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Adeline DE LÉPINAY

Démarches collectives pour l'émancipation et la transformation sociale

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18.12.2022 à 14:45

Cultures & Universel

adeline2lep

Texte intégral (2721 mots)

L’ouvrage « Il n’y a pas d’identité culturelle » du philosophe, héléniste et sinologue François Jullien (Ed. L’herne, Coll. Cave canum, 2016, 93 pages) donne à penser la question de l’universel et de la rencontre entre les cultures.

Je reproduis ci-dessous des phrases, nécessairement insuffisantes pour comprendre la pensée de l’auteur, mais qui m’ont marquée à la lecture de cet ouvrage, dont je vous conseille la lecture.


Introduction

La revendication d’une identité culturelle tend à s’imposer, aujourd’hui, de par le monde : par retour du nationalisme et réaction à la mondialisation.
L’identité culturelle serait un rempart. Contre l’uniformisation menaçant du dehors et contre les communautarismes qui pourraient miner du dedans. Mais alors où placer le curseur entre la tolérance et l’assimilation, la défense d’une singularité et l’exigence d’universalité ?
Ce débat traverse notamment l’Europe, prise soudain de doute quant à l’idéal des Lumières. Il concerne, plus généralement, le rapport des cultures entre elles et ce que peut être leur avenir.
Or je crois qu’on se trompe ici de concepts : qu’il ne peut être question de « différences » isolant les cultures, mais d’écarts maintenant en regard, donc en tension, et promouvant entre eux du commun. Ni non plus d’ « identité », puisque le propre de la culture est de muter et de se transformer, mais de fécondités ou ce que j’appellerai des ressources.
Je ne défendrai donc pas une identité culturelle française, impossible à identifier, mais des ressources culturelles françaises (européennes) – « défendre » signifiant alors non pas tant les protéger que les exploiter. Car, s’il est entendu que de telles ressources naissent dans une langue comme au sein d’une tradition, en un certain milieu et dans un paysage, elles sont ensuite disponibles à tous et n’appartiennent pas. Elles ne sont pas exclusives, comme le sont des « valeurs » ; elles ne se prônent pas, on ne les « prêche » pas. Mais on les déploie ou on ne les déploie pas, on les active ou on les laisse tomber en déshérence, et de cela chacun est responsable.
Un tel déplacement conceptuel obligeait, en amont, à redéfinir ces trois termes rivaux : l’universel, l’uniforme, le commun, pour les sortir de leur équivoque. Comme il conduira, en aval, à repenser le « dia-logue » des cultures : dia de l’écart et du cheminement ; logos du commun et de l’intelligible. Car c’est ce commun de l’intelligible qui fait l’humain.
Or, à se tromper de concepts, on s’enlisera dans un faux débat, donc qui d’avance est sans issue.

Extraits

1- L’universel, l’uniforme, le commun

Deux sens de l’universel qu’il faut distinguer :
– Sens faible : l’expérience générale
– Sens fort : la nécessité, la prescription, l’absolu, l’impératif : c’est sur cet universel fort et rigoureux que les Grecs ont fondé la possibilité de la science.

Il faut revendiquer, dans le domaine à part de la morale, de la conduite, de l’éthique, un droit à l’opposé de l’universel : l’individuel ou le singulier. L’universel ne saurait être une prescription de conduite, une éthique, une morale (VS universalité des droits de l’homme). L’universel est nécessairement singulier.

L’uniforme est ce qui est reproduit à l’identique, principalement pour des raisons économiques. Standard, stéréotype.

Le commun est ce qui se partage.
Ce n’est pas le semblable, car c’est le dissemblable qui se partage.
Or nous sommes tentés de penser le commun par réduction au semblable, autrement dit par assimilation.

2- Au soubassement européen de l’universel – L’universel est-il une notion périmée ?

L’existence est faite de singulier, d’ambigu, pas d’absolu.
La littérature récupère l’individuel qu’a laissé tombé l’universel : en évoquant une émotion, en racontant « une » vie ; en même temps qu’elle récupère l’ambigu, lui qui est inhérent à la vie même et qu’a laissé tomber l’absolu enfanté par cette abstraction.

La citoyenneté universelle de Rome.
Le christianisme instaure un nouvel universel : non de la loi, mais de la foi.
Abstraction : « Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme », mais tous sont compris dans le même statut d’enfants de Dieu, ne faisant qu’un en Jésus-Christ.
Arrache du même coup les hommes à toutes leurs différences et les établit dans un égalité de principe.

Cette prétention à l’universel, de la part de l’Occident, n’est évidemment plus tenable. Je dis ici l’ « Occident » et non plus l’ « Europe » : non seulement l’Occident déborde géographiquement l’Europe, mais il s’agit aussi d’une notion qui est idéologique et non pas, comme l’est l’Europe, historique – l’ « Occident » se pensant, lui, en termes de puissance, de pôle de valeurs et d’hégémonie.

Quand on croit avoir atteint l’universel, c’est qu’on ne sait pas ce qui manque à cette universalité.
Ainsi a-t-on pu parler pendant plus d’un siècle de suffrage « universel » sans songer que les femmes en restaient écartées.

L’universel, autrement dit, est à concevoir à l’encontre de l’universalisme, celui-ci imposant son hégémonie et croyant posséder l’universalité. L’universel pour lequel il faut militer est, à l’inverse, un universel rebelle, qui n’est jamais comblé. Non pas totalisateur (saturant), mais au contraire rouvrant du manque dans toute totalité achevée. Universel jamais satisfait, qui ne cesse de repousser l’horizon et qui donne indéfiniment à chercher.
S’il est projeté comme horizon, devant nous, comme horizon qui n’est jamais atteint comme idéal jamais satisfait, l’universel donne à chercher.

3- La différence ou l’écart : identité ou fécondité

Reconfigurer le débat. Déplacement conceptuel.
En place de la différence invoquée, je proposerai d’aborder le divers des cultures en termes d’écarts ; en place d’identité, en termes de ressource ou de fécondité.

La différence est classificatrice.
Elle procède par distinction pour séparer une espèce d’avec les autres et établir, par comparaison, ce qui fait sa spécificité.
Dans la différence, la distinction une fois faite, chacun des deux termes oublie l’autre ; chacun s’en retourne de son côté.
La différence est liée à l’identité. Elle est identificatrice. Elle a une fonction différentielle d’identification : d’elle procèdent des propriétés établies en caractéristiques, et, par suite, la possibilité même de la connaissance.

L’écart produit, non pas un rangement, mais un dérangement.
Il pousse à sortir de la norme et de l’ordinaire.
Il s’oppose à l’attendu, au prévisible, au convenu.
Dans l’écart, les deux termes restent en regard, et c’est en quoi l’écart est précieux à penser. Cet en regard reste à l’œuvre, à vif ; il demeure intensif.
Chacun reste dépendant de l’autre pour se connaître et ne peut se replier sur ce qui serait son identité.

L’écart, par la distance ouverte entre l’un et l’autre, a fait apparaître de l’ « entre », par conséquent, et cet entre est actif.
Or nous ne savons pas penser l’ « entre ». Car l’entre n’est pas de l’ « être ». C’est pourquoi sa pensée nous a si longtemps échappé. Parce que les Grecs ont pensé l’Être, dans les termes de l’ « être », c’est-à-dire en termes de détermination et de propriété, avaient par conséquent horreur de l’in-déterminé, ils n’ont pas pu penser l’ « entre » qui n’est ni l’un ni l’autre, mais où chacun est débordé par son autre, dépossédé de son en-soi et de sa « propriété ».

L’écart nous fait sortir de la perspective identitaire : il fait apparaître, non pas une identité, mais ce que j’appellerai une « fécondité » ou, dit autrement, une ressource. Un autre possible.
En sortant de l’attendu, du convenu (« faire un écart »), l’écart, dérangeant comme il est, fait surgir « quelque chose » qui d’abord échappe à la pensée. En quoi il est fécond : il ne donne pas lieu, par classement, à la connaissance ; mais, par la mise en tension qu’il opère, suscite la réflexion.
L’écart donne à travailler parce que les deux termes qui s’y détachent, et qu’il maintient en regard, ne cessent, dans la béance apparue, de s’interroger. Chacun reste concerné par l’autre et ne s’y ferme pas.

4- Il n’y a pas d’identité culturelle

Le propre du culturel, à quelque échelle qu’on le considère, est d’être pluriel en même temps que singulier.
Il faut se défaire de la représentation commode, mais indélébilement mythologique, selon laquelle il y aurait d’abord une unité-identité culturelle qui en viendrait ensuite, comme par malédiction (Babel), ou du moins par complication (de par sa prolifération), à se diversifier.

Il n’est pas de culture dominante sans que ne se forme aussi – aussitôt – de culture dissidente. Ne pas les isoler et chercher à les fixer chacune dans son identité.
Ce serait de toute façon impossible car le propre du culturel est de muter et de se transformer. Une culture qui ne se transforme plus est une culture morte. On ne peut établir des caractéristiques culturelles ou parler de l’identité d’une culture.
Cette démarche est un danger politique, qui mène par exemple à l’idée de choc des civilisations.

5- Nous défendons les ressources d’une culture

Fécondités culturelles :
– On en est redevables pour notre éducation
– On en est responsables pour leur déploiement et leur transmission

Une culture naît et se déploie quelque part, elle se déploie comme un foyer. Au travers du singulier, car seul le singulier est créatif.
Mais ces ressources sont ensuite disponibles à tous.

Résister :
– À l’uniforme : simulacre d’universel
Appauvrissement et aplatissement des cultures par l’uniformisation mondiale et commerciale.
Ex : les langues : Babel est la chance de la pensée
– Au sectarisme et au repli identitaire
Quand le commun, qui n’est plus porté par l’universel, se renverse en son contraire : le communautarisme. A lieu si l’intégration à la communauté ne se fait plus. Le défaut d’intégration se renverse en intégrisme. La revendication identitaire est l’expression du refoulé produit par l’uniformisation du monde et son faux universel.

Défendre des ressources culturelles, c’est prioritairement les activer, les explorer, les exploiter (plutôt que les transmettre).

La démocratie consiste d’abord à traiter les autres en sujets, à promouvoir autrement dit une communauté des sujets. Son ressort, depuis les Grecs, est la capacité de convaincre l’autre par la parole, s’adressant à lui comme à un sujet d’initiative et de liberté, comme tel donc égal à soi, plutôt que de le vouloir sous influence ou d’en venir à la violence. Car seule la persuasion, comme le savait Platon, peut entrer en alternative avec la force brute.

« Sa » culture = appropriation, apprentissage (mais pas possession ou auto-justification).
On ne s’identifie pas à une culture (le nazisme a procédé de cette perversion).
La culture, ce n’est pas comme les valeurs, qui elles se brandissent, se prônent, se contredisent, s’excluent. Des ressources, elles, ne s’excluent pas. Elles n’appartiennent pas, mais sont disponibles à chacun : elles sont à qui se donne la peine de les exploiter.
Des ressources, à proprement parler, ne se transmettent pas. Mais elles sont inépuisables, le temps qu’elles sont ressources et qu’on les exploite.  Elles appellent à un investissement nouveau, de la part de quiconque s’intéresse à elles.

6- Des écarts au commun

Sortir la culture de l’ornière de sa tradition, la pensée du confort de son dogmatisme – de sa bien-pensance – et réengagent l’esprit dans une aventure.

Nécessité d’ouvrir sans cesse de nouveaux écarts (comme le fait la philosophie)
S’éloigner de l’admis et du convenu. À nouveau frayer – forer – dans la pensée, à nouveaux frais. Le dialogue se fait dans et par les écarts. Sortir chaque pensée de son atavisme, l’ébranler dans ses habitus, redonner à penser à la pensée, aménager des prises obliques sur nos impensés.

La différence qui, faisant couple avec l’identité, isole les cultures et les « essentialise ». C’est la différence qui nous enferme dans l’impasse de l’universalisme et du relativisme (figures inversées et paresseuses).

L’écart met en regard et en tension. Lui seul peut produire du commun. Chacun, en entrant en rapport avec l’autre, doit se défaire de sa suffisance.
Intégration dans un commun partagé, et non pas réduction au semblable : relation féconde.

La consistance d’une société tient à la fois à sa capacité d’écarts et de commun partagé. Empêche de s’enliser dans la norme et de s’y atrophier.
Écarts et commun : l’un est la condition de l’autre.

Vivre ensemble : ce n’est pas être dans la tolérance et le compromis.
C’est être en regard et coopérer au commun : être dans le dialogue.

7- Dia-logue

Les motions de synthèse, en résorbant les tensions et en réduisant les écarts, sont ennuyeuses. Il faut travailler le divers pour le promouvoir en commun. Sinon on perd le singulier et le créatif.

L’Occident ne dialoguait pas : il colonisait. Aujourd’hui il a perdu sa puissance. Mais on n’est pas dans une faux égalitarisme : il y a du rapport de force.

Le dia-logue est d’autant plus fécond qu’il y a d’écart en jeu. Ce n’est pas un monologue à deux, dans lequel l’esprit ne progresse pas.
Un dialogue prend du temps : c’est un cheminement.
Progressivement, patiemment, les positions écartées et distantes se découvrent, se réfléchissent l’une l’autre, et élaborent les conditions de possibilité d’une rencontre effective.
Un commun est alors produit, promu. Ce n’est pas une résorption des écarts, une assimilation forcée.

Faire sortir peut à peu chaque perspective de son exclusivité. Commencer d’entendre l’autre : produit un effet d’intelligence.
Se défaire non pas de sa position, mais de ce qu’elle a d’exclusif.
Mettre en vis-à-vis de sa position (et à l’intérieur même d’elle) la position de l’autre. Intégrer la position de l’autre dans son propre horizon. Sortir de son évidence.

Dans quelle langue dialoguer ? Nécessairement entre les 2, c’est à dire dans la traduction.
Cet inconfort permet l’intelligence. Il évite la perte du singulier.

Remettre sa raison (ses raisons) en chantier.

12.12.2022 à 17:34

Histoire des libertés associatives

adeline2lep

Lire la suite (301 mots)

Je relaie ici l’info concernant la publication de l’ouvrage « L’histoire des libertés associatives de 1791 à nos jours« , de Jean-Baptiste Jobard, coordinateur du Collectif des associations citoyennes, aux éditions Charles Léopold Mayer (je ne l’ai pas encore lu, mais le recommande les yeux fermés).
Je relaie également ci-dessous la captation vidéo de la séance du 17 novembre 2022 de l’Université des savoirs associatifs, à l’occasion de la sortie de cet ouvrage.

« Moins de deux cent pages pour résumer plus de deux siècles d’actions associatives depuis la révolution de 1789 jusqu’à aujourd’hui, voici le pari du nouveau livre de J-Baptiste Jobard coordinateur au CAC.

Le but de ce long (mais synthétique !) détour historique ? Comprendre la situation actuelle et plus particulièrement les raisons pour lesquelles celle-ci est marquée par un processus de restriction des libertés associatives… Et, fort de ces éléments de compréhension, dégager des pistes permettant d’envisager un autre scénario que celui de l’affaiblissement inéluctable des associations citoyennes. »

RDV ici pour voir une courte vidéo de présentation de l’ouvrage.

Captation de la séance du 7 décembre 2022 de l’Université des savoirs associatifs :
Présentation de l’ouvrage par son auteur.
Discutant·es : Julien Talpin (chercheur en sciences sociales au CNRS/CERAPS), Raquel Gonzales Diaz (Alternatiba-ANV Cop 21), Alexandrina Najmowicz (European Civic Forum).

 

 

22.08.2022 à 23:09

bell hooks – Apprendre à transgresser

adeline2lep

Texte intégral (3142 mots)

Dans ce recueil de textes publié aux États-Unis en 1994, et en France en 2020 aux éditions Syllepse, bell hooks livre son engagement pour « l’éducation comme pratique de la liberté ». Se basant sur son expérience en tant qu’élève noire et en tant qu’universitaire, elle nous parle de sa pratique de façon concrète, fait référence à la pensée et la pratique de Paulo Freire qu’elle enrichit et complète en abordant la question du racisme mais aussi du sexisme (que refusait Paulo Freire), pour inviter les enseignant·es à oser prendre le risque d’une pédagogie de l’émancipation et à plonger dans le plaisir d’enseigner comme un acte de résistance.

Je vous propose ci-dessous quelques extraits de ces textes, extraits nécessairement sortis de leur contexte, dans le but de vous donner l’envie de lire ce livre passionnant.


Extraits

Quand nous avons fait nos débuts dans les écoles racistes, déségréguées et blanches, nous avons abandonné un monde où les enseignant·es étaient convaincu·es qu’éduquer les enfants noir·es correctement demanderait un engagement politique. Les cours que nous suivions étaient désormais donnés par des enseignant·es blanc·hes, et renforçaient les stéréotypes racistes. Pour nous autres enfants noir·es, l’éducation n’était plus la pratique de la liberté. En réalisant ceci, j’ai perdu mon amour de l’école.
On attendait de nous l’obéissance, et non une volonté zélée d’apprendre.
La différence entre une éducation comme pratique de la liberté et une éducation destinée seulement à renforcer un système de domination.

Le « système bancaire éducatif » basé sur l’hypothèse que mémoriser de l’information et la régurgiter revenait à gagner des connaissances qui pouvaient être stockées et réutilisées plus tard.

Le plaisir d’enseigner comme acte de résistance et un barrage à l’ennui écrasant, le désintérêt, et l’apathie.
Notre travail ne consiste pas simplement à partager de l’information, mais à participer à la croissance intellectuelle et spirituelle de nos étudiant·es.
Chaque salle de classe est différente, les stratégies devant constamment être modifiées, inventées, reconceptualisées pour traiter de chaque nouvelle expérience d’enseignement.

Une éducation libératrice, qui connecterait la volonté de savoir avec la volonté de devenir.
Une connaissance qui a du sens.
La connexion entre ce qu’iels apprennent et leur expérience de la vie en général.

La plupart des enseignant·es doivent s’entraîner à être vulnérables en classe, à être totalement présent·es en corps et en esprit.

Des gens qui disent être impliqués pour la liberté et la justice alors que leur façon de vivre, les valeurs et les manières d’être qu’iels institutionnalisent au quotidien, dans des rituels publics ou privés, aident à renforcer une culture de domination, aident à créer un monde moins libre.

Tout savoir est forgé dans l’histoire, et se déroule dans le champ des antagonismes sociaux.
D’aucun·es pensent que toustes ceusses qui soutiennent la diversité culturelle veulent remplacer une dictature du savoir par une autre, échanger une façon de penser pour une autre. C’est peut-être l’incompréhension la plus grave de la diversité culturelle.

Nous devons reconnaître que nos manières de travailler doivent changer.
Les styles d’enseignement reflétaient une norme de pensée et d’expérience particulière, dont nous étions poussé·es à croire qu’elle était universelle.
L’enseignement n’est pas politiquement neutre.
Un enseignant blanc dans un département de lettres qui enseigne seulement les œuvres de « grands hommes blancs » prend un décision politique.

Prendre en compte les crainte des enseignant·es auxquel·les on demande de changer de modèle.
Le manque de volonté d’inclure la conscience de race, de sexe et de classe sociale vient souvent de la peur que les cours deviennent incontrôlables, que les émotions et les passions ne puissent pas être contenues.
C’est l’absence de sens de sécurité qui provoque souvent des silences prolongés, ou l’absence d’implication des étudiant·es.

Faire de la classe un environnement démocratique où tout le monde ressent la responsabilité de contribuer est un objectif essentiel de la transformation pédagogique.
Il faut créer une « communauté » afin de créer un climat d’ouverture et de rigueur intellectuelle.
Un sentiment d’appartenance crée un sentiment d’engagement partagé et de bien commun qui nous lie.
Une façon de construire une communauté dans la classe est de reconnaître la valeur de chaque parole individuelle.

Enseigner de manière à transformer les consciences.
Il peut y avoir, et il y a en général, un certain niveau de souffrance qui accompagne l’abandon d’anciennes façons de penser, de savoir, avec l’apprentissage de nouvelles approches.
Les étudiant·es blanc·hes qui apprennent à penser de façon plus critique les questions de race et de racisme peuvent, par exemple, rentrer dans leurs familles pour les vacances et soudainement voir leurs parents sous un angle différent.

La construction d’une identité en résistance.
« Nous ne pouvons entrer en lutte comme objets afin de devenir, plus tard, des sujets. » (Paulo Freire)

La conscientisation n’est pas une fin en soi : elle est toujours liée à une praxis ayant du sens.
La nécessité de vérifier en pratique ce que nous savons en conscience.
Tant de mouvements politiques progressistes échouent à avoir un impact à long-terme aux États-Unis précisément par manque de compréhension de la « praxis ».
Je suis toujours stupéfaite quand des individus progressistes se comportent comme s’il était naïf de croire que nos vie doivent être des incarnations de nos positions politiques.
Affirmer mon droit, en tant que sujet en résistance, à définir ma réalité.

« Les enfants sont les meilleurs théoricien·nes, car ils n’ont pas encore été formés à accepter nos pratiques sociales routinières comme « naturelles », et tiennent donc à poser des questions sur ces pratiques qui sont de façon embarrassantes les plus générales et les plus fondamentales, les considérant avec une distance interrogatrice, oubliée depuis longtemps en tant qu’adultes. Puisqu’ils n’estiment pas encore nos pratiques sociales comme inévitables, ils ne voient pas pourquoi on ne pourrait pas faire autrement. » (Terry Eagleton)

La production de la théorie féministe est complexe, il s’agit d’une pratique moins souvent individuelle que nous le pensons, et elle émerge habituellement d’un engagement avec des sources collectives.
Le refus des intellectuelles féministes blanches de respecter et valoriser pleinement les analyses critiques et les propositions théoriques des femmes noires ou racisées.
L’un des nombreux usages de la théorie dans des espaces universitaires est la production d’une hiérarchie de caste intellectuelle, où le seul travail jugé réellement théorique est une production hautement abstraite, jargonneuse, difficile à lire, et plein de références obscures.
Créer un fossé entre théorie et pratique pour perpétuer un élitisme de classe.

Les femmes noires voient leurs efforts, que ce soit pour parler, rompre le silence et s’engager dans des débats politiques progressistes radicaux, contrecarrés sans relâche. Il y a un lien ente la réduction au silence dont nous faisons l’expérience, la censure, l’anti-intellectualisme dans des milieux majoritairement noirs a priori favorables (comme des espaces noirs non-mixtes), et la réduction au silence qui se déroule dans des institutions où les femmes noires et racisées s’entendent dire qu’elles ne peuvent être ni entendues ni écoutées, car leur travail n’est pas assez théorique.
Le mépris et le dédain pour la théorie sapent l’effort collectif contre l’oppression et l’exploitation.
Je suis reconnaissante à toustes les femmes et les hommes qui osent créer de la théorie depuis un siège de douleur et de lutte, qui exposent courageusement leurs blessures pour nous parler de leur expérience, pour enseigner et guider, pour tracer de nouveaux chemins théoriques.
« On nous vend le mensonge qu’il n’y a pas de douleur dans la guerre. » (Mari Matsuda)

Ils ne viennent pas en classe en annonçant : « Je pense être supérieur à mes camarades, car je suis un homme blanc et mes expériences sont bien plus importantes que celles de n’importe quel groupe. » Et pourtant leur comportement projette souvent cette façon de penser à l’identité, à l’essence, à la subjectivité.
Si l’expérience est déjà invoquée en classe comme une méthode de savoir coexistant de manière non hiérarchique avec d’autres moyens de savoir, on diminue déjà la possibilité qu’elle puisse être utilisée pour réduire au silence.

« Le féminisme doit être à la pointe de tout changement social réel s’il doit survivre en tant que mouvement dans n’importe quel pays. » (Audre Lorde)

Les femmes blanches protégeaient leur position et leurs pouvoirs sociaux fragiles au sein de la structure patriarcale en affirmant leur supériorité sur les femmes noires.
Tant que les relations sexuelles entre Noires et Blancs avaient lieu dans un contexte non-légal, dans un cadre de soumission, de contrainte et d’humiliation, la division entre le statut des Blanches comme « dames » et la représentation des Noires comme « putes » pouvait être maintenue. Ainsi, dans une certaine mesure, les privilèges de classe et de race des Blanches furent renforcés par le maintien d’un système où les Noires étaient l’objet d’assujettissement et d’agression sexuelle.
Dans le patriarcat suprémaciste blanc, la relation qui menaçait le plus de perturber, défier ou démanteler le pouvoir blanc et son ordre social concomitant était l’union légalisée entre un Blanc et une Noire.
Les stéréotypes renforcèrent la notion que les Noires étaient lubriques, immorales, sexuellement licencieuses et inintelligentes.
Il fut difficile pour les Blanches considérant la domestique noire comme « faisant partie de la famille » de comprendre que l’employée puisse avoir une perception complètement différente de la teneur de leur relation.
Des situations d’exploitation peuvent aussi être le lieu de formation de liens affectueux, même en présence de la domination (les féministes sont bien placées pour savoir ça, étant conscientes que de l’affection peut exister dans des relations hétérosexuelles où les hommes abusent les femmes).

Tant que les Blanches n’auront pas affronté leur peur et leur haine des Noires (et vice-versa), tant que nous ne reconnaîtrons pas l’histoire négative qui façonne et informe nos interactions contemporaines, il ne peut pas y avoir de dialogue honnête, significatif entre les deux groupes.
L’appel contemporain à la sororité, l’appel de la femme blanche radicale aux femmes noires, et à toutes les femmes racisées, à rejoindre le mouvement féministe, est vu par beaucoup de femmes noires comme étant une nouvelle fois l’expression du déni par la Blanche des réalités de la domination raciste, de leur complicité dans l’exploitation et l’oppression des Noir·es.

Avec l’augmentation de l’institutionnalisation et de la professionnalisation du travail se concentrant sur la construction d’une théorie féministe et de la dissémination de la connaissance féministe, les Blanches ont adopté des positions de pouvoir leur permettant de reproduire le paradigme servante-servie dans des contextes radicalement différents. Les Noires sont alors mises au service du désir féminin blanc d’en savoir plus sur la race et le racisme, de « maîtriser » le sujet.

Plutôt que d’avoir peur du conflit, nous devons trouver des moyens de l’utiliser comme catalyseur pour en renouveler la pensée, pour grandir.

Quand on parlait des « femmes », on universalisait l’expérience des Blanches qui représentait alors toutes les expériences des femmes et que, quand on parlait des « Noir·es », on utilisait l’expérience des hommes noirs comme point de référence.

Ces moments puissants où les limites sont franchies, où les différences sont confrontées, où les discussions ont lieu, et où la solidarité émerge.

Un aspect de la division de classe entre ce que nous faisons et ce que la majorité des gens dans cette société font (service, travail, labeur) est qu’iels bougent leur corps.
La reconnaissance que nous sommes des corps dans la salle de classe a été importante pour moi, particulièrement dans mes efforts pour ébranler l’image de l’enseignant·e comme n’étant qu’un esprit omnipotent et omniscient.
Offrir qqch de soi à ses étudiant·es. L’effacement du corps nous encourage à penser que nous écoutons des faits neutres et objectifs, des faits qui ne sont pas particuliers à la personne qui partage l’information. On nous invite à transmettre des informations comme si elles ne venaient pas de notre corps.
Il nous faut nous réincarner afin de déconstruire la manière dont le pouvoir a été traditionnellement orchestré en classe, niant la subjectivité de certains groupes et l’accordant aux autres. En reconnaissant la subjectivité et les limites de l’identité, nous perturbons l’objectivation tellement nécessaire à la culture de la domination.
Il est fascinant de voir comment un effacement du corps se connecte à un effacement des différences de classe et, plus important, à un effacement du rôle du contexte de l’Université comme lieu de reproduction d’une classe privilégiée avec ses valeurs et son élitisme.

Je connais tellement d’enseignant·es progressistes dans leurs politiques, désireux·ses de changer leur programme, mais qui dans les faits se sont absolument opposé·es à tout changement de nature de leur pratique pédagogique.
Même ceusses d’entre nous qui expérimentent des pratiques pédagogiques progressistes ont peur du changement.
Beaucoup d’étudiant·es confondent un manque de formalité traditionnelle identifiable avec un manque de sérieux.
Quand nous essayons de transformer le cours pour y instaurer le sens de responsabilité mutuelle dans l’apprentissage, les jeunes ont peur que nous ne soyons plus le capitaine travaillant avec elleux, mais simplement un autre membre de l’équipe – et un membre peu fiable en plus.
Je pense que la peur de perdre le respect des étudiant·es a découragé bien des enseignant·es d’essayer de nouvelles pratiques d’enseignement.
À quel point est enracinée la perception étudiante que les enseignant·es peuvent et doivent être des dictateur·ices.

C’est vraiment important d’insister sur les habitudes. C’est si difficile de changer les structures existantes quand l’habitude de la répression est la norme. L’éducation comme pratique de la liberté ne concerne pas juste la connaissance libératrice, mais la pratique libératrice en cours. Tant d’entre nous ont critiqué les intellectuels blancs qui avancent la pédagogie critique, mais qui n’altèrent pas leurs pratiques d’enseignement, qui parlent de race, de classe, de privilège de genre sans interroger leur propre conduite.

Toustes en cours sont aptes à agir de manière responsable. Cela doit être le point de départ – nous sommes capables d’agir de manière responsable, pour créer un environnement d’apprentissage. Trop souvent nous avons été formé·es, en tant qu’enseignant·es, à supposer que les étudiant·es sont incapables d’agir avec responsabilité et que si nous n’exerçons aucun contrôle sur elleux, ce sera la pagaille.

La supposition implicite est que pour être vraiment intellectuel·le, nous devons nous couper de nos émotions.

Si les enseignant·es sont des individus blessés, abîmés, des gens qui ne sont pas réalisés, alors iels vont chercher asile à l’Université plutôt que d’essayer d’en faire un lieu de défis, d’échange dialectique, et de développement.

Les valeurs bourgeoises créent en classe une barrière, qui bloquent la possibilité d’affrontement et de conflit, maintenant les désaccords à distance.
Quand l’obsession du maintien de l’ordre est couplé avec la peur de « perdre la face », de ne pas avoir une bonne image auprès des enseignant·es et des pair·es, toute possibilité de dialogue constructif est sapée.
Ce processus n’est que l’une des manières dont les valeurs bourgeoises surdéterminent les comportements sociaux en cours, et ébranlent l’échange démocratique d’idées.

Un des principes centraux de la pédagogie critique féministe fut une insistance à écarter la division esprit/corps. C’est l’une des convictions latentes ayant fait des études féministes un lieu de subversion dans l’Université.
Eros est une force qui aide notre effort à s’autoréaliser.
« Quand on limite l' »érotique » à son sens sexuel, nous trahissons notre aliénation du reste de la nature. Nous confessons que nous sommes motivé·es par rien qui ne ressemble aux forces qui poussent les oiseaux à migrer et les pissenlits à fleurir. De plus, nous impliquons que l’accomplissement ou le potentiel qui nous cherchons à atteindre est sexuel – la connexion romantique-génitale entre deux personnes. » (Sam Keen)

La manière dont une éducation à la conscience critique peut fondamentalement changer notre perception de la réalité et de nos actions.

Sans une aptitude à réfléchir de manière critique à soi et à sa vie, aucun·e d’entre nous n’aurait la capacité à avancer, à changer, à grandir. Dans notre société, si fondamentalement anti-intellectuelle, la pensée critique n’est pas encouragée.
La pédagogie engagée est le seul type d’enseignement qui génère de l’excitation en cours, qui permet aux jeunes et aux enseignant·es de ressentir la joie d’apprendre.

23.07.2022 à 18:09

La BASE et la Maison du Peuple à Nantes

adeline2lep

Texte intégral (3651 mots)

La BASE et la Maison du Peuple à Nantes : une démarche de revitalisation démocratique, d’action culturelle et politique à visée de transformation sociale

Un texte de Manon Souquet écrit en avril 2022 : après avoir présenté le projet de ces lieux (Partie 1), elle décrit en quoi ils relèvent d’une démarche d’éducation populaire (Partie 2) et quelles sont malgré tout les limites à la construction d’une telle démarche (Partie 3).


I. Présentation du projet

Naissance et développement de la démarche

Le choix du nom de BASE a été décidé collectivement afin de s’inscrire dans un mouvement national de construction des Bases d’Action Sociale et Écologiste dont chacune a ses spécificités selon les territoires et les personnes qui les développent. Rejoindre ce réseau est apparu en adéquation avec les valeurs et aspirations du collectif qui sont de renforcer le maillage des alternatives en France et de mutualiser outils, connaissances et expériences. Le manque de locaux associatifs pour permettre de s’auto-organiser était criant et s’ancrer au sein de la Maison du Peuple (MdP), un centre social et culturel autogéré, est apparu comme une évidence tant cohabitation et coopération entre les deux entités faisaient sens. En effet, issue du mouvement des Gilets Jaunes, les fondateurs ont choisi ce nom de Maison du Peuple pour faire écho aux lieux du même nom ayant fleuri à la fin du XIXe siècle [Cossat et Talpin, 2012]. Il s’agissait d’un des rares endroits où se sont unifiés au sein d’un même espace « tous les piliers du mouvement ouvrier, parti, syndicat, coopération, mutuelle, Bourse du travail », ainsi que le note Gilles Morin [Morin, 2017, cité par Cossart et Talpin, 2012]. Déjà à l’époque, les coopérateur·ices [Il sera choisi d’employer l’écriture inclusive dans cet écrit afin de s’inscrire dans une démarche égalitaire et  de lutte contre les oppressions chère à l’EP] assignaient une fonction éducative centrale à la MdP, soulignant qu’elle doit contribuer à « l’éducation intellectuelle, morale et physique » de l’ouvrier [Ibid]. L’Éducation populaire (EP) semble donc inscrite dans les gènes de la MdP.
Il est difficile d’établir une dichotomie entre ce qui ressort de la MdP ou bien de la BASE tant la frontière entre les deux entités est poreuse. Les fonctionnements peuvent varier mais le travail commun est présent et constructif. C’est pourquoi, dans le cadre de cet écrit, il sera mentionné le terme de l’inter-collectif MdP x BASE (ou la MxB) comme une entité englobant les deux collectifs.
Cet inter-collectif n’a jamais dénommé sa pratique comme s’inscrivant dans une démarche d’EP. Pourtant, attaché à développer l’émancipation et le pouvoir d’agir des personnes gravitant autour du projet, articulant expérimentation, mise en pratique et réflexion, le projet d’action sociale et culturelle développé par la MxB se situe au cœur de l’EP, tant par les techniques et méthodes utilisées que par son objectif : l’accès de toustes à l’autonomie de pensée et d’action. Ce présent travail a pour objectif de mettre cet aspect en évidence.

Valeurs et aspirations du collectif

Le débat public en France se caractérise notamment par une polarisation simplificatrice, au nom de la lutte contre les extrêmes, populismes ou séparatismes. Cet appauvrissement démocratique, accompagné de dérives autoritaires, est un puissant accélérateur des phénomènes de repli sur soi et de diverses formes de radicalisations [Tribune collective, 2020]. La société a plus que jamais besoin d’une démocratie vivante et, dans ce contexte, la MxB constitue un outil puissant pour agir et construire de nombreuses initiatives sociales, culturelles, artistiques et écologiques, ouvrant un nouvel espace d’émancipation, de liberté, de mise en pratique pour entraîner à la réflexion, encourager la pensée et l’esprit critique et agir sur les injustices.
Il s’agit d’unir les énergies, les forces, pour impulser et inventer des alternatives nouvelles, à la mesure des difficultés sociales et écologiques observées et subies. La MxB met ainsi en pratique et expérimente les principes et perspectives chers à l’EP que sont l’auto-organisation, le développement du pouvoir d’agir et la volonté de transformation sociale.

Les acteur·ices de la démarche

Au sein de la MxB se rencontrent et se côtoient des personnes qui sont là par choix ou par contrainte. Des militant·es, citoyen·nes, habitant·es, s’y investissent pour le combat politique, engagé-es dans l’invention de formes plus solidaires et plus justes d’habiter, d’échanger, de consommer, de travailler, de vivre ; ainsi que des personnes dont la présence ici correspond à un sauvetage hors des griffes de la rue.
Certaines habitent sur place et d’autres viennent ici régulièrement ou de temps à autre. On y observe ainsi un mélange de personnalités aux motivations et intérêts variés. Pour certaines c’est un projet politique et pour d’autres un point de chute. Il y a autant d’objectifs que de personnes. Elle laisse place à la diversité, à la pluralité de visions, de possibilités et de complexités.

II. Une démarche d’éducation populaire

En introduction de cette partie il paraissait intéressant de souligner que le nom même de la BASE a fait l’objet, lors de la journée d’inauguration de ce collectif, le 8 août 2020, d’une activité de « porteur de parole » afin que tout le monde puisse s’approprier ce nom et dans la volonté que rien ne soit formalisé pour que tout soit possible. Était par exemple né de l’acronyme BASE le sigle de « Bastion d’Animaux Solidaires et Éclectiques ».
Il existe autant de définition de l’éducation populaire que de practicienn·e, cependant celle de Jessy Cormont correspond à la vision de l’EP politique développée au sein de la MxB. Il affirme que l’EP correspond au «  processus par lequel des citoyen·nes, confronté·es à des enjeux ou des problèmes (personnels, collectifs, sociétaux), se rassemblent et rompent ainsi leur isolement, partagent leurs inquiétudes, leurs questionnement, leurs analyses, leurs besoins, cherchent ensemble à comprendre  »pourquoi est-ce ainsi ? », se réapproprient leur histoire, leur environnement et leur vie, et se mettent en mouvement pour trouver des solutions, les mettre en place en fonction de valeurs et de volontés collectivement définies » [Cormont, 2019].

Revitalisation démocratique et culturelle

L’organisation de « micro-ouvert », de même que la pratique de débats mouvants, de world cafés ou d’agora et la mise à disposition d’un studio vidéo issu d’un chantier participatif permet aux artistes, journalistes amateur·ices ou toute personne désireuse de s’exprimer de venir s’entraîner ou performer et ainsi libérer les paroles enfouies, décalées, marginalisées ou réprimées. La MxB propose ainsi un lieu d’expression de valeurs d’actualité (écologie, féminisme, soutien aux immigrés) ou de formes artistiques renouvelées (théâtre d’improvisation et d’intervention, expression corporelle, conférences gesticulées, etc). Il s’y joue « la réhabilitation de la culture dans sa dimension politique », à l’encontre de sa réduction à l’art telle que la dénonce, entre autres, Franck Lepage [Lepage, 2009, cité par Bel, 2018].
Le collectif s’est ainsi attaché à développer toute forme de participation, de délibération afin de créer des espaces de démocratie, de dépasser l’auto-censure et de revitaliser la parole et l’écoute.
Au sein de la MxB, tout était décidé collectivement par consensus, des règles de vie à la stratégie politique du collectif. Cela donnait place à des réflexions plurielles et des débats parfois longs mais utiles et constructifs, où se développait un art du vivre ensemble « qui permette aux humains de prendre soin les uns des autres et de la Nature, sans dénier la légitimité du conflit mais en en faisant un facteur de dynamisme et de créativité » [Collectif d’auteurs, 2013].
Ceci s’inscrit ainsi dans une démarche d’EP qui « valorisera toujours la conflictualité, les débats contradictoires, la complexité de la pensée et l’absence de solutions miracles » [de Lépinay, 2019] parce qu’ils sont indispensables à un fonctionnement démocratique.

Expérimentation permanente et esprit critique

Le collectif se questionnait régulièrement pour transformer les situations par la réflexion et l’auto-organisation individuelle et collective permettant la mise en place de changements effectifs. Il s’agit d’apprendre en faisant, d’oser, de s’autoriser à tenter et donc parfois à échouer [Ibid]. Lors des AG, une importance était attachée à travailler régulièrement le sens, remettre en question les pratiques, les objectifs, afin de s’adapter au contexte mouvant et aux besoins et envies des personnes composant le collectif.
Véritable laboratoire démocratique et social, l’inter-collectif s’inscrit ainsi dans une démarche d’EP, travaillant à partir du vécu individuel et collectif, de situations concrètes pour les analyser, les comprendre et être en capacité d’agir pour les transformer.

Horizontalité, toustes capables

Dans le cours « Gestion de projet » que Hugues Mallard a dispensé dans le cadre de la formation MOVSC, il est indiqué que, pour mener à bien un projet, il faut identifier le « système humain opérationnel » et le « système humain décisionnel ». Dans le fonctionnement de la MxB, au sein de laquelle les acteur·ices sont attaché-es aux principes d’horizontalité, ces deux systèmes sont confondus. Ceci constitue une déclinaison majeure répondant aux principes de l’EP, refusant la séparation entre « celleux qui font, celleux qui réfléchissent, et celleux qui décident » [Ibid].
Afin de donner à chacun-e la possibilité d’endosser des responsabilités croissantes, tous les rôles étaient mouvants. En particulier, les missions de préparation et d’animation des réunions ainsi que pilotage des pôles et groupes de travail étaient ainsi assurées de façon volontaire et tournante. En début de réunion, les participant-es étaient libres, lors du tour d’inclusion mis en place par le collectif, de donner leur prénom ou non, leur organisation ou non, dans le but « d’effacer les statuts » et d’instaurer une relation d’égalité entre les savoirs et les discours produits.
Par ailleurs, le développement de projets participatifs comme les chantiers coopératifs et ateliers de co-réparation permet mutualisation, mise en réseau, une montée en compétences des participant-es via un processus « bottum up ». Comme le décrit Paulo Freire, « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde » [Freire, 1968]. Il s’agit ainsi de démystifier et échanger les savoirs, compétences, connaissances et savoir-faire qui nous construisent et nous transforment.
Enfin, le système de gouvernance démocratique et horizontal est pensé de façon à ce que le collectif reste attentif aux individualités et singularités de chacun-es tout en définissant le vivre ensemble consensuel qui permette harmonie, respect au quotidien et mise en place de liens pérennes de coopération et de réciprocité.

Ouverture et intelligence collective

La BASE est passée de 8 organisations à son lancement en juin 2020 à 25 aujourd’hui. Afin de rendre les réunions ouvertes à toustes sans distinction ni discrimination, elles sont régulièrement indiquées sur les réseaux sociaux et s’appuient sur un ODJ participatif.
La MxB part du postulat que, pour que l’impact de toutes leurs diverses actions soit plus fort, iels ont besoin de connaître ce que font les autres, de se rassembler pour partager expériences et pensées et de chercher à s’appuyer les un-es sur les autres. Iels affichent ainsi la finalité de décloisonner les organisations et collectifs militants du territoire nantais.
L’organisation régulière de tables rondes ou de projections-débats encourage l’émergence de discussions amenant la pensée à évoluer, le regard à se modifier. Ce décentrement autorisé facilite ainsi l’émergence d’une pensée complexe en rupture avec la pensée unique et simplificatrice [Arnordin, 2018].
La mixité au sein de la MxB et le caractère ouvert et égalitaire permettent, d’apprendre les un-es des autres en s’appuyant à la fois sur les similitudes et sur les différences de perception et de point de vue, les interrogations et savoir-faire. Les confronter permet d’identifier ce qu’il est possible de construire collectivement et l’horizon des nouveaux possibles communs. Ceci favorise ainsi l’émergence d’une intelligence collective qui dépasse l’addition des savoirs individuels [Bazin, 2018].
Dans cette logique d’ouverture et pour lutter contre la privatisation et la marchandisation du social, de la culture, du milieu associatif, toutes les activités et ateliers proposés à la MxB étaient accessibles gratuitement ou à prix libre ; la gratuité étant promue comme levier contre l’assujettissement de la société aux rapports sociaux inégalitaires établis par le modèle libéral et capitaliste [Collectif EPTS, 2009].

Conscientisation, développement du pouvoir d’agir et transformation sociale

« Le fait d’aborder des problématiques humaines, environnementales, où l’on prend conscience que chaque problème est lié à un ailleurs, que chaque événement, chaque action, chaque choix a des répercussions, des conséquences pour d’autres, fait naître ce que l’on pourrait appeler une culture des communs. Culture qui tente de se construire en résistance à la logique néolibérale et individualiste, laquelle empêche de comprendre ces liens qui nous unissent tous comme citoyens du monde » [Arnodin, 2018].
Ce combat démocratique repose sur une vision de la citoyenneté qui ne relève pas de la seule instruction civique, mais qui se nourrit aussi de l’expression libre, de l’écoute, de la compréhension des désaccords et de l’appropriation du cadre commun qui régule la vie en société [Tribune collective, 2020]. Le débat produit du commun, par la confrontation et le dépassement des opinions particulières, la compréhension des enjeux plus globaux et des interdépendances [Ibid], l’appréhension du monde pour pouvoir le transformer.
Il s’agit de s’emparer du savoir pour développer la conscience politique comme rempart au repli sur soi, au rejet, à la haine et à la violence tout en répondant aux besoins formulés par les acteur·trices eux-mêmes, afin de fortifier l’organisation de base et la capacité de mobilisation.

III. Les limites à la construction d’une démarche d’EP

L’agissement dans l’urgence

La MdP a dû subir plusieurs expulsions successives, dont celle des anciens locaux du collège N.D. de Bon Conseil au centre de Nantes. Évacués par la préfecture sur ordre du gestionnaire des biens immobiliers de l’église, la MxB est aujourd’hui sans toit ni espace ressource. Ainsi, actuellement, la grande majorité de l’énergie dépensée par le collectif, tant en terme d’organisation d’action qu’en terme de développement de stratégie de communication et de mobilisation s’articule autour de la recherche d’un nouveau lieu pour continuer ses activités associatives, culturelles et militantes.
Ainsi, s’étant toujours développé dans un contexte étranglé par l’urgence, le collectif se trouve en difficulté pour allouer du temps à la prise de recul, nécessaire à l’analyse de pratique, chère à l’EP. Malgré l’organisation trimestrielle d’une Assemblée Générale où le mot d’ordre, inscrit sur les kits et documents du collectif, est « lever la tête du guidon », la densité des sujets à traiter ne permet pas toujours une démarche d’autoréflexion critique.

La question de la légitimité

Alors même que le collectif essayait de confier les rôles d’animation, de facilitation et de coordination à différentes personnes qui se relayaient, il n’était pas toujours aisé de faire émerger l’envie et le sentiment de légitimité auprès des militant·es. Car il ne suffit pas de proposer d’animer une réunion par exemple pour que les gens s’en saisissent. Il a ainsi été entamé des réflexions collectives afin de trouver les clés pour avoir véritablement un fonctionnement inclusif permettant à toustes de se sentir légitimes dans l’ensemble des tâches communes. Car, comme l’affirme Tzvetan Todorov: « Il ne suffit pas d’avoir le droit de s’exprimer, encore faut-il en avoir la possibilité » [Arnordin, 2018].

L’ouverture toujours trop limitée

Malgré la diversité des publics qui se côtoient au sein de la MxB, la question de l’ouverture a toujours été une préoccupation centrale avec une mise en pratique difficile. En effet, comme nous l’avons vu, l’enrichissement du collectif et des personnes le composant s’appuie sur l’intelligence collective, elle même favorisée par la rencontre entre des réalités et problématiques différentes. Cependant, freiné-es par une communication qui a difficilement dépassé le cercle des militant·es, leurs ami·es et connaissances, il n’y a pas eu assez de liens avec les milieux ouvriers ou des personnes de quartiers prioritaires par exemple. Il pourrait être envisagé par la suite d’aller plus à la rencontre de la population, en étant présent-es sur les marchés, en tenant des stands ou en proposant des animations ou ateliers dans l’espace public.

IV. Conclusion

Ainsi, à la MxB, les personnes se rencontrent, débattent, s’impliquent pour transformer leur cadre de vie, agir sur les décisions prises à l’échelle de leur ville ou du pays et imaginer des alternatives pour la société de demain. On y parle éducation, logement, économie, santé, écologie, discriminations ou encore aménagement du territoire, en partant des préoccupations et du vécu des personnes. On y vit des moments festifs et solidaires, des luttes, des débats vifs sur des sujets parfois complexes et des réussites collectives, qui donnent chair à l’idée d’adelphité.
A la croisée de diverses problématiques sociales, l’inter-collectif MxB propose un modèle susceptible de favoriser autonomie, engagement et capacité d’initiative en encourageant créativité individuelle et collective, apprentissage et enrichissement permanent. Il s’agit de faire ensemble pour mieux vivre ensemble, d’explorer une autre manière de vivre en société, de faire territoire, de penser les organisations et la création de sens, de valeurs et de ressources du commun.
A ce titre, le squat, laboratoire citoyen à dimension subversive où se réinventent collectivement les manières d’être, de faire et de savoir, constitue une « zone du dehors » [Damasio, 2015], un « oasis » [Rancière, 2017] offrant une échappatoire aux logiques dominantes pour imaginer un autre futur possible.
La MxB fait ainsi partie de ces nombreux collectifs qui ne dénomment pas leur pratique d’EP tout en s’y inscrivant néanmoins. On peut ainsi la penser en tant que lieu de pratiques d’EP à valoriser, l’EP consistant alors fondamentalement en la création de liens horizontaux, d’égalité à tisser, de liens historiques et sociaux à établir, afin de décloisonner les humain-es, leurs savoirs et pratiques.

V. Bibliographie

ARNODIN Camille, (2018). Debout éducation populaire : la circulation de la parole et le partage des savoirs dans l’espace public, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire | « Cahiers de l’action », février, n°51-52, pp. 113-121.

BAZIN Hugues, (2018). Récit d’une recherche-action en situation, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire | « Cahiers de l’action », février, n°51-52, pp. 7-17.

BEL Arthur, (2018). Les squats, une alter-urbanité riche et menacée, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire | « Cahiers de l’action », février, n°51-52, pp. 79-86.

Collectif d’auteur, (2013). Manifeste du convivialisme. Bord de l’eau, 48p.

Collectif EPTS, (2009). Éducation populaire et transformation sociale, Érès | « Vie sociale », avril, n°4, pp. 123-136.

CORMONT Jessy, (2019). P.H.A.R.E. pour l’Égalité et le courant de l’action-recherche matérialiste. Entre sociologie, éducation populaire et lutte pour l’égalité(s) dans les quartiers populaires, Revue Agencement, n°3, édition du Commun, Paris.

COSSART Paula, TALPIN Julien, (2012). Les maisons du peuple comme espaces de politisation : Étude de la
coopérative ouvrière la paix à Roubaix (1885-1914), Presses de Sciences Po, « Revue française de science politique », avril, vol. 62, pp. 583-610.

DAMASIO Alain, (2015). La Zone du Dehors. Paris : Folio SF.

DE LEPINAY Adeline, (2019). Organisons-nous : Manuel critique. Marseille : Hors d’atteinte, 286p.

FREIRE Paulo, (1968). Pédagogie des opprimés. La Découverte. 1974. 298p.

LEPAGE Frank, (2009). De l’éducation populaire à la domestication par la “culture”, Le Monde diplomatique, mai.

RANCIERE Jacques, (2017). En quel temps vivons-nous? Conversation avec Éric Hazan, La fabrique éditions, Paris, p. 72.

Tribune collective, (2020). L’éducation populaire et l’urgence du combat démocratique, Ouest France, décembre, en ligne.

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