19.11.2025 à 16:24
Cécile Anger, Docteur en droit des marques culturelles, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le patrimoine culturel, les musées et monuments jouent un rôle prépondérant dans les motivations des touristes qui visitent la France. Mais ce patrimoine est aussi, dans sa dimension immatérielle, un vecteur d’expertise valorisée au-delà de nos frontières.
Première destination touristique mondiale, la France a attiré 100 millions de visiteurs internationaux en 2024.
L’intérêt porté aux musées et monuments, dans leur composante matérielle – en tant que lieux qui se visitent – se mesure aussi dans leur composante immatérielle. L’apport du patrimoine culturel à l’économie se traduit par l’accueil de touristes se rendant en France, mais aussi à travers l’exportation des institutions culturelles hors des frontières françaises.
C’est précisément en raison de son patrimoine culturel que la France est arrivée en tête du classement annuel Soft Power 30 en 2017 et en 2019.
De nombreux rapports publics ont investi cette question, percevant les musées ou monuments comme détenteurs d’actifs immatériels susceptibles d’être valorisés à l’international.
Dès 2006, les auteurs du rapport remis à Bercy sur l’économie de l’immatériel écrivaient : « Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. » Au capital matériel a succédé le capital immatériel, le capital des talents, de la connaissance et du savoir. Ce rapport invitait les acteurs français à miser davantage sur leur capital intangible, gisement devenu stratégique pour rester compétitif. Identifiant trois atouts immatériels culturels – le nom des établissements culturels, leur image et leur expertise –, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet recommandaient d’engager une transition vers leur valorisation.
Un rapport spécifique a ainsi été commandé en 2014 par le ministère de la culture au haut fonctionnaire Jean Musitelli, « La valorisation de l’expertise patrimoniale à l’international ». En 2019, la Cour des comptes se penchait sur la valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles.
Plus récemment, en 2023, le Sénat a publié un rapport d’information réalisé par les parlementaires Else Joseph et Catherine Morin-Desailly sur l’expertise patrimoniale internationale française, faisant état d’un savoir-faire complet, ancien et reconnu, la qualité scientifique de l’expertise française étant établie « sur l’ensemble du champ patrimonial ».
La notion d’expertise renvoie à des connaissances ou compétences qui ne sont juridiquement pas protégées par brevet et qui permettent la création de produits ou services. L’expertise peut faire l’objet d’une transmission dans le cadre d’une transaction, son transfert se matérialisant par des missions de conseil ou de formation.
Les musées regorgent d’une variété de métiers et savoir-faire liés aux activités exercées par les professionnels y travaillant. Véritable « conservatoire de talents », ils détiennent une expertise technique particulièrement qualifiée et recherchée.
Constitué en interne en 2014, le département Louvre conseil a la charge de valoriser l’expertise des équipes du musée. Cette expertise porte sur les collections, les publics mais aussi sur le management. La brochure présentant l’ingénierie patrimoniale du Centre Pompidou énumère la liste des prestations possibles dans la création et la gestion d’espaces culturels : conseil en muséographie, en médiation… mais aussi accompagnement sur le plan administratif.
Les savoir-faire patrimoniaux français ont bénéficié d’une large couverture médiatique lors du chantier de restauration de Notre-Dame. Les sénatrices à l’origine du rapport précité jugeaient judicieux de profiter de la grande visibilité du chantier – servant ainsi de vitrine des métiers d’art français – pour « valoriser l’ensemble des savoir-faire qui ont collaboré à cette entreprise (archéologues, artisans d’art, architectes, maîtres d’ouvrage, restaurateurs, facteurs d’instruments…) ».
Les pays émergents sont les principaux demandeurs de cette expertise, le patrimoine étant perçu comme un levier d’attractivité et suscitant ainsi un intérêt croissant. Faute de compétences suffisantes pour construire, agencer et gérer des musées, ils font appel à des institutions disposant de cette expérience. Les pays du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique constituent « les marchés les plus prometteurs » sur ce plan.
Le rapport du Sénat considère que la France possède de sérieux atouts pour prendre part à ce marché :
« Il est clair que la réputation de ses savoir-faire et la renommée de certains de ses établissements au niveau mondial, qu’il s’agisse du Louvre, du château de Versailles ou du Mont Saint-Michel, contribuent à asseoir sa position sur le plan international. »
Les grands accords internationaux s’accompagnent fréquemment d’un élément complémentaire à l’expertise : la marque des institutions culturelles.
Le Louvre Abou Dhabi incarne cette pluralité. Signé en 2007 entre la France et les Émirats arabes unis, l’accord prévoyait la création d’un musée constitué avec l’expertise des équipes muséales françaises et portant le nom du Louvre. Plusieurs volets composent cet accord : l’accompagnement en ingénierie, le prêt d’œuvres des collections françaises (plusieurs musées étant parties prenantes) ainsi que le prêt du nom du Louvre à travers un contrat de licence de marque.
Il en va de même dans l’expérience du Centre Pompidou, qui valorise tant ses savoir-faire que sa marque, celle-ci étant apposée sur le devant des nouveaux musées, dont les façades s’ornent ainsi du sceau de l’institution française. Présent sur tous les continents, il a collaboré en Europe avec la ville de Malaga (Espagne) et la Fondation bruxelloise Kanal. En Asie, il s’est associé avec la société d’aménagement West Bund pour accompagner la création d’un musée à Shanghai (Chine). Son action se mesure aussi en Amérique du Sud (Brésil) et dans les pays du Golfe (Arabie saoudite).
On notera cependant que la valorisation de la marque, a fortiori dans un contexte international, n’a de sens que pour des institutions notoires. Si l’expertise des musées français peut relever tant d’institutions nationales que de structures territoriales, le rayonnement de la marque semble limité aux grands musées, qualifiés par certains auteurs, dont l’économiste Bruno S. Frey, de « superstar » en raison de leur statut et de leur aura.
L’affirmation constante de la nécessité de valoriser l’expertise et les marques culturelles peut être vue comme l’application de la théorie de l’avantage comparatif développée par l’économiste britannique David Ricardo au XIXe siècle. Selon cette théorie, « chaque nation a intérêt à se spécialiser dans la production où elle possède l’avantage le plus élevé comparativement aux autres ». Aussi s’agit-il de « concentrer ses efforts à l’export sur des secteurs où le pays possède de réels avantages comparatifs ».
Il convient toutefois de nuancer ce postulat, car si la France possède assurément des marques fortes et une expertise patrimoniale reconnue, elle n’est pas la seule à en disposer ni à les proposer sur la scène internationale, ce marché étant concurrentiel et, au demeurant, occupé par d’autres États « également bien positionnés », notamment le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie.
Les marques muséales américaines s’exportent également. D’aucuns auront en tête l’exemple très connu du Guggenheim, à l’origine même du concept de « marque muséale », au sens de « brand » et de « trademark », c’est-à-dire un outil de développement économique et d’expansion internationale. Le Guggenheim de Bilbao (Espagne) en témoigne : la fondation new-yorkaise a cédé le droit d’usage de son nom et perçu, en échange, 20 millions de dollars (17,2 millions d'euros) de royalties pour l’usage de sa marque.
Le Museum of Modern Art de New York (MoMA) valorise aussi son nom et son expertise. Il a, par exemple, exporté son concept de boutique de design hors des frontières américaines, avec l’implantation de deux MoMA Design Stores au Japon, à Tokyo et à Kyoto.
On rappellera qu’historiquement, les musées apportaient leur savoir-faire dans une logique, non pas de valorisation mais de solidarité avec d’autres pays. C’est le cas des chantiers de fouilles archéologiques relevant avant tout d’une logique de coopération. La valorisation économique des savoir-faire est un phénomène nouveau, dont l’émergence s’explique par une demande croissante d’ingénierie culturelle émanant de certains pays mais aussi par le contexte budgétaire.
Ce désir de valorisation ne saurait être appréhendé indépendamment du contexte économique contemporain. Il s’agit également de favoriser le développement de ressources propres, venant abonder les budgets, de plus en plus tendus, des institutions culturelles. Les subsides publics n’étant pas mirifiques, les musées doivent répondre à l’impérieuse nécessité de diversifier leurs sources de financement.
Le Centre Pompidou perçoit entre 14 millions et 16 millions d’euros par an au titre de ses partenariats internationaux. S’agissant de l’exemple emblématique du Louvre Abou Dhabi, le montant total de l’accord s’élève à 1 milliard d’euros, la valorisation de la marque « Louvre » représentant 400 millions d’euros.
Ces redevances de licence de marque et d’ingénierie culturelle viennent compléter les ressources propres des établissements, rejoignant ainsi d’autres recettes, parmi lesquelles le mécénat, la location d’espaces, la vente de produits en boutique…
Face au constat d’un intérêt marqué de la part de pays émergents auprès de musées européens et états-uniens pour construire une offre culturelle, se pose la question de la construction de cette offre et de la confrontation de regards différents.
Ainsi que le relève la juriste Marie Maunand :
« Le développement des échanges internationaux dans le domaine patrimonial induit une dynamique de transfert d’expertise des pays du Nord – pays développés à économie de marché – vers des pays dits du Sud – qui sont soit émergents soit moins avancés – qui pourrait contribuer à la diffusion d’un modèle culturel unique. »
La diversité doit être au cœur de ces accords afin d’éviter toute forme de standardisation. Une approche pragmatique adaptée au contexte local, propre à celui qui est demandeur de l’expertise, s’avère primordiale.
Un transfert de savoir-faire suppose une transmission d’informations ou de compétences. En dépit de la nature commerciale de ces partenariats, il ne saurait s’agir d’un discours simplement descendant de la part de l’expert ou du « sachant » vers son partenaire, mais bien d’un échange favorisant la rencontre de points de vue variés. Dans ce sens, Émilie Girard, présidente d’ICOM France observe un « changement de paradigme et de posture dans le mode de construction d’une expertise plus tournée vers le dialogue ».
Mentionnant la mise en œuvre du partenariat avec les Émiriens, Laurence des Cars, présidente-directrice générale du Louvre, évoque la question de la médiation et de l’explication des œuvres, et, dans le cadre de cet échange entre la France et les Émirats arabes unis, de « l’altérité culturelle » et des manières permettant aux différents publics de partager des œuvres d’art en l’absence de références culturelles ou religieuses communes.
En 2015, le rapport livré par Jean Musitelli cité par Marie Maunand relevait :
« La valorisation dans le contexte de la mondialisation doit […] concourir à la diversification des expressions culturelles […] en se montrant attentif aux attentes et aux besoins des partenaires et en ajustant l’offre aux réalités et traditions locales, [avec] […] des alternatives au modèle standard tel qu’il est véhiculé par la globalisation. »
C’est aussi un rôle que souhaitent allouer à l’expertise française les autrices du rapport de la mission sénatoriale d’information.
Si sa valorisation procède pour partie d’une démarche économique, elle est aussi le reflet d’enjeux diplomatiques, dont l’objectif est de renforcer le rayonnement et l’influence de la France sur la scène internationale. Else Joseph, sénatrice des Ardennes, notait ainsi :
« Ces dernières années, combien l’influence de la France est, si ce n’est en recul, du moins de plus en plus contestée et fragilisée. C’est particulièrement vrai dans les instances internationales en matière culturelle, à l’instar de l’Unesco, où les pays occidentaux se voient régulièrement reprocher une attitude néocoloniale. »
En vue d’y apporter une réponse, la parlementaire suggérait de « tirer parti de la solide expertise de la France dans le domaine patrimonial pour maintenir notre capacité d’influence ».
En ce sens, l’expertise et les marques culturelles sont assurément une incarnation du soft power de la France, qu’il importe autant de valoriser que de préserver.
Cécile Anger a soutenu sa thèse de doctorat en 2024 à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est depuis jeune docteure associée à l'Ecole de Droit de la Sorbonne. Son domaine de recherche porte sur les marques culturelles ainsi que la protection et la valorisation de l'image des œuvres d'art, musées et monuments. Elle a commencé sa carrière au musée de Cluny, puis occupé le poste de Cheffe du service marque et mécénat au Domaine national de Chambord avant de rejoindre l'équipe de l'Établissement public du Mont Saint-Michel.
19.11.2025 à 16:23
Stefan Wolff, Professor of International Security, University of Birmingham
Tetyana Malyarenko, Professor of International Security, Jean Monnet Professor of European Security, National University Odesa Law Academy
Alors que la Russie pilonne les infrastructures énergétiques ukrainiennes, une affaire de corruption dans le secteur de l’énergie touche directement des associés de longue date de Volodymyr Zelensky. En temps de guerre, la corruption, surtout dans un domaine aussi vital pour le pays, compromet non seulement la capacité du chef de l’État à gouverner mais, surtout, celle du pays à continuer de résister.
Le scandale de corruption qui secoue actuellement l’Ukraine n’aurait pas pu survenir à un pire moment ni dans un secteur plus sensible de l’économie pour le gouvernement, de plus en plus contesté, de Volodymyr Zelensky.
L’armée ukrainienne est désormais sur la défensive dans plusieurs secteurs clés du front. Parallèlement, la campagne de frappes menée par la Russie pour dévaster les infrastructures énergétiques du pays provoque des difficultés croissantes pour les Ukrainiens ordinaires à l’approche de l’hiver.
Le fait que le dernier scandale de corruption en date touche le secteur de l’énergie est donc particulièrement préjudiciable au gouvernement et au moral de la population.
Les agences anticorruption ukrainiennes, qui sont indépendantes du pouvoir, viennent de publier les conclusions de l’opération Midas, une enquête de 15 mois menée sur Energoatom, l’opérateur public de toutes les centrales nucléaires ukrainiennes. Avec une capacité totale de près de 14 000 mégawatts, Energoatom est le plus grand producteur d’électricité d’Ukraine.
Les enquêteurs affirment avoir mis au jour l’existence d’un vaste système de pots-de-vin représentant entre 10 % et 15 % de la valeur des contrats des fournisseurs, soit l’équivalent d’environ 86 millions d’euros. Des perquisitions ont été menées en 70 lieux à travers le pays le 10 novembre. Sept personnes ont été inculpées et cinq sont en détention.
Le cerveau de ce système corrompu serait Timur Mindich, un homme d’affaires et producteur de films, qui s’est enfui précipitamment d’Ukraine à la veille des perquisitions. Ce qui rend cette affaire très dangereuse pour Zelensky, c’est que Mindich est copropriétaire, avec le président ukrainien, du studio Kvartal 95, la boîte de production qui a tourné les séries et émissions ayant rendu Zelensky célèbre en tant que comédien avant son accession à la présidence en 2019.
Une fois de plus, de proches collaborateurs du président sont éclaboussés par un scandale, ce qui compromet Zelensky par association. La question se pose de savoir s’il aurait pu agir plus tôt pour mettre fin à ces agissements.
Mais la façon dont cette affaire s’est déroulée indique également qu’il s’agit de la manifestation d’un conflit beaucoup plus profond qui se déroule en coulisses entre des groupes de l’élite qui se disputent le contrôle du dernier actif précieux de l’État : le secteur de l’énergie.
Ce dernier épisode est le dernier en date d’une série d’événements qui remonte à l’été dernier, lorsque le groupe parlementaire « Serviteur du peuple » – le parti de Zelensky – a tenté de mettre fin à l’indépendance des agences anticorruption ukrainiennes. Des manifestations massives, qui ont rassemblé essentiellement de jeunes Ukrainiens, ont alors contraint le gouvernement à revenir sur sa décision.
À ce moment-là, des rumeurs concernant l’existence d’enregistrements secrets de conversations impliquant Mindich ont commencé à circuler dans les médias ukrainiens. Cependant, aucun détail sur le contenu de ces conversations n’a été divulgué à l’époque, et les allégations de corruption ne sont restées que des spéculations.
Alors que le gouvernement s’est retrouvé sous une pression croissante après les frappes aériennes massives menées par la Russie contre le secteur énergétique le 10 octobre, qui ont privé la population ukrainienne d’électricité pendant près d’une journée entière, les accusations ont commencé à fuser. L’attention s’est portée sur Volodymyr Kudrytsky, l’ancien directeur d’Ukrenergo, le principal opérateur du réseau électrique ukrainien.
Kudrytsky, figure influente de la société civile ukrainienne pro-occidentale et anti-corruption, a été arrêté le 28 octobre pour fraude présumée dans le cadre d’un complot visant à détourner l’équivalent de 1,4 million d’euros de fonds publics en 2018. L’enquête le visant a été menée par le Service d’audit de l’État ukrainien et le Bureau d’enquête de l’État, deux institutions qui sont directement subordonnées à Zelensky.
Kudrytsky a vigoureusement défendu son bilan contre ce qu’il a qualifié d’attaques à motivation politique visant à détourner l’attention de la responsabilité que porte le gouvernement dans la destruction du réseau énergétique ukrainien par la campagne aérienne russe.
Bien que Kudrytsky ait été libéré sous caution, l’enquête le concernant est toujours en cours.
Quelle que soit leur issue sur le plan juridique, les rumeurs qui circulent à l’encontre de Mindich et les attaques contre Kudrytsky semblent, du moins pour l’instant, être des campagnes d’information classiques visant à détruire leur réputation et à nuire aux personnes et aux programmes qui leur sont associés.
Opposant les camps pro- et anti-Zelensky au sein de l’élite ukrainienne, les dernières révélations sur la corruption mettent en lumière une lutte de pouvoir pour le contrôle des actifs les plus précieux de l’État et des leviers du pouvoir en Ukraine. Même si les adversaires du président ne parviennent pas à le destituer, sa capacité à gouverner pourrait être sévèrement limitée du fait des attaques visant ses proches alliés tels que Mindich.
Un autre des principaux conseillers de Zelensky, le ministre de la justice (et ex-ministre de l’énergie) Herman Halouchtchenko, a également été suspendu de ses fonctions à la suite de l’opération Midas.
Ces luttes intestines au sein de l’élite, qui touchent un secteur essentiel pour la capacité de l’Ukraine à continuer de résister à l’agression russe, se déroulent alors que le pays est menacé dans son existence même. Si leur issue reste incertaine pour l’instant, plusieurs conclusions importantes peuvent déjà en être tirées.
Il est essentiel que le pays revienne pleinement à une vie politique concurrentielle aussi normale que possible, où la liberté d’expression, des médias et d’association, serait pleinement respectée. Cette vie politique a été dans une large mesure en raison de la guerre. Si certains estiment que mettre en évidence l’ampleur de la corruption en Ukraine ferait le jeu de la propagande russe, la réalité est que plus les fonctionnaires corrompus pourront continuer à abuser de leur pouvoir, plus les chances du pays de l’emporter sur la Russie s’amenuiseront.
Une implication plus directe de l’Union européenne et des États-Unis dans la lutte contre la corruption en Ukraine est nécessaire. La corruption réduit les fonds alloués à la guerre et alimente également les doutes de l’opinion publique dans les pays donateurs quant à l’efficacité du soutien à Kiev.
Cette corruption a eu des conséquences extrêmement néfastes sur le recrutement dans les forces armées. Une enquête récente a révélé que 71 % des Ukrainiens considèrent que le niveau de corruption a augmenté depuis l’invasion à grande échelle lancée par la Russie en février 2022.
Le taux mensuel de désertion dans l’armée s’élève actuellement à environ deux tiers parmi les nouvelles recrues. Cela représente 21 000 déserteurs pour 30 000 engagements. Cette situation n’est pas viable pour la défense de l’Ukraine et explique en partie les récents revers subis sur le front.
Ce qui est en jeu ici, ce n’est plus seulement la réputation du pays et de ses perspectives d’intégration à l’Union européenne. Assainir la politique ukrainienne – et montrer que cela a été fait – est désormais aussi essentiel pour la survie de l’Ukraine que de renforcer ses défenses aériennes et terrestres contre la Russie.
Tolérer la corruption est un luxe que l’Ukraine ne peut plus se permettre si elle veut survivre en tant que pays indépendant.
Stefan Wolff a bénéficié par le passé de subventions du Conseil britannique de recherche sur l'environnement naturel, de l'Institut américain pour la paix, du Conseil britannique de recherche économique et sociale, de la British Academy, du programme « Science pour la paix » de l'Otan, des programmes-cadres 6 et 7 de l'UE et Horizon 2020, ainsi que du programme Jean Monnet de l'UE. Il est administrateur et trésorier honoraire de la Political Studies Association du Royaume-Uni et chercheur principal au Foreign Policy Centre de Londres.
Tetyana Malyarenko a reçu des financements de l'Elliott School of International Affairs de l'université George Washington.
19.11.2025 à 16:23
Mark Sutton, Honorary Professor in the School of Geosciences, University of Edinburgh
Sergiy Medinets, Biogeochemist, UK Centre for Ecology & Hydrology

L’Ukraine a longtemps été l’un des piliers de l’approvisionnement alimentaire mondial, mais la guerre et des décennies de déséquilibres dans l’usage des engrais ont profondément appauvri ses sols. Une crise silencieuse qui menace la reprise agricole du pays.
Pendant des décennies, l’Ukraine était connue comme le grenier du monde. Avant l’invasion russe de 2022, elle figurait parmi les principaux producteurs et exportateurs mondiaux d’huile de tournesol, de maïs et de blé. Ces productions contribuaient à nourrir plus de 400 millions de personnes. Mais derrière l’enjeu actuel des blocus céréaliers se cache une crise plus profonde et plus lente : l’épuisement même des nutriments qui rendent si productive la terre noire d’Ukraine.
Alors que la guerre a attiré l’attention mondiale sur les chaînes d’approvisionnement alimentaires de l’Ukraine, on sait bien moins de choses sur la durabilité des systèmes agricoles qui les sous-tendent. Si on ne se penche pas rapidement sur l’état de son sol, le pays pourrait perdre son rôle d’acteur majeur de la production alimentaire. Et cela pourrait avoir des conséquences bien au-delà de ses frontières.
Pour nos recherches, nous avons examiné la gestion des intrants dans l’agriculture ukrainienne au cours des 40 dernières années et constaté un renversement spectaculaire. Pendant l’ère soviétique, les terres agricoles ukrainiennes étaient suralimentées en engrais. Des intrants comme l’azote, le phosphore et le potassium étaient appliqués à des niveaux bien supérieurs à ce que les cultures pouvaient absorber. Cela a engendré une pollution de l’air et de l’eau.
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Mais depuis l’indépendance en 1991, le balancier est reparti dans la direction opposée. L’usage d’engrais, en particulier le phosphore et le potassium, s’est effondré à mesure que les importations diminuaient, que le cheptel déclinait (réduisant la disponibilité du fumier) et que les chaînes d’approvisionnement se désagrégeaient. En 2021, juste avant l’invasion, les sols ukrainiens montraient déjà des signes de fatigue. Les agriculteurs apportaient beaucoup moins de phosphore et de potassium que ce que les cultures prélevaient, environ 40 à 50 % de phosphore en moins et 25 % de potassium en moins, et la matière organique des sols avait chuté de près de 9 % depuis l’indépendance.
Dans de nombreuses régions, les agriculteurs utilisaient trop d’azote, mais souvent pas assez de phosphore et de potassium pour maintenir la fertilité à long terme. En outre, bien que le cheptel ait fortement diminué au cours des dernières décennies, notre analyse montre qu’environ 90 % du fumier encore produit est gaspillé. Cela équivaut à environ 2,2 milliards de dollars américains (1,9 milliard d’euros) d’engrais chaque année. Ces déséquilibres ne sont pas seulement un enjeu national. Ils menacent la productivité agricole de l’Ukraine à long terme et, par extension, l’approvisionnement alimentaire mondial qui en dépend.
La guerre a nettement aggravé le problème. L’invasion russe a perturbé les chaînes d’approvisionnement en engrais et endommagé des installations de stockage. Les prix des engrais ont flambé. De nombreux agriculteurs ont volontairement réduit leurs apports en engrais en 2022-2023 pour limiter les risques financiers, sachant que leurs récoltes pouvaient être détruites, volées ou rester invendue si les circuits d’exportation étaient fermés.
Nos nouvelles recherches mettent en lumière une tendance inquiétante au niveau national. En 2023, les cultures récoltées ont prélevé dans le sol jusqu’à 30 % d’azote, 80 % de phosphore et 70 % de potassium de plus que ce qu’elles recevaient via la fertilisation, les microbes du sol et l’air (y compris ce qui tombe avec la pluie et ce qui se dépose depuis l’atmosphère). Si cette tendance se confirme, le sol ukrainien, réputé pour sa fertilité, pourrait subir une dégradation durable, compromettant la capacité du pays à se relever et à approvisionner les marchés alimentaires mondiaux une fois la paix revenue.
Certaines solutions existent et beaucoup sont réalisables même en temps de guerre. Notre équipe de recherche a élaboré un plan pour les agriculteurs ukrainiens qui pourrait rapidement faire la différence. Ces mesures pourraient améliorer sensiblement l’efficacité des intrants et réduire les pertes, en maintenant des exploitations productives et rentables tout en limitant la dégradation des sols et la pollution environnementale.
Ces solutions s’appuient sur :
Une fertilisation de précision – appliquer les engrais au bon moment, au bon endroit et en bonne quantité afin de répondre efficacement aux besoins des cultures.
Une meilleure valorisation du fumier – mettre en place des systèmes locaux pour collecter le fumier excédentaire et le redistribuer à d’autres exploitations, réduisant ainsi la dépendance aux engrais de synthèse (importés).
Un meilleur usage des engrais – utiliser des engrais à l’efficacité renforcée, qui libèrent les nutriments lentement, limitant les pertes dans l’atmosphère ou dans l’eau.
La plantation de légumineuses (comme les pois ou le soja). Les intégrer dans les rotations améliore la santé des sols tout en apportant naturellement de l’azote.
Certaines de ces actions nécessitent des investissements, notamment pour créer de meilleures installations de stockage et pour améliorer le traitement ou l’application du fumier sur les parcelles. Mais beaucoup peuvent être mises en œuvre, au moins partiellement, sans avoir à injecter d’argent. Le fonds de relance de l’Ukraine, soutenu par la Banque mondiale pour aider le pays une fois la guerre terminée, inclut l’appui à l’agriculture et il pourrait jouer, ici, un rôle essentiel.
La crise des intrants en Ukraine est un avertissement pour le monde. Une agriculture intensive et déséquilibrée, qu’il s’agisse d’un usage excessif, insuffisant ou inadapté des engrais, n’est pas durable. Une mauvaise gestion contribue à l’insécurité alimentaire comme à la pollution de l’environnement.
Nos travaux s’inscrivent dans le cadre du futur International Nitrogen Assessment, attendu en 2026, qui soulignera la nécessité d’une gestion mondiale efficace de l’azote et présentera des solutions concrètes pour maximiser les bénéfices de l’azote : amélioration de la sécurité alimentaire, résilience climatique, qualité de l’eau et de l’air.
Soutenir les agriculteurs ukrainiens offre l’occasion non seulement de reconstruire un pays, mais aussi de transformer l’agriculture mondiale afin de contribuer à un avenir plus résilient et durable.
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Mark Sutton travaille pour le UK Centre for Ecology & Hydrology, basé à sa station de recherche d’Édimbourg. Il est professeur honoraire à l’Université d’Édimbourg, au sein de l’École des géosciences. Il reçoit des financements de UK Research and Innovation (UKRI) via son Global Challenges Research Fund (GCRF), du ministère britannique de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales (Defra), du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et du Fonds pour l’environnement mondial (FEM). Il est directeur du Système international de gestion de l’azote (INMS), financé par le FEM/PNUE, ainsi que du South Asian Nitrogen Hub du GCRF. Il est coprésident du groupe de travail de la CEE-ONU sur l’azote réactif (TFRN) et du Partenariat mondial pour la gestion des nutriments (GPNM), convoqué par le PNUE.
Sergiy Medinets reçoit des financements de UKRI, de Defra, de DAERA, de la British Academy, du PNUE, du FEM, du PNUD et de l’UE.