24.12.2025 à 16:30
Guillaume van Niel, Directeur de recherche, chef d'équipe, responsable de plateforme organismes modèles alternatifs (poisson zèbre) UMR_S 1307 Centre de Recherche en Cancérologie et Immunologie Intégrée Nantes Angers, Nantes Université
Christian Neri, Directeur de Recherches INSERM, Inserm
Clotilde Théry, Directrice scientifique de l’équipe CurieCoreTech - vésicules extracellulaires - Institut Curie ; Cheffe de l’équipe de recherche vésicules extracellulaires, réponses immunes et cancer (U932 immunité et cancer) - Institut Curie, Inserm
Crèmes antirides, traitements contre la calvitie, « régénération cellulaire »… À en croire certains, les exosomes auraient de nombreuses vertus. Au-delà des sirènes du marketing, ces minuscules vésicules produites par nos cellules génèrent de nombreux espoirs dans le secteur de la recherche pharmaceutique, qu'il s'agisse de lutter contre le cancer, la maladie d'Alzheimer, ou d'établir des diagnostics.
Vous avez sûrement déjà lu le mot «exosomes» sur des étiquettes de produits cosmétiques vantant les dernières innovations en matière d'amélioration de la qualité de la peau, voire de lutte contre la calvitie. Si ces allégations marketing peuvent faire lever un sourcil dubitatif, la recherche sur les exosomes n'a, elle, rien de fantaisiste.
Ces minuscules particules, qui appartiennent à la grande «famille» des vésicules extracellulaires, sont étudiées par des milliers de chercheurs partout dans le monde. Il faut dire qu'elles ont un énorme potentiel, puisqu'elles pourraient ouvrir la voie à des traitements innovants pour mieux prendre en charge des maladies aussi diverses que le cancer, les maladies neurodégénératives et les infections virales.
Il reste cependant de nombreux défis scientifiques et technologiques à surmonter avant d'en arriver là. Faisons le point sur l'avancée des connaissances sur ce sujet.
Les vésicules extracellulaires sont de minuscules particules qui contiennent des protéines, des acides nucléiques, des lipides et des sucres, et qui sont libérées par les cellules (humaines, animales ou végétales) dans leur environnement. Elles sont produites soit activement, par sécrétion ou déformation de la membrane des cellules, soit passivement, après la mort cellulaire. On en dénombre actuellement jusqu'à 25 sous-types.
De taille variable, elles peuvent mesurer de 50 nanomètres (la taille d'un virus) à quelques micromètres (μm). Pour mémoire, une cellule humaine mesure en moyenne 50 μm, tandis que le diamètre d'un cheveu est compris entre 50 et 100 µm.
Les exosomes ne sont qu'un type parmi d'autres de vésicules extracellulaires. On désigne par ce terme celles qui ont été produites initialement à l'intérieur de la cellule émettrice, puis ont été libérées par des mécanismes de sécrétion actifs.
Les vésicules extracellulaires sont produites par toutes les sortes de cellules, qu'elles soient animales, végétales ou bactériennes, en culture comme in vivo ce qui explique leur popularité auprès des scientifiques.
Les premières études menées sur les vésicules extracellulaires dans les années 1940 les ont cataloguées comme des «déchets» cellulaires. Si cette fonction reste d'actualité (et mériterait d'être davantage étudiée), c'est un autre de leur rôle qui a véritablement éveillé l'intérêt des scientifiques : celui de messager intercellulaire.
Pour communiquer entre elles, les cellules disposent de différents moyens. Les cellules adjacentes peuvent échanger des informations directement par contact, grâce à des molécules qui constituent des jonctions ou des synapses. Lorsqu'il s'agit de communiquer à distance, les cellules ont recours à des messagers chimiques (les hormones constituent l'un des exemples les plus connus d'un tel mode de communication).
Dans les années 1990, les scientifiques ont mis en évidence la capacité de certaines vésicules extracellulaires à participer elles aussi à la communication entre cellules. Ils ont en effet remarqué que de telles vésicules pouvaient être transférées d'une cellule émettrice à une cellule réceptrice, et que leur intériorisation par cette dernière s'accompagnait d'une modification de son apparence (son «phénotype», selon le terme scientifique), témoignant de capacités de signalisation, voire de transfert de matériel.
Si les premiers exemples de cette communication ont été démontrés dans des processus liés à la réponse immunitaire, en réalité l'ensemble des processus physiologiques se déroulant au sein d'un organisme sont concernés, y compris ceux associés à des maladies ou des troubles.
Avant tout, crevons l'abcès : à l'heure actuelle, si les vésicules extracellulaires font rêver les industriels de la beauté pour leurs supposées propriétés régénératrices exceptionnelles, leur efficacité potentielle reste à démontrer.
Leurs effets «anti-âge» ne sont pas scientifiquement prouvés, pas plus qu'un effet supérieur sur le teint ou la texture de la peau par rapport à des «principes actifs» classiquement utilisés dans les produits cosmétiques.
Certaines cliniques d'esthétique proposent l'utilisation de ce qui est présenté comme des exosomes d'origine humaine (dans l'Union européenne, leur utilisation est interdite en médecine esthétique), parfois même en microperforation (une pratique autorisée en France, contrairement à l'injection, interdite). Ces pratiques posent question, car la nature, l'origine, la qualité et la traçabilité de ces produits restent opaques (concentration, degré de pureté, toxicité, innocuité du traitement, risque viral…).
Cela ne signifie pas pour autant que les vésicules extracellulaires n'ont aucun intérêt : leur potentiel en médecine est indéniable, et concerne de nombreux domaines, du diagnostic à la prise en charge thérapeutique.
Elles se retrouvent en effet dans tous les fluides biologiques humains (sang, urine, etc.), ce qui souligne leur importance et leur potentiel diagnostique.
Utilisées comme biomarqueurs, les vésicules extracellulaires pourraient par exemple permettre d'évaluer les capacités de résilience des tissus, de détecter précocement les maladies, ou encore de mieux personnaliser les traitements et de surveiller en continu la santé des patients.
En matière de santé environnementale et de santé publique, elles pourraient constituer de nouveaux indicateurs permettant notamment d'évaluer les altérations de notre santé par la pollution (notamment en lien avec les maladies respiratoires, ou de mesurer l'accumulation de polluants dans notre organisme.
Certaines vésicules extracellulaires pourraient être utilisées comme biomarqueurs circulants. Cette approche repose sur le fait que ces vésicules sont libérées dans les fluides biologiques – ce qui peut faciliter leur récupération – et que leurs nombres (ainsi que leur composition) peuvent refléter l'état de la cellule qui les produit.
Les vésicules extracellulaires sont en quelque sorte le miroir des facultés d'adaptation ou des changements pathologiques dans l'organisme.
Un exemple concret d'utilisation des vésicules extracellulaires en tant que biomarqueurs est la mise sur le marché des tests diagnostiques destinés à détecter précocement le cancer de la prostate, en utilisant les vésicules extracellulaires urinaires. Cette approche offre une alternative moins invasive et potentiellement plus précise que les tests traditionnels.
Divers essais cliniques sont en cours, concernant surtout la détection de tumeurs ou de maladies neurodégénératives, même si l'utilité des vésicules extracellulaires dans les contextes d'autres pathologies, comme les maladies métaboliques et inflammatoires, est aussi explorée.
S'il s'agit en immense majorité d'essais préliminaires, de petite taille, les espoirs soulevés sont à la mesure des enjeux : fournir des outils capables de détecter précocement des maladies dont les symptômes peuvent mettre des décennies à se manifester.
Il faut néanmoins garder à l'esprit qu'un tiers des essais cliniques ont pour but de valider l'utilisation des vésicules extracellulaires en tant que biomarqueurs utilisables en complément à différents tests diagnostiques déjà existants.
Les chercheurs explorent également l'utilisation de telles vésicules comme marqueurs de l'efficacité de certains traitements. L'espoir est qu'il soit possible de suivre la réponse aux traitements des patients en suivant les variations du contenu de leurs vésicules extracellulaires, et ainsi d'adapter la prise en charge en temps réel.
Au-delà du diagnostic et du suivi de la réponse aux traitements, ces particules pourraient aussi avoir un rôle à jouer en tant que vecteurs de thérapies.
Le potentiel des véhicules extracellulaires en tant qu'agents thérapeutiques est également activement évalué. Modifiées, elles pourraient par exemple constituer des nanovecteurs, autrement dit des véhicules nanoscopiques capables de transporter des médicaments à des endroits très précis de l'organisme.
Par ailleurs, leur composition étant partiellement commune à celle des cellules qui les produisent, elles en partagent aussi certaines fonctions.
Ainsi, les vésicules extracellulaires provenant de cellules dendritiques (des cellules du système immunitaire qui patrouillent dans l'organisme et alertent les autres cellules participant à sa défense en cas de problème) sont capables d'induire une réponse du système immunitaire quand elles rencontrent des lymphocytes T appropriés.
Cette fonctionnalité a notamment été évaluée dans l'un des premiers essais cliniques sur les vésicules extracellulaires de phase 2 (où l'efficacité par rapport aux traitements classiques peut être évaluée). Mené en France, cet essai utilisait des vésicules extracellulaires de cellules dendritiques mises en présence avec un antigène tumoral (un fragment de tumeur capable de déclencher une réponse immunitaire lorsqu'il est présenté par les cellules dendritiques aux autres cellules immunitaires).
L'objectif était d'éduquer le système immunitaire des patients atteints de cancer contre leur propre tumeur. Cet essai a cependant été interrompu après traitement de 22 patients, car les réponses des patients ne se sont pas avérées à la hauteur des espoirs, et les cliniciens souhaitaient plutôt essayer d'autres traitements expérimentaux d'immunothérapie non basée sur les exosomes.
Autre type de vésicules extracellulaires intéressantes : celles provenant de cellules souches. En effet, elles partagent également les propriétés régénératives de ces cellules indifférenciées, capables de donner de nombreuses sortes de cellules spécialisées. Des travaux explorent la possibilité d'utiliser ces vésicules pour favoriser la survie cellulaire ou la régénération des tissus endommagés, par exemple après une radiothérapie. Elles pourraient aussi être employées pour traiter des pathologies inflammatoires chroniques (comme les maladies ostéo-articulaires), ou d'autres pathologies liées à un état inflammatoire exacerbé, voire les maladies cardiovasculaires.
Les vésicules auraient alors des avantages significatifs par rapport aux cellules souches, en particulier d'être non-réplicatives, évitant une «infection» de l'organisme, congelables, et de provoquer peu de réactions du système immunitaire.
Les neurosciences s'intéressent de près aux vésicules des systèmes nerveux. Les vésicules extracellulaires régénératrices suscitent par exemple des espoirs immenses en matière de réparation ou de protection des cellules cérébrales, notamment dans des affections comme la maladie d'Alzheimer ou de Parkinson.
D'autres propriétés des vésicules extracellulaires en font des candidats idéaux pour le ciblage thérapeutique. Elles peuvent en effet être utilisées pour transporter des molécules bioactives (protéines, ARN, etc.), protégeant ainsi ces molécules d'une dégradation naturelle qui diminuerait leur efficacité. À l'inverse, elles peuvent servir à isoler des principes actifs qui seraient trop toxiques pour l'organisme sous forme soluble.
Les vésicules extracellulaires peuvent aussi avoir la capacité de se lier spécifiquement à certains types de cellules (ou l'acquérir grâce à des manipulations de bio-ingénierie). Les chercheurs espèrent pouvoir les utiliser pour transporter des ARN interférents ou des médicaments anticancéreux directement dans les cellules tumorales, sans affecter les cellules saines environnantes. Cela permettrait d'augmenter l'efficacité des traitements tout en réduisant les effets secondaires indésirables.
Dans le cas des infections virales, des recherches explorent le potentiel des vésicules extracellulaires pour transporter des molécules antivirales ou pour renforcer la réponse immunitaire contre des infections telles que le Covid-19 ou le VIH.
Les vésicules extracellulaires présentent donc un potentiel énorme en médecine de précision et en médecine personnalisée. Des essais cliniques de phase I et II contre les tumeurs malignes avancées ont déjà démontré la faisabilité et la sécurité de l'utilisation des vésicules extracellulaires à des fins thérapeutiques.
Conséquence de l'espoir soulevé par ces approches, des projections récentes indiquent que la taille du marché mondial des vésicules extracellulaires pourrait atteindre plus de 200 millions de dollars en 2025, avec, dans les années à venir, un taux de croissance exponentiel.
Certains experts du domaine de l'application thérapeutique des vésicules extracellulaires considèrent que le marché «maladies» risque de se trouver prochainement, voire serait déjà, dans la phase de «creux de la désillusion» après avoir atteint un «pic d'attentes exagérées». La principale raison de cette désillusion est l'immaturité de ce domaine de recherche, notamment en matière de mécanismes d'action et d'outils diagnostiques validés.
La diversité des vésicules extracellulaires (origine, taille, contenu) rend leur isolement, leur analyse et leur classification très complexes.
Les extraire d'un fluide biologique ou d'une culture cellulaire nécessite des techniques de pointe. Cependant, même les méthodes les plus sophistiquées peuvent co-isoler des débris cellulaires ou des contaminants, ce qui complique l'interprétation des résultats.
Depuis 2005, les dizaines d'études cliniques portant sur les vésicules extracellulaires employées comme médicaments ont eu recours à des méthodes d'isolement et de caractérisation très variées, ce qui rend ces études difficiles à comparer.
Par ailleurs, ces travaux fournissent peu ou pas d'informations sur les mécanismes d'action, en particulier concernant leur capacité à contrer les mécanismes à l’origine des maladies. Or, cette information est nécessaire pour pouvoir tester et valider chaque préparation avant utilisation.
En outre, alors que l'on sait que la grande majorité des vésicules extracellulaires sont éliminées du système vasculaire en quelques minutes, les études disponibles n'ont rapporté aucune donnée concernant leur devenir dans les organismes (pharmacocinétique), l’endroit où elles se retrouvent (biodistribution) ou leur efficacité de ciblage.
Ces lacunes s'expliquent par le manque d'outils permettant d'étudier ces messagers nanométriques au sein des êtres vivants, en raison de leur minuscule taille et de leur hétérogénéité.
Avant d'arriver à une mise sur le marché de traitements à base de vésicules extracellulaires, de nombreux obstacles restent encore à surmonter.
Il faudra notamment :
De nombreux efforts sont actuellement déployés en ce sens, et l'ensemble des avancées obtenues est structuré, échangé et débattu par des comités et groupes de travail au sein de sociétés savantes à l'échelle internationale comme l’ISEV) et nationale comme la FSEV). Les enjeux sont importants, il en va par exemple de la crédibilité d'usage de l'information scientifique, et de la souveraineté scientifique.
Soulignons que le passé récent nous a démontré que les obstacles techniques ne sont pas forcément insurmontables : voici 30 ans, peu de gens croyaient au potentiel thérapeutique des ARN messagers.
En attendant d'obtenir des données scientifiques solides concernant l'efficacité des exosomes, leurs mécanismes d'action, et leur valeur ajoutée par rapport aux approches existantes, mieux vaut écouter les mises en garde répétées de la communauté scientifique. Et éviter de céder à la surenchère et à la «scienceploitation» – autrement dit, l'exploitation de termes scientifiques pour vendre des produits sans preuves solides d'efficacité – par certains acteurs du marché de la cosmétique.
Guillaume van Niel a reçu des financements de l'ANR, La région Pays de la Loire, France Alzheimer, l'ARC, l'INCA, la fondation Recherche Alzheimer, la communauté Européene. Guillaume van Niel est co-fondateur et ancien président de la FSEV.
Christian Neri a reçu des financements de l'ANR, de CNRS Innovation, et de fondations (FRM, Association Huntington France, Hereditary Disease Foundation, Fondation CHDI). Christian Neri est membre du bureau de sociétés savantes en France (Président de la FSEV) et à l'étranger (ISEV).
Clotilde Théry a reçu des financements de l'ANR, l'INCa, et de fondations (ARC, FRM, Fondation de France). Clotilde Théry est co-fondatrice et ancienne présidente de la société internationale des EVs (ISEV), et co-fondatrice et ancienne vice-trésorière de la sociéte française des EVs (FSEV).
24.12.2025 à 16:30
Quentin Dumoulin, MCU -psychologie, psychopathologie clinique, Université Côte d’Azur
Marc Marti, Professeur des université, spécialiste de narratologie et de jeu vidéo, Université Côte d’Azur
Sources de multiples craintes à leur apparition, taxés d’isoler les jeunes et de les exposer à des contenus violents, les jeux vidéo sont devenus des espaces de dialogue où se négocient des règles familiales et où se transmet un patrimoine ludique. Retour sur ce changement de statut qui dessine une évolution des liens entre parents et enfants à l’ère numérique.
Longtemps, le jeu vidéo a été un objet suspect. À son arrivée dans les foyers occidentaux, au cours des années 1970 et 1980, il s’est imposé comme un intrus silencieux, échappant largement au regard des adultes. Les premières consoles domestiques – de l’Atari 2600 à la Nintendo – inaugurent une pratique majoritairement solitaire, absorbante, et perçue comme coupée du monde social.
Très vite, le jeu vidéo cristallise des paniques morales comparables à celles qu’avaient suscitées avant lui le rock, la bande dessinée ou la télévision.
Dans les années 1990, la peur change de registre. Avec la médiatisation des jeux dits « violents » – de Doom à Grand Theft Auto – le jeu vidéo est régulièrement pointé du doigt dans les discours sur la délinquance juvénile. Les controverses autour de la violence, de l’addiction ou de l’isolement social se multiplient, relayées par des travaux scientifiques souvent contradictoires.
Un premier basculement s’opère toutefois au tournant des années 2000. L’essor du jeu en réseau, puis du jeu en ligne massif (World of Warcraft, Counter Strike), déplace la question : on ne joue plus seulement seul, mais avec d’autres joueurs qui peuvent être à proximité (en LAN) comme à l’autre bout du monde. Le jeu vidéo devient un espace de sociabilité, de coopération, de compétition réglée.
Dans le même temps, la Wii de Nintendo, puis les jeux dits casual entrent physiquement dans le salon et reconfigurent les usages familiaux, dépassant les frontières entre générations.
Aujourd’hui, le statut du jeu vidéo s’est renversé. Parents et enfants jouent ensemble, discutent des univers, des règles, des émotions éprouvées. Les jeux indépendants – par exemple That Dragon, Cancer ; Celeste) – abordent des thèmes existentiels, politiques ou intimes tandis que des titres grand public comme Minecraft ou Animal Crossing deviennent des terrains d’expérimentation partagés. C’est d’autant plus vrai que la pratique vidéoludique se fait essentiellement à la maison (86 %), comme l’indique l’enquête Ludespace qui a servi à l’ouvrage la Fin du game ? Les jeux vidéo au quotidien (2021).
Ce renversement n’efface pas les tensions. Le jeu vidéo reste un lieu de crispation éducative, autour du temps d’écran, de la régulation, du contrôle parental. Mais il est désormais aussi un objet médiateur, à partir duquel se négocient des règles, se transmettent des valeurs, se construisent des récits communs. D’objet honni à espace de rencontre, le jeu vidéo raconte ainsi, en creux, l’évolution des liens familiaux à l’ère numérique.
La dernière enquête annuelle du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) indique que plus de 7 Français sur 10 pratiquent régulièrement le jeu vidéo. Les parents des enfants et adolescents actuels sont dans la tranche d’âge 35-50 ans. Cela signifie qu’ils étaient eux-mêmes enfants ou adolescents entre 1985 et 2005 et sont donc potentiellement détenteurs d’une culture du jeu vidéo, des premières consoles pour les plus anciens aux jeux en 3D des années 2000. Ils ont aussi connu le phénomène du « jeu portable » avec la Game Boy et ses suites (1989-2003), la Nintendo DS (2004) voire la PSP (2007).
Culturellement, pour cette génération, le jeu vidéo n’est pas une pratique nouvelle, et elle ne se cantonne pas à l’enfance ou l’adolescence, puisque 75 % de ces parents continuent à jouer. Ils ont aussi baigné dans la culture mondialisée du média et sont familiers de ses icônes, qui font partie intégrante de leur vécu depuis l’enfance.
De ce point de vue, la transmission du patrimoine ludique à la génération suivante au sein de l’espace familial est cruciale, et visible dans les enquêtes publiques : l’intérêt pour une franchise, qui suppose la continuité culturelle, motive pratiquement un tiers des achats. Par ailleurs, qu’il s’agisse du jeu en ligne ou du jeu en local, plus de la moitié des joueurs, toutes générations confondues (autour de 55 %) indiquent qu’ils pratiquent à plusieurs et que le jeu vidéo est un loisir pour toute la famille à 88 %.
L’interrogation porte aussi sur ce qui se transmet. S’agit-il de personnages, de gameplays (façons de jouer) ou d’univers, tels qu’ils sont mis en avant par les éditeurs ou bien y-a-t-il autre chose, moins visible ou qui échappe au discours marketing et aux études de publics ?
La constitution de la famille comme telle qui a muté. Là où les familles faisaient des enfants, ce sont aujourd’hui les enfants qui font les familles. La transmission et la filiation s’en trouvent modifiées. Ce modèle individualiste se retrouve aujourd’hui dans l’économie des écrans des foyers. Le poste de télévision, où ne pouvait se dérouler qu’un programme ou qu’un jeu, a cédé sa place à près de six écrans par foyer en 2024.
Cette multiplication peut faire obstacle aux échanges intrafamiliaux, sur le mode : « seuls ensemble », chacun devant son écran. Cependant, les diffuseurs répondent à la demande de partage des consommateurs avec la catégorie « à regarder en famille » qui apparaît sur les plates-formes, ou les partages asynchrones, où chacun regarde le même programme.
Les parents ne sont pas aidés par les injonctions paradoxales des milieux de l’éducation et de la santé, se retrouvant, comme l’ont épinglé le journaliste François Saltiel et la chercheuse Virginie Sassoon, tour à tour gendarmes et dealers d’écrans.
Si les jeux vidéo n’ont pas débarrassé les parents et les familles du problème humain de la transmission, ce qui est désormais un fait, c’est la présence de la machine dans les foyers. Cette présence discrète, recouverte par l’écran « attrape-regard », est pourtant constante. Jouer à un jeu vidéo, c’est toujours jouer avec (ou contre) la machine. Ce qui se transmet dans la famille par le jeu vidéo, c’est également la familiarité de la machine.
Ernst Jentsch, psychiatre, avait mis à jour cet Unheimliche, cet inquiétant familier que l’essai de Sigmund Freud a popularisé. Ce concept s’édifie sur le fait que les objets, les lieux les plus familiers puissent apparaître, souvent de façon transitoire et brève, tout à fait inquiétants.
Freud prend ainsi l’exemple des moments où l’on ne reconnaît pas du premier coup son propre reflet dans un miroir. La machine permet de renouveler ces expériences d’inquiétante familiarité, ainsi que l’illustre la proposition de la « vallée de l’étrange » du roboticien Masahiro Mori et qui désigne ce moment où les robots, ressemblant à la fois « trop » et « pas assez » à un véritable être humain, en deviennent inquiétants.
Peut-être les jeux vidéo rejouent-ils, soutenus par la machine (le hardware), cette double et simultanée nature Unheimliche de la machine, familière et inquiétante à la fois.
Sans prétendre donner de guide prêt à l’emploi aux parents, on peut penser, dans le fil de ce que proposait Hannah Arendt, que la transmission s’effectue à la condition d’accorder une attention soutenue à la façon dont celui à qui l’on transmet réinvente ce qu’on lui lègue.
Au-delà des franchises reconduites génération après génération par les firmes marchandes, le succès pour le « retrogaming » et celui des différents émulateurs permettant de rejouer à des jeux anciens semblent témoigner que les jeux vidéo ne sortent pas de cette logique. Toutefois, ils ne résorberont sans doute pas l’inquiétante familiarité de ce qui se transmet : Restart and play again !
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
24.12.2025 à 16:30
Marie-Pierre Bruyant, Sciences végétales, UniLaSalle
Adrien Gauthier, Enseignant-chercheur en Phytopathologie - Unité de Recherche AGHYLE - Responsable du Parcours Métier Farming for the Future, UniLaSalle
Produire des légumes en hydroponie, en aéroponie ou en aquaponie. Tel est le pari de la production agricole hors-sol qui suscite ces dernières années tantôt l’engouement, tantôt la critique. Quels atouts et quelles limites présente-t-elle, et quel rôle lui donner dans l’indispensable transition que doit connaître l’agriculture ?
Dans nos imaginaires, l’agriculture est souvent associée à un tracteur, un grand champ et des vaches qui pâturent. Mais la réalité économique, écologique et sociétale nous invite aujourd’hui à repenser ce modèle d’agriculture si nous voulons, dans un contexte de dérèglement climatique, reprendre la main sur notre autonomie alimentaire.
Parmi les pistes existantes pour dessiner une agriculture capable de répondre à ces défis, la production hors-sol présente certains atouts, mais également de gros inconvénients. Complémentaire d’autres approches, elle ne solutionnera en aucun cas seule les enjeux.
Le dérèglement climatique, par les phénomènes climatiques extrêmes courts, mais intenses et fréquents qu’il engendre, affecte déjà profondément les productions agricoles de certaines régions du monde. Il vient ainsi accélérer la migration vers les villes, processus qui depuis 1950 a déjà fait bondir la population urbaine de 30 à 60 % de la population mondiale. Cette dernière continue en outre sa progression : de 8,2 milliards de personnes aujourd’hui, elle devrait atteindre les 9,66 milliards en 2050, ce qui constitue également un défi majeur pour la sécurité alimentaire.
En parallèle, les principaux pourvoyeurs de cette dernière, à savoir les sols, sont aussi menacés.
Par l’artificialisation d’une part, directement liée à l’urbanisation, qui se manifeste en France par la disparition annuelle de 24 000 ha d’espaces naturels ou agricoles chaque année au profit de l’urbanisation et l’industrialisation.
Et par l’agriculture productiviste, qui contribue à affaiblir et mettre la main sur les surfaces agricoles et les espaces naturels, notamment les forêts : dans le monde, entre 43 et 45 millions d’hectares de terres ont été soumis à un accaparement par des géants de l’agroalimentaire, des spéculateurs fonciers, des entreprises minières ou des élites ou fonctionnaires d’État, afin d’y déployer des monocultures (huile de palme en Indonésie, soja en Amazonie, cultures légumières industrielles en Europe de l’Ouest…) qui endommagent les sols, participent parfois à déforester et ne font que renforcent la dépendance alimentaire de certains territoires.
Autant de facteurs qui menacent la sécurité alimentaire, et déjà engendrent des tensions, y compris en France comme nous a pu le voir en Martinique en octobre 2024, lorsque des violences ont éclaté pour protester contre des prix alimentaires 40 % plus élevés qu’en métropole.
Face à ces situations complexes, une évolution de nos systèmes agricoles est nécessaire. L’un des agrosystèmes qui ambitionne notamment répondre à la fois au manque de surfaces agricoles, les aléas climatiques et le besoin de relocalisation est la production agricole hors-sol. Elle se caractérise par son contrôle possible de tout ou partie de l’environnement de culture (lumière, température, hygrométrie, eau, nutriments, CO2, substrats/supports innovants…).
Surtout, elle facilite l’atténuation des effets du changement climatique comme la sécheresse, les inondations ou le gel tardif et est peu gourmande en eau. Certaines fermes hors-sol s’établissent dans des bâtiments réhabilités, des sous-sols ou des toits, ce qui n’occupe pas de nouvelles terres agricoles. Cette installation proche des centres-villes permet une production locale et faible en intrants, qui limite les coûts d’exportation et évite une contamination potentielle des sols.
Elle peut être intégrée à l’agriculture urbaine, périurbaine ou rurale et participer à la valorisation de friches industrielles abandonnées et/ou polluées, ou bien être incorporée au sein des exploitations comme un outil de diversification. Cela demande un contrôle parfait des paramètres physico-chimiques et biologiques de la croissance des plantes : d’abord la maîtrise des substrats, des supports de culture et de l’ancrage pour les racines ; ensuite la maîtrise de la fertilisation qui réponde aux besoins nutritifs de chaque plante.
Ces systèmes prennent trois principales formes.
La plus connue du grand public est l’hydroponie : la majorité des tomates, concombres, courgettes, salades ou encore fraises produits hors-sol, sont cultivés selon cette technique. Cette méthode apporte tous les nutriments essentiels à la plante sous forme d’un flux liquide. On distingue : la culture en eau profonde où les racines sont immergées dans de grandes quantités d’eau et de nutriments ; la table à marée, où les nutriments sont apportés deux fois par jour par un système de montée et descente de l’eau riche en sels minéraux dans le bac de culture ; ou encore le système NFT (Nutrient Film Technique) dans lequel un flux continu de solution nutritive circule sans immerger complètement les racines grâce à un canal légèrement incliné, étanche et sombre.
L’aéroponie, quant à elle, est une méthode proche de l’hydroponie qui consiste à pulvériser directement sur les racines, sous forme de brouillard, les nutriments sans pesticide, adaptés à l’exigence de l’espèce cultivée. Les racines sont isolées de la canopée et placées dans des containers spéciaux les maintenant dans l’obscurité. Elle optimise l’oxygénation des racines, réduit les risques de maladies et favorise le développement de la plante.
Enfin, l’aquaponie, qui combine aquaculture et hydroponie, valorise les déjections de poissons élevés en bassin (dans un local dédié) pour nourrir les plantes. En contrepartie, les plantes prélèvent les nutriments et nettoient l’eau à l’aide de bactéries. Ces dernières rendent les nutriments disponibles et assimilables par les plantes. Une parfaite harmonie et un travail d’équipe !
Cesdites techniques hors-sol sont toutefois la cible de nombreuses critiques : elles produiraient des fruits et légumes sans goût, qui ne voient ni le sol ni le soleil ou encore des aromatiques ou des micropousses qui « ne nourrissent pas son homme ». Cette acceptation sociale et culturelle dépend bien sûr beaucoup des pays. Alors que le hors-sol jouit d’une bonne image aux États-Unis et en Asie, les Européens se montrent plus sceptiques à l’idée de manger des fruits et légumes qui n’ont pas poussé dans du « vrai » sol.
Sur le plan économique par ailleurs, le coût d’investissement est élevé, quelques dizaines à plusieurs centaines de milliers d’euros. Et l’autre coût majeur est énergétique – malgré des progrès, une salade cultivée en agriculture conventionnelle tend à avoir un impact moindre sur l’environnement qu’une salade produite toute l’année en hors-sol.
Dans ce contexte, de nombreuses entreprises high-tech qui s’étaient engouffrées dans ce modèle ont déjà mis la clé sous la porte faute de rentabilité : la start-up d’herbes aromatiques Jungle, le producteur de fraises et de salades Agricool, ou encore Infarm, qui proposait des légumes cultivés en hydroponie, n’ont pas résisté.
Aujourd’hui, l’ambition de ces systèmes à petite échelle, qui offrent des variétés limitées, n’est pas de nourrir toute une population, mais simplement de contribuer à l’autonomie alimentaire des villes. Ces nouvelles fermes ont également l’avantage pédagogique de reconnecter les citoyens à la production agricole, et d’être un support intéressant pour découvrir le cycle de vie d’une plante.
En outre, ces fermes pourraient diversifier leur activité afin de rester viables en se tournant vers la production d’aliments à destination des animaux, de plantes alternatives aux protéines animales ou encore de plantes pour l’industrie pharmaceutique (molécules à haute valeur ajoutée).
Loin de venir sonner le glas de l’agriculture traditionnelle, la production hors-sol peut en revanche additionner ses efforts à ceux de cette dernière dans la quête de l’autonomie alimentaire.
Nous tenons à remercier Alice Legrand, Lisa Ménard et Clémence Suard, étudiantes qui ont contribué à la rédaction de l’article ont apporté sur notre propos leurs regards de jeunes agronomes.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.