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18.11.2025 à 16:49

Loi de finances : le Parlement sous la menace d’un recours à l’ordonnance

Alexandre Guigue, Professeur de droit public, Université Savoie Mont Blanc

Si la loi de finances n’est pas adoptée avant la fin de l’année, le gouvernement peut la mettre en œuvre par ordonnance. Un coup porté à la démocratie parlementaire ?
Texte intégral (1897 mots)

Selon la Constitution, le Parlement doit se prononcer sur le projet de loi de finances dans un délai de soixante-dix jours pour permettre à l'État de fonctionner au 1er janvier 2026. En cas de non-respect de ce délai, le gouvernement peut mettre le projet de la loi en œuvre par ordonnance, en retenant les amendements qu’il souhaite parmi ceux qui ont été votés. Cette option, de plus en plus crédible, serait une première sous la Ve République. Un coup porté à la démocratie parlementaire ?


En France, la loi de finances autorise le prélèvement des recettes (dont les impôts) et l’exécution des dépenses publiques pour une année civile. Pour que l’État puisse fonctionner au 1er janvier, la loi de finances doit être adoptée au plus tard le 31 décembre de l’année précédente (principe d’antériorité budgétaire).

Sous la IVe République, les lois financières étaient rarement adoptées dans les temps. La discussion se prolongeait souvent longtemps l’année suivante, parfois même jusqu’au mois d’août. Dans l’intervalle, le gouvernement était autorisé à fonctionner avec des « douzièmes provisoires », c’est-à-dire avec un douzième du budget de l’année précédente pour chaque mois entamé. Cette situation était jugée très insatisfaisante.

Lors de la rédaction de la Constitution de 1958, la décision fut prise de soumettre la procédure budgétaire à un calendrier strict. En cas de non-respect, le gouvernement peut reprendre la main.

L’encadrement de la procédure budgétaire dans les délais

L’article 47 de la Constitution prévoit dans son alinéa 3 :

« si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance. »

L’idée du constituant était de contraindre le Parlement à ne pas utiliser plus de temps que ce qui lui était accordé avant la fin de l’année civile pour son travail législatif et de garantir, ainsi, l’adoption d’une loi de finances avant le 31 décembre. Pour les projets de lois de financement de la Sécurité sociale, le Parlement dispose de cinquante jours (art. 47-1 de la Constitution).

Le cadre général de soixante-dix jours a été complété par plusieurs autres règles temporelles, d’abord dans l’ordonnance organique du 2 janvier 1959, puis dans la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 (appelée Lolf). Celles-ci concernent, d’abord, la date du dépôt qui doit intervenir au plus tard le premier mardi d’octobre (art. 39 de la Lolf). Le Conseil constitutionnel se montre souple et tolère les retards tant que le Parlement dispose de son délai global.

En 2024, le gouvernement Barnier l’a déposé avec neuf jours de retard (le 10 octobre au lieu du 1er octobre au plus tard) et, en 2025, le gouvernement Lecornu avec sept jours de retard (le 14 octobre au lieu du 7 octobre au plus tard). Dans les deux cas, le calendrier a été bousculé, mais pas au point de priver le Parlement de soixante-dix jours calendaires pour l’examen.

Ensuite, chaque assemblée doit respecter un délai intermédiaire (quarante jours pour l’Assemblée nationale et vingt jours pour le Sénat). L’objectif est de donner aux députés et aux sénateurs le temps d’examiner le texte dans le délai imparti. Il reste alors dix jours pour adopter le texte, au besoin avec l’intervention d’une commission mixte paritaire (CMP) chargée de proposer un texte de compromis en cas de désaccord entre les deux assemblées.

Si le désaccord persiste, le gouvernement peut donner le dernier mot à l’Assemblée nationale (art. 45 alinéa 4 de la Constitution) ou engager sa responsabilité sur le texte (art. 49 alinéa 3 de la Constitution). Cette dernière procédure, souvent décriée, permet au gouvernement de considérer la loi de finances comme adoptée sans la faire voter, sauf si les députés le renversent au moyen d’une motion de censure.

L’ordonnance, une sanction dirigée contre le Parlement

Tant pour les projets de lois de finances (PLF, soixante-dix jours) que pour les projets de lois de financement de la Sécurité sociale (PLFSS, cinquante jours), la possibilité d’une mise en œuvre par ordonnance se présente comme une sanction de l’incapacité du Parlement à finir son travail dans les temps. La Constitution est claire sur ce point : l’ordonnance n’intervient que si le Parlement « ne s’est pas prononcé » dans le délai de soixante-dix jours.

Si le Parlement rejette formellement le projet, le gouvernement ne peut pas prendre d’ordonnance. Il est contraint de proposer un projet de loi de finances spéciale dans l’attente de l’adoption d’une loi de finances complète (art. 40 de la Lolf). C’est ce qui s’est produit en 1979 et en 2024.

Depuis 1958, jamais un gouvernement n’a eu besoin de recourir à de telles ordonnances, ce qui leur donne plus un caractère dissuasif que répressif. Il s’agit surtout d’inciter le Parlement à tenir ses délais. Comme le dispositif n’a jamais été testé, plusieurs questions restent à ce jour sans réponse.

Quel contenu pour l’ordonnance ?

L’article 47 alinéa 3 de la Constitution se contente d’indiquer que le gouvernement met en œuvre « le projet de loi de finances » par ordonnance. Le premier réflexe est de penser au projet initial déposé par le gouvernement. C’est la lecture que le secrétariat général du gouvernement a proposée dans une note d’août 2024 relative « aux PLF et PLFSS » révélée par le média Contexte.

Cette lecture interpelle. Une analogie est possible avec le dessaisissement d’une chambre pour non-respect de son délai. Dans un tel cas, le gouvernement transmet à l’autre chambre le texte initialement présenté, « modifié le cas échéant par les amendements votés par l’assemblée (dessaisie) et acceptés par lui ». La logique peut être transposée à l’ordonnance. Le gouvernement pourrait choisir les amendements qu’il souhaite parmi ceux qui ont été votés, mais il ne pourrait pas intégrer des amendements qui ne l’auraient pas été.

Dans un contexte où l’Assemblée nationale est très divisée, les choix du gouvernement pourraient être critiqués, mais ils ne seraient pas nécessairement contestables en droit.

Quel recours contre l’ordonnance ?

L’ordonnance mettant en œuvre un projet de loi de finances ne peut pas être déférée au Conseil constitutionnel au titre de l’article 61 de la Constitution (contrôle avant entrée en vigueur) et une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ne serait, en principe, pas recevable puisqu’elle ne serait pas dirigée contre une « disposition législative » (art. 61-1 de la Constitution).

Une analogie avec les ordonnances de l’article 38 de la Constitution permet de déterminer leur régime juridique. Ces dernières sont prises sur habilitation du Parlement et ont un caractère réglementaire tant qu’elles ne sont pas ratifiées. Pour les ordonnances de l’article 47 de la Constitution, l’habilitation provient de la Constitution elle-même et, surtout, elles n’ont pas besoin d’être ratifiées par le Parlement. Elles ont donc un caractère réglementaire et peuvent être contestées devant le Conseil d’État, c’est-à-dire comme des ordonnances de l’article 38 de la Constitution dans l’attente de leur ratification.

Devant le Conseil d’État, un recours pour excès de pouvoir aurait, cependant, une portée limitée. En 1924, dans un célèbre arrêt Jaurou, la haute juridiction a jugé que les crédits prévus par la loi de finances ne créent pas de droits au profit des administrés, ce qui les empêche de les contester. Il reste d’autres dispositions, notamment celles touchant à la fiscalité. Il ne fait pas de doute que si un gouvernement était amené à prendre une ordonnance de l’article 47 de la Constitution pour mettre en œuvre le budget, des contribuables saisiraient le Conseil d’État pour tester l’étendue du contrôle qu’il voudra bien exercer.

Quid de la démocratie parlementaire ?

Pendant le mois de novembre, des voix se sont élevées au sein de l’Assemblée pour accuser le gouvernement de vouloir contrôler les débats (retarder le vote de la taxe Zucman, supprimer les débats prévus pendant un week-end). Pourtant, si le gouvernement peut demander des modifications du calendrier, c’est la conférence des présidents de groupes à l’Assemblée nationale qui en décide. En outre, le premier ministre a annoncé qu’il n’aurait recours ni à l’article 49 alinéa 3 ni aux ordonnances. Surtout, si les délais ne sont pas respectés, c’est moins la conséquence des modifications du calendrier que du dépôt de milliers d’amendements par les députés.

Quoi qu’il en soit, si le gouvernement devait avoir recours aux ordonnances, ce que la Constitution lui permet de faire, il s’expose au risque d’une censure par les députés (vote d’une motion de censure spontanée comme celle qui a fait tomber le gouvernement Barnier en décembre 2024).

Le principe du consentement à l’impôt par les représentants de la nation est une conquête de la Révolution française. Pour doter la France d’un budget, le gouvernement serait bien avisé de ne pas court-circuiter l’Assemblée nationale, même si celle-ci est très divisée. En cas de blocage, un moindre mal serait l’adoption d’une loi de finances spéciale, comme en 2024. Celle-ci ne résout pas tout, mais elle a le mérite de ne pas constituer un passage en force.

The Conversation

Guigue Alexandre est membre de membre de la Société française de finances publiques, association reconnue d'utilité publique réunissant universitaires et praticiens des finances publiques.

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18.11.2025 à 16:18

La société du concours : entre admis et recalés, quelques points d’écart, mais des conséquences pour toute une vie

Annabelle Allouch, Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Sources de stress et d’inégalités, les concours ne cessent de gagner du terrain. Comment expliquer le succès de ce format ? Qu’est-ce que cela révèle de notre époque ?
Texte intégral (2425 mots)

Des grandes écoles à la télévision, de la mode à l’agriculture, en passant par la programmation informatique ou la cuisine, les concours sont aujourd’hui légion. Comment expliquer une telle expansion, alors même qu’on sait les biais induits par la compétition et qu’on revendique égalité et justice sociale ?

Autrice de la Société du concours (2017), d’un essai sur le Mérite (2021) et d’une enquête sur les Nouvelles Portes des grandes écoles (2022), Annabelle Allouch nous explique ce que cette logique du « concours partout, pour tous », dit des incertitudes de notre époque. Interview.


The Conversation : Derrière le terme de « concours », on trouve une variété de modalités et d’enjeux. Quel est leur point commun ?

Annabelle Allouch : Des émissions télévisées, comme le Meilleur Pâtissier, au recrutement de grandes écoles, comme Polytechnique, le concours est une forme institutionnelle de mise en compétition des individus et d’évaluation de leurs capacités. C’est un construit social, qui évolue donc selon les contextes et les époques.

La forme du concours est intimement liée aux sociétés occidentales bureaucratiques, où les États sont dotés d’une administration chargée de gérer leurs affaires sur un spectre de domaines de plus en plus large (le mot « bureaucratie » étant à prendre ici dans le sens que lui donne le sociologue Max Weber).

Mais la réalité du concours dépasse largement le champ de l’État, elle peut aussi concerner le secteur privé. Les comices agricoles (associations de cultivateurs qui organisent des manifestations professionnelles et des concours) en sont un bon exemple. Elles visent à assurer une standardisation des normes de production et une productivité par l’émulation dans une filière donnée. Il y a aujourd’hui une porosité entre formes étatiques et formes marchandes de mise en compétition, qui se rejoignent sur cet objectif de productivité.

Qui a inventé les concours tels qu’on les connaît ?

A. A. : D’un point de vue historique, on considère par convention qu’il faut revenir à la Chine impériale et à la dynastie des Han (en 200 de notre ère environ). L’empereur est à Pékin et, pour administrer son très large territoire, il a besoin d’appuis locaux parmi les élites sociales. Pour acheter la loyauté de ces fameux mandarins, il leur donne un statut qui leur octroie des droits, comme des exemptions d’impôts, et un prestige symbolique et social lié à la reconnaissance de leur capital culturel par le concours.

Le concours, c’est donc une forme institutionnelle où celui qui est mis en compétition acquiert soit un statut social, soit des biens spécifiques ou encore des capitaux qu’il peut ensuite réinvestir ailleurs. La question du mérite ou de la méritocratie qu’on associe avec le concours n’est pas forcément présente.

La Voie royale, film de Frédéric Mermoud, sur le parcours d’une brillante lycéenne qui intègre une classe préparatoire scientifique (PyramideDistrib, 2023).

Un certain nombre d’historiens considèrent que les Jésuites, dans leurs voyages en Chine impériale, découvrent le concours et le mettent en place dans les institutions scolaires qu’ils organisent, les fameux collèges jésuites, futurs collèges royaux, en prônant la mise en compétition comme source de gouvernement et de mise en discipline des enfants.

Durkheim, lui, pense que le concours comme forme institutionnelle n’a pas eu besoin des Jésuites pour arriver en France et qu’il est surtout lié à une organisation sociale fondée sur les corporations qu’on trouve bien avant, dès le Moyen Âge. Durkheim s’intéresse particulièrement aux corporations universitaires dans son livre sur l’évolution pédagogique depuis l’Antiquité. Toute corporation, pour être reconnue comme une profession autonome, doit contrôler son recrutement. Et les universitaires, selon Durkheim, sont particulièrement doués pour inventer des rituels et des cérémonials qu’ils dotent d’une force sacrée.

Néanmoins, les Jésuites contribuent à la traduction des rituels fondés sur la compétition en une forme d’évaluation permanente à destination des enfants et des adolescents qui doit créer une émulation. C’est cette forme scolaire que l’on retrouve dans notre système éducatif.

En quoi assiste-t-on aujourd’hui à ce que l’on pourrait qualifier d’extension de la logique de concours ?

A. A. : Le concours a été associé au développement de l’État régalien au XIXe siècle, dans un premier temps, puis de l’État-providence au XXe siècle, où l’on a de plus en plus besoin de bureaucrates dans des domaines très variés. Pour les recruter, on va utiliser cette forme institutionnelle qui paraît alors la plus légitime, dans la mesure où elle est fondée sur les « capacités » et qu’elle est déjà à l’œuvre depuis la fin du XVIIIe siècle dans l’armée, notamment.

Aujourd’hui, cette forme tend à s’éloigner du seul cadre bureaucratique pour être appliquée à un grand nombre de situations sociales qui n’ont plus rien à voir ni avec l’État ni avec le politique au sens strict.

Dès mon recrutement (sur concours !), j’ai été saisie, en tant que jeune maîtresse de conférences, de constater que ma pratique professionnelle de recherche et d’enseignement (où je suis invitée à noter mes étudiants pour valider leurs apprentissages) se dédoublait – en quelque sorte – d’une culture populaire des concours. Quand je rentrais chez moi et qu’il m’arrivait d’allumer la télévision, il était ainsi fréquent que je tombe sur un concours, notamment dans le cadre d’émissions de télé-réalité – avec des notes délivrées par des jurys, des coachs chargés de préparer les élèves à une série d’épreuves minutieusement organisées. Qu’on pense par exemple aux émissions culinaires de type Top Chef. L’inspiration de ces épreuves, à la fois scolaire et sportive, témoigne d’une circulation des représentations de l’évaluation entre univers sociaux.

Comment expliquer un tel succès ? La forme du concours résonne-t-elle particulièrement avec notre époque ?

A. A. : Le paradoxe, c’est qu’on réclame plus d’égalité alors que, tous les soirs, vous pouvez assister sur vos écrans à des concours qui classent des candidats. On en déduit donc avec John Rawls que la justice sociale dans nos sociétés relève en fait d’une croyance dans les « inégalités justes ».

Pour Pierre Bourdieu, le concours est précisément un rituel qui est là pour institutionnaliser des différences, y compris quand elles sont infimes. C’est la fameuse frontière entre le dernier de la liste d’admis et le premier recalé aux concours de l’École polytechnique : la différence est minime entre ces candidats, mais le résultat de concours entérine irrémédiablement cet écart et l’associe à un statut social différencié. Et avec le couperet du classement se joue l’accès à des ressources de tous types : symboliques, matérielles, et même amicales ou amoureuses.

Ce qui m’intéresse dans cette extension du domaine du concours, c’est la fusion entre les formes bureaucratiques et marchandes de mise en compétition et de mise en ordre du social. On a d’autant plus l’impression de vivre dans une société du concours qu’avec le capitalisme contemporain, il paraît tout à fait légitime de tester et d’évaluer constamment les candidats pour s’assurer de la productivité et des capacités des personnes.

Bref, en exaltant les valeurs individuelles du mérite, on renforce une espèce de « gouvernement par le concours », même s’il s’agit moins d’un concours corporatiste, et beaucoup plus d’une sélection de gré à gré entre une institution ou une organisation et un individu.

Sur quoi l’adhésion aux concours repose-t-elle ?

A. A. : La légitimité contemporaine de cette forme institutionnelle se fonde sur l’adhésion au mérite qu’on peut comprendre comme un récit, une rhétorique de légitimation. Malgré les critiques, ce récit apparaît alors comme une fiction nécessaire, pour reprendre les termes de François Dubet, c’est-à-dire quelque chose auquel on croit malgré tout pour se donner l’illusion de gérer l’incertitude du monde social. « Le mérite, j’y crois, mais c’est plus un acte de foi qu’autre chose », me disait un étudiant de Sciences Po qui venait de réussir l’ENA.

Si on ne peut qu’adhérer au mérite, c’est parce que ça nous permet d’avoir l’impression de contrôler notre environnement, malgré le Covid, malgré la crainte de la guerre, etc.

Le monde du travail s’organise aussi sur cette mise en scène méritocratique, avec le développement d’une rhétorique de la performance où l’on vous dit que vous aurez un meilleur salaire si vous travaillez plus, ou si vous travaillez mieux, ce qui reste très théorique.

Cette circulation rhétorique renforce malgré nous l’adhésion au concours, et elle le naturalise aussi : on ne voit plus, quand on allume la télé, que, sur toutes les chaînes, il y a des formes de jeux fondés sur le concours, que ce soit Koh-Lanta, Top Chef, etc.

Que signifie la recherche de la légitimité des concours ?

A. A. : Quelle que soit la société, quel que soit l’angle sous lequel on examine les concours, on constate la même chose : des inégalités sociales de genre fondamentales, une reproduction d’inégalités sociales et familiales, une cristallisation d’inégalités scolaires plus anciennes… Il n’y a pas de concours parfaitement équitable. Il peut y avoir des concours qui, éventuellement, corrigent certaines de leurs imperfections à destination d’un public identifié, mais cela se fera nécessairement à la défaveur d’autres publics.

Il ne faut pas oublier que les concours des grandes écoles sont conçus pour différencier les gens et identifier des élites. L’idée du concours, par essence, c’est la différenciation.

Qu’est-ce que le concours produit comme émotions chez celles et ceux qui les vivent ?

A. A. : Quand j’ai sorti la Société du concours, en 2017, j’ai été – à ma grande surprise – submergée de courriers de lecteurs. Les gens avaient envie de me parler de leur concours, souvent, d’ailleurs, en négatif, ou avec une forme d’association à la souffrance. Les concours suscitent des émotions parce qu’ils sont très investis socialement, très investis par les familles, très investis politiquement.

D’Albert Camus à Annie Ernaux, il y a différentes lectures du parcours de transfuge de classe, mais on y retrouve toujours l’exaltation de sentiments méritocratiques. Et quelle est l’émotion ou la sensation typique liée à la méritocratie ? C’est la souffrance, qu’elle advienne avant une réussite associée à la fierté, à un sentiment de félicité qu’elle rend possible, ou qu’elle précède l’échec vécu avec humiliation.

Ce qui est commun à tout ça, c’est que le concours donne l’impression de permettre d’exalter le meilleur de soi, c’est aussi ce qui va nourrir le sentiment de l’élection en cas de réussite.

Selon les grandes périodes scolaires, les émotions mises en avant varient. Dans la période qui précède la massification scolaire à la Ernaux, le concours se solde par la honte ou par la fierté. Dans notre période néolibérale, c’est l’anxiété et l’angoisse qui dominent. Paradoxalement, c’est là qu’il va finalement peut-être y avoir égalité, comme le soulignait François Dubet. La différence, c’est que nous ne sommes pas tous armés de la même façon pour la gérer.


Propos recueillis par Aurélie Djavadi.

The Conversation

Annabelle Allouch ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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18.11.2025 à 16:17

Jeux vidéo : comment mieux protéger les données personnelles des joueurs les plus accros ?

Arthur Champéroux, Doctorant en droit à la protection des données à caractère personnel, Université Paris-Saclay; Université Laval

En l’absence de consensus scientifique sur l’existence d’une addiction aux jeux vidéos, un certain flou juridique permet aux éditeurs de collecter les données des joueurs à des fins commerciales, sans protection suffisante pour ces derniers.
Texte intégral (1901 mots)
Les personnes accros aux jeux vidéo sont vulnérables. Tima Miroshnichenko/Pexels, CC BY

L’addiction aux jeux vidéo est un trouble comportemental dont la reconnaissance scientifique et juridique divise les experts. Or, les éditeurs de jeu collectent les données des joueurs potentiellement concernés. En l’absence de consensus scientifique sur la question de ce type de dépendance, qu’en est-il de la protection juridique des gameurs ?


L’addiction se définit comme la perte de contrôle d’un objet qui était à l’origine une source de gratification pour l’usager. De nombreuses études scientifiques ont tenté d’établir des liens entre l’utilisation d’écrans et une forme de dépendance chronique assimilable à de l’addiction.

Par conséquent, cette question s’est imposée logiquement dans les discussions et expériences scientifiques. Le trouble du jeu vidéo (gaming disorder) est un trouble du comportement reconnu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2018 (CIM-11), mais aussi par l’American Psychiatric Association depuis 2013 (DSM-5-TR). Ces deux classifications reposent sur une série de symptômes dont la combinaison tend à indiquer une forme d’addiction aux jeux vidéo. Toutefois, la communauté scientifique est divisée sur sa reconnaissance en tant que pathologie.

Ce constat appelle à l’approfondissement des études sur le sujet. Toutefois, avant le stade « pathologique », il est possible de considérer plusieurs niveaux de gravité de l’addiction, qui traduisent déjà des formes de dépendance aux jeux vidéo.

En effet, les formes les plus graves d’addiction concerneraient de 0,5 % à 4 % des joueurs, tandis que d’autres études montrent que la consommation problématique des jeux vidéo est bien plus répandue, avec 44,7 % des personnes présentant des difficultés avec la consommation des écrans.

La première conséquence de cette addiction est la perte de contrôle du temps de jeu, d’ailleurs accrue pour les joueurs de moins de 18 ans, dont le lobe frontal responsable de l’autocontrôle est en cours de formation. Néanmoins, les formes d’addiction aux jeux vidéo représentent aussi une opportunité pour l’industrie du jeu vidéo à travers la mise en place d’une économie de l’attention très lucrative.

Retenir l’utilisateur, collecter des données

Sa logique est la création de services en ligne conçus pour retenir l’utilisateur et collecter le maximum de données liées à l’activité du joueur pour effectuer de la publicité comportementale. L’industrie du jeu vidéo s’est d’ailleurs particulièrement démarquée dans son expertise pour la collecte de données des joueurs, d’un côté, et, d’un autre côté, pour sa maîtrise des mécaniques de jeu (game pattern) afin de susciter l’engagement des joueurs.

Certains industriels, eux-mêmes, avertissent des dangers de la « weaponized addiction », lorsque la tendance à l’addiction est instrumentalisée au profit de l’optimisation du ciblage publicitaire. À l’inverse, d’autres experts rejettent en bloc la vision d’un rôle joué par l’industrie dans l’addiction des joueurs, malgré les nombreuses critiques de la recherche en science de l’information et les dérives documentées périodiquement.

Quelles protections juridiques pour les joueurs concernés ?

Par ricochet, l’absence de consensus scientifique impacte les systèmes juridiques qui éprouvent des difficultés à protéger les joueurs concernés. Concrètement, les juridictions nationnales peinent à reconnaître l’addiction comme source de préjudice pour les joueurs.

Récemment, les exemples se multiplient avec des contentieux autour du jeu Fortnite d’Epic Games au Canada et aux États-Unis lui reprochant de n’avoir pas assez protégé les données personnelles des enfants, mais aussi des pratiques commerciales trompeuses où l’addiction a été soulevée par les associations de joueurs.

De même, des plaintes ont été déposées contre la plate-forme de jeux vidéos Roblox de Google, mais aussi contre le jeu Call of Duty d’Activision aux États-Unis, qui se sont globalement soldées par des refus des juridictions, soit de recevoir les plaintes, soit de reconnaître la responsabilité des éditeurs de jeux vidéo vis-à-vis des designs addictifs.

En France, la question ne s’est pas spécialement judiciarisée, toutefois, le législateur a adopté des mesures de pédagogie à travers la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique dite loi SREN du 21 mai 2024 qui amende l’article L. 611-8 du Code de l’éducation en ajoutant une formation à la « sensibilisation aux addictions comportementales au numérique » dans l’enseignement supérieur.

L’autorité de protection des données personnelles en France (CNIL) a d’ailleurs consacré une série de travaux de recherche à la question de l’économie des données dans le jeu vidéo.

Malgré les efforts d’adaptation des systèmes juridiques, la position de vulnérabilité psychologique des personnes addictes aux jeux vidéo appelle à une prise en compte plus conséquente.

Considérant les liens entre l’économie de la donnée et l’instrumentalisation potentielle de l’addiction des joueurs, il est nécessaire de considérer l’encadrement de cette activité sous l’angle du droit à la protection des données à caractère personnel. Celui-ci, dans l’Union européenne, peut protéger les joueurs de deux façons : en encadrant l’utilisation des données personnelles qui servent à identifier les joueurs addictes, et en instaurant une limitation spécifique de la publicité comportementale par les dispositions relatives aux traitements automatisés.

Une surveillance commerciale insuffisamment encadrée

En pratique, le temps de jeu, la fréquence et le caractère compulsif des achats sont des données couramment utilisées par l’industrie pour identifier les habitudes de consommation des joueurs. D’ailleurs, les joueurs les plus dépensiers sont communément surnommés les « baleines », comme dans le monde du casino.

L’utilisation de ces données est strictement encadrée, soit en tant que données sensibles si ces données sont relatives à la condition médicale de la personne au stade de la pathologie, ce qui demeure peu probable, soit en tant que donnée personnelle comportementale. Si ces données sont sensibles, l’éditeur du jeu vidéo doit demander l’autorisation explicite au joueur d’utiliser ces données.

Si ces données ne sont pas sensibles, l’utilisation de ces données reste bien encadrée, puisque l’éditeur doit tout de même justifier de la finalité du traitement et d’une base légale, c’est-à-dire présenter un fondement juridique (exécution du contrat, intérêt légitime qui prévaut sur les intérêts du joueur, ou consentement du joueur). À noter que la publicité comportementale semble n’être autorisée que sur la base du consentement du joueur.

En Union européenne, le Règlement général à la protection des données (RGPD) encadre les traitements automatisés qui sont au cœur du fonctionnement de la publicité comportementale. Pour résumer, la loi garantit que le joueur puisse refuser le traitement de ses données personnelles pour de la prospection commerciale. Cette garantie est constitutive de la liberté de choix du joueur. De plus, le nouveau Règlement européen des services numériques (ou Digital Services Act, DSA) interdit la publicité comportementale auprès des enfants joueurs.

Néanmoins, de nombreux jeux ne sont pas encore en conformité avec ces règles, malgré les efforts des autorités de protection européennes. Finalement, le poids du respect des droits du joueur à refuser cette forme de surveillance commerciale repose encore sur le joueur lui-même, qui doit rester vigilant sur l’utilisation de ces données.

Ce constat est problématique, notamment lorsque l’on considère la vulnérabilité des joueurs dans leur prise de décision sur l’utilisation de leurs données, notamment lorsqu’ils souffrent de troubles addictifs du jeu vidéo.

Cependant, la possibilité récente de recours collectifs pour les préjudices liés à la violation du RGPD, comme l'énonce l’article 80, pourrait ouvrir la voie à un contrôle des données personnelles par les communautés de joueurs et un rééquilibrage des forces en présence. Les développements jurisprudentiels sont attendus par les associations de joueurs, les autorités de protection des données et l’industrie avec impatience.

The Conversation

Arthur Champéroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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