LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie BLOGS Revues Médias
Chayka & Viciss HACKSO

HACKING SOCIAL

Le hacking social est une méthode qui tend à transformer les environnements sociaux vers plus d’autodétermination, d’altruisme, d’autotélisme, d’intelligence sociale, émotionnelle et cognitive.

▸ les 10 dernières parutions

13.10.2025 à 10:11

📂Sortie en EPUB de « la vie n’est pas un jeu nul »

Viciss Hackso

Et si notre vision du monde (du travail, de la politique, des relations humaines) était…
Lire la suite (433 mots)

Et si notre vision du monde (du travail, de la politique, des relations humaines) était secrètement gouvernée par des croyances sur les règles du jeu social ? Et si ces croyances n’étaient pas l’entière réalité, nous limitaient et nous empêchaient de voir d’autres jeux ?

Cet epub explore la croyance en jeu à somme nulle, cette idée que pour gagner, d’autres doivent perdre. Une croyance engendrant compétition, cynisme et méfiance, jusqu’à formater nos institutions, brider nos possibilités et nous empêcher de construire de meilleures règles en favorisant les pires.

C’est ce qu’on voit à travers ce (petit) dossier désormais en epub ici :

Et toujours disponible sur le site :

À noter que pour les ebooks, je réduis au minimum les illustrations et je ne garde que les schémas nécessaires, les tableaux pourraient être plus confortables à consulter sur le site. Mais le texte reste strictement le même que celui initialement publié.

En espérant que cela vous soit utile !


*image d’entête : « tired of chess » Ian T. McFarland


PDF

06.10.2025 à 10:10

⬟ Patcher notre rapport au jeu [AJ6]

Viciss Hackso

Les dark patterns, une autre piste pour comprendre le surjeu ? Évidemment, ce dossier est très incomplet…
Texte intégral (9605 mots)

Les dark patterns, une autre piste pour comprendre le surjeu ?


Déroulez pour rattraper les épisodes précédents ⬇
📂Tous les articles du dossier :
1.Comment ne plus être « accro » aux jeux-vidéo…
2.Qu’est-ce qui pousse certains à ne faire que jouer aux jeux de leur vie ?
3.Jouer pour oublier ? [AJ3]
4.Jouer en collectiviste ou en individualiste ? [AJ4] 
5. Un camp de traitement pour « l’addiction » à internet  ? [AJ5]
6. Patcher notre rapport au jeu (c’est l’article ici présent, donc ton clic ne fonctionnera pas, déso)
X.bibliographie


Évidemment, ce dossier est très incomplet et on aurait pu par exemple chercher dans les jeux eux-mêmes ce qui augmente l’addiction : c’est le champ des dark patterns, c’est-à-dire des éléments de conception qui ne visent pas votre bonne expérience, mais davantage le profit pour les bénéficiaires principaux de ces systèmes. Ainsi, on y trouve des manipulations pour vous faire payer plus que vous ne l’aviez prévu, pour vous inciter à garder vos abonnements et en n’ayant jamais de sentiment de fin du jeu, etc.

« Un dark pattern (modèle de conception « obscur ») de jeu vidéo est un modèle utilisé intentionnellement par un créateur de jeu pour provoquer des expériences négatives chez les joueurs, modèle qui va à l’encontre de leurs meilleurs intérêts et se produit sans leur consentement »

Zagal, J. P., Björk, S., & Lewis, C. (2013). Dark patterns in the design of games.

Pour préciser les conditions de manipulation, je rajouterais bien à la définition du Dark pattern, les critères de la définition de Bakir (2020). Ils portent sur la communication manipulatoire en politique, mais peuvent tout à fait s’appliquer aux œuvres en général, qui peuvent être considérées comme des communications se déplaçant des auteurs aux joueurs :

– il y a absence de possibilité de consentement libre et éclairé de la personne,

– il y a des informations trompeuses ou manquantes,

– et/ou il y a une limitation de ses choix (par exemple la personne est forcée à certains comportements ou à se sentir d’une certaine façon) injustifiée1 (ce n’est pas une limitation réelle qui est justifiée, comme le fait qu’on est limité à rester sur la terre ferme étant donné les lois de la gravitation), car le consentement n’est pas éclairé/les informations fausses.

À l’inverse, Bakir nous dit qu’une communication non manipulatoire (démocratique) a pour critère :

– des informations suffisantes et accessibles2 pour permettre un jugement éclairé

– des informations de nature non trompeuses

un processus qui n’est pas contraint, les possibilités et choix sont possibles

C’est pourquoi le jeu solo, très bac à sable ou libre, peut avoir des dark pattern. Mais ceux-ci ne s’avèrent pas avoir une force très manipulatoire, parce que les possibilité et choix sont accessibles. Les gens peuvent en fait tout à fait ignorer les incitations et préférer faire autre chose dans l’univers du jeu comme collectionner des crânes de troll plutôt que de devenir un héros dans Skyrim, devenir un moine ascétique vivant dans la nature4.

Voici un site qui explique et répertorie tout les darks patterns des jeux : https://www.darkpattern.games/

Si vous l’explorez, vous trouverez des techniques de manipulation qui ne sont pas propres au jeu, qu’on voie aussi IRL, dans d’autres applications numériques ou des gamifications, par exemple avec l’effet de rareté, qu’on avait déjà traité plusieurs fois, notamment ici :

ou comment cet effet de rareté se lie à la réactance :

Bien qu’évidemment, beaucoup de dark patterns sont véritablement malsains et condamnables pour leur aspect manipulatoire et relevant de l’arnaque, il me semble qu’il serait erroné de mettre uniquement la faute du surjeu sur la conception des jeux, d’autant plus qu’on relève plus d’hégémonie du dark pattern sur des jeux mobiles, or ce ne sont pas les jeux de prédilection de de ceux qui surjouent.

Mettre la faute uniquement sur la conception des jeux pourrait participer à invisibiliser les causes structurelles qui font fuir les gens vers certains types de jeux. Ils fuient vers les mondes virtuels non par attraction vers des éléments manipulatoires, mais pour des caractéristiques qui ne sont pas des dark patterns, et qui, au contraire, répondent à des besoins qu’il y a à entendre, à écouter (par exemple le besoin de socialiser) et à comprendre pourquoi ils sont davantage accessible dans le jeu (Par exemple, pourquoi IRL n’a-t-on pas de « guilde » d’une manière aussi accessible, ouverte qu’en MMORPG ? Pourquoi les groupes sociaux IRL, actifs, engagés dans la vie, ne nous motivent pas autant que notre guilde en milieu virtuel ?).

Les jeux attirent aussi parce qu’ils sont une version de nos systèmes politico-culturels, mais créés d’une façon qui fonctionne mieux : si je veux une vie telle que le capitalisme habituel me l’a contée, c’est-à-dire qu’il me suffit de travailler et me développer pour gagner en statut social et en richesses, les Sims, Skyrim, Animal crossing, WOW et quantités d’autres jeux offriront ce système d’une façon qui fonctionne tel qu’il a été promis en premier lieu, avec une réelle méritocratie juste5. Ce qui n’est absolument pas le cas IRL où même un travail acharné peut néanmoins nous laisser dans la pauvreté et le mépris des autres. Encore une fois, diaboliser le jeu comme cause des problèmes me semble faire diversion de grandes questions systémiques qui concernent en premier la responsabilité de nos environnements non virtuels. Le jeu n’en est qu’un écho, et comme toute œuvre, les créateurs ont d’abord trouvé leur inspiration dans le réel6. Le rejeter ou le mépriser, c’est aussi se fermer des possibilités de réflexion et d’actions. Pourtant, il pourrait être un potentiel laboratoire révolutionnaire dans ses usages désobéissants, re-conçus, comme l’ont fait les jeunes de la Base.

Détourner les darks patterns pour nous aider

Si vous vous intéressez au dark patterns et que vous fouinez sur le site qui les répertorie plus haut, je précise que vous pouvez aussi complètement cracker ces dynamiques en elles-mêmes. Si ces manipulations visent à vous faire persister plus sur l’activité, alors vous pouvez vous approprier ces patterns, les corriger et vous en servir pour re-concevoir les activités IRL que vous voulez faire davantage, plutôt que de subir contre votre gré des conceptions que vous n’avez pas décidées. Prenez par exemple ce dark pattern sur les « badges » :

« Quand les jeux vous donnent des accomplissements ou des badges pour des accomplissements arbitraires dans un jeu, ils essaient de vous donner une idée de Progress Endowed Progress. Il y a ce qu’on appelle l’ »Effet zeigarnik » qui affirme que les gens sont plus susceptibles de se souvenir d’une tâche inachevée, que d’une tâche qu’elles n’ont pas terminée. En d’autres termes, les gens ont du mal à abandonner un objectif, même un objectif artificiel que le jeu vous donne pour aucun autre but » https://www.darkpattern.games/pattern/45/badges-endowed-progress.html

Eh bien si vous avez un projet à long terme et que vous souhaitez être motivé de la même façon que pour un jeu, vous pouvez mettre sur papier toute la progression – cette fois non arbitraire -, sous un design de « badge » si cela peut aider à prendre conscience de l’avancée, des progrès et vous motive à continuer. C’est ce même genre de pattern qui fonctionne dans une liste des tâches : voir les taches barrées marque l’avancée et ça nous satisfait de pouvoir le voir clairement, parce qu’on a besoin de feedback clair.

Ce n’est même pas de l’automanipulation ni de l’auto-conditionnement, puisqu’ici vous conservez la liberté d’abandonner ce système et faire l’activité autrement si ça vous chante, et c’est uniquement centré sur vos besoins et votre propre conception. Et ce retournement peut se faire pour tous les patterns des jeux, qu’ils soient obscurs ou non.

Ces patterns peuvent être reconceptualisés, pris en main d’une façon qui vous aide dans la vie, et ne sont pas manipulatoires ou malsains du moment que vous ne les imposez pas à autrui contre son consentement ou comme seule façon possible de faire les choses. Je mets en gras cela parce que l’erreur que font ceux qui optent pour des gamifications, des ludifications, c’est-à-dire qui tentent d’importer des éléments de jeux dans des situations qui ne sont pas des jeux, c’est d’imposer le système aux autres. Or la puissance du jeu se trouve justement dans la liberté de la personne à le modeler, le changer selon ses besoins, d’y mettre les buts qu’elle veut accomplir, ce qui augmente la palette de son empuissantement possible, pour peu qu’elle l’exporte à sa vie IRL. Ce qui fonctionne dans le jeu, c’est avant tout la liberté, qui est concrètement praticable dans les nouvelles possibilités offertes par ce territoire, ainsi rien ne sera aussi motivant ou efficace comme le jeu si la liberté de la personne n’est pas respectée.


Patchs


Il est temps de passer en revue la collection de solutions que toutes ces recherches ont relevée directement et indirectement. Vous avez dû remarquer les cartes illustrées que j’ai mises au fur et à mesure du dossier, ce n’était pas que de la déco, mais une façon d’organiser le savoir que les lecteurs d’ETP ont dû reconnaître : celles-ci comportent toutes des possibilités d’action, de réutilisation, d’application à d’autres domaines.

Prenons d’abord le premier obstacle ( ⬛ ) que l’on a vu :

⬛ le plaisir comme poison : Croire que ce qui fait plaisir est forcément mal ou une drogue dangereuse qui va faire perdre tout contrôle (article 1)

On ne va pas disserter sur le pourquoi de cette croyance ici, même s’il y aurait des milliers de pages à produire à travers des tas de prismes passionnants, historiques, culturels, sociologiques sur les raisons de cette croyance. Pragmatiquement, je l’ai classée en obstacles à surmonter parce que cela nourrit une culpabilité à jouer qui n’aide pas à se sortir d’un surjeu parce que justement on a vu que le plaisir était corrélé à une pratique raisonnable du jeu. Autrement dit, il y a à prendre du plaisir, le savourer, et c’est ce qui permet d’être raisonnable. Or si on a cette croyance que le plaisir c’est mal, on ne peut pas savourer, donc il est difficile d’être raisonnable. Plus encore, cette croyance nous fait juger les activités sans chercher à les comprendre et donc entraîne des critiques et arguments hors sujets ou décalés, comme le jeu vidéo en a reçu pendant des années de la part de non-joueurs.

À la place, on peut commencer à envisager les choses qui font plaisir comme une zone d’engagement et chercher à comprendre ce plaisir, qu’il soit en nous ou chez les autres (⬤ = quête) :

⬤ Zone d’engagement : Ce qui nous fait générer de la dopamine (ou autres) peut au contraire être une inspiration puisque c’est là qu’il y a le plus de plaisir, de motivation, donc le plus de mobilisation de toutes nos forces (là où un déficit, un manque rend tout plus difficile). (article 1)

Et quand on relève ce qui fait plaisir, qu’on le décortique avec attention, qu’on le savoure sous tous les angles, on peut ensuite l’exporter à d’autres domaines. Et cela est directement en lien avec cette autre carte :

⬤ Satiété ludique : quand on a ces besoins fondamentaux comblés, on sait profiter et s’arrêter quand il le faut (article 3)

C’est exactement comme avec la nourriture : si on engouffre sans savourer, sans prendre conscience de ce que ça nous apporte, on va être frustré et trop manger sans contrôle, surtout si on est préoccupé par autre chose . Et les besoins fondamentaux comblés, la conscience qu’ils sont comblés me semble absolument délectable à savourer : dans Glued to games, les chercheurs parlent avec amour de leurs souvenirs mémorables de parties ensemble dans WoW savourant ainsi la moindre parcelle de sentiment de proximité sociale, de réussite collective, d’altruisme.

Il y a peut-être à faire attention au point de bascule (⬧= élément de savoir / peut être à double tranchant) :

⬧ Le point de bascule : il existerait un moment où notre rapport à l’activité passe de motivations à effets positifs à des motivations aux conséquences préjudiciables. Il s’agit donc de changer soit d’activité, soit de rapport à celle-ci pour ne pas tomber dedans. (article 2)

Tout jeu a vocation à épuiser ses possibilités, son fun, parce qu’au bout d’un moment, même si le jeu est infini, on a appris et maîtrisé les principaux patterns7. Ainsi, il y a un moment où l’on bascule d’une motivation très plaisante – en zone d’engagement qui comble nos besoins – à d’’autres plus négatives. Et je ne l’ai pas mis en obstacle parce que c’est un excellent signal pour savoir que faire. Si on repère ce moment, fait d’ennui, de sentiment d’obligations ou autre, c’est qu’on a épuisé quelque chose de l’activité et qu’il est temps de faire quelque chose de nouveau ou même de plus difficile.

Cependant vous me direz – à raison – que la personne a beau être consciente que l’activité ne lui fournit plus de plaisir, elle va la continuer parce que c’est toujours mieux que d’être ailleurs. Et là, plein de problèmes peuvent dépeindre un monde non virtuel particulièrement problématique, comme on l’a vu avec ces obstacles :

⬛ Connexion introuvable : l’individu ou les environnements sociaux pourraient ne pas contenir assez d’opportunités de sociabilité satisfaisantes ou savoir comment les saisir pleinement. (article 2)

⬛ Zone de fuite : L’individu pourrait avoir trouvé dans une activité qu’il fait « trop » le seul endroit où il n’est pas maltraité, où il n’est pas soumis à des conditions très pénibles. (article 2)

On a vu que le principal problème que des surjoueurs affrontaient était une profonde solitude, des problèmes de proximité sociale non comblée, voire ravagée totalement par de la maltraitance. Le jeu devient la seule connexion sociale possible, donc les surjoueurs le maintiennent pour combler un peu leurs besoins sociaux, mais cela maintient aussi une déconnexion sociale dans le monde IRL.

Il y a déjà, en tant que spectateur, personnes extérieures, à comprendre :

⬧ Le reflet des games : même dans un problème qui semble très individuel, il y a le reflet de tous les environnements sociaux de la personne et de leur gameplay mutuel (article 2)

⬧ Cartographie des impacts : ce sont les effets d’un comportement sur l’individu et/ou son entourage qui peuvent alerter sur le fait qu’une activité soit un problème pour elle ; une même activité pourrait avoir des conséquences ou effets différents sur d’autres. (article 1)

Regarder un problème individuel n’est pas nécessairement psychiatriser la personne, mais bien au contraire voir le reflet des environnements sociaux de la personne, sa société, sa culture, les conditions sociales qu’elles subissent et qui ont mené à tel comportement. Ça vaut pour le surjeu comme pour tout comportement dont on pourrait cartographier les impacts. Et c’est tout cela qu’il y a à comprendre pour pouvoir vraiment résoudre le problème jusqu’au bout.

L’individu porte en lui des crises qui sont parfois des crises culturelles, politiques, économiques et on le voit, lorsqu’on peut trouver un espace de play comme on l’a vue avec la Base, il peut savoir comment les résoudre. Et ce n’est pas nier sa responsabilité, mais au contraire vouloir la prendre dans ce nouveau monde qu’il perçoit. Mais avant cela, il y a besoin de dépasser certains autres obstacles, tous liés à des problèmes de compétences émotionnelles (eux-mêmes liés à des manquements des environnements sociaux ou le fait que ces environnements les rendent impossibles à mettre en œuvre) :

⬛ La grande déconnexion : utiliser des activités pour supprimer ou « oublier » les émotions et non les identifier/comprendre, les explorer, les partager, identifier et comprendre celles d’autrui. (article 2)

⬛La poussière sous le tapis : on ne peut jamais oublier un problème, vouloir l’écarter, le faire disparaître le fait au contraire devenir plus maître de nos comportements. (article 3)

⬛ En roue libre : l’individu pourrait avoir du mal à réguler son activité, car certaines caractéristiques personnelles prennent le dessus. Il s’agit d’investiguer leurs déterminants tant personnels que sociaux pour trouver une solution. (article 2)

Tout cela peut être dépassé par les compétences émotionnelles :

⬤ Zone de puissance émotionnelle : développer ses compétences socio-émotionnelles permet de maîtriser davantage son rapport au monde et d’obtenir les conséquences ou effets souhaités. (article 2)

Et n’allons » pas traduire cela par le fait que les gens devraient faire plus d’efforts et que tout est de leur faute : parfois, des situations de maltraitance empêchent l’expression des émotions. Ainsi, même si la personne sait comment identifier ses émotions, les exprimer avec les meilleurs mots et la meilleure des diplomaties, qu’elle sait identifier les émotions des autres et les comprendre parfaitement, elle peut ne pas le faire parce que c’est le risque de se prendre une grande claque dans la tête par le parent ou le conjoint maltraitant, parce que c’est le risque d’augmenter les conditions de souffrance et d’aliénation au travail. Les individus qui nous dominent ont besoin de faire taire notre puissance émotionnelle, la dénigrer, l’humilier parce que l’écouter engagerait leur responsabilité de changer de comportement à souffrance. Or ils ne veulent pas changer de comportement parce que cela leur permet de maintenir une domination qui leur est profitable. Ainsi, la carte de la puissance émotionnelle peut aussi vouloir dire trouver un chemin où il est possible de faire usage de ses compétences, où l’on peut enfin se reconnaître à soi-même et trouver des autres capables de reconnaître ces compétences parce qu’ils n’ont pas limité le game à de la domination. Et spoiler, le jeu peut permettre cela.

Zoe Quinn a utilisé les jeux pour se garder solide face au harcèlement massif qu’elle subissait :

«  Les techniques de soin [pour tenir bon face à un harcèlement violent] sont différentes pour chacun, et si vous ne savez pas ce qui fonctionne pour vous, il peut être judicieux d’essayer plusieurs méthodes et de voir ce qui fonctionne. Parfois, c’est une distraction. Ironiquement, les jeux vidéo ont été essentiels pour moi. Un petit jeu sympa sur téléphone, appelé Threes, est devenu une activité d’adaptation très importante pour moi. Avoir une façon simple et méthodique de faire travailler mon cerveau l’a empêché de se cannibaliser. Alors que j’étais assis au tribunal, attendant avec acharnement de me retrouver devant un groupe d’inconnus en priant pour qu’ils croient à la réalité d’Internet et des abus que j’avais subis, j’ai rejoué à Phoenix Wright : Ace Attorney. C’était agréable de pouvoir jouer à une version loufoque et cartoonesque de l’enfer que je traversais, dans un univers où les gentils gagnaient toujours, alors que mon propre cas restait intimidant et incertain. Quand j’avais du mal à dormir, je jouais à un jeu appelé FTL : Faster Than Light, car la musique était suffisamment relaxante pour me permettre de m’endormir de temps en temps. Les jeux où l’on affronte des hordes de types, comme Dynasty Warriors ou Diablo III, étaient étrangement gratifiants, car ces hordes de types envahissaient ma vie. Malgré tout, j’aime toujours les jeux et j’y crois »

Quinn, Z. (2017). Crash Override: How Gamergate (Nearly) Destroyed My Life, and How We Can Win the Fight Against Online Hate.

Elder rings a été utilisé contre la dépression :

Dans le même esprit, Darkest dungeon peut être pris comme un remède au dooming :

En 2024, j’avais demandé sur twitter8 » est-ce que vous avez déjà utilisé un jeu vidéo comme territoire ou moyen pour régler un vrai problème qui vous affectait IRL ? Si oui, comment ? Ou est-ce qu’au contraire vous jouez pour oublier les problèmes IRL (et est-ce que ça marche ?) ? » ; si certes beaucoup avait répondu qu’ils utilisaient le jeu pour oublier, d’autres avaient répondus tout autre chose. Astarion de Baldur’s gate 3 avait relancé la libido de certains et aidé à regarder des traumatismes (l’acteur parle aussi de l’influence de son personnage ici : Baldur’s Gate 3 Actor Neil Newbon | AIAS Game Maker’s Notebook Podcast), certains utilisaient les Sims pour leur réel aménagement, d’autres ont utilisé Uncharted 3 et Last of Us pour dépasser leurs phobies, l’un a utilisé Minecraft et les jeux en ligne pour progresser en anglais. Arthur Morgan, de Red Dead Redemption a aidé certains à parler et admettre qu’ils avaient « fait de la merde », ce qui les a motivé à pardonner comme à demander pardon. Last of Us 2 semble aussi avoir eu cet effet d’avoir la force de pardonner à ses pires ennemis . Animal Crossing a permis à une personne de se sentir chez soi alors qu’elle était en déplacement ou entre deux logis. L’exploration dans Skyrim a permis à certains de prendre le temps de faire leur deuil, et globalement pouvoir choisir son personnage dans les jeux a été très important pour assumer son identité, notamment pour les questions de transidentité. La passion du jeu a permis à certains de rencontrer et se faire de vrais amis IRL.

Ce qu’il y a à comprendre de commun dans tous ces exemples, c’est que pour faire du jeu une zone de puissance émotionnelle, il y a juste besoin d’être conscient du véritable problème qui nous agite et de changer ce but « d’oublier » par le jeu, d’utiliser au contraire le jeu comme un but de s’attaquer au problème. Autrement dit, c’est le mouvement de play qu’on voyait chez les surjoueurs de la Base ( ★ = détournement, subversion, hack)  :

★ play : le play est une action créative qui peut transcender les règles existantes et créer de nouveaux symboles (article 5)

On créée un nouvel usage au jeu qui est directement connecté à notre vie et qui donc aura des résultats pour notre vie dans les mondes non virtuels. Là est la puissance émotionnelle qu’on peut apprendre, revivifier. Et je pense qu’on a inconsciemment un attrait vers des œuvres qui pourrait résonner à nos besoins profonds, d’où l’importance d’apprécier finement là où il y a du plaisir. Derrière, il y a peut-être un sens caché très profond, qui concerne notre existence. Même des jeux très simples comme un Candycrush me semble une métaphore sur un besoin de passer du temps à trier ce qui est possible, le réussir, avancer et être reconnu à hauteur de ses efforts pour ce rangement, contrairement à ce qui se passe IRL à même pattern. Ce n’est pas qu’une question de jeu addictogène ou de malice de la dopamine.

Ceci étant dit, un tel play profond, consciemment existentiel peut être bloqué par deux éléments liés à des croyances idéologiques :

⬛ L’allergie au collectif : ceux qui sont aversifs au collectivisme ont plus de troubles d’usage dans le jeu. La solution serait d’aider ces personnes à apprécier et valoriser le collectif, l’égalité avec les autres pour qu’ils aillent mieux. (Article 4)

⬛ Individualisme vertical : Les problèmes liés à la dépression, l’attention, la fuite des mondes IRL, le surjeu sont accrus par cette vision du monde (Article 4).

Les hauts scores aux échelles d’individualisme vertical, qui s’oppose donc à tout collectivisme ou toute horizontalité des rapports pour préférer une vie sociale où il s’agit de se hisser à la tête de tous, de les dominer d’une façon ou d’une autre, sont très liés à la question des autoritaires, notamment SDO. On avait cité les études ici, dans un autre article séparé du dossier :

Tous les surjoueurs ne sont pas dans ce cas de figure comme le démontrent les recherches et il serait erroné de voir le monde du gaming comme uniquement autoritaire. Mais ceux qui le sont vont avoir encore plus de mal à se dépêtrer des problèmes de surjeu, puisque leurs croyances bloquent l’aspect positif qu’il y aurait à retirer des parties, bloquent certains play émancipateurs, et quasi toutes les cartes solutions qu’on a vues. Tant qu’ils voient l’autre en ennemi ou à objet pour lequel se supérioriser, rien ne peut vraiment être mis en œuvre. C’est pourquoi certains chercheurs recommandaient pour ces profils de leur apprendre d’abord à jouer de façon collective, en toute égalité et respect, pour qu’ils puissent sentir comment cela peut combler leurs besoins sociaux et apprendre comment le faire. Évidemment, ce n’est pas une solution évidente et pour avoir connu un joueur extrêmement vertical, celui-ci arrivait à importer son besoin de domination dans des jeux exclusivement coopératifs (et c’était pénible pour tous). C’est dommage parce qu’ils loupent alors quantité de possibilités, de souvenirs mémorables, de plaisirs, d’utilité pour leur vie qu’on a pu voir dans les cartes-solution. Et notamment la solution qu’on a vue avec les surjoueurs de la Base  (⬟ = construction d’alternatives, solutions constructives) :

⬟ Design de l’horizontalité. Chaque personnage est valorisé. Les forces sont reconnues à chacun. la hiérarchie est rejetée sans tomber dans la revanche, le but est la victoire collective avec les forces individuelles reconnues (article 5)

C’est une structure particulièrement puissante qui est, en définition, collectiviste horizontale, et qui remet les pendules à la place sur ce qu’est le collectivisme qui peut aussi s’exprimer chez nos 3 mousquetaires dans le « un pour tous, tous pour un ». Ce n’est pas nier l’individu que de penser au collectif, mais au contraire le valoriser comme une force unique. Voir l’individu comme une force unique n’est pas nier la puissance du collectif non plus. Cette dualité est dépassée, et ça vaut pour le regard de ces jeunes que dans des paradigmes en psycho qui sont sortis du débat situationnel VS dispositionnel pour aller vers le « tout à la fois, tout le temps », par exemple ici dans le champ de la personnalité. Il est temps de dépasser ces dualités qui réduisent nos champs de pensée, parce que vraiment, le réel est un tout à la fois sacrément complexe. Cette complexité peut faire peur, mais c’est aussi là où il y a le plus de possibilités et que des solutions peuvent naître.

Et j’allais oublier ce dernier point, qui sera moins épique, mais peut être plus amusant qu’on ne l’imaginerait :

⬧ Le marécage de l’antiplay : certaines activités nous sont répulsives et parce qu’elles nous sont pénibles, difficiles (ou autres), alors on n’y est pas accro (article 3)

Avec cette carte, vous avez une solution pour vous faire arrêter n’importe quelle activité que vous voudriez arrêter : il s’agit de la rendre difficile, répulsive, pénible. Par exemple, certains vont mettre leurs sucreries dans des endroits difficiles à atteindre pour arrêter de grignoter. Tout ce que vous détestez dans la vie parce que c’est nul, médiocre, ennuyeux, désagréable peut alors devenir une source d’inspiration pour vous aider à diminuer un comportement.

Découvrir l’antiplay de descendre les poubelles ou toute activité que vous trouviez pénible, peut être envisagé comme appelant à du play : il est temps d’en changer les processus, les conditions, les règles, les symboles pour la rendre appréciable. Et ça peut aller très loin dans la re-conception de cette activité antiplay :

Sur le post https://www.instagram.com/reel/DIGRA1biuC9/ où l’on demandait aux gens :

C’est quoi ton “life hack” TDAH le plus chaotique mais qui sauve ton existence au quotidien ?
Je parle pas de ‘faire des listes’. Je veux, un truc tellement bizarre que t’oses pas l’avouer à ton psy.
Balance-moi ta méthode improbable qui te sauve la vie pendant que ton cerveau joue à cache-cache avec la dopamine.
Je commence
C’est quoi ton “life hack” TDAH le plus chaotique mais qui sauve ton existence au quotidien ?
Je parle pas de ‘faire des listes’. Je veux, un truc tellement bizarre que t’oses pas l’avouer à ton psy.
Balance-moi ta méthode improbable qui te sauve la vie pendant que ton cerveau joue à cache-cache avec la dopamine.
Je commence

On trouve des play assez extraordinaires, qui franchement peuvent être inspirants, TDAH ou pas :


Game over


Le play est la carte qui me tient le plus à cœur, que j’estime la plus importante et qui n’a été que survolée ici. Dans le play, on utilise le jeu comme laboratoire de création pour un monde meilleur, ce qui non seulement a la valeur d’un empuissantement puisqu’on met en jeu les problèmes et leurs solutions, mais aussi permet de simuler des règles de société afin de ne plus reproduire les problèmes. Certes, c’est symbolique et ça ne changera pas le monde en soi, mais d’avoir une idée claire d’une meilleure conception est déjà une étape pour ainsi l’importer au réel, dans sa vie et pour le collectif.

Dans l’idéal, cela pourrait ne pas rester un simple jeu représentant les espoirs de changement dans les structures de pouvoir, mais devenir un modèle à suivre. C’est en partie ce que faisait d’ailleurs les psychologues se chargeant des parents des surjoueurs et leur apprenant à poser des cadres clairs, bien communiqués, avec un respect de l’enfant et une écoute, bref une horizontalisation de rapports sociaux tout en structurant clairement les attentes de comportement.

En résumé, il y a à changer nos mondes non virtuels pour avoir un usage approprié du virtuel, et les structures de jeu peuvent nous y inspirer, notamment à travers la construction d’un véritable empuissantement qui révèle quelles politiques, quels buts seraient bénéfiques. Cet empuissantement et ce play créateur peut être employé comme forme de résistance et ainsi être source de force même dans l’adversité. Ce n’est pas une question de « volonté », mais de remise en cause de croyances verticales et de dualisme autour des jeux, c’est une question de reconstruction de nos cultures, ajustées à notre monde moderne et à ses particularités inédites qui parfois, détruisent nos liens. Cela peut concerner nos liens sociaux, nos liens émotionnels à tout ce qui nous entoure, nos liens existentiels aux activités. On a besoin de se reconnecter pleinement à tout, en savourant les moments, pour combler nos besoins, et cette connexion peut commencer à se faire en prenant au sérieux nos jeux, nos œuvres, nos divertissements comme étant tout autant d’échos sur les liens qui pourraient être signifiants à l’existence.

Mais je pense que je ne vous apprends rien : vous avez sans doute ce genre de liens, le problème est que personne n’ose l’exprimer clairement tant c’est personnel, tant nos cultures ridiculisent, superficialisent ces mondes du divertissement, alors on finit par dénier ces liens ou les oublier. Il suffit alors de les retrouver, et comme ce sont des liens, ils n’ont rien de ridicule bien, au contraire, ils sont une force empuissantante.

Bon play à tous 😉


Note de bas de page

Déroulez pour consulter toutes les notes de bas de page et la biblio ↩

L’image d’entête provient de https://cupcake-souls.tumblr.com/post/142110482791/skyrim-belongs-to-the-gourds-by-verteiron il s’agit d’un vrai mod de Skyrim où l’on peut transformer son personnage en courge, disponible ici : Skyrim belongs to the Gourds at Skyrim Nexus – Mods and Community

La bibliographie complète est présente ici : Bibliographie [AJV]

1Je précise parce qu’il peut arriver des cas de personnes criant à la manipulation ou le traitement injuste alors que la limitation est parfaitement justifiable et justifiée, par des limitations réelles ou des normes d’équité et de traitement juste.

2 Je rajoute ici le terme « accessible », parce qu’une stratégie de manipulation pourrait être de complexifier à outrance l’information, ou rendre l’endroit où il y a des informations immenses et fouillis pour décourager, ou encore les rendre très pénibles à consulter.

4C’est cité notamment dans Sierra, W. (2020). Todd Howard: Worldbuilding in Tamriel and Beyond. Bloomsbury Academic, mais il y a plein d’exemples de ce genre de gameplay émergent dans le YouTube anglophone., par exemple https://youtu.be/31EKEbuK7n8?si=KUnf4rUUqt8Axuzv ; et dans d’autres jeux très différents, par exemple ici faire un zoo à un seul animal dans Planet zoo https://www.youtube.com/watch?v=MCXx-vs3ZFw

5Un ouvrage en parle particulièrement bien : « philosophie des jeux vidéo » de Matthieu Triclot

6On trouve quantité d’explications de la façon dont les game designer vont être très attentifs à n’importe quel élément IRL pour pouvoir en saisir l’expérience, l’esthétique, l’émotion et la reproduire plus tard sous la forme adaptée au jeu ; par exemple dans Art of game design de Jesse Shell ; dans Designing Games : A Guide to Engineering Experiences, Tynan Sylvester

7Voir Koster, R. (2005). A Theory of Fun for Game Design. O’Reilly Media

8Ceci n’est absolument pas une incitation à y créer un compte ou réactiver un compte déserté, c’était une question que j’avais posée en avril 2024.


PDF

29.09.2025 à 10:38

⬛Un camp de traitement pour « l’addiction » à internet  ? [AJ5]

Viciss Hackso

Pour cet article, on va se baser principalement sur le travail de Rao Yichen1. Un…
Texte intégral (6319 mots)

Pour cet article, on va se baser principalement sur le travail de Rao Yichen1.


Déroulez pour rattraper les épisodes précédents ⬇
  1. Comment ne plus être « accro » aux jeux-vidéo…
  2. Qu’est-ce qui pousse certains à ne faire que jouer aux jeux de leur vie ?
  3. Jouer pour oublier ? [AJ3]
  4. Jouer en collectiviste ou en individualiste ? [AJ4] 

Un aperçu des camps de traitement


En Chine, en 2008, il était estimé qu’environ 24 millions de jeunes étaient en traitement pour « addiction à internet », un terme non reconnu par les universitaires, mais commun pour désigner les jeunes « dont le fonctionnement social est affecté après avoir passé des heures excessives à jouer en ligne », ce qui ressemble donc au trouble d’usage des jeux. Ces jeunes fuguaient le domicile familial et les cours pour les cybercafés2, des reportages montraient comment certains se mettaient à voler et cambrioler pour obtenir de l’argent et pouvoir jouer plus au cybercafé3 ; on rapporte des histoires où les jeunes blessaient voire tuaient leur parents suite à des conflits autour du temps de jeu ou de l’argent de poche pour jouer4. La panique monte et on parle « d’opium numérique », un terme hautement significatif en Chine, car il renvoie à l’épisode historique des « guerre d’opium », guerres débutées quand les britanniques importaient de l’opium en Chine alors que l’empereur tentait d’en interdire l’usage. S’en est suivi des guerres, que la Chine perdit : l’opium a donc en Chine une valence de profonde honte nationale et familiale, d’infériorité morale collective5.

Dès 2002, le gouvernement Chinois interdit l’accès aux cybercafés aux mineurs et en 2006 il considère l’utilisation excessive d’Internet sur le même pied d’égalité que la consommation d’alcool, la toxicomanie, etc. En 2008, le gouvernement établit des jeux « en ligne verte », c’est-à-dire des jeux qui étaient considérés comme moraux car non addictif, sans images sexuelles ni activités violentes. Il développe un système « anti immersion » renforçant le pouvoir des parents sur les activités numériques de leurs enfants, qui consistait en un logiciel permettant une surveillance accrue et disposant d’un système de filtrage : il n’a pas été maintenu en raison des critiques publiques le considérant comme un viol de confidentialité des infos.

Parallèlement, des camps et centres de traitement ont été mis en place. En 2006, des informations révèle qu’un centre du psychiatre Yang Yongxin utilisait des méthodes disciplinaires violentes impliquant notamment des électrochocs, sans anesthésie6 :  

« Yang a fondé son traitement sur la conviction que lorsque les jeunes associent la douleur des décharges électriques à la défiance et à leur désir de jouer, ils deviennent moins enclins à jouer et plus enclins à se comporter correctement. De nombreux parents ont cru à la théorie de Yang, car il a réussi à rendre leurs enfants obéissants, ce qui était exactement ce qu’ils recherchaient. »

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Cela fait scandale dans le pays et à l’international, alors le ministère de la santé interdit le recours aux électrochocs et aux châtiments corporels de ces centres. Le centre est fermé, mais Yang Yongxin n’est pas puni à hauteur de ce que la population chinoise aurait souhaité.

Ci dessous un reportage sur un camp de Yang Yongxin :

Les autres traitements ont d’autres fondements. Rao relève deux grands courants d’interprétations : l’un de Tao Ran qui estime que l’addiction à Internet a des racines biologiques, donc qu’il y a un besoin d’hospitalisation, des traitements médicamenteux ; l’autre de Tao Hongkai estime qu’au contraire ça ne devrait pas être médicalisé, mais soigné par la thérapie, par la parole, par l’éducation. Dans les faits, les camps de traitement mêlent les deux approches.


La « base »


Rao étudiera sur place le camp de traitement nommé la « base » par les résidents, basé en principe sur l’idée qu’il y a un besoin d’hospitalisation, mais qui comporte énormément de phases de thérapie. Les jeunes de 14 à 19 ans y sont envoyés sournoisement par leurs parents qui ne savent plus comment gérer leurs comportements dit « anormaux », seuls quelques-uns sont venus de leur plein gré. Cela dure environ 6 mois, les jeunes y vivent ainsi que leur famille, même s’ils sont physiquement séparés et que seuls les parents ont le droit d’aller et venir librement. Les parents ont le droit d’interrompre le traitement à tout moment et ramener leur enfant. Généralement, tous proviennent de classes moyennes voire supérieures car le traitement a un coût conséquent.

Le camp a une structuration militaire, les jeunes étaient classés en escouade de 5 à 7 personnes, avec un chef d’escouade et un chef de section, ce rôle de chef étant occupé à tour de rôle. Entre les entraînements militaires, les cours et les moments de thérapies, ils devaient vivre en indépendance et ils devaient apprendre à laver leurs vêtements, faire leur lit de manière militaire, dormir et se lever à heure fixe. L’exercice physique se faisait à l’extérieur, qu’importe la météo. L’hygiène de chaque salle était vérifiée avec des évaluations, des scores et des classements : l’escouade la plus hygiénique était servi en premier au repas. C’était plus important qu’il n’y paraît, parce que même s’ils mangeaient à heures différentes, l’heure de fin de repas était la même pour tous. L’organisation de la base visait à différer le plaisir et les gratifications, afin qu’ils s’habituent à une vie sans récompense immédiate. Ainsi de nombreux objets étaient interdits (mais arrivaient néanmoins en contrebande) comme les boissons gazeuses, certains livres (fictions et mangas), les magazines masculins, les cigarettes, les appareils numériques. La base estimait que contrôler le plaisir permettait aussi de créer un espace d’introspection intérieure.

Une résistance à cette discipline s’opérait. Par exemple les jeunes rusaient pour faire passer quand même des objets interdits, ils utilisaient les toilettes pour échapper aux cours, ils gardaient le silence pour résister, certains pouvaient aussi s’affamer. Il pouvait y avoir des bagarres entre eux (mais rarement sur les instructeurs). Les punitions consistaient en des isolements de longue durée voire l’utilisation de Yueshu, des sortes de menottes s’attachant à des chaises ou lits. Les instructeurs ne répliquaient pas face à la violence et soit les repoussaient, soit les maîtrisaient. Des évasions pouvaient se produire et c’était un motif de punition absolue.

On a donc une discipline très ferme, militaire, qui semble mettre la responsabilité du trouble sur le jeune et ses diverses incompétences supposées. Rao précise que la discipline militaire est utilisée en Chine pour façonner l’esprit collectif et encourager les traits « positifs ». Cependant, ce n’est pas une méthode traditionnelle pour autant, elle provient d’un face à face moderne avec l’occident :

« Dans la Chine féodale, les dirigeants confucéens, issus de l’époque Han, n’étaient pas enclins à cultiver l’esprit militaire au sein de la population, car ils croyaient au pouvoir de l’alphabétisation et de la courtoisie. L’importance accordée à l’entraînement militaire parmi les étudiants et le peuple remonte au début des années 1900, lorsque la Chine était confrontée aux invasions militaires des pays occidentaux (JX Chen, 2003). Dès lors, l’entraînement militaire a été associé à la conformité au groupe, à la fierté nationale et à la dignité morale. À la base, l’entraînement militaire est censé cultiver la discipline, le respect, la force et l’intégrité des jeunes, les aidant ainsi à rester en bonne santé et à s’intégrer au système social. D’un point de vue symbolique, on peut également l’interpréter en comparaison avec « l’opium électrique », une métaphore qui associe l’IA [Internet Addiction] à la honte nationale pendant la guerre de l’opium (…). Dans une certaine mesure, la force et la discipline cultivées grâce à l’entraînement militaire évoquent la dignité morale dont les accros à Internet étaient censés manquer. »

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Mais d’un autre côté, l’aspect thérapie également présent dans la base nous raconte une autre histoire sur d’autres fondements. Les thérapies sont à la fois individuelles et familiales, l’objectif est d’aider les adolescents et leurs parents à se comprendre et à communiquer. Le fait de rendre les parents plus compétents est notamment considéré comme la clef de la réussite du traitement :

« L’institution exige que tous les parents y résident et suivent un programme complémentaire qui les forme à devenir des tuteurs psychologiquement compétents. Peu d’institutions ont imposé la présence des parents tout au long du processus de traitement, car cela implique des coûts de main ­d’œuvre et de logistique supplémentaires. La plupart des parents se présentent dans les centres de traitement d’addiction à internet avec une mentalité de consommateur : « Je suis là pour soigner mon enfant, pas moi ! Ce n’est pas moi qui ai le problème. » Par conséquent, contrairement à la base, de nombreuses autres institutions ne demandent aux parents de revenir et de libérer leur enfant « réformé » qu’après deux ou trois mois (par exemple, à la fin des vacances d’été). Dans le programme de Tao Ran, cependant, le traitement est considéré comme vain sans la participation des parents. Le plus grand défi auquel sont confrontés les thérapeutes n’est pas la réticence des stagiaires à suivre une thérapie, car ils sont généralement amenés dans l’institution contre leur gré, mais plutôt d’enseigner aux parents qu’ils sont eux aussi responsables de la dépendance de leur enfant et de les persuader de rester ».

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Un thérapeute dit à Rao que « l’addiction n’est rien de plus qu’une résistance symbolique que les jeunes opposent à quelqu’un ou quelque chose dans la vie, résistance qu’il reste à identifier par le biais de dialogues thérapeutiques ».

Le reflet des games : même dans un problème très individuel, il y a le reflet de tous les environnements sociaux de la personne et leur gameplay mutuel.

Ainsi, dans les thérapies, les psy n’abordent quasiment pas la question de l’addiction avec eux – ce n’est pas le fait de ne pas pouvoir s’arrêter le problème – mais les conflits familiaux et scolaires que ça génère, à cause d’un cercle vicieux d’humiliations :

« La plupart des jeunes ont déclaré avoir été réprimandés par leurs parents ou humiliés par leurs enseignants en raison de leur désobéissance ou de leurs mauvais résultats scolaires. Les enseignants utilisaient souvent l’étiquette « cha sheng » (élève inférieur) pour désigner les élèves inférieurs. L’humiliation est l’un des maillons de la chaîne de pression des jeunes décrite précédemment. Certains parents se sont également souvenus avoir été humiliés par les enseignants lors des réunions de parents s’ils ne surveillaient pas correctement leur enfant. D’après mon expérience personnelle à l’école, les enseignants étaient également réprimandés par le surveillant de classe si leur classe avait de faibles résultats scolaires ou si l’un de leurs élèves enfreignait les règles de l’école. Juger le caractère moral d’un individu (par exemple, son assiduité, sa conformité à un groupe) à l’aune de ses résultats scolaires est une pratique courante dans le système éducatif public chinois. […] Avant que les parents n’arrivent à la base, ils n’étaient généralement pas perturbés par un enfant malade souffrant d’addiction à internet ; au contraire, ils se sentaient humiliés et angoissés d’avoir élevé un enfant désobéissant.»

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Les parents ont honte, parce que non seulement les autres membres de la société leur reprochent leur manque de contrôle, mais en plus ils dépriment parce que leur enfant avait dévié du chemin « normal ».

Cette pression ne se fait pas qu’au sein des environnements proximaux que sont la famille, l’école. Rao la localise aussi dans les changements politiques et culturels.

Culturellement les valeurs confucéennes restent profondément ancrés tant chez les personnes que dans les institutions :

« Des termes tels que Xiao (piété filiale), la valeur qui exige que les enfants placent les attentes de leurs parents avant les leurs, sont encore considérés comme applicables pour de nombreux parents, qui s’efforcent de contrôler chaque aspect du développement de leur enfant. Dans ce contexte, l’obéissance et la conformité de l’enfant sont considérées comme nécessaires même après sa majorité. Il est courant de voir des parents chinois coordonner le travail et le mariage de leur enfant, même lorsqu’il a entre 20 et 30 ans, bien que les jeunes qui quittent le foyer familial pour travailler dans les grandes villes bénéficient généralement d’une plus grande liberté dans leurs choix de vie. […] Autrefois, la seule voie acceptable pour le développement de l’enfant consistait à apprendre les classiques confucéens, à passer des examens et à devenir érudit. Ceux qui atteignaient leur majorité en suivant ce parcours exemplaire étaient considérés comme utiles à la nation, à la communauté et à la famille. Ceux qui s’égaraient étaient généralement considérés comme appartenant à un rang social inférieur. »

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Il y a donc une hiérarchie où les parents doivent contrôler leurs enfants, car ceux-ci sont considérées comme incapables d’avoir un jugement éclairé. Ainsi la perte de contrôle associé au jeune qui joue trop plutôt que de réussir à l’école, est perçue comme une honte car elle reflète leur incapacité à jouer leur rôle, ce qui est vu comme un échec amenant à ce rang d’inférieur. A cet élément se rajoute la politique de l’enfant unique qui fait que toute la pression retombe sur l’enfant, et les changements politico-économique qui font qu’il y a une grande compétition pour les emplois et ressources, ce qui inquiète les familles.

Et c’est exactement tout ceci que les jeunes ont cherché à fuir. Un jeune de 19 ans dit au chercheur :

« Quand je suis assis dans un cybercafé et que je joue, j’ai l’impression de posséder le monde. Je n’ai plus à me soucier des attentes excessives de mes parents ni de l’échec imminent d’un autre cours. »

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Pour les jeunes, jouer est une échappatoire aux lourdes pressions de l’école et du travail. La plupart des jeunes étudiées par les chercheurs ne jouent d’ailleurs qu’à un seul jeu, League of Legends (LoL), qui est connu pour être hautement compétitif, avec les performances de chaque jour calculées, synthétisées, mis en classement «  à l’instar des évaluations scolaires chinoises » souligne Rao. Les résidents de la Base ont finalement choisi le même logiciel que celui qu’ils subissaient déjà IRL, mais le jeu leur permet d’y réussir, sans le poids des réelles humiliations.

On peut aussi voir un décalage dans la culture des jeunes et leurs parents :

« La réforme du marché et la politique d’ouverture ont exposé les Chinois à des pensées et des idéologies diverses. Les concepts occidentaux de droits libéraux et de liberté individuelle ne sont plus considérés comme étrangers ou politiquement erronés par la jeune génération. Il est donc de plus en plus difficile d’inculquer les valeurs traditionnelles par la récitation de textes exemplaires et une discipline mécanique. Ainsi, les conflits entre parents et enfants concernant les résultats scolaires et les jeux vidéo sont fréquents dans les familles où les parents ne savent pas comment réagir dans ce nouveau contexte de contrôle social. La plupart des stagiaires envoyés au camp ont signalé des conflits avec leurs parents concernant les « droits individuels sur le temps de jeu », que ces derniers jugent inacceptables. Les parents n’ont désormais d’autre choix que de faire appel à des experts, car même dans le reste des discours provenant de la société les connaissances parentales héritées des générations passées ne les ont pas préparées à faire face à la situation sans précédent de l’addiction à Internet »

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Si l’aspect militaire de la Base semblait vouloir conformer les jeunes, l’aspect thérapie va plutôt dans le sens de résoudre le conflit en apprenant aux parents à comprendre, écouter, discuter avec les enfants. Finalement, cet aspect s’harmonise à l’horizontalité apportés par les changements de culture, en tentant de diminuer les facteurs de pressions mis sur le dos de leurs enfants.

Autrement dit, dans les troubles du jeu – que ce soit dans les études occidentales ou asiatiques – le jeu lui-même semble tout de même très peu « coupable » intrinsèquement des problèmes, si ce n’est qu’il semble être pris en un monde alternatif meilleur. La solution thérapeutique dans la Base est de réparer les relations, d’un côté ou d’un autre, notamment en éduquant aussi les parents. L’étude de Rao va également révéler un aspect particulièrement intéressant et révélateur du lien connectant les jeunes au jeu.


De joueur à créateur : le game design de la Base


Les jeunes du camp étaient autorisés à des jeux, mais exclusivement non numériques, comme les échecs, les cartes. Comme ils n’en étaient pas satisfaits, ils se sont mis à y rajouter des règles plus complexes. Un des jeux de cartes, « Tree Kingdoms  Kill » était particulièrement apprécié, mais comme les jeunes répondaient moins rapidement au sifflet les appellant lorsqu’ils y jouaient, il a été considéré comme trop addictif et n’a plus été autorisé durant la semaine, seulement le week-end. Face à cet interdit, les jeunes ont créé une version de ce jeu appelé « The Base Kill », qui reprenait le concept du jeu, mais cette fois l’univers et les personnages étaient tirés de l’institution.

Leur version était particulièrement créative : dans le jeu original, on avance grâce à des cartes « chevaux », ils les ont remplacés par des baskets de différentes marques, celles-ci étant autorisées dans la Base (même si l’uniforme militaire était par ailleurs imposé). Dans leur jeu, ils ont intégré toutes les personnes de la base, jeunes comme instructeurs, en prenant soin d’y mettre un équilibre de force. Par exemple l’un des plus jeunes avait une vie faible de 3 cœurs, mais avait le pouvoir de garder une carte supplémentaire à chaque tour et pouvait éviter les attaques d’un autre personnage très fort. Tous les mérites de chacun étaient mis en valeur, dans une forme d’équité ainsi équilibrée. Même s’ils avaient des expériences épouvantables avec des adultes, ils n’en ont pas fait des personnages terribles : des traits saillants étaient repérés, mais sans l’intention d’offenser. Ils appréciaient tout autant se moquer un peu d’eux-mêmes à travers les personnages. L’équité mise en place représentaient aussi parfaitement leur volonté que chaque personne soit perçue avec respect, dans une forme d’horizontalité.

Design de l’horizontalité : Chaque personnage est valorisé. Les forces sont reconnues à chacun. la hiérarchie est rejetée sans tomber dans la revanche, le but est la victoire collective avec les forces individuelles reconnues.
 ⬟ Design de l’horizontalité . Chaque personnage est valorisé. Les forces sont reconnues à chacun. la hiérarchie est rejetée sans tomber dans la revanche, le but est la victoire collective avec les forces individuelles reconnues.

Ils pouvaient ainsi incarner leur propre rôle ou celui des autres, jouer avec eux-mêmes et ce qui comptait n’était pas tant de vaincre les autres que de mieux comprendre comment exploiter ses propres forces et atteindre une victoire collective, qui pouvait d’ailleurs nécessiter un autosacrifice.

« La conception minimise la quête individualiste et orientée vers l’accomplissement personnel, encouragée par la société et reflétée dans l’anxiété de la classe moyenne chinoise. Au lieu de cela, ce jeu inclut la poursuite du statut individuel et de la reconnaissance sans renoncer au plaisir de la connexion mutuelle entre pairs, au sentiment d’appartenance à une communauté plus large et aux riches contingences expérientielles qui peuvent faire ressentir aux joueurs les moins avantagés le potentiels de victoire. Il résiste également à la hiérarchie sociale imposée et à l’étroitesse du chemin de la victoire individuelle (comme à l’école) en montrant délibérément une voie alternative. Bien que de nombreux mécanismes de jeu soient hérités du jeu bien conçu Tree Kingdoms Kill, notamment les tactiques collectives et les contingences, la raison de s’inspirer de Tree Kingdoms Kill révèle certaines aspirations collectives inconscientes ».

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Autrement dit, on retrouve ici la trace concrète de ce qui avait été perçue dans les recherches précédentes sur l’individualisme, le collectivisme et ses versions verticales et horizontales : effectivement la société chinoise à l’époque de l’étude de Rao se sentait pressée à adopter des codes individualistes et verticaux, les jeunes se sentaient écrasés de toute part (parents, école, société) par ces pressions également liées culturellement à la verticalité des idées confucéennes, alors ils fuyaient dans un jeu qui offrait la possibilité de réussir – mais qui représentait un même système assez vertical, voire de même modalités compétitives (LoL). Mais dans leur conception, il est très clairement limpide qu’ils souhaiteraient un collectivisme horizontal, ce qui on l’a vu dans les autres articles est curatif du trouble d’usage des jeux.

L'une de leur cartes, "le personnage de Xiaobao (à gauche)) et la carte des Nike (droite) photo issue par l'auteur  Rao, Y., dans Li Guo, Douglas Eyman, and Hongmei Sun 
Games & Play in Chinese 
& Sinophone Cultures
Quelques unes de leur cartes, « le personnage de Xiaobao (à gauche) et la carte des Nike (droite) photo issue par l’auteur Rao, Y., dans Li Guo, Douglas Eyman, and Hongmei Sun
Games & Play in Chinese
& Sinophone Cultures

Rao décrit cette conception comme une gamification de la Base et soulève à quel point c’est culturellement signifiant et a une valeur thérapeutique. Les jeux en ligne auxquels ils étaient accros étaient finalement des games proches des « jeux » IRL, ce qui ne remettaient pas en cause le système dans lesquels ils souffraient, c’en était juste une version où ils pouvaient plus facilement réussir, obtenir de la reconnaissance, s’identifier à des héros.

« Les gens réfléchissent à leur identité en cartographiant leurs activités sur les icônes et les symboles conçus par les sociétés de jeux ».

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Cependant, leur re-creation du jeu de cartes va beaucoup plus loin puisqu’il ne reproduit pas le game existant – la structure institutionnelle -, mais la change, supprimant les hiérarchies, changeant les relations de pouvoirs, restaurant les qualités de chacun. Il y a une horizontalisation appliquée, une absence de verticalité qui est maintenue, une forme d’individualisme-collectivisme dont le meilleur est gardé et le plus pressant mis de côté. C’est en soi une guérison, puisque la voie offerte par la création et le gameplay de ce jeu est de connaître ses forces sans nier les difficultés, tout en se liant aux autres pour des fins collectives. La prise de perspective que cela offre (jouer une autre personne) est aussi à noter. Cependant, les autorités sur place n’ont semble-t-il pas considérer ce phénomène comme notable, contrairement à Rao qui y voit beaucoup  :

« The Base Kill, bien qu’il n’y ait aucun élément de jeu et pratiquement aucun gain matériel, le jeu est toujours profond car il connote une quête du statut social que les jeunes joueurs espèrent interpréter et reconstruire par eux -mêmes et au-delà de l’étiquette d’ « accro à Internet ». Avec un processus itératif de conception tout en jouant au jeu basé sur l’institution, ils ont adapté les règles institutionnelles et redéfini le cadre social plus large de gagner et de perdre qui produit cette institution totale. Alors que les adultes dirigeants considèrent ces jeux comme un passe-temps non utilitaire distinct des activités productives utilitaires telles que les devoirs scolaires, le conseil et la formation, les jeunes créent et découvrent des significations thérapeutiques à partir d’eux.

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Notez ici à quel point cette séparation stricte entre activités estimées non utilitaires VS utilitaires est aussi un point de vue très partagé en occident et innerve nos définitions de divertissement, de jeu, qu’on avait connecté avec le fait que les gens sont alors incités à prendre les jeux et divertissements pour oublier, ce qui augmente le potentiel de tomber dans le surjeu.

Adapter l’institution en jeu est en soi une forme de play expérimental au sein des règles institutionnelles. Et les moindres détails de la conception du jeu constituent un autre type de jeu créatif, construit sur le métalangage des règles, reconfiguré à l’échelle mondiale. Cela concorde avec l’argument de Thomas Malaby selon lequel les jeux sont toujours un « processus de devenir » et remplis de contingences. Un game développé est ontologiquement plus proche des institutions où les règles sont établies non seulement pour éviter les incertitudes, mais aussi pour créer des contingences et des significations, tandis que le play est une action créative entre le conscient et l’inconscient, et peut ainsi transcender les règles existantes et créer de nouveaux symboles ».

Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication.

Play : le play est une action créative qui peut transcender les règles existantes et créer de nouveaux symboles.

Ainsi, à cette conclusion sur la Base, vous devriez comprendre à quel point ce sujet du play et du game n’est pas une diversion de notre ligne éditoriale, mais totalement dans la question du hack social : notre rapport aux jeux est un rapport qui en dit beaucoup sur nos rapport aux environnements sociaux, ce qu’ils nous sapent ou nourrissent, et les émotions qu’ils génèrent sont tant notre reflet que celui des contraintes sociales qu’on porte et nos relations – ou absence de relations – à elles. Les jeunes nous ont livrés ici une façon très empuissantante8 d’y répondre : si le game déconne, si rien ne va, reconstruit-le, même symboliquement, et tu verras en face tes véritables souhaits et attentes à la fois tant personnels que culturels et politiques.

La prochaine fois, on parlera rapidement de manipulations des jeux via les darks patterns et on cherchera à patcher notre rapport aux jeux.

La suite : Patcher notre rapport au jeu [AJ6]


Notes de bas de page

Déroulez pour consulter toutes les notes de bas de page et la biblio ↩

La bibliographie complète est présente ici : Bibliographie [AJV]

Image d’entête issue de l’expérience VR « Diagnosia » de Zhang Mengtai « ;  » il s’est battu, a été battu et a été jeté dans la salle de thérapie de Morita jusqu’au matin » »

1Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication. ; Rao, Y. (2015). Coming of Age with Internet Addiction in China: An Ethnographic Study of Institutional Encounters and Subject Formation

2Bax, T. (2013). Youth and Internet addiction in China. Routledge.

3Cité dans Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China.: Li, J. (2008). 心灵对话(二)—网瘾让他去偷窃 [Dialogue of mind II: Internet addiction makes him steal]. 法律与生活, 4, 57–58.

4Cité dans Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication. Q.  Li  et  Yang,  2009 Li, Q., & Yang, J. L. (2009). 大学生杀父杀母,网络成瘾是否罪责可恕 [Can the patricide and matricide be pardoned for internet addiction]. 人生与伴侣月刊, 4, 8–10.

5Cité dans Rao, Y. (2019,. From Confucianism to Psychology: Rebooting Internet Addicts in China. History of Psychology, Advance online publication : Szablewicz, M. (2010). The ill effects of “opium for the spirit”: A critical cultural analysis of China’s internet addiction moral panic.

6https://en.wikipedia.org/wiki/Yang_Yongxin

7 Thomas Malaby, “Beyond Play: A New Approach to Games,” Games and Culture 2, no. 2

8Empuissantement : traduction francisée d’empowerment, désigne le processus par lequel un individu ou un groupe reprend du pouvoir d’agir sur sa vie et son environnement


PDF

22.09.2025 à 09:56

⬛Jouer en collectiviste ou en individualiste ? [AJ4]

Viciss Hackso

On a vu précédemment que la CIM et le DSM avaient inclus le trouble du…
Texte intégral (2615 mots)

On a vu précédemment que la CIM et le DSM avaient inclus le trouble du jeu dans leurs classifications, notamment parce que c’était une préoccupation assez importante en Asie. Et effectivement, lorsque j’ai fouiné dans les articles de recherches, je trouvais une majorité d’études asiatiques, notamment chinoises : la société chinoise est traditionnellement collectiviste, mais des études tendent à montrer que les nouvelles générations sont plus individualistes1.



En psycho, voici ce qu’on désigne par culture individualiste et collectiviste2, qu’on distingue aussi par leur horizontalité et leur verticalité :

Dans l’individualisme en général, il y a une croyance que chacun est responsable de soi et que l’intérêt de l’individu prévaut sur celui du groupe. Les individus donnent la priorité à leurs objectifs personnels par rapport aux objectifs de leur groupe et ils se comportent principalement sur la base de leurs attitudes plutôt que sur les normes de leurs groupes. L’individualisme caractérise les sociétés où l’indépendance, l’autonomie, la différenciation sociale, la compétition, l’épanouissement et le bien-être personnel sont au centre (Triandis, 2001).

Dans l’individualisme vertical (c’est-à-dire valorisant plus la hiérarchie), les individus adhèrent aux inégalités de statuts, valorisent la comparaison sociale, la compétition, la recherche de l’intérêt personnel et le pouvoir (de domination) sont valorisés. Et si vous nous suivez, oui, effectivement c’est très proche d’une vision d’un jeu à somme nulle, de pensées d’autoritaires dominateurs (sdo).

Dans l’individualisme horizontal, les individus sont considérés comme égaux, et la liberté individuelle de chacun est valorisée.

Dans le collectivisme en général (qui est le plus répandu sur la planète), il y a préoccupation pour les relations et les liens entre les membres du groupe. La personne donne la priorité aux objectifs du groupe, car l’intérêt du groupe prévaut sur celui de l’individu (Hofstede, 2010). Le collectivisme caractérise les sociétés où l’attachement, l’interdépendance, l’intégrité familiale, la loyauté à un groupe, la sociabilité et la coopération sont au centre (Triandis, 2001).

Dans la version verticale du collectivisme (c’est-à-dire valorisant plus la hiérarchie), l’individu est interdépendant du groupe, mais il se caractérise davantage dans la différence de statut et de pouvoir. Il y a adhésion à l’inégalité de statuts entre personnes, mais le sacrifice au profit du groupe reste un point important. La conformité sociale, le respect de l’autorité et l’asymétrie des relations y sont des aspects importants.

Dans le collectivisme horizontal (c’est-à-dire valorisant plus l’égalité entre personnes) l’individu est perçu comme connecté aux autres, il se construit comme étant égal aux autres. L’égalité et le partage y sont des valeurs essentielles.

Est-ce que la Chine étant traditionnellement plus collectiviste, les paniques autour du surjeu sont d’autant plus fortes que le comportement de jeu paraît individualiste, coupé du monde social IRL ? Et qu’en cas de trouble du jeu, l’individu se coupant des groupes sociaux et donc n’accomplissant pas des valeurs importantes pour une société collectiviste, c’est considéré encore plus inquiétant que dans une société individualiste ?

Ou peut-être que c’est tout autre chose : est-ce que les joueurs collectivistes pourraient être plus accrochés au jeu, car celui-ci a des mécaniques collectives et divers sentiments d’obligations sociales liés au groupe ? Devoir être présent pour son équipe, devoir passer plusieurs heures à faire une instance à plusieurs, gérer la guilde, etc. maintiendrait encore plus fort dans le jeu un joueur collectiviste qu’individualiste qui jouerait prioritairement pour lui-même et non le bénéfice du groupe.

Et enfin, peut-être que l’individualisme et le collectivisme ne sont pas du tout des variables pertinentes pour comprendre ni le trouble du jeu ni pourquoi les chercheurs asiatiques s’y intéressent plus.

Alors j’ai regardé si les recherches avaient étudié ceci :

Une étude de Stavropoulos, Frost, Brown et al (2021)3, sur plus de 1000 participants, mesuraient à la fois le trouble du jeu et le collectivisme/individualisme des joueurs. Les chercheurs ont distingué deux profils : ceux aversifs au collectivisme et ceux neutres vis-à-vis de celui-ci. C’est ceux qui étaient aversifs au collectivisme qui avaient des troubles du jeu plus élevés, dont des symptômes de sevrage, de troubles de l’humeur, de mensonges aux proches, etc. Les chercheurs concluent :

« Ceux qui sont moins collectivistes ou moins influencés par les groupes sociaux afficheront des symptômes d’IGD [internet gaming disorder] plus importants et présenteront un profil qui nécessite une intervention différente de celle des joueurs plus collectivistes. Les chercheurs et les cliniciens devraient mettre l’accent sur la valeur d’appartenance à un collectif et de vivre l’égalité avec les autres en matière de santé mentale et d’habitudes de jeu. »

Stavropoulos, Frost, Brown et al (2021) Internet gaming disorder behaviours: a preliminary exploration of individualism and collectivism profiles https://link.springer.com/content/pdf/10.1186/s12888-021-03245-8.pdf

⬛ L’allergie au collectif : ceux qui sont aversifs au collectivisme ont plus de troubles d’usage dans le jeu. La solution serait d’aider ces personnes à apprécier et valoriser le collectif, l’égalité avec les autres pour qu’ils aillent mieux.
⬛l’allergie au collectif : ceux qui sont aversifs au collectivisme ont plus de troubles d’usage dans le jeu. La solution serait d’aider ces personnes à apprécier et valoriser le collectif, l’égalité avec les autres pour qu’ils aillent mieux.

Une étude4 sur plus de 1000 personnes issues de sociétés multiculturelles confirme encore ce lien entre individualisme et problème de jeu. Les chercheurs ont ici mesuré la dépression, les troubles du jeu et une échelle de collectivisme/individualisme en prenant en compte la verticalité de la culture :

« Les résultats ont démontré que les joueurs présentant simultanément des symptômes de dépression et des penchants individualistes verticaux signalaient des niveaux plus élevés de comportements de jeu à problèmes, sans différence significative entre les sexes. Les résultats obtenus impliquent que les praticiens du monde entier, et en particulier dans les sociétés multiculturelles (par exemple, Australie, États-Unis), devraient prendre en compte les différences culturelles lors de l’élaboration de stratégies de prévention et d’intervention contre les troubles du jeu ».

Dans la même veine, une autre recherche5 montre que les troubles de l’attention associés au trouble du jeu sont liés à un individualisme vertical.

C’est donc l’ancrage dans une vision du monde individualiste vertical, rejetant le collectivisme et l’horizontalité en général, qui poserait problème.

 ⬛ Individualisme vertical : Les problèmes liés à la dépression, l’attention, la fuite des mondes IRL, le surjeu sont accrus par cette vision du monde
⬛Individualisme vertical : Les problèmes liés à la dépression, l’attention, la fuite des mondes IRL, le surjeu sont accrus par cette vision du monde

Une autre étude6 montre aussi un fort lien entre trouble du jeu, motivation à s’échapper et individualisme. 

À ces résultats on pourrait avoir quantité d’hypothèses différentes : peut-être que certains jeux installent culturellement cet individualisme vertical ou renforcent celui préexistant ; peut-être que des joueurs dans une verticalité vont vers certains types de jeu qui renforcent celui-ci ; peut-être que les joueurs sont poussés par des aspects individualistes de la société à choisir des jeux qui l’expriment/le renforcent ; peut-être que les jeux, quelle que soit leur nature, sont pris de façon individualiste verticale par des individus coincés dans cette vision du monde pour des raisons très localisées à leurs environnements sociaux proches ? Et enfin, quel est le rapport à la culture d’un pays ?

Des études sur des surjoueurs, en Chine, par Rao7 vont nous permettre de voir plus facilement toutes ces articulations complexes entre société et comportements, et offriront peut-être même une voie de sortie de ces problèmes. C’est ce qu’on verra la prochaine fois !

La suite : Un camp de traitement pour « l’addiction » à internet  ? [AJ5] – Hacking social



PDF

15.09.2025 à 10:52

⬛Jouer pour oublier ? [AJ3]

Viciss Hackso

Est-ce que vous connaissez quelqu’un d’accro au fait de remplir d’énormes dossiers de justifications aux…
Texte intégral (3803 mots)

Est-ce que vous connaissez quelqu’un d’accro au fait de remplir d’énormes dossiers de justifications aux administrations méfiantes au point d’abandonner toute pratique de jeu vidéo, alors que ça leur plaisait avant ? Vous connaissez quelqu’un qui abandonne sa carrière de cadre à 200 k par an pour préférer changer un maximum de litière pour chat dans sa journée ? Connaissez-vous des gens accros au fait de descendre les poubelles qui en viennent à voler les poubelles de leurs voisins pour s’en occuper ? Effectivement, pour les chercheurs Rigby et Ryan, dans « Glued to games », tout comportement peut devenir « addictif », mais ce sont souvent les plus engageants et les plus agréables qui le sont.


Déroulez pour rattraper les épisodes précédents ⬇
  1. Comment ne plus être « accro » aux jeux-vidéo…
  2. Qu’est-ce qui pousse certains à ne faire que jouer aux jeux de leur vie ?

⬧ Le marécage de l’antiplay : certaines activités nous sont répulsives et parce qu’elles nous sont pénibles, difficiles (ou autres), alors on n’y est pas accro
Le marécage de l’antiplay : certaines activités nous sont répulsives et parce qu’elles nous sont pénibles, difficiles (ou autres), alors on n’y est pas accro

Selon eux, ce serait parce que les jeux sont très séduisants, motivants, parce qu’ils sont efficaces à combler rapidement les besoins qu’ils sont aussi accrocheurs, et qu’en conséquence, certains ont du mal à décrocher, au point de laisser tomber d’autres pans de leur vie. Et c’est une lecture qu’on peut avoir dans la méta-analyse précédente1 : les personnes qui ont des besoins comblés n’ont pas un usage problématique du jeu, et les individus qui jouent trop le font parce que des sphères de leur vie sapent leur proximité sociale, leur besoin de compétence.

  ⬤ Satiété ludique : quand on a ses besoins fondamentaux comblés, on sait profiter et s’arrêter quand il le faut
 
Satiété ludique : quand on a ses besoins fondamentaux comblés, on sait profiter et s’arrêter quand il le faut

Mais si le jeu comble les besoins, pourquoi cela ne semble pas restaurer les surjoueurs, qui, une fois comblés par une partie, seraient par exemple comme rechargés pour affronter les problèmes de leur vie IRL ?

On a vu dans le critère du DSM-5 que le jeu devenait problématique lorsqu’il était utilisé pour fuir des émotions ou des humeurs négatives :

« 8. Joue sur internet pour échapper ou pour soulager une humeur négative (p. ex. des sentiments d’impuissance, de culpabilité, d’anxiété). »

Selon tous ces chercheurs, il y aurait là le signe d’une mauvaise stratégie de régulation émotionnelle ou de coping, qui est l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux destinés à maîtriser, réduire ou tolérer les exigences internes ou externes qui menacent ou dépassent les ressources d’un individu. Plutôt que d’y voir une restauration pour ensuite faire face, ils cherchent à oublier, à effacer les émotions négatives, à fuir et même à dissocier.

On parle ici de mauvaises stratégies de coping parce que le jeu est utilisé comme une fuite pour ne pas régler le problème qui persiste donc à être là – qu’il soit interne ou externe -, amenant donc à jouer encore plus pour fuir toujours plus. On peut aussi voir cette mécanique avec des substances : certains boivent de l’alcool rarement, seulement pour une fête de temps en temps, pour s’amuser avec des amis, mais ils arrivent à s’amuser par ailleurs sans qu’il y ait de l’alcool. Ils ne font pas de l’alcool ni une solution à leurs problèmes ou à leurs émotions négatives, ni une habitude. Ils gardent le contrôle en toute conscience de la substance, l’utilisant comme une sorte de divertissement très ponctuel. Mais d’autres vont boire pour oublier les problèmes d’une journée : la stratégie d’oublier avec l’aide d’une substance ou d’une activité n’aidera pas, puisqu’un problème nécessite d’être traité, il y a donc besoin qu’on y réfléchisse et qu’on agisse. L’oubli ou le grand remplacement de celui-ci par l’ivresse ne sera qu’un bienfait extrêmement temporaire. Et c’est ce même contraste qu’on voit apparaître dans les recherches entre un usage « pour profiter encore plus » et un usage « pour oublier cette vie de m*rde ».

En 2006, dans une étude de Wan et Chiou à Taïwan2, il est trouvé une corrélation négative entre l’intérêt/le plaisir à jouer et la tendance à la dépendance. Autrement dit, quand il y a plaisir dans le jeu, la dépendance a peu de chances d’être là. Pour ceux qui sont connaisseurs de la notion de flow qu’on a déjà évoqué à plusieurs reprises (ici et ), les surjoueurs avaient moins de flow au jeu, donc on ne peut pas dire que vivre du flow en jeu rend plus accro, puisque c’est exactement l’inverse qui semble se produire.

LE FLOW
Ou « expérience psychologique optimale » en français.

Le flow, littéralement le flux en anglais, est l’état mental atteint par une personne lorsqu’elle est complètement immergée dans ce qu’elle fait, dans un état maximal de concentration. Cette personne éprouve alors un sentiment d’engagement total et de réussite. Ce concept a été élaboré par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi.

Pour l’atteindre, il faut :

Des compétences/connaissances adaptées à l’activité

Être aux commandes de l’activité

Être immergé dans l’activité (concentration)

Du défi, suffisamment de difficulté

L’activité doit fournir un feedback ou on doit être suffisamment compétent pour le repérer

Un objectif déterminé

Impossible de l’atteindre si :

On est incompétent

Quelqu’un d’autre commande l’activité

On ne peut pas se concentrer

L’activité est trop facile ou trop difficile

L’activité ou ses compétences ne permettent pas d’avoir un feedback

On n’a pas d’objectif ou on n’arrive pas à s’en fixer

Les effets du flow :

L’égo disparaît, on oublie sa propre existence

La notion de temps est tordue

Après l’activité à flow, on ressent une sérénité, un accomplissement.

Mais atteindre le flow n’est pas synonyme de :

Talent, génie : on peut ressentir du flow pour des activités de noobs

Moral : on peut ressentir du flow pour des activités ignobles pour autrui

Être en phase avec le monde : le flow en lui-même donne cette impression d’être en phase avec le monde, or on peut le ressentir pour des activités égoïstes/inutiles/sadiques/etc.

Sources :

Vivre, la psychologie du bonheur, Mihály Csíkszentmihályi

Le bonheur n’est pas celui qu’on nous vend, la preuve par le flow, Hacking-social.com
Les caractéristiques principales du flow ; elles sont détaillées ici : ⬟ [FL1] Donner des sens à la vie : la piste du flow – Hacking social

Rigby et Ryan expliquent que dans cet usage problématique du jeu, l’individu vise à soulager son insatisfaction plutôt qu’à chercher la satisfaction. Plus on jouerait compulsivement pour échapper à une vie insatisfaisante, moins les jeux seraient satisfaisants, car on se séparerait des sources de changements et de soutien qui pourraient nous conduire vers plus de bien-être.

 ⬧ La poussière sous le tapis : on ne peut jamais oublier un problème. Vouloir l’écarter, le faire disparaître le fait au contraire devenir plus maître de nos comportements.
La poussière sous le tapis : on ne peut jamais oublier un problème. Vouloir l’écarter, le faire disparaître le fait au contraire devenir plus maître de nos comportements.

Une autre étude, de Przybylski3 montre qu’effectivement les personnes ayant une moindre satisfaction des besoins fondamentaux auront plus d’obsession, de compulsion à jouer sans plaisir, y mettront plus de temps et en récolteront plus de tension. Alors que les personnes dont les besoins sont satisfaits IRL auront moins de tensions après avoir joué, plus d’énergie et de vitalité, plus de plaisir à jouer. Les uns essayent d’oublier et de fuir, les autres de récolter de la satisfaction pour l’exporter ensuite IRL.

On pourrait avoir ce comportement « addictif » avec la nourriture, un sport extrême, un travail : même s’il n’y a plus de plaisir ou de satisfaction, on pourrait se remettre à chercher les « shoots » initiaux qu’on avait avec l’activité quand ça allait bien. On pourrait préférer être là qu’ailleurs, où les besoins sont encore plus sapés, où les problèmes sont perçus comme ingérables ou qu’on ne sait plus quoi faire pour résoudre la situation. Le problème reste de prendre le jeu ou n’importe quelle activité de façon obsessionnelle comme moyen de fuite et non pas comme un apport supplémentaire pouvant apporter quelque chose pour aider dans les autres sphères de la vie.

Mais n’allez pas blâmer les personnes pour autant : pour prendre l’activité et ses bénéfices en eux-même, donc opérer une « bonne » stratégie, il est nécessaire d’aller suffisamment bien et d’être dans des conditions de vie suffisamment bonnes pour laisser passer la lumière de l’espoir. Certaines conditions corrélées au surjeu vues dans les études précédentes4 sont écrasantes : comment un adolescent qui se fait maltraiter par ses parents, n’a pas de relations positives à l’école, n’est pas aidé par quiconque, pourrait apercevoir ce petit espoir de résolution des problèmes ? Personne ne lui donne rien à espérer, tout au contraire, il est sans cesse ramené à l’échec, à l’impossibilité de vivre comme les autres : seul le jeu vidéo est assez sympa pour lui offrir des occasions de montrer ses compétences et un peu de comblement des besoins ; et étant jeune, il n’a pas la liberté de quitter la famille sapante ou l’école sapante pour tenter de trouver un environnement social meilleur. Lui demander de faire des efforts pour développer une bonne stratégie de coping, du self control, de la haute conscienciosité, alors qu’il n’a personne ni pour lui expliquer ou le soutenir dans cette démarche serait refuser de se mettre à sa place. À vrai dire, pour avoir connu des surjoueurs et sachant leur condition de vie, je me suis souvent dit qu’au final même s’ils ne faisaient que ça de leur vie, c’était déjà une réussite que d’être debout et faire des choses. Certes c’était une existence écartée, mais d’une façon relativement paisible contrairement à ceux, à mêmes conditions de vie que je voyais plonger dans la criminalité, la violence ou les drogues dures.

Tout comme les gens qui décident de boire pour oublier, quand bien même c’est une mauvaise stratégie de résolution de problèmes, ils ne se mettent pas à le faire parce qu’ils ont la bêtise de ne pas inventer d’autres stratégies ou d’autres usages. J’ai été frappée de remarquer récemment que presque toutes les séries et films étasuniens montrent toujours cette stratégie sans regard critique, présentée d’une façon qui pourrait apparaître comme « voici ce à quoi sert l’alcool », montrant le héros ou l’héroïne boire parce qu’il/elle a eu une journée difficile, se servant un verre ou plusieurs, voire invite ces collègues à boire tout en désespérant et rationalisant ensemble qu’ils en ont bien besoin ou qu’ils le méritent. Les éléments culturels nous ont appris cet usage malsain de la substance. Tout comme la culture peut glorifier une conduite malsaine au travail, addictive, en glorifiant les profils qui laissent tomber toutes les autres sphères de la vie. La question que je me pose, c’est qu’est-ce que nous dit la culture de l’usage des jeux et plus généralement des divertissements (dans lequel il est classé) ?

« Un divertissement est une activité qui permet aux êtres humains d’occuper leur temps libre en s’amusant et de se détourner ainsi de leurs préoccupations. Les divertissements forment l’essentiel de la famille plus large des loisirs » https://fr.wikipedia.org/wiki/Divertissement

« Le loisir est un moment dont on peut librement disposer par opposition au temps prescrit par une activité obligatoire voire rémunératrice, exercée à titre principal (emploi, activités domestiques, éducation des enfants…) et les contraintes qu’elle impose (temps de trajet aller et retour, temps de préparation et de rangement voire nettoyage…). Par extension, la notion de loisir s’étend à l’exercice d’une activité distrayante ou studieuse mais secondaire ou “passe-temps” durant lequel il est possible de l’exercer voire de s’y perfectionner, contraintes incluses (randonnée, jeu d’échec, peinture…). » https://fr.wikipedia.org/wiki/Loisir

Eh oui, notre culture nous dit littéralement qu’un divertissement est fait pour oublier et qu’il doit être totalement séparé de la vie, alors que c’est spécifiquement cet usage qui pourrait être à dérive. Je pourrais publier tout un dossier sur cette question, mais pour éviter de vous faire un roman, l’histoire de cette grande séparation des divertissements et du monde sérieux ou réel ne date pas d’hier et a une histoire philosophique et culturelle très ancienne, très ancrée en occident. Cette définition est littéralement la conception du philosophe Pascal mal comprise. Certes, Pascal réprouvait le fait de se divertir pour oublier, mais d’une part il pouvait entendre comme divertissement des domaines que nous n’avons pas l’habitude de mettre dans cette catégorie comme l’algèbre ou la guerre, et d’autre part, il accusait surtout le fait d’être inconscient d’utiliser ces domaines comme une diversion de ce qui compte5. À l’inverse il ne voyait rien de mal dans le fait qu’une personne utilise un loisir sciemment pour oublier ponctuellement un malheur dans sa vie, parce qu’elle le faisait en toute conscience.

Ceci étant dit, on peut avoir d’autres conceptions des règles du jeu du divertissement et beaucoup d’auteurs théorisent voire montre à quel point le jeu peut être connecté à quelque chose de sérieux, de spirituel, bref quelque chose qui ne fuit pas le réel mais au contraire qui vient comme condenser l’existence sous une forme différente pour mieux l’appréhender. Parfois, c’est au point qu’il est difficile de dire si ce que la personne fait tient du rituel ou du jeu, voire pourrait être simultanément les deux à la fois. En occident on a aussi séparé la question de l’art au jeu, alors qu’ailleurs cela peut être traditionnellement considéré comme le même genre activité6.

Alors on peut se demander : est-ce que le surjeu aurait quelque chose de culturel ? C’est ce que nous verrons la prochaine fois !

La suite : Jouer en collectiviste ou en individualiste ? [AJ4] 


Note de bas de page

Déroulez pour consulter toutes les notes de bas de page et la biblio ↩

La bibliographie complète est présente ici : Bibliographie [AJV]

1Li, S., Wu, Z., Zhang, Y., Xu, M., Wang, X., & Ma, X. (2023). Internet gaming disorder and aggression: A meta‑analysis of teenagers and young adults. Frontiers in Public Health, 11, 1111889. https://www.frontiersin.org/journals/public-health/articles/10.3389/fpubh.2023.1111889/full

2Cité dans Glued to game, la référence exacte est : Wan, C. S., & Chiou, W. B. (2006). Psychological motives and online games addiction: A test of flow theory and humanistic needs theory for Taiwanese adolescents. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/16780399/

3Przybylski, A. K., & Weinstein, N. (2019). Investigating the motivational and psychosocial dynamics underlying dysregulated gaming: A self-determination theory perspective. https://selfdeterminationtheory.org/wp-content/uploads/2020/05/2019_PrzybylskiWeinstein_APS.pdf

 4Je pense notamment à cette méta-analyse : Li, S., Wu, Z., Zhang, Y., Xu, M., Wang, X., & Ma, X. (2023). Internet gaming disorder and aggression: A meta‑analysis of teenagers and young adults. Frontiers in Public Health, 11, 1111889. https://www.frontiersin.org/journals/public-health/articles/10.3389/fpubh.2023.1111889/full

5Pascal, B. (s.d.). Divertissement 4. Pensées de Pascal. Consulté le 15 août 2025, sur https://www.penseesdepascal.fr/Divertissement/Divertissement4-moderne.php

 6En Chine par exemple, comme on peut le voir dans l’ouvrage «  Games & Play in Chinese & Sinophone Cultures » Li Guo, Douglas Eyman, and Hongmei Sun

L’image d’entête provient de cette pub par David Lynch pour la playstation 2 :


PDF

08.09.2025 à 10:35

⬛Qu’est-ce qui pousse certains à ne faire que jouer aux jeux de leur vie ? [AJ2]

Viciss Hackso

On va d’abord regarder les caractéristiques individuelles, interpersonnelles, sociales en lien avec la pratique excessive…
Texte intégral (5896 mots)

On va d’abord regarder les caractéristiques individuelles, interpersonnelles, sociales en lien avec la pratique excessive du jeu vidéo.


Déroulez pour rattraper les épisodes précédents ⬇
  1. Comment ne plus être « accro » aux jeux-vidéo

Une méta-analyse de 2023 par Li, Wu, Zhang, Xu, Wang, & Ma1 incluant 37 042 sujets de divers continents (24 études en Chine, Corée du Sud, Singapour ; 13 études provenant d’Allemagne, Espagne, Pays-Bas, Norvège, États-Unis et Australie) nous montre que les facteurs qui prédisent le plus le trouble du jeu sont, par ordre de puissance :

  1. Le temps de jeu. Le cœur de la notion de trouble d’usage étant le fait de trop jouer, c’est parfaitement logique de trouver ce facteur en premier. Autrement dit, on n’en apprend pas beaucoup avec ce seul facteur.
  2. La solitude. Cela peut être considéré comme le premier facteur lié au surjeu, le précédent n’était lié qu’à la définition du concept.
⬛ Connexion introuvable : l’individu ou les environnements sociaux pourraient ne pas contenir proposer assez d’opportunités de sociabilité satisfaisante ou savoir comment les saisir pleinement.
⬛Connexion introuvable : l’individu ou les environnements sociaux pourraient ne pas contenir proposer assez d’opportunités de sociabilité satisfaisante ou savoir comment les saisir pleinement.

Par exemple, le Joueur du grenier explique très bien son expérience de surjeu, comment il était accro à l’aspect social du jeu à cause d’une certaine solitude (et comment il en est sorti grâce à des relations sociales extérieures) :

  1. Le trouble des médias sociaux, qui est caractérisé ici par le fait d’être très préoccupé par les médias sociaux, ressentir le besoin incontrôlable de s’y connecter/de l’utiliser et d’y consacrer beaucoup de temps et d’effort au point que ça affecte d’autres sphères de la vie.
  2. L’affiliation à des pairs déviants (c’est-à-dire ayant des comportements agressifs, de triche, d’abus de substance2).
  3. L’agressivité.
  4. L’anxiété.
  5. Les troubles d’attention/d’hyperactivité.
  6. La dépression.
⬛ En roue libre : l’individu pourrait avoir du mal à réguler son activité, car certaines caractéristiques personnelles prennent le dessus. il s’agit d’investiguer leurs déterminants tant personnels que sociaux pour trouver une solution.
⬛ En roue libre : l’individu pourrait avoir du mal à réguler son activité, car certaines caractéristiques personnelles prennent le dessus. il s’agit d’investiguer leurs déterminants tant personnels que sociaux pour trouver une solution.

9. La maltraitance par la famille (violence physique, émotionnelle et/ou sexuelle ; négligence).

⬛ Zone de fuite : L’individu pourrait avoir trouvé dans une activité qu’il fait « trop » le seul endroit où il n’est pas maltraité, où il n’est pas soumis à des conditions très pénibles.

10. La recherche de sensations (un trait de personnalité inclus dans la catégorie extraversion).

Les hauts scores éprouvent un besoin pressant d’excitation et de stimulation. Elles apprécient les couleurs vives, les milieux bruyants ou les sensations fortes.

Les bas scores n’éprouvent pas beaucoup ce besoin de stimulation et mènent une vie que les hauts scores trouveraient ennuyeuse.
« Les hauts scores éprouvent un besoin pressant d’excitation et de stimulation. Elles apprécient les couleurs vives, les milieux bruyants ou les sensations fortes. Les bas scores n’éprouvent pas beaucoup ce besoin de stimulation et mènent une vie que les hauts scores trouveraient ennuyeuse. » Plus d’informations ici : ♦PP2 : Le questionnaire de votre personnalité

11. La vulnérabilité sociale, qui correspond à une fragilité matérielle et morale à laquelle est exposé un individu.

12. L’impulsivité.

L’impulsivité se réfère à la difficulté de contrôler les envies et pulsions. Les désirs sont perçus de façon très forte, l’individu n’arrive pas à résister même s’il peut regretter après. Ces désirs incontrôlés, impulsifs, peuvent porter sur la nourriture, la cigarette, la possession de biens matériels, etc.

Pour les personnes à bas score, il est plus facile de résister aux tentations, la frustration est mieux tolérée.
« L’impulsivité se réfère à la difficulté de contrôler les envies et pulsions. Les désirs sont perçus de façon très forte, l’individu n’arrive pas à résister même s’il peut regretter après. Ces désirs incontrôlés, impulsifs, peuvent porter sur la nourriture, la cigarette, la possession de biens matériels, etc.
Pour les personnes à bas score, il est plus facile de résister aux tentations, la frustration est mieux tolérée. » Plus d’informations ici : ♦PP2 : Le questionnaire de votre personnalité

Dans d’autres recherches on trouve aussi que les traits de narcissisme3 peuvent être connectés à un trouble du jeu :

Dans une étude de Kim, et al., 2008 en Corée du Sud sur 1471 joueurs en ligne (82 % de l’échantillon était masculin) sur divers jeux (WOW, Lineage II, Mabinogi ou autre) l’addiction au jeu est corrélée au trait d’agression et aux traits narcissiques, par contre le self-control est décorrélé de l’addiction.

Une faible intelligence émotionnelle chez les très jeunes serait aussi prédictive d’un jeu problématique (Parker et al., 2008), dans une étude sur 458 personnes au Canada. Dans ce même esprit, une étude de Grüsser, et al., 2005 sur 323 enfants de 11 à 14 ans en Autriche, a repéré 30 enfants qui remplissaient les critères du DSM (qu’on a vu précédemment). Ceux-ci communiquaient et partageaient moins leurs sentiments, ils utilisaient les jeux/l’ordinateur quand ça allait mal pour réguler leurs sentiments, réduire leur stress, et supprimer les émotions. Or cette stratégie de tenter de supprimer ces émotions n’est clairement pas la plus optimale pour aller mieux.

Figure 4: ⬛ La grande déconnexion : utiliser des activités pour supprimer ou « oublier » les émotions et non les identifier/comprendre, les explorer, les partager, identifier et comprendre celles d’autrui.
⬛ La grande déconnexion : utiliser des activités pour supprimer ou « oublier » les émotions et non les identifier/comprendre, les explorer, les partager, identifier et comprendre celles d’autrui.

À l’inverse, des stratégies de régulation émotionnelle plus profitables4 pour la personne et son environnement social seraient par exemple :

– d’identifier et comprendre l’émotion et l’information précieuse qu’elle contient sur notre rapport à la situation, nos attentes, nos croyances, nos valeurs, nos visions du monde.

– d’explorer suffisamment l’émotion et tous ces déterminants internes et externes. Cela va nous donner des pistes pour régler un problème et surtout décider de l’orientation de notre vie : sans accès à l’émotion, on ne peut pas décider, savoir ce dont on a vraiment besoin, ce qui convient le mieux à notre existence en société.

– de partager émotionnellement avec l’autre. Non seulement une autre perspective peut nous donner des informations, des idées, de nouvelles façons de voir un problème, mais aussi de fournir une aide directe (la personne peut faire quelque chose pour régler le problème), ou encore renforcer les liens. Par exemple :

réadapté d’un schéma que l’on retrouve dans « Les compétences émotionnelles » Moïra Mikolajczak, Jordi Quoidbach, Ilios Kotsou, Delphine Nelis

– d’identifier et comprendre l’émotion de l’autre. Cela n’est possible que si on comprend bien ses propres émotions, honnêtement. Ceci étant dit, ce n’est pas un jeu de devinettes, on peut directement demander à la personne quels sont ses ressentis et ses affects au sujet d’une situation ou d’un évènement.

Zone de puissance émotionnelle : développer ses compétences socio-émotionnelles permet de maîtriser plus davantage son rapport au monde et d’obtenir les conséquences ou effets souhaités.

À noter que supprimer l’émotion n’est pas la seule stratégie problématique. L’extérioriser, c’est-à-dire s’énerver sur un inconnu pour se défouler d’une frustration par exemple, n’est pas une stratégie efficace à long terme. Car le problème provoquant la frustration est maintenu tel quel, et des personnes sont injustement victimes de cette extériorisation, et l’agresseur est perçu comme indigne de confiance à cause de son impulsivité ou ses comportements injustifiés.

En 2009, King & Delfabbro5 ont étudié 399 personnes en Australie et leurs motivations à jouer, tout d’abord celles autonomes et déterminées par un lien personnel à un aspect du jeu :

Motivation intrinsèque au savoir : jouer pour la poursuite des connaissances sur le jeu, y compris l’apprentissage, l’exploration et la compréhension de tous les éléments du jeu.

Motivation intrinsèque à l’accomplissement : jouer répond au besoin interne de terminer le jeu ou de surmonter ses défis, ainsi que d’améliorer ses compétences dans le jeu.

Motivation intrinsèque à l’expérience de stimulation : Jouer aux jeux-vidéo pour le plaisir et l’excitation associée à l’activité.

Ils ont aussi étudié des motivations moins autonomes et davantage liées à quelque chose d’extérieur à la personne. Ces motivations sont connues pour être liées à des besoins frustrés et des exigences extérieures à la personne, ainsi que d’être de moins bonne qualité :

Motivation extrinsèque identifiée : Jouer pour obtenir une valeur personnelle telle que la reconnaissance sociale.

Motivation extrinsèque introjectée : Jouer à des jeux-vidéo pour se libérer de la tension ou de la culpabilité. Paradoxalement, il se peut que ces sentiments négatifs soient provoqués par le temps excessif passé à jouer aux jeux-vidéo.

Motivation extrinsèque externe : Jouer pour les récompenses, les objets ou réalisations dans le jeu-vidéo.

Amotivation : Jouer à des jeux-vidéo pour soulager le sentiment d’ennui, mais sans but, de manière apathique, mentalement désengagé et sans sens.

Celles qui sont les plus prédictives d’un usage problématique du jeu se sont avérées être liées à la motivation intrinsèque à la stimulation, la motivation extrinsèque à la régulation identifiée et l’amotivation.

⬧ Le point de bascule : il existerait un moment où notre rapport à l’activité passe de motivations à effets positifs à des motivations aux conséquences préjudiciables. il s’agit donc de changer soit d’activité, soit de rapport à celle-ci pour ne pas tomber dedans.
Le point de bascule : il existerait un moment où notre rapport à l’activité passe de motivations à effets positifs à des motivations aux conséquences préjudiciables. il s’agit donc de changer soit d’activité, soit de rapport à celle-ci pour ne pas tomber dedans.

Selon les chercheurs, il y aurait progressivement une transformation de motivations au départ relativement « saines », comme les motivations intrinsèques au jeu, puis le temps excessif passé en jeu en fait adopter d’autres qui s’avèrent plus problématiques, plus liées à la question des addictions. Ce changement suppose lui aussi de mauvaises stratégies psychologiques d’utilisation du jeu, comme l’utiliser pour oublier voire supprimer leurs sentiments négatifs, ce qui trouve encore écho avec les études précédentes. C’est pourquoi on a le résultat étonnant de surjoueurs qui peuvent jouer même si ça les ennuie, qu’ils sont désengagés et qui n’y trouvent plus de sens (=l’amotivation) ou façon Elon Musk qui cherche un résultat instrumental aux jeux, à savoir la reconnaissance sociale (motivation extrinsèque identifiée).

À l’inverse, les facteurs qui protègent d’un trouble du jeu, seraient selon la revue et la méta-analyse de Zhuang, X. (2023)6 :

  1. Le self-control.
  2. Le trait de personnalité « conscienciosité ».
Les hauts scores sont scrupuleux, méticuleux et fiables dans leurs devoirs. Ils consacrent du temps à planifier, réfléchir avant de décider, ranger, ordonner, organiser et gérer les tâches. Ils peuvent ne pas aimer improviser, être spontané ou non-perfectionnistes.

Les scores moyens peuvent parfois être dans une mode de conscienciosité prononcée comme dans un mode plus spontané.

Un score bas représente moins d’exigence vis-à-vis de l’application de règles, être plus laxiste dans la poursuite d’objectif et le fait de ne pas suivre des plans définis. Cela peut représenter une préférence pour l’improvisation, la spontanéité, la vie au jour le jour.
« Les hauts scores sont scrupuleux, méticuleux et fiables dans leurs devoirs. Ils consacrent du temps à planifier, réfléchir avant de décider, ranger, ordonner, organiser et gérer les tâches. Ils peuvent ne pas aimer improviser, être spontané ou non-perfectionnistes. Les scores moyens peuvent parfois être dans une mode de conscienciosité prononcée comme dans un mode plus spontané. Un score bas représente moins d’exigence vis-à-vis de l’application de règles, être plus laxiste dans la poursuite d’objectif et le fait de ne pas suivre des plans définis. Cela peut représenter une préférence pour l’improvisation, la spontanéité, la vie au jour le jour. » Plus d’informations ici : ♦PP2 : Le questionnaire de votre personnalité

3. La relation avec les pairs.

4. Le trait de personnalité « agréabilité ».

Les hauts scores ont tendance à être altruistes, à éprouver de la compassion : ils éprouvent de la sympathie et de la confiance pour les autres et veulent les aider car ils sont sensibles à leurs problèmes. Ils évitent les conflits et font des concessions quitte à parfois se soumettre aux autres au détriment de leur bien-être.
Les scores moyens peuvent être parfois dans le profil haut et montrer des caractéristiques de sensibilité, d’altruisme tout comme être bas selon les situations.
Les individus qui ont un score bas sont perçus comme désagréables, cherchant le conflit. Ils pensent d’abord à leur intérêt, sont égocentriques, ne montrent pas d’empathie pour les autres qui sont vus avec méfiance. Un score bas en agréabilité, associé également à d’autres traits, peut être lié au narcissisme, au profil antisocial, voire paranoïaque. Plus d’informations ici : ♦PP2 : Le questionnaire de votre personnalité

5. L’estime de soi.

  1. L’engagement scolaire (cela correspond aux relations positives et soutenantes reçues de la part des enseignants, des camarades et de l’environnement scolaire).
  2. Les besoins d’autonomie comblés.
Plus d’infos ici : ⬟ Se motiver et motiver autrui : une histoire d’autodétermination – Hacking social

8. Les relations parent-enfants.

9. Les besoins de proximité sociale comblés.

Plus d’infos ici : ⬟ Se motiver et motiver autrui : une histoire d’autodétermination – Hacking social
  1. Une bonne moyenne scolaire (GPA grade point average).
  2. Le soutien social.
  3. La supervision parentale.

Autrement dit, quand ça va bien IRL, que les relations sont bonnes et les besoins fondamentaux comblés, les caractéristiques liées à une bonne autogestion de ses activités (ce qu’on voit à travers le self control, la conscienciosité) sont facilités.

En bref, chez les personnes à trouble du jeu, les mondes non-virtuels et ce qu’il pourrait apporter de bénéfique sont cassés. Il y a des problèmes interpersonnels qui font que les relations sont absentes (on se rappelle que la solitude était le facteur le plus important dans le surjeu) ou problématiques, que ce soit à l’école ou dans la famille, et des problèmes de conditions de vie. La personne étant seule ou très mal entourée, elle va chercher dans les jeux en ligne une meilleure compagnie et le jeu devient la seule sphère de sociabilité. Mais comparé aux mondes non virtuels, cela peut être une sphère relativement réduite en possibilité, donc cela peut être un espace où il n’est pas possible de réfléchir et construire des stratégies qui permettent de résoudre des problèmes se posant IRL. Comme on le voyait dans l’extrait du JDG et qui se retrouve aussi dans les entretiens avec des surjoueurs, comme la communauté en ligne devient le seul lieu de sociabilisation, il est très difficile de mettre un stop au jeu, même si on le veut, parce que ça serait faire une croix sur cette sociabilisation.

Dans les facteurs participants à surjouer, même tout ce qui semble très individuel, comme le problème d’utiliser le jeu pour oublier, a une part sociale : pourquoi ces enfants ne pouvaient pas exprimer leurs sentiments ? Pourquoi personne ne leur avait appris à gérer leurs émotions ? ou pourquoi évitaient-ils d’exprimer leurs émotions ? Est-ce qu’il était dangereux pour eux de dire leurs émotions ? Le narcissisme n’arrive pas « par nature », pas plus que l’agressivité : c’est une réponse parfois à des traumatismes, parfois à des apprentissages sociaux, des contextes particuliers qui l’ont transmis ou se sont configurés d’une façon qui amènent les individus à devenir ainsi, parce que c’est une façon de gérer une existence socialement compliquée.

Le reflet des games : même dans un problème qui semble très individuel, il y a le reflet de tous les environnements sociaux de la personne et leur gameplay mutuel

C’est d’autant plus net lorsqu’on regarde les facteurs qui protègent du surjeu et qui sont pour grand nombre d’entre eux liés à de bonnes relations sociales, du soutien, des besoins comblés. Ce qui pourrait être qualifié comme des qualités personnelles (self-control, traits de personnalité, estime de soi) sont connues pour être en fait liées à de bonnes conditions ayant permis de les faire émerger, comme un soutien familial, scolaire, des opportunités d’apprentissage adaptées, etc. Des recherches récentes sur la personnalité7 montrent que les personnes changent l’expression de leur personnalité selon ce que la situation demande afin d’atteindre divers buts, et ils peuvent aussi interpréter les demandes de la situation différemment selon leur moyenne de personnalité. Donc si une personne est en anxiété par exemple, il y a à se poser la question de pourquoi c’est une stratégie qu’elle répète pour faire face à ces situations : il y a utilité, des effets, qui sont entretenus par l’environnement social. Peut-être que l’environnement social sort de son indifférence et offre de la proximité sociale uniquement si elle exprime de l’anxiété, peut-être qu’il valorise le fait d’exprimer de l’anxiété ou que la personne a appris que c’était le « bon » état à avoir, peut-être que l’environnement social a décrédibilisé un état inverse d’espoir qui est de réfléchir aux possibilités positives, peut-être qu’il humilie moins la personne si elle est dans le mal-être, peut-être qu’un environnement social est menaçant de façon imprédictible, illogique, ce qui fait que la personne s’est habituée à calculer tous les problèmes possibles pour éviter ses courroux et les traumas, etc.

La suite : Jouer pour oublier ? [AJ3]


Note de bas de page

Déroulez pour consulter toutes les notes de bas de page et la biblio ↩

La bibliographie complète est présente ici : Bibliographie [AJV]

L’image d’entête est un mix de celle ci : Je viens d’atteindre 1000 jours de jeu sur le jeu principal ! : r/wow et celle là : World of Warcraft 20th Anniversary Official Art : r/wow

1Li, S., Wu, Z., Zhang, Y., Xu, M., Wang, X., & Ma, X. (2023). Internet gaming disorder and aggression: A meta‑analysis of teenagers and young adults. Frontiers in Public Health, 11, 1111889. https://www.frontiersin.org/journals/public-health/articles/10.3389/fpubh.2023.1111889/full

2Fergusson and Horwood, 1999, Fergusson et al., 2003, Keijsers et al., 2012

3Mesuré ici par la « narcissistic personality disorder scale »

4Qui peuvent d’ailleurs entrer dans ce qui est nommé « intelligence émotionnelle » ; la notion d’intelligence émotionnelle est parfois douteuse quand elle est présentée comme un autre QI, voire est essentialisée. Mais quand elle se réfère à des compétences socio-émotionnelles, ce n’est pas essentialisant, car cela renvoie toujours à quelque chose qui a pu être appris, et qui est extrêmement utile à l’individu et quant à sa capacité à se lier socialement et émotionnellement au monde. Ces compétences sont très bien expliquées ici « Les compétences émotionnelles » Moïra Mikolajczak, Jordi Quoidbach, Ilios Kotsou, Delphine Nelis

5 https://d1wqtxts1xzle7.cloudfront.net/4408044/jcr_2_2_-libre.pdf?1391742647=&response-content-disposition=inline%3B+filename%3DrEactiVity_to_VirtUal_rEality_immErsions.pdf&Expires=1711617868&Signature=JpSlsLH84xPFYmQEkvu6s10LK8BCrh7YFpPeW0BwGzL9eV0CRfhlHE8K42V3Fgj42h37iRvH9qoOkX6PjtvXGG-UrhfzXCO-Jopk80Ga5Vkb7NBhPDZ5MxuVZ2tQlnCkv~NsULxgjk37SCFHiV16fJCOGhN0M3auL4zCVv-y3XUjgp5lK6z69mw1BuzBvKMMezgIqUy-XufPsZyembcciMCHmA1oUU7ll2YmmYdTw1FTu2cLIdh0I1DfMJ97FGFV26NdVM~y0JJYFo2bJx7Gh4ScIU2US~NpKY8sjru1OMdBzrbt03tzbl92CPalZkt7NutkD82gBb~0M~jd0lLlQA__&Key-Pair-Id=APKAJLOHF5GGSLRBV4ZA#page=49

6 https://akjournals.com/view/journals/2006/12/2/article-p375.xml

7On en a parlé ici : https://www.hacking-social.com/2023/06/05/les-etats-de-personnalite-ou-lon-decouvre-quon-est-plus-different-de-nous-memes-que-des-autres/ ; là https://www.hacking-social.com/2023/06/12/%e2%99%a6pp11-le-pouvoir-des-situations-sur-la-personnalite/ et là ; https://www.hacking-social.com/2023/06/19/%e2%99%a6pp12-nos-buts-produisent-notre-personnalite/ les principales recherches évoquées sont : Fleeson W, Gallagher P. The implications of Big Five standing for the distribution of trait manifestation in behavior: fifteen experience-sampling studies and a meta-analysis. J Pers Soc Psychol. 2009 Dec;97(6):1097-114. doi: 10.1037/a0016786. PMID : 19968421 ; PMCID : PMC2791901. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2791901/?source=post_page ; Fleeson W, Jayawickreme E. Whole Trait Theory. J Res Pers. 2015 Jun 1;56:82-92. doi: 10.1016/j.jrp.2014.10.009. PMID: 26097268; PMCID: PMC4472377. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4472377/ ; Fleeson, Situation-Based Contingencies Underlying Trait-Content Manifestation in Behavior, 2007 https://ubc-emotionlab.ca/wp-content/uploads/2012/05/Fleeson-2007-Situation-Based-Contingencies.pdf ; Fleeson, W. (2001). Toward a structure- and process-integrated view of personality: Traits as density distributions of states. Journal of Personality and Social Psychology, 80(6), 1011–1027. https://doi.org/10.1037/0022-3514.80.6.1011 ; Jayawickreme, E., Zachry, C. E., & Fleeson, W. (2018). Whole Trait Theory: An integrative approach to examining personality structure and process. Personality and Individual Differences. doi:10.1016/j.paid.2018.06.045 ; Prentice M, Jayawickreme E, Fleeson W. (2018) Integrating whole trait theory and self-determination theory. J Pers. 2019 Feb;87(1):56-69. doi: 10.1111/jopy.12417. Epub 2018 Aug 14. PMID: 29999534.


PDF
6 / 10
 Persos A à L
Carmine
Mona CHOLLET
Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
Lionel DRICOT (PLOUM)
EDUC.POP.FR
Marc ENDEWELD
Michel GOYA
Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Michel LEPESANT
Frédéric LORDON
 
 Persos M à Z
Henri MALER
Christophe MASUTTI
Jean-Luc MÉLENCHON
Romain MIELCAREK
MONDE DIPLO (Blogs persos)
Richard MONVOISIN
Corinne MOREL-DARLEUX
Timothée PARRIQUE
Thomas PIKETTY
VisionsCarto
Yannis YOULOUNTAS
Michaël ZEMMOUR
LePartisan.info
 
  Numérique
Blog Binaire
Christophe DESCHAMPS
Louis DERRAC
Olivier ERTZSCHEID
Olivier EZRATY
Framablog
Tristan NITOT
Francis PISANI
Pixel de Tracking
Irénée RÉGNAULD
Nicolas VIVANT
 
  Collectifs
Arguments
Bondy Blog
Dérivation
Économistes Atterrés
Dissidences
Mr Mondialisation
Palim Psao
Paris-Luttes.info
ROJAVA Info
 
  Créatifs / Art / Fiction
Nicole ESTEROLLE
Julien HERVIEUX
Alessandro PIGNOCCHI
XKCD
🌓