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20.11.2025 à 16:16

Les textes des COP parlent-ils vraiment de climat ? Le regard de l’écolinguistique

Albin Wagener, Professeur en analyse de discours et communication à l'ESSLIL, chercheur au laboratoire ETHICS, Institut catholique de Lille (ICL)

Les textes des COP parlent surtout d’elles-mêmes. Une analyse de discours, menée entre 2015 et 2022, montre comment la nature passe au second plan derrière le langage diplomatique.
Texte intégral (2295 mots)

Derrière les grandes déclarations de la diplomatie climatique, que disent vraiment les textes des COP ? Une étude de leurs discours, passés au crible du « text mining », montre comment les mots des COP sont davantage centrés sur les mécaniques institutionnelles que sur l’urgence environnementale. Le langage diplomatique sur le climat fabrique ainsi un récit institutionnel dont la nature est presque absente.


Alors que la COP30 se tient au Brésil en ce mois de novembre 2025, des voix s’élèvent : ces montagnes onusiennes accoucheraient-elles de souris ? En effet, ces grand-messes du climat aboutissent le plus souvent à des textes consensuels. Certes, ils reconnaissent – sur le papier – la réalité des enjeux climatiques, mais ils ne sont que rarement suivis d’effets. On se souvient, par exemple, du texte de la COP26, à Glasgow (2021), qui évoquait enfin clairement la question de la sortie des énergies fossiles. Mais la mise en œuvre de cette promesse, non réitérée lors de la COP29, à Bakou (2024), reste encore à concrétiser.

Leur processus de décision même est de plus en plus critiqué. Il ne fait intervenir que les délégations nationales à huis clos, tout en donnant un poids important aux lobbies. On y retrouve bien sûr des ONG, mais aussi des grandes entreprises, comme Coca-Cola lors de la COP27, à Charm el-Cheikh (2022). L’occasion pour les États producteurs d’énergie fossile de se livrer à des opérations remarquables d’écoblanchiment – comme les Émirats arabes unis furent accusés de le faire lors de la COP28 à Dubaï. Dans le même temps, les populations autochtones et les mouvements des jeunes pour le climat peinent à se faire entendre à l’occasion de ces événements.

Afin de mieux comprendre l’évolution sémantique dans les déclarations des COP et de voir dans quelle mesure celles-ci reflètent l’urgence climatique, j’ai mené une analyse de discours à partir des déclarations officielles (en anglais) des COP entre 2015 – soit juste après la signature de l’accord de Paris – et 2022. Cela permet de mieux saisir les représentations sociales des instances internationales à propos du changement climatique, dans la mesure où ces discours prennent sens au cours de leur circulation dans la société.

Écolinguistique et text mining, mode d’emploi

Cette étude s’inscrit dans l’approche écolinguistique héritée des travaux d’Arran Stibbe ; une approche qui permet notamment d’explorer la manière dont les institutions cadrent les discours sur l’environnement, tout en aidant à comprendre comment les intérêts divergents d’acteurs différents aboutissent à des positions médianes. Pour le climat comme pour les autres grands sujets politiques internationaux, la façon dont les acteurs en parlent est capitale pour aboutir à des consensus, des prises de décision et des textes engageant les États.

J’ai mené cette analyse grâce à l’outil Iramuteq, développé par Pascal Marchand et Pierre Ratinaud. Il permet une approche statistique du nombre de mots présents dans un corpus textuel, des mots avec lesquels ils apparaissent le plus souvent, mais également de les croiser avec les définitions et leur sens en contexte.

Les sept catégories de récit que l’on retrouve le plus souvent dans les textes des COP climat entre 2015 et 2022. Fourni par l'auteur

Par ordre de poids statistique, on retrouve ainsi les thèmes suivants :

  • Fonds de soutien international (26,2 %, en vert fluo, classe 3), qui recoupe les discussions sur l’aide aux pays en voie de développement et la proposition d’un fonds afin de faire face au changement climatique.

  • Textes des COP (14,2 %, en bleu, classe 5). Cette catégorie intègre les passages qui évoquent le fonctionnement des COP elles-mêmes et des leurs organes administratifs, dont les objectifs sont actés grâce aux textes.

  • Préparation des COP (13,7 %, en rouge, classe 1). Il s’agit de tout le jargon lié aux coulisses des COP et aux travaux d’organisation qui permettent aux COP d’aboutir et à leurs décisions d’être appliquées de manière concrète.

  • Organisation des COP (13,6 %, en gris, classe 2). Il s’agit du détail concernant les événements des COP elles-mêmes, c’est-à-dire leur organisation et leur calendrier, avec le fonctionnement par réunions et documents à produire.

  • Conséquences négatives du changement climatique (11,6 % seulement, en violet, classe 6). Il s’agit des passages où l’accent est mis sur les dommages, les risques et les vulnérabilités, c’est-à-dire les conséquences négatives du réchauffement climatique.

  • Écologie (11,3 %, rose, classe 7). Cette classe traite des éléments d’ordre écologique liés au changement climatique, ainsi que des causes du réchauffement planétaire.

  • Gouvernance de la COP (9,2 %, vert pâle, classe 4). Dans cette dernière classe, on retrouve les éléments d’ordre stratégique liés aux COP, à savoir la gouvernance, les parties prenantes, les groupes de travail et les plans à suivre.


À lire aussi : Les mots de la COP : dictionnaire portatif des négociations climatiques


Que retenir de ce découpage ? Les questions strictement climatiques et écologiques ne totalisent que 22,9 % des occurrences dans les textes, ce qui paraît assez faible alors qu’il s’agit des raisons pour lesquelles ces COP existent. Dans une grande majorité des thématiques abordées par le corpus, les COP parlent d’abord d’elles-mêmes.

C’est peu surprenant pour une institution internationale de ce calibre, mais cela pose de sérieuses questions concernant la prise en compte des dimensions extra-institutionnelles du problème.

L’écologie déconnectée des autres mots clés

J’ai ensuite poussé le traitement des données un peu plus loin grâce à une méthode statistique appelée « analyse factorielle de correspondance ». Celle-ci permet de comprendre comment les différentes thématiques sont articulées entre elles dans les discours au sein du corpus.

Les récits en lien avec les thèmes qu’on retrouve au centre droit du graphe, liés aux textes des COP (bleu), à leur préparation (rouge), à leur organisation (gris) et à leur gouvernance (vert pâle) forment ainsi un ensemble homogène.

On note toutefois, dans la partie en bas à gauche, que la gouvernance des COP (vert pâle) a un positionnement hybride et semble jouer le rôle d’interface avec la thématique des conséquences négatives du réchauffement climatique (violet) et celle des fonds de soutien internationaux (vert fluo).

En d’autres termes, ces observations confirment que les COP se donnent bien pour objectif de remédier aux conséquences du changement climatique. Et cela, à travers la gouvernance mise en place par les COP, et avec la proposition d’aides aux pays les plus vulnérables comme moyen.

Quant au thème de l’écologie (en rose), il se retrouve en haut à gauche du graphe. Surtout, il semble comme déconnecté du reste des thématiques. Ceci montre que, dans ces textes, il existe peu de liens entre les propos qui traitent de l’écologie et ceux qui évoquent le fonctionnement des COP ou la mise en œuvre concrète de solutions.


À lire aussi : Les classes populaires en ont-elles vraiment marre de l’écologie ?


L’absence de termes pourtant centraux

Plus intéressant encore, les textes analysés brillent par l’absence relative de certains termes clés.

Ainsi, le terme animal (en anglais) n’est jamais utilisé. Certains termes n’apparaissent qu’une fois dans tous les textes étudiés, comme life, river ou ecological. D’autres apparaissent, mais très peu, comme natural (trois occurrences), earth (quatre occurrences). Des termes comme water, biodiversity ou ocean, aux enjeux colossaux, ne totalisent que six occurrences.

Ainsi, alors que les COP ont pour objectif de s’intéresser aux conséquences du réchauffement climatique sur les sociétés humaines et le vivant en général, il est marquant de constater que la plupart des champs thématiques du corpus parlent non pas des problèmes liés au changement climatiques, mais surtout des COP elles-mêmes, plus précisément de leur fonctionnement.

En d’autres termes, les COP se parlent à elles-mêmes, dans une logique de vase clos qui vise d’abord à s’assurer que les dispositions prises pour respecter l’accord de Paris sont bien respectées.


À lire aussi : À quoi servent les COP ? Une brève histoire de la négociation climatique


Cet état de fait contraste avec les conséquences concrètes du réchauffement climatique. Il illustre la vivacité de représentations d’ordre gestionnaire et institutionnel, qui s’autoalimentent en voyant d’abord l’environnement, la biodiversité et le vivant comme des ressources à préserver ou des objectifs à accomplir. En restant focalisées sur l’accord de Paris, les déclarations officielles voient ainsi le vivant et la biodiversité comme autant d’outils, d’objets ou de cases à cocher pour rendre compte d’engagements pris au niveau international.

C’est compréhensible étant donnée la nature des textes des COP et du contexte socio-institutionnel qui encadrent leur production. Il n’en reste pas moins que cela trahit bon nombre de représentations qui continuent de percoler nos imaginaires. Dans cette logique, les éléments d’ordre naturel, environnemental ou écologique constituent soit des ressources à utiliser ou préserver, soit des éléments à gérer, soit des objectifs à remplir. Or, cette représentation est loin d’être neutre, comme l’explique George Lakoff.

Ici, le changement climatique est donc traité comme un ensemble de problèmes auxquels il s’agit d’apporter de simples solutions techniques ou des mécanismes de compensation, sans que les conditions qui alimentent ce même dérèglement climatique (notamment liées au système économique et aux modes de production et de consommation) ne soient abordées à aucun moment dans les textes.

C’est cette même logique qui semble condamner les instances internationales à tenter de gérer les conséquences du réchauffement climatique, tout en évitant soigneusement d’en traiter les causes.

The Conversation

Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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20.11.2025 à 16:16

On peut réactiver un souvenir ou le faire disparaître de façon réversible – chez la souris

Jean-Christophe Cassel, Professeur de neurosciences à l'Université de Strasbourg, Université de Strasbourg

Chacun sait ce qu’est un souvenir : un événement, une odeur, une sensation de notre passé que nous pouvons rappeler. Mais à quoi ressemble-t-il dans notre cerveau ?
Texte intégral (1776 mots)
Comprendre les mécanismes qui régissent notre mémoire à l’échelle des neurones est un enjeu de taille. Nikolett Emmert/Unsplash, CC BY

Après avoir démontré que les souvenirs s’inscrivent de façon matérielle dans notre cerveau, les scientifiques s’attèlent à la tâche de réactiver des souvenirs attaqués par des maladies neurodégénératives chez des souris.


Chacun sait ce qu’est un souvenir : un événement, une odeur, une sensation de notre passé que nous pouvons rappeler. Mais à quoi ressemble-t-il dans notre cerveau ?

Il est porté par des groupes de neurones interconnectés. À cette échelle, le support du souvenir est appelé « engramme ». Ce mot désigne le substrat matériel constitué par un réseau spécifique de neurones, dont les interconnexions se sont renforcées durablement lors de la mémorisation. Ainsi, quand on se souvient, une partie de ce réseau est réactivée. Les recherches récentes montrent comment se fait cette réactivation et comment on peut la contrôler de façon réversible chez la souris.

Mieux comprendre les mécanismes cellulaires qui sous-tendent nos souvenirs est un enjeu de taille, car nombre de maladies neurodégénératives et de traumatismes altèrent notre mémoire, non seulement en perturbant l’accès aux images de notre passé, mais aussi en s’attaquant directement au matériel biologique dans lequel ces images sont fixées.

Comment les souvenirs s’inscrivent dans le cerveau

L’idée que nos souvenirs ne sont pas quelque chose d’immatériel mais ont un support physique est ancienne. Déjà Platon imaginait que l’âme recèle des tablettes de cire dans lesquelles se grave ce que nous voulons retenir.

Mais il a fallu bien longtemps pour affiner cette intuition, puis pour la démontrer expérimentalement. À la fin du XIXe siècle, l’Espagnol Santiago Ramon y Cajal pense que les connexions entre certains neurones sont renforcées lors d’activations répétées accompagnant l’apprentissage – ainsi se formerait le souvenir.

Dans les années 1960, ces spéculations commencent à trouver une assise expérimentale. C’est d’abord chez un mollusque marin, l’aplysie, qu’on les démontre. Lorsqu’on stimule mécaniquement une partie de son dos, il rétracte ses branchies pour les protéger. Mais si cette stimulation est répétée quelques fois, le réflexe s’atténue durablement. Cette adaptation repose sur une réduction prolongée de l’excitabilité synaptique et du nombre de synapses dans le circuit moteur qui pilote la rétraction.

À l’inverse, une sensibilisation de ce réflexe, déclenchée par une stimulation nociceptive (douleur déclenchée par une agression de l’organisme, ndlr) appliquée sur la queue de l’animal, provoque une augmentation persistante de l’excitabilité synaptique et fait apparaître des connexions additionnelles. En 1973, un mécanisme du même type est décrit dans l’hippocampe du lapin – il est nommé « potentialisation à long terme ».

Pour désigner l’encodage permanent dans le substrat cérébral des éléments d’une expérience vécue, rappelons la formule laconique de Carla Shatz :

« Neurons that fire together, wire together » (Les neurones qui se coactivent s’interconnectent.) Carla Shatz, 1992, « Scientific American »

Observer directement les souvenirs en « allumant » les neurones interconnectés

Si les neurones coactivés au cours de l’encodage se réactivent pour permettre le rappel d’un souvenir (Figure 1), on doit pouvoir prouver que leur réactivation accompagne le rappel du souvenir et montrer que leur destruction l’empêche.

Pour ce qui est de la réactivation lors du rappel, le groupe de Mark Mayford a appris à des souris à reconnaître un signal sonore annonçant un choc électrique désagréable. Lorsque plus tard, les souris réentendent ce son, leur immobilité traduit la peur, donc une réactivation du souvenir de ce qu’annonce le son.

Pour imager les neurones qui portent la réactivation du souvenir, voici la procédure : avant l’apprentissage, on infecte des cellules de l’amygdale
– une structure cruciale pour les émotions, dont la peur – avec un virus qui permettra de rendre fluorescents les neurones activés pendant l’apprentissage. Ultérieurement, une fois que ces souris ont réentendu le son, elles sont mises à mort et, à l’aide d’un second marquage, on visualise les neurones qui se sont activés pendant ce rappel. Du coup, les neurones doublement marqués auront été activés pendant l’apprentissage et réactivés pendant le rappel. Or, Mayford et ses collègues constatent qu’il y a bien eu augmentation du double marquage chez les souris ayant eu peur pendant le rappel (comparativement aux différentes conditions de contrôle).

Pour ce qui est de la destruction des neurones qui aboutissent à l’anéantissement du souvenir, on utilisera également une stratégie reposant sur une infection virale des neurones de l’amygdale, mais cette fois, les neurones activés pendant l’apprentissage seront tués avant le rappel à l’aide d’une toxine. De cette manière, le groupe de Paul Frankland a pu montrer qu’une destruction de ces neurones faisait disparaître toute réaction de peur chez les souris car, du fait de la mort des neurones « souvenir », elles ont oublié la signification du signal sonore.

Comment réactiver un souvenir ou le faire disparaître de façon réversible ?

Aujourd’hui, les chercheurs ont peaufiné cette démonstration en parvenant à manipuler ponctuellement et réversiblement l’engramme (le réseau de neurones souvenirs) pour induire l’expression ou la disparition d’un souvenir.

C’est là qu’intervient une technique relativement récente : l’optogénétique. Elle permet de contrôler (soit activer, soit inhiber) avec une grande précision l’activité de certains neurones en les exposant à de la lumière par l’intermédiaire d’une fibre optique plongée dans une région d’intérêt du cerveau. Il suffit pour cela de rendre ces neurones sensibles à une longueur d’onde lumineuse par introduction de gènes codant pour des protéines photosensibles. De plus, il est possible de faire dépendre l’expression de ces gènes de l’activation même des neurones.

C’est ainsi que le groupe de Susumu Tonegawa a pu montrer, chez la souris, qu’après l’apprentissage d’un danger lié à un contexte donné, l’activation par la lumière des neurones ayant participé à l’apprentissage induisait un comportement de peur, donc un rappel… et cela dans un contexte sans danger bien connu de la souris, et sans rapport avec celui de l’apprentissage ! Par ailleurs, lorsque ces neurones étaient inhibés par la lumière dans le contexte dangereux, la souris ne manifestait plus aucune peur.

Implanter un faux souvenir

Il y a même mieux, puisque le groupe de Tonegawa a aussi réussi à implanter un faux souvenir dans la mémoire des souris.

Les souris ont d’abord encodé un premier contexte parfaitement neutre. Les neurones ayant été activés pendant l’encodage de ce contexte ont exprimé une protéine photoactivable avec de la lumière bleue. Les chercheurs ont ensuite exposé ces souris à un autre contexte, celui-là désagréable, tout en activant conjointement la trace du premier avec de la lumière bleue.

Lorsque les souris étaient ultérieurement réexposées au premier contexte (pourtant neutre, à la base), elles se sont mises à le craindre.

Enfin, dans un modèle murin de maladie d’Alzheimer, le groupe de Tonegawa est même allé jusqu’à ressusciter un souvenir le temps d’une photoactivation d’un engramme d’abord rendu photoactivable mais ultérieurement oublié, alors même que celui-ci était invalidé du fait de l’évolution d’un processus neurodégénératif.

Pour l’heure, ces résultats, bien que spectaculaires, et avec lesquels s’alignent les données produites par d’autres groupes de recherche, se limitent à des mémoires simples qui pilotent des comportements simples dans des modèles animaux raisonnablement complexes.

Reste à savoir si les travaux menés sur ces modèles sont généralisables sans nuances à l’humain, et par quel mécanisme un motif d’activation neuronale peut générer des images et des impressions passées dans une phénoménologie consciente actuelle.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Jean-Christophe Cassel a reçu des financements de l'ANR. ANR-14-CE13-0029-01 ANR-23-CE37-0012-02

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20.11.2025 à 16:15

« Les Dents de la mer », ou comment deux notes de musique ont révolutionné le cinéma

Jared Bahir Browsh, Assistant Teaching Professor of Critical Sports Studies, University of Colorado Boulder

Deux notes de musique pour faire monter la tension : la bande originale des « Dents de la mer » prouve qu’en musique, le minimalisme peut donner des résultats spectaculaires.
Texte intégral (2972 mots)
Pour beaucoup d’historiens du cinéma, le film _Les Dents de la mer_ (1975) fut le premier blockbuster. Steve Kagan/Getty Images

La séquence de deux notes légendaires, qui fait monter la tension dans « les Dents de la mer », géniale trouvaille du compositeur John Williams, trouve son origine dans la musique classique du début du XXᵉ siècle, mais aussi chez Mickey Mouse et chez Hitchcock.


Depuis les Dents de la mer, deux petites notes qui se suivent et se répètent – mi, fa, mi, fa – sont devenues synonymes de tension, et suscitent dans l’imaginaire collectif la terreur primitive d’être traqué par un prédateur, en l’occurrence un requin sanguinaire.

Il y a cinquante ans, le film à succès de Steven Spielberg – accompagné de sa bande originale composée par John Williams – a convaincu des générations de nageurs de réfléchir à deux fois avant de se jeter à l’eau.

En tant que spécialiste de l’histoire des médias et de la culture populaire, j’ai décidé d’approfondir la question de la longévité de cette séquence de deux notes et j’ai découvert qu’elle était l’héritage direct de la musique classique du XIXe siècle, mais qu’elle a aussi des liens avec Mickey Mouse et le cinéma d’Alfred Hitchcock.

Lorsque John Williams a proposé un thème à deux notes pour les Dents de la mer, Steven Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Le premier blockbuster estival de l’histoire

En 1964, le pêcheur Frank Mundus tue un grand requin blanc de deux tonnes au large de Long Island au nord-est des États-Unis.

Après avoir entendu cette histoire, le journaliste indépendant Peter Benchley se met à écrire un roman qui raconte comment trois hommes tentent de capturer un requin mangeur d’hommes, en s’inspirant de Mundus pour créer le personnage de Quint. La maison d’édition Doubleday signe un contrat avec Benchley et, en 1973, les producteurs d’Universal Studios, Richard D. Zanuck et David Brown, achètent les droits cinématographiques du roman avant même sa publication. Spielberg, alors âgé de 26 ans, est engagé pour réaliser le film.

Exploitant les peurs à la fois fantasmées et réelles liées aux grands requins blancs – notamment une série tristement célèbre d’attaques de requins le long de la côte du New Jersey en 1916 –, le roman de Benchley publié en 1974, devient un best-seller. Le livre a joué un rôle clé dans la campagne marketing d’Universal, qui a débuté plusieurs mois avant la sortie du film.

À partir de l’automne 1974, Zanuck, Brown et Benchley participent à plusieurs émissions de radio et de télévision afin de promouvoir simultanément la sortie de l’édition de poche du roman et celle à venir du film. La campagne marketing comprend également une campagne publicitaire nationale à la télévision qui met en avant le thème à deux notes du compositeur émergent John Williams. Le film devait sortir en été, une période qui, à l’époque, était réservée aux films dont les critiques n’étaient pas très élogieuses.

Les publicités télévisées faisant la promotion du film mettaient en avant le thème à deux notes de John Williams.

À l’époque, les films étaient généralement distribués petit à petit, après avoir fait l’objet de critiques locales. Cependant, la décision d’Universal de sortir le film dans des centaines de salles à travers le pays, le 20 juin 1975, a généré d’énormes profits, déclenchant une série de quatorze semaines en tête du box-office américain.

Beaucoup considèrent les Dents de la mer comme le premier véritable blockbuster estival. Le film a propulsé Spielberg vers la célébrité et marqué le début d’une longue collaboration entre le réalisateur et Williams, qui allait remporter le deuxième plus grand nombre de nominations aux Oscars de l’histoire, avec 54 nominations, derrière Walt Disney et ses 59 nominations.

Le cœur battant du film

Bien qu’elle soit aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes musiques de l’histoire du cinéma, lorsque Williams a proposé son thème à deux notes, Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Mais Williams s’était inspiré de compositeurs des XIXe et XXe siècles, notamment Claude Debussy (1862-1918), Igor Stravinsky (1882-1971) et surtout de la Symphonie n° 9 (1893), d’Antonin Dvorak (1841-1904), dite Symphonie du Nouveau Monde. Dans le thème des Dents de la mer, on peut entendre des échos de la fin de la symphonie de Dvorak, et reconnaître l’emprunt à une autre œuvre musicale, Pierre et le Loup (1936), de Sergueï Prokofiev.

Pierre et le Loup et la bande originale des Dents de la mer sont deux excellents exemples de leitmotivs, c’est-à-dire de morceaux de musique qui représentent un lieu ou un personnage.

Le rythme variable de l’ostinato – un motif musical qui se répète – suscite des émotions et une peur de plus en plus intenses. Ce thème est devenu fondamental lorsque Spielberg et son équipe technique ont dû faire face à des problèmes techniques avec les requins pneumatiques. En raison de ces problèmes, le requin n’apparaît qu’à la 81ᵉ minute du film qui en compte 124. Mais sa présence se fait sentir à travers le thème musical de Williams qui, selon certains experts musicaux, évoque les battements du cœur du requin.

Un faux requin émergeant et attaquant un acteur sur le pont d’un bateau de pêche
Pendant le tournage, des problèmes avec le requin mécanique ont contraint Steven Spielberg à s’appuyer davantage sur la musique du film. Screen Archives/Moviepix/Getty Images

Des sons pour manipuler les émotions

Williams doit également remercier Disney d’avoir révolutionné la musique axée sur les personnages dans les films. Les deux hommes ne partagent pas seulement une vitrine remplie de trophées. Ils ont également compris comment la musique peut intensifier les émotions et amplifier l’action.

Bien que sa carrière ait débuté à l’époque du cinéma muet, Disney est devenu un titan du cinéma, puis des médias, en tirant parti du son pour créer l’une des plus grandes stars de l’histoire des médias, Mickey Mouse.

Lorsque Disney vit le Chanteur de jazz en 1927, il comprit que le son serait l’avenir du cinéma.

Le 18 novembre 1928, Steamboat Willie fut présenté en avant-première au Colony Theater d’Universal à New York. Il s’agissait du premier film d’animation de Disney à intégrer un son synchronisé avec les images.

Contrairement aux précédentes tentatives d’introduction du son dans les films en utilisant des tourne-disques ou en faisant jouer des musiciens en direct dans la salle, Disney a utilisé une technologie qui permettait d’enregistrer le son directement sur la bobine de film. Ce n’était pas le premier film d’animation avec son synchronisé, mais il s’agissait d’une amélioration technique par rapport aux tentatives précédentes, et Steamboat Willie est devenu un succès international, lançant la carrière de Mickey et celle de Disney.

L’utilisation de la musique ou du son pour accompagner le rythme des personnages à l’écran fut baptisée « mickeymousing ».

En 1933, King Kong utilisait habilement le mickeymousing dans un film d’action réelle, avec une musique calquée sur les états d’âme du gorille géant. Par exemple, dans une scène, Kong emporte Ann Darrow, interprétée par l’actrice Fay Wray. Le compositeur Max Steiner utilise des tonalités plus légères pour traduire la curiosité de Kong lorsqu’il tient Ann, suivies de tonalités plus rapides et inquiétantes lorsque Ann s’échappe et que Kong la poursuit. Ce faisant, Steiner encourage les spectateurs à la fois à craindre et à s’identifier à la bête tout au long du film, les aidant ainsi à suspendre leur incrédulité et à entrer dans un monde fantastique.

Le mickeymousing a perdu de sa popularité après la Seconde Guerre mondiale. De nombreux cinéastes le considéraient comme enfantin et trop simpliste pour une industrie cinématographique en pleine évolution et en plein essor.

Les vertus du minimalisme

Malgré ces critiques, cette technique a tout de même été utilisée pour accompagner certaines scènes emblématiques, avec, par exemple, les violons frénétiques qui accompagne la scène de la douche dans Psychose (1960), d’Alfred Hitchcock, dans laquelle Marion Crane se fait poignarder.

Spielberg idolâtrait Hitchcock. Le jeune Spielberg a même été expulsé des studios Universal après s’y être faufilé pour assister au tournage du Rideau déchiré, en 1966.

Bien qu’Hitchcock et Spielberg ne se soient jamais rencontrés, les Dents de la mer sont sous l’influence d’Hitchcock, le « maître du suspense ». C’est peut-être pour cette raison que Spielberg a finalement surmonté ses doutes quant à l’utilisation d’un élément aussi simple pour représenter la tension dans un thriller.

Un jeune homme aux cheveux mi-longs parle au téléphone devant l’image d’un requin à la gueule ouverte
Steven Spielberg n’avait que 26 ans lorsqu’il a signé pour réaliser les Dents de la mer. Universal/Getty Images

L’utilisation du motif à deux notes a ainsi permis à Spielberg de surmonter les problèmes de production rencontrés lors de la réalisation du premier long métrage tourné en mer. Le dysfonctionnement du requin animatronique a contraint Spielberg à exploiter le thème minimaliste de Williams pour suggérer la présence inquiétante du requin, malgré les apparitions limitées de la star prédatrice.

Au cours de sa carrière légendaire, Williams a utilisé un motif sonore similaire pour certains personnages de Star Wars. Chaque fois que Dark Vador apparaissait, la « Marche impériale » était jouée pour mieux souligner la présence du chef du côté obscur.

Alors que les budgets des films avoisinent désormais un demi-milliard de dollars (plus de 434 millions d’euros), le thème des Dents de la mer – comme la façon dont ces deux  notes suscitent la tension – nous rappelle que dans le cinéma, parfois, le minimalisme peut faire des merveilles.

The Conversation

Jared Bahir Browsh ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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