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22.12.2025 à 17:48

Dermatose nodulaire : comprendre les raisons de la mobilisation agricole

Frédéric Keck, Anthropologie, EHESS, CNRS, Laboratoire d'anthropologie sociale, Collège de France, Auteurs historiques The Conversation France

L’arrivée de la dermatose nodulaire contagieuse en France a déclenché des campagnes d’abattage qui nourrissent la colère des éleveurs.
Texte intégral (2623 mots)

La dermatose nodulaire, rarement mortelle mais très contagieuse, flambe depuis quelques semaines dans les élevages bovins français. Face à sa diffusion rapide, les autorités ont recours à l’abattage et à la vaccination. La contestation de l’abattage systématique par les éleveurs révèle des tensions profondes dans un monde agricole déjà en crise.


La dermatose nodulaire contagieuse (DNC), maladie infectieuse qui touche les bovins, a beaucoup fait parler d’elle au cours des dernières semaines. Le virus qui la cause, Capripoxvirus lumpyskinpox, se diffuse dans le sang des animaux et provoque de fortes fièvres et des nodules douloureux pour les animaux. La mortalité est faible, de 1 à 5 % environ des animaux infectés, mais le problème principal tient à sa contagiosité. Les insectes piqueurs (mouches stomoxes, moustiques, taons…) et les tiques transmettent ce virus d’un troupeau à un autre. Le virus peut également survivre plusieurs mois dans les croûtes des animaux, qui se conservent dans les environnements peu éclairés.

Historiquement présente en Afrique, la DNC a été observée en Afrique du Nord dès juin 2024, puis s’est propagée en Europe. La DNC a été détectée en France pour la première fois le 29 juin 2025 en Savoie. Pour contrôler la propagation de la maladie, les autorités se sont à la fois appuyées* sur une politique d’abattage (environ 1 000 bovins) et de vaccination (environ 300 000 doses).

Mais la colère gronde chez les agriculteurs, qui s’opposent désormais aux abattages massifs. Le 10 décembre 2025, des éleveurs dans l’Ariège se sont opposés à l’abattage de 200 bovins touchés par la DNC et ont lancé un mouvement social d’occupation des autoroutes qui a gagné une large part du sud-ouest de la France. Pour limiter ce mouvement, la ministre de l’agriculture Annie Genevard a engagé le financement de la vaccination d’un million de bovins.


À lire aussi : Ce que la crise agricole révèle des contradictions entre objectifs socio-écologiques et compétitivité


Contrairement aux zoonoses, l’enjeu n’est pas de limiter le risque de transmission à l’humain

Pour comprendre cette mobilisation, il faut d’abord rappeler la distinction entre les zoonoses et les épizooties.

Les zoonoses, tout d’abord, sont des maladies infectieuses qui se transmettent des animaux sauvages aux animaux domestiques, puis aux humains. Elles font l’objet de mesures sanitaires sévères pour éviter la transmission aux humains de pathogènes dont les conséquences immunitaires sont inconnues.

Le chien viverrin aurait été l’un des vecteurs du SARS-CoV-2 vers l’espèces humaine. Animalia.bio, CC BY-SA

La grippe aviaire, hautement pathogène, et le Covid-19 sont deux exemples de zoonoses. La première a été transmise par les oiseaux sauvages aux volailles domestiques, avec une mortalité de 60 % lorsqu’elle se transmet aux humains. Le second l’aurait été par l’intermédiaire des chauves-souris et notamment les chiens viverrins, avec une mortalité de 0,5 % lorsqu’elle se transmet aux humains.

Dans ce contexte, l’abattage préventif peut faire partie de l’arsenal déployé par les autorités sanitaires :

On peut noter que ces deux virus zoonotiques (H5N1 et SARS-CoV-2) sont venus de Chine, dont les fortes populations animale et humaine connectées par les marchés aux animaux vivants sont favorables à l’émergence de nouveaux virus depuis une trentaine d’années.


À lire aussi : Maladies émergentes d’origine animale : d’où viendra la prochaine menace ?


De l’autre côté, les épizooties sont des maladies infectieuses transmises par les animaux sauvages aux animaux domestiques, mais sans se transmettre aux humains.

Ces deux maladies infectieuses ont été découvertes dans les années 1930 en Afrique de l’Est. En effet, les colonisateurs anglais ont implanté dans cette partie du continent les techniques d’élevage industriel qui avaient été développées en Europe au cours du siècle précédent. Or, pour des petits élevages pastoraux de cochons ou de vaches, les épizooties ont peu de conséquences. Mais dans les élevages industriels, elles causent des ravages.

Ainsi, la première grande épizootie dans l’histoire de la médecine vétérinaire est la peste bovine, qui a ravagé l’Europe au XIXᵉ siècle du fait du commerce international du bétail, en commençant par l’Angleterre puis l’Afrique de l’Est au début du XXᵉ siècle. Elle est aujourd’hui considérée comme la maladie du bétail la plus meurtrière de l’histoire.

C’est pour contrôler la peste bovine qu’a été crée l’Office international des épizooties (OIE) à Paris en 1920. La maladie a été maîtrisée grâce à des politiques d’abattage et de vaccination qui ont conduit à son éradication en 2001. En 2003, l’organisation intergouvernementale a été renommée Organisation mondiale de la santé animale.


À lire aussi : Peste porcine africaine : la flambée des cas en Italie questionne la stratégie européenne d’éradication


Les virus ignorent la distinction faite par les humains entre épizootie et zoonose. Un virus comme celui de la grippe peut devenir épizootique ou zoonotique selon les circonstances, en fonction de ses mutations. Or, une épizootie est gérée comme un problème économique, par le ministère de l’agriculture, alors qu’une zoonose est gérée comme un problème sanitaire par le ministère de la santé.

Pourquoi les politiques d’hier sont inacceptables aujourd’hui

Le contrôle des épizooties est essentiel pour garantir les prix sur le marché international de la viande. En effet, un État indemne d’une épizootie qui circule dans d’autres pays peut vendre ses animaux (vivants ou morts) à un prix plus élevé que ses concurrents s’ils sont infectés.

Mais reste la question de fond : pourquoi cette politique, qui a fonctionné pour d’autres épizooties passées, ne semble-t-elle plus acceptable aujourd’hui ? La mobilisation des éleveurs du sud-ouest de la France s’inscrit dans un triple contexte politique.

  • D’une part, les négociations entre l’Union européenne et le Mercosur concernant les produits agricoles sont perçues par les éleveurs français comme préjudiciables à leurs intérêts. Autrement dit, la DNC survient dans un contexte déjà tendu et a, en quelque sorte, constitué « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».

  • D’autre part, les dernières élections syndicales dans le milieu agricole ont été favorables à la Confédération paysanne et à la Coordination rurale et défavorables au syndicat majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Or, le protocole sanitaire actuel a été négocié par le gouvernement avec ce syndicat majoritaire, ce qui a conduit à une alliance inédite entre les deux syndicats minoritaires, situés respectivement à la gauche et à la droite de l’échiquier politique.

  • Enfin, la période des vacances de Noël est favorable à une démonstration de force de la part du monde agricole afin d’obtenir rapidement la fin des abattages et la vaccination de tous les bovins de la part d’un gouvernement fragilisé par l’absence de budget national.

« Dermatose nodulaire des bovins : les agriculteurs basques en colère », France 3, Le 19-20, 12 décembre 2025.

Depuis début décembre 2025, les médias français se sont emparés de ce sujet en diffusant des images spectaculaires d’occupations d’espaces publics et de blocages de routes et de voies ferrées notamment par des agriculteurs venus avec leurs tracteurs et leurs vaches.


À lire aussi : Colère des agriculteurs européens : traiter l’origine des maux pour éviter la polarisation


Des vaches abattues ramenées à un statut de marchandises

Résultat : le débat politique sur les modes d’élevage des animaux, entre un modèle industriel tourné vers l’exportation et un modèle de plus petite taille tourné vers la consommation locale, se tient désormais dans l’urgence. Il aurait pourtant pu avoir lieu lors des Assises du sanitaire animal qui se sont tenues au niveau national en septembre 2025.

Le nœud du problème ? Le gouvernement demande aux éleveurs de respecter « la science » sans établir les conditions pour une démocratie sanitaire et technique des maladies animales. Il s’agirait de mettre tous les acteurs de l’élevage autour de la table pour évaluer les différentes méthodes scientifiques garantissant la santé de leurs élevages.

Les maladies animales, qu’elles soient épizootiques (comme la DNC) ou zoonotiques, montrent que les animaux ne sont pas seulement des marchandises que les humains peuvent détruire lorsqu’elles ne satisfont plus aux conditions du marché. Ce sont des êtres vivants avec lesquels se sont constitués des savoirs (notamment génétiques) et des affects.

Cet écart entre l’animal-marchandise et l’animal-être vivant s’exprime de diverses façons :

  • Pour les zoonoses, les consommateurs ont peur d’être tués par la viande qu’ils mangent : on a pu parler ainsi de « vache folle » dans les années 1990 ou de « poulets terroristes ».

  • En cas d’épizootie, lorsqu’un éleveur doit faire abattre pour des raisons sanitaires un troupeau qui n’a pas atteint la maturité : on parle alors de « dépeuplement », comme si le « repeuplement » n’était qu’une mesure technique.

  • Le traitement médiatique de la crise de la « vache folle » a ainsi donné lieu à des images bien plus spectaculaires que lors de la crise de la fièvre aphteuse, médiatisée au début des années 2000. La différence tient au fait que l’encéphalopathie spongiforme bovine passe aux humains en causant la maladie de Creutzfeldt-Jakob, alors que la fièvre aphteuse ne se transmet pas aux humains. Les abattages massifs réalisés pour contenir la fièvre aphteuse, elle aussi très contagieuse mais peu létale, semblent inacceptables aujourd’hui.

Les gouvernements savent s’appuyer sur des savoirs virologiques et épidémiologiques pour anticiper les déplacements des populations d’humains, d’animaux et de vecteurs qui vont causer les maladies infectieuses actuelles et à venir. Le réchauffement climatique favorise ainsi la persistance en décembre des mouches porteuses de la DNC.

Mais les autorités ne peuvent pas prédire les réactions des éleveurs et de ceux qui les regardent sur les réseaux sociaux pleurer la mort de leurs vaches. C’est bien ce rapport à l’animal qui se joue dans la crise agricole déclenchée par la dermatose nodulaire contagieuse.

The Conversation

Frédéric Keck ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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22.12.2025 à 17:46

L’Afrique subsaharienne, nouvel eldorado pour l’État islamique ?

Pierre Firode, Professeur agrégé de géographie, membre du Laboratoire interdisciplinaire sur les mutations des espaces économiques et politiques Paris-Saclay (LIMEEP-PS) et du laboratoire Médiations (Sorbonne Université), Sorbonne Université

Au Sahel, au Nigeria ou encore à la frontière de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo, des organisations affiliées au groupe État islamique sont en plein essor.
Texte intégral (3390 mots)
Vidéo publiée par des djihadistes, au Burkina Faso, en 2019, pour affirmer leur allégeance à l’organisation État islamique. Longwarjournal.org

Le djihadisme international, en recul au Moyen-Orient, est revitalisé depuis plusieurs années dans plusieurs régions d’Afrique – essentiellement dans les zones frontalières entre États affaiblis où vivent des populations marginalisées. De la région des trois frontières entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali à l’est de la République démocratique du Congo, en passant par le lac Tchad, des dynamiques similaires sont à l’œuvre.


Le djihad global incarné par le groupe État islamique (EI) est incontestablement en recul au Moyen-Orient. L’EI a perdu la grande majorité de son éphémère califat et les pertes que lui a infligées la coalition internationale s’avèrent difficilement remplaçables. L’enracinement du groupe dans les sociétés moyen-orientales a lui aussi décliné significativement au cours de ces dernières années : l’EI se retrouve éclipsé par des groupes qui prônent un djihad d’abord régional voire national et qui, bien que salafistes, renoncent au terrorisme international, à l’image du groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) en Syrie ou des talibans en Afghanistan.

À l’inverse, l’EI semble particulièrement gagner du terrain sur le continent africain : au Nigeria, Boko Haram connaît une spectaculaire ascension depuis son allégeance à l’EI en 2015 tandis que les Forces démocratiques alliées (ADF), groupe djihadiste d’Afrique centrale rallié en 2017 à l’EI, s’implantent durablement au nord de la RDC dans la région du Nord-Kivu.

Le Sahel s’inscrit lui aussi dans cette dynamique globale puisque le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin, JNIM), affilié à Al-Qaida, ne parvient pas à supplanter totalement la filiale de l’EI dans la région, l’État islamique dans le Grand Sahara, qui gagne du terrain au Mali, au Niger comme au Burkina Faso.

Au vu de cette régression de l’EI au Levant et de son ascension en Afrique, il serait pertinent de repenser la relation centre/périphérie dans le monde du djihad global. Le continent africain devient peu à peu l’épicentre de l’EI, qui pourrait renoncer aux rêves de réaliser le Sham (un État regroupant les sunnites de la région) en Orient au profit d’un califat en terre africaine.

Quelles opportunités stratégiques le continent africain offre-t-il à l’EI ? Le groupe pourrait-il installer son sanctuaire en Afrique, inaugurant ainsi un nouvel âge dans l’histoire du djihad ?

L’émergence de sanctuaires transfrontaliers propices au djihad

L’implantation de l’EI en Afrique répond à une logique géographique récurrente : le groupe s’enracine dans des espaces transfrontaliers où les djihadistes utilisent les frontières internationales comme un refuge leur permettant d’échapper aux offensives des armées conventionnelles qu’ils affrontent. Le cas de la zone dite des « trois frontières » entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger est de ce point de vue emblématique.

Prévention et réduction de la conflictualité dans les régions frontalières du Mali, du Burkina Faso et du Niger (zone des trois frontières/Liptako Gourma). aha-international.org

Dans cette zone transfrontalière à cheval sur les trois pays, les djihadistes de l’État islamique dans le Grand Sahara peuvent échapper aux offensives de l’armée nigérienne en se réfugiant au Mali ou au Burkina Faso, les armées conventionnelles étant, à l’inverse des groupes terroristes, contraintes de respecter les frontières internationales et la souveraineté des pays voisins. D’autant que les trois pays ne parviennent plus à coordonner leurs efforts militaires contre les djihadistes, comme le montre l’échec cuisant du G5 Sahel.

Créé à l’initiative de la France et des pays du Sahel dans le contexte de l’opération Barkhane, le G5 Sahel se voulait une réponse au djihad transnational régional. L’organisation devait permettre la coopération des armées burkinabée, nigérienne et malienne, censées agir de façon concertée des trois côtés de la zone de frontière afin d’acculer les djihadistes et de les priver d’opportunités de replis. Le départ, en 2022, de la France, qui était à l’origine de cette initiative militaire, suivie par le retrait du Mali et du Burkina Faso la même année puis du Niger en 2023, a mis fin à toute forme de coordination transnationale efficace dans la région.

L’Alliance des États du Sahel (AES), créée en 2023 pour remplacer le G5 Sahel, n’a pas débouché sur des actions militaires transfrontalières concrètes tandis que les miliciens russes de l’Africa Corps, certes implantés au Mali, au Niger comme au Burkina Faso, enchaînent les revers militaires notamment depuis leur défaite face aux Touaregs à l’été 2025 dans la région de Kidal et n’ont jamais repris le contrôle de la zone des trois frontières.

Cette situation n’est pas sans rappeler le rôle qu’a joué la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan pendant l’occupation américaine de l’Afghanistan : comme les terroristes au Sahel, le réseau Al-Qaida avait pu survivre à l’incroyable effort des États-Unis et de leurs alliés en se réfugiant au Pakistan en 2005, dans les zones tribales, là où l’armée américaine ne pouvait pas se déployer sans risquer de déstabiliser complètement son allié pakistanais.

L’« effet refuge » de la frontière entre l’Ouganda et la République démocratique du Congo (Source : Screenshot at PM). Fourni par l'auteur

Cette configuration géographique « à l’afghane » concerne aussi les deux autres foyers du djihad en Afrique : la région du lac Tchad et le Nord-Kivu en République démocratique du Congo (RDC).

Dans cette dernière région, les djihadistes des ADF exploitent particulièrement l’« effet refuge » de la frontière entre l’Ouganda et la RDC. À l’origine, les ADF constituent un groupe djihadiste purement ougandais en lutte contre le gouvernement du pays. Mais à la fin des années 1990, les offensives répétées de l’armée ougandaise ont obligé le mouvement terroriste à migrer en direction de la RDC, où se situe désormais son sanctuaire, depuis lequel les djihadistes déstabilisent non seulement le Kivu mais aussi l’Ouganda, tout en échappant autant à l’armée congolaise qu’aux forces ougandaises.

Comme dans la zone des trois frontières, la frontière entre l’Ouganda et la RDC restreint les manœuvres des troupes conventionnelles, mais reste complètement ouverte aux groupes terroristes puisqu’elle sépare des États faillis qui n’ont pas les moyens d’assurer un véritable contrôle frontalier. D’autant que le Kivu comme la zone des trois frontières constituent de véritables zones grises, périphériques, où la présence de milices, la faiblesse des infrastructures, la distance par rapport aux centres du pouvoir rendent la présence de l’autorité régalienne pour le moins superficielle.

Des périphéries marginalisées en voie de devenir des terres de djihad

Screenshot at PM. Fourni par l'auteur

En plus d’être des espaces transfrontaliers, les nouveaux sanctuaires de l’EI en Afrique s’apparentent à des territoires marginalisés politiquement, économiquement et, parfois, culturellement. Éloignés des métropoles qui polarisent l’activité économique, peuplés d’ethnies minoritaires, ces territoires sont touchés par un rejet de l’État central, un régionalisme voire un sécessionnisme que l’EI exploite pour grossir ses rangs.

Le cas du Lac Tchad, territoire à cheval sur le Nigeria, le Niger, le Tchad et le Cameroun, est emblématique de ce lien entre marginalisation des territoires et développement de l’EI. Le groupe Boko Haram, affilié à l’EI depuis 2015, s’y appuie sur le sentiment d’abandon que nourrissent les ethnies musulmanes Haoussa et Kanouri peuplant le nord du pays, à l’encontre d’un État nigérian dominé par les ethnies chrétiennes du sud, comme les Yorubas.

D’autant que Boko Haram peut élargir son recrutement aux populations précarisées par l’assèchement du lac Tchad, qui basculent dans une économie de prédation à défaut de pouvoir produire de quoi se nourrir. Dans son ouvrage L’Afrique sera-t-elle la catastrophe du XXIe siècle ?, Serge Eric Menye avait déjà bien montré le lien entre marginalisation économique de certains territoires ruraux africains privés de débouchés économiques d’une part et développement du djihadisme d’autre part. Dans ces territoires, des activités criminelles, à l’image des « coupeurs de routes » autour du Lac Tchad, s’installent afin de pallier le recul de l’économie productive et créent un terreau particulièrement fertile pour le développement des groupes djihadistes.

Ces territoires offrent aux djihadistes la possibilité de développer leur classique discours de propagande appelant au djihad dit « défensif ». Au Kivu comme au nord du Nigeria, les musulmans constituent une minorité nationale, dominée par des pouvoirs exercés par (ou assimilés à) des populations chrétiennes. Cette réalité culturelle et politique sert le narratif de l’EI qui consiste souvent à mobiliser les musulmans pour protéger un « Dar al-Islam » menacé par un État « mécréant ». L’objectif proclamé – défendre des musulmans « opprimés » par un État « infidèle » – pourrait drainer des combattants de l’ensemble de l’Oumma, et il ne fait aucun doute que l’EI tentera de jouer cette carte à mesure que les marges musulmanes du Nigeria ou du Congo s’enfonceront dans la violence ou subiront les représailles des armées conventionnelles ou des milices locales non musulmanes comme les Maï-Maï au Kivu.

De ce point de vue, les territoires les plus prometteurs dans l’optique djihadiste sont ceux qui se trouvent à la frontière de l’Afrique chrétienne et de l’Afrique musulmane, comme la RDC ou le Nigeria.

Les freins à l’explosion du djihad africain

Même si le Kivu, le lac Tchad ou la zone des trois frontières tendent à devenir des sanctuaires de l’EI, l’analyse de ces territoires laisse apparaître plusieurs obstacles à l’implantation des djihadistes en Afrique.

Les mouvements djihadistes, tels qu’Al-Qaida en Irak puis son successeur l’EI, devaient leur succès au rejet par les populations locales d’une occupation étrangère : la filiale irakienne d’Al-Qaida s’était d’abord construite comme un mouvement de résistance à l’occupation américaine dans les villes du triangle sunnite au printemps 2003. Or, depuis le départ des Français du Mali, aucune puissance internationale (hormis la Russie) n’est présente dans les territoires touchés par le djihadisme, ce qui empêche les mouvements djihadistes africains de se présenter en force de résistance luttant contre une occupation étrangère.

Au lieu de s’opposer à des forces d’occupation, les djihadistes maliens, nigérians ou congolais se retrouvent souvent face à des milices locales comme les Maï-Maï au Congo ou les dozos au Mali : en Afrique, contrairement au Moyen-Orient, l’esprit local de résistance, bien loin de profiter aux djihadistes, joue clairement contre eux.

D’autant que la guerre contre les « musulmans déviants », autre moteur du djihad tel que le conçoit l’EI, ne semble pas trouver en Afrique un terreau favorable. En effet, quel que soit le pays considéré, la grande majorité des musulmans africains demeurent sunnites, malgré un essor récent du chiisme en Afrique de l’Ouest, si bien que les djihadistes de l’EI ne pourront pas transformer leur combat en une fitna (révolte) tournée contre les chiites, contrairement à leurs prédécesseurs irakiens ou syriens.

Privés du ressentiment antichiite ainsi que de l’esprit de résistance qui ont poussé tant d’Irakiens à rejoindre Al-Qaida en Irak puis l’État islamique, les djihadistes africains ne peuvent pas non plus s’appuyer sur la radicalité des populations locales. Majoritairement malikite, l’islam subsaharien reste moins exposé aux progrès de l’intégrisme que les territoires du Moyen-Orient dans lesquels l’approche hanbalite de l’islam permet des transferts plus faciles vers l’extrémisme.

Ainsi, le lac Tchad, la zone des trois frontières ou le Nord-Kivu pourraient, en théorie, devenir un « nouvel Afghanistan » pour reprendre les termes de Seidik Abba dans son ouvrage Mali-Sahel, notre Afghanistan à nous. Ces territoires présentent des caractéristiques géopolitiques communes : constitution d’un sanctuaire transfrontalier autour de périphéries marginalisées politiquement, culturellement et économiquement.

L’État islamique semble parfaitement conscient des opportunités que lui offre le continent africain, comme le montre l’essor de Boko Haram au Nigeria ou celui des ADF au Congo. Pour autant, aucune des trois provinces africaines de l’EI ne s’est pour l’instant substituée au berceau irako-syrien, malgré les défaites militaires de l’organisation au Levant.

Sans doute faut-il voir ici, entre autres facteurs explicatifs, l’effet des réticences des djihadistes à l’idée de déplacer l’épicentre du djihad du monde arabe vers les périphéries du monde musulman. Néanmoins, cet univers mental djihadiste où le monde arabe constitue encore le centre semble de plus en plus en décalage avec la réalité géographique du djihad dont l’Afrique subsaharienne tend à devenir l’épicentre.

The Conversation

Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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22.12.2025 à 17:44

Que deviennent les gares rurales quand les trains disparaissent ?

Burcin Yilmazer, Doctorante en aménagement de l'espace, urbanisme et géographie, Cerema

En France, les fermetures de gares ferroviaires sont légion dans les espaces ruraux. Pourtant, certaines petites gares retrouvent une nouvelle vie en se transformant en épicerie, en pôle santé ou encore en bureau.
Texte intégral (2369 mots)

En France, les fermetures de gares ou de lignes ferroviaires sont légion dans les espaces ruraux. Pourtant, ces dernières années, certaines petites gares retrouvent une nouvelle vie en se transformant en épicerie, en pôle santé ou encore en bureau. Pour quel bilan ?


Le 31 août 2025, la fermeture de la ligne ferroviaire Guéret–Busseau–Felletin a suscité de vives émotions. Ce cas est loin d’être isolé. En février 2025, ce sont 200 personnes qui se sont ainsi réunies en gare d’Ussel (Corrèze) afin de manifester pour la réouverture de la ligne ferroviaire à l’appel de la CGT-Cheminots de Tulle-Ussel.

Bien que les années s’écoulent depuis les fermetures, les territoires gardent un attachement fort au train et continuent de se mobiliser pour son retour. L’une des raisons tient à la rareté des transports en commun. Huit actifs sur dix habitant les espaces peu denses déclarent ne pas disposer d’alternatives à la voiture. Cet attachement a permis la naissance de plusieurs projets de valorisation de petites gares, comme celles d’Aumont-Aubrac, Sèvremoine ou encore Hennebont.

Des projets de recherches sont aujourd’hui menés pour penser à l’avenir des petites lignes ferroviaires. C’est le cas du projet du train léger innovant (TELLi), qui vise à développer un matériel roulant adapté à ces lignes. Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), partenaire de ce projet, mène des recherches en sciences sociales afin de déterminer les conditions de réussite des systèmes ferroviaires légers.

Ma thèse s’intéresse aux petites gares rurales, point d’entrée du réseau ferroviaire. L’une des hypothèses défendues : les expérimentations locales d’aménagement participent au renforcement du lien entre le territoire et le train.

Petites lignes, grandes difficultés

Cela fait plusieurs années que ces petites lignes ferroviaires sont sur la sellette, menacées par des limitations drastiques de vitesse ou par l’arrêt total des circulations. Mais comment ce réseau ferroviaire secondaire, qui maille finement le territoire, a peu à peu été délaissé ?

Cette situation s’explique par la forte concurrence de l’automobile qui a réduit de façon significative la fréquentation de certaines lignes. Faute d’alternatives crédibles, 80 % des déplacements dans ces territoires s’effectuent aujourd’hui en voiture. L’entretien de ce réseau ferroviaire secondaire étant devenu trop coûteux, la politique de l’opérateur SNCF a privilégié les investissements sur le réseau dit structurant, ainsi que sur les lignes à grandes vitesses.

Les petites lignes ferroviaires représentent 7 600 kilomètres du réseau ferroviaire national. Le rapport élaboré par le préfet François Philizot estime que 40 % de ce réseau de proximité est menacé faute d’entretien. Ce même rapport estime les investissements nécessaires au maintien de ces lignes ferroviaires à 7,6 milliards d’euros d’ici à 2028.

Le vieillissement de ces lignes, faute d’investissements, entraîne une dégradation du service plus ou moins importante. Dans les territoires ruraux, 70 % des petites lignes ferroviaires accueillent moins de 20 circulations par jour. Or comme le rappelle le maire de Felletin, dont la ligne a été fermée cette année en raison de la vétusté de l’infrastructure, « c’est le service qui fait la fréquentation, et non l’inverse ».

Transformer une gare en épicerie, c’est possible

Les territoires refusent de voir disparaître leurs gares ; ils se les réapproprient et les transforment en réponse aux besoins locaux.

Depuis 2023, la gare d’Aumont-Aubrac en Lozère a été transformée en épicerie, nommée Le Re’peyre. Le bâtiment de la gare, fermé aux voyageurs depuis 2015, a retrouvé un second souffle. Des produits artisanaux et locaux y sont en vente, contribuant à un commerce éthique porté par les initiateurs du projet.

Cette transformation de la gare en épicerie est permise par le programme Place de la gare de SNCF Gares & Connexions (filiale de SNCF Réseau). Celui-ci favorise l’implantation de nouvelles activités et services par de la location au sein de plusieurs gares. L’objectif principal est de permettre l’occupation de locaux vides en gare, en leur donnant une nouvelle fonction et ainsi éviter leur dégradation.

Le Re’peyre à Aumont-Aubrac, en Lozère. Tourisme-Occitanie

D’autres projets ont vu le jour. La gare de La Roche-en-Brenil (Côte-d’Or) a été transformée en un pôle santé, ou celle de la ville de Briouze (Orne) en tiers-lieu.

Ces projets favorisent le développement d’activités économiques dans des lieux bénéficiant naturellement de visibilité. Ils participent à la redynamisation à l’échelle des quartiers de gare, en attirant une clientèle diversifiée au-delà des seuls voyageurs. La gare se retrouve davantage intégrée dans la vie communautaire grâce aux échanges et aux interactions qui se créent entre voyageurs et autres usagers.

Co-construction avec les habitants de projet en gare

Au-delà de la simple réaffectation des bâtiments, certains projets menés dans des gares rurales choisissent de donner une dimension participative en associant usagers du train et citoyens dans le processus.

Communication de la commune de Sèvremoine (Maine-et-Loire) pour l’appel à projet visant à occuper la gare. Wikimedia, CC BY-SA

C’est le cas de la gare de Sèvremoine (Maine-et-Loire), propriété de la commune qui a décidé de la moderniser en repensant les espaces publics environnants. Pour le bâtiment de gare, il a été souhaité d’y créer de nouveaux équipements favorisant l’animation sociale entre habitants et associations.


À lire aussi : Le train survivra-t-il au réchauffement climatique ?


Quatre concertations citoyennes ont permis le recueil des besoins des habitants avant le lancement d’un appel d’offres. Le projet Open Gare proposé par deux habitantes de la commune a été retenu. Ce tiers-lieu, axé sur la transition écologique et sociale, propose plusieurs services, tels qu’un service de restauration, un espace de travail partagé et une boutique d’artisans locaux.

Tout au long du projet, des réunions ont été organisées pour informer et recueillir les retours des citoyens. Gouverné par une coopérative d’intérêt collectif et l’association Open Gare, ce lieu co-construit ouvrira ses portes dès 2027, après une période de travaux.

Des acteurs associatifs qui prennent la casquette SNCF

Certaines initiatives vont encore plus loin en intégrant l’ensemble du quartier.

C’est ce que montre l’exemple de l’association Départ imminent pour l’Hôtel de la Gare à Hennebont (Morbihan), qui a réhabilité le bâtiment de l’Hôtel de la Gare, situé à quelques pas de la gare elle-même. L’objectif : revitaliser de la gare et de son quartier.

Tavarn Ty Gar à Hennebont, près de Lorient. Lorientbretagnesudtourisme

Cette association occupe également le bâtiment voyageur grâce au programme programme Place de la gare. Désormais, il est possible de retrouver divers services tels que des bureaux, des logements en location, un café et un atelier. L’association, désormais devenue la société coopérative d’intérêt collectif Tavarn Ty Gar assure l’accueil et les services aux voyageurs au rez-de-chaussée de la gare. Une expérimentation de plus qui souligne le dynamisme de ces territoires et de ses habitants.

The Conversation

Burcin Yilmazer a reçu des financements du Gouvernement dans le cadre du plan France 2030 opéré par l'ADEME

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