08.10.2025 à 23:51
Untitled
danah
Au (petit) marché ce matin : Je vais acheter mon pain de berger : compact, à la croûte épaisse, qui vous fait trois ou quatre jours sans que la mie durcisse. La boulangère essaie tant que bien que mal de retenir son étal que le vent qui vient de se lever menace d’emporter. Une aubergine,…
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Texte intégral (979 mots)
Au (petit) marché ce matin :
Je vais acheter mon pain de berger : compact, à la croûte épaisse, qui vous fait trois ou quatre jours sans que la mie durcisse. La boulangère essaie tant que bien que mal de retenir son étal que le vent qui vient de se lever menace d’emporter. Une aubergine, deux courgettes et trois grosses pommes de terre. Puis cette table disponible au café-truck : un gars du coin qui fait tous les marchés avec sa camionnette aménagée en zinc de café. Tout autour les robes et les voiles colorés des femmes qui se détachent, brillants, à l’avant d’un ciel sombre. Les langues, l’arabe, le turc, les créoles, le français, qui se mélangent sans s’embarrasser. La grande douceur d’un monde apaisé juste avant la pluie. Un couple de sexagénaire tente d’intéresser le chaland à des questions plus politiques. Lutte Ouvrière existe encore. Leur affiche et leurs prospectus n’ont pas changé de design depuis un demi-siècle. Le slogan lui-même est très vintage. Il est question de s’en prendre aux patrons, plutôt qu’aux travailleurs étrangers. J’ai envie de leur parler du travail aujourd’hui : combien de gens sur cette planète vivent ou survivent encore d’un travail salarié ? Reprendre le contrôle des usines ? Pour faire quoi ? Produire encore ? Ne serait-il pas grand temps de se débarrasser de cette obsession pour le travail ? Imaginer toute autre chose ?
Je ne le fais pas bien entendu. Je les laisse tranquilles avec leur prospectus et leurs affiches vintage. Je ne veux pas les déranger.
À la petite table du café, j’ouvre mon carnet pour voir où en est La Montée des eaux, le livre sur lequel je travaille depuis des mois. J’affine le dispositif narratif. J’ai toujours eu besoin d’un dispositif solide avant de lancer l’écriture proprement dite. Une fois ce dispositif inventé, bien pensé, arrimé, le texte s’écrit naturellement. Cette fois-ci, ça va être vraiment compliqué. Encore plus tordu que dans Moldanau.
Je dois aller à la fin du mois au bord de la mer, aux Sables d’Olonne, j’ai loué pour trois nuits un bungalow dans un camping au milieu des dunes. Je lancerai les grandes manœuvres avec vue sur la mer, entre deux balades sur la plage avec Iris de la Loupette. L’auteur (moi, supposé-je, ?), explique comment, durant son bref séjour aux Sables d’Olonnes, il a élaboré la trame narrative d’un livre nommé La Montée des eaux, il raconte le livre pour ainsi dire. Il ne l’écrit pas vraiment. Ce qu’il écrit, c’est le livre qui pourrait s’écrire. L’histoire d’un homme qui fuit sans crier gare, du jour au lendemain, une ville dont je tairais le nom, mû par le vague projet de retourner à Santander, une autre ville où naguère, il y a fort longtemps, il a vécu une histoire d’amour intense, mais, en cours de route, il dévie de la route qui mène à l’Espagne et se retrouve un soir dans un camping de fin de saison, quasiment désert, sur une presqu’île qui est en train de devenir une île, d’où le titre, la Montée des eaux, une presqu’île qui devient une île dont il ne partira jamais plus sans doute. Avec les hésitations, les doutes, les variantes. Ce qui lui (me ?) donne l’occasion de parler de tout autre chose, faire des digressions, des apartés, et qui sait, il se pourrait qu’il y ait aussi des rencontres au camping, si bien qu’au bout d’un certain nombre de pages, on ne sait plus très bien ce qui relève de l’observation in situ, de ce que l’auteur (moi ?) voit depuis la terrasse de son bungalow juché sur une dune près des Sables d’Olonne, et ce qui est le produit de son imagination. Les personnages se déplacent d’un niveau du texte à l’autre, et j’espère ainsi dire quelque chose sur l’expérience littéraire certes, mais aussi sur la précarité, la menace, l’incertitude, l’angoisse.
Je me suis un peu ruiné en louant ce bungalow pour trois nuits. Pas qu’il soit cher, au contraire, on est vraiment « hors saison », mais il y a le voyage en automobile. La vérité, et peut-être en parlerai-je aussi dans mon livre, je ne sais pas encore, c’est que je dois aller visiter ma mère, qui habite en Vendée, et mon père, qui habite dans le Poitou. Ils ont vécu une année très difficile. Ils ont vieilli d’un coup, brutalement, le corps qui se dérègle, les organes qui dysfonctionnent. Il faut que j’y aille. Maintenant. Peut-être une dernière fois. Donc je vais voir ma mère, et j’en profite pour aller à la mer. Comme toujours.
Nous sommes allés une seule fois à la mer avec Iris de la Loupette. À Cherbourg l’année dernière, quand je vivais encore avec ma compagne. Iris était toute fofolle sur la plage, à courir après les goélands. Je veux lui offrir ce moment encore une fois, et me l’offrir à moi aussi. En récompense aussi de l’ascétisme auquel je m’astreins depuis trois mois, cette vie quasiment monacale, qui m’a permis de surnager de justesse économiquement jusqu’ici.
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08.10.2025 à 23:49
Gouvernance et dépolitisation
danah
La succession des gouvernements en France ces derniers mois met en lumière une tendance irrésistible du pouvoir, exacerbée depuis le déploiement des formes néolibérales au niveau mondial, celle de se représenter comme une équipe d’ “experts” chargé avant tout de veiller aux intérêts économiques du secteur privé et de mettre en place des “solutions”…
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Texte intégral (1100 mots)
La succession des gouvernements en France ces derniers mois met en lumière une tendance irrésistible du pouvoir, exacerbée depuis le déploiement des formes néolibérales au niveau mondial, celle de se représenter comme une équipe d’ “experts” chargé avant tout de veiller aux intérêts économiques du secteur privé et de mettre en place des “solutions” aux “problèmes” publics.
On se souvient (ou pas) de toute cette littérature sur le « gouvernement des experts » – qu’on s’en indigne ou pas – ou encore des réflexions autour du concept foucaldien de “gouvernementalité”, ou encore de “gouvernance”.
Le « recours aux experts » légitimant le gouvernement a de nombreux effets, parfaitement conscients et délibérés.
1. Il tend à dépolitiser le gouvernement lui-même, assimilant tous ses acteurs à des hauts fonctionnaires politiquement neutres (c’est-à-dire, « au centre »), au service de l’État et de la Nation – censés incarner, au-delà des opinions et des débats politiques, la “stabilité”, laquelle ne peut se trouver qu’a l’abri des querelles, dans une sphère d’objectivité supposée rationnelle. L’importance des think tank, des cabinets conseils type McKinley s’inscrit évidemment dans ce remplacement de la politique par la technique de gouvernement.
2. Cette dépolitisation est une des procédures idéologiques fondatrices du néolibéralisme quand il prend le pouvoir : elle renvoie tous les autres partis d’opposition dans le champ de la “politique” sous entendu “partisane” : les opposants sont forcément irrationnels, naïfs, infantiles, mal intentionnés, “intéressés”. Bref, les opposants font de la politique. Le gouvernement est donc a-politique. Et on voit se profiler ici le thème classique aussi bien chez les néolibéraux que chez les pseudo-démocrates (mais à vrai dire, partout où s’exerce un pouvoir) de « l’excès de démocratie ».
3. Ce ne sont pas seulement les acteurs gouvernementaux qui deviennent des administrateurs de la chose publique, calqués sur le modèle du haut-fonctionnaire (supposé remplaçable, interchangeable : je vous conseille à ce sujet le film inoubliable et génial de Pierre Schoeller, l’Exercice de l’État :
https://fr‧wikipedia.org/wiki/L’Exercice_de_l’%C3%89tat
,
mais les thèmes et les “problèmes” mis à l’agenda qui sont eux-mêmes soigneusement “dépolitisés” : non seulement toute la sphère de l’économie « va de soi », ne devrait pas être sujette à débat (mais à des règlements techniques), l’impératif de la croissance est tenu pour acquis, mais aussi en réalité la totalité du social (le « traitement » des subalternes, largement fondé sur la statistique et la numérisation). Il n’y a là que des problèmes techniques à résoudre. Les oppositions (qu’elles soient de droite ou de gauche) sont victimes de biais idéologiques qu’elles seront forcées d’abandonner, contraintes par l’impératif de réalité (la dette, l’insécurité, la guerre !!!!), une fois qu’elles atteindront le pouvoir (ce qu’on a vu d’ailleurs un peu partout quand les gauches accèdent au pouvoir, même si, ici ou là, notamment en Amérique Latine, les choses sont plus complexes et la “dépolitisation” certainement pas aussi marquées qu’en Europe)
Tout cela tend évidemment à faire oublier que la technopolitique est (comme disait Foucault) une biopolitique, et (comme disait Achille Mbembe) bien souvent une nécropolitique. Rien n’est plus idéologiquement prégnant que les choix politiques néolibéraux. Et rien n’est plus irrationnel et délirant que le capitalisme, aujourd’hui comme hier.
Bref, tout se passe comme si, du point de vue du pouvoir en place actuellement, la politique était un gros mot. Notez bien, comme toujours, qu’une partie de la population est d’accord avec cela : ce n’est pas seulement le fait des classes bourgeoises de gouvernement, mais l’idée est très répandue dans la population qu’un responsable de la chose publique ne devrait pas faire de politique, et beaucoup de gens se déclarent eux-mêmes « a-politiques », considérant que c’est une vertu. (mais, leur rétorque-t-on à raison : si tu es apolitique, alors tu es de droite!)
Ce n’est pas seulement l’imposition d’un processus top-down, du haut vers le bas, mais une tendance lourde qui ne date pas d’hier. Ah ! la gestion raisonnée du bon père de famille ! Je note au passage que la perspective féministe, notamment celle de la seconde vague, ultra-politisée, est plus que jamais d’actualité : quand un gouvernement prétend trouver des “solutions” aux “problèmes” de la condition féminine (sic) ou au racisme persistant ou à la pauvreté, vous pouvez être sûr que le premier objectift c’est de faire taire les mouvements politiques féministes ou anti-racistes en leur coupant l’herbe sous le pied.
C’est pourquoi la violence des techniques de gouvernance néolibérales ne se traduit pas tant dans la répression physique des manifestants – ces spectacles de la répression sont en réalité l’arbre qui cache la forêt, c’est-à-dire la violence continue de la succession des lois, des régalements, des décrets, des institutions, qui passe sans faire de vagues, quotidiennement, dans les découpages en zones de ségrégation des villes, les environnements toxiques où survivent les subalternes, dans les bureaux du l’assistance sociale, des officines du retour au travail, des institutions éducatives et de santé, dans l’espace public saturé par les technologies de surveillance invisibles, jusque dans nos smartphones, à travers l’empire du numérique sur nos existences politiques, tout un système d’apartheid soft qui mine et précarise et désespère et tue à petit feu (la « slow violence » qu’ont thématisé Rob Nixon et tant d’autres). La violence est là, partout, tellement habituelle qu’on n’y fait plus attention, et, comme toujours, elle est genrée, racisée, socialisée.
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27.09.2025 à 19:36
Temps de travail dans les usines du monde
danah
Je racontais à un ami ouvrier qu’en Chine, dans les usines du monde (qui sont NOS usines du monde, parmi d’autres évidemment, y’a pas qu’en Chine, où sont assemblés NOS putains de smartphone etc, et NOS putains de textile, etc.), en cas de forte demande du marché, genre la sortie du nouvel Iphone, les ouvrières/ouvriers…
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Texte intégral (2008 mots)
Je racontais à un ami ouvrier qu’en Chine, dans les usines du monde (qui sont NOS usines du monde, parmi d’autres évidemment, y’a pas qu’en Chine, où sont assemblés NOS putains de smartphone etc, et NOS putains de textile, etc.), en cas de forte demande du marché, genre la sortie du nouvel Iphone, les ouvrières/ouvriers dorment carrément sur la chaîne d’assemblage pour pouvoir répondre à NOTRE demande impérieuse. Le pire, disent-elles, c’est dans le secteur de la mode, parce que les spécifications changent en permanence, qu’il faut s’adapter, que c’est une torture, les consignes changent parfois plusieurs fois dans la même journée.
En retour il me raconte ce que lui a rapporté cette femme chinoise, qui vit en France, mariée avec un gars du syndicat : quand elle travaillait dans l’assemblage électronique en Chine, elle bossait 6 mois par an à l’usine, et les 6 autres mois, elle retournait dans son village, auprès de sa famille, pour s’occuper des plus petits (qu’elle laissait à ses parents pendant les 6 mois d’usine). Ces 6 mois d’usine, c’était non-stop, sans un seul jour de congé. Sans possibilité de tomber malade. On dort dans de vastes dortoirs situés dans l’enceinte de l’usine, à deux escaliers des ateliers. Elle expliquait que le déjeuner de midi était pris à même la chaîne de travail : il suffisait de retourner la tablette de travail, et, sur l’autre face, un bol était collé, qu’on remplissait de nouilles. Ne pas perdre un seul instant.
On ne sort quasiment jamais de l’usine. Vos faits et gestes sont surveillés. De nombreux apprentis (dès l’âge de 16 ans), mais aussi des étudiants « en stage d’immersion professionnelle », se retrouvent sur ces chaînes. (même si l’âge moyen augmente ces dernières années).
Dans les années 2010, une vague de suicides a eu lieu dans les usines Foxconn, le plus gros employeur du monde, dont le siège est à Taiwan. Les ouvriers/ouvrières se jetaient par la fenêtre du dortoir. Leur vie n’avait plus aucun sens.
Je me dis qu’une pensée de gauche véritablement consciente du caractère global du capitalisme devrait placer au cœur de ses revendications ces travailleurs/travailleuses des usines du monde. Nombre des revendications en Europe supposent en réalité le maintien, la continuation, au nom de la prospérité nationale, de cette exploitation dans les pays du sud (et plus seulement « au sud » d’ailleurs : la précarisation se mondialise depuis une décennie).
Ça changerait énormément de choses. Déjà, regarder en face notre double identité de producteur (travailleur) et de consommateur. Ça pourrait même assez logiquement déboucher sur une logique de décroissance et rejoindre des préoccupations climatiques. (enfin, faut pas rêver, ce n’est pas demain la veille)
(NB : cette alternance entre les 6 mois de travail dans l’industrie capitaliste chinoise et les 6 mois de travail à la ferme familiale – où se maintient plus ou moins une économie de subsistance, est de plus en plus rare aujourd’hui en Chine : les jeunes qui partent pour la ville reviennent rarement pour une période aussi longue. Mais ça me fait penser très fort à cette question essentielle de la coexistence entre la temporalité dévorante du capitalisme et des temporalités qu’on pourrait appeler non-capitaliste (réglée, comme dans les activités agricoles, non pas par l’horloge de l’atelier, le temps de travail salarié, mais la succession des jours et des saisons.) En réalité, dans bien des régions du monde, notamment dans le Global South, s’est maintenu jusqu’à récemment cette coexistence d’activités réglées par des logiques différentes. Il ne faut certes pas se leurrer non plus : le travail “domestique” non payé sert les intérêts du Capital en ce qu’il permet de maintenir à moindres frais un stock de travailleurs/travailleuses en relativement bonne santé – ce qu’on appelle la reproduction sociale. Je pense aussi au cas des mineurs “indépendants” en Afrique. Il faudra que j’en parle de manière plus détaillée. Qui creuse à la recherche de pierres précieuses par exemple, en parallèle avec l’extraction industrielle (qui s’en arrange plus ou moins). Cette activité permet d’améliorer le revenu des familles – à un prix élevé en termes de risque, surtout quand on envoie des enfants explorer les filons. Les multinationales minières tolèrent plus ou moins ces activités “indépendantes”, dans la mesure où ils s’en servent aussi à des fins de prospection : les mineurs indépendants font une partie du boulot.)
Une petit biblio concernant les thèmes que je viens d’évoquer :
Sur la vague de suicides dans les usines Foxconn :
Jenny Chan, Mark Selden &&Ngai Pun, Dying for an iPhone. Apple, Foxconn, and The Lives of China’s Workers, Haymarket Books (2020)
Sur les mutations de la production en Chine (notamment la question de la migration rurale interne)
Pun Ngai, Made in China, (2005, trad. Française Éditions de l’Aube 2012)
Wanning Sun, Maid in China. Media, morality, and the cultural politics of boundaries, Routledge (2008)
Andreas Bieler Chun-Yi Lee , Chinese Labour in the Global Economy Capitalist Exploitation and Strategies of Resistance, Routledge 2017.
Sur les chaînes de production textile en Chine :
Lisa Rofel & Sylvia J. Yanagisako, Fabricating Transnational Capitalism. A Collaborative Ethnography of Italian-Chinese Global Fashion, Duke University 2019.
Sur l’extraction minière « artisanale » en Afrique subsaharienne, entre autres sujets, un important article dans ce recueil :
Stephanie Postar, Negar Elodie Behzadi & Nina Nikola Doering, Extraction/Exclusion. Beyond Binaries of Exclusion and Inclusion in Natural Resource Extraction, Rowman & Littlefield 2024.
ou encore le chapitre 7 du livre de Paula Butler, Colonial Extractions Race and Canadian Mining in Contemporary Africa, University of Toronto Press 2015.
***
LES SUICIDÉS DE FOXCONN ET NOUS
Xu Lizhi
Le dernier cimetière
21 décembre 2011
« Les cris d’oiseaux de la machine qui s’assoupit
Le fer malade enfermé à double tour dans l’atelier
Les salaires planqués derrière les rideaux
Comme l’amour que les jeunes ouvriers enfouissent au plus profond de leurs cœurs
Pas le temps d’ouvrir la bouche, les sentiments sont pulvérisés.
Ils ont des estomacs cuirassés d’acier
Remplis d’acides épais, sulfurique ou nitrique
L’industrie s’empare de leurs larmes avant qu’elles ne coulent
Les heures défilent, les têtes se perdent dans le brouillard,
La production pèse sur leur âge, la souffrance fait des heures supplémentaires jour et nuit
L’esprit encore vivant se cache
Les machines-outils arrachent la peau
Et pendant qu’on y est, un plaquage sur une couche d’alliage d’aluminium.
Certains supportent, la maladie emporte les autres
Je somnole au milieu d’eux, je monte la garde sur
Le dernier cimetière de notre jeunesse. »
(Salarié du groupe Foxconn âgé de 24 ans, Xu Lizhi s’est suicidé le 30 septembre 2014 à Shenzhen. Il fait partie des suicidés des années 2010 à Foxconn. Il faisait partie de ces dizaines de millions de ruraux qui ont migré (et continuent de le faire) dans les villes industriels et les villes nouvelles (les villes-usines) pour alimenter la machine à broyer des travailleurs et travailleuses afin de répondre aux demandes de la production mondiale (dans plusieurs secteurs, notamment le textile et l’électronique).
Le poème est extrait du livre de Jenny Chan, La machine
est ton seigneur et ton maître, Deuxième édition établie, revue et actualisée, postface et traduction de l’anglais par Celia Izoard. Traductions des poésies chinoises (édition bilingue)
revues et composées par Alain Léger, Éditions Agone 2022
Le volume des éditions Agone est une synthèse augmentée de poèmes des travailleuses et travailleurs chinois, de l’étude de Jenny Chan, Mark Selden et Ngai Pun, Dying for an iPhone. Apple, Foxconn, and The Lives of China’s Workers, Haymarket Books 2020.
J’ai évoqué hier les conditions de travail dans les usines d’assemblage de matériel électronique et informatique dans les villes-usines chinoises.
La photographie ci-dessous montre des files d’attente lors de la sortie du nouvel iphone à l’entrée d’une boutique Apple à Londres.

(ne vous focalisez pas sur Apple : toutes les entreprises qui font appel à des usines d’assemblage en Chine ou ailleurs, ont recours aux mêmes sous-traitants, et il n’y a pas que Foxconn évidemment. Et les conditions de travail sont à peu près partout les mêmes. Ces usines sont nos usines : nous en sommes les clients et les donneurs d’ordre. Si vous posez la question « Qui a tué le poète travailleurs migrant (de l’intérieur) Xu Lizhi ? » alors vous pourriez répondre : Foxconn, Apple, Samsung, le capitalisme global, le gouvernement chinois, les responsables du marché du travail à Shenzen, tous les gens qui travaillent dans le secteur de la tech, à quelque niveau que ce soit, et bien entendu, absolument tous les consommateurs et usagers qui possèdent une machine informatique sans exception. C’est-à-dire nous. C’est-à-dire moi qui écrit devant un écran. C’est là le piège absolument dément du capitalisme global, qu’aucun parti même de gauche n’ose penser : nous détruisons l’existence et ruinons tout l’avenir des Xu Lizhi et des centaines de millions d’autres travailleuses et travailleurs dans le monde. Notre prospérité, notre mode de vie, repose sur la précarisation (pour ne pas dire le meurtre) de tous les autres. Tous les programmes de nos chers partis, même de gauche, se reposent sur la continuation de cette exploitation/extraction généralisée et systématique. Littéralement. Que le pays conserve sa place dominante sur le marché global colonial. Si vous prenez en compte cette globalité du travail, toutes les jolies réformes sympathiques proposées par tous les partis révèlent soudainement leur face cachée, sordide, criminelle. IL N’Y A PAS DE CAPITALISME À VISAGE HUMAIN – sauf à effacer de l’humanité quelques milliards d’habitants de cette planète.)
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27.09.2025 à 19:31
Harry Harootunian : L’Occultation de l’histoire
danah
Un autre extrait traduit du livre de Harry Harootunian, Marx After Marx. History and Time in the Expansion of Capitalism. https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.7312/haro17480/html#contents J’ai déjà évoqué ce livre du chercheur arménien-américain, qui a consacré sa vie à l’étude de la vie intellectuelle du Japon moderne. https://climatejustice.social/@danahilliot/115195931810700321 Le premier chapitre aborde un thème tout à fait crucial pour…
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Texte intégral (1392 mots)
Un autre extrait traduit du livre de Harry Harootunian, Marx After Marx. History and Time in the Expansion of Capitalism.
https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.7312/haro17480/html#contents
J’ai déjà évoqué ce livre du chercheur arménien-américain, qui a consacré sa vie à l’étude de la vie intellectuelle du Japon moderne.
https://climatejustice.social/@danahilliot/115195931810700321
Le premier chapitre aborde un thème tout à fait crucial pour comprendre, à partir de Marx, la manière dont le capitalisme se déploie comme l’horizon indépassable de l’existence, un système de relations sociales tellement pregnant qu’il est devenu extraordinairement difficile, et peut-être impossible, de penser « en dehors » de lui : sa relation à l’histoire, et, plus profondément, la temporalité qu’il institue – un éternel présent, une fatale éternité, la naturalisation de l’histoire.
La stratégie d’occultation est au cœur du fonctionnement même du capitalisme, c’est elle qui garantit sa reproduction – le récit capitaliste s’efforce toujours de reléguer dans l’ombre, effacer, plonger dans l’oubli, sa violence systématique et structurelle. Le passé est pensé comme dépassé, résolu, par l’avènement de l’éternel présent du marché global – ce qui est nié, c’est l’idée que le passé puisse se continuer dans le présent, et que ces traces subsistantes puissent avoir un effet sur le futur.
Dans le texte ci-dessous, Harootunina articule cette occultation de l’histoire qu’on peut rapporter à la structure fétiche de la marchandise, avec celle de l’État-nation : le récit nationaliste, loin de s’opposer à l’occultation capitaliste, comme on pourrait s’y attendre, l’affermit au contraire. Les deux récits, capitaliste et national, concourent au contraire, de manière complice, à raffermir cette annihilation non seulement des violences inhérentes à l’accumulation initiale (qui, bien qu’initiale, se répète à chaque fois que le Capital cherche à conquérir de nouveaux champs, s’accaparer et domestiquer les dehors qui lui résistent encore), mais aussi les formes de production (et les organisations sociales) non-capitalistes, ou pré-capitalistes, qui subsistent et échappent, certes de manière partielle, à la marchandisation généralisée.
Cette grande question, tellement décisive, aujourd’hui sans doute encore plus qu’hier, de la complicité entre le capitalisme et l’État-nation, doit être plus que jamais élucidée. (et, note personnelle, c’est ici précisément que s’origine mon aversion viscérale pour toute forme de nationalisme.)
***
« En conséquence, l’histoire a été laissée pour compte, voire perdue, oubliée, comme Marx l’a reproché aux économistes bourgeois, tout comme l’a été une grande partie du souvenir des événements qui ont causé tant de violence et d’incertitude dans tant de vies. On a souvent fait remarquer que les récits nationaux dissimulent et oublient invariablement que les origines de la nation ont été forgées dans une violence sanglante, atteignant souvent des proportions génocidaires, et que peu d’États-nations ont réussi à échapper à ce modèle d’amnésie sélective fourni par le capitalisme comme accompagnement nécessaire à la construction de la représentation historique de son développement depuis ses origines jusqu’à nos jours. Le récit de Marx sur la violence déchaînée au moment de l’accumulation primitive et son souvenir, que la normalisation ultérieure, comprise comme une abstraction, du nouvel ordre productif a effacé, illustre non seulement les origines du capitalisme, mais aussi les fondements de l’État anglais qui a émergé sur les ruines de l’ancien mode de production et les débuts du nouveau. Les ruines présumées n’ont pas nécessairement disparu, mais ont trouvé un nouveau souffle dans un présent et une configuration de production différents. À cet égard, le modèle de la perte de mémoire reste à la base de la plupart des récits nationaux, même lorsque l’introduction du capitalisme joue un rôle récessif, si cela est imaginable. Dans ce scénario révisé, l’histoire, en tant que telle, en tant que témoignage d’un changement lié au temps, disparaît au profit d’un « ordre économique naturel » dont les partisans bourgeois revendiquaient à la fois l’éternité et le caractère naturel, inversant l’ordre historique pour « naturaliser » des relations historiques dénaturées. Ici, semble-t-il, l’histoire naturelle présumée du capital a été remplacée par l’histoire nationale, qui se concentre sur l’extériorité des événements politiques et des guerres, l’économie étant considérée comme intrinsèquement et naturellement donnée. À cet égard, la nation a servi de factotum au capital. Le couplage d’une « économie naturelle » et de la nation semblait approprié, car l’État avait été très impliqué dans la promotion de ses instruments de violence et de coercition – sous le couvert de la « loi » – à la fois pour pousser à la dissolution du mode féodal tributaire et pour accélérer l’essor du nouveau mode de production capitaliste.
Dans la mesure où l’État-nation intégrait la nécessité des « lois immanentes » de la production capitaliste, la voie était ouverte à la fois à sa propre « objectivation » et à la naturalisation du destin historique, qui était recodé comme une fatalité. De cette manière, l’histoire nationale ne servait qu’à masquer une histoire naturelle plus fondamentale, dans laquelle la forme nationale parvenait sans surprise à révéler une étroite parenté avec la forme marchande elle-même. La forme-nation et la forme-marchandise partageaient à la fois le caractère d’une « chose mystique » et une complicité pour éliminer l’historique, en tant que tel, la contingence elle-même, dans la construction de l’histoire, cette dernière par la répression de ses conditions de développement (le processus de production), la première par la suppression du temps, comme Hegel l’a proposé dans son appel à l’allégorie de la formation de l’État et à l’annihilation du temps dans la mythologie grecque.
Si Marx qualifiait la forme marchande de « chose mystérieuse », son jugement s’appliquait également à la forme nationale, qui a déplacé le temps historique par les mystifications d’un esprit national intemporel, naturellement auto-originaire. Ce que l’histoire nationale, en tant que substitut de l’histoire naturelle, a perdu au profit de la promesse d’éternité (le présent permanent du capital), c’est le respect de l’enregistrement des changements dans le temps et la mémoire, en fait la reconnaissance des forces mêmes d’inégalité qui ont alimenté la formation historique de la nation, que Marx, dans son récit des horreurs de l’accumulation primitive – le « massacre des innocents » qu’il a décrit de manière si saisissante – avait cherché à rétablir la compréhension de l’histoire cachée de la forme marchande. Voici le sens de l’observation d’Ernst Bloch selon laquelle il n’y a pas de temps dans l’histoire nationale, seulement de l’espace. « Ainsi, la « nation » chasse le temps, voire l’histoire, hors de l’histoire : c’est l’espace et le destin organique, rien d’autre ; c’est ce « véritable collectif » dont les éléments souterrains sont censés engloutir la lutte des classes inconfortable du présent. » Pour Bloch, qui écrivait dans les années 1930, la nation n’était rien d’autre qu’un « état de sang ».
Harry Harootunian, Marx After Marx. History and Time in the Expansion of Capitalism. pages 35-36
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27.09.2025 à 19:29
L’essentialisation du peuple et la montée des aspirations au fascisme
danah
S’efforcer de comprendre comment des foules entières en viennent à adhérer au fascisme, y aspirer, en désirer l’avènement, à embrasser des positions racistes et suprématistes. Retracer l’histoire de ces adhésions, identifier les causes, leur multiplicité, leur enchevêtrement, leur complexité. Montrer comment l’alliance des néolibéraux et des (néo-)conservateurs à droite, la trahison des élites à gauche,…
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Texte intégral (1020 mots)
S’efforcer de comprendre comment des foules entières en viennent à adhérer au fascisme, y aspirer, en désirer l’avènement, à embrasser des positions racistes et suprématistes. Retracer l’histoire de ces adhésions, identifier les causes, leur multiplicité, leur enchevêtrement, leur complexité. Montrer comment l’alliance des néolibéraux et des (néo-)conservateurs à droite, la trahison des élites à gauche, les tendances populistes auxquelles les partis de tout bord cèdent plus souvent qu’à leur tour, constituent autant de terreaux fertiles pour l’émergence de ce désir fasciste. Insister sur la dégradation de l’expérience sociale sous le ciel implacable du capitalisme absolu, les subjectivités qu’il fabrique, les rivalités brutales, l’individualisme radical, que radicalisent la précarité galopante, la destruction des acquis sociaux, les promesses de bonheur non tenues, et qui aboutissent à la désignation des boucs émissaires coupables de tant de malheur. Mesurer l’effet depuis des siècles des récits, impérialistes, coloniaux, scientifiques, qui ont forgé et continent d’affermir la conscience raciale. S’attarder sur les micro-récits de l’inconvenance des corps, ces signifiants qui circulent et se collent à la surface des peaux colorées, engendrant ces affects d’indisposition, de dégoût, de haine. Décrire la grammaire des relations des groupes sociaux, des affinités, des consanguinités, des appartenances, la composition, décomposition et recomposition des « nous », et, inévitablement, dans le même mouvement, des « autres » que ce « nous » exclut, sous l’égide de la nation, de la blancheur, de la culture ou de la civilisation. Rappeler que ces crispations réactionnaires répondent aux grands mouvements d’émancipation d’autrefois, aux menaces qu’elles ont fait peser sur l’éthique du travail, de la famille, la hiérarchie des races, l’ordre bourgeois du monde. Dire un mot de la crétinisation digitale, de la crétinisation médiatique, de la crétinisation en général.
Tout ce travail de compréhension, n’oblige pas pour autant à éprouver pour ces personnes de l’empathie.
En écoutant, en essayant de comprendre la logique qui sous-tend les rationalités à l’œuvre, on suspend provisoirement son jugement. Ou du moins, le temps de l’analyse, ce jugement se trouve relégué à l’arrière-plan. (c’est frappant quand je lis par exemple les livres d’Arlie Russell Hochschild sur la fierté perdue des électeurs ruraux de Trump).
La gauche de ce point de vue me paraît être dans une situation embarrassée, parce que ces foules ressemblent au peuple qu’elle est censée défendre contre le capital et la bourgeoisie – ce même peuple dont on dit à raison qu’il a tourné le dos à la gauche depuis déjà quelques décennies. Il est plus facile de pointer du doigt la responsabilité des élites ou des médias dans la montée de l’extrême droite que de reconnaître que la majorité de la population qu’elle appelle le « peuple » adhère en réalité de son plein gré et en pleine connaissance de cause aux idées d’extrême droite.
Il est encore plus difficile et embarrassant d’admettre que c’est précisément ce qu’elle représente, elle, la gauche, ses supposées valeurs, qui fait l’objet de la fureur de ces esprits vengeurs : l’attention portée aux plus vulnérables, aux opprimés, aux subalternes, aux racisés, et, d’un point de vue politique, la redistribution de la richesse (pas seulement selon le mérite), la lutte contre les inégalités, l’aspiration à la justice sociale que ces personnes détestent quand elle ne les concerne pas directement. Ce ressentiment envers les supposées élites de la gauche (urbaine, écologistes, post-raciales, etc.) vient alimenter une part de la haine qui meut ces foules en colère.
Oui, ce qu’affirment ces gens qui s’apprêtent à suivre le leader qui saura leur rendre justice, c’est le droit de ne pas prendre soin. De ne pas être de gauche. Ne pas prendre soin de ce qui n’est pas eux, de ce qui ne leur ressemble pas. Ces autres qui, parmi tous les autres, ne sauraient faire partie de leur « nous », aussi fantasmé soit-il. Les racisés qui les menacent, les gauchistes qui les snobent, les écologistes qui leur font la leçon, les non-humains qui leur font obsctacle, les sexualités qui les indisposent, les intellectuels qui les méprisent, la liste est longue. Tout ce qui en somme vient faire obstacle à la domination de leur « communauté », qui vient questionner et critiquer la cohésion et le sens de cette prétendue communauté.
Oui, la gauche est gravement coupable d’avoir essentialisé le peuple, et de persister, encore aujourd’hui, non seulement à croire en cette fiction mais à s’imaginer qu’elle en serait le (seul) porte-parole autorisé. Mais les populations qui adhèrent de plus en plus clairement aux promesses fascisantes s’auto-essentialisent tout autant pour ainsi dire. Et c’est ce qui rend dangereux tous les populismes, qu’ils soient de droite ou de gauche, et plus largement l’invocation de la nation, de sa fierté, de ce qui la menace – et ces invocations ne sont certainement pas l’apanage des populistes.
Comprendre oui. Mais sans empathie. Ils peuvent être nos proches, nos voisins, partager avec nous des objets de passion, les mêmes loisirs, et peut-être, défendre certaines causes avec nous. Mais il se pourrait que demain, ils soient aussi ceux qui iront vous dénoncer, vous battre, vous lyncher.
(et là, il faudrait que j’écrive un autre chapitre pour élucider quel est ce « nous » que ces fascistes menacent)
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27.09.2025 à 19:21
Comment meurent les morts.
danah
Matinée bruineuse, ciel gris. Je pars explorer la ville, comme chaque matin. Une rue, puis une autre, que je ne connaissais pas. J’arrive au cimetière. Il faut bien qu’il y ait quelque part un cimetière. Celui-là est vaste, divisé en carrés séparés par des allées avec des noms de fleurs et d’oiseaux, comme tous les…
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Texte intégral (975 mots)
Matinée bruineuse, ciel gris.
Je pars explorer la ville, comme chaque matin. Une rue, puis une autre, que je ne connaissais pas. J’arrive au cimetière. Il faut bien qu’il y ait quelque part un cimetière. Celui-là est vaste, divisé en carrés séparés par des allées avec des noms de fleurs et d’oiseaux, comme tous les cimetières. Surpeuplé. Surpeuplé du peuple des morts. Dont les tombes s’accumulent, serrées les unes contre les autres. On lutte ici contre l’oubli avec des promesses de mémoire éternelle. Optimisme cruel : ici, l’inscription « Nous n’oublierons jamais » est dévorée par le lichen et la végétation. Les noms des morts désormais effacés. Les morts bel et bien oubliés. La mairie a posé un panneau : concession abandonnée. Et donc disponible. Le cimetière est un parc immobilier saturé. On a ouvert en contrebas un nouveau carré où s’alignent les pierres tombales passablement laides, qui obéissent aux canons de l’esthétique contemporaine du mobilier funéraire : on dirait un lotissement de banlieue. Dans la mort comme dans la vie : ces maisons toujours pareilles et le petit jardinet attenant – manque juste le garage pour l’automobile.
Les parties plus anciennes, qui m’affectent d’un je ne sais quoi de mélancolique, n’en sont pas moins normées sur l’esthétique de leur époque. Pierre granitique et caveau funéraire, minuscule chapelle, verrières. Leur charme vient avant tout de leur ancienneté.
Les vivants s’efforcent de distinguer leur mort, malgré leur irrésistible tendance à l’alignement. Cette contradiction inhérente aux sociétés modernes : le sujet revendique ce petit rien censé faire une différence, « Gibert faisait de la moto », « Anne-Marie était une sacrée cuisinière », tout en ayant consacré sa vie à s’aligner sur celles des autres. Les cimetières sont rarement queer. Celui-là, en tous cas. La distinction sociale saute aux yeux : la famille à particule possède un caveau, une concession perpétuelle, pour l’éternité, comme un défi au passage du temps, et, toujours, à l’oubli. Mais nous sommes tous égaux dans la mort, ce qui console peut-être un peu : il ne reste ici, dans ce caveau autrefois somptueux qui semble recouvrir une crypte, que ce panneau : « concession perpétuelle », bien que les noms de celles et ceux qui ont lancé ce défi à l’oubli soient effacés depuis longtemps.
Je découvre au hasard des allées un carré militaire. Des hommes exclusivement, fauchés par la grande guerre. Un rectangle herbeux vaguement délimité, sans fioriture. Certains dont les ossements reposent ici n’ont pas été identifiés. Il existe un nombre considérable de soldats inconnus, mais aussi de civils, partout sur cette planète. Si la question vous intéresse, je vous conseille la lecture du livre extraordinaire d’Heonik Kwon (lui même un auteur d’une finesse et d’une sensibilité peu commune), Ghosts of War in Vietnam. Cambridge University Press : Cambridge, 2008.
Il existe des sociétés où l’on préfère oublier les morts. Oublier ici, est à prendre au sens actif. Comme : s’en débarrasser. Les mettre à l’écart. Dans de nombreuses populations animistes, en Amazonie comme en Sibérie, le décès doit être promptement suivi de rituels conjurant la menace que représente le mort. Il ne faudrait pas qu’il revienne hanter les vivants. Parfois, le meilleur moyen d’empêcher le défunt de revenir, c’est de manger son corps. Si vous vous intéressez à l’endo-canibalisme, je vous conseille ce livre de Beth Conklin, Consuming grief : compassionate cannibalism in an Amazonian society, Austin : University of Texas Press. 2001, dont j’ai parlé ici :
https://outsiderland.com/danahilliot/bruler-et-balayer-le-travail-du-deuil-chez-les-waris/
En Sibérie comme en Amazonie, chez certains de ces petits groupes, on évite soigneusement les lieux autrefois fréquentés par les défunts : on n’établit pas son campement dans la taïga à l’endroit où l’ancêtre avait l’habitude de faire paître ses rennes, on évite de chasser ou de cultiver du manioc là où le grand-père a été dévoré par un jaguar. C’est un cliché répandu selon lequel les sociétés animistes voueraient un culte aux ancêtres. Les ethnologues qui cherchent à établir des généalogies en sont pour leur frais. Il est rare que la mémoire des disparus s’étende au-delà de deux générations.
Un couple de septuagénaires s’attarde devant la boutique funéraire à l’entrée du cimetière. Un cercueil en bois d’acajou, 2999 euros, est en promotion. « ça fait une somme, quand même », dit la dame.
Quand j’aurais crevé, brûlez-moi, laissez mon corps en pâture aux bêtes sauvages, ou mangez-moi. Merci.
Au retour, histoire de rester dans l’ambiance, j’écoute les quatuors à corde de Pavel Haas. (Pavel Haas est un compositeur tchèque, juif, un élève de Janacek, qui fut déporté au camp/ghetto de Theresienstadt en 1941, où il composa de la musique (qu’un réalisateur nazi utilisa pour son film de propagande pour Theresienstadt). Il fut gazé en octobre 1944, peu après sa déportation à Auschiwtz.)
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