machine impérialiste, ce n’est pas être libre. Ce qui l’est, c’est comprendre et agir de façon à se dégager de cette machine. La vision romantique d’une littérature hors du monde, obéissant à des principes universels gravés dans les étoiles (européennes) n’est pas à la hauteur des défis politiques actuels. Devant le fascisme qui vient, la littérature se doit de penser une éthique engagée.
Nous, signataires de cette tribune, refusons la défense d’un soi-disant intellectuel qui nie le génocide palestinien et répand la confusion sur des faits reconnus entre autres par l’ONU et la CPI.
Nous soutenons les acteurs et actrices du livre bisontin, et plus largement toutes celles et ceux qui souhaitent construire un monde plus désirable pour le plus grand nombre.
Nous n’appelons ni à la censure ni au boycott du festival du livre de Besançon. Nous espérons le public nombreux pour soutenir les voix qui portent une lutte sans lâcheté contre toutes les formes du fascisme. Certain·es d’entre nous seront présent·es au Livre dans la Boucle pour défendre une autre vision de la littérature et de la Liberté.
Nous invitons ce public à déserter les tribunes offertes à Raphaël Enthoven, pour se rendre plutôt à la lecture donnée par Doha Al-Khalout et Nour El Assy, deux poétesses palestiniennes, vendredi 19 septembre à 18h salle David (11 rue Battant, Besançon.)
Tout notre soutien au peuple palestinien, à ses journalistes, ses auteur·ices.
PREMIERS SIGNATAIRES par ordre alphabétique :
Salah Al Hamdani, poète, homme de théâtre
Sarah Al-Matary, professeure des universités
Jean-Luc André d’Asciano editeur
Yves Artufel, auteur et éditeur
Samuel Autexier, éditeur
Karine Baudot, autrice
Bruno Berchoud, auteur
Judith Bernard, autrice, metteuse en scène
Alexis Bernaut, poète, traducteur
Christine Billard, autrice
Yves-Jacques Bouin, poète, comédien
Anael Chadli, poète
Léa Cerveau, poétesse et éditrice
Barbara Chastanier, autrice et dramaturge
Elodie Claeys, éditrice
Marie Cosnay, autrice
Frédérique Cosnier, Autrice
Olivier Cotte, écrivain
Caroline Cranskens, poétesse et documentariste
Alain, Damasio auteur
Jeanne-A Debats, professeur, écrivaine
Aurélien Delsaux, auteur
David Demartis, éditeur
Carolien Deyns, autrice
Michel Diaz, écrivain et poète
Carmen Diez, poète
Serge D’ignazio photographe
Sophie Divry, autrice
Florence Dolisi, traductrice
Irina Dopont, musicienne, peintre, poète
Ariane Dreyfus, poète
Fabien Drouet, auteur & travailleur social
Anna Dubosc, autrice
Sebastien Dulude, auteur
Claude Favre, poète
Téo Youssef Fdida, auteur et artiste chorégraphique
Alain Frappier, auteur dessinateur de roman graphique
Désirée Frappier, scénariste et autrice de Bande dessinée
Isabelle Garo, philosophe
Laure Gauthier, autrice
Antoine Geniaut, auteur
Sylvain George, cinéaste, écrivain
André Gunthert, historien, EHESS
Tarik Hamdan, poète et journaliste
Phoebe Hadjimarkos-Clarke, autrice
Jen Hendrycks autrice
Jacques Houssay, auteur
Alain Jugnon, philosophe
Cathy Jurado, autrice
Abel Kabach, poète
Paul Kawczak, auteur
Kev La Raj, poète, slameur
Khalil Khalsi, chercheur
Souad Labbize, autrice et traductrice littéraire
Vincent Lafaille (éditeur, auteur, bibliothécaire)
La fleur qui pousse, librairie, Dijon
L’interstice, Librairie, Besançon
Isabelle Lagny, médecin et écrivain
Christian Lehmann, médecin et écrivain
Paloma Leon, autrice
Albert Lévy, magistrat
Teo Libardo, auteur
Frédéric Lordon, philosophe
Sandra Lucbert, autrice
Monique Lucchini, poétesse et éditrice
Alain Marc, écrivain
Joëlle Marelli Traductrice et autrice
Valéry Meynadier, poétesse
Julien Misserey, commissaire d’exposition
Sophie Montel, enseignante-chercheure
Ayoub Mouzaïne, écrivain et traducteur.
Florence Noël, poétesse
Anya Nousri, autrice
Anne-Sophie Oury, Plasticienne, poétesse
Eric Pessan, auteur
Nicolas Pétel-Rochette, chercheur indépendant
Emmanuel Ponsart, ex-directeur du Centre International de Poésie CIPM
Fabrice Riceputi, Historien
Guillaume Richez, auteur et chroniqueur littéraire
Claude Rioux, éditeur
Thomas Rosier, auteur
Allan Ryan, auteur et éditeur
Florence Saint-Roch, poétesse
Jeanne Sautière, autrice
Michel Seymour, professeur honoraire de philosophie, Université de Montréal
Michèle Sibony, membre de UJFP
Michel Sidoroff, écrivain et réalisateur.
Isabelle Stengers, philosophe
Alessandro Stella, Directeur de recherche CNRS
Fabienne Swiatly, autrice
Fabrizio Terranova, cinéaste
Laurent Thinès, médecin et auteur
Maud Thiria, poétesse
Lucien Tramontana, auteur
Librairie Transit ( Marseille)
Bertrand Verdier, critique littéraire
Françoise Vergès, historienne et politologue
Louisa Yousfi, autrice, militante décoloniale
Alexis Zimmer – Maitre de conférences en histoire environnementale
Daniel Ziv, auteur et éditeur