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20.12.2025 à 09:31

Pourquoi les adultes demandent des jouets au Père Noël

Mathieu Alemany Oliver, Professeur en comportements et cultures de consommation - marketing, TBS Education

À quelques jours du passage du Père Noël dans les foyers, la part des jouets vendus et destinés aux adultes ne cesse de progresser en France. Comment expliquer ce phénomène ?
Texte intégral (2772 mots)
Au XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle, la pensée des Lumières transforme l’enfance en une catégorie sociale à part, dont les jouets deviennent l’emblème. Stokkete/Shutterstock

À quelques jours du passage du Père Noël dans les foyers, la part des jouets vendus et destinés aux adultes ne cesse de progresser en France. Comment expliquer ce phénomène ? Que nous dit-il de notre époque ? Explication avec un détour historique de l’Antiquité à la révolution industrielle en passant par Léonard de Vinci.


Contrairement à une idée reçue, les jouets n’ont pas toujours été destinés aux enfants. La chercheuse Susan Stewart rappelle qu’au XVIIIe siècle, les poupées étaient des objets de luxe pour adultes.

La légitimation croissante du jouet chez l’adulte s’inscrit dans un contexte contemporain marqué par une crise de l’âge adulte et une polycrise.

Le grand gagnant de cet effritement de la frontière entre enfance et âge adulte, c’est bien le marketing. Pour fonctionner à plein régime, les marques ont besoin de notre enfant intérieur qui suit le principe de plaisir et se préoccupe peu du principe de réalité. Le jeu, l’imagination et la pensée magique, traditionnellement associés à l’enfance, sont les conditions mêmes d’existence du marketing, mais aussi les conditions d’acceptation par les consommateurs et consommatrices de leur existence finie.

Historiquement, les adultes avaient des jouets

Les jouets n’ont pas toujours été l’apanage des enfants. Leur exclusion progressive du monde adulte est directement liée à la construction progressive de l’enfance comme catégorie sociale distincte, à partir du XVIIIe siècle.

Poupée antique grecque en terre cuite (Fin Vᵉ siècle – début IVᵉ siècle avant Jésus-Christ). Frank Tomio/Archäologische Sammlung der Universität Zürich

Dans l’Antiquité, une poupée articulée en terre cuite pouvait aussi bien divertir les enfants qu’accompagner l’adulte dans l’au-delà, en tant qu’objet funéraire. Plus tard, de la Renaissance au XVIIIe siècle, les objets mécaniques comme les tabatières à système, ou encore les automates comme le lion de Léonard de Vinci, étaient des jouets de prestige pour adultes. Exposés dans les cabinets de curiosité ou utilisés lors des réceptions, ces objets mécaniques servaient à amuser et émerveiller les personnes invitées, tout en affichant un statut social désirable.

Au XVIIIe siècle, la pensée des Lumières transforme l’enfance en une catégorie sociale à part, dont les jouets deviennent l’emblème. Comme le dira le bibliothécaire et historien Henry René d’Allemagne en 1902, « là où est l’enfant, là aussi est le jouet ». Ce statut particulier des enfants se traduit par une séparation physique avec les adultes : des vêtements spécifiques ou encore des espaces comme l’école, voire même une chambre, leur sont désormais réservés.

De leur côté, les adultes voient les pratiques ludiques stigmatisées. L’exception : s’inscrire dans une pratique à laquelle les enfants ne pourraient pas s’adonner, comme le collectionnisme, le modélisme, ou l’art. Il faut que le jouet de l’adulte soit l’objet d’une activité sérieuse qui nécessite de la technique et de la connaissance. L’adulte doit incarner l’idéal de raison, de travail et de maîtrise de soi.

Le jouet de l’enfant, lui, échappe à ces contraintes et aux exigences de productivité et de rationalité du monde adulte. Les enfants sont valorisés pour leur émotionnalité, son imagination débridée et son inutilité sociale temporaire.

Démocratisation des jouets auprès des classes moyennes

En démocratisant les jouets auprès des classes moyennes, la révolution industrielle de la fin XVIIIe au début du XIXe siècle renforce et institutionnalise l’association jouet-enfance.

Les plus belles poupées de Paris du Bon Marché à Noël en 1924, dans la droite ligne de la révolution industrielle. Gallica

Les grands magasins, soutenus par les manufactures de jouets comme le fabricant de jouets mécaniques Fernand Martin, armés de catalogues d’étrennes, transforment Noël en une fête commerciale à destination des enfants. Apparaissent des rayons dédiés aux jouets d’enfants, comme le note Émile Zola.

La ou le « kidult », antithèse de l’adulte des Lumières

Environ cent cinquante ans plus tard, en 2025, les magasins français de jeux et jouets King Jouet ouvrent des magasins éphémères, rebaptisés King’Dultes. Ceux-ci s’adressent aux « kidults », un mot-valise proposé dans les années 1950 et repris par le marketing pour segmenter ces adultes attirés par des produits et activités traditionnellement réservés aux enfants.

Le néologisme « kidult », proposé dans les années 1950 par l’industrie audiovisuelle états-unienne, désigne d’abord les adultes qui regardent des émissions pour enfants.

Le terme est de nouveau utilisé dans les années 1970-1980 pour parler des adultes qui profitent des avantages de l’âge adulte tout en refusant de l’embrasser pleinement. Ces derniers et dernières rejettent les responsabilités et les obligations traditionnellement associées, tout comme le sérieux qui caractérise l’adulte moderne depuis les Lumières.

Repenser l’enfance et l’âge adulte

La médiatisation et la légitimation grandissantes de la figure du ou de la « kidult » reflète une crise plus large de la modernité, où les sociétés occidentales, devenues méfiantes envers les autorités et les grands récits, voient se dissoudre les repères traditionnels. Selon le philosophe Jean-François Lyotard ou le sociologue Zygmunt Bauman, nous sommes entrés dans une nouvelle ère appelée respectivement postmodernité, ou modernité liquide. Celle-ci affaiblirait les constructions intellectuelles et sociales binaires telles que le genre et amène à repenser des concepts comme la famille, le travail, la vérité, ou encore… l’enfant et l’adulte.

Symbole de ce changement de paradigme, Le Syndrome de Peter Pan du psychanalyste Dan Kiley, ou l’enfant qui ne veut pas grandir, connaît en 1983 un vif succès. Il y est question des difficultés de certains jeunes hommes à endosser le rôle moderne et prédéfini de l’adulte.

Le syndrome de Peter Pan fait référence à un garçon, un adolescent ou un adulte, refusant de grandir. Photology1971/Shutterstock

Plus récemment, de nombreux chercheurs et chercheuses ont appelé à une réévaluation de la notion d’âge adulte. Compte tenu du temps nécessaire à la maturation cérébrale, du report du mariage et de la parentalité (quand ces étapes-là surviennent), de la poursuite d’études supérieures, ainsi que des difficultés croissantes d’accès au logement, l’autonomie sociale, économique et émotionnelle arrive plus tardivement qu’auparavant.

Ce que nous comprenons comme l’âge adulte dans nos sociétés occidentales ne commence plus qu’à partir de 25-30 ans. Dans ce contexte, le professeur de psychologie Jeffrey Arnett propose d’ajouter une phase de vie intermédiaire, « l’âge adulte émergent », située entre l’adolescence et l’âge adulte traditionnel. Cette théorie, sans faire l’unanimité, souligne néanmoins la difficulté actuelle à définir ce que nos sociétés entendent par âge adulte.

L’enfance comme refuge symbolique dans une ère de crise

Si la visibilité croissante des kidults s’explique en partie par cette érosion de l’âge adulte, elle s’explique également par la recherche d’un refuge symbolique dans un contexte de polycrise. Cette ère de modernité liquide est celle d’une ère de l’incertitude et du risque.

Parce que l’enfance s’est construite, siècle après siècle, en opposition à l’âge adulte, c’est naturellement vers elle que l’on se tourne quand le quotidien, associé à la vie d’adulte, devient trop pesant. L’enfance est réconfortante, car elle est symboliquement restée à l’écart du monde productiviste.

Elle est un refuge symbolique, dans lequel nous sommes tous et toutes autorisées à jouer sous une forme païdique, c’est-à-dire de manière libre, spontanée, pour le simple plaisir de jouer. Sans règle. Sans but. Sans compétition. Il s’agit d’un monde qui n’existe plus dans nos économies de marché où tout est quantifié, jusqu’à la course à pied qui se pare aujourd’hui d’objets connectés et s’apparente plus à une répétition de la vie active qu’à la course sans but de l’enfant.

The Conversation

Mathieu Alemany Oliver ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.12.2025 à 12:57

Libération massive de prisonniers politiques au Bélarus : le deal de Loukachenko avec Washington

Olga Gille-Belova, Maître de conférences au Département d'Études slaves, Université Bordeaux Montaigne

Européens et Russes ont assisté de loin aux tractations ayant conduit à la libération par le régime de Minsk de 123&nbsp;opposants en échange de la levée de certaines sanctions états-uniennes.
Texte intégral (3263 mots)

Plus de mille prisonniers politiques croupissent toujours dans les geôles d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir sans discontinuer depuis 1994. Mais 123 d’entre eux, dont de nombreux responsables d’opposition de premier plan, viennent d’être libérés, en contrepartie de la levée de certaines sanctions américaines. Un « deal » qui s’inscrit dans le contexte plus large de l’implication de Minsk aux côtés de Moscou face à l’Ukraine.


La libération de 123 prisonniers politiques, le 13 décembre 2025, constitue un événement majeur pour le Bélarus, par son ampleur, par la notoriété de plusieurs détenus concernés, mais aussi par le contexte : cette vague s’inscrit dans une séquence de négociations et de marchandage diplomatique entre l’administration Trump et le régime d’Alexandre Loukachenko.

Selon Viasna, principale ONG bélarusse de défense des droits humains, il restait encore 1 110 prisonniers politiques au 15 décembre 2025. Depuis 2020 et la répression massive du mouvement de contestation né pour dénoncer le trucage par Alexandre Loukachenko de l’élection présidentielle tenue le 9 août de cette année-là, qui lui avait permis d’obtenir un sixième mandat consécutif, 4 288 personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme pour des raisons politiques.

Une répression née en 2020 et devenue structurelle

En 2020, les arrestations ciblées avaient débuté dès le printemps, pendant la période préélectorale, dans une logique préventive visant à neutraliser des adversaires jugés dangereux – comme Viktor Babaryko ou Sergueï Tikhanovski, condamnés à respectivement 14 et 18 ans de prison en 2021.

Le pic correspond toutefois à l’après-élection présidentielle du 9 août 2020, période marquée par une mobilisation durable contre Alexandre Loukachenko, officiellement déclaré vainqueur – malgré les multiples preuves de fraude massive – avec 80 % des voix face à Svetlana Tikhanovskaïa, épouse de Sergueï et soutenue par l’ensemble de l’opposition démocratique.

Durant plusieurs mois, l’objectif du pouvoir est clair : étouffer une contestation perçue comme une menace pour la survie du régime. Arrestations, violences, condamnations : l’appareil coercitif est mobilisé pour briser la dynamique de rue et dissuader toute possibilité de protestation. Les années suivantes, la répression se poursuit, mais de manière plus diffuse : l’arbitraire et l’intimidation deviennent des instruments de contrôle, destinés à empêcher toute remobilisation.

Cette répression marque un durcissement du régime autoritaire bélarusse, qui se traduit également dans les modifications législatives : les infractions existantes voient leur définition élargie, et de nouvelles sont incluses dans le code pénal ; les peines sont alourdies ; des restrictions administratives et des outils de « labellisation » (extrémisme, terrorisme) permettant de criminaliser des actes ordinaires (reposts sur Internet, dons à des organisations indésirables, etc.) sont mis en place.

La répression ne vise plus seulement les personnes arrêtées à l’intérieur du pays. Depuis juillet 2022, une procédure pénale spéciale permet de juger un accusé en son absence, notamment lorsqu’il vit à l’étranger. Les procès par contumace deviennent ainsi un outil majeur de répression transnationale contre l’opposition en exil (responsables politiques, journalistes, activistes, chercheurs).

Dans ce cadre, 18 personnes – dont Svetlana Tikhanovskaïa (pour 14 ans) et son allié Pavel Latouchko (18 ans) – sont condamnées en 2023, et 114 autres en 2024.

Des libérations sous contrôle : de la mise en scène intérieure au marchandage externe

Les premières libérations significatives interviennent en 2023, avec un objectif d’abord tourné vers le public intérieur : montrer la « magnanimité » du bat’ka (« petit père », surnom de Loukachenko promu par la propagande), à l’égard de ceux qui acceptent de « se repentir ». Le régime met en scène ces séquences de manière spectaculaire, comme une véritable pédagogie de la soumission.

La libération, le 22 mai 2023, de Roman Protassevitch, qui avait été arrêté après l’atterrissage forcé d’un vol Ryanair en 2021, illustre cette logique : le détenu libéré a offert, face caméra, un récit de repentance, largement médiatisé, voué à servir d’exemple à tous ceux qui seraient tentés de se rebeller contre le régime.

Dans le même esprit, une « commission de retour » a été créée par le décret présidentiel n° 25 du 6 février 2023. Elle ne correspond pas à une commission de grâce au sens strict : il s’agit d’une structure interinstitutionnelle destinée à traiter les demandes des Bélarusses vivant à l’étranger (un demi-million de personnes ont émigré depuis 2020) et souhaitant rentrer, en particulier ceux qui reconnaissent avoir commis des infractions et demandent pardon. Parallèlement, des détenus arrêtés lors des manifestations commencent à être libérés progressivement, notamment parce qu’ils arrivent au terme de leur peine (plus de 50 libérations en septembre 2023).

En 2024, les libérations prennent la forme de « vagues de grâce » associées à des moments symboliques (commémorations du 9 mai, événements politiques). L’année 2024 consacre aussi une consolidation institutionnelle après la réforme constitutionnelle adoptée par référendum le 27 février 2022.

Dans une apparente normalité, un nouveau cycle électoral s’ouvre le 25 février 2024, par un « jour de vote unique » qui combine élections législatives (110 députés) et municipales (plus de 12 000 sièges). Les scrutins offrent une large victoire aux forces pro-gouvernementales, en particulier à Belaïa Rous’. Puis, les 24–25 avril 2024, la première réunion de l’Assemblée populaire pan-bélarusse (Vsebelorusskoe narodnoe sobranie, VNS), élevée au rang d’organe constitutionnel, se conclut par la désignation de Loukachenko à la tête de son présidium. Le 26 janvier 2025, l’élection présidentielle entérine sa reconduction pour un septième mandat, avec un score officiel proche de 87 % et une participation dépassant les 85 %.

En 2025, la logique change : les libérations s’inscrivent davantage dans une stratégie de marchandage externe, principalement avec l’administration de Washington, et traduisent la volonté de Minsk de tester une normalisation des relations avec les pays occidentaux sans susciter la désapprobation de Moscou.

Après la visite, le 12 février 2025, du diplomate américain Christopher Smith (chargé du dossier bélarusse au Département d’État), trois détenus sont libérés le même jour (dont un citoyen des États-Unis) et transférés vers la Lituanie. La visite de l’envoyé spécial Keith Kellogg, accompagné de son adjoint John Cole et de Christopher Smith, les 20–21 juin 2025, est suivie par la libération de 14 prisonniers, dont Sergueï Tikhanovski (époux de Svetlana Tikhanovskaïa).

Les 10–11 septembre 2025, une nouvelle visite permet la libération négociée de 52 prisonniers, transférés vers la Lituanie, en échange d’un assouplissement des sanctions américaines, notamment visant la compagnie aérienne Belavia. On note également la présence de militaires américains comme observateurs lors des exercices militaires russo-bélarusses Zapad-2025, organisés près de Borisov.

Finalement, le 12 décembre 2025, le retour de John Cole à Minsk se solde par la libération de 123 personnes, dont Ales Bialiatski (prix Nobel 2022, fondateur de Viasna), Viktor Babaryko, ou encore les éminents représentants de l’opposition Maria Kolesnikova et Maxim Znak.

Cent quatorze d’entre eux sont ensuite transférés vers l’Ukraine et reçus par le président Volodymyr Zelensky le 13 décembre.

Cette libération s’est faite en échange d’une levée des sanctions américaines sur la potasse. John Cole s’est dit confiant quant à la libération de milliers de prisonniers politiques restants dans les mois à venir.

Le troc libérations/sanctions : un mécanisme déjà éprouvé avec l’UE

Ce mécanisme n’est pas nouveau. Après l’élection du 19 décembre 2010, plus de 700 personnes avaient été arrêtées lors de la répression d’une manifestation de contestation, dont plusieurs candidats. Par la suite, au moins 40 avaient été condamnées à des peines de prison ferme. Elles seront libérées entre 2011 et 2015 via la grâce présidentielle, généralement à condition de reconnaître les faits, demander la grâce et promettre de cesser toute activité politique.

Après la répression de 2010–2011, l’UE lie explicitement toute amélioration durable des relations avec Minsk à des progrès en matière de droits fondamentaux – au premier rang desquels figure la libération des prisonniers politiques. Ces libérations conduisent à un assouplissement des sanctions de l’UE, puis à une relance à partir de 2015 d’une coopération (Partenariat oriental, discussions sur facilitation des visas et réadmission, etc.).

Plusieurs analyses soulignent toutefois qu’à l’époque l’UE privilégie une logique de stabilité régionale plutôt qu’un changement structurel du régime bélarusse.

Le retour américain : dividendes diplomatiques rapides et divers gains pour Minsk

Cette fois, ce n’est pas Bruxelles, mais Washington qui prend l’initiative. Ses démarches s’inscrivent dans un cadre plus large – celui des discussions autour d’un règlement de la guerre en Ukraine –, mais elles produisent des résultats rapides.

D’un côté, l’administration Trump peut revendiquer des « dividendes » visibles : des libérations, médiatisées, présentées comme des avancées en matière de droits humains. De l’autre, Loukachenko remporte une victoire diplomatique : l’accueil de délégations américaines le repositionne comme interlocuteur « fréquentable » et contribue à sa légitimation internationale après des années d’ostracisation.

Minsk gagne aussi sur le terrain économique, tant la potasse occupe une place structurante dans l’économie bélarusse. Pour rappel, le chlorure de potassium entre dans les engrais « potassiques » largement utilisés en agriculture. Sa disponibilité et ses prix ont une répercussion directe sur les coûts des produits agricoles au niveau mondial. Il est également utilisé en industrie chimique, notamment dans la fabrication de savons/détergents, et de manière plus marginale dans l’industrie alimentaire comme substitut de sel ou additif. En 2019, Belaruskaliï (monopole d’État) représentait près de 20 % de la production mondiale de potasse, environ 4 % du PIB et 7 % des exportations bélarusses, constituant une source majeure de recettes fiscales et de devises, aux côtés de la transformation du pétrole russe.

Les sanctions américaines (août 2021), puis européennes (2022), ont entraîné une chute importante de la production, une réorientation des exportations vers la Russie et la Chine à partir de 2023 et une pression sur les prix. En ce sens, la levée des sanctions sur la potasse peut améliorer les finances publiques et desserrer la dépendance accrue de Minsk vis-à-vis de Moscou.

La coopération américaine avec Minsk a déjà été perçue comme un moyen d’éloigner le Bélarus de la Russie. Durant le premier mandat Trump, la visite à Minsk de Mike Pompeo, alors secrétaire d’État, le 1er février 2020, s’inscrivait dans une tentative de normalisation après des années de gel diplomatique. Elle était intervenue à un moment de tensions entre Minsk et Moscou, notamment autour de l’énergie. Pompeo avait alors annoncé que les producteurs américains seraient prêts à fournir au Bélarus jusqu’à 100 % de ses besoins en pétrole à des prix « compétitifs », ce qui avait irrité la Russie. Ce rapprochement Washington-Minsk avait été mis à l’arrêt à partir de la répression à grande échelle déclenchée par Loukachenko à partir d’août 2020.

Une fracture possible entre Washington et Bruxelles ?

Commentant la levée partielle de sanctions, la cheffe de l’opposition en exil Svetlana Tikhanovskaïa a déclaré :

« Les sanctions américaines visent des personnes. Les sanctions européennes visent un changement systémique : mettre fin à la guerre, permettre une transition démocratique et garantir que les responsables rendent des comptes. Ces approches ne sont pas contradictoires ; elles se complètent mutuellement. »

Jusqu’ici, les positions américaine et européenne étaient globalement alignées (non-reconnaissance de la légitimité de Loukachenko, sanctions, soutien à l’opposition). Les initiatives de l’administration Trump ouvrent néanmoins une brèche : si Washington assouplit sa posture, combien de temps les Européens pourront-ils maintenir une ligne ferme – sanctions, soutien à l’opposition, refus de légitimation – dans un climat transatlantique plus incertain ?

Les responsables européens ont salué les libérations et la médiation américaine, tout en réaffirmant que les sanctions de l’UE relèvent de décisions européennes et qu’elles restent en place au regard des objectifs stratégiques de l’Union. Par ailleurs, d’après les informations publiques disponibles, l’UE ne semble pas avoir été associée aux négociations elles-mêmes ; elle aurait plutôt été informée et consultée en aval, notamment pour organiser l’accueil des personnes libérées.

De son côté, Loukachenko s’est empressé de dissiper tout doute quant à sa fidélité vis-à-vis de Moscou. Il a insisté publiquement sur le fait qu’un « gros deal » avec Washington ne se ferait « pas aux dépens de la Russie » et qu’il est « en plein accord » avec Vladimir Poutine. En l’absence de commentaire officiel du Kremlin, on peut supposer que les dirigeants russes ont été informés des négociations.

Quel impact sur le régime et sur l’opposition en exil ?

La rapidité des libérations interroge sur la perception que le régime a de l’opposition. Loukachenko semble suffisamment assuré de la solidité du système pour ne plus craindre une déstabilisation intérieure. À ses yeux, l’opposition en exil serait marginalisée, sans relais dans la société, et divisée par des rivalités internes. Le pouvoir n’a jamais cherché à emprisonner tous ses opposants : il leur a souvent laissé la possibilité de quitter le pays – ou l’a imposée (Maria Kolesnikova avait été emprisonnée après avoir déchiré son passeport à la frontière afin d’éviter une expulsion).

L’opposition s’est reconstituée à l’étranger, notamment entre Vilnius et Varsovie, avec des structures quasi gouvernementales : le bureau de Sviatlana Tikhanovskaïa, à la fois plate-forme de coordination des forces démocratiques, vitrine internationale et point de contact institutionnel ; le Cabinet transitoire unifié, conçu comme un « gouvernement en exil » préparant une éventuelle transition ; le Conseil de coordination, pensé comme une alternative au Parlement, malgré la difficulté à maintenir un lien organique avec la société restée au pays, comme l’a montré la faible mobilisation lors des élections qu’il a organisées en mai 2024. Dans ce contexte, l’action de l’opposition en exil se concentre sur le lobbying pour maintenir ou durcir les sanctions, la documentation des violations des droits humains et la préparation de scénarios de transition. Sa capacité à peser sur l’intérieur demeure limitée, faute de relais organisés et face au coût très élevé de l’engagement politique au Bélarus.

On peut toutefois se demander si Loukachenko n’est pas aveuglé par son opportunisme de court terme et s’il ne sous-estime pas les risques à long terme de ces libérations qui vont redynamiser l’opposition en exil. La diaspora bélarusse n’a jamais été aussi nombreuse (plus d’un demi-million de Bélarusses ont quitté le pays depuis 2020), l’opposition en exil n’a jamais été aussi bien structurée et institutionnalisée, et elle n’a jamais bénéficié d’un soutien aussi important de la part de la communauté internationale – ou, du moins, de l’UE.

Une nouveauté symbolique : l’Ukraine comme pays d’accueil

Si les prisonniers libérés lors des premières vagues ont été transférés vers la Lituanie, la majorité de ceux libérés en décembre 2025 a été, nous l’avons dit, accueillie par l’Ukraine – un fait symboliquement fort. Après 2020, de nombreux Bélarusses avaient fui vers l’Ukraine ; après le début de la guerre en février 2022, une partie a réémigré vers la Pologne et la Lituanie.

Jusqu’ici, l’attitude ukrainienne envers Minsk a été marquée par la prudence, afin d’éviter de pousser Loukachenko vers une implication plus active aux côtés de la Russie. Si Zelensky a condamné la répression de 2020, Kiev ne s’est pas engagé de manière systématique auprès de l’opposition bélarusse en exil. La séquence de décembre 2025 pourrait-elle ouvrir un changement ? Kiev pourrait-il devenir, aux côtés de Vilnius et Varsovie, un troisième pôle politique de l’opposition bélarusse ?

The Conversation

Olga Gille-Belova ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.12.2025 à 12:56

Le loup mal-aimé, les ressorts de la pub d’Intermarché au succès planétaire

Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École

Marie-Nathalie Jauffret, Chercheure - Prof. Communication & Marketing

C’est le succès du box-office. Le film d’Intermarché, «&nbsp;le Mal-Aimé&nbsp;», aura été vu un milliard de fois en quelques jours. Comment expliquer ce succès inattendu pour une campagne 100&nbsp;% Made in France&nbsp;?
Texte intégral (1797 mots)
*Le Mal-Aimé*, la publicité d’Intermarché, a rencontré un succès mondial aussi fulgurant qu’inattendu. Comment l’expliquer&nbsp;? Agence Romance pour Intermarché

En quelques jours, la publicité d’Intermarché a eu un succès viral époustouflant. Un milliard de personnes l’auront regardée. Un tel phénomène conduit à s’interroger sur les raisons de cette réussite, d’autant que l’enseigne, elle, n’est pas présente dans le monde entier ! Quels ressorts intimes ce film a-t-il mis en mouvement ? Il était une faim, ou le récit d’un conte ordinaire par Intermarché…


Le 6 décembre 2025, les chaînes françaises diffusent une publicité sous la forme d’un conte de Noël relatant l’histoire d’un loup rejeté par les habitants de la forêt. L’animation est accompagnée des paroles de Claude François le Mal-Aimé (1974), et se termine sur le logo de la grande enseigne de distribution française Intermarché avec la signature : « On a tous une bonne raison de commencer à mieux manger. » Le spectateur ne s’y trompe pas : il s’agit bien d’une publicité, doublée d’un discours moralisateur.

Si le format long (2 minutes 30) et le registre émotionnel constituent une formule habituelle de la part d’Intermarché et de son agence partenaire Romance, qui accompagne la marque depuis sept ans, le récit du Mal-Aimé surprend par son parti pris esthétique, alternant des plans en live et une partie animée en 3D, produite par la société montpelliéraine Illogic Studios, un format hybride qui tranche avec les publicités précédentes de l’enseigne.

Intermarché, Le Mal-Aimé.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’agence Romance signe un « conte de Noël » pour Intermarché. En 2017 déjà, elle racontait l’histoire d’un petit garçon qui, avec sa grande sœur, cherchait à sauver Noël en apportant des légumes au Père Noël pour que celui-ci puisse passer par la cheminée, le tout porté la chanson de Henri Salvador, J’ai tant rêvé (2003). L’agence Romance a confié qu’elle devait normalement tourner la suite de ce conte avant de finalement produire à la place le Mal-Aimé.

Intermarché, J’ai tant rêvé.

Un conte Made in France sans IA

Le conte du Mal-Aimé intervient dans un contexte bien particulier, marqué par une augmentation des images générées par l’intelligence artificielle (IA). Dernièrement, c’est Coca-Cola qui a sorti un nouveau film d’animation de Noël entièrement conçu par IA avec le studio américain Secret Level. Ce spot dure une minute et met en scène des animaux et les célèbres camions rouges de la marque pour un voyage à travers le monde. Le spot s’achève sur un père Noël inspiré des illustrations de Haddon Sundblom, figure emblématique de l’histoire de la marque.


À lire aussi : « Coca-Cola is coming to town », ou l'épopée publicitaire de Santa


Coca-Cola | Holidays Are Coming.

Le paysage audiovisuel et publicitaire tend à se modifier par le recours croissant aux images conçues par les intelligences artificielles génératives. Dans ce contexte, le choix d’Intermarché de conserver des techniques traditionnelles qui requièrent la participation d’une soixantaine de personnes est loué par les spectateurs en France comme à l’international.

Comme l’explique le cofondateur d’Illogic Studios Lucas Navarro :

« Pour le faire, c’était important de passer par de vrais artistes très talentueux et non pas de faire appel à l’IA donc, c’est vraiment un choix qu’on a fait. »

La logique du Père Noël en publicité

Ce conte auquel le public adhère va à l’encontre des théories qui présentent le public comme crédule et adhérant à tous les messages marketing. Le sociologue français Baudrillard présente la publicité comme une « logique de la fable et de l’adhésion », c’est-à-dire que les spectateurs veulent y croire, et cette acceptation reliée à l’émotion fait le succès de la publicité (au sens large).

En racontant l’histoire d’un loup mal-aimé qui apprend à manger sainement, Intermarché ne vend pas des légumes, mais propose un véritable conte de Noël aux spectateurs. La publicité en tant que « logique de la fable et de l’adhésion » telle qu’explicitée par Baudrillard bat ici son plein. Personne n’y croit vraiment, et pourtant nous y adhérons tous !

Comme l’explique le sociologue :

« C’est toute l’histoire du Père Noël : les enfants non plus ne s’interrogent guère sur son existence et ne procèdent jamais de cette existence aux cadeaux qu’ils reçoivent comme de la cause à l’effet – la croyance au Père Noël est une fabulation rationalisante. »

La publicité fonctionne en effet sur le même schéma : l’adulte accepte de redevenir un enfant à la vision de cette publicité qu’il reçoit comme un cadeau.

Le spectateur qui regarde le loup carnivore se transformer en loup végétarien pour se faire des amis devient également complice de cette fable. Et pour garder cette émotion intacte, Intermarché ne montre aucune trace de prix ou d’étiquette, relayant le discours commercial au second plan.

En effet, loin de la réalité quotidienne et des soucis économiques traversés par la France, ce conte de Noël se projette autour du vivre-ensemble. Les rires et les sourires parcourent les personnages différents de ce foyer français dans lequel le feu crépite, non loin d’une table autour de laquelle des adultes, dont une maman soucieuse de son fils qui s’ennuie et un oncle célibataire, apprécient les festivités dînatoires.

Quand le loup entre dans la bergerie

Le loup qui est un louvard (un loup adolescent) s’interroge sur son manque d’amis et les controverses qu’il soulève. Par sa personnalité en effet, le loup représente l’instinct sauvage, les pulsions qui guident le canidé à consommer de la viande et à menacer ses futurs amis jusqu’à les tuer, les sacrifier pour ses propres besoins alimentaires.


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Tel un serial killer infiltré dans la société qui doit apprendre à devenir végétarien pour être accepté. Bourdieu parlerait de la violence symbolique quand un changement d’identité est requis pour se fondre dans le groupe. Les spectateurs préfèrent y voir un sens de l’adaptation et le refus d’une violence qui pourrait détruire le groupe social et amical.

Mais le loup reste le malheureux anti-héros de l’histoire. Il est vrai que ce premier niveau de lecture sert à propager l’idée que la violence ne peut être admise dans un groupe social et qu’il est important durant ces festivités d’être soudé malgré les tempéraments de chacun et chacune.

La morale de cette histoire

L’utilisation du symbole de la restriction de la consommation de viande, sert-elle à déculpabiliser une clientèle qui économiquement ne pourra peut-être pas consommer de viande en ces périodes festives au profit du végétal ? Les motivations d’un changement de culture alimentaire peuvent aussi être écologiques (réduction d’eau, d’utilisation des terres, etc.), éthiques (protection animale…) ou exprimer la recherche d’être en meilleure santé.

Thierry Cotillard, le président du groupement Mousquetaires, qui détient les enseignes Intermarché, a tout de même tenu à clarifier son intention : « C’est pas ça le message. Le message, c’est “on n’exclut personne” […], c’est le vivre-ensemble », et non la promotion du végétarisme. Mais la démarche de l’enseigne est pourtant bien construite autour du « mieux manger », message que l’agence Romance parvient bien à mettre en scène depuis sept ans dans ses publicités.

En se positionnant comme accompagnatrice de ce changement de paradigme alimentaire, Intermarché endosse par là même un rôle de prescripteur moral qui dépasse sa dimension commerciale, rejoignant d’autres éthos de marques. La marque se présente en effet moins comme un distributeur que comme un garant éthique capable de guider ses consommateurs vers des choix plus responsables.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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