19.11.2025 à 14:57
Michel Desbordes, Professeur des Universités, Faculté des sciences du sport, Université Paris-Saclay
Björn Walliser, Professeur des universités, Université de Lorraine

La présence de Coca-Cola aux Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 et celle de Dacia à l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) ont cristallisé les critiques. Ce qui est en jeu pour les organisateurs d’évènements sportifs : trouver un équilibre entre critères financiers, avec la présence de ces marques commerciales, et environnementaux.
Alors que les grands événements sportifs internationaux (GESI) affichent des objectifs environnementaux ambitieux, la cohérence entre ces engagements et le choix des sponsors deviennent cruciaux.
Comment le mesurer ? Avec Maël Besson, fondateur d’une agence en transition écologique du sport, et l’agence The Metrics Factory, nous avons étudié les perceptions en ligne, principalement sur les réseaux X et YouTube, de deux partenariats – Coca-Cola pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, et Dacia pour l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB).
Notre analyse souligne que les marques perçues comme « polluantes » peuvent affaiblir durablement l’image d’écoresponsabilité des événements qu’elles financent. Les critères environnementaux ne sont plus des variables secondaires ; ils déterminent l’acceptabilité et la légitimée de la tenue même de l’évènement.
Dans le cadre de notre étude, nous avons analysé 28 des principaux travaux liant responsabilité sociale et sponsoring sportif entre 2001 et 2024. Nous observons que, longtemps centré sur la visibilité et la performance, le sponsoring sportif se transforme.
Sous l’effet conjugué des attentes citoyennes, de la pression réglementaire et des impératifs climatiques, la question de l’impact environnemental s’invite au cœur des stratégies de partenariat. Une marque ne peut plus se contenter de saturer un événement avec son logo. Elle doit prouver qu’elle partage ses valeurs, notamment en matière de durabilité.
Entre discours marketing et réalité mesurable, le fossé est parfois béant. Notre recherche a révélé un paradoxe frappant. La responsabilité sociale des entreprises dans le sport est surtout abordée sous l’angle économique – intention d’achat, notoriété, image de marque –, tandis que les impacts environnementaux sont largement ignorés.
À première vue, les organisateurs des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 ont multiplié les initiatives pour réduire l’impact environnemental de l’évènement : sobriété, sites réutilisés, compensation carbone, végétalisation de l’alimentation, sensibilisation des spectateurs, « interdiction » à TotalEnergies d’être partenaire, mobilités douces, 100 % des sites accessibles en transports publics, etc. Pourtant, la présence de Coca-Cola parmi les sponsors a cristallisé les critiques.
Selon notre analyse des réseaux sociaux X et YouTube, plus d’un tiers des messages associant Coca-Cola, Paris 2024 et l’environnement exprime un sentiment négatif.
Plus grave encore : Coca-Cola est mentionnée dans 56 % des publications critiques à l’égard de l’impact écologique des Jeux, représentant 63 % des impressions générées. En clair, pour beaucoup d’internautes, la présence de la marque incarne à elle seule l’incohérence entre les ambitions écologiques des Jeux et la mise en avant d’un sponsor vécu comme non écologique.
Le reproche principal, toujours selon notre étude, est la production massive de bouteilles en plastique à usage unique, perçue comme incompatible avec un discours de sobriété environnementale. Cette dissonance nourrit un sentiment de greenwashing, où l’écologie devient un simple vernis pour des pratiques peu vertueuses.
Du côté de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, l’impact du partenariat avec Dacia, constructeur automobile, a été durablement négatif. Un an et demi après une polémique très médiatisée, le partenariat – contrat de naming de l’évènement – n’a pas été renouvelé. Notre étude montre qu’un tiers des messages environnementaux sur l’UTMB restent critiques, et que plus de 80 % de ces critiques portent toujours sur le sponsoring par Dacia.
À lire aussi : Sport, nature et empreinte carbone : les leçons du trail pour l’organisation des compétitions sportives
Malgré le temps passé et les nombreuses actions en faveur de la préservation de l’environnement mis en place par l’organisateur selon leur plan d’engagement, la perception négative demeure. Elle démontre que certains partenariats peuvent laisser une trace durable dans la mémoire collective, bien au-delà de la période de l’événement lui-même.
L’un des enseignements majeurs de notre étude : la cohérence perçue devient une nouvelle norme de légitimité. L’impact négatif d’un partenariat ne se mesure plus uniquement à des données d’émissions, mais à sa capacité à convaincre les parties prenantes – citoyens, élus, ONG, médias – de sa sincérité.
Le sport reproduit une dynamique déjà connue dans le domaine de la santé publique dans les années 1980. Comme pour le tabac ou l’alcool, l’acceptabilité sociale de certains sponsors diminue. Faut-il, dès lors, envisager une « loi Evin pour le climat » interdisant la présence de marques à forte empreinte carbone dans les stades et les événements ?
Au-delà des réactions du grand public analysées dans ces deux études de cas, les exigences environnementales montent chez tous les acteurs du sport.
Chez les sponsors eux-mêmes
Selon l’association Sporsora qui regroupe 280 acteurs du monde du sport, le groupe Accor s’assure que ses nouveaux partenariats soient en cohérence avec ses propres engagements climatiques. Onet exclut catégoriquement toute pratique sportive trop polluante.
Dans le champ des médias
France Télévisions a cessé de diffuser le rallye Dakar (au bénéfice de l’Équipe), invoquant entre autres l’incompatibilité entre l’image de l’évènement et les attentes exigeantes des téléspectateurs.
Pour les collectivités locales
Nous pouvons citer le rejet du sponsor TotalEnergies un temps envisagé pour les JOP 2024 par la Ville de Paris.
Face à la pression sociale croissante, le modèle du sponsoring sportif est à un tournant. Ignorer les enjeux écologiques, ou s’y attaquer de façon purement cosmétique, expose les marques et les organisateurs à des risques réputationnels majeurs, à un rejet du public et à des contraintes institutionnelles nouvelles.
Il est primordial que les partenariats sportifs s’alignent sincèrement avec les limites planétaires.
Cet article a été co-rédigé avec Maël Besson, expert en transition écologique du sport, fondateur de l’agence SPORT 1.5.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
19.11.2025 à 12:14
Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po
Donald Trump n’est pas le premier président des États-Unis à lancer de grands travaux à la Maison Blanche. Mais il existe une différence fondamentale entre les rénovations précédentes, dont les finalités étaient essentiellement fonctionnelles, et son projet d’immense salle de bal, reflet d’une vision très personnelle du décorum lié à la fonction présidentielle…
À l’orée de son second mandat présidentiel, Donald Trump a exprimé le souhait de doter la Maison Blanche d’un espace architectural inédit : une salle de bal destinée à accueillir des réceptions officielles, des dîners d’État et des événements diplomatiques de haute tenue.
Ce projet s’inscrit dans une longue tradition de réaménagements présidentiels, mais en déplace sensiblement la finalité. Le dispositif envisagé consisterait en l’édification, à la place de l’East Wing (l’aile orientale du complexe de la Maison Blanche), en cours de destruction, d’un espace d’environ 8 500 mètres carrés, conçu dans un style néoclassique afin de ne pas rompre avec l’esthétique originelle du bâtiment pensé par James Hoban à la fin du XVIIIᵉ siècle.
Trump n’est pas le premier président des États-Unis à ordonner un aménagement d’envergure du célèbre bâtiment. Depuis son achèvement en 1800, la Maison Blanche n’a cessé d’être transformée pour répondre aux exigences politiques, technologiques ou symboliques du moment. Thomas Jefferson (1801-1809) fit construire les premières terrasses et agrandir le bâtiment, Ulysses S. Grant (1869-1877) introduisit des commodités modernes, Theodore Roosevelt (1901-1909) décida de séparer espaces domestiques et professionnels en créant la West Wing en 1902, Harry S. Truman (1945-1953) entreprit une rénovation structurelle majeure entre 1948 et 1952.
Les modifications successives ont toujours été envisagées comme des réponses à des nécessités fonctionnelles ou institutionnelles. Le projet de Trump se distingue donc des précédents, dans la mesure où il semble poursuivre une finalité de prestige plus qu’une finalité pratique ou structurelle. De fait, il s’inscrit avant tout dans une logique de monumentalisation personnelle.
Les transformations de la Maison Blanche ont toujours reflété, au-delà des nécessités matérielles, la conception que chaque président se fait de la fonction et du prestige de sa fonction.
La rénovation la plus célèbre reste celle conduite sous Harry S. Truman de 1948 à 1952. Après des décennies d’affaissement structurel, le bâtiment principal dut être intégralement vidé, ne conservant que les façades extérieures. Cette reconstruction, menée par l’architecte Lorenzo Winslow (1892-1976), coûta environ 5,7 millions de dollars à l’époque – soit près de 70 millions à 85 millions de dollars actuels (de 60,4 millions à 73,3 millions d’euros).
L’enjeu était avant tout sécuritaire et fonctionnel : il s’agissait de sauver le bâtiment, non d’en rehausser le prestige décoratif. Truman lui-même s’était installé à Blair House (la résidence des invités officiels du président des États-Unis lors de leur séjour à Washington) pendant les quatre années de travaux – une décision qui soulignait la dimension institutionnelle plutôt que personnelle du chantier.
Une décennie plus tard, Jacqueline Kennedy mena une autre forme de rénovation : esthétique, patrimoniale et culturelle. Dès son arrivée en 1961, la First Lady déplorait l’aspect hétéroclite et moderne du mobilier et entreprit une vaste campagne de restauration historique. Elle fit appel à des experts en art, des conservateurs et des mécènes privés pour redonner à la Maison Blanche le caractère d’un musée vivant de l’histoire nationale. Le budget total de cette opération fut d’environ 2 millions de dollars de l’époque (soit 21,5 millions de dollars actuels, ou près de 19 millions d’euros), dont une large part provenait de dons privés via la White House Historical Association, qu’elle fonda pour l’occasion. L’objectif était autant de préserver un patrimoine que de renforcer la sacralité culturelle du lieu.
Sous Barack Obama, plusieurs projets de modernisation furent également entrepris, notamment en matière de durabilité énergétique, de systèmes de communication et d’accessibilité. Ces travaux, moins visibles et donc moins médiatisés, ont coûté environ 4,5 millions de dollars (3,8 millions d’euros) par an entre 2010 et 2016.
Dans ce contexte historique, le projet de salle de bal lancé par Donald Trump apparaît d’une nature tout à fait différente. En effet, le coût estimé pour cette nouvelle aile colossale s’élève à 200 millions de dollars (plus de 172 millions d’euros) initialement, puis 250 millions (215,8 millions d’euros), avant d’être réévalué à 300 millions de dollars (259 millions d’euros). En proportion, cette somme est entre trois et six fois supérieure à la reconstruction intégrale de Truman, et représente quatorze fois le coût du projet Kennedy.
Même si la justification officielle invoque un besoin d’espace et de représentation, la nature du projet révèle une approche profondément marquée par la culture du spectacle. À travers ce chantier, Trump semble poursuivre la logique esthétique et narrative qui caractérise son image publique : magnifier la puissance présidentielle par la monumentalité et le luxe, quitte à brouiller les frontières entre espace civique et personnel.
Ce projet a suscité des réactions contrastées au sein même de la sphère Trump, à commencer par son épouse. Melania Trump a en effet exprimé des réserves quant à la pertinence et au calendrier d’un tel chantier, estimant que celui-ci risquait d’alimenter une perception publique centrée sur le faste plutôt que sur la gouvernance.
Les opposants politiques de Donald Trump ont, pour leur part, dénoncé l’inutilité et le caractère narcissique d’un tel aménagement. Hillary Clinton a évoqué un projet « révélateur d’un président davantage occupé à mettre en scène son héritage qu’à gouverner le pays », position qui a rapidement été relayée par plusieurs figures du parti démocrate.
Au-delà des réactions immédiates, la portée symbolique d’un tel projet mérite une analyse approfondie, tant il touche à la fonction quasi rituelle de la Maison Blanche dans l’imaginaire politique états-unien. La construction d’une salle de bal conférerait à la résidence présidentielle une dimension plus monarchique que républicaine, en renforçant une théâtralisation du pouvoir que plusieurs chercheurs identifient comme un trait marquant de la présidence contemporaine. Cette scénographie du politique permettrait à Trump de faire de la Maison Blanche non seulement un lieu de décision, mais aussi un espace spectaculaire conçu pour magnifier la figure du président en tant qu’incarnation de la nation.
La salle de bal, pensée comme un espace d’apparat, fonctionnerait comme un décor destiné à mettre en scène la puissance et la grandeur, à la manière des salles d’apparat européennes, telles que Versailles ou Buckingham. Cette analogie souligne le déplacement symbolique qu’impliquerait une telle construction, en rapprochant la présidence états-unienne d’une forme de souveraineté cérémonielle.
D’ailleurs, dès le début de son second mandat, Donald Trump avait décidé de faire quelques travaux de rénovation. En janvier 2025, il s’attaque au Bureau ovale et commande des dorures massives (moulures, plafonds, cadres) et de nombreux objets dorés pour refléter son goût pour le luxe. Il impose une esthétique bling-bling dans un espace traditionnellement marqué par la sobriété.
En outre, la salle de bal constituerait un espace de sociabilité élitaire, réservé à une audience sélectionnée de dignitaires, de mécènes et d’alliés politiques, ce qui renforcerait la dimension exclusive de l’exercice du pouvoir. La portée symbolique d’un tel édifice dépasserait ainsi la seule question architecturale pour investir le champ du politique, du culturel et du mémoriel, en projetant dans l’espace bâti une conception du pouvoir centrée sur la magnificence, la visibilité permanente et la sacralisation de la figure présidentielle.
Chaque président contribue, à sa manière, à l’inscription matérielle de la fonction dans le temps. Toutefois, la tentation d’assimiler Trump aux « bâtisseurs » de la présidence semble relever d’une construction narrative plus que d’une réalité fonctionnelle.
Là où Roosevelt, Truman ou même Kennedy cherchaient à adapter la résidence aux exigences de l’État moderne, Trump semble viser une empreinte mémorielle, visible et spectaculaire, dont la salle de bal serait le symbole. Une telle initiative interroge sur la conception trumpienne de la postérité, fondée non sur l’action politique durable, mais sur l’établissement d’un signe architectural destiné à survivre à son mandat.
Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.11.2025 à 12:14
Sophie Baby, Maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine, Université Bourgogne Europe
La mort du dictateur Francisco Franco, le 20 novembre 1975, a ouvert la voie à la démocratisation de l’Espagne. Pour autant, les quatre décennies durant lesquelles il a exercé le pouvoir dans son pays ont laissé une trace qui ne s’est pas encore estompée. Sophie Baby, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Bourgogne Europe, spécialiste du franquisme et de la transition démocratique en Espagne, autrice en 2024 de Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire, aux éditions La Découverte, revient dans cet entretien sur le parcours du Caudillo, de son rôle dans la guerre civile (1936 à 1939) à la répression que son régime a mise en œuvre, sans oublier les enjeux mémoriels autour de la commémoration de cette époque qui secouent aujourd’hui l’Espagne contemporaine.
The Conversation : Pouvez-vous nous rappeler qui était Francisco Franco et la façon dont il est arrivé au pouvoir ?
Sophie Baby : Franco, né en 1892 dans le village d’El Ferrol, en Galice, est un officier de carrière qui s’illustre dans la guerre du Rif (1921-1926), alors seul terrain d’action de l’armée espagnole. Il devient à 33 ans l’un des plus jeunes généraux d’Europe. Après la proclamation de la Seconde République espagnole en 1931, il occupe plusieurs postes de haut rang. En 1936, il se rallie, assez tardivement, au coup d’État militaire qui cherche à renverser la toute jeune République. D’autres généraux que lui ont fomenté ce putsch, mais il y jouera un rôle clé.
Depuis les Canaries, il rallie le Maroc, soulève l’armée d’Afrique qui lui était fidèle et débarque en Andalousie. Avec la mort des autres chefs putschistes, les généraux Sanjurjo et Mola, dans des accidents d’avion, il s’affirme comme le leader du camp rebelle dit « national ». Face à l’échec du coup d’État et à la résistance du gouvernement républicain, d’une partie de l’armée restée loyale à la République et de la population, une guerre civile s’engage, qui durera trois ans. Installé à Burgos, dans le nord du pays, Franco fonde les bases de son futur régime, et s’impose sur tout le territoire après la victoire proclamée le 1er avril 1939.
Sur quelles valeurs ce nouveau régime repose-t-il ?
S. B. : Le régime franquiste s’appuie sur le Movimiento Nacional (Mouvement national) qui devient le seul parti autorisé en Espagne. C’est un mouvement nationaliste, antilibéral, catholique et profondément anticommuniste, hostile aux réformes laïques et sociales de la République. Centré sur la Phalange, organisation inspirée du fascisme italien, il vise à restaurer un ordre traditionnel fondé sur l’armée, l’Église et les hiérarchies sociales. Son idéologie mêle nationalisme, conservatisme et croisade religieuse contre une « anti-Espagne » identifiée au communisme, à la franc-maçonnerie, au libéralisme.
Quel a été le bilan humain de la guerre civile et du régime de Franco ?
S. B. : Il faut distinguer ce qui est le strict bilan de la guerre civile, de 1936 à 1939, et le bilan de la répression franquiste, qui s’entremêlent dans le temps. Ces bilans ne sont pas totalement définitifs, on ne dispose toujours pas de liste précise des noms et du nombre des victimes. Mais les historiens ont énormément travaillé et l’ordre de grandeur est fiable aujourd’hui.
On estime que la guerre civile a fait 500 000 victimes. Parmi elles, 100 000 étaient des soldats tombés au front, donc une minorité. Environ 200 000 personnes ont été exécutées à l’arrière – 49 000 dans la zone contrôlée par les républicains et 100 000 dans la zone franquiste. Le reste sont des victimes des conséquences de la guerre, des déplacements, de la famine et des bombardements des villes.
Après 1939, la répression franquiste se poursuit, avec environ 50 000 exécutions dans les années 1940. Par ailleurs, l’Espagne est plongée dans une grave famine provoquée non pas par le simple isolement conséquent à la Seconde Guerre mondiale, comme l’a clamé la propagande franquiste, mais par la politique d’autarcie du régime qui avait fait le pari de l’autosuffisance, interrompant les importations notamment d’engrais, fixant autoritairement les prix, réquisitionnant la production, laissant la population en proie du marché noir et à la faim, pour un bilan d’au moins 200 000 morts.
En outre, on estime qu’au tout début des années 1940, il y a à peu près 1 million de prisonniers en Espagne : environ 300 000 dans les prisons et plus d’un demi-million dans les presque 200 camps de concentration répartis sur le territoire espagnol, qui existent jusqu’en 1947. On estime que quelque 100 000 prisonniers de ces camps de concentration ont trouvé la mort pendant cette période.
Par ailleurs, 140 000 travailleurs forcés sont passés dans les camps de travail du régime, qui fonctionnaient encore dans les années 1950. Tandis que 500 000 personnes fuient la répression franquiste ; les deux tiers ne reviendront pas.
Le régime franquiste s’est clairement rangé pendant le conflit mondial du côté de Hitler et de Mussolini, qui avaient massivement contribué à la victoire du camp national par l’envoi de dizaines de milliers de soldats, d’avions, de matériel de guerre. Oscillant entre un statut de neutralité et de non-belligérance, Franco s’était engagé, lors de sa rencontre avec Hitler à Hendaye en octobre 1940, à entrer en guerre au moment opportun – moment qui ne s’est jamais présenté. Mais les Alliés n’étaient pas dupes : l’Espagne de Franco fut mise au ban de la communauté internationale et ne put pas rejoindre l’Organisation des Nations unies avant 1955.
Aujourd’hui, qu’en est-il de la question de la reconnaissance des victimes de la guerre et du régime ?
S. B. : Le régime franquiste a mis en place une politique mémorielle offensive et durable, reposant d’abord sur l’exaltation des héros et des martyrs de la « croisade ». Les victimes du camp national ont obtenu des tombes avec des noms et des monuments leur rendant hommage – ces monuments « a los caídos » (« aux morts ») qui parsèment les villages de la Péninsule. Elles ont pu bénéficier de pensions en tant qu’anciens combattants, invalides de guerre, veuves ou orphelins.
Ce qui n’était pas le cas de celles et ceux du camp vaincu, voués à l’exclusion, à la misère et à l’oubli. Paul Preston parle à cet égard de politique de la vengeance. La persécution se poursuivra jusqu’à la fin du régime, les dernières exécutions politiques datant de quelques semaines avant la mort du dictateur.
C’est ce déséquilibre que les collectifs de victimes issues du camp républicain, constitués dans les années 1960 et 1970, demanderont à compenser une fois le dictateur disparu, réclamant réparation puis reconnaissance.
En 2025, le gouvernement de Pedro Sánchez a lancé l’année commémorative des « Cinquante ans de liberté » pour célébrer les acquis démocratiques et les luttes antifranquistes. L’accent est mis sur ceux qui ont lutté et, pour certains, perdu leur vie sur l’autel de ce combat pour la liberté. Cette initiative s’inscrit dans une politique mémorielle amorcée avec l’exhumation de Franco en 2019 – son corps reposait jusque-là dans la basilique de Valle de los Caídos, en Castille au nord-ouest de Madrid, construite par des prisonniers du régime ; Pedro Sanchez, tout juste arrivé au pouvoir, avait fait une priorité de son transfert vers le caveau de sa famille – et renforcée par la loi sur la mémoire démocratique de 2022, qui rompt avec la logique d’équivalence entre les deux camps, condamne sans détour la dictature et affirme la supériorité définitive de la légitimité démocratique sur la légitimité franquiste.
Face à ces politiques de mémoire orchestrées par la gauche, quelles sont les positions de la droite traditionnelle et de l’extrême droite ?
S. B. : Il est certain que la droite – que ce soit le parti conservateur traditionnel, le Parti populaire (PP), ou la formation d’extrême droite Vox, apparue en 2014 – s’est toujours opposée à cette politique de mémoire qu’elle considère comme une façon d’entretenir la division des Espagnols susceptible, dit-elle, de reconduire la guerre civile d’antan. Ces partis estiment qu’il ne faut pas « rouvrir les blessures du passé », même si un relatif consensus existe aujourd’hui, au moins localement, sur la nécessité d’identifier et de restituer les corps des disparus. Mais ils s’opposent à toute forme de réhabilitation des victimes et refusent toute forme de responsabilité de l’État.
La droite, qui n’a jamais rompu avec la dictature franquiste et qui a majoritairement refusé d’adopter la Constitution de 1978, s’est depuis le début des années 2000 approprié l’héritage de la transition à la démocratie, brandissant la concorde, le consensus, la réconciliation comme arguments pour rejeter les politiques de mémoire.
Comment la question des symboles franquistes dans l’espace public est-elle traitée ?
S. B. : La première loi mémorielle de 2007, adoptée par le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, a engagé l’effacement de l’espace public des symboles franquistes qui étaient encore omniprésents : changement des noms de rues, suppression des emblèmes de la Phalange (le joug et les flèches) présents sur tous les bâtiments publics, déboulonnage des statues équestres de Franco, destruction d’un certain nombre de monuments à la gloire du régime et de la « croisade » parce qu’ils exaltaient de façon trop évidente les valeurs du franquisme. Il en subsiste un certain nombre et, tout récemment, le gouvernement a annoncé la publication d’un recensement de ces symboles encore en place.
Le déboulonnage des statues peut rappeler la vague que l’on a pu observer aux États-Unis et ailleurs, notamment au Royaume-Uni, à la suite du mouvement Black Lives Matter. Mais en Espagne, il n’a rien eu d’un tel élan populaire ; à l’inverse, il a relevé d’une politique menée d’en haut par les pouvoirs publics.
À lire aussi : Vandalisme et déboulonnage de statues mémorielles : l’histoire à l’épreuve de la rue
Aujourd’hui, que reste-t-il de la figure de Franco ?
S. B. : La commémoration des cinquante ans de la mort de Franco soulève une question centrale : que commémorer exactement ? La mort d’un dictateur ? Ce qu’il en reste, c’est, je dirais, majoritairement de l’ignorance. Dans le cursus scolaire classique, la part consacrée à l’enseignement de l’histoire de l’Espagne du XXe siècle est très réduite. Cela conduit à une méconnaissance globale de ce qu’a été réellement le franquisme et encourage une vision très édulcorée de ce régime.
Un discours familial et social persiste dans certains milieux, surtout de droite et dans certaines régions comme Madrid ou la Castille, qui tend à minimiser l’ampleur de la répression franquiste, à renier toute comparaison de Franco avec Hitler ou Mussolini, à valoriser les bienfaits du régime. Jusqu’à considérer, pour un cinquième de la population, selon un sondage récent, que les années de la dictature de Franco furent bonnes, voire très bonnes, pour les Espagnols. On observe ainsi une apparente résurgence de cette vision positive du régime franquiste ces dix dernières années, à la faveur de l’essor de Vox : de plus en plus de jeunes participent aux messes en l’honneur de Franco, chantent dans la rue le Cara al Sol (l’hymne phalangiste) et certains enseignants du secondaire déplorent que des élèves choisissent Franco comme héros de l’histoire de l’Espagne à l’occasion de travaux à rendre.
Cela explique en partie la politique du gouvernement socialiste actuel, destinée notamment à cette jeunesse, qui insiste non seulement sur la cruauté du régime par le biais de la réhabilitation des victimes, mais aussi sur les conséquences concrètes de l’absence de libertés et sur l’importance de la lutte antifranquiste et des acquis démocratiques.
Propos recueillis par Mathilde Teissonnière.
Sophie Baby a reçu des financements de l'Institut universitaire de France.