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12.11.2025 à 14:49

Le marché des chevaux de course : entre passion, économie et patrimoine vivant

Éric Le Fur, Professeur, INSEEC Grande École

Benoît Faye, Full Professor Inseec Business School, Chercheur associé LAREFI Université de Bordeaux Economiste des marchés du vin, de l'art contemporain et Economiste urbain, INSEEC Grande École

Derrière le glamour des courses hippiques se joue un marché mondial des chevaux de course évalué à plus de 250 milliards d’euros. Est-il rentable d’investir ?
Texte intégral (2260 mots)
Avec 12 097 ventes, les yearlings sont majoritaires, suivis des juments avec 4 951 ventes et des chevaux d’entraînement avec 3 417 ventes. LukasGojda/Shutterstock

Derrière le glamour des courses hippiques se joue un marché mondial des chevaux de course évalué à 300 milliards de dollars (ou 259,2 milliards d’euros). Véritables actifs vivants, les pur-sang attirent investisseurs et passionnés dans un univers où performances sportives, pedigree et spéculation s’entremêlent. Mais entre prestige et rentabilité, le rapport rendement/risque reste souvent défavorable.

Le monde des courses de chevaux n’est pas seulement un sport, c’est un écosystème économique et culturel, où un actif unique, le cheval de course, concentre enjeux financiers, prestige et tradition. Comprendre ce marché, c’est plonger dans un univers où la performance sportive rencontre l’investissement et la passion. Notre contribution questionne ainsi le risque et le rendement de cet investissement.

Définition et catégories d’un cheval de course

C’est un équidé élevé, dressé et entraîné spécifiquement pour participer à des compétitions officielles de vitesse ou d’endurance. Il ne faut pas le confondre avec un cheval de sport qui est utilisé dans d’autres disciplines équestres, comme le saut d’obstacles, le dressage ou le concours complet. Sa valeur dépend à la fois de sa performance sportive, de sa lignée génétique et de son potentiel de reproduction. Les chevaux de course sont classifiés en fonction de leur âge.

Fourni par l'auteur

Marché des chevaux de course et ventes aux enchères

Contrairement à un actif financier, un cheval est un actif vivant qui peut courir, gagner des compétitions, générer des revenus, participer à la reproduction et être vendu. C’est un marché où la performance sportive et la valeur économique sont fortement liées. Ce marché, mondial, est évalué à 300 milliards de dollars (259,2 milliards d’euros).

La France, le Royaume-Uni et l’Irlande représentent 133 milliards de dollars (114,9 milliards d’euros). Les États-Unis et le Canada totalisent 118 milliards de dollars (101,9 milliards d’euros). Le reste des ventes se répartit entre l’Asie-Océanie (Australie, Chine, Hong-kong et Japon), l’Afrique du Sud, et le Moyen-Orient (Arabie saoudite et les Émirats arabes unis).

Chevaux yearlings, ou chevaux pur-sang anglais, descendants du pur-sang arabe. ErinDaugherty/Shutterstock

L’événement phare en France est la vente de yearlings d’août aux enchères de Deauville (Calvados), organisée par Arqana, des pur-sang dans leur deuxième année. Depuis plusieurs années, les records dans les ventes aux enchères s’accumulent. Par exemple, le 9 décembre 2023, lors de la vente d’élevage de Deauville, Place-du-Carrousel, une jument de 4 ans a été adjugée 4,025 millions d’euros. Lors de la même vente en 2022, Malavath, une pouliche d’entraînement, a été adjugée 3,2 millions d’euros. Enfin, une pouliche de Dubawi, acquise en 2015 pour 2,6 millions d’euros par Godolphin, l’écurie du cheikh Mohammed Al-Maktoum, émir de Dubaï, détient le record pour un yearling vendu aux enchères publiques en France.

Construction d’un indice de prix pour déterminer le risque et le rendement

Nous utilisons 28 310 ventes aux enchères provenant du site Arqana entre novembre 2016 et novembre 2023. Avec 12 097 ventes, les yearlings sont majoritaires, suivis des juments (4 951 ventes) et des chevaux d’entraînement (3 417 ventes).

Plus de 93 % des ventes sont réalisées à Deauville ; le reste, 1 054 à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), 553 en ligne, 87 à Chantilly (Oise) et 29 à Auteuil (Paris XVIᵉ). Les amateurs représentent 22 % des acheteurs. La difficulté de l’analyse repose sur le fait que chaque cheval possède des caractéristiques uniques (généalogie, pays d’origine, sexe, âge). Afin d’extraire une tendance des prix qui mesure l’évolution de la valeur globale des chevaux de course en prenant en compte leurs attributs spécifiques, nous construisons un indice de prix hédonique.

Évolution de l’indice de prix hédonique pour l’ensemble des chevaux de course. Fourni par l'auteur

La tendance générale est à la hausse, avec une accélération des prix après la pandémie de Covid-19. Cependant, l’analyse des indices par catégorie révèle des évolutions de prix très différentes. Alors que les chevaux de deux ans, les chevaux d’entraînement et les juments ont connu des tendances stables, voire en baisse, après la pandémie de Covid-19, les yearlings et les pouliches ont atteint des sommets.

Rendements et risques d’un investissement dans les chevaux de course

Nos résultats indiquent des rendements positifs mais faibles. Tous les rendements trimestriels et semestriels sont positifs, suggérant qu’investir dans les chevaux de course pourrait être une opportunité, mais sont généralement inférieurs au taux sans risque.

Par conséquent, investir dans les chevaux de course semble davantage relever de la passion que de la rentabilité financière. Par catégorie, les yearlings sont les plus attractifs pour les investisseurs prêts à prendre des risques, surtout depuis la pandémie de Covid-19.

Autres caractéristiques des chevaux à prendre en compte pour mieux appréhender les rendements

Certaines informations ne sont pas prises en compte dans notre modèle et permettraient probablement d’affiner les résultats. La valeur d’un cheval de course dépend aussi de ses caractéristiques physique, morale et esthétique. Un corps bien proportionné, un cœur puissant, un métabolisme efficace et une récupération rapide sont des éléments clés de la performance et de la longévité. Le tempérament du cheval joue également un rôle crucial. La couleur de la robe, bien qu’elle n’ait aucune influence sur les aptitudes physiques, peut susciter l’attrait commercial. Enfin, dans certaines catégories, les informations sur les performances passées peuvent peser significativement sur le prix.

Compte tenu de ces facteurs, le retour sur investissement des chevaux de course est une équation complexe. Il dépend de la différence entre les prix de revente et d’achat, ou des bénéfices actualisés, incluant le prix de revente. Supposons que l’investissement consiste à acheter un cheval de sa conception à sa mort. Dans ce cas, la valeur actuelle nette prend en compte négativement les prix actualisés de la saillie, de l’élevage, de l’entraînement, du transport et de l’entretien post-carrière, et positivement les bénéfices actualisés des courses et de l’élevage. Il est également nécessaire de prendre en compte les risques de blessure, de maladie et de sous-performance potentielle.

Les chevaux de course représentent-ils davantage un investissement de prestige ou de passion ?

Comme nous le démontrons, les chances de profit sont faibles, et il peut être plus facile de considérer cet investissement comme une dépense récréative. Investir dans un cheval de course peut être émotionnellement gratifiant. Pour les passionnés, le prestige et la passion justifient les pertes.

Posséder un cheval de course pour les élites et la communauté équestre, surtout s’il remporte des courses prestigieuses, est synonyme de reconnaissance. Ainsi, certains investisseurs sont davantage motivés par l’amour des chevaux, la passion des sports équestres et l’excitation des courses que par la rentabilité financière. Il s’agit d’un loisir coûteux, comme les voitures de collection.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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12.11.2025 à 14:47

Nos ancêtres du Paléolithique savaient fabriquer des outils simples et efficaces

Evgeniya Osipova, Préhistoire, Université de Perpignan Via Domitia

Rimma Aminova, Chercheure en archéologie, Margulan Institute of Archaeology

Saule Rakhimzhanova, Chercheure en archéologie, Margulan Institute of Archaeology

Yslam Kurmaniyazov, PhD, Université Korkyt Ata de Kyzylorda

La découverte d’une alternative simple et efficace aux outils de découpe complexes aménagés sur deux faces change notre vision des humains du Paléolithique.
Texte intégral (1308 mots)
Archéologue sur le site paléolithique du nord de la mer d’Aral. Étude du matériel. E.A. Osipova

L’industrie lithique – soit l’ensemble des objets en pierre taillée, pierre polie et matériel de mouture – est souvent le seul témoignage de la culture matérielle préhistorique qui nous soit parvenu. Or, nos ancêtres disposaient d’un kit d’outillage en pierre très diversifié : à chaque activité correspondait un outil spécifique, en particulier pour tout ce qui touchait à la recherche de nourriture et la découpe de la viande.


La viande était une source d’alimentation importante pour les humains préhistoriques, depuis les premiers hominidés, Homo habilis (entre 2,4 millions et 1,6 million d’années), jusqu’à l’apparition de notre espèce, Homo sapiens archaïque (il y a 300 000 ans). Pour trouver de la viande, ils pratiquaient le charognage opportuniste avec les animaux carnivores, puis bien plus tard, la chasse sélective et spécialisée des animaux herbivores.

Mais parvenir à dégager de la viande des carcasses d’animaux nécessite de réaliser une séquence de gestes complexes, en utilisant des outils performants. Au Paléolithique inférieur (entre 800 000 et 300 000 ans avant notre ère) et Paléolithique moyen (entre 300 000 ans et 40 000 ans), il s’agissait d’outils de découpe : des couteaux ou d’autres outils utilisés comme tels. Au fil du temps et en fonction des sites, certains outils travaillés sur deux faces sont devenus de véritables marqueurs culturels. Il s’agit d’abord des bifaces, ces « outils à tout faire » en pierre taillée, qui sont traditionnellement attribués à la culture acheuléenne (entre 700 000 et 200 000 ans en Europe).

Ce sont ensuite des couteaux à dos – le dos correspondant à une partie du bord de la pièce, aménagée ou naturelle, non tranchante et opposée au bord actif, souvent tranchant – autrement appelés des Keilmesser, qui sont typiques de la culture micoquienne (entre 130 000 et 50 000 ans).

Outils de découpe

Les bifaces sont omniprésents en Eurasie, tandis que les couteaux à dos sont majoritairement concentrés en Europe centrale et orientale, dans le Caucase, dans la plaine d’Europe orientale. Les deux catégories d’outils, souvent utilisés pour plusieurs activités, ont en commun une fonction de découpe.

La partie de l’objet qui sert aux pratiques de boucherie est dotée d’un bord suffisamment tranchant et plus ou moins aigu. La fonction de découpe peut être assurée par des éclats simples non aménagés (c’est-à-dire non travaillés par la main humaine) qui ont souvent un bord assez coupant.

La réalisation de ces outils sophistiqués nécessite à la fois de se procurer les matières premières adaptées et d’avoir des compétences avancées en taille de pierre. Mais nos ancêtres avaient-ils vraiment besoin d’outils aussi complexes et polyfonctionnels pour traiter les carcasses d’animaux ? Existait-il d’autres solutions pour obtenir un outil de découpe aussi efficace ?

Notre étude de la période paléolithique à partir d’outils trouvés en Asie centrale, au Kazakhstan, répond en partie à cette question.

Fracturation intentionnelle

La fracturation intentionnelle est une technique qui consiste à casser volontairement un outil en pierre par un choc mécanique contrôlé fait à un endroit précis. Cette technique a été abordée pour la première fois dans les années 1930 par le préhistorien belge Louis Siret. Elle était utilisée au cours de la Préhistoire et de la Protohistoire pour fabriquer des outils spécifiques : burins et microburins, racloirs, grattoirs… La fracture intentionnelle détermine la forme de l’outil en fonction de l’idée de celui qui le taille.

Mais les pièces fracturées sont souvent exclues des études, car la fracture est généralement considérée comme un accident de taille, qui rend la pièce incomplète. Néanmoins, la fracture intentionnelle se distingue d’un accident de taille par la présence du point d’impact du coup de percuteur, qui a provoqué une onde de choc contrôlée, tantôt sur une face, tantôt sur les deux.

À travers l’étude d’une série de 216 pièces en grès quartzite (soit le tiers d’une collection provenant de huit sites de la région Nord de la mer d’Aral), nous avons découvert une alternative simple et efficace aux outils complexes aménagés sur deux faces.

Les objets sélectionnés dans cet échantillon sont uniquement des pierres intentionnellement fracturées. La majorité des pièces présentent un point d’impact laissé par un seul coup de percuteur, porté au milieu de la face la plus plate de l’éclat de grès quartzite. D’autres pièces, plus rares, montrent la même technique, mais avec l’utilisation de l’enclume. La fracture est généralement droite, perpendiculaire aux surfaces de la pierre, ce qui permet d’obtenir une partie plate – un méplat, toujours opposé au bord coupant d’outil.

La création des méplats par fracturation intentionnelle est systématique et répétitive dans cette région du Kazakhstan. Parmi ces outils, on en trouve un qui n’avait encore jamais été mentionné dans les recherches qui y ont été menées : le couteau non retouché à méplat sur éclat, créé par fracture intentionnelle. Cette catégorie de méplat correspond à une fracture longue et longitudinale, parallèle au bord coupant d’un éclat de pierre.

La fabrication de cet outil peu élaboré et pourtant aussi efficace que le biface et le Keilmesser pour la découpe de la viande prend peu de temps et nécessite moins de gestes techniques. C’est pourquoi ils sont abondants et standardisés dans la collection étudiée.

Avec le biface et le Keilmesser, le couteau à méplat sur éclat pourrait ainsi être le troisième outil de découpe du Paléolithique ancien, utilisé dans la région de la mer d’Aral. Les recherches à venir permettront de mieux comprendre le comportement gastronomique de nos ancêtres et d’en savoir plus sur leurs kits de « couverts » en pierre.

The Conversation

Cette recherche a été financée par une subvention du Comité de la Science du Ministère de la Science et de l’Enseignement supérieur de la République du Kazakhstan (Projet N° AP22788840 « Études archéologiques des sites paléolithiques de la région Est de la Mer d’Aral »).

Rimma Aminova, Saule Rakhimzhanova et Yslam Kurmaniyazov ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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12.11.2025 à 14:47

Sarkozy interdit de contact avec Darmanin : l’indépendance de la justice renforcée ?

Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre

Nicolas Sarkozy, mis en liberté sous contrôle judiciaire, ne peut entrer en contact avec les personnes liées à l’enquête ni avec le ministre de la justice Gérald Darmanin, qui lui avait rendu visite en prison.
Texte intégral (2057 mots)

Nicolas Sarkozy a été mis en liberté sous contrôle judiciaire, lundi 10 novembre, par la Cour d’appel de Paris. Il n’a plus le droit de quitter le territoire, et ne doit pas entrer en contact avec les personnes liées à l’enquête ni avec le ministre de la justice Gérald Darmanin. Cette interdiction est liée à la visite que lui a rendu le ministre en prison, interprétée comme une pression exercée sur les magistrats. Le contrôle judiciaire de l’ancien président de la République va donc dans le sens d’une réaffirmation du principe d’indépendance des magistrats vis-à-vis du pouvoir exécutif. Au-delà de l’affaire Sarkozy, quelles sont les capacités d’influence du pouvoir exécutif sur la justice ?


Le 10 novembre 2025, la Cour d’appel de Paris a fait droit à la demande de mise en liberté de Nicolas Sarkozy. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette décision n’est nullement le résultat des pressions diverses qui pèsent sur l’institution judiciaire depuis le prononcé de la condamnation de l’ancien chef de l’État. D’une part, la Cour d’appel a estimé que les conditions de la détention provisoire n’étaient pas réunies, aucun élément objectif ne laissant craindre que l’ancien chef de l’État soit tenté de prendre la fuite avant le jugement définitif de son affaire. D’autre part, et surtout, la Cour a assorti la mise en liberté d’un contrôle judiciaire strict, interdisant en particulier à M. Sarkozy tout contact avec le garde des sceaux Gérald Darmanin et avec son cabinet, considérant que de tels liens lui permettraient d’influer sur le cours de la procédure.

Ce faisant, la juridiction vient non seulement réaffirmer l’indépendance du pouvoir judiciaire, mais aussi apporter une réponse à la polémique soulevée par la visite du garde des sceaux, agissant à titre officiel, à l’ancien locataire de l’Élysée incarcéré, le 27 octobre. Cette démarche avait en effet suscité de nombreuses critiques au sein du monde judiciaire, à l’image des propos du procureur général de la Cour de cassation dénonçant un risque « d’obstacle à la sérénité et d’atteinte à l’indépendance des magistrats » ou, plus encore, de la plainte pour prise illégale d’intérêt déposée à l’encontre du ministre par un collectif d’avocats.

Le ministre de la justice peut-il rendre visite à un détenu ?

Au-delà de la polémique médiatique, c’est d’abord l’état de la relation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire – sensément séparés et indépendants – que cette visite interroge. Certes, les textes actuels permettent bien au ministre, au moins indirectement, d’y procéder. Le Code pénitentiaire reconnaît en effet à certains services de l’administration pénitentiaire le droit de procéder à des visites de contrôle du bon fonctionnement des établissements carcéraux. Dans la mesure où le ministre de la justice est à la tête de cette administration, rien ne lui interdit donc, en théorie, de procéder lui-même à de telles visites. Par ailleurs, toute personne détenue « peut demander à être entendue par les magistrats et fonctionnaires chargés de l’inspection ou de la visite de l’établissement, hors la présence de tout membre du personnel de l’établissement pénitentiaire ». Ainsi, le cadre juridique aujourd’hui applicable au contrôle des prisons n’interdit pas au garde des sceaux de visiter lui-même un établissement et de s’entretenir, à cette occasion, avec les personnes incarcérées.

Mais c’est justement un tel cadre qui, du point de vue de la séparation des pouvoirs, mérite d’être questionné. Faut-il le rappeler, c’est toujours en vertu d’une décision de l’autorité judiciaire qu’un individu peut être mis en prison, qu’il s’agisse d’un mandat de dépôt prononcé avant l’audience ou de la mise à exécution d’un jugement de condamnation définitif. C’est également l’autorité judiciaire, en la personne du juge d’application des peines, qui est seule compétente pour décider des mesures d’aménagement des peines d’emprisonnement (réduction de peines, semi-liberté, libération conditionnelle…). Et si la direction de l’administration pénitentiaire peut prendre seule certaines décisions (placement à l’isolement, changement d’établissement…), c’est sous le contrôle du juge administratif, non du ministre.

C’est pourquoi la visite dans un établissement carcéral du garde des sceaux, lequel – à la différence des fonctionnaires placés sous son autorité – est membre du pouvoir exécutif, est toujours porteuse d’un risque d’immixtion ou de pression, au moins indirecte, sur le pouvoir judiciaire. Tel est notamment le cas quand cette visite a pour seul objet d’accorder, sinon un soutien, du moins une attention particulière à un détenu parmi d’autres, quand les juges ont pour mission de traiter chacun d’entre eux sur un strict pied d’égalité.

À cet égard, il est intéressant de relever que les autres autorités habilitées – aux côtés des magistrats – à se rendre en prison ont, quant à elles, pour seule attribution de veiller au respect des droits fondamentaux de l’ensemble des personnes emprisonnées, à l’image du défenseur des droits et du contrôleur général des lieux de privation de liberté ou, encore, du comité de prévention de la torture du conseil de l’Europe.

Les leviers du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire

La polémique suscitée par la visite faite à l’ancien chef de l’État a ainsi le mérite de mettre en lumière à quel point le pouvoir exécutif dispose, encore aujourd’hui, de nombreux leviers pour intervenir plus ou moins directement dans le champ d’intervention du pouvoir judiciaire. Ainsi, ce qui est vrai pour l’exécution des peines l’est, plus encore, pour l’exercice de la police judiciaire, c’est-à-dire l’ensemble des actes ayant pour objet la constatation et l’élucidation des infractions pénales. Alors que l’ensemble des agents et officiers de police judiciaire sont en principe placés sous l’autorité exclusive du procureur de la République ou – lorsqu’il est saisi – du juge d’instruction, ils demeurent en pratique sous l’autorité du ministre de l’intérieur, seul compétent pour décider de leur avancement, de leurs mutations et, plus largement, de leurs conditions générales de travail. C’est en particulier le ministère qui décide, seul, de l’affectation des agents à tel ou tel service d’enquête, du nombre d’enquêteurs affectés à tel service et des moyens matériels qui leur sont alloués. En d’autres termes, les magistrats chargés des procédures pénales n’ont aucune prise sur les conditions concrètes dans lesquelles leurs instructions peuvent – ou non – être exécutées par les services de police.

Mais le pouvoir exécutif dispose d’autres leviers lui permettant d’exercer encore plus directement son influence sur le cours de la justice. Les magistrats du parquet sont ainsi placés sous la stricte subordination hiérarchique du garde des sceaux, seul compétent pour décider de leur affectation, de leur avancement, et des éventuelles sanctions disciplinaires prises à leur encontre.

Une situation de dépendance institutionnelle qui explique que, depuis plus de quinze ans, la Cour européenne des droits de l’homme considère que les procureurs français ne peuvent être regardés comme une autorité judiciaire au sens du droit européen. Si les magistrats du siège bénéficient quant à eux de réelles garanties d’indépendance, ils ne sont pas à l’abri de toute pression. Certes, ils sont inamovibles et le Conseil supérieur de la magistrature a le dernier mot sur les décisions disciplinaires et les mutations les concernant. Toutefois, si les juges ne peuvent être mutés contre leur gré, c’est le ministère qui reste compétent pour faire droit à leurs demandes de mutation, le Conseil n’intervenant que pour valider (ou non) les propositions faites par les services administratifs – à l’exception des présidents de tribunal et des magistrats à la Cour de cassation, qui sont directement nommés par le Conseil supérieur de la magistrature.

Des juridictions dépendantes du ministère pour leur budget

Par ailleurs, alors que le conseil d’État négocie et administre en toute indépendance le budget qui lui est confié pour la gestion des juridictions de l’ordre administratif, les juridictions judiciaires ne bénéficient quant à elles d’aucune autonomie budgétaire. Là encore, c’est le ministère de la justice qui, seul, négocie le budget alloué aux juridictions et prend les principales décisions quant à son utilisation, notamment en matière d’affectation des magistrats et des greffiers à telle ou telle juridiction et en matière immobilière. Le pouvoir exécutif dispose ainsi d’une influence considérable sur l’activité concrète des tribunaux et, en particulier, sur leur capacité à s’acquitter de leurs missions dans de bonnes conditions.

Au final, c’est peu dire qu’il existe de significatives marges de progression si l’on veut soustraire pleinement le pouvoir judiciaire à l’influence du pouvoir exécutif. Une émancipation qui, faut-il le rappeler, n’aurait pas pour fonction d’octroyer des privilèges aux magistrats, mais tendrait uniquement à assurer à tout justiciable – et, plus largement, à tout citoyen – la garantie d’une justice véritablement indépendante, à même d’assurer à chaque personne le plein respect de ses droits, quelle que soit sa situation sociale.

The Conversation

Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.11.2025 à 14:41

Paris grapples with the remembrance of terrorist attacks, from 1974 to November 13, 2015

Sarah Gensburger, Directrice de recherche au CNRS, Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po Paris, Sciences Po

Of the nearly 150 attacks that have taken place in Paris since 1974, only a few have left a mark on its ‘urban memory’. Why do so many attacks remain absent from the public sphere?
Texte intégral (2618 mots)

Since 1974, almost 150 terrorist attacks have either taken place in or departed from Paris. The sinister list includes the attacks against the synagogue on Copernic Street (1980), the Jo Goldenberg restaurant on Rosiers Street in the Marais district (1982), the Tati shop in the rue de Rennes high street (1986), as well as two bomb explosions on the RER B commuter train at Saint-Michel (1995) and Port-Royal (1996) stations. However, only a few attacks continue to be recollected in urban memory. Why have so many fallen into oblivion?

On November 13, 10 years after the Islamist terrorist attacks in Paris and its northern suburb of Saint-Denis, the French capital’s mayor will open a garden in tribute to the victims, located on Saint-Gervais Square at the back of city hall. Well-tended and original, the new memorial site comes after the plaques that were placed in front of the targeted locations of the attacks in November 2016. Some of the names of the victims have already been honoured in other spaces. This is the case, for example, of Lola Saline and Ariane Theiller, who used to work in the publishing industry and whose names adorn a plaque in the interior hall of the National Book Centre in the 7th arrondissement.

The attacks of November 13 have profoundly transformed the Parisian public space. While commemorative plaques are now more numerous and almost systematic, they also shed light on the memory lapses surrounding most of the terrorist attacks that have taken place in the capital since 1974.

Collective memory and oblivion

In Paris, there are now more than 15 plaques commemorating the various attacks that have taken place in the city and paying tribute to their victims. Spread across seven arrondissements, they commemorate the attacks of October 3, 1980 against the synagogue on rue Copernic (16th arrondissement); August 9, 1982 against the kosher restaurant Jo Goldenberg on rue des Rosiers (4th arrondissement); September 17, 1986 against the Tati store on rue de Rennes (6th arrondissement); and the two explosions that targeted the RER B commuter train on July 25, 1995 at Saint-Michel station (5th arrondissement) and December 3, 1996 at Port-Royal station (5th arrondissement).

The rest of these plaques refer to attacks in January, 2015 (11th and 12th arrondissements), and, above all, November 2015 (10th and 11th arrondissements), with the exception of those commemorating the attack that killed Xavier Jugelé on April 20, 2017 on the Champs-Élysées (8th arrondissement), and the attack that killed Ronan Gosnet on May 12, 2018 on rue Marsollier (2nd arrondissement).

Commemorative plaques for the November 13, 2015 attacks. Fourni par l'auteur

While demonstrating a desire for commemoration, these examples of urban memory also highlight the real memory gap surrounding most of the terrorist attacks that have occurred in Paris in the contemporary period.

How the 1974 attack on the Drugstore Publicis paved the way for modern-day terrorism

The French state has designated 1974 as the starting point of contemporary terrorism. Indeed, this year has been retained as the start of the period that the permanent exhibition of the future Terrorism Memorial Museum aims to cover. And the “victims of terrorism”, who stand apart in France through their right to be awarded a special medal, are those affected by attacks that have occurred since 1974. This choice refers to the attack on the Drugstore Publicis Saint-Germain-des-Prés, which took place in Paris (on the Boulevard Saint-Germain, 6th arrondissement) on September 15 of that year. This chronological milestone is, of course, open to debate, as is any temporal division. However, it is taken here as a given.

Since 1974, historian Jenny Raflik-Grenouilleau has recorded nearly 150 attacks in Paris or originating in Paris in her preliminary research for the Terrorism Memorial Museum. Of this total, 130 attacks resulted in at least one injury and just over 80 resulted in the death of at least one victim. Depending on where one chooses to draw the line between what is worthy of commemoration – from deaths to property damage alone – there are more than 80 attacks and up to nearly 150 in Paris that could potentially have given rise to a permanent memorial in the public space.

The 17 existing plaques therefore concern only a very small minority of the terrorist acts that have taken place in the city. In this respect, the situation in Paris mirrors that described by Kenneth Foote in his pioneering study: plaques are both sources of memory and producers of oblivion. For example, the attack on the Drugstore Publicis Saint-Germain-des-Prés in 1974 left two people dead and thirty-four wounded. Although it is considered the starting point of the contemporary wave of terrorism, there is no plaque to remind passers-by, whether they are Parisians or tourists, many of whom pass through this busy crossroads in the Saint-Germain-des-Prés neighbourhood every day.

Selective narratives and invisible perpetrators

What do the few plaques in Paris that commemorate attacks there have in common?

Firstly, it appears that it is the deadliest attacks that are commemorated, foremost among which, of course, are those of November 13, 2015. All attacks that have claimed at least four lives are commemorated in public spaces. There is only one exception: the bomb attack by a revolutionary brigade in June 1976, which targeted a temporary employment agency to denounce job insecurity. The building’s concierge and her daughter, as well as two residents, were killed.

Only two attacks that resulted in a single death are commemorated: these are the most recent ones, which occurred in 2017 and 2018, and whose victims were named above.

Furthermore, the existing plaques only refer to attacks carried out by Islamist organisations (Armed Islamic Group, al-Qaida, Daesh, etc.) on the one hand, or attacks claimed in the name of defending the Palestinian cause on the other. In this respect, the existing plaques primarily reflect the infinitely more criminal nature of the attacks carried out by these groups, as well as their majority presence. Nevertheless, they consequently only show two sides of terrorism.

Diverse forms of terrorism, but a partial memory

And yet, there has been no shortage of variety since 1974. For example, memory of extreme left-wing terrorism and, to a lesser extent, of extreme right-wing terrorism is nowhere to be found in the public space – notwithstanding their importance in the 1970s and 1980s and the many injuries and deaths left in their wake.

Take, for example, the 1983 attack carried out by far-right group Action Directe at the restaurant Le Grand Véfour, which left Françoise Rudetzki seriously injured as she was having dinner. The event inspired Rudetzski to found SOS Attentats, an organisation that enabled public authorities to compensate terrorism victims. However, even today, there is not a word about the attack on the walls of the building in question in the 1st arrondissement.

The memory gap is all the more puzzling given that the justifications put forward for these invisible attacks have not disappeared. Between July 5 and 21, 1986, Action Directe carried out three successive bomb attacks. The attack on July 9 targeted the police anti-gang squad, killing one officer and injuring 22 others. In their claim, the perpetrators mentioned that they had sought to “avenge” Loïc Lefèvre, a young man killed by a member of the security forces in Paris four days earlier. In October 1988, this time it was Catholic fundamentalists who attacked the Saint-Michel cinema, which was screening Martin Scorsese’s film The Last Temptation of Christ, which they considered blasphemous. The attack injured 14 people. These two examples show how some of the attacks that have remained invisible in the public sphere nonetheless resonate with themes that are still very much present in contemporary public debate, from “police violence” to “freedom of expression”.

Finally, no plaque mentions the motivations of the perpetrators of the attack. Whether they were installed in 1989 or 2018, Paris’s plaques either pay tribute to “the victims of terrorism” or commemorate an “act of terrorism”, without further detail. Although, here too, there is an exception to this rule, which in turn allows us to reflect implicitly through a borderline case. The plaques commemorating the 1982 attack on the kosher restaurant Jo Goldenberg and the 2015 attack on the Hyper Casher supermarket on avenue de la Porte de Vincennes are the only ones to add an adjective, in this case “antisemitic”, to the mention of the attack, while the plaque hung on rue Copernic, which was targeted by a bomb in 1980, refers to “the heinous attack perpetrated against this synagogue”, thus specifying the reason for the attack. To date, only antisemitic attacks are named as such.

Commemorative plaque for the attack on the Jo Goldenberg restaurant on rue des Rosiers. Fourni par l'auteur

Memorial practices in Parisian public spaces

Only a tiny fraction of the terrorist acts committed in Paris since 1974 are now marked for passers-by’s attention, producing, thereby, memory as well as oblivion. The question of how these reminders of the past are used in Parisian public spaces remains open.

While the issue is not specific to the commemoration of terrorist attacks, it is particularly acute in the case of plaques referring to them, since they refer to an event – “terrorism” – which, unlike a war marked by a beginning and an end, is an ongoing process that is difficult to consider as having ended. In 1996, when the public transport company, the RATP, was asked by the families of the victims of the RER B attack to have their names included on a plaque, it initially expressed its hesitations. It said it feared dangerous crowds on the narrow metro platform. These fears proved unfounded. Very few passengers actually look up to see the plaque.

In this respect, the new November 13, 2015 memorial garden creates a form of commemoration that leaves open the possibility of new ways of remembering, combining the uses of an urban park with participation in the preservation of memory.


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Sarah Gensburger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.11.2025 à 12:22

Mort à 97 ans, James Watson incarna à la fois le meilleur et le pire de la science

Andor J. Kiss, Director of the Center for Bioinformatics and Functional Genomics, Miami University

James Dewey Watson est surtout connu pour sa découverte de la structure de l’ADN, récompensée par le prix Nobel. La controverse autour cette attribution met en lumière les difficultés inhérentes à la collaboration scientifique.
Texte intégral (2091 mots)

James Dewey Watson est mort à l’âge de 97 ans, a annoncé le 7 novembre 2025 le Cold Spring Harbor Laborator. Co-découvreur de la structure de l’ADN et prix Nobel en 1962, a marqué à jamais la biologie moderne. Mais son héritage scientifique est indissociable des controverses qui ont entouré sa carrière et sa personnalité.


James Dewey Watson était un biologiste moléculaire américain, surtout connu pour avoir remporté conjointement le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1962 grâce à la découverte de la structure de l’ADN et de son rôle dans le transfert d’informations au sein des organismes vivants. L’importance de cette découverte ne saurait être exagérée. Elle a permis de comprendre le fonctionnement des gènes et donné naissance aux domaines de la biologie moléculaire et de la phylogénétique évolutive. Elle a inspiré et influencé ma carrière de scientifique ainsi que mes activités de directeur d’un centre de recherche en bioinformatique et en génomique fonctionnelle.

Personnalité provocatrice et controversée, il transforma la manière de transmettre la science. Il reste le premier lauréat du prix Nobel à offrir au grand public un aperçu étonnamment personnel et brut du monde impitoyable et compétitif de la recherche scientifique. James D. Watson est décédé le 6 novembre 2025 à l’âge de 97 ans.

La quête du gène selon Watson

Watson entra à l’université de Chicago à l’âge de 15 ans, avec l’intention initiale de devenir ornithologue. Après avoir lu le recueil de conférences publiques d’Erwin Schrödinger sur la chimie et la physique du fonctionnement cellulaire, intitulé What is Life ?, il se passionna pour la question de la composition des gènes – le plus grand mystère de la biologie à l’époque.

Les chromosomes, un mélange de protéines et d’ADN, étaient déjà identifiés comme les molécules de l’hérédité. Mais la plupart des scientifiques pensaient alors que les protéines, composées de vingt éléments constitutifs différents, étaient les meilleures candidates, contrairement à l’ADN qui n’en possédait que quatre. Lorsque l’expérience d’Avery-MacLeod-McCarty, en 1944, démontra que l’ADN était bien la molécule porteuse de l’hérédité, l’attention se concentra immédiatement sur la compréhension de cette substance.

Watson obtint son doctorat en zoologie à l’université de l’Indiana en 1950, puis passa une année à Copenhague pour y étudier les virus. En 1951, il rencontra le biophysicien Maurice Wilkins lors d’une conférence. Au cours de l’exposé de Wilkins sur la structure moléculaire de l’ADN, Watson découvrit les premières cristallographie par rayons X de l’ADN. Cette révélation le poussa à rejoindre Wilkins au laboratoire Cavendish de l’université de Cambridge pour tenter d’en percer le secret de la structure. C’est là que Watson fit la connaissance du physicien devenu biologiste Francis Crick, avec qui il noua immédiatement une profonde affinité scientifique.

Peu après, Watson et Crick publièrent leurs travaux fondateurs sur la structure de l’ADN dans la revue Nature en 1953. Deux autres articles parurent dans le même numéro, l’un coécrit par Wilkins, l’autre par la chimiste et cristallographe aux rayons X Rosalind Franklin.

C’est Franklin qui réalisa les cristallographies par rayons X de l’ADN contenant les données cruciales pour résoudre la structure de la molécule. Son travail, combiné à celui des chercheurs du laboratoire Cavendish, conduisit à l’attribution du prix Nobel de physiologie ou de médecine de 1962 à Watson, Crick et Wilkins.

Le prix et la controverse

Bien qu’ils aient eu connaissance des précieuses images de diffraction des rayons X de Franklin, diffusées dans un rapport interne du laboratoire Cavendish, ni Watson ni Crick ne mentionnèrent ses contributions dans leur célèbre article publié en 1953 dans Nature. En 1968, Watson publia un livre relatant les événements entourant la découverte de la structure de l’ADN tels qu’il les avait vécus, dans lequel il minimise le rôle de Franklin et la désigne avec des termes sexistes. Dans l’épilogue, il reconnaît finalement ses contributions, mais sans lui accorder le plein mérite de sa participation à la découverte.


À lire aussi : Rosalind Franklin : la scientifique derrière la découverte de la structure de l’ADN, bien trop longtemps invisibilisée


Certains historiens ont soutenu que l’une des raisons invoquées pour ne pas reconnaître officiellement le rôle de Franklin tenait au fait que son travail n’avait pas encore été publié et qu’il était considéré comme une « connaissance partagée » au sein du laboratoire Cavendish, où les chercheurs travaillant sur la structure de l’ADN échangeaient couramment leurs données. Cependant, l’appropriation des résultats de Franklin et leur intégration dans une publication officielle sans autorisation ni mention de son nom sont aujourd’hui largement reconnues comme un exemple emblématique de comportement déplorable, tant du point de vue de l’éthique scientifique que dans la manière dont les femmes étaient traitées par leurs collègues masculins dans les milieux professionnels.

Au cours des décennies qui ont suivi l’attribution du prix Nobel à Watson, Crick et Wilkins, certains ont érigé Rosalind Franklin en icône féministe. On ignore si elle aurait approuvé cette image, car il est difficile de savoir ce qu’elle aurait ressenti face à sa mise à l’écart du Nobel et face au portrait peu flatteur que Watson lui consacra dans son récit des événements. Ce qui est désormais incontestable, c’est que sa contribution fut décisive et essentielle, et qu’elle est aujourd’hui largement reconnue comme une collaboratrice à part entière dans la découverte de la structure de l’ADN.

Une prise de conscience collective

Comment les attitudes et les comportements envers les jeunes collègues et les collaborateurs ont-ils évolué depuis ce prix Nobel controversé ? Dans de nombreux cas, les universités, les institutions de recherche, les organismes financeurs et les revues à comité de lecture ont mis en place des politiques formelles visant à identifier et reconnaître de manière transparente le travail et les contributions de tous les chercheurs impliqués dans un projet. Bien que ces politiques ne fonctionnent pas toujours parfaitement, le milieu scientifique a évolué pour fonctionner de manière plus inclusive. Cette transformation s’explique sans doute par la prise de conscience qu’un individu seul ne peut que rarement s’attaquer à des problèmes scientifiques complexes et les résoudre. Et lorsqu’un conflit survient, il existe désormais davantage de mécanismes officiels permettant de chercher réparation ou médiation.

Des cadres de résolution des différends existent dans les directives de publication des revues scientifiques, ainsi que dans celles des associations professionnelles et des institutions. Il existe également une revue intitulée Accountability in Research, « consacrée à l’examen et à l’analyse critique des pratiques et des systèmes visant à promouvoir l’intégrité dans la conduite de la recherche ». Les recommandations destinées aux chercheurs, aux institutions et aux organismes de financement sur la manière de structurer l’attribution des auteurs et la responsabilité scientifique constituent un progrès significatif en matière d’équité, de procédures éthiques et de normes de recherche.

J’ai moi-même connu des expériences à la fois positives et négatives au cours de ma carrière : j’ai parfois été inclus comme coauteur dès mes années de licence, mais aussi écarté de projets de financement ou retiré d’une publication à mon insu, alors que mes contributions étaient conservées. Il est important de noter que la plupart de ces expériences négatives se sont produites au début de ma carrière, sans doute parce que certains collaborateurs plus âgés pensaient pouvoir agir ainsi en toute impunité.

Il est également probable que ces expériences négatives se produisent moins souvent aujourd’hui, car je formule désormais clairement mes attentes en matière de co-signature dès le début d’une collaboration. Je suis mieux préparé et j’ai désormais la possibilité de refuser certaines collaborations.

Je soupçonne que cette évolution reflète ce que d’autres ont vécu, et qu’elle est très probablement amplifiée pour les personnes issues de groupes sous-représentés dans les sciences. Malheureusement, les comportements inappropriés, y compris le harcèlement sexuel, persistent encore dans ce milieu. La communauté scientifique a encore beaucoup de chemin à parcourir – tout comme la société dans son ensemble.

Après avoir co-découvert la structure de l’ADN, James Watson poursuivit ses recherches sur les virus à l’université Harvard et prit la direction du Cold Spring Harbor Laboratory, qu’il contribua à revitaliser et à développer considérablement, tant sur le plan de ses infrastructures que de son personnel et de sa réputation internationale. Lorsque le Projet génome humain était encore à ses débuts, Watson s’imposa comme un choix évident pour en assurer la direction et en accélérer le développement, avant de se retirer après un long conflit portant sur la possibilité de breveter le génome humain et les gènes eux-mêmes – Watson s’y opposait fermement.

En dépit du bien immense qu’il a accompli au cours de sa vie, l’héritage de Watson est entaché par sa longue série de propos publics racistes et sexistes, ainsi que par ses dénigrements répétés, tant personnels que professionnels, à l’encontre de Rosalind Franklin. Il est également regrettable que lui et Crick aient choisi de ne pas reconnaître pleinement tous ceux qui ont contribué à leur grande découverte aux moments décisifs.

The Conversation

Andor J. Kiss ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.11.2025 à 12:21

Ces champignons qui brillent dans la nuit : la bioluminescence fongique décryptée

Romain Garrouste, Chercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Alors que s’ouvre l’exposition « En voie d’illumination : Lumières de la Nature » au Jardin des Plantes de Paris, plongez dans le monde fascinant des champignons bioluminescents.
Texte intégral (1580 mots)
Mycena cf chlorophos est un champignon totalement lumineux : chapeau, lamelles et mycelium. Parc National de Cuc Phuong, Vietnam Romain Garrouste, Fourni par l'auteur

Alors que s’ouvre l’exposition En voie d’illumination : Lumières de la Nature au Jardin des Plantes de Paris, plongez dans le monde fascinant des champignons bioluminescents.


Il y a des rencontres qui illuminent littéralement vos nuits. Un de ces derniers soirs d’automne, au détour d’un jardin du sud de la France et à la faveur du changement d’heure, j’ai remarqué une étrange lueur verte, douce, presque irréelle, au pied d’une vieille souche. Non, je ne rêvais pas : c’était bien un champignon qui luisait dans le noir. Il ne s’agissait pas d’un gadget tombé d’un sac d’enfant ou d’un reflet de la Lune, mais bien d’un organisme vivant, émettant sa propre lumière. Bienvenue dans le monde fascinant des champignons bioluminescents.

Une lumière naturelle… et vivante

La bioluminescence est la production naturelle de lumière par un être vivant, sans illumination préalable et en cela diffère de la fluorescence ou de la phosphorescence qui ont besoin d’une source de lumière. On la connaît chez certains poissons abyssaux, des requins, des crevettes, du plancton ou chez les lucioles.

Mais les champignons, eux aussi, ont ce « superpouvoir ». Plus de 90 espèces sont aujourd’hui connues dans le monde, surtout en zones tropicales humidescmais certaines, comme l’Omphalotus illudens, sont présentes chez nous, en Europe, et même dans les jardins du sud de la France où l’on trouve aussi Omphalotus olearius, souvent inféodé à l’Olivier mais pas uniquement. L’entomologiste Jean Henri Fabre la connaissait bien et cela a constitué sa première publication en 1856 sur les champignons.

Une chimie simple, une magie complexe

La lumière fongique ne produit pas chaleur, elle est constante et le plus souvent verte. Elle provient d’une réaction chimique impliquant une molécule appelée luciférine, de l’oxygène, et une enzyme, la luciférase. Cette réaction produit de la lumière dans le vert (vers 520 nm). Le mécanisme, bien que désormais mieux compris, reste fascinant : une lumière sans électricité, sans feu, et pourtant visible à l’œil nu, dans le silence du sous-bois. La bioluminescence est donc une forme de chimioluminescence, puisqu’elle dépend d’une réaction chimique.

Chez les champignons, cette lumière n’est pas toujours visible partout : parfois seules les lamelles, d’autres fois le mycélium (le réseau souterrain de filaments) sont luminescents, ou les deux. Beaucoup d’espèces sont par contre fluorescentes aux UV. Comme nous l’avons dit la fluorescence diffère de la bioluminescence par la nécessité d’avoir une source lumineuse d’excitation qui va provoquer une luminescence dans une longueur d’onde différente. Ce sont des phénomènes très différents même s’ils sont souvent associés chez les organismes.

Pourquoi un champignon brille-t-il ?

Pourquoi un organisme qui ne bouge pas et n’a pas d’yeux se donnerait-il la peine d’émettre de la lumière ? Plusieurs hypothèses ont été proposées comme attirer des insectes nocturnes pour disperser les spores, à l’image d’une enseigne clignotante dans la forêt. Une autre hypothèse est un effet secondaire métabolique, sans rôle adaptatif (ça fait moins rêver, mais cela reste peu probable). La dissuasion de prédateurs (insectes, petits rongeurs) grâce à cette signature visuelle inhabituelle a été également étudiée.

Une étude publiée dans Current Biology a montré que des insectes sont effectivement attirés par la lumière de certains champignons, renforçant l’idée d’une stratégie de dissémination.

Le champignon Omphalotus illudens. I. G. Safonov (IGSafonov) at Mushroom Observer, CC BY

L’espèce que vous avez peut-être déjà trouvé dans votre jardin, Omphalotus illudens (ou encore O. olearius dans le sud de la France) est remarquable à plus d’un titre. D’abord, parce qu’elle est toxique : ne vous fiez pas à sa belle couleur orangée et son odeur suave de sous-bois. Ensuite, parce qu’elle émet une lumière verte depuis ses lames, bien visible dans le noir complet. Ce phénomène est observable à l’œil nu si l’on s’éloigne des sources lumineuses parasites.

Ce champignon est de plus en plus étudié pour comprendre les variations génétiques liées à la bioluminescence entre espèces fongiques, et rechercher des molécules d’intérêt dans leur métabolisme, comme l’illudine, l’une des molécules à la base de leur toxicité, intéressante pour ses propriétés anticancéreuse.

Lumière sur la nature

Photographier ces champignons est un défi passionnant : il faut une longue pose, souvent au-delà de 30 secondes, un environnement très sombre, et parfois, un peu de chance. Mais l’image qui en résulte est souvent saisissante : un halo lumineux semblant flotter dans l’obscurité, témoin de la vitalité nocturne des sous-bois.

J’ai relevé le défi une fois de plus, comme la toute première fois dans une forêt du Vietnam sur une autre espèce ou récemment sur des litières en Guyane. Le défi est en fait double, détecter le phénomène et le photographier ensuite comme un témoignage fugace, un caractère discret qui disparaît à la mort de l’organisme.

Pour étudier ces phénomènes notre unité de recherche s’est dotée d’une plate-forme originale d’imagerie et d’analyse des phénomènes lumineux dans le vivant mais aussi pour explorer la géodiversité, par exemple dans les fossiles (pour la fluorescence) : le laboratoire de photonique 2D/3D de la biodiversité. Entre le vivant lors d’expéditions ou de missions de terrains pas forcément lointaine et les collections du MNHN, le registre de l’exploration de ces phénomènes est immense et nous l’avons juste commencé.

Bioluminescence et écologie fongique

Outre son effet esthétique, la bioluminescence pourrait aussi être un marqueur de l’activité biologique : elle reflète le métabolisme actif de certains champignons en croissance, leur interaction avec le bois, la température, l’humidité. Certains chercheurs envisagent même d’utiliser ces espèces comme indicateurs écologiques.

Alors la prochaine fois que vous sortez de nuit, observez les bords des sentiers, les vieux troncs en décomposition… car parfois, la nature éclaire son propre théâtre. Et si un champignon vous fait de l’œil fluorescent, n’ayez pas peur : il est plus poétique que dangereux… sauf si vous le cuisinez. Mais n’oubliez pas d’éteindre votre lampe et d’aller loin des sources de pollution lumineuses.

The Conversation

Romain Garrouste a reçu des financements de : MNHN. CNRS, Sorbonne Université, IPEV, LABEx BCDiv, LABEx CEBA, MTE, MRAE, National Geographic, Institut de la Transition Environnementale et Institut de l'Océan (Sorbonne Univ.)

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