Recensions et éclairages critiques sur les mouvements révolutionnaires, les gauches radicales et les dissidences artistiques et culturelles
24.06.2025 à 13:48
Dominique Maisons, Drapeau noir, Paris, Éditions de La Martinière, 2024, 322 pages, 20,50 € pour l’édition papier / 14,99 € pour l’édition numérique.
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Texte intégral (1451 mots)
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque (avec l’aide amicale de Christian Beuvain)
Dominique Maisons est un auteur de polars, remarqué en particulier pour Avant les diamants, sur l’envers du rêve hollywoodien des années 1950. Avec Drapeau noir, il s’empare des lendemains du 6 février 1934 et de la manifestation des Ligues, source de la crainte d’une extrême droite désireuse de s’emparer du pouvoir, à l’image de ce qui arrive alors dans un nombre croissant de pays d’Europe.
Deux personnages se partagent le haut de l’affiche du roman. Pierre est comptable chez l’éditeur Denoël, une vie bien rangée qui cache un lourd passif : son père a été fusillé durant la guerre, à la suite de l’agression de son officier supérieur alors qu’un de ses camarades était mort dans ses bras et qu’un nouvel assaut était programmé. De ce traumatisme, Pierre a tiré un premier roman, qu’il cherche à faire imprimer afin de le soumettre à des éditeurs. C’est à l’occasion d’une visite dans une imprimerie qu’il fait la connaissance de Nina. Cette jeune femme est aux antipodes de Pierre : fantasque là où lui est rangé, imprévisible et sans ambition personnelle, anarchiste quand lui sympathise avec la SFIO. Un électron libre qui évoquera certainement à bien des lecteurs, à commencer par celui qui écrit cette chronique, une fille rencontrée jadis et qui nous fit rêver à un ailleurs incertain et tellement excitant… Pierre en tombe immédiatement amoureux, mais la relation qu’ils initient est loin d’être classique. Nina l’entraine dans les milieux libertaires, une proximité qui finit par menacer le grand projet de Pierre. Son patron, Robert Denoël, est en effet intéressé par la publication de son roman, mais à condition qu’il le retravaille et ne s’affiche plus avec ces milieux militants. Par ailleurs, bien que Nina refuse toute relation conventionnelle, jugée trop conforme aux normes bourgeoises, Pierre, de plus en plus attaché, cherche à expliquer ses absences inopinées et apprend ce faisant des choses sur son passé…
Drapeau noir est un roman bien documenté, riche en rencontres de célébrités (sans doute un peu trop dans son ultime partie, entre Hemingway, Errol Flynn ou André Marty !) qui parvient grâce à ses descriptions à nous plonger dans la vie parisienne du mitan des années 1930. Il met l’accent sur les milieux anarchistes, dans une période a priori moins travaillée par les romanciers que le tournant des XIXe et XXe siècles. L’intrigue permet justement de survoler bien des aspects du mouvement : les milieux libres, avec la communauté d’Ermont, naturiste et végétarienne, si actifs au début du siècle (voir Céline Beaudet, Les milieux libres. Vivre en anarchiste à la Belle époque, les éditions libertaires, 2006) ; la propagande par le fait, à travers le personnage d’Elsa, militante désireuse de frapper un grand coup et de « tuer du flic » (elle se fera surtout remarquer en envoyant du crottin sur les Croix-de-Feu !) ; le courant individualiste, la figure de Sébastien Faure faisant même une apparition. Les débats de cette époque sont également évoqués, entre les positions de Makhno et de Voline, mais aussi sur la question du positionnement à l’égard de l’antifascisme. Les anarchistes doivent-ils rallier une dynamique impulsée entre autres par leurs adversaires communistes[1], au risque du Front populaire ? Un questionnement commun à la France et à l’Espagne, qui traverse également les oppositions communistes. Derrière ces divergences, c’est toute la problématique de l’anarchisme comme aristocratie de l’esprit ou comme mouvement de masse, en prise avec le monde du travail, qui est posé[2]. Le moment du roman est à cet égard particulièrement bien choisi, puisque 1934 est l’année d’une fusion des organisations, donnant naissance à l’Union anarchiste puis à un groupe dissident, la Fédération communiste libertaire (intitulé organisationnel repris par Georges Fontenis dans les années 1950). Drapeau noir embrasse toutefois un tableau plus large, évoquant les déserteurs et autres opposants à la tuerie de 1914-1918, les violences perpétrées à l’égard des enfants au sein d’institutions censées leur venir en aide (la célèbre enquête d’Alexis Danan sur l’évasion d’enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer est directement évoquée, Pierre rencontrant le journaliste), le combat pour les droits des femmes parmi lesquels celui d’avorter, jusqu’aux milieux des travestis parisiens et les campagnes haineuses qu’ils doivent affronter.
Nul hasard à voir Drapeau noir paraître pour la rentrée littéraire de 2024, une année marquée comme jamais par la crédibilité de l’arrivée de l’extrême droite organisée au pouvoir. En nous présentant avec sympathie les anarchistes des années 1930, Dominique Maisons cherche sans doute à défendre les fondamentaux d’une certaine extrême gauche, expression devenue si élargie et si confuse aujourd’hui qu’on trouve des anarchistes se réclamant de LFI … Les défendre aussi face aux outrances véhiculées par certains médias de nos jours (la surveillance exercée par les agents de l’État est aussi dans la ligne de mire), tout en insistant sur l’actualité d’un combat antifasciste, également brouillé, aujourd’hui, par le confusionnisme ambiant. L’auteur se permet même un clin d’œil à un groupe engagé s’il en fut, Trust, en imaginant une chanson intitulée « Antiphysique » dont certains vers sont très inspirés de « Antisocial » ! Autre référence pleine d’ironie, celle d’un François Mitterrand alors membre… des Croix-de-Feu ! Enfin, il semble faire sien l’acte d’accusation vis-à-vis du capitalisme, « (…) train fou (…) qui roule sur les cadavres des faubourgs, écrase la nature et brûle les plus faibles dans ses chaudières (…) » (p. 189).
L’épilogue de cette histoire forcément éphémère entre Pierre et Nina se déroule en pleine guerre d’Espagne[3], révolution trahie, avec une scène quasiment finale qui n’est pas sans évoquer le Land and Freedom de Ken Loach…
[1] À cet égard, relevons une petite erreur historique. Elsa s’interroge sur l’union des organisations ouvrières en déclarant, à propos des trotskystes alors entrés dans la SFIO : « Tu les vois marcher main dans la main avec ceux qui les massacrent ? (…) » (p. 160), c’est-à-dire les staliniens. Or, en 1934, les massacres de trotskystes qui vont suivre les grandes purges de 1936-1938 en URSS n’ont pas encore débuté… Page suivante, d’ailleurs, Dominique Maisons reprend la fameuse formule « deux trotskystes une organisation, trois une scission » pour l’appliquer au cas libertaire.
[2] « Si rien n’est fait pour amener le plus grand nombre à partager leur désir de révolution complète, soit le système perdurera, soit ils laisseront le champ libre à d’autres courants révolutionnaires, fascistes ou bolcheviques (…) », p. 46.
[3] L’épisode de la révolution espagnole semble moins connu de l’auteur que le milieu libertaire français des années trente. Relevons certaines erreurs flagrantes. Les Brigades internationales ne comportaient pas d’anarchistes, pas plus que de trotskystes déclarés (p. 251 et 288). Le drapeau de la CNT n’était pas noir, mais noir et rouge (p. 284). En ce qui concerne la presse, La Batalla n’est nullement un journal libertaire (p. 286), mais un organe du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), organisation léniniste anti-stalinienne. Et le titre exact du journal de la CNT est Solidaridad Obrera et pas Solidaridad (p. 286). En revanche, le rôle néfaste de l’Eglise et des curés est bien noté (p. 264, 320).
14.05.2025 à 18:19
Emmanuel Brandely, Les historiens contre la Commune. Sur le 150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune de Paris, Paris, Les Nuits rouges, 2024, 176 pages, 15 €.
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Texte intégral (1320 mots)
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
A Dissidences, nous avions découvert Emmanuel Brandely il y a de cela plus de vingt ans, lorsque dans un numéro de l’ancienne revue papier, nous avions rendu compte de son mémoire de maîtrise s’intéressant à l’OCI au cours des années 1970. Devenu depuis professeur d’histoire-géographie dans un lycée de Marseille, il a souhaité réagir à ce qu’il analyse comme une déformation de l’histoire de la Commune de Paris, une révision de sa nature socialiste en particulier, « (…) offensive idéologique qui se déploie contre la Commune en ce début de XXIe siècle sur le terrain, autrement décisif, de l’histoire. » (p. 12). Nulle surprise donc à voir le titre de son essai s’inspirer de celui de Paul Lidski, Les écrivains contre la Commune. À cet égard, il rappelle fort opportunément la différence de contexte entre le centenaire de 1971, réalisé dans une période où brillent les feux révolutionnaires, et le cent-cinquantenaire, survenu dans un monde majoritairement néo-libéral.
Sa cible principale est l’historien britannique Robert Tombs et son ouvrage Paris, bivouac des révolutions, édité en France par Libertalia[1]. Pour faire justice à la neutralité dont il se revendique, il dresse un portrait de l’historien et de ses autres travaux, encore inédits en langue française. Un constat édifiant, Robert Tombs apparaissant comme un souverainiste, libéral bon teint, qui tend à réhabiliter au moins en partie l’idéologie impériale de l’ancien empire britannique. Dans le détail, et au fil de sa lecture, il relève l’insistance sur l’ivresse des communards – véritable stéréotype de classe étudié récemment par Matthieu Léonard – , critique son idée que l’échec de la Commune signe la victoire de la République, ou que la Commune n’aurait fait que peu d’efforts en direction des femmes et de leur émancipation (se centrant sur l’absence de droit de vote, il néglige la reconnaissance par le nouveau pouvoir des compagnes et enfants, légitimes ou non, ainsi que leur action propre[2]). Sa minorisation de l’ampleur des victimes lors de la Semaine sanglante est également remise en cause, Emmanuel Brandely s’appuyant pour cela sur l’étude de Michèle Audin, La Semaine sanglante. Mai 1871. Légendes et comptes[3].
Quentin Deluermoz, qui avait fait paraître Commune(s), 1870-1871 : une traversée des mondes au XIXe siècle, est pour sa part critiqué en raison de sa dilution de l’événement Commune, de sa tendance à exonérer Thiers des responsabilités dans les exécutions massives de la Semaine sanglante, et de sa méconnaissance de Marx, pour laquelle les exemples sont nombreux. À ces deux historiens, il oppose Jacques Rougerie, Camille Pelletan (récemment réédité chez Libertalia) et Michèle Audin, donc. De manière plus systématique, il se penche sur certains exemples emblématiques de contestation récente visant des « mythes marxistes » : cela va de la limitation des salaires pour les dirigeants de la Commune (6 000 francs par an n’étant qu’un maximum, 3 000 francs la norme à côté des 2 000 francs d’un instituteur… ou d’une institutrice) à l’exonération des loyers, réelle inversion de la hiérarchie propriétaire-locataire, en passant par la transformation des entreprises fermées et abandonnées par leurs patrons en coopératives ou à l’opposition non-sensique entre peuple et prolétariat (deux termes pratiquement synonymes à l’époque), lutte des classes et antagonismes sociaux. La question du nombre d’élus de la Commune appartenant à l’Association internationale des travailleurs (AIT) s’avère particulièrement convaincante. Si Quentin Deluermoz les chiffre à 32 sur 92, Emmanuel Brandely rappelle que Jacques Rougerie, d’où provient cette évaluation, l’assortissait d’un « au moins », avant de le réévaluer à la hausse en fonction des élus actifs et surtout du départ de certains au fil des semaines.
Plus globalement, il insiste sur le refus de l’anachronisme, le socialisme du XXe siècle n’étant pas celui du XIXe ; « Nul doute que si la révolution bolchévique n’avait, comme la Commune, duré que 72 jours, il se trouverait aujourd’hui des historiens pour expliquer doctement, qu’au regard de son « maigre bilan », elle n’était « pas communiste » … » (p. 125).
L’idée d’une histoire « apaisée », qui serait en même temps plus scientifique, suscite à juste titre son ire. Dissidences s’était ainsi fondée sur l’idée d’une sympathie critique pour son sujet, les mouvements révolutionnaires sous toutes leurs formes, en faisant siennes les méthodes de l’investigation scientifique, mais sans jamais renier l’engagement personnel, forcément présent chez tout historien à des degrés divers, consciemment ou non. Il souligne à cet égard l’évolution de Jacques Rougerie, passé au fil des décennies d’une grille de lecture socialiste à une autre, plus républicaine libérale. Si le XXIe siècle a vu, au moins en partie, une forme d’intégration de la mémoire communarde par les institutions politiques, ce fut toujours, permettons-nous de le souligner, en tant que victimes, et jamais en tant qu’acteurs d’une subversion de l’ordre existant. Pour terminer, soulignons également que l’idée d’une Commune réduite à sa singularité unique, qui semble être partagée par plusieurs des historiens actuels cités, est aux antipodes de la vision prévalant dans la fiction contemporaine[4]…
[1] Nous l’avons pour notre part chroniqué sur ce même blog en son temps : https://dissidences.hypotheses.org/4810 Voici sa conclusion, délestée de ses notes : « Toutefois, en relativisant la profondeur révolutionnaire de la Commune de Paris, et en privilégiant plutôt les changements du temps long, Robert Tombs tend à effacer en partie la singularité propre de cette insurrection. Car finalement, cette révolution composite est tout à la fois crépuscule, aurore et zénith, et si la réalité est souvent fort éloignée des mythes, il est clair que ce sont eux qui ont considérablement forgé les réflexions politiques et les conceptions pratiques des révolutionnaires ultérieurs, à commencer par les bolcheviques. »
[2] Sur ce thème en particulier, voir Ludivine Bantigny, La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, chroniqué sur ce blog : https://dissidences.hypotheses.org/14587
[3] Ouvrage également chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/14225
[4] Voir notre article « La bibliothèque oubliée du mouvement ouvrier : 150 ans après, les mythes de la Commune plus vivants que jamais… », in Mouvement ouvrier luttes de classes & révolution. Revue d’histoire, numéro 4, juin 2022, p. 119 à 125.
14.05.2025 à 17:06
Jacques Camatte, Inversion ou extinction, La Grange Batelière, 2023, 126 pages, 10 €.
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Texte intégral (1558 mots)
Un compte rendu de Denis Andro
Le nom de Jacques Camatte (1935-2025)[1] sort un peu du milieu intéressé par la théorie et la critique sociale. Après Errance de l’humanité publié aux éditions La Tempête en 2021, qui reprenait des textes des années 1970 de la revue Invariance (créée en 1967 et qui fut peut-être, avec L’Encyclopédie des nuisances post-situationniste, une des sources de la critique de la société industrielle dans les dernières décennies du XXe siècle), cette édition propose des textes beaucoup plus récents, de 2019 à 2022.
Jacques Camatte, né en 1935, vient du petit courant bordiguiste (du nom du marxiste italien Amadeo Bordiga), qui prophétisait l’advenue de la révolution prolétarienne vers 1975. Il avait déjà abordé des questions théoriques comme la loi de la valeur, ou la spécificité de certaines formes comme la communauté paysanne russe. Il quitte le Parti communiste international en 1966 et renonce au début des années 1970 à la théorie marxiste du prolétariat, d’abord en adoptant le concept de « classe universelle » (en fait l’ensemble de l’humanité) puis à toute notion de classe sociale. Tout en poursuivant une réflexion sur Marx, sur les formes du mode de production capitaliste, il creuse de plus en plus profondément la question de la coupure des hommes et des femmes d’avec la nature dans le cadre de la dynamique folle du capital autonomisé. Sa pensée, originale (d’aucuns diront utopiste), s’oriente à partir de ce constat. Face à l’échec de la révolution, à la domestication, selon lui, du prolétariat par le capital, il décrit avec quelques autres dans Invariance le parcours de l’espèce humaine comme « errance », dans une séparation d’avec la nature. Jacques Camatte n’invite pas pour autant à ce que nous restions spectateurs et consommateurs, même dans des marges critiques : il évoque un « cheminement ». Il s’agit de ressaisir le fil de la relation substantielle à la naturalité, à la continuité avec la nature et de faire rupture avec la « psychose », dans un « immense abandon » de ce monde (« Ce monde qu’il faut quitter », 1974) vers un processus d’« inversion ». Ce processus d’inversion est encore non advenu. Il ne s’agit pas d’un retour au passé mais d’un saut qualitatif vers la communauté (Gemeinwesen) des hommes et des femmes dans une continuité avec la nature. Il n’est pas spéculatif, mais sensible : il touche, par exemple, à la conscience, à la fin de la répression de la naturalité des femmes et des enfants, etc. Camatte invoque une unité sens-cerveau. Il évoque l’anthropologue du geste et des outils André Leroi-Gourhan [2]. Camatte est sensible aux courants de « soulèvements de la vie » : ce fut le cas en mai 68, ou lors du mouvement lycéen de 1973 contre le service militaire, contre l’armée « école du crime », aspects que seuls les anarchistes ont véritablement soutenu, comme il l’indique. Invariance a aussi redécouvert des textes sur des pistes anciennes de rupture, comme ceux des anarchistes naturiens [3]. Enfin, un aspect du monde tel que nous le vivons est qu’il est placé sous le signe de l ’ « inimitié » : il nous faut sans cesse des ennemis, des concurrents. La dynamique de l’inversion sera – toujours selon Camatte – un écroulement du système techno-industriel, un abandon des villes, ces immenses pétrifications minérales, mais aussi de l’inimitié intérieure – pétrification psychique ou existentielle.
Après un prologue (« Cheminement », dans lequel l’auteur situe le cours de sa pensée) et une Introduction, les six textes réunis pour cette édition abordent, dans la perspective dont on n’a donné que quelques éléments, mais avec un sens aigu d’urgence, l’épidémie de Covid-19, caractérisée comme « virus de l’inimitié » (texte final « C’est ici qu’est la mort, c’est ici qu’il faut sauter ») et d’autres questions actuelles liées au risque d’extinction. Ils le font en recentrant encore plus nous semble-t-il le questionnement sur la dimension à la fois biologique et sensible, douée d’empathie, d’affect, de nos existences. Celles-ci sont de plus en plus mises à mal par la fuite en avant mégalomaniaque de l’ « espèce » dans l’« errance ».
Le risque d’extinction que peut représenter un virus comme le Covid-19 impose des mesures coercitives comme la distanciation sociale, qui détruit à son tour le contact physique, abrasant ainsi une dimension essentielle de l’être : le toucher ; bref « Pour vivre heureux vivons séparés ». Cet état diminué dans la séparation est pour l’auteur le résultat d’un processus historique de dégénérescence de l’espèce depuis les années 1980 : disparition du prolétariat, dont les conséquences sur la dérégulation de l’économie provoquant « l’accroissement indéfini de la production » sont comparées à celles sur le climat par la réduction des forêts (p. 42), dépression immunitaire liée à l’expansion des techniques de manipulation et à l’explosion des drogues. C’est l’emblème sinistre de notre devenir (texte « instauration du risque d’extinction »). Mais projeter sur les virus nos carences est une erreur, il faut plutôt pointer une défaillance dans le lien au continuum vital comme coexistence avec maints organismes vivants, dans notre corps même. La pensée de Camatte est encore plus subtile, elle ne s’arrête pas à un constat de délabrement (ce que l’on pourrait peut-être trouver chez des éco-réactionnaires). Citons un passage : « On peut affirmer que c’est comme si le corps de l’espèce signifiait qu’il n’en peut plus, qu’il n’est plus à même de supporter ce qui lui est infligé, qu’il ne peut plus assurer la guerre, qu’il entre en dépression, et ne peut plus supporter l’artificialisation. C’est comme si hommes, femmes et même enfants, s’étaient mis en grève pour refuser le diktat du mécanisme infernal qui les oppresse. Une grève qui a surpris tout le monde et qui a pris de court les dominants. Eux aussi, à un degré moindre, pâtissent de la même situation, et comme tout le monde, craignent la mort (reste de naturalité commun à tous et à toutes). Il s’est agi, de façon passive, d’un immense refus. Or, c’est à partir de là que peut s’initier une autre dynamique de vie » (p. 57).
Une logique lourde de notre époque est la « substitution », « remplacement de la naturalité par l’artificialité » (p. 48), forme extrême de délégation de nos gestes, qui ne se déploient plus en continuité dans les outils, de nos capacités psychiques, et triomphe de l’économie, « démarche caractérisée par la domination des objets sur les êtres » (p. 49). Ce phénomène s’étend aussi à la reproduction du vivant. L’auteur évoque ici entre autres le livre de Pièces et Main d’Oeuvre Alertez les bébés [4] (texte « Précisions sur le risque d’extinction »). A terme, se profile l’homme-machine, l’homme substitué. Jacques Camatte avance finalement (texte « Substitution et extinction ») que « seul un évènement imprévu, mais non improbable » (p. 125) pourrait provoquer une dynamique d’inversion. Une pensée qui, parfois, confine à une sorte de mystique (non religieuse) de la nature, mais qui frappe par ses fulgurances.
NB : Invariance existe aussi sur internet, avec des archives et même un glossaire, nécessaire. Certains textes sont traduits dans plusieurs langues. Les débats qui ont eu cours dans l’ultra-gauche depuis les années 1970 autour des thèses de Jacques Camatte sont facilement accessibles, par exemple des articles de Temps critiques.
[1] Depuis la rédaction de cette recension, Jacques Camatte est décédé le 19 avril 2025.
[2] Jacques Camatte, lui, fut enseignant de sciences de la vie et de la terre.
[3] Naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français, 1895-1938, Invariance n° 9, série IV, 1993. On trouve ce texte en ligne sur le site Archives autonomie.
[4] Pièces et Main d’œuvre : Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine, Service compris 2020.
17.09.2024 à 12:19
Jean-Jacques Marie, La collaboration Staline-Hitler. 10 mars 1939-22 juin 1941. Août-septembre 1944, Paris, Tallandier, 2023, 352 pages, 22,90 € pour l’édition papier / 16,99 € pour l’édition numérique.
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Texte intégral (1268 mots)
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Après s’être intéressé aux oppositions juvéniles dressées contre Staline au sein même de l’Union soviétique, Jean-Jacques Marie revient sur une page sensible voire controversée du règne du maître du Kremlin, celle du pacte germano-soviétique d’août 1939 à juin 1941. Et d’emblée, les dates présentées étonnent. L’auteur s’en explique, en retraçant les diverses étapes, au cours des années 1930, d’une tentative de rapprochement de Staline à l’égard d’Hitler : les accords commerciaux signés, tel celui de 1938 ; la dissolution du PC polonais, qui semble laisser le terrain libre à l’Allemagne. Le moment décisif se situerait le 10 mars 1939, jour d’un discours de Staline au congrès du PCUS dans lequel ce dernier appelle à une réelle collaboration avec l’Allemagne nazie. Le mot est lâché, et se retrouve sur la couverture de l’ouvrage : collaboration, le même, et ce n’est pas un hasard, utilisé pour désigner l’aide apportée par Pétain et Vichy à la politique hitlérienne. Un rapprochement qu’on pourrait quand même qualifier de douteux … Les mois qui suivent, des signes supplémentaires sont perceptibles, du remplacement de Litvinov (juif) aux affaires étrangères par le fidèle Molotov aux complaisances de la presse soviétique à l’égard de l’Allemagne en passant par des manifestations verbales d’antisémitisme.
Pour expliquer cette volonté de collaboration de Staline à l’égard d’Hitler, Jean-Jacques Marie insiste sur les parallèles entre les deux régimes, ce que Trotsky avait relevé en son temps, évoquant de véritables « étoiles jumelles » (sans pour autant conclure à leur identité, la nature capitaliste de l’Allemagne s’opposant aux fondamentaux socialistes censés, selon la vulgate trotskyste, survivre sous la gangue bureaucratique). Il cite également des extraits de la presse allemande ou du journal de Goebbels insistant sur les changements survenus en URSS par suite des grandes purges, marques d’une distanciation croissante à l’égard des objectifs de révolution mondiale et d’une nationalisation de la politique soviétique. Cette collaboration s’avère particulièrement active en Pologne. Staline freine d’abord l’intervention de l’Armée rouge jusqu’au retrait du gouvernement polonais en Roumanie, pour user ensuite du prétexte de défense des minorités biélorusses et ukrainiennes menacées (sic) face à une Pologne qualifiée d’État fasciste ! La répression orchestrée par le NKVD dans les territoires polonais occupés est ensuite massive, près d’un million d’habitants se voyant déportés. Les services du NKVD collaborent même avec la Gestapo afin d‘éradiquer la résistance polonaise… Pour Jean-Jacques Marie, cette emprise sur la Pologne, « C’est le début de l’entreprise de Staline pour reconstituer les frontières de l’ancien empire tsariste (…) reprise, qui trouve aujourd’hui son prolongement dans la volonté de Poutine de nier le sentiment national ukrainien (…) » (p. 167).
Mais ce n’est qu’un aspect de la collaboration entre Staline et Hitler, dont le premier se veut l’élément moteur. Les livraisons de matières premières à l’Allemagne sont constantes, et très utiles dans un contexte de blocus britannique contre le pays ; autant de ressources qui seront en partie mobilisées lors de l’attaque du 22 juin 1941. C’est d’autant plus ironique que du côté allemand, les fournitures de matériel militaires censées en constituer le pendant ne sont livrées qu’au compte-goutte et de manière partielle : un quart seulement de ce qui avait été fixé dans l’accord aura effectivement été acheminé au moment du déclenchement de l’Opération Barbarossa. Staline autorise également les navires allemands à utiliser un port soviétique, et livre des communistes allemands ou autrichiens réfugiés en URSS à Hitler. La guerre désastreuse décidée par Staline contre la Finlande dévoile les faiblesses de l’Armée rouge et pousse Hitler à avancer son projet d’attaque de l’URSS de 1942 à 1941. Pour autant, et bien que les tensions aillent crescendo entre les deux pays, Staline pense toujours être le maître du jeu et fait tout pour prouver sa bonne foi au dictateur allemand. Il envisage même de rejoindre le pacte tripartite rassemblant Allemagne, Italie et Japon, afin de participer à la mise en place d’un nouvel ordre mondial… à condition toutefois que ses exigences soient acceptées par Hitler. Ce dernier, de plus en plus agacé, voit même Staline accepter de soutenir la Yougoslavie juste avant son invasion par l’Allemagne.
Le dirigeant soviétique semble en fait souffler le chaud et le froid, lancer des opérations test, car dans le même temps, il envisage déjà la dissolution de ce qui reste de la IIIe Internationale afin d’apaiser Hitler (elle ne sera effective que deux ans plus tard). « Que Staline, cloîtré entre les murs du Kremlin et entouré d’une cohorte de flatteurs obséquieux qui ne cessent de célébrer son génie, n’ait saisi aucune de ces motivations [celles d’Hitler] souligne les limites étroites de son intelligence, rétrécies encore par l’encens qu’il ne cesse de humer. À ses yeux, sans doute, les fulminations de Hitler contre le « judéo-bolchevisme » ne constituent que la couverture idéologique de la défense d’intérêts matériels et géopolitiques concrets, tout comme, chez lui, le « communisme » et le « marxisme-léninisme » ne sont que le camouflage idéologique de sa dictature et des appétits de la bureaucratie parasitaire, vorace et pillarde dont il est le représentant et le maître. » (p. 256). Les rapports successifs de ses espions, les 394 violations allemandes de l’espace aérien soviétique entre janvier et juin 1941, les enquêtes allemandes autorisées sur le sol de l’URSS afin de… retrouver des sépultures de soldats allemands de la Grande Guerre (!), jusqu’aux soldats allemands communistes qui désertent pour alerter l’URSS de l’attaque imminente et sont fusillés, rien ne fait changer Staline d’avis : Hitler ne veut pas d’une guerre contre son pays, et ne cherche qu’à peser dans de futures renégociations.
Même quand l’attaque est effective, Staline freine sur la défense pour montrer sa bonne foi au chef nazi ! La coda du livre se place en août et septembre 1944, lorsque Staline, qui a encouragé l’insurrection du ghetto de Varsovie via une radio polonaise installée à Moscou, laisse l’armée allemande l’écraser (avec l’aide des pro-nazis russes d’Andreï Vlassov et ukrainiens de Stepan Bandera[1]), sans même laisser ses alliés britannique et étatsunien livrer des armes aux insurgés.
Bien que n’évitant pas toujours les erreurs vénielles – ainsi du voyage de Rudolf Hess au Royaume-Uni, daté de 1940 au lieu de 1941 – La collaboration Staline-Hitler est une collection de données précieuses et fort utiles sur un épisode loin d’être une simple parenthèse.
[1] Jean-Jacques Marie rappelle à cet égard que des rues en son honneur existent toujours en Ukraine et à Kiev en particulier…
21.07.2024 à 18:25
Leonard Schapiro, Les Révolutions russes de 1917. Les origines du communisme moderne (The Russian Revolutions of 1917), Paris, Flammarion, collection « Nouvelle bibliothèque scientifique », préface de Hélène Carrère d’Encausse, 1987 (édition originale 1984), 336 pages, 125 francs.
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Texte intégral (1058 mots)
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Leonard Schapiro (1908-1983) est un des historiens majeurs de la Russie soviétique et de l’URSS, tout particulièrement de ses premières années. Si l’on connaît son étude sur Les Bolchéviques et l’opposition (1917-1922), rééditée voici quelques années par Les Nuits rouges (et chroniquée sur notre ancien site par Florent Schoumacher), cet ouvrage, le dernier paru avant son décès, présente le grand intérêt de synthétiser plusieurs décennies de recherches et de réflexions. L’exposé est classiquement chronologique, et débute avec la recherche des « germes de la révolution », surtout décelables dans la seconde moitié du XIXe siècle, les réformes initiées étant trop ou trop peu nombreuses en l’état, l’institution des zemstvos en particulier ouvrant sur la prise en charge d’éléments de gestion locale et l’expression d’une opposition qui allait se faire croissante.
Dans son décryptage de l’échec ou de la victoire révolutionnaire, 1905 contre février 1917, le rôle de l’armée lui apparaît déterminant. Restée fidèle en 1905, avec en outre une absence de direction oppositionnelle suffisamment solide, elle bascule en 1917 du côté des insurgés (ouvriers, de manière décisive), par suite du discrédit profond du gouvernement (et aux critiques de l’opposition libérale). La période qui s’ouvre alors, marquée comme on le sait par l’existence du double pouvoir entre le soviet de Petrograd et un gouvernement provisoire en suspension sur un vide institutionnel, semble être dominée par une certaine fatalité. L’ordre n°1 du soviet, adressé aux forces armées, légitima d’emblée selon l’auteur le pouvoir du soviet et joua un rôle décisif dans l’effondrement de la discipline militaire, ouvrant dès lors le terrain à la propagande bolchevique. De même, les soulèvements paysans qui suivent février, sans être de nature politique, créent un climat de remise en cause sociale qui allait profiter aux bolcheviques. Si, lors des journées de juillet, ces derniers furent surtout poussés par leur base – et par les anarchistes –, plus volontaristes, l’objectif de prise du pouvoir fut tout du long l’objectif de Lénine, un pouvoir exclusif, de parti unique, qu’il n’était en aucune façon question de partager[1]. Il fut facilité par l’inconsistance du gouvernement provisoire et des autres courants socialistes. Dans son récit de la guerre civile, et de la victoire des bolcheviques à son issue, Leonard Schapiro souligne le soutien par défaut de la population paysanne, le moral supérieur de l’Armée rouge et le rôle de Trotsky, dont il ne brosse pourtant pas un tableau humainement très flatteur.
Tout au long de son texte, Leonard Schapiro laisse ainsi clairement filtrer son point de vue personnel. Indulgent par rapport aux efforts des sphères dirigeantes du tsarisme lorsqu’elles cherchent selon lui à réellement améliorer la situation (avec un Stolypine, par exemple), il tient également à souligner l’action plus radicale que ce que l’on pense souvent déployée par le gouvernement provisoire, attaché à des principes et à un certain réalisme, contrairement aux bolcheviques. Quant à sa perception de la révolution, elle privilégie clairement le chaos engendré par la disparition d’un joug pesant, « (…) l’envie et la haine déchaînées par la révolution chez un peuple pratiquement ignorant, simplement conscient des souffrances et des humiliations qui avaient été son lot depuis des générations. » (p. 134)[2] Dans cette tempête, les bolcheviques jouent avec le feu (plus que prolétarienne, leur révolution est qualifiée de celle du « lumpenproletariat », p. 313), et sont de dangereux manœuvriers « extrémistes » (un terme qui revient régulièrement), dont le renversement aurait même permis d’éviter toute guerre civile, car selon lui, tout risque de retour à l’ordre ancien en 1917 n’était que fantasme[3]. Ce sont clairement les modérés de gauche (mencheviques particulièrement) qui emportent la préférence de Leonard Schapiro, « (…) sur laquelle reposait le seul espoir de régime rationnel pour le pays. » (p. 270). Parmi les autres limites sensibles et plus factuelles de cette approche, il y a les angles morts des structures socio-économiques ou de la culture.
On considérera ce livre sur les révolutions russes, qui date de 40 ans, comme un document historique, à croiser évidemment avec les dernières analyses sur ce sujet (Sumpf, Aunoble, etc.)
[1] Leonard Schapiro voit le moment de la victoire d’Octobre comme un instant isolé, celui où un gouvernement socialiste de coalition aurait pu se mettre en place, si les mencheviques et les socialistes-révolutionnaires ne l’avaient pas refusé par principe.
[2] Il évoque même des « bacchanales de l’anarchie » en décrivant les mutineries de soldats durant la révolution de février (p. 83).
[3] « (…) à moins que l’on n’entende par contre-révolution le rétablissement de l’ordre à l’arrière et celui de la combativité au front. », p. 162, ce qui était le cas de Kornilov, d’accord en cela avec le gouvernement, et dont la tentative de putsch serait avant tout due à une incompréhension mutuelle.
12.07.2024 à 10:34
Alexandre Sumpf, Lénine, Paris, Flammarion, 2023, 640 pages, 26 € pour l’édition papier / 17,99 € pour l’édition numérique.
dissidences
Texte intégral (1477 mots)
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Si le centenaire des révolutions russes de 1917 avait suscité une vaste série de publications, dont notre blog avait largement rendu compte, celui de la mort de Lénine s’avère moins vendeur pour les éditeurs : sans parler de rééditions, les parutions se comptent sur les doigts d’une seule main. Parmi elles, une nouvelle biographie, écrite par Alexandre Sumpf, dont on connaît les compétences : l’universitaire a en effet accumulé ces dernières années toute une série de livres souvent passionnants, que ce soit sur le versant russe de la Première Guerre mondiale, sur le cinéma, Raspoutine, l’Okhrana, les révolutions russes bien sûr et également l’histoire de l’URSS (De Lénine à Gagarine).
Après les biographies de Jean-Jacques Marie, qui défendait l’homme politique, et celles, nettement plus à charge, de Robert Service ou Stéphane Courtois – j’ose à peine mentionner celle de Luc Mary, tant elle est à l’opposé du travail historien – Alexandre Sumpf cherche à se positionner à l’écart de ces engagements afin de retrouver le vrai Lénine. Tâche délicate, bien sûr, quand on connaît le caractère clivant et toujours brûlant du siècle des communismes auquel Lénine est forcément lié. Pour cela, il met à profit ses champs de recherche privilégiés : des caricatures ou dessins vulgarisateurs sont ainsi reproduits à plusieurs moments et analysés, ce qui offre des entrées originales. Autre singularité, le refus d’un plan chronologique. Alexandre Sumpf alterne ainsi des chapitres consacrés à l’année 1917, cardinale, et des chapitres portant sur les périodes antérieures, parfois même des chapitres enjambant l’avant et l’après 1917, comme sur certains de ses collaborateurs (dont l’indispensable Sverdlov, souvent négligé) – et collaboratrices, l’auteur insistant à raison sur leur autonomie et la valeur propre de leur travail (il s’agit en l’occurrence de Kroupskaïa, Inessa Armand et les deux sœurs de Lénine, Anna et Maria).
Concernant la jeunesse de Lénine, il la présente comme totalement inscrite dans son temps, refusant l’idée d’un profil atypique. Son engagement révolutionnaire est de la sorte parfaitement logique, et plus que l’exécution de son frère aîné, c’est la famine de 1892 qui l’aurait fait basculer vers le marxisme. À plusieurs reprises, Alexandre Sumpf adopte un ton plus léger, effectuant des parallèles surprenants, ainsi du Petit Nicolas lorsqu’il est question d’évoquer le pilier que constituait l’éducation pour les parents Oulianov. Mettant à profit sa formation d’avocat dans ses capacités oratoires, Lénine fut aussi quelqu’un s’engageant totalement pour sa vision de la révolution, prenant en compte à part entière la question paysanne en Russie. La centralité de la construction d’un parti de cadres est bien saisie[1], et des questions sensibles comme le financement des activités politiques ne sont pas oubliées : la fameuse affaire du braquage de banque ou celle de la captation d’héritage, même si, sur la durée, c’est sans doute les aides financières du SPD qui furent plus conséquentes. Alexandre Sumpf déduit de cette centralité du parti la place déterminante accordée à la prise du pouvoir, au-delà des mots d’ordre plus ponctuels, ce qui tendrait à faire de Lénine un homme régi par une idée fixe, sans le pragmatisme et l’évolution que lui accordait un Marcel Liebman, par exemple.
Mais place est également faite à sa vie privée – humble, avec une capacité de travail considérable –, aux lieux qu’il fréquente le plus (le triangle bibliothèques – cafés – imprimeries), et à ses activités non politiques, la chasse, la natation, le vélo, et surtout la randonnée, toutes lui permettant d’évacuer les tensions générées par les polémiques internes au mouvement révolutionnaire (la guerre civile comme mode de vie). Durant les années de militantisme qui précèdent 1917, le livre met à profit les documents de l’Okhrana et même des autres services secrets, qui prouvent l’intérêt porté à Lénine en tant que leader révolutionnaire et danger majeur. Il n’empêche, certaines affirmations (la guerre civile débutant avec la prise de pouvoir en octobre, alors qu’elle a déjà commencé tout au long de l’année) ou oublis (rien sur le rôle de Trotsky dans la préparation du soulèvement) ne peuvent manquer de surprendre, tout comme le choix des mots (opportunisme plutôt que pragmatisme, par exemple). Le plan choisi, d’ailleurs, pour être indéniablement original, privilégie des coupes stratigraphiques sur des thématiques, tranchant dans la chronologie sans forcément pouvoir restituer le contexte général, au risque d’analyser Lénine en vase clos.
Comment comprendre Lénine sans retracer le déroulé de la guerre civile ? Sans restituer les difficultés de la vie quotidienne dans la Russie bolchevique, comme a su le faire Jean-Jacques Marie dans Vivre dans la Russie de Lénine ? Sans parler de manière substantielle des communistes de gauche de 1918, de l’Opposition ouvrière ou de celle du Centralisme démocratique ? Sans retracer les actions menées par la jeune Internationale communiste et sans parler du Congrès des Peuples d’Orient ? Sans restituer le foisonnement créatif qui fut celui des années révolutionnaires ? Néanmoins, Alexandre Sumpf a le mérite de mettre l’accent occasionnellement sur des épisodes moins connus ou des détails signifiants, ainsi de la volonté manifestée par Lénine de connaître au mieux l’état d’esprit de la base dans le cadre des négociations de Brest-Litovsk, de l’exigence de respect de la personnalité nationale des peuples, de la lutte contre l’antisémitisme et le bureaucratisme, ou de la nécessité, pour Lénine, de convaincre les paysans des vertus du modèle coopératif (à l’horizon 1940). Sur le thème si délicat et clivant de la violence une fois les bolcheviques au pouvoir, il nous semble par exemple que le poids du passé (le traumatisme de la répression subie par la Commune de Paris, ou celle des révolutionnaires finlandais) n’est pas suffisamment pris en compte.
Dans la question de la filiation Lénine-Staline, Alexandre Sumpf les rapproche quant à l’utilisation d’une violence aux « accents génocidaires »[2] (p. 376), visant en particulier les cosaques du Don, tout comme sur leur vision « utilitariste » de l’art. Sur la délicate question de Cronstadt et du tournant qu’il constitua, Victor Serge est longuement cité, à juste titre selon nous. Quant au testament, Alexandre Sumpf y voit plutôt la démonstration d’un leader s’estimant irremplaçable et qui préparait justement son retour aux affaires[3]… L’utilisation de témoignages nombreux et variés rend cette biographie extrêmement vivante, mais on peut regretter l’absence totale de notes et de références précises des documents utilisés[4]. Pour autant on peut douter qu’elle parvienne à s’imposer comme LA référence en la matière.
[1] « La forge du parti révolutionnaire (…) a été l’œuvre de sa vie. », p. 158.
[2] Expression pour le moins impropre….
[3] « Ces textes ne constituent pas un testament, au contraire : ils forment un discours de politique générale délivré par un chef qui entend reprendre les rênes de l’État-Parti et sauver la nation communiste d’une nouvelle guerre civile. », (p. 256).
[4] Quelques erreurs ponctuelles sont également à noter : une année de naissance erronée pour Staline (1879 au lieu de 1878, p. 124) ; Riazanov présenté comme « social-démocrate indépendant » (p. 512) alors qu’il est bolchevique depuis 1917 ; une photographie censée être celle de Staline, Lénine et Trotsky, alors que c’est Kalinine qui en constitue le troisième personnage (p. 564).
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