02.10.2025 à 06:00
En Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l'autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l'écart entre les deux camps reste profond. Le 10 mars 2025, le président syrien Ahmed Al-Charaa et Mazloum Abdi, dirigeant militaire des Forces démocratiques syriennes, avaient signé un accord prévoyant (…)
- Magazine / Syrie, Kurdes, Minorités, Rojava, Transition politique, DruzesEn Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l'autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l'écart entre les deux camps reste profond.
Le 10 mars 2025, le président syrien Ahmed Al-Charaa et Mazloum Abdi, dirigeant militaire des Forces démocratiques syriennes, avaient signé un accord prévoyant des avancées concrètes sur le statut et la place des Kurdes. Six mois plus tard, sa mise en œuvre se fait toujours attendre. La Turquie et Israël tentent activement de bloquer ce processus : Ankara pousse pour un État syrien centralisé, Tel-Aviv préfère un morcellement du pays. Les États-Unis, eux, donnent l'impression de changer de cap au gré des événements. Les Kurdes et leurs alliés plaident pour une autonomie dans une Syrie unifiée, un équilibre complexe.
Le 12 juillet 2025, Tom Barrack, ambassadeur des États-Unis en Turquie et envoyé spécial pour la Syrie et le Liban, a reproché aux FDS leur lenteur à s'intégrer à l'armée. Il a rappelé que la Syrie est « un seul pays, une seule nation avec une seule armée ». Les dirigeants kurdes ont immédiatement répondu : « Un retour à la situation antérieure à 2011 n'est pas négociable, c'est exclu. » Pas question d'un retour à la centralisation d'avant-guerre. Les FDS acceptent de rejoindre l'armée, mais comme force autonome en coordination avec Damas.
Changement de ton un mois plus tard : lors d'une réunion à Amman, le 12 août, Barrack plaide pour une Syrie décentralisée et affirme que les Unités de protection du peuple (YPG) ne sont pas liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais alliés des États-Unis. Pour Patrice Franceschi, auteur de Avec les Kurdes (Gallimard, 2020), la raison est limpide : « Les États-Unis ne comprennent pas grand-chose de la situation en Syrie, c'est comme en Afghanistan. Leur politique varie comme une girouette. Le massacre des Druzes les a fait changer d'avis. »
« Quant à la Turquie, poursuit-il, elle veut liquider toute autonomie kurde en Syrie et transformer la nouvelle Syrie en un État centralisé à la turque. Si cela échoue, elle va reprendre son intervention militaire, peut-être à travers l'Armée nationale syrienne qu'elle équipe et entraîne. » Selon lui, les Kurdes le savent très bien et ils se préparent. « Depuis la chute de Bachar Al-Assad, Ankara est à la manœuvre. C'est le projet turc qui se met en place actuellement. Ahmed Al-Charaa ne peut rien faire sans l'accord de la Turquie. Il a tout au plus 20 000 combattants. »
Le journaliste Sylvain Mercadier renchérit :
Les États-Unis ont changé de ton suite aux violences entre les Druzes d'un côté et les forces tribales soutenues par des milices du gouvernement de Damas de l'autre. Ces dernières sont responsables des massacres à Soueïda. Cela a certainement influencé la politique étatsunienne et démontre que Tom Barrack et Washington naviguent à vue dans leurs efforts de sortie de crise. C'est l'amateurisme et le court-termisme classique de la politique extérieure de Trump.
Un rapport d'Amnesty International Syrie1 confirme la responsabilité des forces gouvernementales et de leurs alliés dans l'exécution de dizaines de Druzes les 15 et 16 juillet 2025 :
Le 15 juillet, les forces gouvernementales avaient annoncé être entrées dans la ville de Soueïda. (…) L'escalade de la violence n'a pris fin qu'avec le retrait des forces gouvernementales tard dans la nuit du 16 juillet, laissant derrière elles plusieurs dizaines de corps assassinés. Sur certaines vidéos authentifiées, on peut voir des hommes armés en uniforme, sans insigne, circuler à bord de camions portant clairement le logo du ministère de l'intérieur.
Les Druzes, communauté issue d'une branche du chiisme, sont en première ligne depuis ces massacres. Leur chef spirituel syrien, Hikmat Al-Hijri, a réclamé une séparation administrative d'avec Damas. Mais Walid Joumblatt, leader du Parti socialiste progressiste et de la communauté druze au Liban, nous a déclaré s'y opposer farouchement :
Je suis contre la séparation des Druzes de l'État syrien, car cela signifierait la dislocation du pays. Le projet initial israélien, sioniste, c'est de disloquer toute la région, en partant de la Syrie. (…) Les Druzes vivent ensemble avec les Bédouins dans la même région depuis des siècles, on ne peut pas les séparer.
En mai 2025, Joumblatt s'était rendu à Damas pour dialoguer avec Al-Charaa et des responsables druzes :
Il faut œuvrer à une réconciliation entre les Druzes et le gouvernement de Damas, ce qui a été le cas tout au long de l'histoire. (…) Je ne suis pas pour tout centraliser à Damas, mais pour que les habitants de Soueïda, Druzes et Bédouins, restent dans une Syrie unifiée avec une nouvelle formule de gouvernement, non centralisé comme avant, mais avec une gestion conjointe de la police, de l'armée et aussi de l'économie.
La participation de milices pro-régime aux massacres des Alaouites en janvier 2025 puis des Druzes en juillet 2025 a creusé la méfiance. Et les propos récents d'Al-Charaa n'ont rien arrangé. Le 12 septembre 2025, il déclarait que « les FDS ne représentent pas tous les Kurdes, que la région qu'elles contrôlent est à majorité arabe ». La réplique d'Aldar Khalil, un dirigeant des FDS, lancée sur une place de Qamishili le 17 septembre, a été cinglante :
Qui représentes-tu ? Qui t'a amené à Damas ? La côte syrienne, le nord-est de la Syrie et Soueïda ne t'acceptent pas, et les Alaouites, les Druzes, les Yézidis, les Arméniens et les sunnites ne t'acceptent pas non plus. Aucune élection n'a eu lieu, qui représentes-tu ?
Al-Charaa ne semble prêt qu'à concéder une autonomie communautaire limitée dans certaines zones kurdes comme Kobané ou Qamishli, assortie de quelques postes symboliques. Les Kurdes, eux, rejettent une logique ethnique ou confessionnelle à la libanaise et défendent une décentralisation régionale inspirée de l'Espagne, de la Suisse ou de la Belgique.
Shahrazad Al-Hussein Al-Jasem de Deir ez-Zor, membre de Zenobia, une association de femmes arabes basée à Raqqa, explique qu'elle ne fait pas partie des Arabes qui veulent se séparer des Kurdes.
Nous ne voulons pas le retour de Damas dans notre région, parce que le gouvernement de Damas est un gouvernement d'une seule couleur, ce n'est pas un gouvernement inclusif. Les gens de Deir ez-Zor soutiennent les FDS. Nous voulons rester avec eux. Nous voulons une gouvernance décentralisée.
Georgette Barsoum, représentante de l'Union des femmes syriaques, confirme :
Après la bataille contre l'Organisation de l'État islamique nous avons créé nos propres organisations et nous avons obtenu des acquis, pas seulement pour les femmes, mais au niveau du fonctionnement démocratique de la société. Nous avons de fortes craintes que ce gouvernement autoproclamé de Damas veuille casser nos acquis. Ils ne veulent pas de notre projet d'autogouvernement.2.
Malgré tout, les discussions se poursuivent sur des sujets précis. À Damas, Îlham Ahmed, la ministre des affaires étrangères de l'Administration autonome dans le nord et l'est de la Syrie (AANES), a rencontré le chef de la diplomatie syrienne, Assaad al-Chaibani. Ils ont abordé le contrôle des frontières, en envisageant une gestion conjointe ainsi que la réouverture de l'aéroport de Qamishli. Les diplômes des universités de Kobané, Qamishli et Raqqa sont aussi désormais reconnus par Damas, et la langue kurde est de facto acceptée.
Le retour des déplacés reste en suspens : environ 350 000 personnes, chassées lors des offensives turques à Afrin en 2018 puis à Tal Abyad et Ras al-Aïn en 2019, survivent toujours dans des camps. L'accord du 10 mars 2025 prévoit leur retour, mais les milices pro-turques refusent de quitter ces zones. « Le retour des déplacés d'Afrin est lié à un accord global sur l'armée. La Turquie veut d'abord un désarmement des FDS avant de donner l'ordre à ses proxys de quitter la zone (…) », explique Hozan Ahmed, secrétaire du bureau Rojava Europe. Le dossier énergétique, lui, paraît plus simple : les Kurdes contrôlent les champs pétroliers et gaziers du nord-est et de Deir ez-Zor, mais affirment que ces ressources appartiennent à tous les Syriens.
Depuis sa prison, Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, observe avec impatience l'évolution sur le terrain. Le 27 février 2025, il avait annoncé la dissolution du parti, hors Rojava, mais attend toujours un geste d'Ankara. En septembre 2025, il a mis en garde :
Si on désarme les FDS maintenant, les Kurdes subiront le même sort que les Druzes et les Alaouites. Si Damas ou Ankara exigent le désarmement des FDS, on arrête tout le processus de paix en Turquie. (…) Ankara et Damas ont intérêt à accepter l'offre de paix des Kurdes, car notre but est le vivre ensemble, c'est la coexistence. Si cette offre échoue, ce seront les États-Unis et Israël qui vont modeler la région. Et leur but est la division entre les peuples.
01.10.2025 à 06:00
Il y a 40 ans, le 1er octobre 1985, l'aviation israélienne bombardait le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine à Hammam Chatt, dans la banlieue sud de Tunis. Cette opération aérienne reste, à ce jour, la plus éloignée jamais menée par Tel-Aviv. Les attaques de drones contre la flottille pour Gaza, amarrée au large de Tunis début septembre 2025, ont ravivé ce souvenir. Tahar Al-Cheikh, directeur égyptien du bureau de l'Agence palestinienne de presse et (…)
- Lu, vu, entendu / Tunisie, Israël, ONU, OLP, Terrorisme, Histoire, États-UnisIl y a 40 ans, le 1er octobre 1985, l'aviation israélienne bombardait le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine à Hammam Chatt, dans la banlieue sud de Tunis. Cette opération aérienne reste, à ce jour, la plus éloignée jamais menée par Tel-Aviv. Les attaques de drones contre la flottille pour Gaza, amarrée au large de Tunis début septembre 2025, ont ravivé ce souvenir.
Tahar Al-Cheikh, directeur égyptien du bureau de l'Agence palestinienne de presse et d'information (Wafa) à Tunis, s'en souvient comme si c'était hier. Le matin du 1er octobre 1985, lorsqu'il arrive à Hammam Chatt, la banlieue sud à 25 km de la capitale tunisienne, il voit Yasser Arafat debout sur les décombres de son bureau, lançant aux micros des agences de presse internationales, sur un ton de défi, des messages pleins de pugnacité. Entre-temps, ses camarades étaient occupés à aider les agents de la défense civile tunisienne à évacuer les corps déchiquetés.
Les avions israéliens venaient de larguer leurs charges explosives, à 3 100 km de Tel-Aviv, sur le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le bureau de son chef Abou Ammar, nom de guerre de Yasser Arafat, laissant derrière eux cinquante morts palestiniens, dix-huit tunisiens et une centaine de blessés. Les dégâts matériels ce jour-là sont estimés à environ 8,5 millions de dollars (7,24 millions d'euros).
Les pilotes avaient cru avoir atteint leur objectif principal : tuer Arafat et enterrer une fois pour toutes le commandement de la révolution palestinienne. À Tel-Aviv, des officiers de l'armée de l'air commandés par Amos Lapidoth et des agents du Mossad dirigé par Nahum Admoni se préparent à sabrer le champagne pour célébrer le massacre quand, soudain, Abou Ammar apparaît à l'écran, debout sur les décombres de sa maison et promettant à Israël une dure riposte. Dans une formule claire et concise, Tahar Al-Cheikh a publié un communiqué : « Arafat a échappé à une tentative d'attentat sioniste. »
Al-Cheikh se rappelle les détails de ce mardi sanglant :
J'étais dans mon bureau de l'Agence palestinienne de presse et d'information, dans le quartier d'El Menzah 6 [quartier résidentiel au nord de Tunis.], quand, quelques minutes avant dix heures, nous avons été informés que des avions de guerre avaient bombardé le bureau du président Arafat dans la banlieue de Hammam Chatt. De là où nous étions, nous avions ressenti une vibration au passage des avions, une sensation que nous avions bien connue du temps où nous étions au Liban. Plusieurs locaux se trouvaient dans le quartier général à Hammam Chatt : le bureau du président Arafat, son logement particulier, le siège de la Force 17 (la garde présidentielle), de l'administration militaire où étaient gardées les archives des combattants de la révolution palestinienne, de l'administration financière, ainsi que quelques logements des compagnons d'Abou Ammar et des employés de l'OLP.
J'ai eu beaucoup de mal à arriver sur place, car les autorités tunisiennes avaient étroitement encerclé la ville. Abou Ammar était calme, comme à son habitude, mais son visage exprimait de la colère et beaucoup de défi.
Dès leur arrivée en 1982, après avoir quitté Beyrouth encerclée par l'armée israélienne, les dirigeants palestiniens choisissent de s'établir dans la banlieue tranquille de Hammam Chatt. Ils font de l'hôtel Salwa et de ses environs leur quartier général. Quant aux combattants, ils s'installent dans le camp d'Oued Zarga, entre les gouvernorats de Béja et Jendouba, au nord-ouest de la capitale, non loin de la frontière algérienne.
Toujours selon Al-Cheikh :
Quatre avions F-15 ont pénétré l'espace aérien tunisien à dix heures. Ils ont bombardé le quartier général pendant plus de dix minutes. Ils étaient appuyés par des avions de chasse en prévision d'une éventuelle interception aérienne et se sont ravitaillés en carburant à l'aller et au retour dans le ciel méditerranéen, en dehors de l'espace aérien tunisien.
Des sources appartenant à la Sûreté nationale tunisienne ayant travaillé au sein de la cellule de communication tuniso-palestinienne racontent que le chef du gouvernement italien, le socialiste Bettino Craxi, a averti les autorités de la présence d'avions de guerre à l'identité inconnue s'étant ravitaillés en carburant au-dessus de la Méditerranée et se dirigeant vers les côtes tunisiennes. Mais le temps limité et l'écart considérable de puissance entre l'armée de l'air israélienne de la modeste défense tunisienne n'ont laissé aucune chance à la moindre intervention.
Malgré sa présence en Tunisie, la résistance palestinienne n'avait pas cessé ses attaques contre Israël. Le 25 septembre 1985 à l'aube, un commando de fedayin s'est emparé du yacht israélien First, amarré dans le port chypriote de Larnaca, séquestrant les trois membres de son équipage. L'OLP affirmait qu'il s'agissait d'une station mobile du Mossad, les services du renseignement extérieurs israéliens, qui surveillait le déplacement des combattants palestiniens vers le Liban par voie maritime. Le commando exigeait la libération de détenus palestiniens contre celle des otages du yacht. Un commando israélien a tenté un assaut mais ce fut un échec, et les fedayin ont tué les agents israéliens puis se sont rendus aux autorités chypriotes. Le gouvernement israélien, dirigé alors par Shimon Peres, a pris prétexte de cet événement pour reprendre les campagnes aériennes comme au moment du siège de Beyrouth de 1982.
Quelques semaines auparavant, début septembre 1985, la formation de gauche du Front de libération de la Palestine (FLP), dirigée par Mohammed Abbas (Abou Abbas), avait tenu son congrès dans le camp de l'OLP de Oued Zarga. Arafat avait prononcé un discours dans lequel il avait révélé que des sources sérieuses lui avaient transmis des informations, indiquant qu'un cabinet israélien s'était réuni et avait décidé de bombarder les locaux de l'OLP en Tunisie. Il avait affirmé avoir partagé ces informations avec des responsables tunisiens, qui avaient déclaré l'état d'alerte.
Les propos d'Abou Ammar sur l'intention d'Israël de bombarder la Tunisie précèdent l'opération du yacht de Larnaca, ce qui montre bien que la décision israélienne était prise depuis longtemps et attendait n'importe quel prétexte pour être exécutée. Chose que confirme Tahar Al-Cheikh :
Durant l'été 1985, des services de sécurité amis nous ont avertis de la possibilité d'une action militaire contre l'OLP en Tunisie. De même, les services de sécurité de la Révolution palestinienne ont reçu des informations en provenance de la Palestine occupée, disant qu'Israël se préparait à une action en Tunisie, sans préciser de quoi il s'agissait au juste.
Abou Ammar est rentré du Maroc la veille du bombardement. Comme à l'accoutumée, il est accueilli par un ministre tunisien et un certain nombre de cadres de l'OLP. Sur le terrain, des agents du Mossad surveillent son convoi pendant qu'il se dirige vers le siège du commandement de l'OLP à Hammam Chatt. Assis à ses côtés dans la voiture, Hakam Balaoui, l'ambassadeur de Palestine en Tunisie, lui apprend qu'un hôte arabe important l'attend à la Marsa, dans la banlieue nord de Tunis. Immédiatement, Abou Ammar demande à son chauffeur de s'y rendre, pendant que le convoi poursuit son chemin vers la banlieue sud. Un changement inopiné auquel les agents du Mossad n'ont pas prêté attention. Dans la résidence de Hakam Balaoui, Arafat s'entretient avec son « hôte arabe » jusqu'à une heure tardive, ce qui l'aurait décidé à passer la nuit à la Marsa.
Mais dans ses mémoires intitulées Un premier ministre de Bourguiba témoigne, le premier ministre tunisien de l'époque Mohamed Mzali livre une autre version :
Le 30 septembre 1985, vers 20 heures, je reçois un coup de téléphone de Hakem Balaoui, représentant de l'OLP en Tunisie, qui m'informe que Yasser Arafat venait de rentrer du Maroc et qu'il souhaitait me voir, le plus rapidement possible. Une heure plus tard, Arafat, accompagné des autres dirigeants « historiques » palestiniens — Abou Iyad (Salah Khalaf), Abou Jihad (Khamom Al-Wazir), Farouk Kaddoumi, Mahmoud Abbas alias Abou Mazen, et Balaoui — arrive chez moi. Il me transmet un message de Hassan II [le roi du Maroc], selon lequel des soldats libyens se prépareraient à une incursion sur le territoire tunisien, en portant l'uniforme de l'armée tunisienne. J'ai pris immédiatement les dispositions qui s'imposaient en alertant les ministres de la Défense et de l'Intérieur pour mobiliser le bataillon du Sahara, ainsi que la Garde nationale et la police1.
Les relations entre Tunis et Tripoli à ce moment-là sont en pleine crise, sur fond de menaces de la part de Mouammar Kadhafi d'envahir son voisin, après avoir expulsé des milliers de travailleurs tunisiens à l'été 1985.
Nouri Bouchaala, officier du service tunisien de protection des personnes et des biens et chef de l'unité de garde et d'escorte des dirigeants palestiniens, raconte qu'après être sorti de chez Mzali, Abou Ammar se dirige vers la maison de l'ambassadeur palestinien, où il a présidé quelques réunions jusqu'à une heure tardive. Malgré la proposition de Balaoui de rester pour la nuit, Arafat tenait à rentrer à Hammam Chatt. Mais sur le chemin, il a brusquement décidé de prendre la direction du bureau d'Abou Jihad à la Marsa pour y finir la nuit2.
Pourquoi le choix de cette date de la part des Israéliens ? Plusieurs responsables et cadres militaires de la Révolution palestinienne se trouvant en Algérie, au Yémen et au Soudan étaient convoqués au Conseil supérieur de la sécurité nationale qui devait se tenir à Tunis le 1er octobre. Cette date n'était connue que d'un cercle restreint de hauts dirigeants, ce qui en dit long sur la faille de sécurité dans les rangs de l'OLP. Tahar Al-Cheikh explique :
Beaucoup plus tard, en 1993, nous avons découvert que Adnane Yassine, qui occupait un poste important à l'ambassade palestinienne en Tunisie, transmettait toutes les informations sur l'OLP à Israël. Il est fort probable qu'il collaborait déjà avec le Mossad depuis l'époque de Beyrouth, c'est-à-dire avant même notre arrivée en Tunisie en 1982.
Le jour J, les chefs militaires palestiniens se réunissent à 9 h 30 dans le hall extérieur du siège du commandement à Hammam Chatt. Arafat se réveille tard et demande qu'on retarde la réunion d'une demi-heure. Les dirigeants présents préfèrent alors reporter la réunion et se séparent. Abou Ammar est à un quart d'heure de Hammam Chatt quand il entend le fracas des bombes.
Comme le confie Mohamed Mzali, les services de sécurité tunisiens croient d'abord à une attaque libyenne. Le capitaine tunisien Nouri Bouchaala se rend ce matin du 1er octobre à son travail, au QG palestinien de Hammam Chatt, quand il entend, via l'émetteur radio de sa voiture, un appel provenant du bureau du responsable du service de protection des personnalités, l'officier Salem Baraket. Ce dernier annonce d'abord que des avions libyens sont en train de bombarder la banlieue sud de Tunis.
Bouchaala raconte :
Malgré l'effet de surprise, j'ai poursuivi ma route à toute vitesse. À mon arrivée à Hammam Chatt, j'ai été terrifié par ce que j'ai vu au premier abord — la dévastation, les cadavres gisant sur les décombres (…). Une des bombes qui avait raté sa cible avait creusé un cratère de plus de trois mètres de profondeur et d'environ cinq mètres de diamètre. La moitié de la carcasse d'une voiture de l'OLP, qui était garée sur place, était suspendue à un arbre énorme. Cadres de la sécurité et personnalités politiques ont afflué, parmi lesquels le premier ministre Mohamed Mzali, Wassila Bourguiba [l'épouse du président de la République] et Abou Iyad. Quant à Zine El-Abidine Ben Ali3, le directeur de la Sûreté nationale, il est arrivé sur les lieux en même temps qu'Abou Abbas, le secrétaire général de l'OLP. Ben Ali est sorti de sa voiture, souriant, et a dit à l'un des combattants palestiniens, en plaisantant non sans lourdeur : « Ne pouviez-vous pas abattre un des avions avec votre arme ? », en montrant la kalachnikov que l'homme avait entre les mains4.
Quelques jours après le raid israélien, les responsables du Centre d'alerte contre le terrorisme de la marine américaine découvrent des piles de documents secrets dans le bureau de Jonathan Pollard, analyste du service d'enquête navale, sans rapport avec ses activités. Suite à cette découverte, Pollard tente de fuir les États-Unis avec son épouse. Il se rend à l'ambassade israélienne à Washington demander l'asile politique, mais les Israéliens le lui refusent. Interpellé par le FBI, il est accusé de « transmission d'informations secrètes à un État allié, sans intention de nuire aux États-Unis ». En juin 1986, il reconnaît avoir espionné pour le compte d'Israël, mais simplement pour aider à le défendre.
Selon le rapport de la CIA de 1987 déclassifié et publié par les archives de la Sûreté nationale à l'Université Georges Washington en 20125, la mission de Pollard consistait à procurer à Tel-Aviv des informations sur des projets nucléaires, militaires et technologiques des États arabes, du Pakistan et de l'Union soviétique. En tout, il a transmis près de 1 500 notes sur le Proche-Orient et le Maghreb, sur le littoral méditerranéen et sur le littoral de l'Océan indien.
Les documents envoyés par l'espion israélien ont fourni des informations très précises sur le siège de l'OLP à Tunis, sur les capacités des défenses aériennes tunisienne et libyenne.
Une fois la stupeur passée, la Tunisie décide de réagir. Tahar Al-Cheikh se souvient :
Nous étions conscients depuis notre arrivée en Tunisie qu'Israël n'aurait de cesse qu'il n'anéantisse l'OLP, comme il avait tenté de le faire en Jordanie et au Liban. Et puis, nous avions acquis l'expérience de cet ennemi à Beyrouth et nous étions habitués aux raids surprises, aux descentes et aux opérations spéciales visant les chefs de la Révolution. Mais les citoyens tunisiens, qui vivaient pour la première fois une telle action d'Israël, ont subi le plus grand choc. D'où une importante réponse populaire, avec des marches et des manifestations en soutien à la Palestine, et, sur le plan officiel, une action diplomatique tunisienne auprès du Conseil de sécurité de l'ONU.
À Paris, l'ambassadeur tunisien Hédi Mabrouk qualifie le raid israélien de « terrorisme d'État », rappelant qu'il y a également eu des victimes parmi les civils et les forces de sécurité tunisiennes. L'ambassadeur israélien, Ovadia Soffer, rétorque que son gouvernement « n'avait rien contre la Tunisie » mais ajoute : « Le siège de l'OLP est protégé par la Tunisie, elle assume donc la responsabilité des activités de l'OLP. » Quant au premier ministre israélien Shimon Peres, il affirme dans un discours prononcé à Tel-Aviv le lendemain de l'opération, qu'Israël n'oubliera pas « l'attaque de Larnaca et ne pardonnera pas ».6
Les réactions arabes et internationales se succèdent également. Le président étatsunien Ronald Reagan publie un communiqué dans lequel il affirme : « Le raid était un acte de légitime défense, et j'ai toujours eu confiance dans les services de renseignements israéliens. » Son homologue tunisien, Habib Bourguiba, convoque alors l'ambassadeur de Washington à Tunis, et le charge de transmettre les protestations des autorités tunisiennes contre la violation israélienne. Il accuse également les États-Unis d'avoir été informés par avance du plan israélien. Washington répond en remettant à l'ambassadeur tunisien, Néjib Bouziri, un mémorandum qu'il refuse de réceptionner, rappelant l'opération contre le yacht de Larnaca, considérée comme « une attaque terroriste palestinienne à laquelle Israël a riposté par une réponse aérienne sur Hammam Chatt ».
Bourguiba est tellement en colère qu'il appelle son ministre des affaires étrangères, Béji Caïd Essebsi, qui assiste alors, à New York, aux sessions de l'Assemblée générale de L'ONU, et l'informe de son intention de rompre les relations avec les États-Unis, si jamais ces derniers utilisent son droit de veto au Conseil de sécurité pour contrer une résolution condamnant Israël7.
Caïd Essebsi raconte dans ses Mémoires les détails de la lutte diplomatique qui s'est déroulée dans les couloirs du Conseil de sécurité suite à l'attaque :
L'essentiel, pour nous, étant d'obtenir une résolution qui condamne expressément l'agression, la marge de manœuvre étant extrêmement étroite entre cet objectif et le seuil d'admissibilité de la délégation américaine. La formulation du projet de résolution faisait l'objet d'une délibération au sein du groupe des six pays non-alignés membres du Conseil, avec la constante participation de la Tunisie et du représentant de l'OLP, Zehdi Terzi. […] La première version du projet de résolution était prête dans la matinée du 2 octobre, dès l'ouverture du Conseil. La formulation retenue condamne Israël comme agresseur et pour son « terrorisme d'État »8.
Washington tente d'engager des discussions avec la délégation tunisienne à propos de la formulation par l'intermédiaire de son représentant au Conseil de sécurité Vernon Walters, qui a menacé d'opposer son veto au projet dans sa version comportant l'expression « terrorisme d'État ». La séance de vote est reportée de deux jours. Caïd Essebsi s'explique, toujours dans ses Mémoires :
Cette nuit-là, j'ai repensé aux objections soulevées par l'ambassadeur Walters. Je m'estimais tenu à l'obligation de résultat, non à un quelconque fétichisme de pure terminologie. Si le veto étatsunien ne tenait qu'à un ajustement de forme, la condamnation d'Israël pourrait être formulée autrement. […] Sans négocier avec la délégation américaine et sans lui demander au préalable un quelconque engagement, je prends sur moi de changer le texte du projet de résolution sur deux points : au lieu de « condamne Israël », je substitue [sic] « condamne l'acte d'agression armé perpétré par Israël » ; je supprime d'autre part la mention de « terrorisme d'État ». M. Bouziri n'en était pas convaincu : il estimait que ces amendements constituaient un compromis vain et sans portée.9
Ces rectifications n'ont pas plu non plus au représentant de l'OLP à l'ONU, qui a exprimé de nombreuses réserves à leur sujet. Mais Essebsi affirme avoir joint Farouk Kaddoumi10, qui était à New York à ce moment-là, et obtenu de lui des instructions à l'attention de son représentant, afin que celui-ci s'engage à s'en tenir entièrement aux décisions de la délégation tunisienne.
La séance de vote commence le matin du 4 octobre. Après les délibérations, l'ambassadeur étatsunien rejoint la salle. Il a consulté Reagan au téléphone et réussi à le convaincre d'une abstention, suite aux amendements tunisiens. L'ancien ministre tunisien des affaires étrangères témoigne :
C'est seulement en fin de séance, lors du vote qui intervient vers 20 heures, que je réalise l'exploit personnel du général Walters. Il avait réussi à obtenir du président Reagan le choix de l'abstention, et donc le renoncement au veto, laissant passer la résolution à raison de 14 voix contre zéro. C'est Benyamin Nétanyahu, le chef de la délégation israélienne, qui eut la mauvaise surprise, car la décision américaine, modifiée dans des délais aussi brefs, ne lui avait guère permis de lancer une contre-offensive. Ayant appris à la dernière minute le revirement de la délégation américaine, il s'en était pris à Walters personnellement, en l'attrapant par la veste sur son siège même de président du Conseil de sécurité. Exaspéré, il réalisait qu'il n'avait plus le temps d'agir pour rétablir le veto. Si la décision américaine avait été modifiée la veille, des interventions immédiates et puissantes auprès du président Reagan auraient peut-être réussi à rétablir le veto. La résolution du 4 octobre 1985 était, pour la Tunisie, un succès retentissant.11
La position étatsunienne n'était pas tant due à une conviction de Washington que l'attaque israélienne était une erreur, qu'à un soutien au régime de Bourguiba face à la colère populaire et aux surenchères du colonel Mouammar Kadhafi. Un document des services de renseignements centraux étatsuniens, daté du 7 octobre 1985, révèle que l'administration Reagan avait décidé de ne pas opposer son veto à la résolution du Conseil de sécurité dénonçant l'attaque israélienne sur le siège de l'OLP après avoir reçu les avertissements des renseignements disant que le veto étatsunien était susceptible de conduire au renversement par la Libye du gouvernement tunisien allié de l'Occident, alors que la Tunisie vivait la fin du règne de Bourguiba qui sera renversé par un coup d'État deux ans plus tard. Le document précise :
Face aux critiques adressées par Israël et par les organisations juives américaines au sujet de sa décision de s'abstenir de voter vendredi soir, l'administration est intervenue aujourd'hui afin d'expliquer sa position en privé aux Israéliens et à d'autres. Le ministre des affaires étrangères, Georges P. Shultz, a appelé au téléphone Yitzhak Shamir, le ministre des affaires étrangères israélien, qui était à New York, pour lui assurer que l'administration Reagan restait déterminée à prendre des mesures fortes contre les terroristes. Il a également informé Shamir que les États-Unis considéraient l'attaque israélienne sur le siège de l'OLP comme un acte de légitime défense contre une série d'actions terroristes commanditées par l'OLP. Et Shultz a autorisé les Israéliens à rendre ses commentaires publics. […] L'ambassadeur des États-Unis en Tunisie, Peter Sebastian, avait envoyé un télégramme urgent de Tunis déclarant que si l'administration ne changeait pas radicalement sa politique générale, le gouvernement de Bourguiba se retrouverait dans une situation sans issue. L'ambassadeur et les responsables des renseignements en Tunisie ont affirmé que la Libye, qui avait échoué à déstabiliser la Tunisie au cours des derniers mois, pourrait y parvenir aujourd'hui. L'inquiétude des Étasuniens en Tunisie avait atteint un point tel que des ordres avaient été donnés de commencer à mettre en route des déchiqueteuses pour détruire les documents secrets de l'ambassade par mesure de précaution au cas où l'ambassade subissait l'assaut de groupes de militants de gauche.12
1Mohamed Mzali, Un premier ministre de Bourguiba témoigne, Sud Éditions, Tunis, 2010.
2Nouri Bouchaala, Mémoires d'un officier de la sécurité, Centre de recherche de l'OLP, 2015 (en arabe).
3NDLR. Devenu ensuite ministre de l'intérieur puis premier ministre, Ben Ali mènera un coup d'État contre le président Bourguiba le 7 novembre 1987.
4Nouri Bouchaala, op. cit.
5Jonathan Pollard : Revisiting a Still Sensitive Case, édité par Jeffrey T. Richelson, 14 décembre 2012.
6« Israeli planes attack P.L.O. in Tunis », The New York Times, 2 octobre 1985.
7NDLR. La colère du président tunisien s'explique par le fait que, dès le lendemain de l'indépendance, Habib Bourguiba a choisi de s'aligner sur le camp étatsunien et non soviétique. La complicité étatsunienne dans l'opération israélienne a donc été vécue comme une trahison du côté de Carthage.
8Béji Caïd Essebsi, Bourguiba, Le bon grain et l'ivraie, Sud Éditions, Tunis, 2011.
9Ibid.
10A l'époque chef du département politique, soit l'équivalent du ministre des affaires étrangères de l'OLP.
11Ibid.
12U.S. Defends action in U.N. on raid — Document (FOIA)/ESDN (CREST) : CIA-RDP90-00965R000302630056-0. Date de publication 7 octobre 1985.
30.09.2025 à 10:50
Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Attaquée dans la nuit du 23 au 24 septembre, la flottille repart de Grèce pour son ultime étape et s'attend à être de nouveau prise pour cible. Recevez la prochaine chronique directement dans votre boite e-mail en vous abonnant gratuitement à notre lettre hebdomadaire ici.
- Magazine / Israël, Bande de Gaza, ONU, Gaza 2023-2025Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Attaquée dans la nuit du 23 au 24 septembre, la flottille repart de Grèce pour son ultime étape et s'attend à être de nouveau prise pour cible.
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