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28.11.2025 à 13:13

L’effet ChatGPT : comment, en trois ans, l’IA a redéfini les recherches en ligne

Deborah Lee, Professor and Director of Research Impact and AI Strategy, Mississippi State University

En trois ans, OpenAI a révolutionné le monde avec son chatbot IA. Fin 2025, le robot conversationnel ChatGPT compte 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires dans le monde.
Texte intégral (1879 mots)
En trois ans ChatGPT a bouleversé les usages. Kiichiro Sato/AP Photo

Le 30 novembre 2022, OpenAI rendait accessible à tous ChatGPT, l’intelligence artificielle générative sur laquelle elle travaillait depuis sept ans. En trois ans, un geste du quotidien s’est déplacé : au lieu de taper une requête dans Google ou de chercher un tutoriel sur YouTube, des millions de personnes ouvrent désormais ChatGPT pour poser leur question. Ce réflexe nouveau, qui s’impose dans les usages, marque un tournant majeur dans notre rapport à la recherche d’information en ligne.


Il y a trois ans, lorsqu’il fallait réparer un robinet qui fuit ou comprendre l’inflation, la plupart des gens avaient trois réflexes : taper leur question sur Google, chercher un tutoriel sur YouTube ou appeler désespérément un assistant vocal à l’aide.

Aujourd’hui, des millions de personnes adoptent une autre stratégie : elles ouvrent ChatGPT et posent simplement leur question.

Je suis professeure et directrice de la recherche et de la stratégie en matière d’IA à la Mississippi State University Libraries. En qualité de chercheuse spécialisée dans la recherche d’informations, je constate que ce changement dans l’outil vers lequel les gens se tournent en premier pour trouver des informations est au cœur de la manière dont ChatGPT a transformé nos usages technologiques quotidiens.

Près de 800 millions de personnes utilisatrices hebdomadaires

Le plus grand bouleversement n’est pas la disparition des autres outils, mais le fait que ChatGPT soit devenu la nouvelle porte d’entrée vers l’information.

Quelques mois après son lancement, le 30 novembre 2022, ChatGPT comptait déjà 100 millions d’utilisateurs hebdomadaires. Fin 2025, ce chiffre était passé à 800 millions. Cela en fait l’une des technologies grand public les plus utilisées au monde.

Les enquêtes montrent que cet usage dépasse largement la simple curiosité et qu’il traduit un véritable changement de comportement. Une étude réalisée en 2025 par le Pew Research Center (Washington) indique que 34 % des adultes états-uniens ont utilisé ChatGPT, soit environ le double de la proportion observée en 2023. Parmi les adultes de moins de 30 ans, une nette majorité (58 %) l’a déjà testé.

Un sondage AP-NORC rapporte qu’aux États-unis, environ 60 % des adultes qui utilisent l’IA déclarent l’utiliser pour rechercher des informations, ce qui en fait l’usage le plus courant de l’IA. Ce taux grimpe à 74 % chez les moins de 30 ans.

Un bouleversement des usages

Les moteurs de recherche traditionnels restent le socle de l’écosystème de l’information en ligne, mais la manière dont les gens cherchent a, elle, considérablement changé depuis l’arrivée de ChatGPT. Les utilisateurs modifient tout simplement l’outil qu’ils sollicitent en premier.

Pendant des années, Google était le moteur de recherche par défaut pour tout type de requête, de « Comment réinitialiser ma box Internet » à « Expliquez-moi le plafond de la dette ». Ce type de requêtes informatives de base représentait une part importante du trafic. Mais ces petites questions du quotidien, rapides, clarificatrices, celles qui commencent par « Que veut dire… », sont désormais celles que ChatGPT traite plus vite et plus clairement qu’une page de liens.

Et les internautes l’ont bien compris. Une enquête menée en 2025 auprès de consommateurs américains a montré que 55 % des personnes interrogées utilisent désormais les chatbots ChatGPT d’OpenAI ou Gemini AI de Google pour des tâches qu’ils confiaient auparavant à Google Search, avec des taux encore plus élevés au Royaume-Uni.

Une autre analyse portant sur plus d’un milliard de sessions de recherche montre que le trafic issu des plateformes d’IA générative augmente 165 fois plus vite que les recherches classiques, et qu’environ 13 millions d’adultes, aux États-Unis, ont déjà fait de l’IA générative leur outil de prédilection pour explorer le web.

Les atouts de ChatGPT

Cela ne signifie pas que les gens ont cessé d’utiliser Google, mais plutôt que ChatGPT a capté les types de questions pour lesquelles les utilisateurs veulent une explication directe plutôt qu’une liste de résultats. Vous voulez connaître une évolution réglementaire ? Vous avez besoin d’une définition ? Vous cherchez une manière polie de répondre à un email délicat ? ChatGPT offre une réponse plus rapide, plus fluide et plus précise.

Dans le même temps, Google ne reste pas les bras croisés. Ses pages de résultats n’ont plus la même allure qu’il y a trois ans, car le moteur a intégré directement son IA Gemini en haut des pages. Les résumés « AI Overview », placés au-dessus des liens classiques, répondent instantanément à de nombreuses questions simples parfois avec justesse, parfois moins.

Quoi qu’il en soit, beaucoup d’utilisateurs ne descendent jamais plus bas que ce résumé généré par l’IA. Ce phénomène, combiné à l’impact de ChatGPT, explique la forte hausse des recherches « zéro clic ». Un rapport fondé sur les données de Similarweb révèle que le trafic envoyé par Google vers les sites d’information est passé de plus de 2,3 milliards de visites à la mi-2024 à moins de 1,7 milliard en mai 2025, tandis que la part des recherches liées à l’actualité se soldant par zéro clic a bondi de 56 % à 69 % en un an.

La recherche Google excelle dans la mise en avant d’une pluralité de sources et de points de vue, mais ses résultats peuvent paraître brouillons et davantage conçus pour générer des clics que pour offrir une information claire. ChatGPT, à l’inverse, fournit une réponse plus ciblée et conversationnelle, privilégiant l’explication au classement. Mais cette approche se fait parfois au détriment de la transparence des sources et de la diversité des perspectives qu’offre Google.

Côté exactitude, les deux outils peuvent se tromper. La force de Google réside dans le fait qu’il permet aux personnes qui utilisent ChatGPT de recouper plusieurs sources, tandis que l’exactitude de ce dernier dépend fortement de la qualité de la requête et de la capacité de l’utilisateur à reconnaître quand une réponse doit être vérifiée ailleurs.

Enceintes connectées et YouTube

L’impact de ChatGPT dépasse le cadre des moteurs de recherche. Les assistants vocaux comme les enceintes Alexa et Google Home restent très répandus, mais leur taux de possession recule légèrement. Une synthèse des statistiques sur la recherche vocale aux États-Unis pour 2025 estime qu’environ 34 % des personnes âgées de 12 ans et plus possèdent une enceinte connectée, contre 35 % en 2023. La baisse n’est pas spectaculaire, mais l’absence de croissance pourrait indiquer que les requêtes plus complexes se déplacent vers ChatGPT ou des outils similaires. Lorsqu’on souhaite une explication détaillée, un plan étape par étape ou une aide à la rédaction, un assistant vocal qui répond par une phrase courte paraît soudain limité.

En revanche, YouTube reste un mastodonte. En 2024, la plateforme comptait environ 2,74 milliards de personnes utilisatrices, un chiffre en progression constante depuis 2010. Aux États-Unis, près de 90 % des adolescents déclarent utiliser YouTube, ce qui en fait la plateforme la plus utilisée dans cette tranche d’âge. Cependant, le type de contenu recherché est en train de changer.

Les internautes ont désormais tendance à commencer par ChatGPT, puis à se tourner vers YouTube si une vidéo explicative est nécessaire. Pour bon nombre de tâches quotidiennes – « Comprendre mes avantages sociaux », « M’aider à rédiger un email de réclamation » –, ils demandent d’abord à ChatGPT un résumé, un script ou une liste de points clés, puis consultent YouTube uniquement s’ils ont besoin de visualiser un geste ou un processus concret.

Cette tendance se retrouve aussi dans des domaines plus spécialisés. Les développeurs, par exemple, utilisent depuis longtemps les forums comme Stack Overflow pour obtenir des conseils ou des extraits de code. Mais le volume de questions a commencé à chuter fortement après la sortie de ChatGPT, et une analyse suggère que le trafic global a diminué d’environ 50 % entre 2022 et 2024. Lorsqu’un chatbot peut générer un extrait de code et une explication à la demande, moins de gens prennent le temps de poster une question dans un forum public.

Alors, où va-t-on ?

Trois ans après son lancement, ChatGPT n’a pas remplacé l’écosystème technologique, mais il l’a reconfiguré. Le réflexe initial a changé. Les moteurs de recherche restent indispensables pour les explorations approfondies et les comparaisons complexes. YouTube demeure la plateforme incontournable pour voir des personnes réaliser des actions concrètes. Les enceintes connectées continuent d’être appréciées pour leur côté mains libres.

Mais lorsqu’il s’agit d’obtenir rapidement une réponse à une question, beaucoup commencent désormais par l’utilisation d’un agent conversationnel que par une requête dans un moteur de recherche. C’est là le véritable effet ChatGPT : il n’a pas simplement ajouté une application de plus sur nos téléphones, il a discrètement transformé notre manière de chercher de l’information.

The Conversation

Deborah Lee ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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28.11.2025 à 12:05

le viager : une solution pour mieux consommer l'avant-dernière demeure

Arnaud Simon, Professeur des Universités en Géographie, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Le viager reste une pratique relativement marginale, malgré les avantages qu’il présente et les importants besoins en logement.
Texte intégral (2056 mots)

La vente et l’achat en viager restent relativement peu pratiqués en regard des nombreux avantages qu’offre cette forme de transmission de la propriété pour les deux parties concernées, mais aussi pour les collectivités publiques qui pourraient trouver là un levier de politique territoriale. Que dit la relativement faible appétence pour le viager de notre manière de consommer le logement ?


Longtemps considéré comme un simple support d’habitation ou d’investissement, l’immobilier est aujourd’hui au cœur des dynamiques contemporaines de consommation. Il constitue un poste de dépense majeur, freine l’accès à d’autres formes de consommation pour les plus jeunes, et devient lui-même un objet de consommation : location de courte durée, plateformes d’échange, ou optimisation patrimoniale. Dans ce contexte, interroger le viager, comme manière de « consommer » l’avant-dernière demeure, permet de reposer autrement la question de notre rapport au logement, à la propriété et à la finitude.

Parmi ces usages de l’immobilier, le viager occupe une place singulière. À la fois marginal et porteur d’enjeux sociaux, patrimoniaux et territoriaux, il reste étonnamment absent du débat public. Cet article propose de le penser, non pas seulement comme un produit financier, mais comme un acte de consommation au sens fort : un usage final de son patrimoine, à l’intersection du privé, du social et du symbolique.

Une fausse évidence ?

C’est dans cette perspective que l’on peut relire autrement la formule de « dernière demeure ». À l’heure où les pratiques d’incinération se développent, réduisant la prise à bail de la tombe ou du caveau, on pourrait s’attendre à ce que l’avant-dernière habitation – celle du vivant – suive le même mouvement. Le viager, en tant que moyen de consommer son patrimoine – certains penseront consumer – devrait ainsi être une évidence. Pourtant, il n’en est rien. L’avant-dernier logement ne s’avère consommable qu’avec beaucoup de difficultés.


À lire aussi : Devenir propriétaire de son logement : cartographie des (nouveaux) dispositifs


Consommer un logement peut se faire pour un propriétaire par la jouissance locative qu’il en retire en y vivant, ou en le louant (droit d’usage et d’habitation). Il est cependant aussi possible de consommer les murs, telle la maison en pain d’épices de Hansel et Gretel, en réalisant une vente en viager. Ici, le propriétaire occupant cède à un vendeur les murs, tout en conservant le droit de vivre dans son bien. En échange, l’acquéreur lui verse une somme à la signature du contrat (le bouquet) et des mensualités durant tout le reste de sa vie (la rente). Au décès du vendeur, l’acheteur récupère la pleine propriété du bien. Par ce mécanisme, la richesse immobilisée dans l’actif immobilier, dans les murs, devient mobilisable et consommable.

Marché potentiel, marché actuel

Si, en France, la richesse en logement détenue par les retraités dépasse les 1000 milliards d’euros, les biens effectivement « viagérisés » ne représentent eux que 2,5 milliards d’euros. De plus, alors que la richesse immobilière des retraités est moins concentrée territorialement que la richesse immobilière totale, et constitue donc un facteur d’équilibre spatial, la richesse « viagérisée » s’avère par contre particulièrement concentrée. Plus de 50 % de la valeur sous contrat viager est localisée dans cinq départements : Paris pour 30 %, les Hauts-de-Seine et les Yvelines, et autour de la Côte d’Azur.

La carte ci-dessous représente le marché potentiel du viager, c’est-à-dire la richesse immobilière des retraités (en % de la richesse immobilière départementale, et en valeur). Comme on le voit, son potentiel est réel dans de nombreux départements.

Fourni par l'auteur

Source : Coulomb, Languillon, Simon (2021)

La rentabilité de ce produit serait-elle alors mauvaise en dehors de ces cinq départements (et peut-être des cœurs urbains des métropoles) ? Il n’en est rien. Dans presque tous les départements, la rentabilité est positive et substantielle. Elle peut même atteindre des niveaux élevés dans des départements où le marché viager n’existe pourtant presque pas (Ain, Tarn-et-Garonne, Landes, Vendée).

Des retraités largement propriétaires

Alors, peut-être, le viager ne servirait-il qu’à satisfaire des besoins marginaux, peu fréquents ? Nous laissons au lecteur le soin d’en juger, dans un univers où le financement des retraites représente pour la nation un enjeu si important. Pour un retraité propriétaire (75 % des retraités le sont, contre 58 % en moyenne globale), le viager permet d’accroître ses revenus disponibles. Ceux-ci peuvent être utilisés pour financer la consommation courante, les loisirs, la dépendance lorsque celle-ci survient, ou encore l’entretien de l’habitation et l’amélioration de ses performances écologiques.

Le viager permet aussi de protéger le conjoint survivant avec la réversion de la rente, ou encore de transmettre de son vivant une partie de sa richesse immobilière pour aider ses enfants et ses petits enfants dans leur vie (un bien hérité post-mortem est souvent revendu car il représente fréquemment plus d’ennuis que d’avantages).

Du point de vue de la commercialisation, lorsqu’un bien est difficile à vendre en viager, la proportion de rente par rapport au bouquet tend à augmenter. On peut aussi noter une inégalité genrée, au détriment des hommes : toutes choses égales par ailleurs, les hommes extraient moins de richesse de leur bien, et ils doivent consentir plus de rabais sur la valeur de marché estimée de leur bien. Les hommes retraités célibataires jeunes doivent aussi consentir des baisses de prix significatives s’ils souhaitent obtenir des bouquets plus élevés (par rapport aux femmes retraitées célibataires jeunes, et aux couples de jeunes retraités).

Un levier territorial puissant mais ignoré

Du point de vue de la politique territoriale, le viager possède beaucoup d’avantages. Il tend à renforcer la consommation, localement, et à favoriser les circuits courts (les soins de santé par exemple). Il permet une reterritorialisation de la politique vieillesse. Il pourrait aussi participer aux politiques d’aménagement locales.

Imaginons par exemple qu’une mairie ou un organisme affilié se porte acquéreur d’un bien. Durant la vie du contrat, elle soutiendrait le niveau de vie d’une personne retraitée. Au décès, lorsque le bien est récupéré, la mairie pourrait soit « renaturer » la parcelle (objectifs ZAN), soit développer du logement social, soit revendre la parcelle à un promoteur si celle-ci est fortement valorisée afin d’équilibrer financièrement son opération viagère globale.

Une politique qui encouragerait le viager ne reposerait pas sur des transferts monétaires coûteux, comme c’est le cas pour la plupart des politiques d’aide à l’immobilier, mais sur la mobilisation d’une richesse déjà existante. Cela serait en particulier d’intérêt pour les zones rurales fragilisées par le vieillissement des populations et le désengagement de la puissance publique comme des acteurs privés, mais qui possède encore une certaine richesse immobilière. En arrière-plan, il s’agirait alors de passer d’une politique immobilière gouvernementale très voire exclusivement orientée en faveur des métropoles, à une politique immobilière territoriale et régionale

BFM 2025.

Une obligation morale intergénérationnelle

Dernier point, qui n’est pas des moindres, le viager s’inscrit dans la grande thématique de la soutenabilité et de l’égalité des générations quant à l’accès au logement. Les classes d’âges aujourd’hui retraitées ont eu accès au logement et à la propriété dans des conditions bien plus favorables que les suivantes. Les fameux « baby-boomers » ont ainsi fait exploser les prix immobiliers entre 1996 et 2008 de par leur nombre, leur solvabilité et leur volonté de bien préparer leur retraite en devenant propriétaires (le taux de propriétaires passe de 50 % à 58 % à cette occasion).

Ce faisant, ils ont créé une barrière à l’entrée, à savoir le prix, pour les gens qui venaient après eux. Le phénomène se poursuit à l’heure actuelle. Si l’on compare la progression du nombre de retraités, à la progression du capital immobilier qu’ils détiennent, entre 2012 et 2022, on obtient pour la France : +3,68 % de retraités, mais +5,19 % de capital logement. Au niveau départemental : +6,80 % versus +14,28 % pour la Guadeloupe, +5,60 % versus +12,37 % pour le Morbihan, +2,90 % versus +8,12 % pour l’Ille-et-Vilaine. Cette surappropriation de la richesse immobilière n’est pas sans poser question quant à la solidarité entre les générations.

Devant tous ces éléments, si favorables au viager, pourquoi est-il comme banni de la réflexion publique ? Pas forcément tant du côté des vendeurs, qui n’y sont pas aussi réticents que l’on pourrait le penser, que du côté des acheteurs et des investisseurs. Ne pas consommer l’avant-dernier bien immobilier n’empêchera pas la vie de se consumer ? Faut-il y voir une dénégation de la mort, où l’on s’accrocherait mordicus à l’avant-dernier bien, par crainte du dernier et de l’après ? Alors, remettre de son vivant sa richesse dans le mouvement et la vie ne serait-il pas un moyen de vivre au-delà de soi, en pensant à la succession des générations ?


Cet article fait partie du dossier « https://dauphine.psl.eu/eclairages/dossier/au-dela-de-lachat-les-nouveaux-territoires-de-la-consommation » par Dauphine Éclairages, le média scientifique en ligne de l’Université Paris Dauphine – PSL.

The Conversation

Arnaud Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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27.11.2025 à 17:08

Négociations sur l’Ukraine : le scandale Witkoff, fausses révélations et vrai symptôme

Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po

La révélation d’une conversation entre l’émissaire de Trump et celui de Poutine, où le premier se montrait très complaisant à l’égard du Kremlin, a suscité une large levée de boucliers.
Texte intégral (2189 mots)

Alors que l’administration Trump a récemment présenté un plan en 28 points sur l’Ukraine, très favorable aux intérêts de Moscou, on vient d’apprendre que, le mois dernier, le conseiller du président des États-Unis Steve Witkoff avait affiché lors d’une conversation téléphonique avec un conseiller de Vladimir Poutine une grande proximité à l’égard de la position du Kremlin. Ces fuites ont suscité un scandale artificiel : en écoutant cet échange de quelques minutes, on n’a rien appris que l’on ne savait déjà sur la posture réelle de l’administration Trump… laquelle demeure pourtant, qu’on le veuille ou non, le seul véritable médiateur entre Moscou et Kiev.


Que de bruit autour de demi-révélations et de secrets éventés ! Que d’émois autour du « scandale Witkoff » !

Et que de commentaires indignés suscités par la retranscription intégrale, publiée par Bloomberg le 26 novembre, de la conversation téléphonique entre l’envoyé spécial du président Trump, Steve Witkoff, et le conseiller diplomatique du président Poutine, Iouri Ouchakov, le 14 octobre dernier !

Aux États-Unis comme en Europe, on crie à la trahison de l’Ukraine. On met en cause l’honnêteté du magnat de l’immobilier, ami proche de Donald Trump. Et on met en question sa capacité à mener une médiation entre Moscou et Kiev.

Que les propos échangés ne soient pas à l’honneur du milliardaire américain, on peut en convenir. Que sa connivence surjouée avec un membre éminent de l’administration présidentielle russe choque, c’est l’évidence.

Mais invoquer ces fuites comme autant de raisons pour récuser Witkoff comme émissaire atteste d’une naïveté idéaliste qui n’a pas sa place dans la géopolitique contemporaine de l’Europe. Et qui, paradoxalement, dessert la cause ukrainienne.

Fausses confidences et évidences usées

Quelles sont ces prétendues révélations que les opinions publiques occidentales feignent de découvrir ? Quels secrets ces propos livrent-ils ? Et quels mystères ces fuites mettent-elles à jour ?

Le négociateur américain cultive une familiarité avec la Russie, entretient la flagornerie à l’égard du Kremlin, développe des relations d’affaires avec des businessmen proches de lui et affiche sa condescendance pour les Ukrainiens comme pour les Européens. II suggère à son interlocuteur de demander à Vladimir Poutine de flatter l’ego légendaire de l’actuel locataire de la Maison Blanche. Et il accepte la proposition d’Ouchakov quand celui-ci dit vouloir organiser un entretien téléphonique entre les deux présidents avant la visite à Washington de Volodymyr Zelensky, qui allait avoir lieu deux jours plus tard.

La belle affaire ! Ces secrets sont de notoriété publique, et ces fuites, bien inutiles.

Toutes les déclarations publiques de l’univers MAGA le proclament urbi et orbi, autrement dit sur les réseaux sociaux : l’administration Trump veut se débarrasser de la guerre en Ukraine à tout prix, établir des coopérations fructueuses avec la Russie, tenir les Ukrainiens comme les Européens sous la pression et régler le conflit à son seul profit. Elle professe depuis longtemps une admiration non feinte pour le style de gouvernement Poutine. À l’est, rien de nouveau !

L’entourage de Donald Trump ne veut éviter ni les conflits d’intérêts, ni la servilité envers les chefs, ni l’intrigue, ni même de prendre des décisions concernant des États souverains sans consulter leurs autorités légales. Ses représentants officiels, du vice-président J. D. Vance au secrétaire d’État Marco Rubio, ont déjà montré, dans la guerre en Ukraine comme dans le conflit à Gaza, ce qu’était « la paix selon Trump » : un accord précaire, court-termiste et publicitaire. Le succès personnel, rapide et médiatisable compte bien plus que le règlement durable des conflits. Là encore, rien de nouveau sous le soleil de Bloomberg.

Comme on dit en anglais : « Old news ! » Autrement dit, le scoop est éventé depuis longtemps.

Le monopole américain du dialogue avec la Russie

Les critiques formulées à l’égard de Witkoff par les démocrates et les républicains classiques, comme par les Européens, sont sans doute causées par une indignation sincère. Mais, au fond, elles attestent d’une ignorance coupable à l’égard du rapport de force géopolitique actuel en Europe. Et de la nature d’une médiation internationale.

Peut-on crier à la déloyauté quand un médiateur établit une proximité personnelle avec ses interlocuteurs désignés ? Doit-on s’indigner qu’il ait intégré dans son équation des revendications de la partie adverse, comme base de discussion ? Là encore, ces protestations – certes moralement légitimes – ne tiennent pas compte de la réalité du travail de la médiation américaine concernant l’Ukraine.

En rejetant le rôle de protecteur de l’Ukraine et en endossant celui de médiateur, les États-Unis ont rempli la fonction laissée orpheline par les Européens. À tort ou à raison, ceux-ci ont estimé que la défense de l’Ukraine exigeait de couper les canaux de communication avec la Russie. C’est une réalité dérangeante : un médiateur a précisément ce rôle ambigu de dialoguer avec les deux ennemis, l’agresseur et la victime. Il doit réaliser une opération quasi alchimique, transformer les ennemis en interlocuteurs.

Que le plan en 28 points de l’équipe Trump soit profondément favorable aux intérêts russes, c’est l’évidence.

Mais on ne peut pas non plus nier le fait que seul l’entourage du président américain est aujourd’hui en position géopolitique de parler aux deux parties, de leur proposer des documents de travail, d’exercer sur les deux la pression nécessaire à l’ouverture de discussions et ainsi d’esquisser les conditions d’une fragile suspension des combats, dont, répétons-le, les Ukrainiens sont les victimes sur leur propre territoire.

Aujourd’hui, volens nolens, l’équipe Trump a pris le monopole de la discussion avec la Russie et avec l’Ukraine. Les Européens sont (provisoirement) réduits à se faire les avocats de l’Ukraine à l’égard des États-Unis, pas vis-à-vis de la Russie.

Les négociations internationales selon Donald Trump

La discussion entre Witkoff et Ouchakov atteste de l’amateurisme diplomatique du premier et de l’habileté tactique du second, du moins durant ces quelques minutes. La fuite à l’origine de la retranscription souligne que la méthode Trump ne fait pas l’unanimité aux États-Unis et que certains essaient d’entraver la politique que l’administration actuelle met en œuvre.

Mais ce faux scoop doit servir d’alerte aux Européens. Les règles du jeu diplomatique sont bouleversées par le conflit en Ukraine car celui-ci est bloqué : la paix par la victoire militaire de l’une ou de l’autre partie est impossible ; la reconquête par Kiev des territoires illégalement occupés et annexés par Moscou est plus qu’incertaine ; quant aux négociations directes entre belligérants, elles semblent irréalistes. Pour sortir (même provisoirement) du cycle des offensives et contre-offensives et pour donner à l’Ukraine le répit dont elle a besoin, les outils classiques sont momentanément inopérants.

L’administration Trump, dans son style fait de compromissions, de provocations, de revirements, de vulgarité et de coups de pression, essaie de sortir de l’impasse. C’est sur ce point que les révélations Witkoff sont éclairantes : la lutte existentielle de l’Ukraine peut soit se prolonger dans une guerre sans fin, soit être suspendue par une diplomatie non orthodoxe qui choquera moralement les consciences au nom des résultats espérés. Ceux-ci sont bien incertains : ils peuvent être ruinés en un instant par un dédit du Kremlin, par un succès militaire tactique d’un des deux ennemis ou encore par un nouveau scandale en Ukraine.

Quand la victoire paraît hors de portée, quand les négociations sont impensables et quand la paix paraît impossible, comment récuser la seule médiation actuellement possible, aussi biaisée soit-elle ? Quand la paix est lointaine et la négociation impensable, les méthodes non orthodoxes sont nécessaires pour briser le cercle indéfiniment vicieux du conflit.

Plutôt que de s’indigner d’un faux scoop, les Européens devraient le voir comme le symptôme de leur propre conformisme diplomatique. Plutôt que de réagir avec retard comme intercesseurs de l’Ukraine auprès de l’administration Trump, ils devraient innover, dans leur propre intérêt et dans celui de l’Ukraine. Reprendre directement contact avec le Kremlin, proposer un plan de paix qui ne soit pas le simple rappel du droit international, veiller à ce que la reconstruction de l’Ukraine ne se fasse pas à leurs dépens leur permettrait de s’affirmer pour ce qu’ils sont : la première puissance du continent et non pas de simples spectateurs de leur propre sécurité.

Le dilemme des Européens

L’orientation pro-russe de la médiation américaine et le « confort » stratégique de la Russie (combats et négociations lui sont favorables) placent les Européens devant un dilemme épineux.

D’un côté, ils sont devenus les seuls avocats du droit international et de la souveraineté ukrainienne alors que pour Moscou comme pour Washington, seul le rapport de force compte désormais. Mais ce rôle louable leur lie les mains et ruine par avance leur efficacité géopolitique : s’en tenir au droit international les empêche de présenter un plan de paix sous forme de compromis ; il leur interdit de rétablir des canaux de négociation directe avec le Kremlin et il les marginalise dans le rapport de force global avec la Russie comme avec les États-Unis. Et, suprême paradoxe, l’intransigeance morale et juridique de l’Europe (bien légitime) place l’Ukraine dans l’obligation — impossible à réaliser — de vaincre la Russie non seulement dans l’Est de l’Ukraine mais aussi sur le plan idéologique.

D’un autre côté, la conversion des Européens à l’« alchimie réaliste » de la médiation diplomatique entre Ukraine et Russie est en butte à plusieurs écueils : les opinions publiques occidentales sont très critiques envers la politique intérieure et l’agressivité stratégique de l’administration Poutine ; les autorités politiques et militaires hésitent à s’engager dans une voie qui paraîtrait cautionner la vision du monde selon Trump ; elles redoutent en outre, en cas d’accord de paix, la démobilisation du sursaut stratégique causé par l’invasion illégale de l’Ukraine. Enfin, elles sont embarrassées par le démantèlement même progressif et conditionnel de leur propre stratégie des sanctions.

Entre fidélité aux principes et loyauté envers l’Ukraine d’un côté et efficacité géopolitique de l’autre, la voie est étroite pour les Européens. C’est pour cette raison que des initiatives créatives, des modes non conventionnels de médiation et la volonté de peser directement sur la Russie sont indispensables. Il en va du statut des Européens sur leur propre continent : y seront-ils des spectateurs réduits à l’incantation sur les principes ou des acteurs prêts à prendre des risques pour définir eux-mêmes les rapports de force ?

The Conversation

Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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