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28.12.2025 à 18:00

Duralex : et si les citoyens sauvaient nos usines ?

Caroline Diard, Professeur associé - Département Droit des Affaires et Ressources Humaines, TBS Education

Olivier Meier, Professeur des Universités, président de l'Observatoire ASAP, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

L’entreprise emblématique Duralex a récolté 20 millions d’euros en 48 h en lançant une campagne de crowdfunding. Ce succès donne-t-il des espoirs pour un nouveau modèle de réindustrialisation ?
Texte intégral (1504 mots)
Quel est ton âge ? Les verres Duralex ont bercé l’enfance de millions de Français et Françaises. Wikimediacommons

En 2025, l’entreprise iconique française a réussi à récolter 20 millions d’euros auprès de 13 467 investisseurs intéressés par « moderniser son outil industriel et rayonner à l’international ». Que dit cet engouement pour soutenir cette société coopérative de production (SCOP) via une campagne de crowdfunding ?


Le 3 novembre dernier, la France se réveille avec une nouvelle inattendue : une campagne de crowdfunding est lancée par Duralex. Cette levée de fonds dépasse toutes les attentes. Alors que l’objectif initial était de 5 millions d’euros, en 48 heures 20 millions d’euros d’intentions sont récoltés.

La campagne, visait une levée destinée à moderniser l’usine et développer de nouveaux produits. En quarante-huit heures, les intentions d’investissement atteignent près de quatre fois l’objectif, portées par plus de vingt mille personnes et un ticket moyen avoisinant neuf cents euros. Devant cet afflux inédit, la société coopérative de production (SCOP) a dû plafonner les participations pour permettre au plus grand nombre de contribuer. Il s’agit d’un véritable raz-de-marée citoyen.

Comment une entreprise en crise, reprise par ses salariés, a-t-elle réussi à fédérer des dizaines de milliers de citoyens ? Que révèle cet engouement sur notre rapport à l’industrie, au territoire et à l’économie locale ? Alors que les délocalisations et fermetures d’usines rythment régulièrement l’actualité, Duralex démontre qu’une voie alternative est possible.

Si nous avons étudié la transformation de la société Duralex et son passage au statut de société coopérative de production (SCOP), nous décryptons ici les enseignements de cette levée de fonds historique.

Quel est ton âge ?

L’effet made in France joue à plein. Soutenir Duralex, c’est défendre une production locale et un secteur emblématique du verre. À cela s’ajoute la transparence de l’entreprise, qui communique en temps réel sur l’utilisation des fonds – qu’il s’agisse de la modernisation des fours, de l’innovation ou de la formation.

L’émotion fait le reste. Sauver Duralex, c’est sauver une part de notre patrimoine industriel. Il y a beaucoup d’affects avec cette marque qui a marqué des générations d’enfants. « Quel est ton âge ? » était le jeu préféré dans les cantines grâce aux verres Duralex.

Peu de campagnes industrielles ont atteint de tels montants ; Duralex rejoint le cercle très restreint des réussites comparables à celles de certaines SCOP comme le spécialiste de la laine Bergère de France il y a un an.

Cette mobilisation est révélatrice de la volonté d’adhérer à un projet commun, presque un rêve partagé. Les consommateurs ne se contentent plus d’acheter : ils investissent dans des projets porteurs de sens et se projettent dans l’image renvoyée par Duralex. En témoignent les chiffres du crowdfunding en France.

La défiance envers les grands groupes, alimentée par les délocalisations et les scandales industriels, renforce la volonté de soutenir des alternatives. L’attachement au territoire joue également un rôle déterminant. Les Français aspirent à des entreprises ancrées, transparentes et dotées d’une histoire à laquelle ils peuvent s’identifier.

D’après une étude (Ipsos), 54 % des Français, soit environ 26 millions de personnes, déclarent avoir un lien de proximité avec l’industrie. Ce chiffre illustre l’ancrage fort de ce secteur dans le quotidien des citoyens, qu’il s’agisse de relations familiales ou sociales.


À lire aussi : La coopérative : une solution contre les faillites d’entreprise ?


Comme nous l’avions souligné dans notre étude de cas sur Duralex, la légitimité des dirigeants n’est plus conférée par un organigramme. Elle s’est construite collectivement à travers la confiance, la transparence et la capacité à embarquer les équipes dans un projet commun qui est presque devenu un projet sociétal au sens large.

Les salariés, désormais actionnaires majoritaires, deviennent des parties prenantes actives de la gouvernance.

Concurrence chinoise, gouvernance et facture énergétique

Les défis restent nombreux. L’argent ne suffira pas à garantir la réussite. La concurrence chinoise continue de peser, avec des coûts de production plus bas. Les prix à la production en Chine ont baissé de 2,2 % en glissement annuel en novembre 2025.

La facture énergétique demeure une vulnérabilité majeure, malgré les efforts réalisés pour la maîtriser.

La gouvernance représente également un enjeu. Gérer une SCOP de 228 actionnaires est un exercice quotidien d’équilibre et de dialogue. Le principe de la SCOP « un homme, une voix » nécessite un dialogue social réinventé et un mode de gestion collaboratif.

Les fonds permettront certes de lancer une nouvelle gamme de verres écoconçus, mais le véritable test sera de convaincre les distributeurs d’accorder une place en rayon à ces produits face au low-cost asiatique. Un pas a déjà été fait en ce sens avec des actions marketing : diversification de la gamme, vente en ligne, corner au bon marché rive gauche… L’entreprise a très vite compris les défis imposés par une concurrence acerbe.

L’industrie de demain

Duralex s’impose comme un laboratoire potentiel de l’industrie de demain.

Son modèle associant SCOP et crowdfunding pourrait inspirer d’autres PME dotées d’un fort capital sympathie. Pour les pouvoirs publics, l’expérience souligne l’importance de faciliter les reprises en SCOP, notamment en simplifiant les démarches et en proposant des formations.

Le statut de SCOP implique que les salariés investissent dans l’entreprise, ce qui fait peser le risque entrepreneurial sur leurs épaules. Cela peut mettre en péril un bassin d’emploi, des familles… Autre point et non des moindres, les salariés n’ont pas nécessairement la formation ou les compétences nécessaires pour affronter le monde des affaires.

Pour les consommateurs, elle rappelle que le made in France a un coût, mais qu’il crée de la valeur locale en préservant des emplois et des savoir-faire. La capacité à réformer son modèle commercial (vente en ligne, magasin..) A permis de séduire de nouveaux marchés.

Duralex montre que l’industrie française peut rebondir grâce à l’innovation, la transparence et l’intelligence collective. Reste à savoir si ce modèle est transposable à d’autres secteurs. Une certitude : les citoyens se disent prêts à jouer leur rôle.

Bien que l’entreprise Brandt ait proposé comme alternative à la liquidation, le passage en SCOP et malgré l’aval du gouvernement pour ce statut salvateur, le tribunal de Nanterre a malheureusement préféré sceller le destin du groupe le 11 décembre dernier. Peut-être, demain d’autres usines en difficulté pourront-elles suivre la voie de Duralex qui a déjà prouvé qu’un pari fou pouvait inspirer tout un pays.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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28.12.2025 à 13:51

Brigitte Bardot a défini la femme moderne tout en défiant les normes sociales

Ben McCann, Associate Professor of French Studies, University of Adelaide

Star à la renommée mondiale, l’actrice, chanteuse, icône de mode et militante pour les droits des animaux Brigitte Bardot est morte à l’âge de 91 ans.
Texte intégral (1700 mots)

De Et Dieu… créa la femme à ses engagements controversés, Brigitte Bardot a incarné la liberté, la sensualité et les contradictions d’une époque en mutation. Elle est décédée dimanche à l'âge de 91 ans.


La mort de Brigitte Bardot, à l’âge de 91 ans, met un terme à l’une des carrières les plus extraordinaires de la vie culturelle française de l’après-guerre.

Surtout connue comme actrice, elle fut aussi chanteuse, icône de mode, militante pour les droits des animaux et symbole de la libération sexuelle en France. Assez célèbre pour être désignée par ses seules initiales, B.B. incarnait une certaine vision de la féminité française — rebelle et sensuelle, mais aussi vulnérable.

Son influence sur les normes de beauté et sur l’identité nationale française fut considérable. À l’apogée de sa carrière, elle rivalisait avec Marilyn Monroe en termes de célébrité et de reconnaissance mondiale. Simone de Beauvoir, grande figure du féminisme, eux ces mots célèbres en 1959 à propos de Bardot : « « Elle est une force de la nature, dangereuse tant qu’elle n’est pas disciplinée, mais il revient à l’homme de la domestiquer ».

Une étoile est née

Bardot naît en 1934 dans une famille parisienne aisée. Élevée dans un foyer catholique strict, elle étudie le ballet au Conservatoire de Paris avec l’espoir de devenir danseuse professionnelle. Sa beauté saisissante la conduit vers le mannequinat. À 14 ans, elle apparaît déjà dans le magazine Elle, attirant l’attention du réalisateur Roger Vadim, qu’elle épouse en 1952.

Elle débute sa carrière d’actrice au début des années 1950, et son interprétation de Juliette dans Et Dieu… créa la femme (1956), réalisé par Vadim, la propulse sur le devant de la scène.

Bardot est aussitôt propulsée au rang de star internationale. Vadim présente son épouse comme l’expression ultime d’une liberté juvénile et érotique qui choque autant qu’elle fascine le public français.

En regardant aujourd’hui ce film relativement sage, il est difficile d’imaginer à quel point la performance de Bardot a pu briser les tabous. Mais dans la France catholique, conservatrice et assoupie des années 1950, elle impose de nouvelles normes de sexualité à l’écran. Le film devient un phénomène mondial. Les critiques l’adorent, tandis que les censeurs et les groupes religieux s’inquiètent.

Une icône des années 1960

Le fait qu'elle n'ait jamais reçu de formation d'actrice devient paradoxalement l’un de ses atouts : elle adopte un jeu spontané, autant physique que verbal. Elle est saisissante dans Le Mépris (1963), le chef-d’œuvre de Jean-Luc Godard sur un couple en train de se désagréger. Godard utilise sa beauté et son aura à la fois comme spectacle et comme objet de critique. La séquence la plus célèbre du film est une conversation de 31 minutes entre Bardot et son partenaire Michel Piccoli. Bardot n’a sans doute jamais été aussi juste.

Dans le drame judiciaire intense d’Henri-Georges Clouzot, La Vérité (1960), elle révèle toute son ampleur dramatique en incarnant une jeune femme jugée pour le meurtre de son amant.

En 1965, elle partage l’affiche avec Jeanne Moreau dans Viva Maria, de Louis Malle, un film de copines mêlant comédie et satire politique. L’énergie anarchique de Bardot y demeure éblouissante.

Dans Vie privée du même Louis Malle (1962), elle avait incarné une femme consumée par la célébrité et pourchassée par les médias. L’intrigue se révèle étrangement prémonitoire du destin à venir de Bardot.

Elle impose des modes comme la coiffure choucroute ou les ballerines. Le col Bardot — tops et robes aux épaules dénudées — porte son nom. Elle va même jusqu’à porter du vichy rose lors de son mariage en 1959.

Séduction et provocation

Le pouvoir d’attraction de Bardot tenait à ses contradictions. Elle paraissait à la fois naturelle et provocante, spontanée et calculatrice. Son glamour ébouriffé et sa sexualité apparemment sans effort ont contribué à façonner l’archétype moderne de ce qu'on appelle en anglais la « sex kitten », jeune femme ultra-sensuelle. On lui attribuait ces mots : « il vaut mieux être infidèle que fidèle sans en avoir envie ».

En rejetant les carcans de la morale bourgeoise, Bardot a incarné un engagement radical en faveur de la liberté émotionnelle et sexuelle. Sa vie amoureuse tumultueuse en est l’illustration : elle s’est mariée quatre fois, a connu des dizaines de relations orageuses et de nombreuses liaisons extraconjugales. On lui attribuait d'ailleurs ces mots : « il vaut mieux être infidèle que fidèle sans en avoir envie ».

À jamais immortalisée comme une ingénue libre d’esprit, Bardot joua les muses pour de nombreux cinéastes, artistes ou des musiciens, d’Andy Warhol à Serge Gainsbourg. Plus tard, Kate Moss, Amy Winehouse et Elle Fanning l'ont citée comme source d’inspiration.

BB est également connue pour n’avoir jamais cédé à la chirurgie esthétique. Comme elle l’a un jour expliqué :

Les femmes devraient accepter de vieillir, parce qu'en fin de compte, c'est beaucoup plus beau d’avoir une grand-mère avec des cheveux blancs et qui a l'air d'une femme âgée, plutôt que d'avoir une grand-mère décolorée, teinte, et maquillée qui a l'air encore bien plus âgée, mais qui a l'air vraiment malheureuse.

Une vie après le cinéma

Bardot quitte le cinéma en 1973, à seulement 39 ans, évoquant sa désillusion face à la célébrité. « Cela m’étouffait et me détruisait », confiait-elle à propos de l’industrie du film.

Elle concentre alors son énergie sur la défense des animaux, fondant en 1986 la Fondation Brigitte Bardot. Elle devient une militante inflexible et très active, luttant contre la maltraitance animale, l’élevage pour la fourrure, la chasse à la baleine et la corrida.

Mais Bardot suscite la controverse dès le milieu des années 1990 en raison de ses opinions politiques d’extrême droite, de ses déclarations sur l’islam et l’immigration, ainsi que de ses multiples condamnations pour incitation à la haine raciale. Elle a défendu publiquement l’acteur disgracié Gérard Depardieu et contesté le mouvement #MeToo en France.

Ces prises de position ont entaché sa réputation, surtout à l’international, et ont contribué à créer une image problématique : le sex-symbol jadis libérateur désormais associé au conservatisme nationaliste.

Si elle ne s’est jamais revendiquée féministe, son autonomie assumée, sa retraite précoce et ses opinions tranchées ont amené certains à la réévaluer comme une figure de rébellion proto-féministe.

L'opinion publique française a progressivement commencé à se détourner de Bardot, gênée par ses opinions tranchées. Mais certains saluaient son attitude désinvolte et son refus de se plier aux règles.

En fin de compte, en rejetant la célébrité à ses propres conditions, elle a transformé sa liberté d’esprit des années 1950 en un acte audacieux contre la conformité et les normes sociales.

Dans ses dernières années, elle confiait à Danièle Thompson, scénariste et réalisatrice de la mini-série de 2023 sur sa carrière : « Je ne comprends pas pourquoi le monde entier parle encore de moi ».

La réponse est simple : Bardot continue de nous fasciner, avec toutes ses imperfections.

The Conversation

Ben McCann ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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28.12.2025 à 11:10

Avatar : la réincarnation néo-colonialiste du « bon sauvage » et ses impasses écologiques

Pierre Cilluffo Grimaldi, Maître de conférences qualifié - SIC, Sorbonne Université

En érigeant le «bon sauvage écologiste» en héros universel, la saga Avatar recycle un mythe ancien. Cette vision romantique de la nature et des peuples autochtones participe à une appropriation culturelle qui masque la complexité des réalités indigènes contemporaines.
Texte intégral (2307 mots)
L'univers d'Avatar dresse un parallèle entre la réalité amazonienne des peuples premiers et les personnages du film. 20th Century Studios

Pandora n’est pas l’Amazonie. Pourtant, depuis plus de quinze ans, la saga Avatar entretient la confusion entre fiction et réalité, nourrissant le mythe séduisant mais problématique du « bon sauvage écologiste ».


La sortie d’Avatar : de Feu et de Cendres le 17 décembre, donne l’occasion de revenir sur un parti pris représentationnel qui irrigue la saga : « le bon sauvage écologiste ».

Le « bon sauvage » reste encore un important référent dans nos imaginaires occidentaux ainsi que nous le présentions dans notre récent ouvrage, L’héroïsation du bon sauvage de l’antiquité au XXIᵉ siècle : émergence de l’éco-spiritualisme. À ce titre, l’actualisation moderne de cette figure se fait autour d’une vision romantique et écologistante dominante dans notre société du spectacle. Cela représente un impensé problématique, puisque le mythe du bon sauvage lie les peuples autochtones à une norme impossible et une assignation identitaire archaïque.

L’appropriation culturelle de James Cameron

Le parallèle entre la réalité amazonienne des peuples premiers et les personnages du film, remplis de pureté et de sagesse mythologique, est directement assumé par le réalisateur. L’univers d’Avatar nous plonge dans un imaginaire édénique sur la planète Pandora, couverte d’une jungle luxuriante qui devient le théâtre d’un choc entre une population autochtone idéalisée et des barbares humains venus exploiter un minerai rare. Cet imaginaire occidental est problématique à plusieurs titres.

James Cameron assume directement la comparaison entre son film de science-fiction et la réalité complexe de l’Amazonie. Par exemple, il a demandé aux acteurs de s’immerger dans la jungle amazonienne auprès des indigènes du Brésil avant le tournage du deuxième film, déclarant : « Je veux amener mes acteurs ici, pour pouvoir mieux raconter l’histoire ». Il dresse ensuite un parallèle direct entre son film et la lutte contre le barrage de Belo Monte, multipliant les interventions dans la presse où fiction et réalité amazonienne semblent absolument comparables.

Le rêve d’une wilderness hollywoodienne

Par ailleurs, l’internationalisation de la « wilderness » étatsunienne et son imaginaire socio-politique transparaît aussi dans l’œuvre de James Cameron. La wilderness traduit un rapport particulier à la nature sauvage et édénique, où l’humain n’est qu’un visiteur temporaire, comme défini par le Wilderness Act de 1964 aux États-Unis. Outre-Atlantique, elle occupe une place centrale dans l’histoire et la culture : elle symbolise d’abord la frontière à conquérir pour l’expansion pionnière, puis devient un idéal de préservation. Cet éco-imaginaire de wilderness doit être appréhendé culturellement.

L’étude de Lawrence Buell a déjà montré le rôle de la wilderness dans la formation, dès les années 90, d’un « imaginaire environnemental » aux États-Unis. Cette pensée nourrit les différents mouvements écologistes, en particulier l’écologie profonde et le monde libertaire. Dans ce cadre, l’Amazonie, par sa force évocatrice, constitue la quintessence d’une « wilderness » : une nature sauvage peuplée de simples « bons sauvages » dans un Éden préservé, propice aux idéalismes. L’Amazonie se transforme ainsi dans l’imaginaire occidental en une nature fabuleuse, animée de monstruosités ou d’angélisme. Cette nature sauvage globalisée dans les éco-imaginaires modernes est pourtant une construction sociale et historique qu’il convient d’interroger. La wilderness est une représentation collective de la nature sauvage, non pas une réalité objective.

Échos d’un néo-colonialisme du quotidien

Dans le contexte du buzz autour du premier film en 2009-2010, le reportage « Le monde d’Avatar en vrai » (magazine « Haute Définition », diffusé sur TF1 le 17 mai 2010) part à la rencontre de la tribu des Yawalapiti. Ce document, toujours disponible sur YouTube, attire massivement les internautes en montrant à l’excès la pureté et l’Éden coupé du monde de ces « bons sauvages », avec des séquences fortement caricaturales. Il s’agit de mettre en scène pour assurer le spectacle par exemple des commentaires sur le 11 septembre pour illustrer leur incompréhension de la violence, ou encore la découverte prétendue de la civilisation occidentale via de multiples images sur un ordinateur.

La persistance du mythe du « bon sauvage » au cinéma

Les rares études sur le sauvage/bon sauvage au cinéma traitent essentiellement des dimensions techniques ou esthétiques. Une exception remarquable est le travail de l’anthropologue Roger Bartra dans son ouvrage Los salvajes en el cine. Ce chercheur mexicain, renommé pour ses travaux sur le « bon sauvage » dans les années 90, démontre la profondeur et la contemporanéité de ce mythe au cinéma et dans notre société occidentale.

Selon Bartra, le mythe de l’homme sauvage est issu d’un stéréotype enraciné dans la littérature et l’art européens depuis le XIe siècle, cristallisé dans un thème précis et facilement reconnaissable. Ce mythe dépasse les limites du Moyen Âge ou de la colonisation et traverse les millénaires, se confondant avec les grands problèmes de la culture occidentale. La civilisation n’a pas fait un pas sans être accompagnée de son ombre : le sauvage. De nos jours, l’idée du « bon sauvage » prend progressivement le pas sur son jumeau « le sauvage ». Bartra met en avant la notion de « néo-sauvages » pour décrire les représentations au sein des industries culturelles dominantes, et notamment via le « soft power » hollywoodien, de personnages : héroïques, valeureux, simples et proches de la nature (ex. : dans « Game of Thrones », Tarzan ou encore Apocalypto de Mel Gibson).

Ainsi, le mythe du « bon sauvage » est une tendance de fond au sein de la culture populaire, particulièrement via le septième art. Cette circulation médiatique du mythe s’adapte aux contextes de nos sociétés. La crise climatique engendre une réactivation de ce mythe vers celui d’un « bon sauvage écologiste », dont Avatar semble être la quintessence.

Déconstruire le mythe du « bon sauvage »

Dans un article critique intitulé « L’Amazonie n’est pas Avatar », l’économiste Hernando de Soto dénonce cette comparaison qui tend à s’installer en Occident. Il fait valoir que de nombreux « mythes et idées reçues persistent à marginaliser les populations indigènes et à les exclure de toute intégration dans l’économie mondiale ».

Selon lui, Avatar perpétue l’idée rousseauiste d’un état de nature idéalisé, dont la figure du « bon sauvage » est clef : « Nous sommes nombreux à avoir adhéré automatiquement aux messages véhiculés par le film, à savoir que les peuples indigènes du monde sont satisfaits de leur mode de vie traditionnel, qu’ils s’épanouissent dans un état d’harmonie rousseauiste avec leur environnement et qu’ils ne voient certes pas l’intérêt de prendre part à l’éconoime de marché de leur pays, mondialisation ou pas. »

Avatar est l’un des rares contenus où la représentation problématique des « bons sauvages » a été dûment traitée par différents chercheurs. Les conclusions sur l’aspect néo-colonialiste sont déjà connues concernant une œuvre caricaturale, à tel point que la chercheuse Franciska Cetti appelle à « décoloniser la science-fiction ».

De notre côté, nous mettons en lumière le caractère systémique de cette représentation du « bon sauvage » au sein d’un ouvrage de vulgarisation de notre thèse. Le bon sauvage est le héros, malgré lui, des errances de l’imaginaire social dans une société occidentale en crise de sens devant l’urgence climatique. Ainsi, la résurgence médiatico-politique du mythe, que Fanon aurait probablement qualifiée de « masque blanc écologique », a nourri les débats durant la COP30 d’un faux multilatéralisme paternaliste. Notre ouvrage permet de mieux saisir l’historicité et le degré civilisationnel de cet impasse écologique et spirituelle.

Vers une critique métapolitique globale

Le « bon sauvage écologiste » n’est pas une construction neutre. Il constitue un dispositif idéologique qui cristallise et légitime un discours vague de reconnexion à la nature. L’universitaire Kent H. Redford appelle à ne plus instrumentaliser cette figure, tout en valorisant les peuples premiers sans recyclage néo-colonialiste.

Alors que l’animisme ou le mélange écologie-spiritualité devient une tendance en Occident, il convient de s’interroger sur la cohérence de cette appropriation culturelle. Selon l’anthropologue Wolfgang Kapfhammer : « La question simple est : est-il viable de penser aux cosmologies des cultures marginalisées pour réanimer la cosmologie hégémonique occidentale qui est tombée en crise ? Ou cela signifie-t-il à nouveau abuser de ces cultures indigènes comme un simple espace de projection pour compenser nos mécontentements culturels ? »

La pensée rousseauiste imprègne encore profondément nos imaginaires. Selon le philosophe, l’homme nait bon par nature et c’est la société qui le corrompt. Ce dernier suppose l’existence d’un état naturel humain où tous les hommes seraient nés bons, purs et innocents, heureux avant de rentrer en contact avec la société et de se pervertir.

À l’heure où règne la reconnexion à la nature et à soi, notamment dans certains milieux de l’écologie politique, les évolutions internes de cette mouvance tendent à revaloriser une « écologie profonde » et collapsologue, traditionnellement ouverte aux mysticismes. L’éco-spiritualisme pourrait même devenir à terme majoritaire dans certains milieux de l’écologie politique.

D’après le chercheur Stéphane François : « Les positions scientifiques et rationnelles, au sein de l’écologie (en Allemagne, en Autriche ou en France par exemple), deviennent minoritaires, au profit de conceptions plus mystiques, ou du moins marquées par l’intuitivité, inspirées notamment des pratiques anthroposophiques, telles celles prônées par Pierre Rabhi. Une part de plus en plus importante des militants écologistes, surtout parmi les néoruraux, acceptent ces discours au nom d’un retour à la nature, largement idéalisé, et d’un rejet des solutions scientifiques ».

En bref, si la saga Avatar séduit par sa beauté visuelle et son appel à la préservation de la nature, elle véhicule aussi un mythe du « bon sauvage écologiste ». Ce dernier, loin d’honorer les peuples autochtones, les enferme dans une idéalisation néo-colonialiste dont il est urgent de se défaire.

Au-devant du dérèglement climatique qui réactive avec force ce vieux mythe rousseauiste, il semble utile de dépasser la figure simpliste du bon sauvage pour proposer des représentations plus complexes et respectueuses des réalités indigènes contemporaines. Ce n’est pas la première fois que l’Amazonie, la wilderness, ou la rencontre entre imaginaires civilisationnels et futur eschatologique, excitent et polarisent nos débats publics et pensées instinctives en Occident devant les ravages ineffables d’un certain capitalisme dérégulé.

Néanmoins, la figure moderne du héros « hyperindien », un sage ancestral capable avec ses pouvoirs de conjurer les maux des excès du capitalisme, semble promis à occuper une place importante dans les mythologies écologiques et le bon sens populaire du XXIe siècle.

The Conversation

Pierre Cilluffo Grimaldi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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