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CONVOITER L'IMPOSSIBLE

Henri MALER

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08.05.2024 à 15:08

Foucault et Marx : une confrontation inactuelle ?

Henri Maler

À quoi bon parler de Marx ? D'ailleurs, « Marx, pour moi, ça n'existe pas », déclare Foucault.

- Bourdieu, Foucault et alii / ,
Texte intégral (7127 mots)

Communication au colloque « Foucault vu d'Est, Foucault vu d'Ouest », tenu à Sofia (Bulgarie) en Juin 1993. Publiée dans Michel Foucault : les jeux de la vérité et du pouvoir, Presses Universitaires de Nancy, septembre 1994.

À quoi bon parler de Marx ? D'ailleurs, « Marx, pour moi, ça n'existe pas. Je veux dire cette espèce d'entité qu'on a construite autour d'un nom propre, et qui se réfère tantôt à un certain individu, tantôt à la totalité de ce qu'il a écrit, tantôt à un immense processus historique qui dérive de lui [1] . » Comment ne pas souscrire à ce propos ? Et ne pas ajouter aussitôt, une fois encore avec sa caution, que Foucault non plus n'existe pas ? Aussitôt annoncé, mon propos menace de se dérober...

Nous voici dispensés, en tout cas, des exercices jadis imposés par l'existence d'orthodoxies parfois dérisoires et souvent meurtrières : je ne me demanderai pas si Foucault et Marx sont compatibles ou incompatibles. Je me bornerai à examiner ce que la critique de Marx par Foucault peut nous apprendre sur la pensée de Marx et de Foucault.

Mais la critique de Marx par Foucault est d'autant plus insaisissable que Marx dans Foucault fait l'objet de critiques indirectes qui le visent à travers les divers marxismes et de critiques obliques qui l'intègrent ou le discutent sans le nommer.

La critique de Marx par Foucault se dérobe derrières ses variations - que je ne chercherai pas à parcourir - et derrière ses variétés - entre lesquelles il convient de choisir. Foucault n'a jamais dissimulé son aversion pour toutes les variétés de marxisme orthodoxe, académiques ou étatiques, et ses réticences à l'égard de toutes les variétés de marxisme critique. Pourtant ces critiques indirectes ne nous intéressent pas ici, bien qu'elles puissent être riches d'enseignement, si l'on admet avec Foucault qu'un auteur n'est pas propriétaire de son texte.

Mais Marx lui-même ? A défaut d'être identifiable, encore faudrait-il qu'il soit localisable dans le discours de Foucault. Or Marx, dans ce discours, est, en général aux abonnés absents. Il fait l'objet de discussions et d'appropriations obliques, qui procèdent généralement par allusions plutôt que par références, par mise en œuvre ou mise à l'écart silencieuses, plutôt que par débat ou par combat. Aussi les appropriations seront-elles effectuées sans partenaire et les discussions esquissées sans adversaire, à charge pour les commentateurs, précisément, de rétablir les notes en bas de page volontairement effacées.

Je laisserai de côté ces critiques latérales qui nous entraineraient trop loin pour ne m'intéresser qu'à des critiques frontales.

J'en retiendrai deux : deux critiques « à coups de marteau », pour reprendre l'expression de Nietzsche , prises aux deux pôles de la théorie : archéologie du savoir et généalogie du pouvoir. À un pôle, Foucault critique le mariage de l'anthropologie et de la dialectique. À l'autre pôle, il critique le mariage de l'État et de la Révolution.

1. Archéologie

Premier coup de marteau : Dans Les Mots et les Choses, Foucault critique donc « les promesses mêlées de la dialectique et de l'anthropologie », qui culminent chez Marx dans une « utopie d'achèvement » [2] .

En suivant le fil de cette critique, pour la prendre en charge et la radicaliser, je dirai que la pensée de Marx est initialement dominée par la tentative, et en permanence marquée par la tentation, de se livrer une promesse utopique : l'essence humaine (tel est le versant anthropologique), par le truchement de la nécessaire négation de l'aliénation de cette essence (tel est le versant dialectique), est promise à son effectuation. Et force est de constater que cette utopie promise soumet la pensée de Marx, du moins dans ses premiers écrits, à un implacable enchaînement [3] .

Parce qu'elle promet l'adéquation de l'existence humaine à son essence, l'émancipation humaine doit être totale : c'est-à-dire tout à la fois complète (surmontant la totalité des aliénations), universelle (surmontant l'aliénation de la totalité des hommes) et intégrale (surmontant la totalité des aliénations de chaque individu) : la réalisation de l'homme total en chaque individu singulier.

Parce que cette émancipation est la réalisation historique de l'essence humaine, elle ne peut être qu'ultime : l'achèvement d'une émancipation totale ne laisse aucune tâche d'émancipation devant elle. Parce que l'unité de l'essence et de l'existence en constitue l'effectivité, l' émancipation, pour être achevée, doit être parfaite : elle sera accomplie dans une société rendue à l'immanence, à l'omnipotence et à la transparence.

Surmonter l'aliénation de l'essence humaine, parvenue à son comble dans les formes d'existence du prolétariat suppose le retour à l'unité de tout ce qui est séparé, le dépassement des oppositions par leur réconciliation, la présence de l'essence dans l'existence : une parfaite immanence.

Le retour des forces aliénées à leurs sujets créateurs et le dépassement de toutes les scissions qui font des hommes des êtres dominés par leurs propres créations impliquent que les hommes placent toutes les forces qui jusqu'alors les dominaient sous leur propre contrôle : une parfaite omnipotence.

La présence immanente de l'essence dans l'existence, de la nature sociale de l'homme dans ses formes d'existence sociale, et la puissance omnipotente des hommes sur leurs relations permettent d'instaurer la lisibilité de l'essence dans l'existence : une parfaite transparence.

Immanence, omnipotence, transparence : Marx reconduit ainsi les illusions des petites et des Grandes utopies. Tels seraient les points culminants d'une utopie révélée, si la pensée de Marx pouvait être enfermée dans cette première étape et rabattue sur les dimensions utopiques de celle-ci.

Telles sont mes raisons de souscrire - bien que jamais il ne soit allé aussi loin - à la critique de Foucault. Mais les coups de marteau destinés, selon Nietzsche, à « forcer à parler haut ce qui voudrait se taire » menace de réduire au silence ce qui pourrait encore nous parler. Il convient alors mesurer, mais avec Foucault lui-même, les déficits de l'archéologie du savoir si elle se replie sur elle-même [4] .

Deux questions sont en effet posées.

Première question : la critique archéologique d'une utopie suffit-elle à rendre compte de ses effets théoriques ?

On connaît la formule de Foucault : « Le marxisme est dans la pensée du XIXe siècle comme poisson dans l'eau : c'est-à-dire que partout ailleurs il cesse de respirer [5] » . Marx, semble-t-il, est entièrement enfermé dans l'anthropologie et dans l'épistémè du XIXe siècle.

La réduction à l'anthropologie est, on le pressent, essentiellement polémique, et indirecte. En effet, la « mutation épistémologique de l'histoire », encore inachevée aujourd'hui, à laquelle souscrit Foucault, « ne date pas d'hier cependant, puisque », précise-t-il, « on peut sans doute en faire remonter à Marx le premier moment » [6] . L'anthropologie ne saurait inaugurer une telle mutation, et l'on doit logiquement en conclure que si Marx n'a cessé de se débattre avec le dispositif initial de sa pensée, son œuvre ne saurait être entièrement enfermée dans ce dispositif, dominé par la problématique de la réalisation de l'essence humaine. Dans ces conditions, c'est moins l'anthropologie de Marx que les tentatives d' « anthropologiser Marx » que Foucault dénonce : les tentatives de sauvetage de la souveraineté du sujet « contre le décentrement opéré par Marx - par l'analyse historique des rapports de production, des déterminations économiques et la lutte des classes » [7] . Marx, précurseur ou fondateur, donc.

Ainsi, le rabattement sur l'épistémè ne saurait être que critique, et temporaire. Foucault, dans Les Mots et le Choses semble exclure tout excédent théorique de l'œuvre de Marx sur l'épistémè qui l'engloutit dans le XIXème siècle : on vient de voir qu'il n'en est rien. Aussi Foucault, en partie à rebours des énoncés-canon que l'on a rappelés, classera Marx (au même titre que Freud) parmi ceux qu'il propose d'appeler « les fondateurs de discursivité », qui ne sont pas seulement des auteurs de leur œuvre », mais « ont produit quelque chose de plus : la possibilité et la règle de formation d'autres textes » et ont établi une possibilité indéfinie de discours ». Marx ne serait alors que le fondateur des marxismes. Mais à la différence da fondation d'une science, « l'instauration discursive est hétérogène à ses transformations ultérieures » [8] : elle rend par conséquent possible le retour (divers retours) au texte : « au texte même, au texte dans sa nudité, et, en même temps, pourtant (...) à ce qui est marqué en creux, en absence, en lacune dans le texte » [9]. À ce titre, si le privilège de l'œuvre a été mis entre parenthèses, la parenthèse peut n' être que provisoire. Pourtant, rouvrir cette parenthèse ne nous découvre pas l'œuvre dans sa vérité, mais un texte dans sa nudité.

Ainsi le déplacement opéré par la lecture de Foucault n'est pas réductible aux formulations extrêmes qui en font percevoir l'orientation et la nécessité. Contre le commentaire qui aurait en charge une vérité ultime et toujours dérobée de l'œuvre, et à l'écart de la critique interne qui en éprouverait la cohérence (en cherchant dans Marx lui-même des points d'appui pour en tenter le dépassement), Foucault esquisse une méthode qui permet d'apprendre à lire : Marx bien sûr, mais aussi Foucault.

L'archéologie du savoir agit précisément comme un filtre qui permet de partager le dépôt historique et l'excédent théorique. Marx n'est sans héritage : aussi Foucault n'hésite-t-il pas à le capter pour en faire des usages partiels et circonscrits. Pourtant le texte de Marx ayant cessé d'être définitivement assignable à son siècle n'en devient alors que plus insaisissable, et en même temps plus disponible, pour le pire, sans doute, mais aussi pour le meilleur.

Reste alors une seconde question : la critique archéologique d'une utopie saurait-elle suffire à rendre compte de ses effets pratiques ?

Ce que la critique archéologique suggère mais ne peut montrer, c'est comment une utopie d'achèvement - qui promet la réalisation de l'essence humaine - peut se retourner. Sommairement décrit ce retournement tient en quelques mots : de l'omnipotence des producteurs à l'omnipotence de l'état, de la transparence des relations sociales à la surveillance par l'état, de l'immanence de la société à la transcendance de l'État ; de la dictature du prolétariat à la dictature sur le prolétariat. Or, le retournement de l'utopie n'est pas mécaniquement inscrit dans le fait même de l'utopie. Les promesses de la dialectique et de l'anthropologie peuvent bien n'être pas tenues - parce qu'elles ne sont pas tenables : cela n'explique pas qu'elles se transforment - dialectiquement ? - en leur contraire.

La critique de Foucault, alors inachevée, doit remonter des effets à la théorie et expliquer ce qui en elle, comme pensée ou impensé, peut favoriser son destin. La critique archéologique est prolongée par une critique généalogique qui prend le relai. Selon la première critique la pensée de Marx semble rivée à son socle et appartenir entièrement au XIXe siècle. Selon la seconde, la pensée de Marx se confond avec ses effets et est entièrement solidaire du XXe siècle : non plus cette fois comme innocente utopie, mais comme sinistre réalité.

2. Généalogie

Second coup de marteau : Dans La grande colère des faits, dix ans plus tard, Foucault dénonce dans la théorie de Marx une variante du mariage entre l'État et la Révolution qui fait apparaître le stalinisme comme « la vérité "un peu" dépouillée, c'est vrai, de tout un discours qui fut celui de Marx et d'autres peut-être avant lui » [10] .

Le point de départ de cette critique est et reste sans appel. Foucault récuse avec une virulence justifiée les opérations qui permettent d'éluder la question du Goulag en faisant mine de la poser : en particulier le rabattement théoriciste (qui en fait une erreur lisible à partir des textes) et le rabattement historiciste (qui en fait un effet de conjoncture isolable à partir de ses causes). Rabattements qui font apparaître le stalinisme (et ses massacres) comme le résultat d'une affreuse erreur et/ou le résultat de fâcheuses circonstances [11] . Conséquence » : « Plutôt que de rechercher dans les textes ce qui pourrait condamner par avance le Goulag, il s'agit de se demander ce qui en eux l'a permis, ce qui continue à le justifier, ce qui permet aujourd'hui d'en accepter toujours l'intolérable vérité [12] . »

Reste la conclusion de cette critique. Foucault soutient que de Marx au stalinisme « il n'y avait pas "faute" on était resté dans le droit fil » [13] . Mais de quelle continuité s'agit-il ? Or Foucault retient, mais à sa façon, la critique des « Maîtres penseurs » proposée par Glucksman : la philosophie allemande a célébré le mariage de l'État et de la Révolution.

De là ce diagnostic qui englobe Marx : « Toute nos soumissions trouvent leurs principes dans cette double invite : faites vite la Révolution, elle vous donnera l'État dont vous avez besoin ; dépêchez-vous de faire un État, il vous prodiguera généreusement les effets raisonnables de la révolution. Ayant à penser la Révolution, commencement et fin, les penseurs allemands l'ont chevillée à l'État et ils ont dessiné l'Etat-Révolution, avec toutes ses solutions finales [14] .

Ce sont les faiblesses de cette critique qui nous découvriront ce qui fait sa force : la perversion originelle de la théorie de Marx ne suffit pas à éclairer son destin, surtout si l'on n'établit pas précisément en quoi consiste l'étatisme qu'on lui impute [15].

S'agit-il d'un étatisme par excès ou d'un étatisme par défaut ? La révolution est-elle chevillée à l'État comme à un moyen condamné à se retourner contre elle en raison d'un éloge aveugle de l'État ou en raison d'une critique borgne de cet Etat ? La première critique est difficilement tenable : on pourrait lui opposer cent textes qui démentent l'existence d'un culte marxien de l'État. Reste la seconde, qui met en évidence que les effets d'une pensée coïncident avec les effets de ses impensés.

Ainsi, déclare Foucault, « ...entre l'analyse du pouvoir dans l'état bourgeois et la thèse de son dépérissement futur, font défaut l'analyse, la critique, la démolition, le bouleversement des mécanismes de pouvoir » [16] : la thèse même d'une destruction de l'appareil d'État bourgeois est grevée par l'ignorance des pouvoirs qui le sous-tendent et menacent d'en reconduire tous les effets [17] . Étatisme par défaut : telle serait la leçon de l'analytique du pouvoir, qui, menée à l'écart de Marx, permet de penser dans l'écart à Marx et, sur ce point, contre lui.

En effet, la conception de Marx ne permet ni de prévenir ni de comprendre ces « formes pathologiques » - ces deux « maladies du pouvoir » que sont le fascisme et le stalinisme - parce qu'elle néglige la spécificité des rapports de pouvoir et la mobilité des technologies de pouvoir [18] .

Certes Marx n'a pas réduit l'existence du pouvoir à l'État. « On ne trouve pas chez Marx lui- même », déclare explicitement Foucault, « le schématisme (...) qui consiste à localiser le pouvoir dans l'appareil d'État, et à faire de l'appareil d'État l'instrument privilégié, majeur, presque unique, du pouvoir d'une classe sur une autre [19]. » En particulier Marx n'a pas méconnu les rapports de pouvoir imbriqués dans les rapports de production, comme le rappelle Surveiller et punir, en faisant référence discrète, par une note en bas de page, aux analyses de Marx sur la discipline de fabrique dans Le Capital [20].

Mais on peut reconnaître, et cependant négliger... Or, à en croire ceux qui souhaitent fabriquer leurs meilleures soupes dans de vieux pots, Foucault devrait et pourrait se loger comme un coucou dans la théorie de Marx. Pourtant, c'est quand Foucault semble au plus près de Marx qu'il en est le plus éloigné [21].

Sans doute Foucault ne manque-t-il jamais de souligner que l'émergence des deux pôles du biopouvoir - les disciplines qui permettent d'assujettir les corps et les régulations qui permettent de contrôler les populations - est liée au développement économique du capitalisme et à la centralisation politique de l'Etat. Pourtant la référence constante, mais allusive et faible, aux analyses marxiennes permet toujours de faire valoir, mais contre elles, la spécificité des relations de pouvoirs et la relative autonomie des technologie de pouvoir [22] .

En premier lieu, la conception de Marx ne permet pas de penser la spécificité des rapports de pouvoir.

D'abord, à trop insister sur le rôle de l'État, « on risque de manquer tous les mécanismes et effets de pouvoir qui ne passent pas directement par l'appareil d'État, qui souvent le supportent bien mieux, le reconduisent, lui donnent son maximum d'efficacité » [23]. Ensuite, à trop réduire la fonction des rapports de pouvoir, on ignore ceci : « Le pouvoir n'a pas pour seule fonction de reproduire les rapports de production. Les réseaux de la domination et les circuits de l'exploitation interfèrent, se recoupent et s'appuient, mais ils ne coïncident pas [24] . »

Plus généralement, Foucault montre que le champ et les technologie de pouvoir ne peuvent être analysés en en termes de dérivation à partir des rapports de production ou à partir de l'appareil d'Etat : ils doivent être compris en termes d'imbrication des rapports de pouvoir (et de l'ensemble des autres relations) et de centralisation (ou d'étatisation par l'État) de mécanismes naissant et persistant en dehors de lui [25].

Ainsi les rapports de production ne font plus office d'infrastructure, invitant à établir une causalité simple et linéaire qui placerait les rapports de pouvoir (et les types d'assujettissement) en position de dérivation ou de conséquence des autres rapports : les rapports de production eux-mêmes sont pris dans le jeu de relations complexes et circulaires.

Ainsi l'Etat ne fait plus office de simple superstructure dont la matérialité se confondrait avec celle de ses appareils et dont la fonction dériverait exclusivement de la division de la société en classes. L'État remplit une double fonction d'intégration des rapports de pouvoir - sur lequel Foucault fait porter tout le poids de son analyse - et de verrou des rapports de production - que Foucault mentionne, mais sans y insister [26] .

Mais Marx n'a pas seulement négligé la spécificité et l'extension des rapports de pouvoir : sa conception ne tient pas compte de la relative autonomie des technologies de pouvoir.

L'analyse de Foucault déploie alors tout son potentiel : la mise à jour de technologies à la fois locales dans leur invention et leur mise en œuvre, et générales dans leur déploiement ; à la fois spécifiques et transférables. C'est parce que les relations de pouvoirs forment une couche spécifique que les technologies de pouvoir peuvent gagner en autonomie. Et c'est cette autonomie qui les rend transférables. En d'autres termes, c'est dans la mesure où il ne se confond pas avec les autres relations (d'exploitation, de domination) que le pouvoir est tout à la fois résistant à leur transformation (il peut demeurer sous-jacent à des transformations économiques et politiques) et mobile (transférable dans d'autres contextes d'exploitation ou d'oppression). Ainsi le nazisme et le stalinisme « ont utilisé et étendu des mécanismes déjà présents dans la plupart des autres sociétés » [27] et transféré les disciplines qui s'exercent sur les corps et les régulations qui s'exercent sur les populations : les deux pôles du biopouvoir [28] .

On comprend alors que Marx a favorisé, mais pas plus, l'émergence de ces maladies, en désarmant ceux qui auraient voulu les combattre et en laissant ceux qui les ont propagé le faire en son nom : abandonnant ceux qui voulaient les comprendre...à la lecture de Foucault.

Foucault a raison : le mariage forcé de l'État et de la Révolution, chez Marx, n'est pas, mais dans les termes que l'on vient de tenter de préciser, innocent. Et en suivant le fil de cette critique, pour, une nouvelle fois, la prendre en charge et la radicaliser, on pourrait, me semble-t-il, présenter ainsi l'étatisme par défaut de Marx. En critiquant, à travers Hegel, l'État moderne, Marx souligne que c'est dans le déchirement de la société civile que s'enracine la séparation de la société civile et de l'État, et que toutes les tentatives de résorber cette séparation sans abolir ce déchirement sont vouées à l'échec : la multiplication de médiations reconduit les contradictions sans les résoudre. Cette critique porte en creux une critique de l'État totalitaire : la suppression des médiations polarise les contradictions sans les abolir.

Or Marx attend de la conquête de l'État et d'une destruction de son appareil la réalisation des conditions d'une transformation sociale, qui abolisse les contradictions elles-mêmes. Mais Révolution est à ce point nouée à l'Etat qu'elle menace de se condamner elle-même : parce que il néglige de s'attaquer aux rapports de pouvoir qui soutiennent l'existence de l'État et aux technologies de pouvoir qu'il centralise, le discours de Marx laisse le champ libre à l'étatisme forcené que par ailleurs il prétendait combattre.

Ainsi, non seulement l'abolition des anciens rapports de domination politique et les réformes des anciennes formes d'exploitation économique n'empêchent pas de voir reconduire les technologies de pouvoir qui leur servaient de support, mais une Révolution peut-être l'occasion d'une intensification de leurs effets et de leur cumul avec ceux de nouvelles formes d'exploitation et de domination.

Au point que les tentatives de restauration démocratique peuvent laisser ces transferts opérer, à des degrés divers, en sens inverse, comme le montre la reconversion de la régulation raciste fondée sur une guerre de classe en une régulation raciste fondée sur la guerre des nations.

Au point que les pays réputés démocratiques ne cessent de réinventer les quadrillages disciplinaires et les régulations xénophobes.

Qu'est-ce que nos sociétés peuvent donc avoir en commun pour qu'elles laissent proliférer des stratégies et des technologies de pouvoir, omniprésentes et réversibles, que les formes démocratiques de l'État parviennent à peine à tempérer ?

Quelles sont donc ces racines de la rationalité politique que Foucault invitait à attaquer ? Ne se confondent-elles pas avec l'existence de ces rapports d'exploitation que Foucault mentionne sans s'y attarder ?

La réponse à ces questions - qui est aussi une réponse à ma question initiale : « A quoi bon en parler ? » - peut se découvrir partiellement ...à la lecture de Marx.

Henri Maler


[1] « Questions à Michel Foucault sur la géographie », revue Hérodote n°1, janvier - mars 1976. Repris dans Dits et écrits, tome 3, texte169.

[2] Les Mots et les Choses, éditions Gallimard, 1966, pp.273-275.

[3] Je reprends ici les termes mêmes de mon article : « Avec Marx, malgré Marx : Convoiter l'impossible », Chimères N°18, Hiver 1992-1993 publié ici même.

[4] Je ne mentionnerai que pour mémoire la tentative très discutable de lier la pensée de Marx à celle de Ricardo, par le truchement de la théorie de la valeur-travail. Non seulement une telle critique réduit l'écart entre les deux versions de la théorie, mais surtout elle abolit la différence de leur visée : le propos de Marx n'est pas d'élaborer une nouvelle théorie économique de la valeur, mais de procéder à une critique des rapports de production capitalistes, c'est-à-dire des rapports d'exploitation.

[5] À Sartre qui présente le marxisme comme « l'horizon indépassable de notre temps », Foucault réplique, qu'il appartient entièrement à la pensée du XIXe siècle. Aussi Foucault pourra-t-il - non sans injustice - affirmer : « La Critique de la Raison dialectique est le pathétique effort d'une homme du XIXe siècle pour penser le XXe siècle. En ce sens, Sartre est le dernier hégélien et je dirai même le dernier marxiste » (« L'homme est-il mort ? » (entretien avec C. Bonnefoy), Arts et loisirs, 15 juin 1966. Repris dans Dits et écrits, tome1, texte 39.

[6] L'Archéologie du Savoir, éditions Gallimard, mars 1969, p.21.

[7] L'Archéologie du Savoir, op.cit., p.22-23

[8] Elle est, comme le note Raymond Bellour en commentant ce texte de Foucault, « en retrait et en surplomb », (Raymond Bellour, « Vers la fiction » in Michel Foucault philosophe, Rencontre internationale de Paris, janvier 1988, Seuil, Paris, 1989, p.180).

[9] « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la société française de philosophie, séance du 22 février 1969, dans Dits et Écrits, tome1, texte n°69.

[10] « La grande colère des faits », dans Le Nouvel Observateur, n° 652, 9-15 mai 197è7. Repris dans Dits et écrits, tome 3, texte 204.

[11] « Pouvoir et stratégies - Entretien de Jacques Rancière avec Michel Foucault », dans Révoltes logiques N°4, Hiver 1977, repris dans Dits et écrits, tome 3, texte n°218. Ou encore : « Le Goulag, toute une gauche » [et je souligne ici : et non pas toute la gauche] « a voulu l'expliquer sinon comme les guerres par la théorie de l'histoire, du moins par l'histoire de la théorie. Massacres, oui ; mais c'était une affreuse erreur » (...) "une faute de lecture ». (...) le stalinisme erreur a été un des principaux agents de ce retour au marxisme-vérité, auquel on a assisté pendant les années 1960 » (« La grande colère des faits », op. cit.)

[12] « Pouvoir et stratégies - Entretien de Jacques Rancière avec Michel Foucault », dans Révoltes logiques n°4 op.cit.

[13] « Ceux qui cherchaient à se sauver en opposant la vraie barbe de Marx au faux nez de Staline n'aimèrent pas du tout ». Mais on peut laisser un instant, avec Foucault, les adeptes d'un vrai Marx à leur déplaisir sans exhiber le crâne de Marx en le présentant comme celui de Staline enfant.

[14] « La grande colère des faits », op.cit.

[15] Le rabattement théoricien n'est pas moindre quand on invoque une aberration de la théorie pour établir une perversion originelle que lorsque l'on s'abrite derrière la pureté de la doctrine pour invoquer une perversion ultérieure : la logique de l'imputation, qu'elle plaide pour l'innocence ou la culpabilité est entièrement prise dans la logique judiciaire de l'aveu, tant que l'on établit pas précisément en quoi consiste l'étatisme de Marx.

[16] « Crimes et châtiments en U.R.S.S. et ailleurs », Entretien avec K.S. Karol, dans Le Nouvel Observateur, n°185, 26 janvier 1976. Repris dans Dits et écrits, tome 3, texte n°172.

[17] Foucault qui ne souscrit sans doute pas à la thèse d'un dépérissement possible, et a fortiori inévitable de l'Etat.

[18] Foucault le rappellera ainsi en 1982 que la question du pouvoir a valeur de test. Car elle n'est pas seulement une question théorique, « mais quelque chose qui fait partie de notre expérience » (« Deux essais sur le sujet et le pouvoir » (1982) in Un parcours philosophique de H. Dreyfus et P.Rabonow (collection Folio, Gallimard) pp.297-321

[19] Entretien avec Michel Foucault, Hérodote, déjà cité.

[20] Surveiller et Punir, éditons Gallimard, 1975, pp.219 sq. dont note 1 p.222.

[21] Comme le souligne, dans un contexte différent mais proche du nôtre, Etienne Balibar dans « Foucault et Marx. L'enjeu du nominalisme », in Michel Foucault philosophe, op.cit.

[22] Ce que dit Foucault de lui-même, à propos des disciplines, est sans doute vrai : « Je montre sans cesse l'origine économique ou politique de ces méthodes ». Mais il prend soin de préciser que « tout en ne mettant pas le pouvoir partout, je pense également qu'il y a une spécificité de ces nouvelle techniques de dressage », qui forment « une sorte de couche spécifique » (« Du Pouvoir », un entretien inédit avec Michel Foucault avec P. Boncenne, réalisé 1978, paru dans L'Express, 6 juillet 1984). Il en va de même de l'autre pôle du pouvoir - la régulation des populations - et plus généralement de l'émergence du biopouvoir, directement connecté au développement du capitalisme : « Ce biopouvoir a été, à n'en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n'a pu être assuré qu'au prix de l'insertion contrôlée des corps dans l'appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques ». Mais c'est pour préciser aussitôt que le biopouvoir « a exigé davantage » : notamment « des méthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, les aptitudes, la vie en général, sans les rendre plus difficiles à assujettir. La volonté de Savoir, 1976, p.185.).

[23] Entretien avec Michel Foucault, revue d' Hérodote, 1976, op.cit.

[24] idem

[25] Ainsi que Foucault le rappelle dans « Deux essais sur le sujet et le pouvoir » in H. Dreyfuss et P. Rabinow, Un parcours philosophique, éditions Gallimard, 1984, p.310 et p. 318.

[26] « (...) si le développement des grands appareils d'État, comme institutions de pouvoir, a assuré le maintien des rapports de production, les techniques de pouvoir ont, elles aussi, agi au niveau des processus économique ». (La Volonté de Savoir, op. cit.,p.185.

[27] « Deux essais sur le sujet et le pouvoir » in Un parcours philosophique, op.cit., pp.297-321.

[28] « C'est sans doute vrai que les Soviétiques, s'ils ont modifié le régime de propriété et le rôle de l'État dans le contrôle de la production ont tout simplement pour le reste transféré chez eux les techniques de gestion et du pouvoir mises au point dans l'Europe capitaliste du XIXème siècle » (Entretien avec K.S. Karol, 1976, op.cit.). Voilà pourquoi, « On a avec la société soviétique l'exemple d'un appareil d'Etat qui a changé de mains et qui laisse les hiérarchies sociales, la vie de famille, la sexualité, le corps à peu près comme ils étaient dans une société de type capitaliste. Les mécanismes de pouvoir qui jouent à l'atelier entre l'ingénieur, le contremaître et l'ouvrier, croyez-vous qu'ils sont très différents en Union soviétique et ici ? » (Entretien avec Michel Foucault, revue Hérodote, 1976, op.cit.).

06.05.2024 à 11:39

« Avez-vous lu Pierre Bourdieu ? »

Henri Maler

Entretien paru dans L'Humanité du 1er février 2002, quelques jours après le décès de Pierre Bourdieu le 23 janvier 2002.

- Bourdieu, Foucault et alii / ,
Texte intégral (1721 mots)

Entretien avec paru dans L'Humanité du 1er février 2002] [1]. Pierre Bourdieu est décédé le 22 janvier 2022.

En guise de préface, une citation de Jacque Bouveresse [2]

« S'il y a une chose encore plus difficile à supporter que la disparition d'une des figures majeures de la pensée contemporaine et, pour certains d'entre nous, d'un ami très proche, c'est bien le rituel de célébration auquel les médias ont commencé à se livrer quelques heures seulement après la mort de Pierre Bourdieu. Comme prévu, il n'y manquait ni la part d'admiration obligatoire et conventionnelle, ni la façon qu'a la presse de faire (un peu plus discrètement cette fois-ci, étant donné les circonstances) la leçon aux intellectuels qu'elle n'aime pas, ni la dose de perfidie et de bassesse qui est jugée nécessaire pour donner une impression d'impartialité et d'objectivité.

Si Bourdieu pouvait se voir en première page d'un certain nombre de nos journaux, et en particulier du Monde, il ne manquerait pas de se rappeler la façon dont il a été traité par eux dans les dernières années et de trouver dans ce qui se passe depuis quelques jours une confirmation exemplaire de tout ce qu'il a écrit à propos de l'"amnésie journalistique" [3]. »

***

L'hommage presque unanime rendu par les médias à Pierre Bourdieu ne contredit-elle pas son analyse du journalisme ?

Henri Maler. Dans les premières lignes du très beau texte qu'il a consacré à Pierre Bourdieu, paru dans Le Monde daté du Jeudi 31 janvier, Jacques Bouveresse dit l'essentiel en quelques mots. Le rituel médiatique consécutif à la mort de Pierre Bourdieu offre une vérification quasi-expérimentale de son analyse de l'emprise du journalisme, en particulier sur la vie intellectuelle. Une même rhétorique sur le sociologue engagé et - narcissisme médiatique oblige - particulièrement engagé dans la « critique de la corruption médiatique » (pour reprendre une sottise entendue sur LCI…), a permis à nombre de journalistes, mais pas tous, incapables de prendre la mesure de son œuvre et de son action, de se tailler un Bourdieu à leur mesure, parfois pour l'encenser, plus souvent pour l'esquinter. Quant à nos majestés éditoriales - ce club des omniprésents que l'on peut lire, entendre et voir partout et sur tout - elles remplissent leur office : Alain-Gérard Slama (du Figaro) ou Alexandre Adler (du Monde), Jacques Julliard ou Françoise Giroud (du Nouvel Observateur) ont déjà prononcé leur condamnation définitive. D'autres suivront.

On a pourtant reproché à Pierre Bourdieu - et pas seulement ce que vous venez de citer - sa virulence et son schématisme dans sa critique des médias…

Henri Maler. Il s'est même trouvé un sociologue comme Cyril Lemieux pour faire de Bourdieu un héritier de la critique de la « presse pourrie », comme on disait dans l'entre-deux guerres ; un éditorialiste comme Laurent Joffrin pour découvrir dans le travail de Pierre Bourdieu une variante du marxisme le plus vulgaire (c'est-à-dire du marxisme tel que Laurent Joffrin le comprend…) ; et une tripotée de journalistes en vue pour déclarer qu'on ne trouve dans l'analyse de Bourdieu que des poncifs. Pourtant, s'ils avaient lu ses interventions avec plus d'attention qu'ils ne lisent une dépêche d'agence sur le cours du Nasdaq, ils se seraient peut-être privés de l'audace de les rabattre sur ce qu'ils savent déjà ou croient savoir. Des banalités ? Supposons … L'analyse du journalisme doit commencer d'abord, pour reprendre hors de son contexte une formule de Michel Foucault, par « rendre visible ce qui est visible ». Et il n'en faut pas plus pour que les notables de la presse détournent-ils les yeux quand, à l'instar de Serge Halimi, on met en évidence l'existence d'un journalisme de connivence (véritable société de renvois d'ascenseurs), d'un journalisme de révérence (à l'égard de tous les pouvoirs), d'un journalisme à voix multiples mais qui parle (presque) toujours dans le même sens : un journalisme hégémonisé par quelques dizaines de présentateurs et d'éditorialistes attitrés, flanqués de commentateurs et d'éditorialistes associés. On comprend que ces tenanciers de l'espace médiatique préfèrent se réfugier dans « l'ignorance volontaire » de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font, quitte à dénoncer dans l'analyse de Pierre Bourdieu une agression intolérable contre la totalité des journalistes … et dans la critique de l'entrée du Monde en Bourse une atteinte insupportable à l'indépendance de la presse.

Cet examen « par le haut » des sommets de la profession ne peut pas se présenter comme un sociologie du journalisme.

Henri Maler. Et c'est bien pourquoi la sociologie de Pierre Bourdieu invite surtout à « rendre visible ce qui est caché », en proposant une analyse complexe du champ journalistique - un champ de forces et de conflits - au sein duquel se distribuent et agissent des professionnels très divers : du soutier de l'information de la presse quotidienne régionale aux grands reporters. Un champ dominé par l'emprise de la télévision et qui exerce à son tour une emprise sur d'autres champs, en particulier ceux de la production culturelle. Il faut tout l'anti-intellectualisme latent de certains journalistes pour croire qu'il ne s'agit-là que de compliquer à loisir le vocabulaire, alors qu'il s'agit de rendre compte d'un microcosme très différencié, dont le fonctionnement rend parfois peu visibles les effets quotidiens des logiques commerciales et financières auxquelles le journalisme est assujetti. Ainsi, il y a infiniment plus de sociologie du journalisme dans les quelques dizaines de pages de Sur la télévision que dans d'épais volumes qui se contentent d'entériner la connaissance spontanée que la profession a d'elle-même. D'autant que l'apport que la sociologie de Bourdieu peut apporter à la compréhension du journalisme ne se limite pas aux quelques textes qu'il a écrits sur le sujet ; eux-mêmes ne s'éclairent que par la totalité de son œuvre. Ce n'est pas tout : pressés d'en découdre sans comprendre, nos maîtres-tanceurs préfèrent ignorer que la totalité de cette œuvre a plus ou moins directement inspiré de nombreux travaux sociologiques. Pour n'en citer que quelques-uns : les enquêtes d'Alain Accardo, Gilles Balbastre et quelques autres sur Le journalisme au quotidien et Le journalisme précaire ; les articles des Actes de la Recherche en sciences sociales, ou la synthèse orientée, mais ouverte aux apports les plus divers, d'Erik Neveu parue sous le titre Sociologie du journalisme.

Voulez-vous dire qu'il y aurait en quelque sorte une volonté de « ne pas savoir » ?

Henri Maler. Sans aucun doute. Alors que le journalisme d'investigation prétend nous faire connaître le dessous des cartes dans tous les milieux sociaux, les journalistes sont rarement invités par leurs patrons à enquêter sur eux-mêmes. Raison de plus pour ne pas abandonner l'analyse critique du journalisme et des médias aux seuls journalistes. Pierre Bourdieu avait soutenu, dès 1996, la constitution de notre association et approuvait, sans y participer, son activité. De son côté, Acrimed a trouvé dans l'œuvre de Pierre Bourdieu une de ses sources d'inspiration. Une œuvre qui mérite un débat à sa mesure : un débat sans déférence - ainsi qu'il le souhaitait lui-même. Sans déférence, mais non sans admiration, n'en déplaise à nos majestés éditoriales. Foucault se réjouissait - je cite de mémoire - d'avoir « fait trembler sur leurs tiges quelques nénuphars qui flottent à la surface de la pensée ». Pierre Bourdieu, à n'en pas douter, en a fait trembler quelques autres. Des nénuphars qui entretiennent souvent des rapports très intimes avec la vase…

* * *

Sur la couverture médiatique de la mort de Pierre Bourdieu, voir ici même « La mort de Pierre Bourdieu et l'emprise du journalisme » (1), suivi de « La mort de Pierre Bourdieu et l'emprise du journalisme » (2)


[1] Et reproduit sur le site d'Acrimed.

[2] Cette citation n'est pas parue dans L'Humanité, faute de place.

[3] « Pierre Bourdieu, celui qui dérangeait », par Jacques Bouveresse, Le Monde, 31 janvier 2001.

26.04.2024 à 11:41

Contre la guerre du Kosovo : « Appel européen pour une paix juste et durable dans les Balkans »

Collectif

Appel adopté lors de la réunion internationale tenue à Paris le 15 mai 1999

- Interventions, altercations /
Texte intégral (1455 mots)

Appel adopté lors de la réunion internationale tenue à Paris le 15 mai 1999 [1]

Les participant(e)s à la réunion internationale, tenue à Paris le 15 mai 1999, se sont fait l'écho de nombreux appels convergents qui, en Europe et aux USA notamment, se sont opposés à la fois à l'épuration ethnique au Kosovo et aux bombardements de l'OTAN contre la Yougoslavie.

Les Etats qui ont lancé ou soutenu cette guerre non déclarée, menée en dehors de toute légalité internationale, ont prétendu qu'elle était morale et légitime puisqu'elle serait exclusivement justifiée par la défense des droits et des vies d'un peuple. Ils admettent que des "erreurs" ou des "dégâts collatéraux " ont été commis, mais il ne s'agirait que de " faux pas dans la bonne direction". Toute critique envers la guerre de l'OTAN reviendrait, nous a-t-on dit, à soutenir le régime de Slobodan Milosevic ou, au mieux, à refuser d'agir contre sa politique réactionnaire.

Tout cela est faux. Quel est le bilan de plusieurs semaines de bombardement de l'OTAN ? Une tragédie ! Chaque jour qui passe, la guerre aggrave la situation des populations civiles et rend de plus en plus difficile la résolution des conflits nationaux au Kosovo et dans l'ensemble de l'espace balkanique.

On ne peut tenir pour moraux et légitimes :
- une guerre qui fournit un prétexte à une terrible aggravation du sort du peuple kosovar qu'elle prétendait secourir et favorise son exode provoqué ;
- une guerre qui soude autour du régime répressif de Slobodan Milosevic la population yougoslave agressée et ainsi aveuglée sur les responsabilités de Belgrade dans le nettoyage ethnique des Kosovars ;
- une guerre qui renforce le régime, fragilise son opposition démocratique, y compris au Monténégro et déstabilise la Macédoine ;
- des bombardements qui tuent des populations civiles, détruisent des infrastructures, des usines et des écoles.

Cette guerre contredit en tous points ses buts affichés. Elle favorise un catastrophique engrenage, dont il faut sortir au plus tôt : entre, d'un côté, l'intensification des bombardements, poursuivis pour tenter de sauver la "crédibilité" de l'OTAN ; et de l'autre l'expulsion brutale et massive de populations, accompagnée d'un déchaînement de violences sans commune mesure avec la répression qui sévissait avant le déclenchement des bombardements.

Il n'est pas vrai que tout avait été tenté et que les bombardements étaient une riposte efficace à la répression serbe et une réponse appropriée à la défense des vies et des droits des Kosovars. Rien n'a été fait pour maintenir et élargir la présence des observateurs de l'OSCE et pour impliquer les Etats voisins et les populations concernées dans la recherche de solutions. Les gouvernements occidentaux ont accéléré la désintégration yougoslave et ils n'ont jamais traité de façon systématique les questions nationales imbriquées de cette fédération. Ils ont entériné le dépeçage ethnique de la Bosnie-Herzégovine conjointement organisé à Belgrade et Zagreb. Et ils ont laissé s'enliser la question albanaise du Kosovo parce qu'ils préféraient ignorer l'expulsion des Serbes de la Krajina croate.

À l'occasion des négociations de Rambouillet, ils ont opté pour le recours aux armées de l'OTAN au lieu de proposer une force d'interposition internationale, agissant sur mandat de l'ONU, alors qu'une telle proposition aurait pu être alors légitimement imposée face à un refus de Milocevic : cette force d'interposition aurait été beaucoup plus efficace pour protéger les populations que les bombes de l'OTAN.

Aujourd'hui, il faut exiger :
- Le retour de populations albanaises sous protection internationale, placée sous la responsabilité de l'Assemblée Générale des Nations Unies,
- Le retrait des forces serbes du Kosovo,

Et, pour atteindre ces objectifs, obtenir d'abord :
- La cessation immédiate des bombardements.
- La réouverture d'un processus de négociation sur ces bases, dans le cadre de l'ONU, non seulement n'implique aucune confiance envers Slobodan Milosevic, mais elle serait plus déstabilisatrice pour son pouvoir que les bombes qui n'ont depuis quelques semaines affecté que la population et l'opposition yougoslaves.

Une telle démarche doit reposer sur un principe et s'accompagner de moyens indispensables.

Un principe : le respect du droit des peuples, et notamment du peuple Kosovar albanais et serbe, à décider eux-mêmes de leur propre sort, dans le respectdes droits des minorités.

Des moyens :
- Une aide économique aux Etats balkaniques, uniquement et strictement subordonnée au respect des droits individuels et collectifs ;
- Une enquête sur les atrocités commises au Kosovo, conduite sous l'autorité du TPI ;

Le respect du droit d'asile, , selon les termes de la Convention de Genève, l'accueil de tous les réfugiés qui le souhaitent et des déserteurs yougoslaves et leur circulation dans tous les pays d'Europe.

Nous exigeons enfin un débat public dans nos pays sur le bilan de l'OTAN, sur le rôle qu'elle s'attribue désormais et sur les perspectives de la sécurité en Europe. Celle-ci ne saurait reposer, à nos yeux, sur une logique de guerre ou d'augmentation des dépenses d'armements, destinée à mener une politique de grande puissance, mais avant tout sur une politique de développement et d'éradication de la misère sociale et de réalisation des droits universels des peuples et des êtres humains, hommes et femmes.

Nous poursuivrons quant à nous :
- L'action de solidarité avec les oppositions démocratiques politiques, syndicales, associatives, féministes qui résistent aux pouvoirs réactionnaires ;
_- L'action de solidarité avec les populations expulsées, en défense de leur droit d'asile comme de leur droit au retour et à l'autodétermination.

À Paris, le 15 mai 1999

Signataires

Allemagne : Joachim Bishoff, Franzisca Brautner, Richard Detj, Wolfgang Gehrcke, Frigga Haug, Wolgang Fritz Haug, Alex Neumann, Jakob Schäffer, Dr. Peter Strutynski, Frieder Otto Wolf Autiche : Wielfried Graf Belgique : Mateo Alaluf, François Vercammen

Danemark : Soren Sondergaard

Espagne : Francisco Fernandez Buey, Jaime Pastor, Carlos Taibo, Manuel Vazquez Montalban, Asceu Uriarte

Etats-Unis : James Cohen

Grande-Bretagne : Sebastian Bogden, Daniel Singer

Italie : Salvatore Cannavo, Giuseppe Chiarante, Rossana Rossanda

Suède : Anders Fogelström

France : Nils Andersson, Olivier Azam, Nicholas Bell, Daniel Bensaïd, Martine Billard, Alexandre Bilous, Pierre Bourdieu, Philippe Boursier, Suzanne de Brunhoff, Philippe Chailan, Jean- Christophe Chaumeron, Patrice Cohen-Séat, Marianne Debouzy, Françoise Dielhmann, Zorka Domic, Bernard Doray, Yves Durrieu, Danielle Espagnola, Concepcion de la Garza, Elisabeth Gauthier, Serge Guichard, Michel Husson, Isabelle Kalinowski, Pierre Lantz, Frédéric Lebaron, Francette Lazar, Catherine Lévy, Isabelle Lorand, Henri Maler, Roger Martelli, Anne Mazauric, Jean-Paul Monferran, Aline Pailler, Claude F. Poliak, Jean Sagne, Catherine Samary, Anick Sicart, Jeanne Singer, Marie- Noëlle Thibaut, Rolande Trempé, Catherine Tricot, Patrick Vassalo, Raphel Weil, Francis Wurtz.

Lors du meeting du 15 mai 1999 à Paris, il a été reçu des messages de Joachim Bishopp et Richard Detje (Allemagne), Arthur Mitzman, Marcel van der Linden et Michael Kratetke (Pays-Bas), Tony Benn et Ken Loach (Grande-Bretagne), Ignacio Ramonet (France), Noam Chomsky et Edward Saïd (Etats-Unis).


[1] Publié dans L'Humanité du 17 mai 1999. Repris dans Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, éditions Agone2022, p. 432-035. Consultable sur le site DocPlayer. Voir aussi Serge Halimi, Dominique Vidal, Henri Maler, Mathias Raymond, L'opinion ça se travaille. Les médias et la « guerres justes », édition Agone, sixième édition 2014.

27.01.2024 à 14:08

Transformer les médias

Henri Maler

Un diagnostic, des cibles : à actualiser

- Sur les médias /
Texte intégral (2708 mots)

Contribution à un ouvrage collectif intitulé 2012 : les sociologues s'invitent dans le débat, coordonné par Louis Pinto et paru en février 2012, aux éditions du Croquant dans la collection Savoir/Agir : une contribution synthétique qui, dans les limites d'un nombre de signes limité, présentait quelques propositions de transformation des médias [1].

À actualiser et compléter.

Transformer les médias

La conjugaison de la « révolution numérique » et de la dérégulation libérale bouleverse l'ensemble du paysage médiatique : elle favorise la création de nouveaux supports et redistribue la place et les rapports entre ceux qui existaient jusqu'alors ; elle accélère la concentration et la financiarisation des médias privés ; elle modifie les rapports de forces entre les différents acteurs technologiques et économiques ; elle affecte les droits des créateurs et transforme leur rôle ; elle ébranle le journalisme professionnel (les conditions d'emploi et les pratiques). Mais plus que jamais c'est la recherche du profit qui gouverne ces transformations.

Éléments de diagnostic

Les concentrations des médias privés sont à la fois transnationales (même si ses effets en France restent peu perceptibles), multimédias (et conglomérales puisqu'elles touchent des pans entiers de la culture et des loisirs) et financiarisées : entendons par là qu'elles ne visent pas être seulement rentables, mais profitables. Ces concentrations n'englobent plus seulement les médias devenus traditionnels. Elles font intervenir, dans les domaines de l'information, de la culture et du divertissement, de nouveaux et puissants acteurs. Les groupes médiatiques traditionnels (en France : Dassault, Lagardère, Bouygues, etc.), géants, hier encore, de la production et de la diffusion des contenus sont des nains sur le plan économique, comparés aux géants des télécommunications, de l'industrie électronique et d'Internet : la confrontation est d'ores et déjà à l'œuvre. La régulation, l'arbitrage ou le contrôle (comme on voudra…) de ces transformations par des pouvoirs publics garants de l'intérêt général sont dérisoires.

L'invention, à un rythme inédit, de nouveaux supports technologiques (Internet, téléphonie mobile, I-Pad, livre numérique, etc.) et la diversification, voire la fragmentation, de l'offre modifient les usages des divers supports et redistribuent leurs places respectives. S'il faut se garder des prophéties, enthousiastes ou catastrophées, force est de constater que les transformations des modes de diffusion et de consommation appellent des transformations des contenus et des financements qui ne soient pas soumises aux seules « lois du marché ». La multiplication des tuyaux n'est en rien une garantie de la qualité et de la diversité des contenus et de leur production.

« Dis-moi qui te paie, je te dirai qui tu es » : si cette formule est un raccourci, elle n'est pas dénuée de toute pertinence, au moment où les modes de financement se transforment, se diversifient et se déplacent, avec les mutations de l'offre et des usages. Le modèle économique du double financement de la presse écrite par le lectorat et la publicité est durement touché. Les reculs des télévisions et des radios généralistes ne sont pas compensés par les fragmentations thématiques ou locales. Les médias du secteur public voient leurs ressources raréfiées. Les médias du secteur associatif sont laissés à l'abandon. Les acteurs indépendants, sur Internet, sont loin de disposer des moyens suffisants.

Dans le même temps, une « course-poursuite » est engagée entre, d'une part, le développement d'Internet et des libertés qu'il offre et, d'autre part, les forces déployées, comme ce fut toujours le cas avec les nouveaux supports médiatiques, pour les livrer à l'appropriation privée (et lucrative) et au contrôle (voire la censure) étatique. Parmi les conséquences des projets et les mesures qui visent à conforter l'emprise économique et politique du libéralisme autoritaire (mais peut-être s'agit-il là d'un pléonasme…), on peut citer par exemple la numérisation des livres par Google, les privilèges accordés aux logiciels payants, les remises en cause périodiques de la « neutralité du net », la « Loi d'Orientation et de Programmation Pour la Sécurité Intérieure » (dite Lopps1) adoptée en 2002 et « Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure » (dite Loppsi2), adoptée en 2011, qui organisent la traque des internautes.

Les transformations en cours déplacent les frontières déjà poreuses entre les divers producteurs d'information et de culture, en généralisant les informations et les créations bénévoles et gratuites. Elles mettent à rude épreuve les droits des journalistes, des auteurs de livres et des créateurs. La généralisation de l'existence des articles et des livres sur divers supports s'effectue au détriment de leurs auteurs. Et sous couvert de protéger les droits des créateurs, la loi Hadopi entérine le dépérissement des droits d'auteur des journalistes et consacre l'emprise des artistes les mieux rémunérés et des sociétés de perception des droits.

Sous l'effet conjugué (et apparemment paradoxal) de la montée en puissance des contributions bénévoles particulièrement sur Internet (« blogs ») et de la recherche de la rentabilité ou de la profitabilité maximale, les conditions de travail et les productions des journalistes professionnels ne cessent de se dégrader. L'extension du journalisme précaire (et sous-payé) et l'intensification des rythmes de travail, la généralisation d'un journalisme de flux (et de recyclage des dépêches d'Agence de presse) et de scoops spectaculaires au détriment, le plus souvent (mais pas toujours…) du journalisme d'enquêtes, la domination d'une minorité d'éditocrates sur une majorité de soutiers de l'information constituent des tendances lourdes que ne parviennent pas à enrayer quelques contre-tendances.

Quelques cibles

Face à des transformations d'une telle ampleur, les réajustements marginaux ne suffisent pas et les réformes partielles, aussi souhaitables soient-elles, ne seront que de simples échardes si elles ne s'inscrivent pas dans une perspective d'ensemble.

Pourtant, les propositions qui suivent ne sont que des fragments d'une utopie concrète qui, pour être effectivement rationnelle, devrait tenir compte de plusieurs contraintes. En effet, les transformations en profondeur du paysage médiatique ne peuvent aboutir sans transformations du système politique dont le paysage médiatique est nécessairement solidaire. En outre, ces mêmes transformations dépendent pour une large part de la mise en cause de traités et de directives européennes dominées par un libéralisme économique sans frein. Elles dépendent enfin et par conséquent de rapports de forces sociaux et politiques, nationaux et européens, qui devraient inciter à distinguer des objectifs à court terme et des objectifs à plus long terme qui, visés à travers les premiers, peuvent être - provisoirement, on l'espère - hors d'atteinte.

On l'a compris : il s'agit de présenter ici non des promesses, mais des cibles

Constituer et constitutionnaliser un Conseil National des Médias

Organisme-fantoche dépendant du pouvoir politique, l'actuel Conseil Supérieur de l'audiovisuel (CSA) est un organisme-croupion qui ne remplit que des fonctions subalternes sur un segment, somme toute restreint, du paysage médiatique. Il devrait être remplacé par un Conseil National des Médias, radicalement différent par son statut, sa composition et ses missions. Un tel Conseil devrait être composé de représentants élus, de représentants des salariés des médias et des usagers des médias. En particulier, à défaut d'une élection spécifique (au demeurant envisageable), ce sont les proportions observées lors du premier tour des élections législatives qui devraient être respectées. Un tel Conseil devrait être constitutionnalisé et les rapports de ce « quatrième pouvoir » (dont la notion aurait ainsi une signification claire…) avec les autres pouvoirs trouver une place distincte dans la distribution des pouvoirs. Un tel Conseil devrait avoir en charge la régulation de l'ensemble du secteur des médias et notamment de l'application des dispositions législatives, de l'élaboration des dispositions réglementaires et de l'affectation des ressources publiques. Bref, de la mise en œuvre de l'ensemble des dispositions qui suivent.

Contrecarrer la concentration et la financiarisation des médias

La défense du pluralisme politique et de la diversité culturelle passe par la mise en œuvre de dispositifs qui visent, directement et indirectement, à limiter les concentrations financiarisées et à leur opposer les renforcements des médias sans but lucratif et des droits des journalistes et des salariés.

Ces dispositifs anti-concentration ne consistent pas seulement, ni même peut-être prioritairement, en mesures d'imposition de seuils de concentration ; ils doivent veiller simultanément à contrecarrer la financiarisation des médias et l'emprise de la publicité.

De là, la nécessité d'un ensemble de mesures législatives destinées à abaisser le seuil des concentrations autorisées par les dispositions françaises (et d'un combat pour son abaissement conjoint et unifié dans l'ensemble des pays européens) .Les critères d'imposition de seuils de limitation des concentrations mono-médias ou multimédias, devraient cumuler des seuils de concentration capitalistique, des limitations du nombre de titres et de canaux possédés et des maxima d'audience ou de diffusion.

Dans le même esprit, il est indispensable d'interdire le contrôle des actifs médiatiques par des firmes qui sont largement présentes dans d'autres secteurs d'activité économique et, en particulier, par des firmes qui dépendent de l'obtention de marchés publics. De telles dispositions s'imposent particulièrement en France face à l'emprise de Bouygues, Dassault et Lagardère. De même, il est nécessaire non seulement de s'opposer à toute nouvelle privatisation des médias publics et des infrastructures de télécommunication, mais également de remettre en cause les privatisations déjà réalisées et de s'opposer à toute prise de contrôle des médias de masse par des fonds de pensions ou des groupes et conglomérats multinationaux. Enfin il convient de limiter l'ampleur des financements par la publicité en réduisant la surface ou la durée des messages publicitaires.

Il reste que la meilleure des résistances contre les concentrations capitalistes réside dans la constitution d'un service public de l'information et de la culture.

Constituer un service public de l'information et de la culture

L'information et la culture sont des biens communs. Ils ne peuvent le rester ou le devenir qu'à condition que l'ensemble de leurs moyens de production et de diffusion fassent l'objet d'une appropriation démocratique qui donne la priorité à des médias sans but lucratif.

Une telle appropriation devrait reposer sur la conjugaison de deux formes de propriété : la propriété publique et la propriété coopérative L'ensemble de ces mesures pourraient permettre de développer un service public de l'information et de la culture, adossé à deux formes de propriétés ou deux secteurs : le secteur public et le secteur associatif.

(1) L'appropriation publique n'est pas condamnée à virer à la confiscation étatique et bureaucratique, du moins sous certaines conditions, parmi lesquelles la constitution et la constitutionnalisation d'un Conseil National des Médias indépendant et l'extension des droits des salariés des médias.

Cette appropriation publique devrait inclure, sous des formes spécifiques, le secteur public de l'audiovisuel, l'AFP et les infrastructures techniques des télécommunications et permettre de mutualiser les moyens de production, d'impression et de diffusion.

Plus précisément, l'audiovisuel public devrait retrouver la maîtrise de sa programmation et de sa stratégie économique. Ce qui passe par la fin de la concurrence faussée avec la principale chaîne de télévision et donc la déprivatisation de TF1. Ce qui suppose, en outre et entre autres, les mesures suivantes : l'intégration de l'audiovisuel extérieur (RFI et France 24) à France Télévisions ; l'abrogation des décrets Tasca (qui contraignent à un externalisation presque complète de la production et à l'abandon de tous les droits dérivés) ; l'augmentation progressive de la redevance qui serait rendue proportionnelle aux revenus.

À ces conditions, l'offre multimédia, garante du pluralisme politique et de la diversité culturelle, pourrait être effective sur tous les canaux.

(2) L'appropriation coopérative n'est pas condamnée à l'impuissance pour peu que lui soient donnés les moyens légaux et financiers de se développer. Les médias associatifs et coopératifs du tiers secteur (télévisions, radios, sites, journaux associatifs) sont aujourd'hui délaissés : ils sont privés de ressources suffisantes, d'accès à la TNT pour les télévisions et d'aide à la presse pour les journaux et pour les sites associatifs qui n'emploient pas de journalistes professionnels.

Or, l'importance de ces médias ne se mesure pas seulement à leur audience quantitative (d'ailleurs souvent sous-estimée) : médias de proximité, de partage et de solidarité, ils entretiennent des rapports qualitatifs irremplaçables avec leur usagers ; viviers de formation de journalistes et de créateurs culturels, ils sont indispensables à la diversité, notamment sociale, de l'information et de la culture. Ce faisant, ils participent pleinement à la refondation d'un service public bien compris. Ils doivent bénéficier d'une place et d'aides publiques appropriées.

(3) La presse écrite quotidienne confrontée à la crise du modèle économique fondé sur le double financement par la publicité et par les lecteurs, et à l'érosion de son lectorat, vit sous perfusion, notamment grâce aux aides publiques à la presse. C'est pourquoi il est urgent de transformer ces aides, qu'elles soient directes ou indirectes, pour qu'elles soient attribuées prioritairement, voire exclusivement aux médias sans but lucratif, qu'ils soient privés ou associatifs, et donc de créer un statut des sociétés de presse à but non lucratif.

Garantir les droits des journalistes, des créateurs et des usagers

L'ensemble des dispositions spoliatrices et liberticides, comprises dans les lois évoquées plus haut doivent être abrogées. Les droits des journalistes, des créateurs et des usagers doivent être garantis. Les journalistes doivent disposer de droits collectifs reconnus : c'est pourquoi il est nécessaire que les codes de déontologie soient annexés à la convention collective nationale et que les rédactions se voient reconnaître un statut juridique (et des droits effectifs) au sein de chaque média. Les usagers des médias, pour ne pas être traités en simples consommateurs, doivent être représentés, ne serait-ce qu'à titre consultatif, dans les principales instances d'orientation et de régulation des médias. La critique des médias, enfin, ne saurait être limitée au « Courrier des lecteurs » et aux « forums d'internautes » ni être réservée aux professionnels de la profession et autres « médiateurs ». C'est pourquoi cette critique, dotée non de pouvoirs de sanction, mais de pouvoirs d'interpellation doit être favorisée.

Si un autre monde est possible, d'autres médias le sont aussi ; pour qu'un autre monde soit possible, d'autres médias sont nécessaires.

Henri Maler, janvier 2012.


[1] Contribution publiée également sur le site d'Acrimed.

15.01.2024 à 13:32

Georges Sorel : de l'utopie au mythe (1)

Henri Maler

Des critiques de la science aux critiques de l'utopie

- Notes et travaux
Texte intégral (9097 mots)

L'essai qu'on va lire, à bien des égards besogneux en raison de sa longueur et de la surabondance des citations, s'inscrit dans une recherche sur les impasses stratégiques que Marx a légué à ses successeurs. Nous en sommes encore les contemporains.

Version provisoire (en deux parties), dans l'attente d'une version plus courte moins prolixe en citations.

Georges Sorel (1847-1922), inclassable et insaisissable ? Inclassable, car il serait sans parenté parmi ses contemporains et sans postérité parmi les marxismes. Insaisissable, car son œuvre se déploierait en suivant d'inextricables méandres à l'intérieur d'instables frontières. Il est possible pourtant de suivre ou de retracer son parcours ou l'un de ses parcours et de saisir la structure significative que condense l'opposition entre le mythe et l'utopie C'est à tenter de dégager cette structure significative sans la soumettre à un examen critique détaillé que sont consacrées les notes qui suivent (et dont les références bibliographiques figurent en annexe).

I. Des critiques de la science aux critiques de l'utopie

La pensée de Georges Sorel, du moins jusqu'en 1910, peut être comprise comme une tentative de se dégager de l'utopie scientiste : elle se présente comme une critique du devenir utopique de la science fondée par Marx. Cette critique prolonge et radicalise la critique des utopies proprement dites et procède d'une mise en question de la science et des prétentions scientifiques, non seulement de l'orthodoxie dogmatique héritière de Marx, mais aussi de la théorie de Marx elle-même.

Préambule : La science en question

La critique des prétentions scientifiques, qu'il s'agisse des sciences en général ou de celles dont se prévalent marxistes et utopistes, fondateurs et successeurs, orthodoxes et hétérodoxes, passe par une clarification préalable du concept de science. Or, comme le montrent les textes réunis par Thierry Paquot sous le titre Décomposition du marxisme et autre textes, Sorel commence par accepter une conception de la théorie de Marx qui l'assimile aux sciences physiques et qui correspond, par conséquent aux interprétations positivistes ou scientistes du marxisme [1].

Dès 1893, dans un article intitulé « Science et socialisme », Sorel commence par distinguer la science que revendiquent les utopistes et la science rationnelle dont Marx se prévaut. Si, dit-il, cette science mérite examen, c'est à condition de l'entendre dans un sens proche de celui que l'on donne aux notions de science et de lois en physique : « On traite volontiers les socialistes de rêveurs ; on les compare à Platon et à Th. Morus. La science rationnelle et l'utopie sont choses quelque peu différentes (...) ». Et Sorel d'esquisser, quelques lignes plus bas, l'analyse de cette différence :

Les anciens inventeurs de réformes ne croyaient pas à la science ; ils imaginaient des recettes sociales destinées à faire le bonheur de l'humanité. S'ils parlaient de science et de lois sociologiques, c'était dans un sens bien éloigné de celui que l'on donne aux mots science et lois en physique. (...) Le socialisme moderne croit qu'il existe une science, une vraie science économique. Cette thèse est-elle fondée ? Voilà ce qu'il faudrait examiner d'un peu plus près qu'on ne l'a fait jusqu'ici (...) [2].

La science des socialistes et donc de Marx - comprise comme science positive opposée à l'utopie – devrait, si elle existe, être appliquée : « Le socialisme prétend établir, aujourd'hui une science économique ; si sa prétention est fondée, il a le droit de réclamer la refonte législative de l'État ; ses théorèmes doivent être appliqués ; ce qui est rationnel et démontré doit devenir réel [3]. » La prétention scientifique de Marx doit donc être mise à l'épreuve [4].

Non seulement la science dont se prévalent les socialistes et plus particulièrement Marx n'est pas équivalente aux sciences physiques, mais le socialisme ne relève pas de l'application d'une science quelconque. S'engager dans cette voie conduit inévitablement Sorel à une impasse : il ne s'y attardera pas.

S'agissant des prétentions scientifiques, la critique de Sorel s'exerce dans deux directions complémentaires (que l'on distinguera ici par souci de clarté) : contestations de l'autorité de la science et critiques la validité de la science de la théorie de Marx.

Dans l'article intitulé « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899) Sorel souligne que l'autorité de la science est un puissant argument. Aussi s'emploie-t-il à renverser cette autorité. C'est ainsi qu'il note : « L'expression socialisme scientifique flattait les idées courantes sur la toute-puissance de la science et elle a fait fortune [5]. »

C'est dans cet esprit qu'il refuse d'être aveuglé par les abus du terme de science qui permettent de revendiquer indûment son autorité. Il dénonce en particulier deux usages extensifs du terme de science destinés à annexer cette autorité : l'usage du terme de science qui permet d'embrasser l'utopie elle-même [6] et l'usage du terme de Wissenschaft par Engels et ses disciples qui n'a que de lointains rapports avec la science des savants.

La critique qui s'exerce alors prend pour cibles la superstition scientifique et l'orthodoxie dogmatique.

1. Critique des « superstitions scientifiques »

Prétention scientifique et superstition scientifique doivent être distinguées : si la prétention scientifique de la pensée de Marx doit être mise à l'épreuve, la superstition scientifique doit être, au contraire, immédiatement récusée.

C'est en effet céder à la superstition scientifique - la crédulité à l'égard de la science qui s'en remet à son autorité - que de soutenir d'emblée que la science sociale est aussi bien fondée que les sciences physiques et biologiques et surtout qu'elle est fondatrice d'un socialisme déduit de cette science. C'est ce que Sorel souligne dans l'article intitulé « La crise du socialisme » (1898) :

À l'époque où la propagande socialiste recommença en France, il y a un peu plus de vingt ans, on avait dans la science une confiance qui nous étonne un peu aujourd'hui. On croyait qu'il existe une science sociale, fondée sur les sciences physiques et biologiques, capable de résoudre tous les problèmes posés depuis la Révolution (...). On importait en France les théories de Marx (...). Le nom du célèbre philosophe allemand exerça à cette époque une grande influence ; on crut qu'on était arrivé à posséder un socialisme déduit de la science [7] . [souligné par moi]

Sorel, dans ce même article, revient donc sur l'illusion qu'il a provisoirement entretenue quand il rédigeait « Science et socialisme » (1893) [8] : il serait contradictoire avec l'esprit même de la science de concevoir le socialisme comme l'application d'une science aussi fondée soit-elle :

Bien loin de marquer la déchéance du socialisme, la crise actuelle du socialisme scientifique marque un grand progrès : elle facilite le mouvement progressif en affranchissant d'entraves la pensée. Longtemps on a cru que le socialisme pouvait déduire ses conclusions de thèses scientifiques et être une science sociale appliquée ; un interprète fort habile de Marx, M.B.Croce, a montré qu'une pareille opération est impossible à réaliser. La science doit se développer librement sans aucune préoccupation sectaire ; la sociologie et l'histoire existe pour tout le monde de la même manière ; il ne saurait y avoir une science appropriée aux aspirations de la social-démocratie, de même que les catholiques intelligents ne pensent plus qu'il puisse y avoir une science catholique [9]. [souligné »par moi]

On peut d'ores et déjà, par anticipation, tracer le trajet que suit Georges Sorel. s'en remettre à l'autorité de la science revient à substituer cette autorité de la science – « un socialisme déduit de la science » [10] - à la spontanéité du prolétariat - un socialisme produit par le mouvement ouvrier : « Le socialisme n'est pas une doctrine, une secte, un système politique ; c'est l'émancipation des classes ouvrières qui s'organisent, s'instruisent et créent des institutions nouvelles. » Et d'ajouter : « C'est pourquoi je terminais par ces mots un article sur l'avenir socialiste des syndicats : “Pour condenser ma pensée en une formule, je dirai que tout l'avenir du socialisme réside dans le développement des syndicats ouvriers” [11]. »

Autrement dit, la critique de la superstition scientifique sous-tend donc à la fois la critique de l'utopisme quand il se présente comme scientifique et la critique du scientisme marxiste qui se prévaut de la pensée de Marx. Et cette double critique, couplée à l'éloge du syndicalisme, culmine dans l'apologie des mythes : nous y reviendrons après un long détour.

En effet, la superstition qui incite à s'en remettre à l'autorité de la science conduit inévitablement à s'empêtrer dans ses dogmes : l'orthodoxie dogmatique fait corps avec la superstition scientifique. Ce qui est vrai des discours de sectes utopiques (fouriéristes et saint-simonienne notamment) l'est particulièrement du marxisme… orthodoxe.

2. Critique de l'orthodoxie dogmatique

La critique sorélienne du marxisme gagné par l'orthodoxie dogmatique repose sur une opposition fondamentale entre la lettre et l'esprit de la pensée de Marx. D'où cette déclaration d'intention, formulée une première fois dans « Pour ou contre le socialisme » (1897) :

Plus on va, plus on se débarrasse de tout le bagage aprioristique, légué par le passé. Ce qui est spécifiquement la conception marxiste me semble assez large pour pouvoir contenir les théories nouvelles à élaborer ; mais il est évident qu'il ne faut pas aborder ces difficultés avec un esprit théologique ; il faut s'inspirer de l'esprit plutôt que des textes [12]. [souligné par moi]

Et Sorel d'inviter, dans « L'avenir socialiste des syndicats » (1898), à distinguer « les théories de Marx » et « les programmes des partis » et à « être fidèle à l'esprit de Marx » [13]. [souligné par moi]

Telle est l'attitude que Sorel, deux ans plus tard, dans « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme : Bernstein et Kautsky » (1900), met au crédit de Bernstein :

Avec M. Bernstein, on aime à se figurer que le marxisme constitue une doctrine philosophique, encore pleine d'avenir, qu'il suffit de l'émanciper de commentaires mal faits et de la développer en tenant compte des faits récents. L'auteur poursuit, avec une bonne foi admirable et une grande habileté, une œuvre de rajeunissement du marxisme : des formules surannées ou des interprétations fausses, il en appelle à l'esprit même de Marx ; c'est d'un retour à l'esprit marxiste qu'il s'agit [14]. [souligné par moi]

Force est de constater que ce que Sorel entend pas « esprit de Marx » ou esprit du marxisme n'est pas d'une lumineuse clarté.

Quoi qu'il en soit, Sorel ne variera pas dans cet éloge de Bernstein. Même quand l'orientation qui en découle se sera clairement manifestée, Sorel lui trouvera encore d'indéniable mérites et des excuses [15]. Parmi ces mérites : avoir pris la mesure de la contradiction entre le discours et la pratique de la social-démocratie et avoir invité ses camarades à avoir « le courage de paraître ce qu'ils étaient » [16]. C'est pourquoi, dans « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), Sorel salut ainsi la contribution de Bernstein : « il invite les socialistes à jeter par-dessus bord les formules, pour observer le monde, pour y pénétrer et surtout pour jouer un rôle vraiment efficace [17]. »

Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point décisif : c'est le syndicalisme révolutionnaire qui incarnera bientôt le véritable esprit du marxisme, le retour à l'esprit du marxisme qui caractérise ce que Sorel appelle alors « La nouvelle école » [18].

L'opposition entre l'esprit et la lettre du marxisme en gouverne quelques autres que Sorel mentionne dans « La crise du socialisme » (1898). C'est dans l'intention de rester fidèle à l'esprit du marxisme qu'il oppose dans cet article : l'analyse du mouvement réel et le commentaire des textes [19] ; le socialisme des choses et le socialisme des socialistes [20] ; les leçons de la pratiques et les leçons des livres [21].

Rester fidèle à l'esprit du marxisme impose donc de procéder à une critique de l'orthodoxie dogmatique. Il s'agit de compléter, approfondir, adapter, réviser le marxisme. Sorel retrace ainsi, dans « Mes raisons du syndicalisme » (1910), le parcours qui fut le sien :

J'étais persuadé en 1894 que les socialistes soucieux de l'avenir devaient travailler à approfondir le marxisme, et je ne vois pas encore aujourd'hui que l'on puisse adopter un autre procédé pour construire cette idéologie dont a besoin le mouvement prolétarien [22].

Mais, précise Sorel, si j'avais aperçu les « graves lacunes » du « marxisme officiel « , les moyens faisaient primitivement défauts qui permettraient de « l'adapter à la réalité » .

L'étude de l'ouvrage de Saverio Merlino [23] lui montre qu'il est « devenu nécessaire de réviser les bases des théories socialistes afin de les mettre d'accord avec le mouvement social » [24]. Plus généralement, Sorel déclare que ses premiers écrits sont des « études que je faisais pour renouveler le marxisme par des procédés marxistes » [25]. La nécessité d'une révision aurait été, aux yeux de Sorel, relancée par l'affaire Dreyfus : « la révolution dreyfusienne constitue (...) une expérience qui établit de façon irréfutable l'insuffisance des théories socialistes reçues de ce temps [26]. »

C'est cette révision nécessaire, reconnue par Bernstein, qu'aurait accompli « La décomposition du marxisme » (1908), mais en suivant une autre méthode que celle de Bernstein [27].

Autant le dire clairement dès maintenant : pour Sorel, le marxisme dogmatique n'est pas moins utopique que les utopies proprement dites. En conséquence, Sorel invite à abandonner l'orthodoxie dogmatique pour revenir à l'interprétation (philosophique) du mouvement réel [28]. C'est ce retour au mouvement réel qu'accomplit, selon Sorel, « L'Avenir socialiste des syndicats » (1898) dont il célèbre la formule dans Réflexions sur la violence en affirmant : « C'était le commencement de la sagesse ; on s'orientait vers la voie réaliste qui avait conduit Marx à ses véritables découvertes [29]. »

Mais cette orientation rend nécessaire une critique de l'autorité scientifique de Marx lui-même.

3. Critique de l'autorité scientifique de Marx

S'il ne fait pas de doute pour Sorel que la validité du marxisme doive être mise à l'épreuve [30], cette validité doit être éprouvée dans les limites de son concept comme science économique ou science sociale [31]. Mais cette critique, ici survolée, s'étend à la critique du communisme de Marx.

3.1.Critique de la science de Marx

Selon Sorel, l'examen de la doctrine de Marx se heurte à des difficultés préjudicielles :

- Absence de clarté, notamment terminologique. Sorel justifie la nécessité de « s'inspirer de l'esprit plutôt que des textes » : « Cela est d'autant plus nécessaire que les textes de Marx sont, très souvent, d'une interprétation difficile : rien ne ressemble tant à la Philosophie de la nature de Hegel que le Capital. Marx a créé une terminologie ou plutôt plusieurs (...) ». Et Sorel de noter la pluralité des registres de la terminologie, l'existence de formules abstraites « présentées sans préparation », de « formules symboliques », de difficultés de traduction [32].
- Absence d'exposé didactique et systématique : « Il faut reconnaître que le système de Marx présente des difficultés considérables pour la critique, parce que l'auteur n'en a point donné un exposé didactique [33]. »

Ces difficultés étant posées, la critique par Sorel de la lettre de la doctrine fait flèche de tout bois et dans toutes les directions.

C'est le cas de la science économique, première à être sommée de rendre compte de ses prétentions [34]. Aussi l'évaluation du Capital de Marx, et plus particulièrement de la théorie de la valeur est-elle plusieurs fois reprise. C'est ainsi que Sorel demande que l'on tienne compte des travaux de W. Sombart et de C Schmidt, rend compte avec bienveillance de l'ouvrage de M. Merlino, et développe sa propre interprétation [35]. De même Sorel, en commentant Bernstein, reprend et étend les critiques contemporaines de la théorie de la valeur [36]. Enfin, il mentionne à plusieurs reprises de façon élogieuse les critiques de B. Croce [37]. La thèse fondamentale que Sorel accrédite est la suivante : « Il n'y a pas dans Marx de vraie théorie de la valeur [38]. »

C'est ensuite l'analyse des classes sociales et de leurs luttes, et en particulier des thèses sur la simplification de la composition des classes et de leurs antagonismes qui fait l'objet d'un examen répété [39].

De façon plus générale c'est le matérialisme historique, qui fait l'objet du plus large examen [40]. Mais c'est la discussion de la dialectique qui, comme on va le voir, mérite qu'on s'y arrête particulièrement [41].

Or, en dépit de leur ampleur, ce ne sont pas ces critiques qui sont décisives dans le déploiement de la conception originale de Sorel.

3.2. Critique du communisme de Marx

Déterminante est la critique des thèses de Marx qui, pour Sorel, excèdent les limites de toute science concevable, c'est-à-dire, dans l'esprit de Sorel, de toute science conçue sur le modèle des sciences positives : l'avenir prévisible, la catastrophe inéluctable, la dialectique historique. De proche en proche, c'est le communisme de Marx qui est dissous.

L'avenir prévisible ?

Critique qui déborde celle de Marx et qui l'englobe : Sorel conteste que la science puisse prévoir l'avenir. D'abord, parce que l'évolution des sociétés ne peut pas être enfermée dans des formules [42] et surtout parce que l'avenir est hypothétique. Sorel le souligne avec insistance dans « Pour ou contre le socialisme » : « Sans doute on peut faire sur l'avenir des hypothèses nombreuses ; et la science ne permet d'en rejeter sûrement aucune, l'avenir étant pour la science enfermé dans le livre des Sept-Sceaux ; mais il y a des hypothèses plus vraisemblables les unes que les autres [43]. »

Ces hypothèses sont-elles nécessaires ou inutiles ? À quelques pages de distance, Sorel semble se contredire.

À la suite de Saverio Merlino, il soutient que les formules marxistes sur l'avenir de la propriété, de la famille, de l'État ne sont que des hypothèses stériles : « Ce sont là des hypothèses indémontrables et fort inutiles , je crois, au socialisme ». Ce sont « des survivances d'anciennes hypothèses sur l'avenir [44]. » [souligné par moi]

Mais, de telles hypothèses peuvent (malgré tout ?) s'avérer nécessaires : « L'histoire est tout entière dans le passé ; il n'existe aucun moyen de la transformer en une combinaison logique. Tout ce que nous disons de l'avenir est pure hypothèse, mais hypothèse nécessaire pour fournir des bases à notre activité [45]. » [souligné par moi].

Quelques années plus tard (nous y reviendrons), Sorel considèrera que ces hypothèses sont des mythes indispensables au socialisme.

Dès lors, s'agissant de Marx, ce sont le but final, le contenu et les modalités du communisme qui sont mis en cause [46].

Si l'esquisse du contenu du communisme relève d' « hypothèses indémontrables et fort inutiles », si elles ne sont que des « affirmations hasardées » que l'on doit comprendre comme des « survivances d'anciennes hypothèses sur l'avenir » [47], c'est notamment parce que l'idée même d'une nécessité historique du communisme n'est pas fondée.

Sorel résume favorablement les thèses de Bernstein qui « voudrait qu'on abandonnât l'idée de nécessité historique », que l'on distingue l'espérance d'une sortie de la préhistoire de l'humanité et « les parties sociologiques » de l'œuvre de Marx et Engels. Il convient de renoncer à l'idée d'une « prédestination sociale » - à l'idée d'une « palingénésie sociale » qui serait « fatalement amenée par la loi immanente du régime capitaliste » [48].

Encore faudrait-il distinguer deux idées, parfois confondues par Marx lui-même : la nécessité inéluctable du communisme et sa nécessaire possibilité [49]. Faute d'effectuer cette distinction, Sorel abandonne la perspective communiste.

Ainsi, Sorel attribue à Bernstein « le grand mérite de mettre en pleine lumière que Marx a fait ses recherches scientifiques en vue de justifier des thèses socialistes préconçues et que ses prénotions l'ont empêché de faire un travail satisfaisant ».

Et non content de citer Bernstein quand celui-ci affirme de Marx que « ce grand scientifique était le prisonnier d'une doctrine », Sorel poursuit : « Je crois qu'on pourrait aller plus loin et je me demande dans quelle mesure Marx était sérieusement communiste (...) ». Et d'affirmer notamment : « En 1875, dans sa lettre sur le programme de Gotha, Marx n'ose pas renier complètement le communisme, mais le renvoie à une date si lointaine et si indéterminée qu'en fait il le supprime [50]. » [souligné par moi]

Ce point est décisif : Sorel lui-même « supprime » la perspective du communisme. Tous les textes de Marx qui en évoquent la perspective et les conditions (domination politique ou dictature du prolétariat, socialisation de la production) – du Manifeste au Capital, en passant par La guerre civile en France - sont négligés.

Ainsi se trouve entériné l'effondrement de toute perspective stratégique fondée sur le communisme de Marx.

Ce n'est pas tout : dans le même mouvement, la théorie de la catastrophe, solidaire d'une certaine philosophie de l'Histoire est récusée [51].

La catastrophe inéluctable ?

Une fois encore, la critique déborde et englobe la conception de Marx.

Sorel refuse que l'on puisse attribuer à Marx, comme le fait Saverio Merlino « un fatalisme économico-révolutionnaire » ou que « le bien doit sortir de l'excès du mal : le pire est le meilleur » [52]. Mais il admet la critique de « la conception catastrophique du socialisme » proposée par le même Merlino, auquel Bernstein, dit-il « s'est rallié » et la critique le « blanquisme révolutionnaire » [53].

Aussi Sorel entreprend-il à son tour « la discussion des thèses catastrophiques », en confrontant l'avant-dernier chapitre du Livre I du Capital et le Manifeste. Et il propose de distinguer les descriptions empiriques et les thèses catastrophiques, et voit dans l'avant-dernier chapitre un fragment, qui a été comme beaucoup d'autres parties anciennes, introduit dans Le Capital.

Il rejoint ainsi la conception de Bernstein selon lequel les écrits anciens de Marx « exhalent un parfum blanquiste, c'est-à-dire babouviste » et soutiennent le « terrorisme prolétarien ». Aussi Sorel soutient-il contre Kautsky que la « théorie de l'effondrement » existe bien dans la social-démocratie et que cet effondrement consisterait « en un long régime terroriste imité de 93 » . Et de conclure : « Cela était certainement la pensée de Marx et Engels autrefois ; c'est la pensée qui se dégage du texte apocalyptique. M. Bernstein a eu le très grand courage de dire ce qu'il en était [54]. »

Or quelques années plus tard (nous y reviendrons), Sorel considèrera que la catastrophe (comme les hypothèses sur l'avenir) figure parmi mythes indispensables au socialisme.

En revanche, la critique la substitution de la logique - et de la dialectique ainsi comprise - à l'histoire réelle [55] ne sera pas abandonnée .

La dialectique historique ?

C'est particulièrement la dialectique qui est en question [56].

Sorel se félicite que Colajanni ait pu « laisser de côté (...) la théorie dialectique qui, d'après Engels, serait caractéristique de la nouvelle manière de penser ». Et Sorel de citer longuement Labriola « dans l'espoir - précise-t-il dans une note de 1914 - qu'un lecteur habile trouve un sens à cet oracle ». Engels est alors mis à contribution : « Cette mystérieuse dialectique est chose assez simple d'après les exemples donnés par Engels ». Mais si Sorel résume ces exemples, c'est pour conclure : « Ce ne sont vraiment que jeux de mots et il me semble qu'on peut fort bien se passer de toutes ces amusettes ; (...) je crois que cette dialectique n'a rien à faire avec le marxisme [57]. »

Dès lors, l'impossibilité de prévoir l'avenir ne peut pas, déclare Sorel, être contrebalancée par le recours à la logique hégélienne. Les trois moments qui, selon lui, sont envisagés dans la lettre sur le programme de Gotha ne doivent pas faire illusion : « Il ne faudrait pas supposer que cette vue sur l'avenir soit fondée sur une conception purement logique, sur une loi de la génération des formes : ce serait admettre que l'Idée crée ! [58] »

Bilan de cette triple critique - d'un avenir prévisible (communisme compris), d'une catastrophe inéluctable, et d'un dialectique historique – : ce sont pour Sorel des excroissances qui impliquent le glissement de Marx lui-même vers l'utopie. Ce sont les points de non-retour où la science verse dans l'utopie.

Georges Sorel critique, d'un même mouvement la science (ou du moins ses prétentions et ses illusions), le marxisme (d'abord dans ses versions dogmatiques), la conception de Marx (particulièrement son communisme). Et cette triple critique culmine dans la critique de l'utopie (particulièrement quand elle se présente comme scientifique).

Henri Maler

La suite : Georges Sorel : de l'utopie au mythe (2) - Le mythe contre l'utopie.

* * *

Annexe : ouvrages et éditions

En l'absence d'une édition complète et homogène des écrits de Georges Sorel, j'ai eu recours à des éditions disparates. La pagination des références et citations s'en ressent inévitablement.

Georges Sorel, La décomposition du marxisme et autres essais, anthologie préparée et présentée par Thierry Paquot, PUF, 1982

Georges Sorel, Matériaux d'une théorie du prolétariat, Paris, éditions Marcel Rivière, 1921.

Georges Sorel, Réflexions sur la violence, huitième édition, avec Plaidoyer pour Lénine, Paris, éditions Marcel Rivière, huitième édition, 1936.

Georges Sorel, Les illusions du progrès, suivi de L'avenir socialiste des syndicats, Paris, éditions l'Age d'homme, 2071.

Georges Sorel, Introduction à l'économie moderne, Paris 1903, M. Rivière & Cie, 1911 - 385 pages


[1] Georges Sorel, La décomposition du marxisme et autres essais, anthologie préparée et présentée par Thierry Paquot, PUF, 1982.

[2] « Science et Socialisme » (1893), in La décomposition du marxisme et autres essais, p.41-42.

[3] . « Science et Socialisme » (1893), op.cit.,p.41.

[4] « Science et Socialisme » (1893), op.cit.,pp.40,41,42. « Pour ou contre le socialisme » (1897), in La décomposition du marxisme et autres essais p.51.

[5] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), in La décomposition du marxisme et autres essais, p. 94.

[6] Comme il croit le découvrir chez Anton Menger. « La décomposition du marxisme (1908) », in La décomposition du marxisme et autres essais, p.211-212.

[7] « La crise du socialisme » (1898), in La décomposition du marxisme et autres essais, p.77-78. « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit., p.94

[8] « Science et socialisme »(1893), op.cit., p. 41-42.

[9] « La crise du socialisme (1898), op.cit., p. 91.

[10] « La crise du socialisme » (1898), op.cit., p.78.

[11] « La crise du socialisme »(1898), p. 92. Citation de « L'avenir socialiste des syndicats », in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.133. Voir aussi : « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit.,, p.94.

[12] « Pour ou contre le socialisme » (1897), ) in La décomposition du marxisme et autres essais, p.75.

[13] « L'avenir socialiste des syndicats » (1898), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.78 et p.79.

[14] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme : Bernstein et Kautsky » (1900), in La décomposition du marxisme et autres essais, p.182.

[15] Georges Sorel, Réflexions sur la violence (1906), op.cit., p.72,206,328.

[16] Réflexions sur la violence (1906), op.cit.,p.72

[17] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit., p.144.

[18] Réflexions sur la violence (1906), op.cit., p.186.

[19] « La crise du socialisme » (1898), in La décomposition du marxisme et autres essais, p.80, « La décomposition du marxisme », in La décomposition du marxisme et autres essais, p.215.

[20] « La crise du socialisme » (1898), op.cit., p.90.

[21] « La crise du socialisme » (1898), op.cit. p.83-84.

[22] « Mes raisons du syndicalisme » (1910), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.250

[23] . Saverio Merlino (1856-1930), anarchiste puis socialiste, auteur Formes et essence du socialisme, ouvrage popularisé par Sorel.

[24] « Mes raisons du syndicalisme » (1910,) op.cit., p.252.

[25] « Mes raisons du syndicalisme » (1910), op.cit. p.253.

[26] « Mes raisons du syndicalisme » (1910), op.cit., p.254. Voir également p.261.

[27] « La décomposition du marxisme » (1908), in La décomposition du marxisme et autres essais p.218 ; « Mes raisons du syndicalisme » (1910), op.cit., p.285-286.

[28] « L'éthique du socialisme » (1899), in La décomposition du marxisme et autres essais, p.11 et p.120.

[29] Réflexions sur la violence (1906), op.cit., p.187.

[30] . « Science et Socialisme » (1893), op.cit., p.40,41, 42, 51.

[31] « Science et Socialisme » (1893), ), op.cit.p.39-40.

[32] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit., p.75 et p. 79 note 1.

[33] « La décomposition du marxisme » (1908), ) in La décomposition du marxisme et autres essais, p.213.

[34] « Science et Socialisme » (1893), op.cit., p.39-42.

[35] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit., p.54-57.

[36] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), in La décomposition du marxisme et autres essais p.145-150

[37] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit. p.145-150, 213.

[38] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit. p.146.

[39] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit.,p.57-61 ; « Préface pour Coaljanni » (1899), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.188-189.

[40] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit.,p..51-52, « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit., pp.150-154.

[41] « Préface pour Colajanni » (1900), op.cit.,, p.181-182.

[42] « Science et Socialisme » (1893), op.cit., p. 42. Également « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit., p. 51.

[43] « Pour ou contre le socialisme » (1897) », op.cit., p. 50.

[44] « Pour ou contre le socialisme »(1897), op.cit., p. 52.

[45] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit., p. 61.

[46] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit., p. 50, 52, 62-63 ; « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900). op.cit., p. 154-155 et p. 176-177.

[47] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit., p. 52

[48] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900) op.cit., p. 154-155.

[49] Sur ce point, je me permets de me citer. Voir Convoiter l'impossible – L'utopie avec Marx malgré Marx, éditions Albin Michel, 1995, notamment p.151-169, et, ici même, « De Hegel à Marx, penser le possible. II. Marx : De l'indispensable à l'inéluctable »

[50] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit., p. 154-155, 176-177.

[51] « Pour ou contre le socialisme » (18997), op.cit., p 53-54 ; « La crise du socialisme » (1898), op.cit., p.79-80 ; « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit., p. 94, 96-97 ; « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit., p. 163-167.

[52] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit., p 53-54.

[53] « La crise du socialisme » (1898), op.cit., p.79-80. Également : « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit., p. 94.

[54] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit., p. 163-167.

[55] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme » ? (1899), op.cit., p.106-109,109-110 ; « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit., p. 159-163 ; « Préface pour Colajanni » (1900), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p. 180-182.

[56] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), op.cit., p. 159-163.

[57] « Préface pour Colajanni » (1900) op.cit., p. 180-182.

[58] « Pour ou contre le socialisme » (1897), op.cit., p. 62-63

15.01.2024 à 13:32

George Sorel : de l'utopie au mythe (2)

Henri Maler

Le mythe contre l'utopie.

- Notes et travaux
Texte intégral (9220 mots)

Georges Sorel critique, d'un même mouvement la science (ou du moins ses prétentions et ses illusions), le marxisme (d'abord dans ses versions dogmatiques), la conception de Marx (particulièrement son communisme). Et cette triple critique culmine dans la critique de l'utopie (particulièrement quand elle se présente comme scientifique).

Version provisoire, dans l'attente d'une version plus courte, moins prolixe en citations.

II. Le mythe contre l'utopie

La critique de l'utopie prépare le dépassement de l'utopie par le mythe, selon un trajet théorique et politique que l'on peut tenter de reconstituer en suivant ses détours (dont les références bibliographies figurent en annexe) : l'avenir syndicaliste et éthique du socialisme,

I. Critiques de l'utopie

La critique de l'utopie est impliquée, ne serait-ce qu'en pointillés, dans la triple critique de la superstition scientifique, du marxisme dogmatique et du communisme de Marx. Ainsi se Ces coordonnées d'une critique de l'utopie trouvent l'une de leurs expressions les plus synthétiques dans la tentative de répondre à cette question : « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? », question fait l'objet de l'article qui porte ce titre [1]. Selon Sorel lui-même, cette question porte principalement sur le marxisme orthodoxe, mais elle concerne également la conception de Marx et Engels

Au lieu de suivre les méandres de l'argumentation de Sorel, on s'efforcera d'en relever les traits les plus importants.

Sorel tente d'exonérer Marx des débordements utopique qu'il critique chez ses successeurs.. Il concentre ses tirs sur le devenir utopique de la conception de Marx, chez des successeurs qui seraient infidèles à sa méthode. Malgré ces précautions, il apparaît que le conception de Marx elle-même est en cause.

Ainsi, sur la dictature temporaire du prolétariat : « Quand il s'agit de se représenter la révolution et ce qui suivra, on se trouve en présenter de symboles et de rêveries souvent peu intelligibles (…) On nous dit que le prolétariat exercera une dictature, fera des lois et abdiquera ensuite : Tout cela est purement utopiques (…) [2]. » Force est de constater que le marxisme dogmatique ne fait que suivre Marx sur ce point

De même, quelques lignes plus bas : « Ne sont pas moins utopistes, et par suite infidèles à méthode de Marx, les socialistes qui nous donnent des formules abstraites, qui nous parlent de la socialisation des moyens de production ou de l'administration des choses. Il faudrait expliquer comment on se représentes les mécanismes qui réalisent des notions aussi vagues par elles-mêmes [3]. » Aussi vagues soient-elles, ces notions figurent dans le texte de Marx et Engels

Plus généralement, on découvre dans le même article les trois critiques qui incluent Marx : l'avenir prévisible, a catastrophe inéluctable, la La dialectique historique

L'avenir prévisible

Sorel reprend sa critique des spéculations portant sur la prévision de l'avenir et les attribuent expressément à l'utopie. Le retour à l'utopie sous les auspices de la science s'achève dans la prétention de lire l'avenir dans le présent [4].

À Ch. Bonnier qui soutient notamment que « les utopistes sont de véritables presbytes » et que « de l'étude d'un état présent l'utopiste peut calculer l'avenir », Sorel réplique : « Il ne faut pas se laisser duper par les mots sonores ; il n'existe aucun procédé pour voir, même avec des yeux de presbyte, l'avenir dans le présent, aucun procédé pour calculer l'avenir [5]. » Anticiper l'avenir dans le présent ou, du moins un avenir possible est constant dans de nombreux textes de Marx, sans prétendre « calculer l'avenir »

La dialectique historique

Sorel critique une fois encore la substitution de la logique à l'examen des faits et attribue cette substitution à Lafargue et Engels : « Quand on raisonne comme Engels et M. Lafargue on admet que l'histoire se fait pour satisfaire les exigences de notre logique : on est idéaliste, au sens hégélien [6]. » Cette critique (dont Engels fait les frais) s'étend aux utopistes qui sont également des logiciens impénitents : « La logique joue un rôle considérable dans l'œuvre des utopistes et leurs procédés méritent d'être examinés de près ». Et Sorel d'entreprendre cet examen, à la suite de Merlino, qui permet de faire valoir le rôle des antithèses et des simplifications [7].

Force est de constater que la critique qui vise Socialisme utopique et socialisme scientifique d'Engels vaut pour Marx lui-même.

Elle est confirmée dans la Préface pour Colajanni » (1899) qui affirme que les exemples fournis par Engels sont des « amusettes » et que « cette dialectique n'a rien à faire avec le marxisme » [8].

La catastrophe inéluctable

Parmi les caractères communs à toutes les utopies, Sorel retient, l'idée que « l'émancipation se produira par un renouvellement soudain (ou à peu près soudain) par une catastrophe faisant disparaître les causes du mal, par l'émancipation des opprimés débarrassés enfin de leurs maîtres ». Aux yeux de Sorel, les promesses de la démocratie relèvent de cette conception. Aussi ne craint-il pas d'affirmer : « Le socialisme a pris ses utopies du renouvellement et de la catastrophe politique dans la tradition démocratique, dont il ne s'est jamais sérieusement émancipé ». La « science sociale » peut au moins (et notamment) « examiner la probabilité d'une catastrophe émancipatrice ». Et les études effectuées sur ce point « ont été peu favorables aux thèses de la social-démocratie » [9].

De façon plus générale, certaines positions adoptées par les successeurs de Marx sont dénoncées comme utopiques : « Nous devons considérer comme utopistes tous les réformateurs qui ne peuvent pas expliquer leurs projets en partant de l'observation du mécanisme social. » Marx, déclare Sorel, s'est trompé sur les faits. « Mais s'il s'est trompé seulement sur les faits, ses disciples ont commis une grosse erreur de principe et ont été des utopistes (…) ils ont abandonné le terrain de la science sociale pour passer à l'utopie [10]. »

Distinction d'autant moins convaincante que « l'erreur de principe », une fois encore est attribuée à Engels (et Lafargue). En effet, Sorel leur applique reprend une définition de l'utopie par Plekhanov : construction à partir d'un principe abstrait [11].

Reste la question suivante : comment en finir avec l'utopie présente dans les marxisme doctrinaire, voire au cœur de la pensée de Marx ? Réponse de Sorel, dont il convient de suivre les détours : ce sont l'avenir syndicaliste et l'avenir éthique du socialisme qui doivent permettre de dépasser l'utopie et qui cristallisent leurs objectifs dans les mythes.

II. L'avenir syndicaliste du socialisme

(1) Au « socialisme des socialistes », Sorel oppose le « socialisme des choses » que réalise pleinement à ses yeux l'avenir syndicaliste du socialisme. Cet avenir est successivement perçu sous deux formes dont Sorel pense qu'elles sont convergentes avant relever leur divergence.

À l'occasion de l'affaire Dreyfus, Sorel salue, dans « L'éthique du socialisme » (1899), la rencontre entre le syndicalisme et la démocratie, c'est-à-dire la rencontre, entre l'esprit ouvrier et l'esprit démocratique [12]. Ce qui nous vaut, dans la « Préface pour Colajanni » (1899), cette appréciation de l'évolution du socialisme : « Le socialisme devient de plus en plus, en France un mouvement ouvrier dans une démocratie [13]. »

Pourtant, Sorel ne tarde pas à revenir sur les illusions contemporaines de l'affaire Dreyfus et souligne l'opposition entre le socialisme et la démagogie.

Ainsi, dans « Mes raisons du syndicalisme » (1910), Sorel revient sur l'Affaire Dreyfus et ses conséquences [14]. Citant longuement son « Essai sur l'Église et l'État » (1901), il souligne alors : « Je distinguais mal en 1901 le socialisme politique du socialisme prolétarien ». Puis il précise : « (...) la liquidation de la révolution dreyfusienne devait me conduire à reconnaître que le socialisme prolétarien ou syndicalisme ne réalise pleinement sa nature que s'il est volontairement un mouvement ouvrier dirigé contre les démagogues [15]. » [souligné par moi]

Dès 1901, pourtant, dans la « Préface pour Gatti », Sorel dénonçait déjà la « déviation de l'action ouvrière sous l'effet du danger démagogique », avant de conclure : « Nous sommes dans une époque critique : si, appuyée sur la philanthropie et la sottise bourgeoise, la démagogie l'emporte, la France est perdue : un fort courant vraiment socialiste pourrait seul, à l'heure actuelle, sauver la France de cette marche vers la ruine [16]. »

Les accents « pessimistes » de ce diagnostic sont d'autant plus prononcés que Sorel, dit-il, ne perçoit pas encore le potentiel du syndicalisme révolutionnaire. C'est du moins ce qu'il indique dans « Mes raisons du syndicalisme » (1910) : « Lorsque j'avais écrit en 1901 la préface pour le livre de Gatti, j'avais cru que le nouveau régime de grèves aurait pour résultat de subordonner complètement les mouvements prolétariens à la politique démagogique ; mais vers la fin des temps dreyfusiens, le syndicalisme révolutionnaire rencontra des occurrences qui favorisèrent son émancipation [17]. Et Sorel notera encore après coup, dans une note de 1914, de la « Préface pour Gatti », que celle-ci ne prend pas en compte le syndicalisme révolutionnaire [18].

(2) Cette option en faveur du syndicalisme révolutionnaire tient lieu de stratégie de transformation sociale et marque une rupture consacrée par les Réflexions sur la violence (1906) : une rupture attestée par le bilan rétrospectif proposé par Sorel lui-même :« Les Réflexions sur la violence ont été écrites, en bonne partie, pour faire comprendre aux Français les avantages que peut procurer un mouvement révolutionnaire qui, en 1905, semblait avoir évincé la démagogie des mauvais bergers [19]. »

Et le contenu même des Réflexions confirme ce bilan. L'opposition entre le socialisme parlementaire et le syndicalisme révolutionnaire gouverne l'ensemble de l'exposé. Elle est prolongée par l'opposition entre la grève générale politique et la grève générale syndicaliste. Et dans ce cadre Sorel ne manque pas de dénoncer l'utilisation politique des grèves [20]. De même qu'il critique avec véhémence la loi sur les syndicats de 1884 et de la politique de Waldeck-Rousseau [21].

Dans ce contexte, Sorel s'efforce de montrer que la grève générale politique et l'élaboration de plans de la société future relèvent de la même logique et doivent être critiquées conjointement [22].

Ainsi, Sorel critique dans le marxisme orthodoxe la substitution de l'autorité de la science à la spontanéité du prolétariat, et la substitution de la prescription du but final à l'organisation du mouvement : l'utopie au sens où Marx l'entend, mais dont Sorel n'exonère que partiellement l'œuvre de Marx, en raison d'une critique antipositiviste qui ne re¬connaît que les formes positivistes la science.

Aussi, à l'utopie – aux embardées utopiques de la science de Marx - Sorel répond par un devenir éthique du socialisme et surtout par le mythe que cristallise la perspective de la grève générale.

III. L'avenir éthique du socialisme

L'avenir du socialisme dépend, selon Sorel, de l'abandon du but au bénéfice du mouvement et de sa dimension éthique.

1. Du but au mouvement

(1) Dépasser l'utopie, c'est, selon Sorel (qui reprend à son compte une distinction proposée par Merlino) privilégier le »le socialisme des choses » », inscrit dans le mouvement social et historique, au détriment du « socialisme des socialistes » : « comme le dit M. Merlino, il y a un socialisme des choses bien plus intéressant que le socialisme des socialistes [23]. » [souligné par Sorel]

Et le trajet qui, selon Sorel, doit mener du « socialisme des socialistes » (qui conçoit le socialisme comme déduit de la science) au « socialisme des choses » (qui conçoit le socialisme comme produit du mouvement ouvrier) se double du trajet qui le conduit à revenir de la recherche du but (utopie) à l'étude du mouvement : à l'interprétation (philosophique) du mouvement. Cette double trajectoire est impliquée dans la définition du socialisme que Sorel propose.

C'est ce renoncement à la poursuite d'une avenir hypothétique considéré comme un but final, au bénéfice de l'action du mouvement ouvrier qu'il définit ainsi dans « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899) :

Mais alors demande-t-on : qu'est-ce donc le socialisme, si ce n'est la recherche de la société décrite en termes sibyllins par Engels ? La réponse me semble simple : “ le socialisme c'est le mouvement ouvrier, c'est la révolte du prolétariat contre les institutions patronales, c'est l'organisation, à la fois économique et éthique, que nous voyons se produire sous nos yeux pour lutter contre les traditions bourgeoises [24]. [souligné par moi]

Qu'importe à Sorel si la société décrite par Engels est celle-là même que Marx anticipe : le socialisme se confond avec « l'œuvre propre du prolétariat » qu'il évoque ainsi dans « L'éthique du socialisme » (1899) :

Le vrai mouvement socialiste (...) peut se définir ainsi : C'est à la fois une révolte et une organisation ; c'est l'œuvre propre du prolétariat créé par la grande industrie ; ce prolétariat s'insurge contre la hiérarchie et la propriété ; il organise des groupement en vue de l'aide mutuelle, de la résistance en commun, de la coopération des travailleurs ; il prétend imposer à la société de l'avenir les principes qu'il élabore dans son sein pour sa vie sociale propre ; il espère faire entrer la raison dans l'ordre social en supprimant la direction de la société par les capitalistes [25].

Conséquence : dans les Réflexions sur la violence (1906), Sorel interprète à sa façon la critique marxienne de l'utopie. Marx, écrit-il, « estimait que le prolétariat n'avait point à suivre les leçons de doctes inventeurs de solutions sociales, mais à prendre, tout simplement, la suite du capitalisme. Pas besoin de programmes d'avenir ; les programmes sont déjà réalisés dans l'atelier. L'idée de la continuité technologique domine toute la pensée marxiste [26]. »

Interprétation fondée s'agissant des solutions doctrinaires, mais à laquelle Sorel substitue une interprétation mutilée de la conception marxienne du rapport entre le capitalisme et le communisme.

(2) Sorel présente le devenir éthique du socialisme comme le dépassement de l'utopie, et, expressément, comme le passage de l'utopie à la science.

Le devenir éthique du socialisme se mesure à sa capacité de faire pénétrer des idées socialistes dans des institutions : « la conduite socialiste normale est celle qui est favorable au progrès des institutions socialistes [27]. » C'est ainsi que l'on peut mesurer la distance prise avec l'utopie :

Lorsque les institutions étaient encore peu développées, les socialistes attachaient une grande importance à la description des Cités de l'avenir. On peut poser en règle générale, confirmée par beaucoup de faits, que l'espérance de la vie parfaite se dissipe d'autant plus complètement que les institutions occupent davantage l'esprit des hommes ; c'est ainsi que les prophéties millénaires finirent par ne plus intéresser que quelques chrétiens exaltés lorsque l'Église se fut organisée. Le même phénomène se produit aujourd'hui dans les milieux socialistes et doit être examiné de près. Ce passage de l'espérance de la vie parfaite à la pratique d'une vie tolérable et animée de l'esprit nouveau constitue ce qu'on doit appeler le passage de l'utopie à la science (...) [28].[souligné par moi]

Or ce passage se confond avec le passage du dogmatisme à la pratique :

Aujourd'hui le prolétariat est partout préoccupé de pratique et s'intéresse peu aux dogmatismes ; il s'efforce de tirer parti de tous les éléments qu'il trouve dans la société capitaliste pour créer des institutions qui lui soient propres, pour obtenir de meilleures conditions de vie, pour faire changer la législation. Il fait ainsi vraiment œuvre de science ; c'est là ce qu'on a appelé le mouvement [29]. [souligné par moi]

Et Sorel de citer alors la formule de Bernstein – « Le mouvement est tout et la fin n'est rien » - qu'il interprète à sa façon : « il s'agit d'une question éthique de la plus haute importance [30]. » L'essentiel est bien dans le mouvement qui revêt toute sa portée éthique en inscrivant le socialisme dans les institutions : « Ce qu'on appelle le but final n'existe que pour notre vie intérieure » [31].

Ainsi s'opèrerait finalement le dépassement de l'utopie : il coïncide avec l'adoption de la formule de Bernstein sur le but et le mouvement, mais le mouvement est compris par Sorel en fonction de sa portée, non pas étroitement réformatrice, mais éducative - éthique.

2. Du mouvement à sa dimension éthique

La dimension éthique du socialisme - est très tôt revendiquée par Sorel. Dans la préface qu'il rédige en 1898 pour l'ouvrage de Merlino, Sorel souligne que « Le socialisme est une question morale » [32]. Puis, dans l' « Avenir socialiste des syndicats » (1898), et dans « L'éthique du socialisme » (1899), il développe sa conception [33].

(1) « L'Avenir socialiste des syndicats » (1898) le souligne : la dimension éthique du socialisme, c'est, selon Sorel, dans les institutions et en particulier dans les syndicats qu'elle se forge. Pour peu qu'elle ne consiste pas à « placer des automates dans des boites », l'organisation des travailleurs est décisive : « L'organisation est le passage de l'ordre mécanique, aveugle, commandé de l'extérieur, à la différenciation organique, intelligente et pleinement acceptée ; en un mot, c'est un développement moral [34]. » Il reste que « La partie faible du socialisme est la partie morale ». (souligné par moi)

Pour développer cette « partie morale », Sorel s'appuie sur Durkheim. « Il ne s'agit pas de savoir quelle est la meilleure morale, mais seulement de déterminer s'il existe un mécanisme capable de garantir le développement de la morale [35]. » Or un tel mécanisme existe selon Sorel (qui s'appuie une fois encore sur Durkheim) : ce sont les syndicats [36] : « les syndicats pourraient être de puissants mécanismes de moralisation » [37]. (souligné par moi)

Dans la conclusion qui récapitule son étude [38], Sorel revient sur « la discipline morale » que le prolétariat peut exercer sur ses membres par ses syndicats avant de conclure : « Pour résumer toute ma pensée en une formule, je dirai que tout l'avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers [39]. »

(2) « L'éthique du socialisme » (1899) reprend cette conception. Sorel cherche les fondements éthiques du socialisme dans le rôle de la famille et, plus particulièrement, des femmes [40]. Puis dans la lutte des classes elle-même [41]. De surcroît, il tente de répondre aux arguments qui prétendent que « le socialisme fait appel (...) aux sentiments de haine et aux instincts violents » [42]. L'intérêt porté à l'éthique se traduit ainsi : « On parle beaucoup en Allemagne de revenir à Kant : c'est un bon signe [43]. » Et la « Préface pour Colajanni »(1899) souligne qu'il faut savoir gré à cet auteur de n'voir « jamais cessé d'attacher une très grande importance aux considérations morales [44].

Dans cette optique, ce n'est pas le but de l'action qui décide de sa valeur, mais c'est sa valeur éthique, éducatrice, qui décide du choix de l'action. Sorel justifie ainsi la place qu'il accorde aux institutions : « Les institutions exercent une action éducative puissante ; et à ce point de vue on ne saurait exagérer leur importance, car il est nécessaire (...) d'agrandir l'héritage d'idées morales que nous avons reçu de nos pères [45]. »

Mais c'est surtout ce point de vue qui justifie son désaccord avec Kautsky, et son approbation ambigüe des thèses de Bernstein :

Pour M. Kautsky et ses partisans toute action est jugée par rapport à ce qu'ils appellent le but final ; mais comment peut-on apprécier la valeur d'une action actuelle ou d'une réforme sociale comme acheminement vers un régime placé dans un futur indéterminé ? (...). Quand on accepte la manière de voir de M. Bernstein, il faut se demander quelle est la valeur éducative d'une pratique donnée ; l'éducation du peuple est chose beaucoup plus difficile à diriger que la politique électorale ! Développer l'idée de justice dans le peuple, voilà qui serait tout à fait essentiel pour M. Bernstein ; son adversaire semble avoir des doutes sur la valeur d'une pareille propagande pour amener les ouvriers au socialisme [46]. [souligné par moi]

C'est enfin de ce point de vue qu'il juge les allemanistes [47] :

Dans une affaire récente, les camarades d'Allemane ont, presque tous, marché avec une ardeur admirable pour la défense de la Vérité, de la Justice et de la Morale : C'est la preuve que dans les groupes prolétariens l'idée éthique n'a point perdu de son importance - alors que les socialistes, qui se réclament de la science se demandaient si le Droit et la Morale n'étaient pas des mots vides de sens ! [48].

À cet éloge Sorel associe « le grand orateur » : « La conduite admirable de Jaurès est la plus belle preuve qu'il y a une éthique socialiste . [souligné par moi]

(3) Or, c'est précisément le critère de la valeur éducative qui est au centre des Réflexions sur la violence (1906). Tel est en effet le rôle de la violence : il s'agit de faire en sorte que le socialisme « possède toute sa valeur éducative [49]. »

La violence doit avoir pour rôle sauver le monde de la décadence bourgeoise et de ses effets, en particulier parce que la violence est nécessaire pour « marquer la scission des classes qui est la base de tout le socialisme » [50].

Or la violence remplit sa fonction éthique en recourant à des mythes : « Les hautes convictions morales...dépendent d'un état de guerre auquel les hommes acceptent de participer et qui se traduit en mythes précis [51].

III. Le dépassement de l'utopie par le mythe

(1) Dès 1900, dans la « Préface pour Colojanni », Sorel, en reprenant la distinction entre les dimensions éthiques et scientifiques du socialisme, introduit un élément nouveau : le rôle éducatif des images. Il écrit en effet :

Comme tous les hommes passionnés, Marx avait beaucoup de peine à séparer dans sa pensée ce qui est proprement scientifique, d'avec ce qui est proprement éducatif ; de la résulte l'obscurité de la doctrine de la lutte des classes. Très souvent il a matérialisé ses abstractions et il a exprimé ses espérances socialistes sous la forme d'une description historique, dont la valeur ne dépasse pas celle d'une image artistique destinée à nous faire assimiler une idée [52]. [souligné par moi]

Dans le même article, Sorel interprète ainsi l'avant-dernier chapitre du Livre I du Capital :

Dans ce texte on trouve exprimées, d'une manière saisissante, les diverses hypothèses qui dominent sa conception de l'avenir (...). Pris à la lettre, ce texte apocalyptique n'offre qu'un intérêt très médiocre ; interprété comme produit de l'esprit, comme une image construite en vue de la formation des consciences, il est bien la conclusion du Capital et illustre bien les principes sur lesquels Marx croyait devoir fonder les règles de l'action socialiste du prolétariat [53]. [souligné par moi]

Selon Sorel, cette analyse du « mythe catastrophique », comme il titre ce passage dans la table des matières, est annonciateur. Il note en effet : « C'est, je crois, ici que j'ai indiqué pour la première fois la doctrine des mythes que j'ai développée dans les Réflexions sur la violence [54]. »

Ainsi, les textes de Marx dans lesquels Sorel voyaient jusqu'alors un retour de l'utopie prédisant le but que le mouvement doit atteindre sont désormais compris comme des recours au mythe stimulant l'éducation d'un mouvement privé de but

(2) En 1903, dans l'Introduction à l'économie moderne (1903), Sorel s'interrogeait déjà :

Je me demande s'il ne faudrait pas traiter comme des mythes les théories que les savants du socialisme ne veulent plus admettre et que les militants regardent comme des axiomes à l'abri de toute controverse. Il est probable que déjà Marx n'v avait présenté que comme un mythe, illustrant d'une manière claire la luttes des classes et la révolution sociales [55].

(3) Les Réflexions sur la violence (1906) parachève ce parcours. Dans cet ouvrage, Sorel se donne pour but de comprendre « le rôle idéologique de la grève générale », et donc de se placer du point de vue des syndicats révolutionnaires qui « enferment tout le socialisme dans la grève générale ». Plus loin, Sorel dira : « Toute la question est de savoir si la grève générale contient bien tout ce qu'attend la doctrine socialiste du prolétariat révolutionnaire [56]. »

Le témoignage des syndicalistes révolutionnaires le confirme :

Grâce à eux, nous savons la grève générale est bien ce que j'ai dit : le mythe dans lequel le socialisme s'enferme tout entier, c'est-à-dire une organisation...il faut faire appel à des ensembles d'images capables d'évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestation de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne [57]. [Souligné par Sorel]

.

Le mythe devient alors l'auxiliaire de l'éducation du mouve¬ment et de sa préparation à la violence de la grève générale :

* * *

Cette contribution ne prétend pas embrasser la totalité de l'œuvre protéiforme de George Sorel, mais seulement de dégager la structure significative de sa principale trajectoire :l:e devenir syndicaliste et éthique du socialisme a pour charge de contrecarrer son devenir utopique. Or, de même que pour Sorel, le devenir dogmatique du socialisme se confond avec un devenir utopique qu'il réprouve, le devenir syndicaliste et éthique du socialisme culmine dans son devenir mythique. En dernière analyse, l'opposition entre le mythe et l'utopie parachève et synthétise le parcours de la critique : le mythe est au mouvement privé de but (mais non de valeurs), ce que l'utopie est au but privé du mouvement (mais non d'idéal).

Au terme de ce parcours, l'ensemble de la conception de Marx sur la perspective du communisme et sur les moyens de l'atteindre est effacé au bénéfice du syndicalisme et des mythes révolutionnaires, ensemble, qui tiennent lieu de projet stratégique.

Henri Maler

* * *

Annexe : ouvrage et éditions

En l'absence d'une édition complète et homogène des écrits de Georges Sorel, j'ai eu recours à des éditions disparates. La pagination des références et citations s'en ressent inévitablement.

Georges Sorel, La décomposition du marxisme et autres essais, anthologie préparée et présentée par Thierry Paquot, PUF, 1982

Georges Sorel, Matériaux d'une théorie du prolétariat, Paris, éditions Marcel Rivière, 1921.

Georges Sorel, Réflexions sur la violence, huitième édition, avec Plaidoyer pour Lénine, Paris, éditions Marcel Rivière, huitième édition, 1936.

Georges Sorel, Les illusions du progrès, suivi de L'avenir socialiste des syndicats, Paris, éditions l'Age d'homme, 2071.

Georges Sorel, Introduction à l'économie moderne, Paris 1903, M. Rivière & Cie, 1911 - 385 pages


[1] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1999) in La décomposition du marxisme et autres essais, essais, pp..93-117.

[2] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit., pp. 100-101

[3] ibidem

[4] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899),op.cit., p.99-100 et p.104-105.

[5] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit., p. 104-105

[6] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? », op.cit., p.106-109.

[7] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit.. p.106-109,109-110.

[8] « Préface pour Colajanni » (1899), op cit.., p.181 et 182.

[9] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899),op.cit., p. 96-97.

[10] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit..p.100.

[11] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? », op.cit., pp.102-104.

[12] « L'éthique du socialisme » (1899), in La décomposition du marxisme et autres essais, p.139-140.

[13] « Préface pour Colajanni » (1899), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.179.

[14] « Mes raisons du syndicalisme » (1910), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.253 sq.

[15] « Mes raisons du syndicalisme » (1910), op.cit., p.268. Suit alors une longue dénonciation, centrée en particulier sur le rôle de Jaurès.

[16] « Préface pour Gatti » (1901), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p. 225-227.

[17] « Mes raisons du syndicalisme » (1910), op.cit., p. 283.

[18] « Préface pour Gatti » (1901), op.cit., p. 217. note 1 (1914).

[19] « Préface pour Gatti » (1901), op.cit., p. 227, note 2 (1914). C'est donc l'émergence du syndicalisme révolutionnaire (et sa prise en compte) qui sont décisifs : La note déjà citée de « La préface pour Gatti » l'indique : « En 1901, je n'avais encore qu'une idée assez confuse des propositions que je devais présenter plus tard dans les Réflexions sur la violence. » (« Préface pour Gatti », (1901), op.cit.,p.217. note 1 (1914).

[20] Réflexions sur la violence (1906), op.cit.,p.221.

[21] Réflexions sur la violence,(1906( op.cit., p.299-314.

[22] Réflexions sur la violence (1906), p.237-238.

[23] « L'éthique du socialisme (1899) », op.cit., p. 118.

[24] « Y a-t-il de l'utopie dans le marxisme ? » (1899), op.cit., p. 117.

[25] « L'éthique du socialisme » (1899), in La décomposition du marxisme et autres essais pp. 119-120

[26] Réflexions sur la violence (1906), p.199.

[27] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit., p. 133.

[28] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit., p.132-133.

[29] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit., p.135.

[30] « L'éthique du socialisme » (1899, op.cit., p.135.

[31] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit., p.136.

[32] Passage cité dans l' “ Avertissement ” (rédigé en 1914) à la deuxième partie des Matériaux pour une théorie du prolétariat, p.170. Sorel souligne plus loin que « ces thèses se rattachent aux conditions que l'affaire Dreyfus avait fait naître au milieu de l'année 1898 » (in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.173).

[33] « Avenir socialiste des syndicats » (1898), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, pp. 55-151 ; « L'éthique du socialisme » (1899), in La décomposition du marxisme et autres essais p.118-140.

[34] « L'avenir socialiste des syndicats » (1898), op.cit., p.111.

[35] « L'avenir socialiste des syndicats » (1898), op.cit., p. 127.

[36] « L'avenir socialiste des syndicats » (1898), op.cit., p. 127-131.

[37] « L'avenir socialiste des syndicats » (1898), op.cit., p.129.

[38] « L'avenir socialiste des syndicats » (1898), op.cit., p. 131-133.

[39] « L'avenir socialiste des syndicats » (1898), op.cit., p. 133.

[40] « L'éthique du socialisme » (1899,) in La décomposition du marxisme et autres essais, p.122-123.

[41] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit., p.123-126. Et sur le rôle des femmes : « La femme est la grande éducatrice du genre humain », op.cit., p.131.

[42] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit., p. 126-129

[43] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit., p.130, note 1.

[44] « Préface pour Colajanni » (1900), op.cit., p. 176.

[45] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit., p.134.

[46] « Les polémiques pour l'interprétation du marxisme » (1900), in La décomposition du marxisme et autres essais, p.155-156.

[47] « Allemanistes » : du nom de Jean Allemane (1843-1935), fondateur du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR). Ce parti, essentiellement actif de 1890 à 1901, est l'un des partis qui a donné naissance au parti socialiste Section française de l'Internationale ouvrière en 1905

[48] « L'éthique du socialisme » (1899), op.cit.,p.139-140. L'éloge des allemanistes est repris dans « Mes raisons du syndicalisme » (1910), Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.260. Texte où se trouve confirmée, avec une citation de la « Préface au livre de Colajanni », que Sorel pensait que « l'alliance des allemanistes et de Jaurès caractérisait bien le régime nouveau », in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.262.

[49] Réflexions sur la violence (1906), 8ème éd., Marcel Rivière, 1936, p.201. Nous citons par la suite sous l'abréviation Réflexions sur la violence

[50] Réflexions sur la violence, p.273.

[51] Réflexions sur la violence, p. 319.

[52] « Préface pour Colajanni », (1899), in Matériaux d'une théorie du prolétariat, p.188-189.

[53] « Préface pour Colajanni » (1899), op.cit.,p.189.

[54] « Préface pour Colajanni » (1899) op.cit., p.188-189.

[55] Introduction à l'économie moderne (1903), Paris, 1903, p 376-377.

[56] Réflexions sur la violence (1906), op.cit., p.181.

[57] Réflexions sur la violence (1906), op.cit., p. 182.

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