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DISSIDENCES


Recensions et éclairages critiques sur les mouvements révolutionnaires, les gauches radicales et les dissidences artistiques et culturelles.

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28.03.2023 à 18:02

Francesco Giliani, “Troisième Camp” ou nouvel “Octobre” ? Socialistes de gauche, trotskistes et Deuxième Guerre mondiale (1938-1948), Université Lumière Lyon 2, décembre 2020, thèse d’histoire, sous la direction de Gilles Vergnon, 709 pages[1].

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  La Une de Socialist Appeal, hebdomadaire du SWP (QI) des Etats-Unis, 20 janvier 1940 [1] Le 19/8/2022 la version 1 (unique à cette date) a été copiée sur le site officiel theses.fr à l’adresse suivante : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03227424 Un compte-rendu de Jean Hentzgen (avec l’amicale participation de Jean-Guillaume Lanuque) Cette étude visait à comprendre les différences de programmes et d’orientations politiques séparant les socialistes de gauche et les trotskystes pendant la période 1938-1948. A cela s’ajoutait pour l’auteur l’objectif de continuer la thèse de Michel […]
Texte intégral (4523 mots)

 

La Une de Socialist Appeal, hebdomadaire du SWP (QI) des Etats-Unis, 20 janvier 1940

[1] Le 19/8/2022 la version 1 (unique à cette date) a été copiée sur le site officiel theses.fr à l’adresse suivante : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03227424

Un compte-rendu de Jean Hentzgen (avec l’amicale participation de Jean-Guillaume Lanuque)

Cette étude visait à comprendre les différences de programmes et d’orientations politiques séparant les socialistes de gauche et les trotskystes pendant la période 1938-1948. A cela s’ajoutait pour l’auteur l’objectif de continuer la thèse de Michel Dreyfus consacrée aux mêmes courants politiques mais de 1933 à 1940[1].

Certes, la période étudiée paraît lointaine. De plus, les socialistes de gauche et les trotskystes constituent alors des tendances ou des organisations marginales dans le mouvement ouvrier international. Malgré leurs efforts, la Seconde Guerre mondiale amène un affaiblissement du premier courant et une progression limitée du second. Pourtant, leurs analyses et débats demeurent d’actualité, comme nous le montre l’actuel conflit en Ukraine. De plus, les socialistes de gauche apparaissent particulièrement mal connus pour cette période. Quant à la IVe Internationale, ses partisans actuels ou passés expliquent mal son échec à s’implanter parmi les masses travailleuses à l’issue du conflit.

Une lecture attentive de cette thèse d’ampleur nous amène à formuler les remarques suivantes. Commençons par des points qui en rendent la lecture parfois difficile.

L’auteur a opté pour un plan chronologique, cela paraît un choix pertinent pour ce sujet. Par contre, les chapitres se succèdent de manière trop mécanique : les socialistes de gauche durant une période puis les trotskystes pendant la même séquence. En conséquence, le courant politique à étudier change d’un chapitre à l’autre, ce qui désoriente le lecteur. Le choix de traiter ces deux mouvements ensemble durant une décennie semble en outre contestable. Michel Dreyfus l’avait fait pour la période 1933-1940, mais socialistes de gauche et trotskystes n’étaient pas clairement séparés avant 1936-1937. Le divorce s’avère consommé pendant la décennie suivante, et il existe peu d’interactions entre les deux courants.

F. Giliani a décidé de ne pas traduire les citations en anglais mais de le faire pour les autres langues (p. 52). Pour l’anglais, cette décision nous semble contestable. De plus, certaines citations ont une taille excessive (23 lignes en p. 196-197) et l’auteur se dispense de les commenter ou de les expliquer. Par ailleurs, il mêle parfois deux langues dans une même phrase (exemple p. 61). Enfin, certaines citations en italien ou en espagnol se trouvent sans traduction (ex. p. 292 et p. 367).

L’absence de certaines informations ne contribue pas à une bonne compréhension du texte. Ainsi, F. Giliani décrit de manière sommaire les organisations citées. Cela se révèle gênant pour un parti comme l’Independent Labour Party (ILP) britannique, acteur majeur. Nous disposons de peu de renseignements (p. 57) sur sa ligne politique, ses mots d’ordre, sa structuration… Par contre, quand l’information existe, il faut constater des répétitions. Ainsi, l’auteur indique deux fois l’effectif du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) en 1938 (p. 57 et 64). Nous avons aussi remarqué des erreurs. Par exemple, la « Déclaration des Quatre » date de 1933 et non de 1934 (p. 336). Surtout, nous devons mentionner nombre de coquilles, fautes d’orthographe ou de conjugaison… La version mise en ligne sur thèses.fr est-elle la version soutenue ?

Néanmoins, il faut reconnaître d’incontestables qualités à cette thèse. Signalons d’abord la masse d’archives consultée par F. Giliani pour répondre aux attentes précédemment évoquées. De plus, les dépôts correspondants se trouvent dans plusieurs pays et concernent nombre d’organisations. D’abord, il a utilisé les archives digitalisées de la IVe Internationale, du Socialist Workers Party (SWP) américain et de la revue des trotskystes britanniques disponibles sur le site Encyclopedia of Trotskyism On-Line[2]. Ensuite, cet historien a consulté les fonds dans les dépôts de référence sur le sujet comme l’IISG d’Amsterdam, la Contemporaine de Nanterre, le CERMTRI… Il s’est aussi rendu aux Archives nationales britanniques et françaises. Enfin, F. Giliani a consulté des fonds personnels de militants aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France. Les informations collectées lui permettent de relater les interactions entre des groupes politiques appartenant à différents pays. Cela le conduit à rendre compte d’épisodes ignorés ou peu connus. Ainsi, il relate la tenue de « parlements » de soldats au sein de l’armée britannique en 1943-1944. Les trotskystes jouent un rôle important dans ces organismes où ils peuvent exprimer leurs idées et combattre la propagande des autorités militaires. Ces dernières s’inquiètent de ces « parlements » et entreprennent de les liquider (p. 381-388).

Un grand atout de cette thèse consiste à présenter les profondes divisions des socialistes de gauche face au conflit. Ils se partagent entre pacifistes intégraux, partisans d’une distinction entre les deux camps impérialistes mais hésitant sur la politique militaire à mener, et enfin bellicistes disposés à apporter un soutien critique aux Alliés. Ces divergences conduisent à une régression de ce courant politique au cours de la guerre. Seul l’ILP britannique parvient à se développer (p. 332). A l’issue du conflit, il n’existe plus d’organisation internationale de cette sensibilité. Surtout, ses membres évoluent d’un anti-stalinisme de gauche à un simple anticommunisme proche de celui du bloc atlantiste (p. 489).

Pour les trotskystes, F. Giliani a principalement mené ses travaux en suivant les pistes de recherche énoncées par Pierre Broué. De 1985 à 1998, cet historien (et ex-militant “lambertiste”[3]) a écrit sur cette période dans sa revue, les Cahiers Léon Trotsky[4]. Ainsi, P. Broué a signalé l’action des trotskystes britanniques dans les « parlements de soldats » précédemment évoqués[5]. A sa suite, F. Giliani raconte de manière détaillée leurs interventions.

Pour notre sujet, il s’avère donc indispensable de résumer le point de vue de P. Broué, amplement développé par F. Giliani dans sa thèse à l’aide de nombreux documents d’époque. Avant son assassinat, en août 1940, Trotsky constate aux États-Unis la haine de la majorité des ouvriers envers Hitler et leur volonté de lui faire la guerre. De même, dans les pays occupés par les nazis, les masses laborieuses et petites-bourgeoises se sentent opprimées et humiliées. Cela peut constituer le détonateur d’une révolution sociale. Ces phénomènes conduisent le dirigeant de la IVe Internationale à préconiser une Politique militaire prolétarienne (PMP) à la place du défaitisme révolutionnaire défendu pendant la Première Guerre mondiale. Condamnant toute forme de pacifisme, la PMP prône la participation des ouvriers à la lutte contre le fascisme mais avec leurs propres mots d’ordre et des officiers issus de leurs rangs. De plus, il n’y a pas de pause dans la lutte des classes : pour Trotsky les travailleurs sous les armes doivent continuer à lutter contre leur État capitaliste (p. 163-169). Le SWP, le parti trotskyste alors le plus important, se trouvait en contact avec le dirigeant de la IVe Internationale. Il entreprend donc d’appliquer la nouvelle stratégie (p. 214-215). Pourtant, à partir de 1943, il juge l’impérialisme anglo-saxon aussi prédateur que l’allemand, abandonnant la PMP et retournant au défaitisme révolutionnaire. Selon la direction du SWP, les Anglais et les Etatsuniens ne rétabliront pas de démocraties bourgeoises dans les pays libérés, mais y instaureront des dictatures militaires. Les trotskystes européens ne doivent donc pas prôner des revendications démocratiques mais annoncer et préparer la crise révolutionnaire qui, immanquablement, éclatera à la fin de la guerre. Les insurrections ouvrières à venir seront, malgré Staline, aidées par l’armée rouge qui va se déployer en Europe (p. 341-347). Menée par le très autoritaire James Patrick Cannon, la direction du parti étatsunien impose la nouvelle ligne au parti, marginalisant les opposants. Selon F. Giliani, « une tradition dogmatique et sectaire »[6] s’établit alors au SWP.

La nouvelle stratégie du parti étatsunien influence les sections européennes d’autant plus que la plupart de celles-ci ignorent la PMP ou se montrent réticentes à l’appliquer. Cela les amène à ne pas participer de manière organisée à la résistance ou à la lutte armée contre les nazis. Seulement quelques militants à titre individuel rejoignent un réseau clandestin voire un maquis. Les trotskystes se cantonnent à une action propagandiste quand de plus en plus de travailleurs européens rejoignent le combat contre le fascisme (p. 366-381). Aux lendemains de la Libération, la IVe se trouve dans une situation différente de celle prévue : les partis ouvriers – en particulier les partis communistes – se trouvent renforcés et la démocratie bourgeoise restaurée. Pourtant, cette Internationale conserve sa vision catastrophiste habituelle en prévoyant toujours une crise révolutionnaire prochaine.

Cette vaine attente provoque le découragement puis le départ de nombre de militants. Néanmoins, la direction du SWP maintient la même orientation. De plus, ses méthodes sectaires gagnent la IVe. Les sections nationales excluent des opposants. Le parti américain appuie la prise en main de la IVe par son allié Michel Raptis – pseudonyme Pablo, cadre trotskyste d’origine grecque et doté d’un caractère autoritaire. La grande scission de 1952-1953 se profile. Quand elle survient, les adversaires de Michel Pablo appartiennent principalement au SWP et à l’ancienne majorité du PCI français menée par Pierre Lambert et Marcel Bleibtreu. Ils dénoncent alors le « pablisme » caractérisé par la volonté de diriger la IVe de manière centralisée et la croyance dans les potentialités révolutionnaires de la bureaucratie soviétique[7]. Selon ses opposants, cette doctrine vient d’apparaître alors que pour P. Broué et F. Giliani elle était apparue au sein du SWP durant la guerre.

Cette interprétation de l’histoire de la IVe Internationale dans les années 1940 mérite d’être discutée. P. Broué était un grand historien mais sur ce sujet l’ancien militant “lambertiste” a pris le dessus, comme l’a constaté J-G. Lanuque[8]. Exclu de l’organisation lambertiste en 1989, P. Broué a néanmoins gardé une rancune “antipabliste”. Ce qui le conduit à expliquer l’échec des trotskystes à la Libération par des prémices du « pablisme » déjà présentes au SWP[9]. Certes, il y a des similitudes entre le J-P. Cannon de 1943 et le M. Pablo de 1952. Pourtant, faire du « pablisme » un courant politique pérenne, né durant le second conflit mondial et se perpétuant pendant des décennies semble exagéré. Il existe des exemples de comportements peu démocratiques adoptés par des dirigeants de sections avant le décès de Trotsky. Ainsi, en 1939-1940, la minorité du SWP se plaint du « conservatisme bureaucratique » de la « clique Cannon » et des « ragots » qu’elle répand[10]. Dans les années 1970, Pablo a quitté la IVe mais les “lambertistes” qualifient encore sa section française de « pabliste ». Pourtant, leur organisation – l’OCI – s’avère plus centralisée et hiérarchisée[11] que cette dernière – la Ligue communiste.  

Si cette thèse a pour point faible de trop s’inspirer de Pierre Broué, elle a le mérite d’évoquer la Politique militaire prolétarienne (PMP), encore peu connue des militants d’extrême gauche et des historiens. Pour Trotsky, elle aurait permis aux sections de la IVe de déclencher une révolution dans plusieurs pays européens[12]. Cela ne s’est pas produit, probablement pour plusieurs raisons, mais cette stratégie demeure-t-elle valable aujourd’hui ? En cas de conflit international, elle appelle les révolutionnaires à tenir compte de la nature des pays en conflit (capitalistes ou non) mais aussi de la dynamique sociale. Il s’agit de déterminer parmi les belligérants celui ou ceux où la masse des travailleurs s’engage dans la lutte. Ainsi du conflit actuel en Ukraine, qui pose un certain nombre de questions aux différentes organisations se réclamant peu ou prou du trotskysme.

PS : Sur les trotskystes durant le second conflit mondial, la PMP et la guerre en Ukraine, Vincent Présumey vient de rédiger une intéressante brochure à discuter. Synthétique, claire et bien informée elle peut être consultée en ligne https://aplutsoc.org/2022/08/21/politique-militaire-proletarienne-le-cadavre-sort-du-placard-tant-mieux-par-vincent-presumey/

 

« Cinq questions à… Francesco Giliani »

Dissidences : Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir un tel sujet de thèse, sur une thématique que l’on peut difficilement considérer actuellement comme « porteuse » ou « tendance » ? Pourquoi surtout avoir tenu à coupler socialistes de gauche et trotskystes, dans une période où leurs liens étaient pour le moins distendus ? Quels sont les historiens qui vous ont servi, sinon de modèle, au moins d’inspiration voire de boussoles quant à leur savoir-faire et leur méthodologie ?

Francesco Giliani : Je n’ai jamais choisi mes sujets de recherche à partir du fait qu’ils étaient « tendance ». Ni l’inverse, d’ailleurs. Mon premier doctorat, suivi entre 2003 et 2007 à l’Istituto Universario Orientale de Naples, portait sur l’histoire très peu connue de la Confederazione Generale del Lavoro « rossa » (CGL, Confédération Générale du Travail « rouge ») de 1943-1944, ses rapports avec les partis du mouvement ouvrier et sa relation contradictoire avec le Gouvernement militaire allié. Pour ce qui est de ma thèse sur les socialistes de gauche et les trotskistes face à la Deuxième Guerre mondiale, le choix vient de loin et s’explique avant tout par l’intérêt pour l’histoire politique des courants révolutionnaires du mouvement ouvrier. Deuxièmement, il faut ajouter que j’ai commencé à poursuivre des recherches sur l’histoire de la Quatrième Internationale (QI) pendant la Deuxième Guerre mondiale dès le début des années 2000, encouragé par des conversations à l’époque avec Pierre Broué. J’ai tenu à coupler socialistes de gauche et trotskistes afin d’étudier les deux courants internationaux qui avaient déclaré comme étant leur objectif de constituer une alternative au stalinisme sur la base du marxisme. L’un des propos de la recherche était bel et bien de vérifier jusqu’à quel point ces liens restèrent distendus. Le travail pionnier, sur ce terrain, a été celui de Michel Dreyfus. Sa thèse s’arrêtait juste à l’éclatement de la guerre mondiale. Pendant toutes ces années, les travaux et la méthode de Pierre Broué ont été ma boussole. Notamment, un certain nombre de Cahiers Léon Trotsky avaient posé les jalons d’une interprétation plus profonde de la trajectoire de la QI pendant et après la Deuxième Guerre mondiale et ces recueils de textes ont été une véritable source d’inspiration.

Dissidences : La Politique militaire prolétarienne (PMP) appelle les travailleurs à lutter les armes à la main contre les nazis. Pourtant, dans chaque pays, ce combat nécessite tôt ou tard des contacts voire des accords avec la bourgeoisie « nationale » et les armées alliées. Comment concilier cela avec la volonté de continuer partout la lutte contre le système capitaliste ? Votre thèse sous-entend d’ailleurs que la PMP aurait pu réussir dans quelques pays. Pourtant, cette stratégie naît à l’été 1940 et à partir de juin 1941, l’URSS et les PC s’allient aux Alliés et aux bourgeoisies « nationales » des pays occupés. Comment la PMP aurait-elle pu permettre à quelques milliers de trotskystes de vaincre une telle coalition, selon vous ? Pourquoi les socialistes de gauche ne l’ont pas envisagé ?

Francesco Giliani : Je ne partage pas l’idée que la PMP impliquait une collaboration politique ni avec un secteur de la bourgeoisie ni avec les Alliés. Pour ce qui est de ma thèse, je n’affirme nulle part que, grâce à l’adoption de la PMP, des sections de la QI auraient pu « hégémoniser » le mouvement ouvrier et vaincre la coalition entre les Alliés et l’URSS stalinienne. En fait, la bataille de Stalingrad et le tournant militaire de 1942-1943 sur le front oriental permettent à Staline et aux PC stalinisés de bénéficier politiquement du prestige des victoires de l’Armée Rouge. Ce facteur majeur repousse en avant la perspective élaborée par Trotsky en 1939-1940 de la Deuxième Guerre mondiale comme accélérateur de la crise finale du stalinisme, soit par une défaite militaire et la restauration du capitalisme soit par une révolution politique dirigée par les travailleurs soviétiques. Au sein de la QI, une minorité seulement de ses cadres internationaux et sections nationales (Jean van Hejienoort, la minorité du SWP dirigée par Felix Morrow, le RCP britannique et peu d’autres) saisirent à temps cette nécessaire révision du pronostic formulé par Trotsky au début de la guerre et avancèrent l’idée que le stalinisme et la social-démocratie garantissaient une « contre-révolution démocratique » (période 1943-1948) et ne furent pas aveugles face à la stabilisation, voire au renforcement, de la bureaucratie stalinienne en Union Soviétique et à l’échelle internationale.

En revanche, je crois que l’application de la PMP en Grande-Bretagne fut l’une des raisons, et non de moindres, qui assura la croissance de la Workers International League (WIL, Ligue Ouvrière Internationale) – force motrice de la réunification trotskiste en 1944 – et son refus aide à expliquer la désagrégation de la Revolutionary Socialist League (RSL, Ligue Socialiste Révolutionnaire), jusqu’en 1944 section officielle de la QI. À partir de ce constat, je considère que l’application de la PMP en Europe continentale (Belgique, Pays-Bas, Grèce, France etc.) aurait pu permettre à la QI de sortir de la guerre moins coupée des avant-gardes. Au contraire, une démarche attentiste vis-à-vis de la Résistance – comme si la seule forme d’armement des travailleurs susceptible de devenir un facteur positif dans la lutte des classes devait naître dans les usines – facilita la tâche des PC staliniens d’isoler et de réprimer les noyaux de la QI.

La question qui concerne les socialistes de gauche est plus simple. L’idéologie pacifiste exerce une influence majeure sur leur direction internationale, surtout à travers l’Independent Labour Party (ILP, Parti Travailliste Indépendant) de James Maxton et Fenner A. Brockway et le PSOP de Marceau Pivert. Encore en 1938-1939 ces forces, d’ailleurs, considèrent à divers moments que la guerre mondiale peut être évitée et que pour défendre la paix on peut même envisager des alliances avec des secteurs de la bourgeoisie. Donc, pour la majorité des forces qui constituent le « Bureau de Londres » la PMP n’est rien d’autre que le fruit d’une conception « militariste » de la révolution qu’il faut à tout prix rejeter.

Dissidences : Vous ne traduisez pas vos nombreuses et parfois longues citations en anglais. Cela nous paraît contestable. D’ailleurs Nicolas Sigoillot, qui vient de soutenir une thèse sur l’entrisme au parti travailliste, insère les textes traduits et les originaux. Pouvez-vous expliquer votre choix ?

Francesco Giliani : La thèse de doctorat est un texte qui s’adresse au public universitaire et ainsi il m’a paru raisonnable de laisser les citations en anglais dans leur langue originale. En revanche, le livre qui sera le résultat de la transformation de ma thèse présentera toutes les citations en traduction.

Dissidences : Vous reprenez les analyses de Pierre Broué allant chercher les origines du « pablisme » au SWP étatsunien. De plus, vous dressez un portrait très critique de Pierre Frank (p. 411, 416 et 533) traditionnellement vilipendé par le courant “lambertiste” (voir Quelques enseignements de notre histoire). Êtes-vous proche de ce mouvement trotskyste ?

Francesco Giliani : Question de méthode : au fil de ma thèse je n’utilise jamais la catégorie de « pablisme ». D’ailleurs, je crois qu’elle a brouillé pas mal les choses par le passé. À mon avis, la crise politique de la QI se manifeste pendant la Deuxième Guerre mondiale et en occasion du bilan de cette période et de l’élaboration de perspectives pour l’après-guerre (Conférence internationale de 1946, 2e Congrès Mondial de 1948, déviation « titiste »). Pour moi, donc, c’est 1945-1948 le tournant qui permet de comprendre la crise de la QI et à ce moment Mikhalis Raptis, alias Pablo, James P. Cannon, Pierre Frank, Ernest Mandel et Gerry Healy sont solidaires à la tête de la QI. À ce propos, je suis un peu surpris qu’on puisse juxtaposer mon « portrait très critique de Pierre Frank », que j’assume et j’espère avoir traité avec des arguments, à une opération d’injure ou l’associer quelque peu mécaniquement au “lambertisme”, courant dont je n’ai jamais été ni membre ni proche. Pour ma part, je milite depuis 1996 au sein de la Tendance marxiste internationale fondée par Ted Grant et Alan Woods en 1992.

Dissidences : En quoi, selon vous, se pencher sur une partie de l’histoire des socialistes de gauche et des trotskystes a-t-il une importance dans le monde d’aujourd’hui ? Avez-vous d’ores et déjà des perspectives de publication pour votre thèse ? Souhaitez-vous poursuivre vos recherches dans une direction similaire ?

Francesco Giliani : J’espère que ma recherche puisse être une contribution utile afin de mieux saisir le rapport entre guerre et révolution sur la base de la tradition marxiste. J’ai actuellement des perspectives de publication de ma thèse avec une maison d’édition en langue anglaise mais pas encore dans le monde francophone, ce à quoi je tiens beaucoup. En ce qui concerne mes recherches dans l’avenir, c’est peut-être trop tôt pour y songer car le travail de transformation d’une thèse en livre est assez épuisant. Mais, tôt ou tard, j’irais sans doute concevoir d’autres projets de recherche dans une direction similaire.

Entretien réalisé en décembre 2022 par Jean Hentzgen et Jean-Guillaume Lanuque

[1]  Michel Dreyfus, Bureau de Londres ou IVe Internationale ? Socialistes de gauche et trotskystes en Europe de 1933 à 1940, Nanterre, Université de Paris X (Paris-Nanterre), thèse 3e cycle, 1978, non publiée.

[2] L’adresse internet est https://www.marxists.org/history/etol/document/swp-us/idb/index.htm

[3] Sur ce courant politique, il est possible de consulter ma thèse : Hentzgen Jean, Du trotskysme à la socail-démocratie : le courant lambertiste en France jusqu’en 1963, disponible en ligne à cette adresse : https://www.theses.fr/2019NORMLH08

[4] En particulier dans les n° 39, septembre 1989, et 65 à 67,  mars à octobre 1999.

[5] Pierre Broué, « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode », Cahiers Léon Trotsky, n° 39, septembre 1989, p. 20.

[6] Francesco Giliani, « Troisième camp »…, op. cit., p. 636.

[7] Jean Hentzgen, Du trotskysme à la social-démocratie…, op. cit., p. 199.

[8] « Le supplice de Tantale ? », Dissidences, n° 11, mai 2012, p. 98-103.

[9] Dans les Cahiers Léon Trotsky : « Présentation », n° 63, p. 3-4, « La révolution n’a pas eu lieu », n° 65, p. 3-12 et « Le bilan post mortem », n° 67, p. 3-8.

[10] Jean-Jacques Marie, « Introduction » et James Burnham, « Science et style » dans Léon Trotsky, Défense du marxisme, Paris, EDI, 1976, p. 48 et 341.

[11] Archives de la Préfecture de police, GA br7, Le trotskysme en France, p. 14.

[12] Pierre Broué, « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode », Cahiers Léon Trotsky, n° 39, septembre 1989, p. 6.

09.03.2023 à 18:34

Jean-Jacques Marie, Des gamins contre Staline, Paris, Don Quichotte / Seuil, 2022, 304 pages, 20 € pour l’édition papier / 14,99 € pour l’édition numérique.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Le précédent livre de Jean-Jacques Marie, Vivre dans la Russie de Lénine, arborait déjà des enfants en couverture. Cette fois, c’est la question des opposants juvéniles à Staline qui a retenu toute son attention, à partir d’un travail sur documents d’archives en particulier. Au fil des chapitres, les exemples les plus divers se succèdent. Anna Khrabova, par exemple, écrivit à 15 ans, en 1935, une lettre à Staline (qui ne l’a probablement jamais lu) le comparant à un vampire. […]
Texte intégral (722 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Le précédent livre de Jean-Jacques Marie, Vivre dans la Russie de Lénine, arborait déjà des enfants en couverture. Cette fois, c’est la question des opposants juvéniles à Staline qui a retenu toute son attention, à partir d’un travail sur documents d’archives en particulier. Au fil des chapitres, les exemples les plus divers se succèdent. Anna Khrabova, par exemple, écrivit à 15 ans, en 1935, une lettre à Staline (qui ne l’a probablement jamais lu) le comparant à un vampire. Elle ne fut condamnée qu’à deux ans d’assignation à résidence, une peine relativement légère. À l’inverse, la jeune Engeslina Markyzova, fille d’un bureaucrate, qui servit largement la propagande stalinienne en offrant des fleurs au Guide suprême, subit finalement la répression, ses parents étant envoyés en camp durant la grande vague de la répression des années 30, où ils moururent.

L’un des grands intérêts de l’ouvrage est en effet d’offrir quelques déconstructions de mythes, ainsi de celui de Pavlik Morozov, utilisé pour vanter (ou vilipender !) la dénonciation de ses parents, censés être contre Staline, par un enfant : en réalité, le NKVD utilisa la séparation des parents du jeune Pavlik puis son assassinat jamais élucidé pour charger les koulaks. En se concentrant sur le thème des enfants sous Staline – mais sans proposer de développements spécifiques sur l’éducation, par exemple – Jean-Jacques Marie en use comme un prisme de la réalité stalinienne, un pouvoir mu par la peur, principalement, et la propagande, qui n’hésite pas à rendre la peine de mort possible pour les plus de douze ans à compter de 1935. Car Staline craint chez des enfants épris d’idéalisme et d’espoir, dont plusieurs sont d’ailleurs des enfants de condamnés, la montée en puissance de futures oppositions à son pouvoir. Des touches d’humour émaillent malgré tout le propos, ainsi du rendement de la justice durant les grandes purges (une minute par affaire jugée), ce qui alla jusqu’à mettre mal à l’aise Vychinski, ou de cette paysanne accusée d’être trotskyste, un mot qu’elle ne connaissait pas et qu’elle prit pour traktoriste, c’est-à-dire… conductrice de tracteur !

Pour autant, si certains groupes de jeunes opposants sont d’apparentes reconstructions, ainsi de celui des Quatre Matous (sic), et si des cercles de poésie se retrouvent aussi visés, d’autres révèlent un rejet bien réel du pouvoir autoritaire de Staline, perçu comme anti-communiste ; les difficultés de la vie quotidienne et le contraste avec les discours de la propagande expliquent aussi souvent le basculement dans l’opposition. La Société des jeunes révolutionnaires de Saratov, née en 1943 autour d’enfants de 11 à 13 ans, le Parti panrusse contre Staline, le Parti populaire léniniste, les Communistes authentiques, le Parti démocratique pansoviétique ou le Parti communiste de la jeunesse, qui émergea en 1947, en témoignent, sans emballement quantitatif : le dernier exemple cité, le plus massif, ne comprenait qu’une cinquantaine de membres… Quant à l’Union de lutte pour la cause de la révolution, constituée d’étudiants juifs, elle fut victime, à la charnière des années 40 et 50, du virage antisémite de la politique stalinienne (son principal fondateur étant même fusillé, un cas rare). Souvent victimes de l’accusation rituelle de terrorisme, leurs membres se cantonnaient à des actions isolées et limitées, finissant en prison ou en déportation.

Les plus éveillés politiquement renouaient avec les enseignements de Lénine, et qualifiaient l’URSS de Staline de “fascisme” ou de “capitalisme d’État”. Si l’ouvrage n’évite pas toujours certains développements annexes, ainsi de cette mention d’exécutions de masse dont furent victimes des civils tchétchènes – dont des enfants – pendant les déportations de peuples durant la Seconde Guerre mondiale, il demeure clair sur sa mise en accusation de Staline et de son appareil bureaucratique.

09.03.2023 à 18:28

Macha Ravine, Dimitri Manessis (ed.), Tout voir et ne rien oublier. Le témoignage retrouvé d’une résistance juive à Auschwitz, Monaco, Les Editions du Rocher, 2022, 207 pages, 18,90 €.

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Un compte-rendu de Morgan Poggioli L’ouvrage qui vient de paraître aux Editions du Rocher relève de ces miracles éditoriaux, à l’instar d’Une suite française. Si son parcours est différent de celui évoqué dans le roman d’Irène Némirovsky, le témoignage de Macha Ravine doit sa publication au hasard des recherches de Dimitri Manessis (bien connu de Dissidences[1]) et qui en assure ici l’édition scientifique. C’est en effet en 2021 que Dimitri Manessis découvre le tapuscrit dans les fonds du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) […]
Texte intégral (1434 mots)

Un compte-rendu de Morgan Poggioli

L’ouvrage qui vient de paraître aux Editions du Rocher relève de ces miracles éditoriaux, à l’instar d’Une suite française. Si son parcours est différent de celui évoqué dans le roman d’Irène Némirovsky, le témoignage de Macha Ravine doit sa publication au hasard des recherches de Dimitri Manessis (bien connu de Dissidences[1]) et qui en assure ici l’édition scientifique.

C’est en effet en 2021 que Dimitri Manessis découvre le tapuscrit dans les fonds du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) au Mémorial de la Shoah à Paris. Déposé en 1994, ce témoignage rédigé par Macha Ravine dans les années 1970, en se basant sur ses notes écrites dès son retour en France pour « ne rien oublier »,  n’avait donc pas vocation à être publié. Mais Dimitri Manessis, à sa lecture, en perçoit tout l’intérêt historique. Les témoignages de survivants des camps ne sont pas nombreux et celui de Macha est particulièrement puissant. C’est ainsi, en accord avec sa fille et ses petits-enfants, que le tapuscrit de Macha Ravine est aujourd’hui devenu livre.

L’introduction retrace la vie de Macha Ravine, de son vrai nom Zysla Wajser, juive communiste polonaise exilée à Paris en 1932-33 pour fuir la répression et l’antisémitisme du gouvernement Pilsudski.  Elle y rencontre son futur mari Jacob Szpejter, juif également et ancien responsable du PC polonais, avec qui elle a un premier enfant, Denise, née en août 1937. Militant tous deux à la section juive de la MOI du PCF, ils entrent en résistance en 1940, lui à la tête de la MOI parisienne puis de toute la zone « libre » à partir de 1941 ; elle, investie dans le sauvetage des enfants juifs au sein du Mouvement national contre le racisme.

Le témoignage de Macha, qui débute le 25 septembre 1942, jour de son arrestation suite à une trahison, est chronologique même s’il ne s’interdit pas quelques retours en arrière pour revenir sur son engagement antifasciste durant les années de Front populaire, ou sur la Rafle du Veld’Hiv à laquelle sa famille n’échappa que grâce à des « fuites » et qui la conduisent à placer Denise chez une « nourrice » pour sa sécurité.

S’ensuit le récit de son interrogatoire à la Préfecture de Paris (où un policier sort tout de même du lot), de ses conditions de détention à la prison de la Petite Roquette puis à Drancy, prélude à sa déportation. Car c’est à partir du 11 février 1943, date du départ vers Pitchipoï (destination inconnue), que le témoignage de Macha devient saisissant. Du voyage en wagon à bestiaux durant deux jours et deux nuits, sans pouvoir dormir et sans quasiment rien manger ni boire, à l’arrivée à Birkenau, à la sélection dès la descente du train, aux conditions de survie dans les baraquements, au travail de terrassement dans les « Kommandos », au sadisme des SS et des kapos, aux « sélections », en passant par la révélation des chambres à gaz et des fours crématoires, rien n’est épargné au lecteur de la réalité du camp (si tant est qu’elle soit véritablement appréhendable pour quiconque ne l’ayant pas vécue).

Macha y survit pourtant pendant six mois avant de devenir une morte-vivante que la prochaine « sélection » n’épargnera certainement pas. C’est à ce moment là qu’elle croise deux détenus français qui connaissent Alexandre (Lazare Aron), juif communiste roumain rencontré à Drancy, et qui réussit grâce à ses relations à l’intérieur du camp à faire rentrer Macha au Revier de Birkenau (baraquement destiné aux malades). D’abord patiente, Macha parvient à y rester, une fois rétablie, en tant que personnel. Désormais exemptée du travail dans les commandos, « privilégiée » par son affectation hospitalière, elle participe à la mise en place d’une résistance clandestine à l’intérieur du camp.

Cette forme de résistance, connue mais difficilement  imaginable et parfois traitée avec suspicion, y est ici décrite avec précision.  Il s’agit d’un réseau d’entraide fondé sur des critères d’affinités (politiques, religieuses, nationales, linguistiques ou tout simplement humaines). Elle consiste d’abord et avant tout en un soutien moral et à recréer du lien humain dans un environnement qui en est totalement privé. Ensuite, au fil des mois et des connections établies, cette résistance parvient à procurer des vêtements et de la nourriture aux internés, à en retirer certains des « Kommandos » les plus durs, à en faire soigner d’autres, voire à en retirer de la « sélection ». Mais cette résistance ne peut sauver tout le monde et Macha n’élude pas les cas de conscience qu’elle pose aux organisateurs et le sentiment d’injustice ressenti par ceux/celles qui ne peuvent bénéficier de leur concours.

Le cas de la « sélection » par Mengele des malades du Revier, à laquelle Macha assiste en janvier 1944, est de ce point de vue exceptionnel. Sur près de 5 000 femmes malades « sélectionnées » à travers tout le camp pour les chambres à gaz, le groupe de résistance parvient à en faire retirer 140. La scène décrite par Macha Ravine est alors déchirante : les « rescapées » sont transférées dans un autre block avant l’arrivée des camions. Quand les restantes comprennent que celles qui partent échappent (pour l’instant) à la mort, un vent de révolte, de désespoir et d’hystérie s’empare des malades, laissant Macha et ses amies face à un sentiment d’impuissance mêlée de culpabilité.

Nous ne pouvons résumer ici tous les épisodes relatés dans l’ouvrage, les tentatives d’évasions, les pendaisons publiques, le soulèvement du « Sonderkommando » ou les portraits d’internés distillés tout au long du récit. Nous terminerons donc par la libération du camp qui, là encore, nous éclaire sur un moment méconnu de la Shoah. En effet, suite à l’évacuation du camp et au départ des “marches de la mort”, les internés non « déplaçables » ou qui parviennent à échapper au transfert (c’est le cas de Macha) se retrouvent seuls  (et elles sont 3 000 pour le seul camp des femmes) pendant plusieurs jours. Sans eau ni électricité, ils doivent gérer le camp jusqu’à l’arrivée des troupes soviétiques dans des conditions dantesques et morbides ; sans compter les descentes-surprise de SS qui reviennent épisodiquement pour tenter de « finir le travail ». Une fois l’Armée Rouge arrivée, il fallut organiser le transfert des survivants au camp principal d’Auschwitz, enterrer les morts et soigner les malades. Macha resta ainsi encore deux mois, de son plein gré, au chevet des rescapés avant d’entamer à son tour son retour en France, qui passa par Odessa, Naples, Marseille puis finalement Paris où elle retrouve son mari et sa fille le 11 mai 1945.

L’ouvrage se termine par une postface de Denise, la fille de Macha, très sincère dans son rapport avec sa mère qu’elle considéra comme une étrangère à son retour en 1945. Aujourd’hui âgée de 85 ans, 38 ans après le suicide de Macha, Denise revient sur les séquelles de la séparation et de la déportation, et sur les conséquences qu’elles ont pu entraîner dans leur relation.

Cette postface, à la fois distante et à la fois déclaration d’amour d’une fille pour sa mère, finit de convaincre le lecteur du caractère exceptionnel de ce livre. Aussi, pour répondre à la question de Dimitri Manessis dans son introduction, nous pouvons dire : oui cette histoire méritait d’être publiée et elle mérite d’être lue.

[1] https://dissidences.hypotheses.org/15026

https://dissidences.hypotheses.org/14816

https://dissidences.hypotheses.org/13954

09.03.2023 à 18:15

Jean-Jacques Marie, Les Femmes dans la révolution russe, Paris, Seuil, collection « Documents », 2017, 384 pages, 21 €.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Jean-Jacques Marie, pour le centenaire des révolutions russes, a fait paraître pas moins de deux ouvrages : La Guerre des Russes blancs[1], sur la guerre civile, et une étude plus originale, centrée sur les femmes. Il a pour ce faire mobilisé une large bibliographie, témoignages divers, dont un grand nombre inédits en français, sources littéraires, etc… Après une ouverture évoquant les grévistes de l’industrie textile qui furent à l’origine de la révolution de février 1917, il revient sur une […]
Texte intégral (1337 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Jean-Jacques Marie, pour le centenaire des révolutions russes, a fait paraître pas moins de deux ouvrages : La Guerre des Russes blancs[1], sur la guerre civile, et une étude plus originale, centrée sur les femmes. Il a pour ce faire mobilisé une large bibliographie, témoignages divers, dont un grand nombre inédits en français, sources littéraires, etc… Après une ouverture évoquant les grévistes de l’industrie textile qui furent à l’origine de la révolution de février 1917, il revient sur une périodisation longue, se concentrant sur la seconde moitié du XIXe siècle (sans aborder les femmes des décabristes, donc, pourtant marquantes dans la geste de l’opposition au tsarisme). C’est l’occasion, comme avait pu également le faire Orlando Figes[2], de rappeler la situation de profonde infériorité vécue par les femmes, en proie en particulier à des violences physiques.

C’est toutefois dans cette même période que des femmes issues de milieux aisés manifestent un désir d’émancipation croissant, qui prit la forme entre autres du populisme et de son rêve d’aller vers le peuple, non sans goût du martyr parfois. Les personnages les plus connues, Sofia Perovskaïa, une des responsables de l’assassinat du tsar Alexandre II, ou Elisabeth Dmitrieff, combattante de la Commune de Paris[3], ne sont qu’un échantillon des nombreuses figures évoquées par Jean-Jacques Marie. Citons par exemple Vera Karelina, organisatrice des femmes dans l’organisation syndicale de Gapone, et adhérente active d’une nouvelle structure créée en 1905, l’Union des femmes pour l’égalité des droits (proche des Cadets), critiquée par Alexandra Kollontaï pour le caractère interclassiste et bourgeois de sa direction. Il aurait toutefois été intéressant de connaître la proportion exacte de femmes dans les divers mouvements révolutionnaires du temps, et de la mettre en perspective avec d’autres situations nationales. Sur toute cette période pré-1917, l’étude est également une bonne synthèse sur l’histoire des luttes et du mouvement ouvrier.

L’année 1917, justement, est celle d’une mobilisation massive des femmes[4], celle de la conquête du droit de vote également[5], mais Jean-Jacques Marie montre bien d’une part les résistances masculines, y compris au sein des milieux militants, d’autre part l’engagement en faveur de la guerre d’une bonne partie des femmes les plus actives, que ce soit Maria Botchkareva et ses bataillons de femmes combattantes, ou Ekaterina Brechko-Brechkovskaïa, SR surnommée « la grand-mère de la révolution ». La prise du pouvoir par les bolcheviques conduit à braquer le projecteur encore davantage sur cette éminente figure qu’est Alexandra Kollontaï[6], initiatrice d’une vaste législation en faveur des femmes – mariage civil, reconnaissance égale des enfants légitimes ou illégitimes, deux semaines de congés payés par an, etc… –, et qui fut pour cela excommuniée par l’Eglise orthodoxe. Toutefois, loin de se limiter à l’exaltation d’une œuvre incontestablement progressiste, Jean-Jacques Marie insiste sur sa difficile voire impossible mise en œuvre pratique, en raison du poids des mentalités traditionnelles (surtout dans les campagnes) et de la centralisation des énergies au profit de la guerre civile et de la simple survie des populations, ne laissant que de bien faibles moyens afin de mettre en place les équipements collectifs nécessaires (cantines, crèches, etc…). Il évoque également la lutte contre la prostitution, qui se résuma souvent à mettre les prostituées au travail et à les enfermer dans des camps. Sur la guerre civile, d’ailleurs, un chapitre est consacré aux femmes des deux camps impliquées dans la lutte politique et militaire, telle Larissa Reisner[7].

La période de la NEP ne permit pas d’améliorer substantiellement la situation des femmes, un véritable conflit de générations se faisant jour dans les campagnes avec des parents plus conservateurs. Les mœurs connurent néanmoins une profonde mutation, permise entre autres par l’autorisation de l’avortement en 1920. Les adhérentes féminines du Parti bolchevique, qui n’étaient que de 2% fin 1917, passèrent d’ailleurs à 7% en 1920, et à 15% en 1925. Mais le véritable tournant fut, selon Jean-Jacques Marie, le virage stalinien : les années 1930 furent ainsi marquées par la hausse constante du prix de l’avortement (jusqu’à son interdiction pure et simple) ou des frais du divorce, et par la suppression des sections féminines des partis communistes. L’auteur insiste également, pour la période stalinienne de l’après-guerre, sur la répression qui s’abattit particulièrement sur les femmes, dont nombre furent envoyées au goulag. La période postérieure à la mort de Staline est toutefois trop rapidement survolée, et sans doute l’ouvrage pêche-t-il un peu par sa tendance à insister de manière très (trop ?) appuyée sur le négatif. La conclusion reconnaît pourtant que le mariage civil, l’avortement, la facilité du divorce ou le congé maternité très protecteur dans la Russie de Poutine sont bien des héritages pérennes de la période soviétique.

[1] Nous en avons proposé une recension sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/8535

[2] Voir la recension de son maître livre : https://dissidences.hypotheses.org/8146

[3] Voir la recension de la BD qui lui a été récemment consacrée : https://dissidences.hypotheses.org/6738

[4] Un Congrès des musulmans de Russie, réuni au mois de mai, exprima également des demandes de revendications émancipatrices pour les femmes. Par la suite, en dehors d’une législation autorisant le mariage des filles à partir de 13 ans dans les Républiques à majorité musulmane (un progrès tout de même comparativement à la situation antérieure !), trop peu de choses sont dites sur le travail féministe en direction de ce public spécifique.

[5] Rien n’est toutefois dit des comités de ménagères, manifestation parmi tant d’autres de la vitalité auto-organisatrice de la population russe.

[6] Je me permets de renvoyer à mes deux articles sur sa postérité, l’un paru dans le volume 15 de Dissidences (« La seconde mort d’Alexandra Kollontaï ?), l’autre sur notre blog (« La résurrection d’Alexandra Kollontaï ? », https://dissidences.hypotheses.org/6896).

[7] Jean-Jacques Marie avait déjà abordé cette figure, comme celle de Maria Spiridonova, dans l’ouvrage collectif Des Vies en révolution. Ces destins saisis par octobre-17, Paris, Don Quichotte, 2017. Notons d’ailleurs une anecdote savoureuse concernant Larissa Reisner, qui se heurta aux résistances bureaucratiques de la Tchéka de Petrograd…

09.03.2023 à 18:11

Jean-Numa Ducange, La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Paris, Armand Colin, 2022, 258 pages, 24,90 € pour l’édition papier / 16,99 € pour l’édition numérique.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque C’est à un épisode crucial du début du « court XXe siècle » que Jean-Numa Ducange s’intéresse, afin d’en rappeler le déroulement mais également d’en proposer de nouvelles lectures : les années d’agitation révolutionnaire de 1918 à 1921 principalement. Une séquence refoulée par l’Allemagne de l’ouest devenue Allemagne réunifiée, à la fois parce qu’elle contredit le modèle social dominant et qu’elle est associée – injustement – à une RDA dont l’héritage est rejeté de manière unilatérale. Contrairement à d’autres […]
Texte intégral (3219 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

C’est à un épisode crucial du début du « court XXe siècle » que Jean-Numa Ducange s’intéresse, afin d’en rappeler le déroulement mais également d’en proposer de nouvelles lectures : les années d’agitation révolutionnaire de 1918 à 1921 principalement. Une séquence refoulée par l’Allemagne de l’ouest devenue Allemagne réunifiée, à la fois parce qu’elle contredit le modèle social dominant et qu’elle est associée – injustement – à une RDA dont l’héritage est rejeté de manière unilatérale. Contrairement à d’autres études antérieures sur la période révolutionnaire que connut l’Allemagne au sortir de la Première Guerre mondiale (citons en particulier les livres de Pierre Broué et Chris Harman), La République ensanglantée englobe dans son propos l’ensemble de la Mitteleuropa, incluant donc l’ancien empire austro-hongrois.

Après un rappel relativement classique sur l’importance prise avant guerre par la social-démocratie allemande, véritable modèle mais en voie de bureaucratisation et d’institutionnalisation, ou sur les spécificités de sa consoeur autrichienne, avec le courant de l’austro-marxisme et sa réflexion à l’égard de la question des nationalités multiples, vient le récit des événements eux-mêmes. D’abord la croissance de la contestation sociale dans les dernières années du conflit, avec les figures jumelles de Karl Liebknecht et Friedrich Adler, et la grève massive de début 1918 en Autriche, puis l’apparition de conseils ouvriers sur le modèle soviétique. À cet égard, Jean-Numa Ducange rappelle avec beaucoup de justesse l’importance de l’anniversaire des événements révolutionnaires de 1848 pour les militants ouvriers, tout comme le rapport paradoxal à la défaite de leurs pays, vue comme une victoire permettant justement de renouer avec les objectifs de 1848, une République allemande unitaire en particulier. L’éclatement des révolutions proprement dites voit en Allemagne et en Autriche les « socialistes d’empire » être associés au pouvoir contre les formes les plus radicales de contestation. C’est d’ailleurs à ce moment clef que furent signés les fameux accords Legien-Stinnes, base du dialogue social à l’allemande. Mais les avancées sociales sont autrement plus larges, réaction au moins partielle à l’influence bolchevique, faisant de la jeune nation autrichienne le pays européen le plus avancé en la matière. Autre élément important de l’analyse, l’opposition entre les militants les plus âgés et installés, support de la social-démocratie « raisonnable », et les plus jeunes, plus enclins au radicalisme.

Si en Autriche, le positionnement plus à gauche de la social-démocratie majoritaire entrave l’essor d’un Parti communiste embryonnaire, la vague révolutionnaire touche Berlin début 1919 (sous l’influences des éléments plus « gauchistes » du tout jeune KPD plutôt que des spartakistes), expliquant le transfert provisoire de la capitale à Weimar (et du même coup le nom de la nouvelle République « bourgeoise »), puis, de manière plus sérieuse, Budapest, Munich et même (brièvement) la Slovaquie. Autant d’événements qui font de cet été 1919 le moment où la révolution pouvait réellement embraser l’Europe. Un chapitre est spécifiquement consacré aux conseils, organismes qui, dans la pratique, sont loin d’avoir toujours eu la fonction politique que des théoriciens comme Anton Pannekoek, Karl Korsch ou Gustav Landauer (que l’on peut rapprocher d’un William Morris pour son inclinaison vers le passé pré-industriel) souhaitaient leur voir adopter. Leurs limites sont également abordées, que ce soit la faible présence des femmes ou le volontarisme difficile à maintenir intact qui sous-tend leur prétention à diriger. L’occasion, également, d’évoquer le KAPD et les courants les plus radicaux d’Allemagne, rejetant souvent parti comme syndicat, là où l’Autriche voyait ses conseils validés par une partie de la social-démocratie, mais au prix d’un affadissement de leurs potentialités.

Plus original, un autre chapitre se penche sur l’orientalisme, autrement dit la nature orientale de l’ennemi, ici les bolcheviques, un basculement par rapport à l’avant-guerre, où la menace socialiste était associée, dans la sphère germanophone, à la France. Les exemples pris sont nombreux, témoignant d’une lecture à influence coloniale – une tendance d’analyse récente déjà perceptible dans la répression de juin 1848 à Paris, par exemple – touchant aussi bien la droite et l’extrême droite nationaliste que la social-démocratie : les bolcheviques et leurs affidés sont perçus comme des barbares, des sauvages, et l’opposition Orient-Occident, y compris dans l’idée de deux marxismes différents voire opposés, se fait la part belle. Sans oublier l’invention du judéo-bolchévisme, créé dans les milieux russes blancs mais dont on connaît le succès au sein du nazisme alors naissant. Dans le dernier chapitre plus analytique, Jean-Numa Ducange prend à bras le corps le concept de révolution. S’appuyant entre autres sur les perceptions des contemporains, il ne fait aucun doute pour lui que la séquence 1918-1921 est bien révolutionnaire, avec des flux et reflux bien sûr. Il sépare par contre clairement l’année 1923, celle des derniers sursauts révolutionnaires, du fait de la place prise par la question nationale – l’Allemagne comme nation opprimée – loin de l’internationalisme de la séquence 1918-1919. On retiendra surtout de cette partie les réflexions sur la violence, mise à distance de la notion de brutalisation passée 1921, relativisation de l’acceptation de la violence par les minorités révolutionnaires (violence subie plus que désirée), déséquilibre du rapport de forces face à l’armée, et absence d’un réel transfert social de propriété.

Parmi les autres éléments précieux de l’ouvrage, l’insistance mise sur un SPD acceptant de co-diriger l’État « bourgeois » dès avant la guerre (impulsion donnée en particulier par la génération des successeurs de Bebel), une volonté de revaloriser la place de l’USPD, entre réformisme et révolution, tout comme l’accent mis sur la « Vienne rouge », autrement dit la gestion de la municipalité entre 1919 et 1934 par la social-démocratie, qui n’aurait pu exister sans la déflagration révolutionnaire de la fin de la guerre. Sans être aussi exhaustif dans son récit des événements que pouvait l’être le Révolution en Allemagne de Pierre Broué, et sans toujours approfondir certaines de ses idées ou thématiques (les terres protestantes d’Allemagne ou des Pays Bas plus enclines au radicalisme révolutionnaire, le courant du national-bolchevisme…), La République ensanglanté est une très utile remise en perspective et une revisitation stimulante d’une séquence clef de l’histoire contemporaine.

 

« Cinq questions à… Jean-Numa Ducange »

Dissidences : Ton livre s’inscrit dans une filiation bibliographique que tu rappelles, que penses-tu justement des livres respectifs de Pierre Broué et Chris Harman : quels sont selon toi leurs points forts et leurs limites ?

Jean-Numa Ducange : Leurs apports sont indéniables : dans les années 1970 le livre de Broué était le meilleur livre existant sur la révolution allemande en langue française, et a permis de faire en sorte que ces événements soient connus en France, au-delà d’une référence convenue et consensuelle à Rosa Luxemburg et quelques événements, souvent cités mais peu analysés dans le détail. La traduction relativement récente de Chris Harman a permis en 2015 de jouer un rôle similaire en offrant un outil à disposition pour ceux qui voulaient connaître mieux la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe à partir de 1917. Leur propos est clair et entraînant. Après, si j’ai beaucoup de respects pour ces travaux pionniers, ils sont avant tout centrés sur les débats stratégiques et directement politiques, avec en ligne de mire les insuffisances et les fautes de la direction du Parti communiste allemand au cours de la séquence 1917-1923. Il leur manque je crois des éléments qui les font passer à côté de l’épaisseur historique de la période (par exemple prendre au sérieux, fût-ce pour les condamner, les arguments des autres courants politiques, des sociaux-démocrates à la nébuleuse conservatrice). Je crois aussi que « l’orientalisme » (l’hostilité structurelle à la Russie, la question coloniale avec en arrière-plan la perte des colonies allemandes en Afrique) joue un grand rôle dans cette période, j’y consacre justement un développement assez long. Autre aspect important, j’intègre l’histoire austro-hongroise, notamment autrichienne. En Autriche il y a eu des expériences particulièrement intéressantes de conseils ouvriers avec une social-démocratie traversée par d’importantes contradictions. Le cadre mental de nombreux militants internationalistes de l’époque n’est pas « L’Allemagne » mais l’Europe centrale, avec des projets de « Mitteleuropa rouge ». Ajoutons enfin que le livre de Broué est une somme considérable de centaine de pages, peu lisible par un public non averti et qui n’a pas les prérequis pour comprendre l’histoire du mouvement ouvrier. Ainsi les deux premiers chapitres de mon livre n’ont pas d’autre prétention que de restituer les faits majeurs de cette période… Le niveau de connaissances de la vague révolutionnaire de 1917 et du début des années 1920, pour toute une série de raisons (baisse de la formation dans les organisations politiques, marginalisation des études révolutionnaires dans les structures scolaires et à l’université), n’a rien à avoir avec un lecteur des années 1970…

Dissidences : Tu évoques avec sympathie le passionnant essai de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Selon toi, quelles alternatives auraient pu s’offrir aux événements de la séquence 1918-1921, et à quelles conditions ?

Jean-Numa Ducange : Cela exigerait de longs développements, mais quelques éléments peuvent être évoqués. D’abord, ce livre entend restituer effectivement des expériences de conseils ouvriers et de soldats et de radicalisation politique en 1918-1922 qui dessinaient le projet d’une Allemagne (et donc des pays avoisinants) « rouge », qui aurait pu empêcher la montrée inexorable des courants conservateurs, particulièrement du national-socialisme. Même si c’est une thèse classique, je pense que l’idée selon laquelle la social-démocratie a préféré chercher un compromis jusqu’au bout avec les élites conservatrices plutôt qu’à ménager son aile gauche communiste et conseilliste l’a coupé de dynamiques militantes et politiques – certes minoritaires en 1919-1920 mais qui auraient pu permettre de constituer un front de résistance large aux moments les plus critiques. De même la politique sectaire de l’Internationale communiste à la fin des années 1920 a aggravé la propension des sociaux-démocrates à penser qu’il n’y avait rien à faire avec des communistes qui, après la crise de 1929, avaient gagné à eux un nombre important de militants et d’électeurs. Pour autant, il ne faut pas être naïf et penser que de simples accords d’appareil auraient permis d’éviter mécaniquement le pire. Un des éléments importants à avoir en tête est la question de la formation militante : celle-ci était particulièrement élevée et développée dans les organisations ouvrières, socialistes et communistes. Mais cette croyance dans la toute-puissance de la formation a eu tendance à éclipser l’action politique à proprement parler. Il a assurément manqué une articulation entre la politique immédiate et la formation sur la longue durée. Dans tous les cas il existait des ressources intellectuelles et politiques au début des années 1920 qui dessinaient une autre voie et qui auraient pu permettre, au moins temporairement, d’entraver la montée des courants nationalistes.

Dissidences : Le sous-titre de ton livre est un peu trompeur, car il met l’accent sur le nazisme, alors que ton étude s’intéresse avant tout au mouvement ouvrier. A-t-il été imposé par l’éditeur ? Pourquoi, d’ailleurs, n’as-tu pas davantage développé la thématique du national-bolchevisme ?

Jean-Numa Ducange : Je ne pense pas que le titre soit trompeur. Ce que tout le monde attend lorsque l’on s’intéresse à l’Allemagne et l’Autriche des années qui précèdent 1933 c’est : « Comment cela a été possible ? ». C’est d’autant plus troublant pour nombre de gens qui connaissent mal la période et qui, après avoir lu mon livre, me disent « mais donc le mouvement ouvrier était beaucoup plus fort qu’en France… et le résultat a été bien pire !!! ». Redoutable remarque… Ce à quoi il faut répondre que le nazisme c’est évidemment l’antisémitisme et l’extermination des juifs, la guerre mondiale mais aussi et chronologiquement en premier lieu la destruction méthodique du mouvement ouvrier. Si je devais résumer la chose de manière brutale, on pourrait dire : c’est d’une certaine manière parce que le mouvement ouvrier était si fort qu’il a fallu une telle violence politico-idéologique pour s’en débarrasser à tous les niveaux. Beaucoup expliquent l’histoire du nazisme jusque dans ces moindres détails, mais évoquent finalement peu cette réalité décisive. C’est pour cela que je discute – pour les critiquer mais en les lisant et en les prenant au sérieux – les thèses de Ernst Nolte, dont les conclusions sont hautement contestables, mais qui doivent être prises en compte car je crois que la dialectique révolution / contre-révolution est une des données clefs de la période. Le nazisme est incompréhensible sans la révolution russe et la force du mouvement ouvrier en Allemagne. Dans ce cadre, le national-bolchevisme aurait pu être en effet davantage développé, mais il ne me semble pas que le courant ait in fine beaucoup pesé. Il me paraissait plus intéressant de souligner par exemple la vivacité des courants conseillistes en 1919-1920, qui sont souvent oubliés dans de nombreuses synthèses de la période.

Dissidences : Ton étude s’avère originale par bien des aspects : la prise en compte de la Mitteleuropa et non de la seule Allemagne, l’accent mis sur l’orientalisme et l’influence de l’histoire coloniale, entre autres. Penses-tu qu’il reste encore des angles morts de la recherche à explorer sur cette vague révolutionnaire de l’après-guerre ? Quels sont d’ailleurs les terrains de recherche que tu as prochainement l’intention de privilégier ?

Jean-Numa Ducange : Il existe en allemand un nombre d’études considérable, et je n’ai pas la prétention d’avoir tout lu, même si j’ai essayé de rendre compte au mieux de cette richesse. Du patronat aux conseils ouvriers dans telle ou telle ville, des élites conservatrices aux organisations para-militaires du KPD, l’ensemble est très difficile à maîtriser, d’autant qu’il existe aussi une historiographie importante et autonome en Autriche ! Pour autant, ce grand éclatement ne doit pas dispenser de souligner qu’il existe encore quelques angles morts, ou trop peu explorés. Parmi ceux que je souhaite creuser, il y a cette question des conseils ouvriers et leur persistance dans les années 1920 jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Nous connaissons la fin de l’histoire après 1923 en Allemagne et 1924 en Autriche : il n’y aura plus de vague révolutionnaire avec des expériences de conseils ouvriers comme en 1918-1920. Mais nombre de militants de l’époque continuent à penser après que la démocratie ouvrière, sur la base des entreprises, doit renaître. Cet idéal traverse de nombreux courants syndicaux et politiques (avec toute une gamme de positions : certains veulent soumettre les conseils aux partis, d’autre les séparer radicalement etc.). Et il existe des tentatives et résurgences multiples dans les années 1920 qui, me semble-t-il, demeurent assez méconnues. C’est d’autant plus intéressant que, officiellement les anciens conseils ouvriers sont devenus dans les constitutions de 1919-1920 à Weimar et à Vienne des instruments de « dialogue social » dirions-nous aujourd’hui en français, autrement dit des éléments de cogestion. Pour le traduire dans des réalités françaises, en quelque sorte les militants investissent les organismes paritaires et les comités d’entreprises pour tenter de raviver l’expérience des conseils. Ils attendent qu’une crise économique ou politique ouvre la possibilité de faire renaître une démocratie par « en bas ». Tout cela mérite encore d’être mieux connu et étudié.

Dissidences : Avec La République ensanglantée comme d’ailleurs avec l’Histoire globale des socialismes que tu as co-dirigé, tu donnes l’impression d’œuvrer à la réappropriation d’un passé révolutionnaire souvent rejeté par l’idéologie dominante. Comment vois-tu justement l’avenir des idées communistes et socialistes ?

Jean-Numa Ducange : Tout à fait, je pense qu’il s’agit d’un patrimoine précieux, et qui n’est pas qu’à ranger dans les rayons d’une bibliothèque ou d’un musée. Il existe un enjeu à ne pas voir cette histoire disparaître ou être minimisée à outrance, de l’école primaire aux formations universitaires. D’où effectivement les initiatives éditoriales comme L’Histoire globale des socialismes (qui a connu une diffusion assez importante), qui ont permis à leur échelle de mieux faire connaître cette histoire, et les possibles réappropriations pour l’époque contemporaine. Notons aussi le rôle utile de revues pour mieux faire connaître cette histoire, comme la vôtre ou celle de la revue Mouvement ouvrier lancée il y a deux ans (molcer.fr) et dont l’écho est réel… et même à un certain niveau surprenant. En effet, la tendance actuelle est, au moins au niveau des appareils politiques (c’est plus compliqué à la « base » comme le montre le succès relatif mais réel de ces initiatives éditoriales) à considérer tout cela comme « vieux », pas très intéressant, et peu important, hors de quelques références mythiques (1789, 1936, etc.) souvent vidées de leur contenu. Pourtant dans cette histoire il existe des ressources sur le travail, la démocratie, la représentation politique, la question des alliances et la façon dont tout cela s’articule avec le monde social. L’histoire a un rôle social à jouer : d’ailleurs les courants les plus droitiers et réactionnaires l’ont quant à eux parfaitement compris ! À bon entendeur…

Entretien réalisé en décembre 2022

05.11.2022 à 22:23

Marc Ferro, Des Soviets au communisme bureaucratique. Les mécanismes d’une subversion, Paris, Gallimard / Julliard, collection « Archives », 1980, 272 pages, 6,20 €.

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Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque Tout au long de sa carrière d’historien, le regretté Marc Ferro (1924-2021) est revenu à plusieurs reprises sur le sujet de sa thèse, la révolution russe. Outre La Révolution de 1917, donc, paru au moment du cinquantenaire de l’événement, il y eut quelques livres sur les derniers Romanov et cet ouvrage de l’excellente collection « Archives », dont l’Omnibus sorti en 2011, 1917. Les Hommes de la révolution, prolonge et élargit en partie la démarche1. Devenu un classique, il s’agit […]
Texte intégral (1202 mots)

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Tout au long de sa carrière d’historien, le regretté Marc Ferro (1924-2021) est revenu à plusieurs reprises sur le sujet de sa thèse, la révolution russe. Outre La Révolution de 1917, donc, paru au moment du cinquantenaire de l’événement, il y eut quelques livres sur les derniers Romanov et cet ouvrage de l’excellente collection « Archives », dont l’Omnibus sorti en 2011, 1917. Les Hommes de la révolution, prolonge et élargit en partie la démarche1. Devenu un classique, il s’agit d’une grille de lecture de la révolution d’octobre, principalement, et de l’enchaînement d’événements ayant conduit à la mise en place d’un régime totalitaire (terme que Marc Ferro endosse), qui s’articule autour de trois idées centrales : l’abandon précoce de tout idéal démocratique « classique », l’absence d’une responsabilité unilatérale des bolcheviques, et le rôle joué par toutes les autres institutions concurrentes des partis, qui conduit à une superposition d’identités chez les individus. Un éloge de la complexité, donc, qui prend appui sur une sélection de documents relativement variés.

Dès la fondation du soviet de Petrograd, Marc Ferro souligne en effet la prédominance quasiment séminale des organisations, en lieu et place des masses anonymes et agissantes. Un des grands intérêts des documents choisis, c’est d’ouvrir à des situations locales, celle du soviet de Saratov en particulier. Ainsi, dans cette toile de comités de toutes sortes qui recouvre la Russie en cette année 1917, la formation de milices populaires suscite des discussions, sur la participation des femmes, le versement ou non d’une indemnité, ou le rejet des anciens membres de la police tsariste… De même, l’essor des mouvements coopératifs, des syndicats et des comités d’usine sont des caractéristiques fortes de la période, avec, tout au long de l’année 1917, une radicalisation de nombre de ces structures (comités d’usine, comités de quartier et gardes rouges) par rapport au soviet de Petrograd, devant le refus de concessions de la part des possédants, ce qui les pousse à incarner autant de « centres autonomes de pouvoir » (p. 80). Mais très vite, Marc Ferro souligne l’apparition d’un processus de bureaucratisation par en haut, du fait de l’action des partis, et par en bas, avec le choix de permanents rémunérés, qui accompagne (ou génère) l’étiolement de la vie démocratique dans ces structures de base. Un processus analysé et critiqué très tôt par certains, tels les communistes de gauche bolcheviques2, mais qui expliquerait en partie la victoire d’octobre, convergence entre les bolcheviques et ces comités divers en concurrence avec le gouvernement provisoire, et donc expression d’une majorité populaire.

Marc Ferro parle à ce sujet d’« un absolutisme à foyer double » (p. 138), présentant surtout des témoignages allant dans ce sens3, et n’illustrant pas suffisamment le positionnement bolchevique proprement dit ni le contexte allant dans le sens d’une dramatisation des événements. Absolutisme, en effet, dont la dimension moins connue concerne les soviets disséminés dans tout le pays. Le rapport fait par Georges Gurvitch, futur grand sociologue, devant le Comité exécutif du IIIe Congrès des soviets début 1918, est particulièrement passionnant pour comprendre le réseau des soviets qui couvre le territoire de l’ancien empire russe et les pratiques de chacun. Car ce sur quoi Marc Ferro insiste, c’est sur le manichéisme dont feraient preuve les prolétaires et paysans représentés dans ces soviets, favorables à un pouvoir absolu et parfois au rejet des socialistes-révolutionnaires et des mencheviques. Une fois les bolcheviques au pouvoir, apparaît un phénomène de dessaisissement progressif des comités d’usine au profit des syndicats, qui tient en grande partie au souci, de la part des nouveaux dirigeants, de rétablir un minimum d’efficience économique par le biais de la centralisation. Des poches d’autonomie peuvent toutefois subsister, ainsi que l’illustre le cas d’une usine de chevrotine et de cartouches de Moscou, dont un texte bilan de 1918 est reproduit (p. 201).

La dernière analyse d’importance du livre concerne l’évolution ultérieure du Parti bolchevique. Marc Ferro, en effet, privilégie une explication sociale au phénomène de bureaucratisation, qu’il attribue aux changements opérés dans le recrutement des membres du Parti : c’est la plébéianisation de ce dernier (allant de pair avec une ruralisation et une russification) qui aurait été la source principale d’une bureaucratisation conservatrice dans ses valeurs, loin de tout idéal socialiste. Il y a là, incontestablement, des réflexions stimulantes, incontournables afin de construire la compréhension la plus large qui soit de la révolution russe.

1Démarche qui est également reprise et résumée dans un de ses derniers livres, L’Aveuglement. Une autre histoire de notre monde, chroniqué sur notre blog : http://dissidences.hypotheses.org/6577

2Voir notre recension de Kommunist : https://dissidences.hypotheses.org/8877

3Conduisant parfois à quelques simplifications, ainsi de l’interdiction des menchéviques dès 1918, alors que la réalité est plus nuancée.

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