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27.11.2025 à 15:31

Malcolm X à l’épreuve du cinéma hollywoodien

Nathan RENEAUD
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Quand Spike Lee fait sienne la figure mythique de Malcolm X, la lettre qui aura servi de patronyme au leader prophétique a été phagocytée par le Capital : le « X » révolutionnaire des Black Muslims figure sur des bonnets, casquettes, T-shirts mais aussi, comme le rappelle le théologien James H. Cone, sur des « cadrans de montres, […]
Texte intégral (8146 mots)

Quand Spike Lee fait sienne la figure mythique de Malcolm X, la lettre qui aura servi de patronyme au leader prophétique a été phagocytée par le Capital : le « X » révolutionnaire des Black Muslims figure sur des bonnets, casquettes, T-shirts mais aussi, comme le rappelle le théologien James H. Cone, sur des « cadrans de montres, ventilateurs, réfrigérateurs et cartes à jouer ». Lee envisagera lui aussi de tirer profit de cette récupération en développant un merchandising autour du film, tout comme il n’aura pas hésité à lancer un commerce à son effigie, la boutique Spike’s Joint, toujours en activité.

Le réalisateur a le sens des affaires, c’est le moins qu’on puisse dire. Sa place de maître d’oeuvre du biopic Malcolm X, il l’aura gagnée en ruant dans les brancards, hurlant au tout Hollywood qu’il est le mieux placé pour mettre en scène le parcours du porte-parole charismatique de la Nation of Islam. Il a le capital symbolique pour en imposer. Il ne peste pas en outsider. Lee s’accommode d’ailleurs parfaitement du système : « there’s nothing like it in the world ! »1 a-t-il déclaré. Son « coup » ne déstabilise pas l’industrie qui y voit, après tout, l’opportunité de s’adresser à un public plus large – et tant mieux. Le canadien Norman Jewison, premier choix de la Warner pour tourner Malcolm X, se retire.

Loin de la classe ouvrière

Pour le réalisateur de Do the Right Thing, aucun blanc n’est assez « sensible » pour servir la cause. On tient là l’une des fameuses sorties de « premier concerné » de Lee, ce produit de l’élite sociale déguisé en homme de la rue, ce revendeur de militantisme didactique qui fait la leçon sur qui peut ou ne peut pas prendre en charge la blackness à l’écran. Sait-il que l’un des films préférés de Malcolm X est réalisé par Michael Roemer, un cinéaste allemand, juif, exilé aux États-Unis ? Son superbe Nothing but a man représente la classe ouvrière noire comme Spike Lee ne l’a encore jamais fait.

Il est tentant de spéculer sur les raisons de l’engouement de Malcolm : une romance entre un cheminot et une enseignante afro-américains (loin, donc, de l’horizon libéral-progressiste de l’amour interracial), une intrigue qui se construit autour de la question de la dignité, un regard aiguisé sur les disparités entre Noirs prolétaires et Noirs embourgeoisés, conservateurs, chrétiens, en cheville avec des blancs voulant maintenir le statu quo racial – ces « Oncle Tom » que Malcolm avait en horreur ! En 1964, une telle fibre marxiste ne pouvait s’exprimer que depuis les marges du cinéma indépendant. Si Lee vient de cette frange, il ne lui aura pas appartenu longtemps. 

Une servilité au canon hollywoodien

L’ouverture de Malcolm X est éloquente. Spike Lee, qui a pris l’habitude de jouer dans ses films, est le premier à apparaître à l’écran. On aurait pu s’attendre à ce que sa star, Denzel Washington, le précède. Quand on le découvre, Lee se fait cirer les pompes : il est clair, à travers ce premier plan, que c’est lui qui mène la danse et donne le tempo. L’ample mouvement d’appareil qui nous mène à lui ne reprend que lorsqu’il quitte son jeune shoeshiner pour traverser une grande artère de Boston, haut en couleurs, sapé comme un zoot (zazou, une mode à laquelle le jeune Malcolm sacrifie dans les années 1940). On peut se pâmer devant le lustre de ce plan-séquence. On peut aussi dire qu’il annonce une servilité au canon hollywoodien. Ici, la « vie de réinventions »2 de Malcolm est indexée sur l’histoire du cinéma américain. Un temps fort est associé à un genre. La jeunesse de « Detroit Red », noceur, dealer et cambrioleur, a le côté flamboyant du musical des années 1940-50 ; son Purgatoire avant son éveil spirituel reprend les codes du film de prison, en vogue dans les années 1980-90 ; quant à la représentation de la Nation of Islam, elle flirte avec l’imaginaire du Parrain, avec ses tractations, ses « soldats » tout en abnégation, ses meurtres fratricides.

Denzel Washington (Malcolm X) et Spike Lee (Shorty)

Dans la deuxième partie du film, Lee trouve un moyen frappant d’évoquer la stature divine d’Elijah Muhammad : celui-ci fait une apparition surnaturelle dans la cellule de Malcolm. On comprend que c’est une vue de l’esprit, qui confirme que le dialogue religieux entre le maître et le disciple est engagé, même s’ils ne se sont pas rencontrés. Cette vision ressemble à une théophanie de fresque biblique dispendieuse façon Les Dix Commandements : elle est au futur prophète Malcolm X ce que le buisson ardent est à Moïse. Drôle d’idée quand on connaît la détestation de Malcolm pour le judéo-christianisme, synonyme pour lui d’aliénation, de soumission à une divinité complice de l’esclavage et de l’effacement culturel des Noirs. Il est vrai qu’il n’aura pas pu se familiariser avec une théologie de la libération née à la fin des années 1960 – il meurt au milieu de la décennie. Elle introduit la radicalité du Black Power au sein de l’Église noire, elle refaçonne la divinité à l’aune de l’expérience noire américaine, en en faisant une alliée politique, une compagne de lutte. Même si l’on pourrait rétorquer que Moïse (Moussa) est une figure centrale du Coran, Spike Lee convoque une imagerie plus proche de la Bible, l’un des livres qui aura contribué à établir le canon hollywoodien, avec Shakespeare et la littérature populaire et feuilletonesque du XIXe siècle.

Al Freeman Jr. (Elijah Muhammad) et Denzel Washington (Malcolm X)

Une image peut en cacher une autre

Le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968)

On peut y voir un symptôme de son époque : Malcolm X est sorti en 1992, soit la même année que Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif. Fredric Jameson y parle du congé donné à l’idée de profondeur, que ce soit dans la peinture, le cinéma ou l’architecture. L’image appelle l’image et dans le cas du cinéma, le real se confond avec le reel3. Une intuition géniale incitera Jameson à voir dans le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’Espace la prophétisation d’une nouvelle ère culturelle où tout n’est que surface, platitude, dephtlessness. Le plus grand nom du pop art abonde dans son sens : « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, vous n’avez qu’à regarder la surface de mes peintures, de mes films, de moi. Me voilà. Il n’y a rien dessous. ». L’imagerie marchande de ses Diamond Dust Shoes se substitue à la glaise des Souliers de Van Gogh, usés, encore lestés du poids du réel, chargés d’un hors-champ : la vie de dur labeur, le travail harassant de la terre.

À gauche, Diamond Dust Shoes d’Andy Warhol (1980). À droite, Les Souliers de Van Gogh (1886)

Tout se passe comme si Spike Lee avait lui aussi cédé aux sirènes de cette postmodernité fin de siècle. En définitive, il n’y a pas loin entre Malcolm X et la manière dont Forrest Gump traversera (en courant) le récit national un an plus tard – son aïeul, dont il est le portrait craché, sort tout droit de Naissance d’une nation de D.W. Griffith, la Guerre du Vietnam est ici moins un fait historique qu’une réminiscence des films sur le sujet, avec leur bande-son rock à l’avenant (Jimmy Hendrix, les Rolling Stones et cie). Ce qui était marquant dans Forrest Gump, c’était aussi cette manière inédite d’intégrer le héros aux archives télévisuelles et, à partir de là, de faire basculer le récit dans l’uchronie. Le film de Spike Lee ne se livre pas à une telle réécriture mais il pense la trajectoire de Malcolm comme une somme d’éléments iconiques que le public aura tout le loisir de reconnaître : les déclarations à la presse, le langage corporel qui accompagne les prises de parole d’un monstre d’éloquence (regard concentré, index levé et posé près de l’oreille), le pèlerinage à la Mecque, Malcolm armé d’un M1 Carabine quand sa vie est en danger. Les agents du FBI qui prennent « le démagogue irresponsable » en filature jusque sur le continent africain sont eux aussi des faiseurs d’images : ils « shootent » Malcolm de loin. Ce sont des filmeurs embusqués.

À gauche, Malcolm X photographié à Harlem par O’Neal L. Abel (1964). À droite, Malcolm, armé, dans sa maison (1964)

La rivalité entre les mastodontes Malcolm X et JFK d’Oliver Stone, dont on a tant parlé à l’époque, se joue aussi sur ce terrain : celui du pastiche, de la refabrication mimétique. Il faut se demander avec Baudrillard s’il n’y a pas là une sorte de « crime parfait » dont ces œuvres se sont rendues complices alors même que le meurtre était leur grande affaire, le dossier qu’elles entendaient instruire. Le meurtre en question, le voici : le cinéma a supplanté le réel, il l’imite si bien que nous pouvons continuer de croire à son existence, sans savoir que sous la chair du plan, sous sa surface, gît un cadavre. En un sens, James Baldwin ne se trompait pas : toute adaptation hollywoodienne de L’Autobiographie de Malcolm X équivaudrait à un « deuxième assassinat ». Dans l’imaginaire collectif, le visage du leader n’a-t-il pas fini par se confondre avec celui de la star de cinéma Denzel Washington ?

Pacte faustien

En définitive, Malcolm X rend compte de la montée en puissance de Spike Lee mais aussi de l’embourgeoisement – voire de l’essence bourgeoise – de son cinéma. L’extraction sociale du réalisateur se devine d’ailleurs dans l’ambiance « Ivy League » de School Daze, son deuxième long métrage, tout comme dans la bohème chic dans laquelle grandit le saxophoniste de Mo’ Better Blues. Mais on ne peut pas le lui contester : au début des années 1990, Lee est en effet bien placé pour réaliser Malcolm X ; on pourrait même penser qu’il s’y préparait depuis longtemps. Le début de sa filmographie est émaillé de références à Malcolm. On voit ce dernier en photo et on le mentionne dans School Daze. Le carton final de Do the Right Thing réunit les propos « non-violents » de Martin Luther King Jr, et les déclarations de sa (supposée) Némésis sur la nécessité pour les Noirs de se défendre, de réaffirmer leur dignité « par tous les moyens nécessaires ». Pour Lee, il s’agit moins de renvoyer ces deux approches dos à dos que de les mettre en tension, avec l’idée que Martin et Malcolm formeraient une sorte de Janus de la révolution noire américaine des années 50-60. Mais il y a le revers de la médaille : plus on avance dans l’oeuvre de Lee avant Malcolm X, plus il s’entiche de la grande forme hollywoodienne, plus les aspirations et enjeux s’individualisent – art, amour et argent forment la sainte trinité des héros de Lee. La révolution que l’Amérique noire appelait de ses vœux peut attendre…

Spike Lee dans Do the right thing, 1989 (photo : David C. LEE)

Dans Malcolm X, les masses se résument à une clameur anonyme, à une horde de figurants mettant en valeur le luxe de la production value. Lee n’aspire à rien d’autre qu’à donner chair à la figure héroïque et humaniste qui se dessine en filigrane dans L’Autobiographie co-écrite avec Alex Haley4 : du pain béni pour cette « usine à rêves » dans laquelle Malcolm voyait une manufacture de mensonges, une fabrique de personnages noirs oncletomisés. A ce titre, l’entente entre Lee et le producteur Marvin Worth, le propriétaire des droits L’Autobiographie à partir de 1967, est révélatrice : le réalisateur chante les louanges de son collaborateur dans un documentaire consacré à la genèse du film.

À droite, Malcolm X photographié par Gordon Parks (1963)

Malcolm par Baldwin : le biopic impossible

Worth est l’homme qui découragea James Baldwin dans ses efforts de porter la vie de Malcolm à l’écran. Ce dernier pressentit la nature diabolique, faustienne de cette expérience avant même d’écrire une seule ligne. Comme il l’écrit dans Chassés de la lumière : « L’idée que Hollywood puisse faire une œuvre honnête sur Malcolm ne pouvait que paraître saugrenue. Et pourtant – je ne voulais pas passer le restant des mes jours à me dire : ça aurait pu être fait si t’avais pas été si froussard. Je sentais que Malcolm ne m’aurait jamais pardonné pour ça. Vivant, il avait confiance en moi et j’estimais qu’il me faisait encore confiance, mort, et cette confiance, en ce qui me concerne, m’obligeait. ».

Dans son scénario, Baldwin organise une structure complexe, faite d’enchâssements successifs, d’allers-retours dans le temps. Elle est anti-hollywoodienne, plus proche des cinémas de la modernité européenne ou du Nouvel Hollywood que du classicisme adopté par Lee. Le montage aurait parachevé l’image diffractée de Malcolm et en cela représentative de sa complexité. Il avait « tant de noms » rappelle Baldwin à plusieurs reprises : Malcolm Little, Detroit Red, Malcolm X, Omowale (« le fils qui est revenu »), Al-Hâjj Mâlik al-Shabazz الحاج مالك الشباز . Ce récit deviendra l’ouvrage Le jour où j’étais perdu. A l’instar de Worth, Spike Lee trouve lui aussi la chose confuse. Il en fait cas mais il veut la retravailler. Il privilégiera la linéarité, l’approche chronologique, malgré quelques flash-backs inclus ici et là. D’une durée ogresque, comparable à celle de JFK, Malcolm X est une courbe instable avec ses creux et ses pics. Le film souffre des travers inhérents au biopic, ce compromis entre la page Wikipédia et la nécro – le genre rappelle que le récit d’une vie n’a d’extrémités que celles que la mort peut offrir. Paradoxe du biopic : il opère depuis la tombe et, depuis vingt ans, il est l’un des genres les plus vivants qui soit.

Le patrimoine au détriment de la vérité

Il y a un monde entre un James Baldwin qui a vécu dans le ghetto et fréquenté les sommités de la révolution noire américaine et un Spike Lee issu des classes aisées qui gère la chose en business man, en cinéaste-notaire garant des intérêts moraux et financiers des héritiers. En se plaçant sous l’autorité de Betty Shabazz, créditée comme consultante, il se préoccupe moins de cinéma que de patrimoine. Cela relèverait de l’anecdotique si la mainmise de l’épouse n’engendrait pas deux choix significatifs : le couple Betty-Malcolm s’en trouve idéalisé, tandis que la sœur Ella Collins est reléguée dans le hors-champ, alors qu’elle fut un soutien moral et financier de premier plan. C’est elle qui fut la mécène du Hajj de Malcolm, que le film reconstitue avec grandeur, en marchant sur les traces de l’immense fresquiste David Lean. Si Ella est absente du film, c’est parce que Betty la déteste : « Je n’ai aucun respect pour cette femme » déclarera-t-elle au Boston Globe en 1992. De son côté, Ella pense que « Spike Lee ne recherche que l’argent et le prestige. Il n’y connaît rien ».

Malcolm Little (à gauche), deux femmes inconnues et Ella Little-Collins (à droite) à Franklin Park, Roxbury.

La mésaventure baldwinienne nous enseigne que tout commerce entre la question « Malcolm X » et Hollywood doit susciter la plus grande méfiance. C’était le cas dans les années 1960, quand l’industrie envisagea un Charlton Heston tout en blackface pour le rôle principal.

De gauche à droite : Charlton Heston, Harry Belafonte, James Baldwin et Marlon Brando
à la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté (1963)

C’est encore le cas trente ans plus tard, quand Lee donne l’illusion de retravailler l’image de Malcolm à l’aune des luttes présentes : dans le générique de début, le tabassage de Rodney King par la police se juxtapose à la rhétorique incendiaire du « brillant prince noir ». En alternance, le « X » légendaire se forme à la faveur de l’embrasement du drapeau américain. La prochaine fois le feu ! semble promettre cette ouverture saisissante, quand en réalité elle se contente d’attraper l’actualité brûlante au vol, pour créer un choc de courte portée5.

Rodney King lynché par la police de Los Angeles en 1991 (photo : Kevork Djansezian)

Pendant ce temps, l’Amérique noire s’enflamme, le conservatisme de l’administration Bush père tente de saccager le Civil Rights Act de 1964, arguant que la minorité a droit à moins d’égards que la majorité, et ce après huit années de reaganisme délétère pour les couches les plus pauvres de la communauté noire. C’est cette indignité permanente qui relança l’intérêt pour Malcolm X du côté des classes populaires, tandis que celui pour Martin Luther King Jr. déclinait. La deuxième insurrection de Watts, déclenchée par les violences suprémacistes subies par Rodney King, est le signe que l’Amérique n’a pas les moyens de s’offrir la color-blindness dont rêvent les hautes instances, au prétexte que des icônes comme Michael Jordan ou Michael Jackson arrivent bien, elles, à transcender les barrières raciales.

Quand il fait appel à des stars de cet acabit pour boucler le budget de Malcolm X, Spike Lee est héroïque parce qu’il peut se le permettre. Il vit dans un luxe auquel Malcolm lui-même n’aura pas goûté, si ce n’est au cours de ses voyages visant à internationaliser la lutte. Portée devant l’ONU, la cause avait une autre gueule : il n’était plus question de « droits civiques » mais de droits humains et, en se rapprochant des pays africains libérés, il s’agissait de subvertir la ligne de partage. Dans la perspective du panafricanisme, les Noirs des États-Unis ne forment plus une humanité minoritaire, et l’Islam, pratiqué dans les nations-sœurs, n’est plus une spiritualité de troisième catégorie. Le film ne dit rien de cette révolution aux accents décoloniaux qui n’a pu ou n’a su se matérialiser. La mort de Malcolm est passée par là, et le soutien qu’on lui apporta fut tout relatif. Son retour sous les traits d’un autre acteur dans un autre film pose toutefois une question à laquelle il faut tenter de répondre : à défaut d’une révolution en acte, pourrait-on envisager une manière proprement révolutionnaire de faire du cinéma ?

Malcolm nouveau millénaire

Si le film de Spike Lee ne représente pas l’alpha et l’oméga du cinéma de Malcolm X (ce n’est pas ce qu’on lui demande), il s’impose comme une étape majeure dans la grande séquence de « reconstruction de l’image posthume » du leader prophétique, initiée dès les années 1960 avec le jazz. Ne remettons pas en question son statut de monument culturel : c’est grâce à Spike Lee que, pour la plupart, nous avons découvert une telle figure, non en lisant des ouvrages sur le sujet.

Revenons maintenant sur la timeline du cinéma de Malcolm X : il y a le précédent baldwinien déjà évoqué, il existe un documentaire réalisé en 19726 et il y aura en 2001 le Malcolm X figurant dans le biopic Ali. Cette présence appelle quelques commentaires. La démarche relève à la fois de la rupture et de la continuité : Ali ne serait pas ce qu’il est sans Malcolm X. Ce qui est fait n’est plus à faire ; c’est parce que Spike Lee a pavé le chemin que Michael Mann a les coudées franches et peut réinventer Malcolm, l’éclairer sous une autre lumière. 

Ali, c’est d’abord une scène d’exposition aussi longue qu’époustouflante. Elle est bâtie autour d’une « sainte trinité ». Chaque pilier de cette trinité fait ce qu’il sait faire : Mohammed Ali court et boxe, Malcolm X prêche de ne pas tendre l’autre joue, Sam Cooke chante et fait chavirer les coeurs. En s’appuyant sur la musique du soulman, en pleine performance au Copacabana, Mann dessine un portrait vibrant et incarné de l’Amérique noire des années 1960. A l’ivresse procurée par la soul music et le montage, d’une extrême fluidité, s’ajoute cette idée folle consistant à insérer des plans tournés en caméra DV. Ils montrent les foulées d’Ali sous un ciel nocturne presque hostile, en adéquation avec le sentiment provoqué par le passage d’une voiture de police (l’un des deux flics interpelle l’athlète d’un « son»7  bien paternaliste). Ici, la texture numérique fait l’effet d’un coup de tonnerre, d’une greffe inhabituelle et qui prend instantanément. Le concentré de Black History imaginé par Mann se présente sous une forme hybride que personne n’avait osé proposer.

Sam Cooke, chanteur et militant pour les droits civiques,
assassiné par balle dans des conditions mystérieuses en 1964 dans un motel californien

A nouveaux siècle et millénaire, nouveau cinéma ? Il est permis de le penser tant le geste de Mann est radical : d’un côté, réaliser une œuvre à l’effigie d’un Black Muslim et membre de la Nation of Islam dans l’immédiat après-11 septembre, alors qu’on entre dans un nouvel âge de l’islamo-arabophobie, et, de l’autre, imaginer un dispositif de mise en scène révolutionnaire qui célèbre la culture noire américaine dans toutes ses strates – spirituelle, sociale, artistique, politique. Quand il aspirait à être un documentariste et non ce styliste que l’on connaît désormais, Mann a filmé mai 68 (Insurrection, toujours invisible), il s’est imprégné de la pensée des Black Panthers. Plus tard, la blackness fera partie intégrante de son oeuvre. Mann ne pouvait pas ignorer la postmodernité – ou ne pouvait pas être ignoré d’elle – mais il la prendrait par le col, en pointant l’accès à la fortune comme une aliénation de classe. Chez Mann, on s’enrichit à la manière de Faust, au détriment du principe de réalité. Mann donnerait à ses « mirages contemporains » (Jean-Baptiste Thoret) une couleur marxiste, nourrie par ses lectures et par une culture politique qui est celle de sa jeunesse – les années 1960-70. Aussi, à bien des égards, Ali apparaît comme un retour aux sources.

Comme l’annonce la séquence d’ouverture, l’une des arches narratives d’Ali est la relation entre Malcolm X et Mohammed Ali, alors qu’elle était l’un des angles morts du biopic de Spike Lee. Ce lien fraternel est connu du public mais il trouve ici une expression renouvelée, grâce à la présence magnétique de l’acteur  qui interprète de Malcolm, Mario Van Peebles, lui-même légataire d’une histoire au confluent du cinéma et des luttes noires (il est le fils de Melvin Van Peebles, réalisateur de Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song et musicien). Le Malcolm de Lee prenait forme laborieusement, sur la durée, par accumulation. Pour donner une identité forte à celui d’Ali, il s’agit cette fois de procéder par soustraction, en faisant beaucoup en peu de temps. Mario Van Peebles apparaît durant les cinquante premières minutes, jusqu’au moment où Mann se confronte à son tour à la reconstitution de la tragédie du 21 février 1965. Elle ne souffre pas de la comparaison avec le film de Spike Lee. Mann est rivé à Malcolm, à son point de vue, à son corps, à son regard. Il saisit avec force le moment où la vie le quitte, il a l’intelligence de reléguer hors-champ la préparation du meurtre et l’identité des tueurs, encore incertaine. Ce point aveugle est une belle manière de rendre compte de l’inachevé de l’oeuvre politique de Malcolm, en même temps qu’elle laisse entrevoir la vaste trame dans laquelle fut prise sa mort précoce8. Le cinéma de Mann baigne dans l’imaginaire du film de complot post-JFK et Ali ne déroge pas à la règle. 

 Mario Van Peebles (Malcolm X) dans Ali de Michael Mann (2001)

Une figure centrale

            On se souvient que James Baldwin ouvrait son adaptation de l’Autobiographie avec la mort de Malcolm. Dans la première page, il précisait qu’on entend une « musique soul ». Laquelle ? Avait-il en tête l’hymne « A Change is Gonna Come » ? C’est ce que laissent penser les choix de Spike Lee et de Michael Mann, frappants dans leur similitude autant que par leur différence. Lee intègre l’original de Sam Cooke lorsque Malcolm se rend en voiture vers une mort certaine (l’Audubon). Le moment est solennel. Éteint, épuisé, l’homme n’est déjà plus. Mann opte, lui, pour une reprise live d’Al Green. Le contexte d’apparition du morceau est légèrement différent : il saisit les réactions, le contrechamp émotionnel du drame. Informé par un piéton en furie, Mohamed Ali immobilise son véhicule. Même s’il avait tourné le dos à un Malcolm tombé en disgrâce, le boxeur Black Muslim est envahi par la tristesse et la colère.

            Les résonances entre les deux films appellent une dernière remarque : depuis les années 1990, l’univers audiovisuel autour de Malcolm X a généré ses propres patterns. Angela Bassett, qui interprète Betty Shabazz chez Lee, remet ça dans Panther de Mario Van Peebles. Chez Mann, le rôle d’Elijah Muhammad est confié à Albert Hall, lequel jouait Baines, l’homme qui éveille Malcolm Little à la sagesse islamique dans Malcolm X. Plus récemment, c’est l’excellent Nigel Thatch qui prête ses traits et sa voix rauque idoine au porte-parole de la Nation of Islam dans la série Godfather of Harlem, après avoir convaincu dans Selma d’Ava DuVernay. La création de Thatch est remarquable, et elle gagne en profondeur en s’inscrivant dans la répétition du récit sériel. Difficile de savoir s’il faut s’agacer ou se réjouir de ces doublons. Ils figent les représentations, ils se situent à l’opposé de ce que l’homme incarnait – la réinvention de soi. En même temps, ces doublons donnent chair à l’idée qu’il avait plusieurs visages, ils témoignent de l’intérêt renouvelé pour Malcolm.

À gauche, Angela Bassett (Betty Shabazz) et Denzel Washington (Malcolm X). À droite, affiche de Panther de Mario Van Peebles (1995)

Son centenaire ainsi que la nouvelle traduction française de son Autobiographie arrivent dans un moment d’intense islamophobie et arabophobie, et de centralité de la lutte palestinienne. Il faut combattre l’une et il faut embrasser l’autre, il en va de notre âme : « A travers Malcolm X, nous reconnaissons ce que nous sommes et nous reconnaissons nos espérances. Chaque indigène partage un peu de sa fierté retrouvée et recouvre sa dignité. Le portrait de Malcolm X accroché à un mur incite à la résistance. Et à ce titre, la figure mythique de Malcolm X est essentielle. » écrit Sadhi Khiari. Il faut réinvestir Malcolm. Nous avons encore besoin de lui.

Malcolm X dessiné par Sadri Khiari (2014)

Pour prolonger


  1. « Il n’y a rien de comparable au monde ! » ↩
  2. J’emprunte l’expression à Manning Marable, à qui je dois également la formule de « reconstruction posthume de son image », mobilisée dans cet article. ↩
  3. En anglais, ces deux mots désignent respectivement la « réalité » et la « bobine de film ». bell hooks reprendra cette confusion à son compte en intitulant son premier ouvrage sur le cinéma Reel to Real. Race, Class and Sex at the Movies.   ↩
  4. Il faut préciser que cet auteur républicain n’a été ni un compagnon de lutte, ni un complice pour Malcolm. Il est moins mû par des convictions politiques que persuadé de collaborer à un ouvrage au fort potentiel commercial. ↩
  5. Les événements surviennent le jour d’une projection-test de Malcolm X. Lee prendra acte sur la table de montage. ↩
  6. Malcolm X d’Arnold Perl est constitué exclusivement d’images d’archives. Le résultat est concis, efficace et au final poignant. Car l’éloquence jazzy, les discours incendiaires, les traits amaigris, l’humour et le large sourire même dans la pire des adversités sont ceux du vrai Malcolm. Qui peut rivaliser avec ça ? Il est évident que cette adaptation purement documentaire de l’Autobiographie a constitué une base de travail pour Spike Lee (et pour un Denzel Washington plus investi que jamais). Les deux films privilégient la linéarité et ils se terminent avec la superbe oraison funèbre d’Ossie Davis qualifiant Malcolm de « brillant prince noir ». ↩
  7. « Fils », en anglais, qu’on peut traduire ici par « petit » ↩
  8. Le mystère autour de la mort de Malcolm X perdure. Elle ne se résumerait pas à des représailles sanglantes de la part de la Nation of Islam ou de quelques-uns de ses membres ayant agi de manière isolée, dévorés par le ressentiment. En 2024, ses filles ont porté plainte contre le FBI, la CIA et la police de New-York pour complicité de meurtre. Il semble que l’herméneutique de son martyr ait encore de beaux jours devant elle. ↩

19.11.2025 à 11:40

Tu n’as rien vu au Bataclan

Judith BERNARD
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Le projet était prometteur : 8 épisodes d’une heure chacun, pour revenir, dix ans après, sur ce trauma collectif et les mille et une manières de s’en remettre ou pas, c’était sur le papier une assez belle occasion de regarder en face ce qui nous était arrivé. On a intensément besoin de ça, que les […]
Texte intégral (5290 mots)

Le projet était prometteur : 8 épisodes d’une heure chacun, pour revenir, dix ans après, sur ce trauma collectif et les mille et une manières de s’en remettre ou pas, c’était sur le papier une assez belle occasion de regarder en face ce qui nous était arrivé. On a intensément besoin de ça, que les séries permettent : un récit largement déployé dans le temps et un dispositif choral sont en principe les gages d’une précieuse polyphonie où profondeur, complexité et conflictualité trouveront à s’articuler.

Une chorale totalitaire

Las : au lieu d’une riche polyphonie, c’est l’unisson d’une chorale indigente dans son propos, et totalitaire dans sa vision. Le cœur prétendument paradoxal de cette « reconstitution », c’est la résilience : le récit accompagne cette partie des rescapés qui se trouvaient dans le couloir du Bataclan, où ils ont été retenus en otages pendant près de 2h30, par deux des assaillants, équipés de kalashnikovs et de gilets explosifs.

Dans la série comme dans la vraie vie, ils s’appellent Arnaud, Marie, David, Sébastien, Grégory, Stéphane, Caroline. Si ces survivants ont aperçu la vision d’épouvante de la fosse jonchée de cadavres atrocement mutilés, s’ils ont senti l’odeur de poudre et de sang qui s’en élevait, ils n’ont, pour leur part, « que » des blessures psychiques, et c’est à leur souffrance morale que se consacre la série. Souffrance indiscutable, souffrance irrémissible, que le spectateur épouse d’épisode en épisode avec d’autant plus d’empathie qu’il y est très entraîné – c’est la grande spécialité des récits de nos contrées : l’âme et ses tourments, que la société veut voir guérir sans trop de délai (ainsi va la « résilience ») tandis que le sujet, lui, éprouve le présent perpétuel du trauma, que rien ne peut abolir.

De gauche à droite : Félix Moati (Sébastien), Thomas Goldberg (David), Megan Northam (la compagne de David), Benjamin Lavernhe (Arnaud), Anne Steffens (Caroline), Antoine Reinartz (Gregory) et Alix Poisson (Marie)
(photo : What’s Up Films)

Le faux paradoxe est là, donc : les personnages sont assignés à une condition qu’ils refusent explicitement, ils ont en horreur le mot « résilience », et le disent encapsulés dans une série qui la met pourtant en scène, lentement, sûrement, inexorablement. Que l’un des vrais rescapés du couloir ait découvert, après coup, que cette série s’était faite sans qu’il soit consulté ni qu’il y consente1 (alors qu’il y est représenté de manière précise et reconnaissable) dit assez la puissance de bulldozer de l’injonction narrative : il y a sur cette expérience collective UNE histoire à raconter, elle sera racontée qu’on le veuille ou non, et de la seule manière que la doxa prévoit : sous le signe de la résilience. Ce rapport subjectif au trauma accueille suffisamment de facettes pour peupler la fresque d’un châtoiement d’émotions et de troubles divers, cinquante nuances de culpabilité, de honte, de colère, de rage, de haine – c’est normal : c’est ce que fait à l’âme le fracas d’un traumatisme, ici amplifié par sa dimension collective et son ampleur démesurée.

« Il ne faut pas chercher à comprendre »

Tous les professionnels qui ont été en contact direct avec cette nuit d’horreur et qui s’expriment actuellement dans les médias le disent : ce qu’ils ont vu là, c’est « une scène de guerre », des « blessures de guerre », nécessitant une « médecine de guerre ». La guerre offre à cet événement un cadrage technique, sémantique, analytique ; de la guerre, donc, il pouvait être question dans la série. La dimension polyphonique de son dispositif permettait de faire entendre, parmi d’autres, l’une des clefs de lecture de cet attentat : c’était un acte de guerre, s’inscrivant dans une guerre plus vaste, dont les assaillants ont fait état dans les propos qu’ils ont tenus durant l’attaque, mentionnant les bombardements en Irak et en Syrie, leurs victimes civiles, la responsabilité du président Hollande.

Ces propos d’ailleurs sont audibles dans la série, qui s’est efforcée à une certaine fidélité dans la reconstitution de l’événement : on les entend de la bouche des acteurs qui incarnent les assaillants, dans les flashes back qui hantent la mémoire des rescapés. Mais cette percée de réel est comme forclose : les victimes, qui sont les héros de la série et nos vecteurs exclusifs d’identification, ne les citent qu’en de rarissimes occasions, et bien sûr pour en disqualifier immédiatement toute pertinence. Marie parle fugacement à sa psy des « conneries qu’ils ont dit sur l’Irak, sur la Syrie », n’en dit pas plus et n’y reviendra plus. Quand Arnaud fait part des obsessions qui le tourmentent au chef de la B.R.I qui lui a sauvé la vie (« Je n’arrive pas à comprendre comment ces mecs ont pu faire ce qu’ils ont fait »), le professionnel de l’ordre le ramène aussitôt dans le droit chemin : « Il ne faut pas chercher à comprendre. Jamais ».

Redire la messe

La messe est dite, mais il faudra la redire, autant de fois que nécessaire, par tous les moyens : Sébastien est le seul rescapé représenté à l’écran à tenter de s’échapper de ce cadrage rhétorique (parfaitement conforme à celui qui domine le traitement médiatique mainstream de ces événements) ; un soir, au bar où se retrouvent les « potages » (potes otages), il ose : « Si la France elle bombardait pas les civils en Syrie, tu crois qu’elles auraient eu lieu les attaques terroristes ? »2. La fiction déploie alors l’artillerie lourde d’un recadrage sans appel. Dialogue : Arnaud : « J’en peux plus de ces clichés à deux balles. Tu te rends compte que c’est pas des arguments ? » – Sébastien : « C’est quoi alors ? « – Arnaud : « C’est des conneries monstrueuses. C’est de la bouillie prémâchée par des tarés du net ». Mise en scène : ils en viennent aux mains et se réconcilient aussitôt sous la pression amicale des potages. Construction du personnage de Sébastien : c’est un journaliste « pigiste » décoiffé, un peu rocker, façon rebelle – et ses propos semblent toujours plus relever du flou artistique et de la petite différence punk que de l’analyse politique… Avant d’en venir aux mains avec Arnaud, il a trahi sa vanité dans une dernière réplique : « Je comprendrai jamais c’est quoi le plaisir d’être un mouton ». On ne s’étonnera pas qu’il s’amourache ensuite d’une complotiste, elle aussi victime d’attentat, qui considère que « les séances de psy c’est fait pour nous rentrer dans la tête ». Ainsi tous les procédés dont dispose la fiction sont convoqués pour disqualifier la seule voix dissonante dans la chorale du trauma psychique, et forclore définitivement tout ce qui pourrait relever d’une analyse politique – sur la totalité des 8h de fiction, il n’est pas une occurrence du mot « politique » qui ne soit associée au mot « conneries ».

L’épisode terminal rejouera dans les grandes largeurs cette procédure de recadrage et de forclusion de l’analyse politique : alors qu’il témoigne à la barre du procès des attentats, Sébastien tente à nouveau d’interroger le contexte des bombardements opérés par l’armée française en Syrie, et le juge qui l’écoute paraît disposé à la patience. Pas la caméra, qui opte aussitôt pour un plan sur les potages assis dans l’audience, qui réprouvent bruyamment cette sortie de route – « C’est n’importe quoi ! » ; la parole de Sébastien, qui poursuit mezzo voce ses questions, est refoulée dans le hors-champ, recouverte par les murmures d’indignation de ses amis, meilleurs juges que lui.

Et pour bien verrouiller le dispositif, Arnaud, qui n’avait pas prévu de témoigner, bondit à la barre pour condamner les propos de son ami : « Contrairement à lui, moi je n’ai pas du tout envie de comprendre pourquoi des inconnus se sont permis de tuer des innocents. Moi je n’avais rien demandé. Je ne suis pas responsable de la guerre en Irak, en Syrie ou ailleurs. Ces gens-là m’ont condamné à un cauchemar qui s’arrêtera jamais. Je dois dire que j’ai été heureux, après l’explosion, de baigner dans le sang et les tripes des gens qui étaient venus pour nous massacrer (…). Quand je me suis rendu compte que l’explosion avait emporté une partie de la tête d’un terroriste et que moi je pouvais bouger, je pouvais me lever, et ben je crois que j’ai rarement été aussi heureux. C’était comme une forme de justice ». La caméra cette fois ne quitte pratiquement pas le visage de celui qui témoigne, sinon très brièvement pour des plans sur les potages qui opinent gravement du chef : consensus sans faille sur ce témoignage affectif d’une victime qui paraît valider implicitement (c’est assez naturel) la peine de mort : « c’est une forme de justice ».

Ajoutons qu’Arnaud est interprété par Benjamin Lavernhe, la seule star du casting ; il est dans la série l’époux de Marie, interprétée par Alix Poisson, qui est à la ville l’épouse de Jean-Xavier Lestrade, le réalisateur de la série : tous ces choix font plus qu’une signature du réalisateur, paraphant son geste et sa vision. C’est l’épitaphe de la série : je ne veux pas comprendre, je veux pouvoir haïr, et dire que mon mal est incurable3.

Benjamin Lavernhe (Arnaud) dans Des Vivants

Politique du refus de la politique

Ce refus de l’analyse politique est évidemment une position politique, et de la politique, bien sûr, la série en fait copieusement – comme toujours quand on prétend ne pas en faire, et très droitière comme il est d’usage.

Non seulement elle nous invite à nous réjouir avec tous les protagonistes de ce que Gregory, malgré le traumatisme du Bataclan (qui lui a fait louper la première fois son entretien d’embauche), ait l’insigne honneur d’être enfin recruté comme ingénieur chez Dassault4 – son rêve d’enfant !, mais elle déploie un amour de la police presque embarrassant ; les personnages de la B.R.I sont absolument magnifiques, courageux, humbles, virils sans être insensibles, vraies gueules et belles voix crevant l’écran – alors que dans la vraie vie on ne saurait y avoir accès puisqu’ils doivent protéger leur anonymat5.

Ils opèrent en héros épiques infiniment admirables, sur le sort desquels la psy – pourtant très professionnelle, d’une neutralité frôlant la froideur – s’effondre en larmes : « On n’imagine pas le nombre de séparations, de divorces, de dépression chez les flics depuis le 13 novembre. Et rien n’est fait pour les aider ! ». Alors que traumatisés, ils le sont aussi bien sûr ; l’un des flics entrés dans le Bataclan en est sorti bouleversé, raconte-t-elle : « Il a tout de suite pensé aux photographies qui avaient été prises à l’ouverture des camps. Et ce n’est pas le premier, ce n’est pas le seul, à faire ce rapprochement avec les images de la Shoah » (Episode 5).

Retour à la Shoah

On tombe un peu de sa chaise devant une telle analogie : au delà du motif commun de l’amoncellement de cadavres, comment des corps déchiquetés à la kalashnikov baignant dans une mare de sang peuvent-ils consonner avec les traces visuelles de la découverte des camps, que nous avons vues par exemple dans Nuit et Brouillard6, qui, tout aussi insoutenables, sont d’une autre nature – corps émaciés par la dysenterie, d’une pâleur funèbre, orbites creusées par une interminable maltraitance ? On ne s’appesantira pas ici sur le discret pivot permis par cette analogie, qui assimile les djihadistes islamistes aux nazis, pivot sans doute trop inconscient pour être disséqué… Mais on peut s’interroger : peut-être cette citation est-elle « réelle » ; peut-être un policier choqué a-t-il vraiment dit ça, qui en dit long sur le caractère borgne de notre mémoire collective, qui nous ramène toujours au sol européen, à nos suppliciés historiques, à nos traumas sacrés, à notre Shoah.

Survivants du camp de concentration de Dachau devant les baraques du camp nouvellement libéré, 1945
(collections du Musée national de la Seconde Guerre mondiale)

Car cette vision d’épouvante de la fosse du Bataclan, on peut supposer qu’elle se rapproche bien davantage, visuellement, des scènes de guerres tout à fait contemporaines dont les images nous parviennent via les réseaux : corps démembrés, déchiquetés, par des frappes de drones, des bombardements ou des tirs de snipers. Certes, ces images ont connu un essor récent dans le cadre de la guerre menée par Tsahal contre la population palestinienne de Gaza, et le flic de 2015 ne pouvait en être imprégné comme nous le sommes maintenant.

Mais en 2015, n’y avait-il vraiment aucune image, aucune perception, aucune conscience des conséquences, sur les corps des civils, des guerres que menait notre armée dans les pays que la coalition avait décidé de frapper ? Il faut croire que : non7. Ce qui décidément est significatif de notre opiniâtre cécité, que la série reconduit avec méthode. Cette zone blanche dans notre champ perceptif, on peut proposer de l’appeler : notre Blanchité.

Terminus : le sanctuaire de la Blanchité

On ne s’étonnera pas que la série s’achève en apothéose, sur la réalisation d’un fantasme qui assure les conditions matérielles de sa persistance : Arnaud et Marie s’offrent (probablement en partie grâce à l’indemnité financière à laquelle leur statut de victime d’attentat leur ouvre droit8) une jolie petite maison à la campagne, où tous les « potages » se retrouvent autour d’un joyeux barbecue où ils chantent en chœur (comme à peu près à chaque épisode : résilience par la chorale, vertus de l’unisson).

Tous les signes (barbecue compris) convergent pour faire de cet espace un sanctuaire – loin du tumulte de la cité, de sa « politique », de ses risques, de ses indésirables : plus la moindre trace d’altérité – et convertir cette résidence secondaire en une résidence principale. Arnaud veut désormais s’installer à demeure et devenir paysagiste : ainsi pourra-t-il cultiver, outre des arbres-des buissons-un potager, sa volonté de ne surtout pas comprendre, et sa blessure psychique, intacte – et si précieuse.

Reclus dans cet écrin où nul ne pourra jamais le faire dévier de son programme, il vivra avec les siens comme la Blanchité veut vivre : gentiment lobotomisée, ayant abdiqué tous les raisonnements de causalité, trop susceptibles de nous jeter hors de l’irresponsabilité que nous chérissons – dût-elle nous faire persister dans l’incurable trauma de « l’incompréhensible ».

Service public de la propagande fascisante

Qu’en conclure ? Que l’audiovisuel public qui produit et diffuse une série si parfaitement verrouillée dans son propos idéologique ne se met nullement au service de « l’interêt général » qui est officiellement censé lui servir de boussole, et qu’il sert au contraire une visée partisane parfaitement située – très très à droite de l’échiquier politique, comme ses concurrents de l’audiovisuel privé. Héroïsation dégondée des forces de l’ordre, admiration larmoyante pour notre industrie d’armement, déshumanisation systématique des adversaires renvoyés à une impénétrable barbarie, confusément associée à la barbarie nazie, jouissance revendiquée de leur mise à mort, éradication systématique de tout effort de rationalité : tout est en place, imaginairement parlant, pour une société fasciste, armée pour le « choc des civilisations », persuadée que ce sont sa « liberté » et sa « démocratie » qui lui valent que des obscurantistes décérébrés tournent contre elle leur violence absurde.

Les violons insistants qui accompagnent la séquence de la « cérémonie d’accueil dans la nationalité française » par laquelle David, l’un des rescapés (chilien de naissance), obtient sa naturalisation sous les yeux embués de ses potages (épisode 7), ne doivent pas nous tromper : derrière la douceur lyrique de cette harmonie de cordes, c’est le bruit des bottes islamophobes et le fracas des guerres impérialistes qui s’échauffe tranquillement au creux de nos âmes, alanguies par la douceur de nos canapés.

Ainsi va le travail de l’hégémonie, qui s’impose avec d’autant plus de force que ses formes sont onctueuses, s’insinuant de psyché à psyché en se lovant avec grâce autour du motif faiblement polémique, au fond inoffensif, de la « résilience » : la fausse bataille contre le trauma opère ici en cheval de Troie, simulacre nous pénétrant intimement en dérobant à nos yeux la véritable armée qui nous enrôle insidieusement  – au cœur de la Blanchité, et de sa guerre permanente contre l’altérité qui menace son empire.


  1. https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/series/je-ressens-de-la-colere-un-rescape-du-bataclan-victor-anclin-zanotelli-apparait-malgre-lui-dans-la-serie-des-vivants-15-11-2025 ↩
  2. Des Vivants, Episode 2 ↩
  3. Le témoignage d’une autre rescapée du Bataclan, recueilli par Guillaume Pley dans l’émission en ligne Legend, révèle qu’un autre positionnement dans le rapport de la victime à son bourreau peut s’avérer relativement réparateur : évoquant la prise de parole finale, lors du procès, de Salah Abdeslam, qui y a retracé son parcours et demandé pardon aux victimes, Stéphanie livre cet aveu : « Ça m’a fait un bien fou qu’il parle, parce que ça m’a sortie de mon statut de victime : ce n’était plus une relation bourreau-victime, c’était une relation d’être humain à être humain, et je n’avais plus qu’une idée en tête c’était de parler à son avocate pour qu’elle lui dise de ma part « merci d’avoir parlé, que moi ça m’avait fait du bien, et que je n’avais pas de colère particulière contre lui. » L’avocate a proposé à Stéphanie de le dire directement à Abdeslam, ce qu’elle a fait : elle relate cet échange troublant, précisant qu’elle « avait pris le parti de croire ce qu’il avait dit » – « c’est juste mon point de vue », s’excuse-t-elle presque. Elle évoque son émotion alors, et celle qu’elle a vue chez Abdeslam, leurs remerciements réciproques, le « coucou » qu’ils se sont fait de la main en s’éloignant, lui vers la prison, elle vers ses amis rescapés. « Pour moi, conclut-elle, le procès était fini. J’ai compris plus tard que c’était ce qu’on appelle la justice restaurative, et c’est ce qui permet de clore le chapitre définitivement, de passer à autre chose ». Du bien que ça lui a fait, elle dit qu’il était « incroyable » : « toute la tension que j’avais accumulée pendant les mois qui ont précédé est partie (…), ça va mieux ». – « Je ne sais pas quoi dire », lui répond alors spontanément l’interviewer, manifestement désemparé par ce témoignage complètement hors cadre. Entretien ici : https://www.youtube.com/watch?v=-RLcOqr3IwM&t=5103s ↩
  4. Dassault Aviation se classe parmi les premiers industriels de l’armement au monde. ↩
  5. Dans la vraie vie surtout, en tout cas en manif, on croise plutôt des forces de l’ordre façon Sainte-Soline, suant la haine et la violence gratuite (voir la vidéo Médiapart : https://www.youtube.com/watch?v=TT8j4a10aKE…) Ceux-là n’existent évidemment pas dans l’imaginaire de la série – à charge pour nous de comprendre comment une même institution peut produire des corps collectifs aussi diamétralement opposés. ↩
  6. Nuit et Brouillard, Alain Resnais, 1957 ↩
  7. Peut-être convient-il de préciser ce que la grande messe médiatique nationale ne permet pas toujours de mesurer : « Ce qui est perçu comme « lutte contre le terrorisme » par le gouvernement qui intervient est simultanément considéré comme un acte de terrorisme d’État par la population cible » (Christopher J. Coyne et Abigail Hall, The Drone Paradox : Fighting Terrorism with Mechanized Terror, The Independant Review. A Journal of Political Economy, 2018 ; cité par Mathias Delori dans La guerre contre le terrorisme comme rivalité mimétique, ed Peter Lang, 2025). Mathias Delori cite plusieurs témoignages de civils terrorisés dans divers pays frappés par la coalition ou par la seule armée française, qui permettent d’apercevoir ceci : les scènes d’horreur que nous subissons à l’occasion des attentats terroristes ressemblent à celles que subissent les populations civiles des pays que nous bombardons ou visons par nos drones tueurs, nos armes font à leurs corps ce que les leurs font aux nôtres, et leurs traumas ne sont pas moins durables que les nôtres. On pourrait, si ce n’était obscène, consacrer des milliers d’heures de série à l’histoire de leur « résilience » et de ses échecs ↩
  8. Je précise, à l’attention des lecteurs malveillants (nombreux à la LICRA, qui me poursuit de sa colère indignée), que mes propos ne visent ici nullement l’indemnité réelle que les rescapés réels ont pu percevoir – rescapés réels à qui je souhaite le plus sincèrement du monde qu’ils puissent jouir de la vie autant qu’il est possible après cet épouvantable traumatisme. Je ne mentionne cette indemnité que parce qu’elle est thématisée dans la série ; elle fait l’objet de discussions, d’hésitations, de projets de négociations entre les personnages, d’épisode en épisode. Par ailleurs, les difficultés économiques d’Arnaud et Marie (sujette à des achats compulsifs, surendettée…) sont aussi thématisés dans le scénario : le couple est présenté comme ayant du mal à joindre les deux bouts, Arnaud ayant lâché son job dès le premier épisode, des scènes de ménage illustrent régulièrement le motif. Quand ils achètent la maison de campagne dans le dernier épisode, le spectateur, guidé par le motif de la galère économique que le scénario a méticuleusement tricoté d’épisode en épisode, ne peut pas ne pas penser que c’est l’indemnité qui a permis cette salutaire réparation. Il ne s’agit ni de s’en réjouir ni de s’en offusquer : c’est juste ce que la série raconte et met en scène. D’où ma formulation « probablement grâce à l’indemnité… ». En conclure, comme le fait la LICRA dans le portrait qu’elle me consacre, que je me serais « aussi illustrée par la publication d’un texte odieux sur les attentats du 13-Novembre, les assimilant à un acte de guerre en réplique aux bombardements de la France contre Daech et reprochant en des termes à peine voilés aux ex-otages de chercher à reprendre une vie normale avec l’argent de leurs indemnités » n’est pas seulement ignominieux : c’est aussi très révélateur de la profonde bêtise de ses zélateurs, qui ne savent lire ni une série, ni un article, aveuglés qu’ils sont par leur compulsion à calomnier. ↩

13.11.2025 à 17:46

Romantisme : la révolution permanente

Rémy CARDINALE
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Définir le romantisme reste une des choses les plus difficiles, tant ce mouvement est par essence hétéroclite. Durant tout son avènement, il n’aura de cesse de défier le classicisme hégémonique en lui opposant ses valeurs progressistes, humanistes et révolutionnaires. Sa foi en l’avenir l’amènera à composer entre le réel de la société capitaliste – dont […]
Texte intégral (7883 mots)

Définir le romantisme reste une des choses les plus difficiles, tant ce mouvement est par essence hétéroclite. Durant tout son avènement, il n’aura de cesse de défier le classicisme hégémonique en lui opposant ses valeurs progressistes, humanistes et révolutionnaires. Sa foi en l’avenir l’amènera à composer entre le réel de la société capitaliste – dont la violence sociale tétanise plus d’un – et son idéal humain, seul chemin salutaire pour s’extraire un jour du monde dans lequel les romantiques sont enfermés. Idéalisme vs réalisme, n’est-ce pas là l’idéologie même des révolutions ?

Romantisme : révolution et contre-révolution

Que la résistance anti-romantique s’organise dès le début semble de bonne guerre. Le classicisme comme garde-fou des passions humaines ne date pas d’hier : « Depuis l’Antiquité platonicienne, la haute culture s’était toujours donné pour principale raison d’être de faire triompher la raison sur les forces obscures du corps, ou du moins de réguler et de contrôler les secondes grâce aux ressources de la première ;  puis le christianisme, quelle que fût l’obédience, avait avalisé et sanctifié cette exigence intellectuelle. Enfin tout récemment, l’esprit des lumières et l’idéalisme philosophique avaient actualisé et conforté en le laïcisant, le privilège de l’intelligence rationnelle. »1 

Et voilà que tout change, tout se précipite, dans une effervescence artistique inimaginable. La révolution romantique est en marche. La plus légendaire est bien entendu celle d’Hernani2, triomphalement gagnée par Hugo et son « armée romantique » qui se dresse debout, cheveux longs et gilets rouges face aux conservateurs classiques. S’en suivra la ferveur romantique d’un Delacroix avec son tableau « La Liberté guidant le peuple » ou l’extravagante « Symphonie fantastique » de Berlioz. Tout cela en 1830 – quelle année tout de même ! La bourgeoisie capitaliste triomphe, galvanisant toute une jeune génération d’artistes. L’heure est au dynamisme, au gigantisme, sous ses aspects extérieurs le romantisme est synonyme de révolution3.

Hertor Berlioz

Le temps du spleen

La désillusion arrivera vite, après l’échec du « Printemps des peuples » qui va laisser place à un romantisme pessimiste ou réactionnaire. Les romantiques doutent, « le mal du siècle » s’installe peu à peu. La prophétie de « l’état de crise et du siècle des révolutions »4 se révèle exacte. Le temps est au spleen, à la nostalgie d’un bonheur perdu. Le romantisme idéaliste fait place au romantisme réaliste, et il n’est pas moins fécond. Il n’est que la deuxième face de la médaille. Sur le plan littéraire seul Hugo transformera sa quête d’idéalisme en combat politique. Les autres exprimeront leur génie dans un réalisme révélant un certain champ social jusqu’alors invisible dans l’art. Mais que se passe-t-il sur le plan musical ?

L’avènement du romantisme en musique n’est en rien une révolution structurelle ou organique, dans le sens où la grammaire de la musique reste la même qu’à la période de la monarchie absolue. Les bases de l’harmonie classique qui tournent le dos au plain-chant grégorien, que Rameau théorise dans son traité d’harmonie de 1722, resteront le socle commun de tous les romantiques jusqu’à Debussy. Rentrons un peu dans les détails afin de mieux comprendre de quoi il s’agit.

« La théorie musicale est totalitaire »

Le chant grégorien5 est largement hégémonique au moyen âge. La polyphonie balbutiante à partir du IXe siècle évoluera peu à peu, et verra sa consécration au moment de la monarchie absolue. Hasard ? Une des thèses du musicologue marxiste Michel Faure est que l’art, et en l’occurrence les oeuvres musicales, ne sont que les conséquences du milieu et des structures sociales dans lesquelles elles voient le jour ; il est donc normal d’y observer une corrélation avec les évolutions structurelles de la musique.

L’harmonie, ou l’art de superposer divers sons d’une manière concordante, fait éclore à partir du XIVe siècle l’accord parfait avec ses gammes majeures ou mineures. Elle engendrera toute une série de règles qui seront synthétisées dans le fameux traité d’harmonie de Jean-Philippe Rameau précédemment cité. « La théorie musicale est totalitaire. Elle nous inculque que nous le voulions ou non la notion de hiérarchie en musique, parce que celle-ci structure fondamentalement la société dans laquelle le système tonal s’est élaboré […] Trois siècles plus tard, la pluralité de modes du plain-chant disparaît au profit des deux gammes tonales quand s’effondre le monde féodal avec la multitude des seigneuries. La prépondérance du mode d’ut majeur s’installe en même temps que la monarchie absolue. À nouvelle organisation politico-sociale, nouvelle organisation théorico-musicale »6 .

Jean-Philippe Rameau

Persistance d’un ancien régime harmonique

Et voilà que la révolution française survient. L’Ancien Régime tombe, mais il n’emportera pas avec lui les fondations de l’harmonie classique. Celles-ci persisteront encore un bon siècle. Nous savons bien que la nuit du 4 août 1789 n’a rien enlevé au prestige de l’aristocratie, et que la société d’ordres de l’Ancien Régime s’est transformée en société de classes, avec certes ses singularités, qui n’enlèvent rien à son principe de hiérarchie. L’harmonie classique évoluera quant à elle en harmonie romantique avec son lot de couleurs expressives reflétant l’air du temps, mais son principe intrinsèque basé sur la polarité tonale restera fortement ancré dans les esprits de nos compositeurs musiciens.

Il ne faudrait pas en conclure que le romantisme n’est qu’une évolution douce du classicisme. Le romantisme a bel et bien opéré une révolution esthétique. Si sa grammaire musicale reste encore sous l’emprise du classicisme, ses formes musicales, sa densité expressive, son désir de construire un nouveau monde et de nouvelles représentations mentales sont considérables.

Invention de la postérité et triomphe du moi

Ludwig van Beethoven est la figure archétypale de cette révolution romantique. Un compositeur qui pousse les murs des formes classiques de la Symphonie, de la Sonate, des thèmes et variations, avec une envergure architecturale amplifiée, avec une densité expressive inégalée jusqu’alors, sans parler de son désir de puissance sonore pour l’orchestre et le pianoforte, cela même avant ses problèmes d’audition. Au-delà de tous ces aspects liés à la transformation esthétique de la matière sonore, n’oublions pas la notion de postérité qui reste à mes yeux une des caractéristiques les plus modernes de cette période. Il faut savoir qu’un compositeur de lAncien Régime naturalisait parfaitement sa condition de valet au service d’une cour. Ne prête-t-on pas à Jean-Sébastien Bach d’avoir déclaré que son art devait servir Dieu et son Seigneur ? Comme le talent pour la musique était forcément un don du créateur, quoi de plus normal en retour que de lui adresser la plus belle des musiques, religieuse ou profane. En revanche l’idée même de postérité était inconcevable, aussitôt une oeuvre jouée aussitôt oubliée ou presque. À cette époque on ne joue que de la musique contemporaine.

Le premier compositeur a avoir eu conscience de sa capacité à rester dans l’histoire est Beethoven. Au sujet de sa célèbre sonate op. 106 dite « Hammer Klavier » il déclarera : « Cette sonate ne sera comprise que dans cinquante ans ». Quelle lucidité sur sa capacité à laisser une empreinte historique ! Quant à sa prédiction, elle fut très optimiste…

Mais ce n’est pas tout. Sa perception d’être un individu singulier et non un « sujet » parmi tant d’autres, se constate dans cette célèbre réplique lancée à son ami et prince Lichnowsky : « Ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance, ce que je suis, je le suis par moi ! Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers ; il n’y a qu’un Beethoven ». S’il a de toute évidence un fort désir de reconnaissance pour son talent, comment ne pas y voir également une transformation de la représentation même du compositeur romantique ? Une musique qui est dorénavant écrite par des « Hommes », qui exprimera la nature profonde de leurs âmes. Des compositeurs non plus au service de Dieu et de leurs seigneurs, mais des compositeurs participant à la co-construction d’une nouvelle société.

Mais laissons pour le moment toutes ces transformations musicales et cette conscience de soi pour revenir un instant au langage harmonique qui peine de son coté à opérer sa mue.

Andy Warhol, Beethoven (1987)

L’offensive néoclassique

Alors que « la sainte trinité de l’accord parfait (en musique) continue à régir la musique » pour reprendre l’image de Michel Faure, un virage significatif s’opère après le coup d’État de Napoléon III. Depuis la création du Conservatoire de musique de Paris en 1795 qui se démarque des anciennes maîtrises de l’Ancien Régime par son enseignement laïc et sa pratique républicaine, qui intègre les élèves femmes, les contres révolutionnaires sont à la manœuvre. Le musicien et pédagogue Alexandre Choron ne compte pas laisser les romantiques pervertir la musique religieuse. Il fonde en 1817 l’Institution royale de musique classique et religieuse. Son objet est de créer une distinction claire entre musique religieuse et musique profane. Cette institution périclitera peu à peu après la Révolution des « Trois Glorieuses » de 1830. Il faudra laisser passer l’orage romantique de la monarchie de Louis-Philippe pour voir les contre-révolutionnaires refaire surface. C’est en 1853 que l’on voit renaître cette fronde anti-romantique avec la création de l’École de musique religieuse et classique Louis Niedermeyer. Soutenue par le second Empire, cette école est là pour rehausser les couleurs de la musique religieuse sous l’étude du chant grégorien et son plain-chant, du piano, de l’orgue, de l’accompagnement, de la composition, du contrepoint… De grands noms de la musique y enseigneront comme Camille Saint-Saëns et André Messager ; Gabriel Fauré sera un des plus illustres élèves. L’École Niedermeyer sera le porte greffe du retour de la modalité ancienne dans la nouvelle grammaire de l’harmonique romantique.

Parallèlement le critique musical et historien de la musique Joseph d’Ortigue publie en 1853 son Dictionnaire de plain-chant, s’ensuivra un Traité théorique et pratique de l’accompagnement du plain-chant co-écrit avec son ami Louis Niedermeyer, sans oublier le Traité d’harmonie du professeur de composition de Gabriel Fauré, Gustave Lefèvre, qui pose les nouvelles règles d’une tonalité élargie. Comment ne pas songer à la célèbre mélodie de 1871 Lydia de ce même Fauré, qui alterne avec délice entre mode grégorien et harmonie classique ?7

Dès lors l’harmonie du XIXe siècle entre dans une nouvelle ère que l’on pourrait qualifier de révolution tardive et paradoxale. Paradoxale dans le sens où tous les tenants du retour aux modes anciens, qui luttent depuis des décennies contre les outrances du romantisme, vont être à l’origine d’une révolution harmonique qui prolonge en quelque sorte la révolution romantique.

Gabriel Fauré

Révolution paradoxale et inspiration coloniale

Ces réactionnaires qui militent pour un néoclassicisme contre-révolutionnaire se feront déborder par toute une nouvelle génération de compositeurs qui va faire preuve d’innovations harmoniques inouïes. Dès lors les modes anciens, les couleurs arabes et moyen-orientales avec leurs secondes augmentées, mais aussi japonaises et javanaises avec leurs gammes pentatoniques, ou espagnoles avec leur célèbre mode de mi… enrichiront pour notre plus grande joie la musique occidentale.

Il est intéressant de voir que cette révolution tardive de l’harmonie advient (du moins pour les compositeurs français) après l’expansion coloniale de la France : on ne compte pas les œuvres de Camille Saint-Saëns inspirées par ses séjours en Algérie. Les expositions universelles, faire-valoir du développement industriel du capitalisme, sont une occasion extraordinaire de voir et surtout d’entendre la production musicale de contrées lointaines. Le Japon y participe pour la première fois en 1867 – nul doute que Saint-Saëns s’inspirera de ce qu’il a pu y entendre pour composer son opéra-comique La princesse jaune en 1872. Souvenons-nous du choc esthétique que reçut Debussy en écoutant les sonorités exotiques des gamelans balinais lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1889, sans parler des traces indélébiles que cette musique laissa dans le cerveau du jeune Ravel au cours de cette même exposition. Enfin, l’impérialisme états-unien fera émerger la culture noire américaine : combien de compositeurs ne resteront pas insensibles à ce genre nouveau ?

Louis Béroud, Le Dôme central de l’exposition universelle de 1889 (1890)

Une musique d’initiés

Cette complexification harmonique et d’écriture a des conséquences concrètes pour tous les dilettantes de la musique. En termes marxistes, cette difficulté tient de fait à la distance la classe des non-initiés. Nous voilà bien éloignés du désir de Jean-Jacques Rousseau : simplifier la notation de la musique8 afin que celle-ci soit accessible au plus grand nombre. Nous voilà revenus au paroxysme du contrepoint de Jean-Sébastien Bach : une musique écrite pour initiés.

Mais il est intéressant d’observer que la réticence à cette révolution harmonique apparait au sein même des compositeurs bourgeois. Dans une lettre de Saint-Saëns adressée à Fauré en 1915, le grand maître français critique violemment la modernité debussyste qui est ici directement associée à la décadence de la société contemporaine : « Je te conseille de voir les morceaux pour 2 pianos, Noir et Blanc que vient de publier M. Debussy. C’est invraisemblable, et il faut à tout prix barrer la porte de l’Institut à un Monsieur capable d’atrocités pareilles ; c’est à mettre à côté des tableaux cubistes »9.

« Manger des écrevisses vivantes »

Ce même Saint-Saëns s’était déjà presque étranglé 22 ans auparavant en découvrant les mélodies du cycle la Bonne Chanson de son ancien élève : « Fauré est devenu complètement fou ». Et ce n’est pas un avis isolé : « Sais-tu que les jeunes musiciens sont à peu près unanimes à ne pas aimer « la Bonne Chanson » ? Il paraît que c’est inutilement compliqué et très inférieur au reste »10.

Mais c’est encore Camille Saint-Saëns, l’homme de l’Académie des beaux arts, qui exprimera à la fin de sa vie une opposition radicale devant cette révolution tonale : « À présent, nous entrons dans l’ère du charivari. Les dissonances les plus violentes apparaissent fades, on superpose les tonalités différentes. C’est comme si l’on prenait plaisir à manger des écrevisses vivantes, des cactus hérissés d’épines, à boire du vinaigre, à croquer des piments enragés »11. Nous voilà revenus à la condamnation pour outrage au bon goût par les détracteurs de Victor Hugo. Nos compositeurs modernes achèveraient-il enfin la révolution romantique plus d’un siècle après ses débuts ? 

Camille Saint-Saëns photographié en 1921

La bourgeoisie aux commandes

Pendant ce temps, la bourgeoisie garde la main sur les commandes, et influence grandement les formes musicales conformément au goût du néoclassicisme ambiant. La révolution française n’a nullement effacé le mécénat aristocratique, même s’il est vrai que ce ne sont plus les cours royales ou princières qui financent directement l’art, mais les héritiers des grandes familles. La grande bourgeoisie de l’industrie, de la banque et du commerce s’associe à ce mécénat qui comporte de grands avantages, dont le premier est de se hisser au même niveau de statut social que celui de l’aristocratie… Encore faut-il avoir un goût et une culture suffisante pour déceler les artistes de talent.

Dans ce domaine nous ne pouvons que saluer son parcours fulgurant depuis 1789, elle qui se contente après la révolution de plébisciter les Boieldieu, Berton, Cherubini et autres Lesueur qui n’avaient que dédain et mépris pour la musique d’un Beethoven, allant jusqu’à déclarer à son sujet : « Il ne faut pas faire de la musique comme celle-là ! »12, mais qui un demi-siècle plus tard dénichera des Fauré, Debussy, Ravel… Quelle évolution remarquable !

Cependant, ces artistes ne sont pas choisis au hasard : ils répondent tous à un désir de classe, et certains iront même jusqu’à devancer les attentes de celle-ci. L’art ne peut donc plus être considéré comme un simple reflet de la société, mais une construction à dessein. Un véritable art de classe qui reste encore aujourd’hui compliqué à démontrer, tant les artistes ont été conçus et façonnés comme des êtres au dessus de tout déterminisme social. Des artistes qui créent selon leur propre inspiration quasi divine. Des artistes certes que l’on « aide », comme on dit aujourd’hui, sur le plan matériel et économique afin de leur assurer une liberté artistique totale. Cette fable est malheureusement bien ancrée dans les esprits des artistes eux-mêmes, car affirmer le contraire ferait tomber l’image mythique savamment entretenue par la société des dominants.

L’influence exercée par l’aristocratie ou la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle n’a nullement besoin d’être explicitement imposée. Tout cela se déroule d’une manière bien plus subtile, voire inconsciente. Prenons le cas de Claude Debussy : fils de communard, jeune compositeur extrêmement « doué »13, il dépourvu de capital social, économique et culturel, pour paraphraser Bourdieu. Ses chances de côtoyer le cœur de l’élite bourgeoise sont très faibles. Son talent expliquerait-il tout ? On ne peut que répondre par la négative quand on prend la peine d’observer en détail ses trajectoires sociales, amoureuses et amicales qui se confondent aisément14.

Claude Debussy sur la plage normande de Houlgate en 1911

Bonne volonté culturelle et désir de promotion sociale

Comment la création musicale de Debussy est-elle dirigée par son entourage social ? L’influence de la Pavane15 de Gabriel Fauré est particulièrement intéressante. Celle-ci est dédiée à la comtesse Greffulhe, mécène de la musique qui soutient matériellement Fauré, et son objectif est clair : écrire un véritable portrait musical qui souligne l’élégance et la beauté de la comtesse. La mélodie principale de l’œuvre met en avant tous les éléments expressifs du Grand siècle, avec son rythme pointé des ouvertures à la française, son harmonie modale, ses phrasés liés par deux… faisant écho aux fêtes galantes versaillaises. Cette œuvre remporta un vif succès : son ton nostalgique ne pouvait que séduire toute une classe qui ressasse le sentiment du bonheur perdu, sans parler de ses références aux styles anciens qui flattent tous ceux capables de les reconnaître : distinction sociale garantie. Nous sommes bien là dans une culture de classe. Ce style musical rend hommage ostensiblement à l’Ancien Régime, il est le cœur du néoclassicisme, et il fera école à l’aube du XXeme siècle chez les compositeurs français.

Debussy lui emboîtera le pas trois ans après la Pavane, en composant sa Suite bergamasque dont le Passe-pied reprend jusqu’à sa mesure à quatre temps, ses pizzicati, sa tonalité en fa dièse et sa couleur modale. Penser qu’il ne s’agit là que d’une imitation opportuniste de la part du jeune Debussy, pour s’assurer un succès futur, ferait preuve d’une analyse trop simpliste. Elle relève au contraire d’une perception extrêmement fine du contexte social dans lequel la production musicale évolue – ou pour le dire autrement : « Il faut dire quel charme social agit sur Debussy à travers cette Pavane, jusqu’à quels cercles privilégiés dont elle symbolise les privilèges et le raffinement ce compositeur tente de se hisser par le plagiat qu’il fait. Bonne volonté culturelle et désir de promotion sociale sont toujours solidaires. Comme, à l’autre pôle social, rayonnement culturel et domination politique« .16

Dans le temple de l’aristo-bourgeoisie

Puisque nous sommes dans la pavane, restons-y, en évoquant cette fois l’élève de Fauré, Maurice Ravel, qui en compose une en 1899, suite à la commande d’une autre figure de l’aristocratie musicale parisienne : la princesse de Polignac. Comme son maître, le jeune Ravel de 24 ans s’exécute afin de combler le désir de « l’aristo-bourgeoisie » qui souhaite ressusciter le raffinement élitiste de l’Ancien Régime. Avec son génie, Ravel exprime dans cette merveilleuse danse lente toute la nostalgie et le caractère noble des XVIe et XVIIe siècles.

Cette princesse incarne parfaitement ce néologisme « d’aristo-bourgeoisie ». Winnaretta Singer, princesse de Polignac, est la fille héritière de l’inventeur américain des machines à coudre Singer. Issue de la grande bourgeoisie des affaires, elle épousera en 1893 le prince Edmond de Polignac, de 31 ans son aîné. Un mariage, arrangé entre autres par notre comtesse Greffulhe, qui donnera un nom respectable à cette fille de bourgeois et une fortune considérable à cet aristocrate, qui plus est compositeur de musique. Les deux seront de grands acteurs du mécénat français. À la mort de son mari en 1901, la princesse décide de construire un nouvel hôtel particulier sur l’emplacement même du précèdent17. Cet hôtel particulier quatre fois plus grand que le précédent (750 m2), offre de nouveaux lieux de réception dont le célèbre salon de musique qui accueillit les plus grands artistes de son temps, et le tout Paris mondain. Son architecture confiée à Henri Grandpierre renoue comme par hasard avec l’esprit du XVIIIe siècle, sans oublier le confort moderne.

Citons volontairement une longue description de ce lieu hors du commun publiée par la Fondation Singer-Polignac : « Deux portes cochères permettent aux véhicules de déposer leurs occupants directement à l’intérieur de l’hôtel. Ces derniers se retrouvent ensuite dans le vestibule, au pied d’un grand escalier d’honneur […] La bibliothèque de la Princesse est ornée de boiseries Louis XVI […] Le grand escalier d’honneur, orné de colonnes et de niches, couronné par un dôme percé d’une ouverture zénithale conduit aux salons de réception du premier étage. Sur le palier, à droite, on accède au salon de musique […] Habillé de miroirs et décoré de piliers, de panneaux et d’entourages en trompe-l’œil qui imitent le marbre noir, son plafond est peint d’un ciel en trompe-l’œil […] Pour décorer les parties hautes et les voussures du salon, la princesse Edmond de Polignac commande une fresque à l’artiste espagnol José Maria Sert qu’il réalise entre 1910 et 1912. À cette période, le peintre abandonne la polychromie au profit de peintures noires sur fond doré. Le thème choisi pour cette fresque est Le Cortège d’Apollon, dieu de la musique et du chant, et se décline en onze tableaux représentant le dieu et ses muses : Clio (l’histoire), Euterpe (la danse et la musique), Erato (la poésie lyrique et érotique), Melpomène (la tragédie et le chant), Thalie (la comédie) Calliope (la poésie épique), Terpsichore (la danse), Uranie (l’astronomie céleste), Polymnie (la rhétorique et l’éloquence), suivies de Clythia la jalouse et de Leucothoé la bien-aimée. Apollon tient sa lyre dans sa main gauche et est coiffé d’une couronne de laurier. A l’arrière du salon de musique, une autre porte permet d’accéder à un salon ovale qui fait face aux escaliers. Au plafond en trompe-l’œil on distingue deux tableaux issus d’une fresque de Giandomenico Tiepolo (peintre vénitien du XVIIe siècle) que Winnaretta Singer a acquis à Venise en 1901 […] Cette grande pièce s’ouvre sur les terrasses et sur un salon plus petit orné de charmants panneaux de bois peint du XVIIIe évoquant les loisirs. Il conduit à la salle à manger, inspirée du salon de la paix du Château de Versailles, entièrement revêtue de marbres polychromes, qui donne sur le jardin.

Le salon de musique de l’hôtel du vivant de Winnaretta Singer, au début du XXe siècle

Cette litanie ornementale nous fait parfaitement sentir le poids esthétique qui pèse sur les artistes soutenus par la princesse, et d’une manière générale par toute cette classe donneuse d’ordres18. Peu importe si nos compositeurs sont conscients ou non des enjeux en cours, ils ne sont pas de taille à résister à ce niveau de pression sociale. D’une manière raffinée et extravagante « l’aristo-bourgeoisie » impose ses goûts. Le temps des passions romantiques semble bel et bien fini : retour à l’ordre, à la raison, avec pour modèle l’Ancien Régime et son esthétique indépassable : la Grèce antique. Pas étonnant de voir alors éclore toutes sortes d’œuvres portant des noms de danses anciennes : Menuet, Gavotte, Sarabande et autres Passe-Pied … Et nul besoin de passer commande : les artistes, par mimétisme et souci de se fondre dans l’air ambiant, sauront aller au devant du désir néoclassique de cette classe.

Romantisme et révolution permanente

Ainsi, aussitôt qu’apparaît une nouvelle percée romantique dans le domaine du langage harmonique, survient une contre-révolution stylistique sur le plan de la forme musicale. Mais alors avec tout cela : Qu’est-ce le romantisme19 ?Comment s’y retrouver dans tout cet imbroglio : révolution romantique sur le plan esthétique et formel, contre-révolution par le retour de la modalité du plain-chant, révolution harmonique tardive et paradoxale, retour aux danses anciennes ?

Et la modernité dans tout ça ? Elle n’est peut-être que l’autre nom du romantisme, qui ne serait lui-même que l’autre nom de la révolution permanente, qui résiste sans cesse aux réactionnaires de tout temps. Après tout, c’est une belle définition, non ?


Pour prolonger

Diagonale sonore, Rémy Cardinale : Blindtest #15

Le site de l’Armée des Romantiques.


  1. Alain Vaillant, Qu’est-ce le romantisme, p. 208 ↩
  2. Hernani, Victor Hugo, drame romantique créé en 1830 ↩
  3. Bien évidement le romantisme ne peut-être réduit qu’à cette caractéristique, n’oublions pas tout le caractère sensible et intime qui lui sera ardemment reproché à la fin du XIXe siècle.  ↩
  4. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762) ↩
  5. Musique sacrée dans la période médiévale qui utilise les caractéristiques du plain-chant : musique monophonique, a capella, échelle modale ↩
  6. Michel Faure, Point d’orgue ou musique, histoire, politique et religion, St. Honoré éditions – Paris, p.89 ↩
  7. Mode de fa avec le si bécarre et le ton de fa majeur avec le si bémol ↩
  8. Jean-Jacques Rousseau, Projet concernant de nouveaux signes pour la musique (1742) ↩
  9. Jean-Michel Nectoux, Camille Saint-Saëns & Gabriel Fauré, Correspondance ↩
  10. Philip Kolb dans son édition de la Correspondance de Marcel PROUST, t. I, PP. 337-338, Plon, 1971, date cette lettre de septembre 1894. ↩
  11. Saint-Saëns, lettre autographe du 16 juin 1921. (B.N., L. a. Camille Saint-Saëns, 131) ↩
  12. Hertor Berlioz, Mémoires, p.106 ↩
  13. Passons sur cette notion même de « don » qu’il faudrait également interroger ↩
  14. Voir les travaux de Michel Faure à ce sujet dans Musique et société du second Empire aux années vingt, éditions Flammarion ↩
  15. Pavane op.50 composée en 1887 pour petit orchestre. ↩
  16. Michel Faure, Musique et société du second Empire aux années vingt, éditions Flammarion, p.28 ↩
  17. 43, avenue Georges-Mendel, Paris 16e, le lieu abrite l’actuelle Fondation Singer-Polignac ↩
  18. Pour avoir eu l’occasion en tant qu’artiste d’être résident dans cette Fondation, je peux attester qu’on effectue en y entrant un voyage dans le temps. Aujourd’hui  encore cette institution reflète parfaitement le pouvoir qu’exerce la bourgeoisie sur le milieu de l’art musical classique. ↩
  19. Titre de l’ouvrage d’Alain Vaillant, ed. Biblis ↩
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