LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues Médias
CYBERNETRUC
Souscrire à ce FLUX

CYBERNETRUC

François HOUSTE

Réflexions gratuites, éparses et irrégulières autour de nos imaginaires numériques et technologiques.

▸ les 20 dernières parutions

16.03.2023 à 15:48

📸 Réalité | Cybernetruc #12

François Houste

#IA, ép. 12. Et si l'intelligence artificielle, ou plutôt l'augmentation de la puissance de calcul, rendait la réalité caduque ? On divague avec Stephen Colbert, Aldous Huxley, et Nicolas Cage...
Texte intégral (4727 mots)

CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes aujourd’hui bientôt cent-cinquante à lire cette lettre. Bonne lecture ! 😉

Gratuit Nuages Sous La Pleine Lune Photos

Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

🌔 Astronomie

L’intelligence artificielle, ou plutôt les intelligences artificielles, modifient-elles la réalité ? Sans pour autant retourner dans la Caverne de Platon [📄] – en tout cas pas tout de suite – on pourrait user d’une petite anecdote pour démarrer la réflexion.

La qualité des images et des photos est l’un des chevaux de bataille des fabricants de smartphone depuis des années. Apple, Huawei, Samsung… rivalisent tous d’inventivité et d’ingéniosité pour nous vendre le mobile faisant les clichés les plus détaillés, les plus lumineux, les plus hires possibles. Et dans ce combat acharné, Samsung semble courir actuellement en tête. La fabriquant coréen de smartphone a annoncé récemment la création d’un mode “Astronomy” dans sa dernière génération d’appareil de la gamme Samsung Galaxy, un mode capable de prendre des clichés du ciel nocturne aussi précis que s’ils provenaient d’un télescope. La lune y apparaît dans ses moindres détails, les étoiles y sont brillantes… Sauf que.

Le débunkage réalisé par un journaliste tech révèle le pot-aux-roses de ce nouveau mode [📰] : loin d’avoir améliorer l’optique de ses téléphones, Samsung a simplement utilisé une intelligence artificielle reconstituant les cratères de la lune et les plaquant sur n’importe quel vue floue du satellite de la Terre. L’effet reste bluffant, mais le résultat n’est, en conséquence, plus réellement une photographie puisqu’il n’est plus un reflet fidèle de la réalité. Il est une réinterprétation de celle-ci par un algorithme afin d’y intégrer les détails que le photographe voulait y voir : une vue haute-résolution de la lune.

Cette manipulation de la prise de vue réelle, faite surtout sans aucune information donnée au photographe, pose bien des questions sur la réalité d’un cliché.

Une photo retouchée est-elle donc une photo, ou autre chose. Une photographie peut-elle encore être considérée comme un reflet, un témoignage de la réalité ou le doute est-il définitivement installé.

  • 🔄 Aparté : De toutes façons, la manipulation des images, ça n’a rien de nouveau. Vraiment rien. Et l’on pourrait relire un ancien #Cybernetruc – 🎩 Illusion - pour retrouver une belle illustration de manipulation photo. Vous connaissez Colin Evans ?

On pourrait parler de la disparition de Trotski des photos soviétiques [📄], on pourrait aussi évoquer les filtres utilisés sur les photos de profil dans les apps de dating [📰]… la manipulation de l’image a existé dès que l’image elle-même a commencé à exister. Les aristocrates eux-mêmes, quand ils mandataient un artiste pour leur peindre un portrait exigeaient une version embellie d’eux-mêmes [📄].

Non. La question est cette fois ailleurs.

🟥 Filtres

Nicolas Cage Can Be Put Into Any Movie Thanks to an Algorithm | IndieWire

La question n’est pas tant dans la manipulation des images elles-mêmes que dans la capacité de manipulation. Aujourd’hui, il est plus facile que jamais de modifier une image, mais il est surtout possible de le faire de manière massive, et en direct.

On se rappellera les craintes qu’avaient provoquées les DeepFakes – tiens, le mot n’est d’ailleurs quasiment plus utilisé – de Nicolas Cage [📹] ou de Tom Cruise [📹], et on comparera ces craintes à l’enthousiasme provoqué aujourd’hui par les filtres que Microsoft et d’autres acteurs de l’informatique d’entreprise s’apprêtent à déployer sur nos outils de communication en ligne. Là où les incarnations d’acteur demandaient encore énormément de travail – de copie de l’attitude physique notamment, dans le cas de Tom Cruise – et de calcul, il est désormais possible, grâce à l’intelligence artificielle, de modifier en direct l’apparence d’une personne pour que son regard reste centré sur la caméra pendant une réunion à distance entière [📰].

  • 🔄 Aparté : Il faut absolument que vous lisiez le dernier numéro de la lettre Règle 30 de Lucie Ronfaut : Les deepfakes pornographiques n'existent pas sans les hommes [📰]. Il faut de toutes façons que vous vous abonniez à la lettre Règle 30. Ce n’est pas négociale.

Rien de particulièrement étonnant. Les filtres Snapchat – tiens, il existe d’ailleurs des filtres pour chien [📰] – nous avaient déjà initiés à cette possibilité en modification en live de la réalité. L’amélioration des performances informatiques, l’entraînement poussé des algorithmes et la démocratisation des outils de manipulation d’image va renforcer cette tendance à la correction “live” – ou en tout cas très rapide – des contenus. Jusqu’à nous pousser dans un monde où l’on doutera en permanence de la réalité des images, même quand celles-ci sont transmises en direct.

Les craintes sur notre perception du monde dérapent doucement. Loin de Matrix [🎥] et de la simulation totale du monde créée par les robots pour nous dominer, la question est plutôt : voulons-nous vivre en permanence dans un film de David Fincher dans lequel chacun est manipulé et exposé en permanence à une réalité alternative ? En vous laissant le choix éventuellement entre Fight Club [🎥], Gone Girl [🎥] ou The Game [🎥].

Je choisis personnellement The Game, sans doute le moins angoissant des trois.

🌈 Trip

On pourrait s’arrêter là sur nos inquiétudes quant aux développements rapides de la technologie. Mais on peut également tenter un ou deux parallèles de plus. Et pas forcément que positifs. La manipulation massive et en direct de la réalité peut mener à deux choses.

La première, c’est la manipulation de l’information. On a déjà vu le cas se produire plus d’une fois. Souvenez-vous par exemple du scandale Cambridge Analytica [📄] et de la manipulation des élections américaines de 2016 via Facebook. Extrapolons et imaginez donc aujourd’hui qu’une chaîne de télévision populiste – vous trouverez des exemples sans que je vous aide – déploie une technologie de deepfakes en direct sur son antenne et modifie donc en live ses reportages. Et qu’elle ne soit pas la seule à le faire, d’autres l’imitant mais avec d’autres algorithmes. Nous voilà donc plongés, par l’image cette fois et plus seulement par le discours, dans une multiplication des récits et des réalités même, et plus seulement de leur interprétation.

  • 🔄 Aparté : Tiens, pour la peine, on ressortira des cartons le concept de Wikiality [📺] imaginé par l’homme de télévision américain Stephen Colbert en 2006 (déjà). Si la Wikipedia le dit, c’est que c’est vrai.

La seconde, c’est l’émergence d’un nouveau psychédélisme. Et si un réseau social, n’importe lequel, nous proposait en direct une version altérée, psychédélique, de la réalité ? Ne serions-nous pas tentés de l’essayer ? Ne risquerions-nous pas d’y devenir accrocs et de nous détacher progressivement de la vraie réalité à la manière de nouveau hippies ? C’est quoi, un trip à l’IA ?

Et si un bug modifiait notre réalité pour la rendre autrement plus agréable, ne serions-nous pas tentés de le reproduire pour vivre à nouveau ce moment ? Si le réel n’existe plus que derrière des filtres, deviendrons-nous demain des drogués de l’intelligence artificielle ?

Les portes de la perception (Edition Spéciale) (Poche)

On relira l’expérience de la mescaline d’Aldous Huxley. Ses Portes de la perception [📗], c’est peut-être notre réalité demain entouré de deepfakes et d’algorithmes.

Je vous laisse gamberger là-dessus.


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.

Retrouvez-moi sur Twitter ou Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :

Share

PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner :

06.03.2023 à 17:30

🎨 Création | Cybernetruc #11

François Houste

#IA, épisode 11. À l'heure de l'intelligence artificielle, est-il encore nécessaire de "créer" ? On se pose la question en invoquant Nick Cave, Auguste Renoir, Proust et Jacques Sternberg. Bienvenue.
Texte intégral (4960 mots)

CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes aujourd’hui pas loin de cent quarante à lire cette lettre. Bonne lecture ! 😉

Fichier:Pierre-Auguste Renoir - La Grenouillère.jpg — Wikipédia

Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

🌅 Impression

L’apparition d’une nouvelle forme d’art déchaîne toujours les passions. Certains crient au scandale. D’autres crient au génie. Les révolutions artistiques n’ont jamais laissé qui que ce soit totalement indifférent, et ce depuis les premiers temps de l’art. Il y a fort à parier qu’au fond des grottes, les premières représentations de mammouth suscitaient déjà des débats enragés.

Et pourtant, arrive un moment où au-delà du scandale, tout artiste émergeant devient une évidence, sinon une institution. C’est peut-être Marcel Proust – oui, encore – qui en parle le mieux quand il décrit dans un article du Figaro la réception qu’ont reçue les premières toiles d’Auguste Renoir au cours du XIXe siècle [📄]. Et surtout la lumière qu’apporte l’artiste sur le monde dans le regard du chroniqueur :

Quand Renoir commença à peindre on ne reconnaissait pas les choses qu'il montrait. Il est facile de dire aujourd'hui que c'est un peintre du XVIIIe siècle. Mais on omet, en disant cela, le facteur temps, et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût reconnu grand artiste. Pour y réussir, le peintre original, l'écrivain original, procèdent à la façon des oculistes. Le traitement – par leur peinture, leur littérature – n'est pas toujours agréable. Quand il est fini, ils nous disent : Maintenant regardez. Et voici que le monde, qui n'a pas été créé une fois, mais l'est aussi souvent que survient un nouvel artiste, nous apparaît – si différent de l'ancien – parfaitement clair.

Difficile de savoir si les tremblements que provoquent aujourd’hui les intelligences artificielles génératives dans le monde des arts auront l’ampleur de la révolution impressionniste. Comparer MidJourney ou OpenAI à Renoir, Monet ou Camille Pissarro semble aujourd’hui… déplacé.

Et pourtant, l’arrivée des visuels issus de ces programmes a bien provoqué, au cours des derniers mois, un choc. Il y a bien, désormais, une esthétique de l’intelligence artificielle, faite de certaines couleurs, de certaines formes, d’une certaine lumière, d’un certain type de composition et d’un certain nombre de doigts à chaque main [📄]. Quelque chose qui fait qu’un visuel créé à l’aide d’une IA se reconnaît immédiatement, comme une signature. Une esthétique qui rend, comme toute nouvelle vision du monde, certaines créations antérieures un peu plus datées, passées, has been. Qu’on crie au scandale ou au génie, l’esthétique des IAs restera et marquera.

Mais, au-delà de celle de l’esthétique, une question demeure : que font les intelligences génératives à notre imagination ?

⭐ Imagination

Amazon.fr - Univers zero - STERNBERG JACQUES - Livres

Jacques Sternberg [📄], auteur belge plus que prolifique, de formats courts, de nouvelles de science-fiction et de contes fantastiques, publiait en 1970 un recueil nommé Univers Zéro [📗]. L’ensemble des nouvelles qui le composent gravitent autour de l’idée de fin : fin du monde, fin de la vie, fin de l’ambition, fin de l’aventure… et pourquoi pas fin de l’imagination.

Dans la nouvelle Le Navigateur (publiée originellement en 1956), il décrit un univers dont chaque recoin a été exploré, dont chaque espèce a été découverte, chaque civilisation contactée. Et tout connaître de l’univers débouche, naturellement, sur la fin de l’imagination :

Ceux qui rêvaient à la conquête de l’espace imaginaient sans doute des choses beaucoup plus étonnantes que celles qui me sont entrées dans le regard au cours de mes voyages. La réalité rétrécit tout, je trouve. Vivre les choses, c’est les banaliser. Et nous avons découvert tant de mondes, défoncé tant de mythes, pulvérisé tant de suppositions, qu’il ne nous est même plus possible d’avoir de l’imagination. Les rêves appartiennent à un passé à jamais révolu. De ce passé, il ne reste évidemment plus rien. L’avenir également semble exploré à l’avance, connu, rabâché. Il n’y a plus qu’un éternel présent que je visite depuis trop longtemps pour qu’il puisse encore m’étonner.

Difficile de ne pas faire un parallèle entre l’exploration de l’univers qui touche à sa fin et l’explosion des IA génératives qui rend tout d’un coup l’ensemble des créations possibles. Dans leur monde de mathématique pure, les intelligences artificielles ne peuvent-elles pas tout créer, donner naissance à chaque variation d’histoire ou de couleur que le cerveau humain pourrait imaginer ? Est-il encore utile de créer dans un monde où n’importe quelle expression est à portée d’équation ?

😢 Émotion

https://media.vanityfair.fr/photos/63c6be7b33da3183862d3cf4/16:9/w_2560%2Cc_limit/GettyImages-1420264730.jpg

Dans un article récent Nick Cave se défend justement du droit et de la nécessité de la création. Depuis l’émergence de ChatGPT, l’artiste australien a reçu, comme beaucoup, d’immenses quantités de messages contenant des chansons écrites “à la façon de Nick Cave” par l’intelligence artificielle [📄], partagées par des fans.

Devant ce flot de créations, le chanteur commente et qualifie ces textes d’imitations :

ChatGPT may be able to write a speech or an essay or a sermon or an obituary but it cannot create a genuine song. It could perhaps in time create a song that is, on the surface, indistinguishable from an original, but it will always be a replication, a kind of burlesque.

Pour Nick Cave, il manque quelque chose d’indispensable à ces textes pour en faire de véritables chansons : il manque l’étincelle intérieure de l’artiste. La douleur – et dans le cas de Nick Cave, elle est criante – qui a donné naissance aux textes. Le feu qui ronge le cœur et le cerveau de l’artiste. Sans cela, ces textes ne sont que du bullshit, a grotesque mockery, loin de la création humaine.

Peu importe qu’ils existent, ils n’expriment rien.

  • 🔄 Aparté : On y revient : l’imitation, le burlesque… ce qui rend l’intelligence artificielle drôle malgré elle dans son échec d’être humaine. On en parlait dans 🤣 Rire, l’opus précédent de Cybernetruc.

🎇 Étincelle 

C & F Éditions

Difficile dans ces conditions de ne pas penser à Stéphane Crozat et ses Libres [📕] parus l’année dernière chez les copains de C&F éditions [💻]. Mais surtout, difficile d’en parler sans dévoiler l’intrigue de ce beau roman de science-fiction. Alors, posons la question de manière théorique – et prenez le temps d’acquérir et de lire Les Libres au passage.

L’existence réelle de la bibliothèque de Babel empêcherait-elle tout acte de création littéraire ? Vous connaissez la bibliothèque de Babel ? Non ? Il s’agit d’une bibliothèque imaginaire, sortie de la tête de Jorge Luis Borgès en 1944 et dont les rayonnages - quasiment infinis - contiennent tous les livres de 410 pages possibles (chaque page formée de 40 lignes d'environ 80 caractères) [📄]. L’intégralité des combinaisons de caractères possibles dans ces volumes. Et donc toutes les oeuvres déjà écrites – de Crime et Châtiment [📘] au mode d’emploi de votre lave-linge en passant par cette newsletter.

Il faudrait bien entendu une patience infinie pour retrouver Crime et Châtiment dans ses dédales de couloirs, de pièces et dans ses rayonnages. Mais l’oeuvre y serait bien rangée. Disponible. Lisible.

Quelle utilité alors de la réécrire ? D’en inventer l’histoire ? D’en imaginer l’intrigue ? Et quelle utilité de concevoir n’importe quel autre histoire puisqu’elle serait, elle aussi, quelque part dans les rayons de la bibliothèque. Stéphane Crozat se pose cette question dans Les Libres, en faisant un enjeu de son intrigue.

Nick Cave apporte sans doute la réponse à cette question : créer n’est pas seulement produire, c’est exprimer son propre univers, brûler son propre feu, faire briller sa propre étincelle. C’est créer le monde à chaque fois, comme Renoir le faisait pour Marcel Proust.

Et c’est ce qu’aucune intelligence artificielle, ne pourra jamais de faire.

  • 🔄 Aparté : Oui, j’ai laissé volontairement de côté la question des sources, des inspirations, des droits et de la façon dont les IA génératives pillent les créations d’autres artistes. On en a déjà un peu parler (voir 🎩 Illusion) et on en reparlera, soyez-en assurés.

Je vous laisse gamberger là-dessus ?


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.

Retrouvez-moi sur Twitter ou Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :

Share

PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner :

14.02.2023 à 14:44

🤣 Rire | Cybernetruc #10

François Houste

#IA, ép. 10. Cette fois, on se demande si une intelligence artificielle peut rire. Ou faire rire. Ou rire avec nous. Et on invoque pour cela Bergson, Star Wars, Terminator, Alain Degreff et d'autres.
Texte intégral (6647 mots)

CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes aujourd’hui un peu plus de cent-vingt à lire cette lettre. Bonne lecture ! 😉

https://www.philomag.com/sites/default/files/styles/header_no_full_width/public/images/web%20Bergson%20prag.jpg

Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

🕴 Homme

Et si on se posait la question du rire dans notre exploration du monde de l’intelligence artificielle ? L’intelligence est bien entendu ce qui différencie l’humain de l’animal – ok, pas toujours – mais le Rire est, d’après la maxime, le propre de l’homme [📄].

Alors, peut-on rire de l’intelligence artificielle ? Peut-on rire avec l’intelligence artificielle ? Et l’intelligence artificielle peut-elle, elle, se rire de nous ? Sacré panorama.

Le plus simple pour démarrer, c’est de savoir si une intelligence artificielle – terme que je prends toujours au sens marketing – est capable de comprendre l’humour. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que depuis l’ouverture de ChatGPT [💻], les expériences pour faire comprendre à celui-ci la notion d’humour ont été nombreuses. Très nombreuses.

Elles vont de la blague pour enfant

au calembour racé et sophistiqué :

Image

En passant par la déconstruction et l’explication d’une blague honteusement scatologique (lisez jusqu’au bout) [🐤].

Bref.

Il est compliqué de faire comprendre à une plateforme comme ChatGPT l’humour, simplement parce que l’humour verbal repose sur des codes auditifs (les sonorités, les jeux de mot) ou culturels qui ne font tout simplement pas partie des enseignements de la plateforme. Et parce que l’absurde, on le verra plus loin, est très difficilement réductible à un algorithme.

Mais alors ? Peut-on rire, se moquer, d’une intelligence artificielle ? Pour tracer un brouillon de réponse, on va faire appel au philosophe Henri Bergson [📄].

⚙ Machine

Le rire - Henri Bergson - Quadrige - Format Physique et Numérique | PUF

Tout philosophe qu’il fut, Bergson a consacré en 1900 un essai complet au rire [📕], au comique, à leurs significations et à leurs mécaniques. Il y détaille plusieurs formes d’humour et tente d’expliquer ce qui rend cet humour drôle [📺].

Parmi l’ensemble de ces explorations, il y en a une qui concerne Le comique des mouvements. Bergson énonce la loi qui régit ce comique :

Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique.

À partir du moment où un corps, ou un esprit, n’a plus le naturel propre à l’humain et devient comparable à un objet, le rire est là. La répétition peut-être l’un des facteurs de cette conversion mécanique :

Voici par exemple, chez un orateur, le geste, qui rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir d’interprète. Soit ; mais qu’il s’astreigne alors à suivre la pensée dans le détail de ses évolutions. […] Que le geste s’anime donc comme elle ! Qu’il accepte la loi fondamentale de la vie, qui est de ne se répéter jamais ! Mais voici qu’un certain mouvement du bras ou de la tête, toujours le même, me paraît revenir périodiquement. Si je le remarque, s’il suffit à me distraire, si je l’attends au passage et s’il arrive quand je l’attends, involontairement je rirai. Pourquoi ? Parce que j’ai maintenant devant moi ne mécanique qui fonctionne automatiquement? Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique.

Mais pour Bergson, la raison va plus loin que le simple automatisme et la simple répétition. Ce qui se joue derrière ce comique de mouvement, ce qui fait réellement rire, c’est la transformation de l’être humain en “objet”. Bergson prend exemple d’un spectacle de cirque qu’il a vu enfant et dans lequel les clowns traversaient la piste, se percutaient les uns les autres, se relevaient et se percutaient à nouveau. Dans l’esprit du spectateur, les clowns, au-delà de leur grimage, n’étaient plus des êtres humains mais étaient devenus des ballons de caoutchouc projetés les uns contre les autres.

Se transformant en objet, l’humain devient drôle. Fait rire.

charlie-chaplin - The relevance of Charles Chaplin's 'Modern Times' -  Telegraph India

Et il faut bien donner raison à Bergson et reconnaître que les exemples sont nombreux. Du travail à la chaîne qu’exécute Charlot dans Les Temps Modernes [🎥] (1936) à l’Inspecteur Kemp dans le Young Frankenstein de Mel Brooks [🎥] (1974).

L’humain qui devient robot fait rire.

Mais le robot qui se rêve humain fait-il rire lui aussi ?

🤖 Robot

De robots qui s’imaginent humains, la science-fiction en regorge. Mais quels sont ceux qui nous font rire ? Et avant tout qu’attendons-nous d’une intelligence artificielle, d’un robot de fiction ?

Pour reprendre quelques-uns des mots de Bergson, un robot est un automatisme, une machine dont le comportement doit être parfaitement logique et parfois – souvent – répétitif. L’empilement des cubes de déchets de Wall-E [🎥] tient du comportement normal d’un robot et n’a rien de risible – on y reviendra.

On attend du robot, de l’intelligence artificielle, qu’il effectue la tâche pour laquelle il est programmé, tâche qui est souvent ambitieuse, de manière parfaite. Et donc, ce qui avec les robots crée le décalage, et parfois le rire, c’est en fait l’imperfection.

On n’en oublie pas pour autant que le robot est un robot, on découvre simplement qu’il est inadapté au monde qui l’entoure. Incapable de se confronter à son irrationalité. Ce sont par exemple les failles d’un androïde policier incapable de prévoir les conséquences de ses actes dans Holmes et Yoyo [📺] – la première confrontation à un robot de bien des personnes de ma génération. Ce sont aussi les déboires de communication de C-3PO, pourtant le robot de protocole le plus évolué de sa génération, dans Star Wars [🎥].

Et pour clôturer une galerie d’exemples qui pourrait se prolonger à l’infini, c’est ce moment dans le Terminator 2 de James Cameron où le T-1000, machine à tuer parfaite, oublie que le pistolet qu’il tient à la main ne se liquéfie pas comme lui et le cogne aux grilles de l’institut psychiatrique [🎥]. Le seul moment du film où ce robot-tueur fait finalement… sourire.

Car quand le robot est parfait, il ennuie. Et quand le robot devient trop humain… il effraie ou émeut. Il effraie comme HAL-9000 et sa logique implacable, très humaine, comme les réplicants de Blade Runner prêts à tout pour vivre comme les hommes. Ou il émeut comme Wall-E qui collectionne les souvenirs et tombe amoureux. Ou comme le petit garçon du A.I. Intelligence artificielle de Steven Spielberg, tellement humain qu’il ignore lui-même sa nature de robot.

C’est le robot imparfait, celui qui s’écarte de la promesse qui nous en est faite, qui nous fait finalement rire. Et c’est exactement pour cela que les dialogues absurdes que nous entretenons avec un ChatGPT [🐤] sont si drôles. Parce qu’ils vont à rebours de la promesse marketing du programme de nous fournir un alter-ego de discussion, un sparing partner pour nos réflexions, un miroir qui serait capable de réfléchir comme nous. ChatGPT est ridicule, et c’est en partie ce qui fait son succès foudroyant. Un peu comme ces vidéos de robots fabricants de hot-dog qui échouent deviennent virales [📹].

🐑 Humour

Reste à se demander si une intelligence artificielle serait capable de nous faire rire volontairement. Et là, eh bien… c’est plus compliqué.

Les quelques tentatives d’humour de ChatGPT (encore lui) zigzaguent entre l’étrange et le gênant [🐤]. Parce que, tout d’abord, et malgré les promesses alléchantes d’OpenAI, ce programme informatique n’a pas été conçu pour être drôle mais pour simplement simuler le langage et l’argumentation humaine. Faire de l’humour va bien entendu au-delà de la simple manipulation de langage.

C’est à la fois une subtile question de décalage – sortir d’une situation initiale normale – et de liens – trouver les passerelles entre cette situation initiale et celle, cible, sur laquelle reposera le comique. C’est une question de références culturelles ténues et d’absurde. Et on l’a vu : tout d’abord une I.A. ne peut pas créer réellement de liens culturels - parce qu’elle ne possède pas de lecture subjective, inédite, du monde (voir 🔗 Liens, partagé il y a quelques semaines) et qu’elle est donc incapable de créer des relations entre des éléments au-delà d’un corpus établi, voire universel. Mais dans l’humour, c’est bien souvent l’inédit de ce lien, ou son étroitesse, qui provoque le rire. On ne peut demander aujourd’hui à ChatGPT de créer un lien sur une homonymie, une ambiguïté de sens – pour ne prendre que le domaine des jeux de mots. Il n’a pas été conçu pour cela.

Night at the Opera, A (1935) – FilmFanatic.org

Il lui manque donc l’absurde. Gageons d’abord que celui-ci n’est pas transformable en algorithme – même si cela ferait un bon départ pour une nouvelle fantastique. Mais surtout, l’absurde découle de l’étroitesse du lien, qu’il s’agisse d’un jeu de mot ou d’un décalage de situation [🎥]. Les tentatives d’absurde des I.A. ne révèlent elles qu’un lien rompu, incompréhensible.

Quand l’I.A. nous fait rire, ce n’est donc jamais volontairement, mais toujours à ses dépend. Par décalage entre sa promesse de perfection et l’aspect bancal de ses dialogues.

Mais après tout, c’est peut-être déjà un talent.

Je vous laisse gamberger là-dessus ?


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.

Retrouvez-moi sur Twitter ou Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :

Share

PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner :

02.02.2023 à 14:03

💵 Capitalisme | Cybernetruc #09

François Houste

Des Mythologies de Roland Barthes aux IA génératives, de la locomotive de Stephenson au Cobaye de Brett Leonard, on se penche sur ce que les IA changent dans notre perception de l'intelligence.
Texte intégral (5164 mots)

CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes aujourd’hui un peu plus de cent-vingt à lire cette lettre. Bonne lecture ! 😉

https://i2-prod.manchestereveningnews.co.uk/incoming/article14702301.ece/ALTERNATES/s1200/Rocket-preferredjpeg.jpg

Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

📖 Mythologie

Il y a quelques lectures, dernièrement, qui ont donné envie d’explorer encore un peu plus loin les imaginaires de l’intelligence artificielle, et la façon dont celle-ci – et notamment ses modèles génératifs – tisse des liens avec les mythes du progrès et du capitalisme. Un petit voyage qui promet d’être riche.

Amazon.fr - Mythologies ((réédition)) - Barthes, Roland - Livres

Commençons donc en parlant de Mythologies. Dans un recueil de réflexion de 1957 [📘], le philosophe français Roland Barthes [📄] fait l’inventaire des mythes qui dessinent le monde petit-bourgeois de l’après-guerre. Nous sommes alors dans une période de progrès et de consommation. La reconstruction est derrière nous, l’industrie des loisirs (on parle du cinéma, de la musique, du catch et du Tour de France) est florissante et l’économie est au beau fixe. Le début des Trente Glorieuses françaises, apaisé si l’on excepte les crises politiques que sont la Guerre d’Algérie et la décolonisation, mérite bien qu’on se penche sur les images qui le composent.

C’est à cette tâche que s’atèle donc Roland Barthes. Le long d’une cinquantaine de notices, il va déconstruire les images de la petite-bourgeoisie, les mythes qui façonnent son univers, entre publicité et consommation, valeur travail (📺) et loisirs, automobile et cinéma… Quelques-unes de ces notices sont des bijoux, comme celle évoquant l’écrivain en vacances, le gangster de cinéma (“[…] les gangsters et les dieux ne parlent pas, ils bougent la tête, et tout s’accomplit.”) ou le Tour de France. Mais Barthes est réellement intriguant quand il s’atèle à déconstruire le discours du Poujadisme [📄], ce mouvement de défense des classes-moyennes, clairement d’extrême-droite, né dans les années 1950 et aux origines du Front National actuel.

Dans un note nommée Poujade et les intellectuels, il évoque justement l’image des intellectuels – comprendre universitaires, scientifiques, chercheurs… parisiens surtout – en opposition au monde des artisans, des ouvriers, du bon sens provincial. Mises en exergue de Barthes lui-même.

Comme tout être mythique, l’intellectuel participe d’un thème général, d’une substance : l’air, c’est à dire (bien que ce soit là une identité peu scientifique) le vide. Supérieur, l’intellectuel plane, il ne « colle » pas à la réalité (la réalité, c’est évidemment la terre, mythe ambigu qui signifie à la fois la race, la ruralité, la province, le bon sens, l’obscur innombrable, etc.). Un restaurateur, qui reçoit régulièrement des intellectuels, les appelle des « hélicoptères», image dépréciative qui retire au survol la puissance virile de l’avion […]

La suite égraine sur quelques pages les clichés qui habillent l’intellectuel pour la petite-bourgeoisie : le vide, une non-production tangible, un trop plein de réflexion là où le bon sens suffit, l’éloignement des racines paysannes, voire la mauvaise apparence physique de l’intellectuel chétif et maladif. Une pensée qui marque encore énormément le paysage politique et sociologique français. Un mythe.

  • 🔄 Aparté personnel : quand je rencontrais pour la première fois mon futur beau-père, il y a de cela presque 25, celui-ci me demanda tout naturellement quel était mon métier. Sa conclusion, simple et sans méchanceté, a alors été que je “ne produisais rien”.

L'Holocauste - James E. GUNN - Fiche livre - Critiques - Adaptations -  nooSFere

Cette image de l’intellectuel existe bien entendu partout dans les sociétés occidentales. On la retrouvera dans la défiance envers le corps médical lors de l’épidémie de Covid-19 de 2020. On la trouvera également dans la science-fiction. Un roman comme L’Holocauste de James Edwin Gunn [📄] (1972) évoque par exemple l’émergence d’un gouvernement américain chassant les scientifiques et brûlant les universités. Toute ressemblance, etc.

⚙ Progrès

Mais quel rapport entre Roland Barthes et le thème de l’intelligence artificielle qui nous occupe depuis quelques mois ? On va y venir.

L’intelligence artificielle, telle qu’elle est portée par Open.AI [📄] et d’autres sociétés comme Microsoft ou Google, est le dernier ersatz du progrès. Ce mythe qui veut, depuis le XIXe siècle, que la recherche scientifique – ou plutôt technique – soit au service du bonheur humain, via l’accroissement des richesses et l’amélioration de la performance.

  • 🔄 Aparté : On pourrait d’ailleurs pousser l’analyse plus loin en invoquant le positivisme [📄] et le longtermisme dont Elon Musk – fervent supporter de l’IA – est aujourd’hui l’un des représentant le plus emblématique [📄]. Mais cet article est déjà bien long.

    Maquette de train en bois : Locomotive Rocket - OCCRE - Rue des Maquettes

On pourrait ainsi établir un très beau parallèle entre la première démonstration de la Rocket de Stephenson [📄], la première locomotive à vapeur construite en 1829 et les démonstrations des I.A. génératives comme MidJourney [💻] et ChatGPT [💻] qui pullulent sur le net depuis quelques mois.

ChatGPT, comme The Rocket, est une démonstration technologique visant à prouver qu’une machine peut très bien faire le même travail qu’un être humain : c’est à dire dans son cas, produire des idées, argumenter, discourir, produire du texte. ChatGPT tend d’ailleurs, comme The Rocket mis en concurrence avec la force animale du cheval, à prouver qu’elle peut faire mieux qu’un être humain. Ou en tout cas, plus rapidement, plus efficacement.

Imiter l’homme, pour ensuite mieux le soulager de son fardeau quotidien remplacer, c’est tout l’enjeu de la technologie depuis plus de deux siècles. Depuis les chaînes de montage des usines [🎥] jusqu’aux tests d’intelligence imaginés par Alan Turing (oui, on en revient toujours là, voire 🧠 Intelligence, notre article d’il y a quelques semaines).

La logique de l’informatique, depuis les cartes perforées d’Herman Hollerith [📄], a toujours été de réussir à copier le fonctionnement du cerveau humain.

🔢 Mathématiques

Est-ce que ChatGPT y parvient ?

Non… simplement parce que, comme nous l’expliquons depuis quelques mois, le fonctionnement du cerveau humain n’est pas “accessible” de l’extérieur, et donc non duplicable. ChatGPT peut donc copier la production du cerveau humain, mais non pas ses rouages, son algorithme. Comme le disait Alan Turing [📰] : “the only way by which one could be sure that a machine thinks is to be the machine and to feel oneself thinking.” (voir 📚 Vocabulaire)

Nul ne peut connaître le fonctionnement interne de la pensée.

Alors ChatGPT déplace le problème… et c’est là que nous pouvons en revenir à Roland Barthes. ChatGPT, MidJourney et leurs comparses déconstruisent simplement le mythe de l’intellectuel exposé plus haut, voire le mythe de l’intelligence.

Si la production d’une intelligence artificielle, d’un robot… d’un programme informatique, peut concurrencer celle d’un intellectuel, alors ce dernier devient un producteur comme un autre. Il n’est plus supérieur à l’ouvrier, puisque son travail devient automatisable de la même façon. Ce travail devient même accessible à n’importe qui maîtrisant un peu les techniques de prompts. Transposé à la logique de Turing, nous pourrions envisager qu’un individu manipulant une I.A. générative peut prétendre réussir n’importe quel test d’intelligence [🎥] et entrer en compétition avec ces intellectuels tant honnis.

L’intellectuel inutile de Poujade – car déconnecté des réalités – devient à l’ère des intelligences artificielles doublement inutile : son travail n’a pas de sens, mais il est désormais remplaçable, automatisable… chiffrable.

  • 🔄 Aparté : On se penchera à l’occasion sur la question de la mesure et la façon dont elle a contribué au mythe du progrès, entre Grèce antique et Révolution Française. Ça reparlera de Michel Foucault et du système métrique international [📕].

💵 Capitalisme

Et c’est ici que la logique des I.A. prend tout son sens.

Les tâches intellectuelles, abstraites et non mesurables depuis toujours, sont désormais comparables. Si l’on ne peut toujours pas prétendre à la compréhension des rouages internes du cerveau, nous avons désormais un équivalent machine de sa capacité de production : tel texte demande autant de cycles-machine, telle image autant de temps de calcul, tel niveau de sophistication de pensée tel investissement de recherche et développement (et tel volume de main d’oeuvre bon marché [📰] pour son apprentissage).

L’intelligence devient chiffrable, réductible au chiffre. Un investissement, un temps passé, une valeur. L’intelligence, voire la création, qui depuis les philosophes grecs étaient le pré-carré de la nature humaine, devient une matière chiffrable et donc facilement monétisable.

Les intelligences artificielles génératives viennent de faire entrer, théoriquement, l’intelligence humaine dans l’ère de la concurrence.

Le capitalisme est désormais entré dans notre cerveau.

Je vous laisse gamberger là-dessus ?


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.

Retrouvez-moi sur Twitter ou Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :

Share

PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner :

23.01.2023 à 10:37

🐺 Meute | Cybernetruc #08

François Houste

On explore encore le thème de l'intelligence artificielle, mais cette fois avec des capteurs, des loups, un space-opera, une porte des étoiles… Collaborer à large échelle, est-ce être intelligent ?
Texte intégral (5499 mots)

CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes désormais cent-vingt à suivre cette aventure. Bonne lecture ! 😉

Une meute de 4 loups dans les Vosges ! - FERUS

Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

🖐 Sensations

C’est un sujet qu’on a commencé à aborder en aparté lors de la dernière newsletter (🔗Liens, pour ceux qui l’ont manquée). En y parlant de perception et d’intelligence, deux idées nous sont venues en tête. Tout d’abord que la perception, telle qu’elle existe dans le règle animal et chez l’homme, peut très difficilement être transcrite chez les robots et les intelligences artificielles. Aujourd’hui, sur les cinq sens [🎥] qui caractérisent les êtres humains, seuls la vue et l’ouïe ont leurs équivalents pleinement fonctionnels chez les robots, par l’intermédiaire de caméras et de microphones. Certains capteurs pourraient bien sûr s’apparenter à un sens du toucher, mais en ce qui concerne le goût et l’odeur, on est loin d’un remplacement des sommeliers et des nez des maisons de parfum par les machines. Skynet chez Dior, ce n’est sans doute pas pour tout de suite.

Et puis surtout, ce qui manque aux robots, ce ne sont pas tant les capteurs que les moyens d’interpréter ce qu’ils captent. Les robots n’ont pas de sensations, mais seulement une interprétation chiffrée de signaux extérieurs. Et si la douleur peut éventuellement se ramener à des chiffres – on parle bien d’échelle de douleur – le dégoût et le plaisir sont eux difficilement quantifiables.

Un robot, une IA, cela reste avant tout un algorithme rationnel.

🎤 Capteurs

Mais il y a une autre différence de taille à explorer. C’est celle de la multiplicité de données captées par les intelligences artificielles. Là où un être humain est contraint par son corps, un programme informatique n’a, virtuellement, pas de limites quant à la quantité de données entrantes qu’il peut traiter. Et donc quant à la quantité de perception qu’il peut avoir simultanément.

Ses seuls limites sont liées à sa capacité de calcul et au déploiement physique de son réseau de capteurs.

Her en DVD : her - AlloCiné

☣ ATTENTION SPOILER ! – On se souviendra par exemple, dans le film her de Spike Jonze [🎥], que ce sont des millions de relations amoureuses simultanées que Samantha, l’intelligence artificielle, avoue entretenir. – fin du spoiler

Et les films et nouvelles d’anticipation regorgent de ces super-ordinateurs étendant leur réseau de caméras et de micros sur toute la surface du globe pour contrôler, et asservir l’humanité. Ou plus positivement parfois, assurer son bien être. Un exemple parmi d’autres, l’ordinateur imaginé par Isaac Asimov dans sa nouvelle The Evitable Conflict [📗], la dernière du recueil Les Robots. Un ordinateur qui collecte l’ensemble des données économiques, politiques, démographiques – et que sais-je encore – du monde et oriente les actions de chacun dans l’objectif de conserver la paix sur Terre. Si l’homme y perd son libre-arbitre, il y gagne en sérénité :

Dites plutôt quelle merveille ! Pensez que désormais et pour toujours les conflits sont devenus évitables. Dorénavant seules les Machines sont inévitables !

  • 🔄 Aparté. On se penchera à nouveau sur tout cela à l’occasion. Sur Norbert Wiener, sur les expériences du gouvernement chilien au début des années 1970 et sur les bonheurs annoncés de la cybernétique. En attendant, on peut se repencher sur ce (pas si) ancien article : 🔢 On peut débattre de tout, sauf des chiffres*.

Mais cette multiplication des capteurs et des signaux entrant ne crée pas pour autant de sensations, ni de sentiments. Et le traitement chiffré de milliards de données ne donne pas plus d’intelligence au silicium que le traitement de quelques octets.

Les millions d’aspirateurs autonomes vendus par Roomba et leurs millions de caméras espionnant les femmes dans leurs toilettes [📰] ne forment pas un réseau intelligent.

Il nous faut donc chercher ailleurs.

🐺 Meute

C’est donc une idée qu’on a abordé rapidement dans la dernière lettre que l’on va ressortir. Plutôt que d’étudier la multiplicité des capteurs, ne pourrait-on se pencher rapidement sur la multiplication des instances ? Petite plongée dans deux oeuvres de science-fiction pour s’inspirer.

Amazon.fr - A Fire Upon The Deep - Vinge, Vernor - Livres

La première, c’est A Fire upon the Deep de Vernor Vinge [📕]. Au cœur d’une longue et haletante épopée spatiale, Vernor Vinge imagine, au fond des profondeurs stellaires, une planète peuplée de… loups transcendants, faute de trouver meilleure description. Imaginez donc une meute de 4 à 8 loups, semblables aux animaux évoluant sur Terre, mais dont les esprits sont fusionnés et communiquent de façon continue. Chaque “individu” y est donc, en réalité, composé de 4 à 8 individualités – des esprits mais aussi des corps – cohabitant et collaborant. L’objectif de chacun de ses individus est bien entendu sa survie propre – et non pas forcément la survie des membres qui le composent, la nuance est importante – et la survie de la société globale qu’ils forment.

Ces individus évoluent au fil du temps. Leurs membres les plus anciens meurent, biologiquement – de vieillesse ou suite à des blessures – et sont remplacés par des membres plus jeunes qui doivent apprendre à cohabiter ou à dominer un esprit multiple, toujours dans l’intérêt de la survie de l’ensemble de ses membres.

IsaacAsimov Foundation'sEdge.jpg

Si l’on va (re)faire un tour du côté Isaac Asimov – ça commence à être une habitude par ici – on va cette fois se pencher sur Fondation Foudroyée [📗] (Foundation’s Edge en version originale). Je ne gâche pas cette fois l’intrigue de ce quatrième épisode de la sage Fondation, lisez-la par vous même… mais, dans ce volume les héros font la rencontre d’une planète nommée Gaïa sur laquelle l’ensemble des êtres sont connectés. Êtres vivants – humains et animaux – mais également plantes et minéraux. L’intégralité de l’écosystème Gaïa partage une seule et même conscience qui oeuvre, d’un commun accord, pour la survie, la prospérité et le bonheur de son ensemble. Une planète “connectée” en quelques sortes, sur laquelle les perceptions et sensations de chacun concernent tous les autres, et les réflexion des individus influent sur le destin commun du monde.

Une vision positive de la communion d’esprit.

Bug réplicateur Stargate - Etsy France

En version apocalyptique, on pourrait penser aux Réplicateurs de la série Stargate [📺], ces robots agissant de manière coordonnées et capables de se reproduire depuis une entité-mère assez… coriace.

🧠 Collaboration

Et c’est peut-être là qu’on pourrait en venir.

On n’évacuera pas, bien entendu, le question de la mémoire, de la perception, des sensations et des liens dans la définition de l’intelligence. Et on ne perdra pas de vue que de que nous appelons aujourd’hui par abus de langage une Intelligence Artificielle est avant tout une suite d’instructions, un algorithme. Il n’est pas question de prétendre encore une fois mettre sur un niveau équivalent la logique froide des programmes informatiques et la créativité du cerveau humain.

Mais…

Que se passe-t-il, dans notre réflexion sur la notion d’intelligence si nous créons quelque-chose d’un peu nouveau ? Si nous, par exemple, mettons en résonnance la multiplication des capteurs et la multiplication des instances. Un modèle capable, par l’abondance de signaux entrants, d’avoir accès à une quantité d’informations directes sans rapport avec la capacité de perception de l’être humain. Et en complément, un modèle capable, par la multiplication de ses instances – des copies similaires de ses fonctions de base – de rentrer dans une sorte de logique de gouvernance – de collaboration ? – entre plusieurs algorithmes complexes, à la façon dont les consciences des loups de A Fire upon the Deep cohabitent.

Si, bien entendu, on ne touche pas là à la créativité ou l’initiative humaine – ces modèles ne sont pas capables de créer de l’inédit – on arriverait peut-être bien à un système qui dépasserait la réflexion et la collaboration humaines. (“dépasser” non pas au sens de performance, mais de définition : qui irait au-delà de la définition humaine de l’intelligence.)

Et donc, un système qui, s’il n’est pas comparable directement à une intelligence humaine, mériterait peut-être par sa complexité le nom d’intelligence. Une intelligence autre, comme celle fantasmées des dauphins que l’on évoquait il y a quelques articles (voir 📚 Vocabulaire).

Espérer autre chose que la simple copie du cerveau humain, c’est peut-être là que réside le fantasme de l’intelligence artificielle ? Et dans ce cas, pourquoi pas quelque-chose que l’on pourrait appeler…. une intelligence de meute.

Je vous laisse gamberger là-dessus ?


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.

Retrouvez-moi sur Twitter ou Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :

Share

PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner :

13.01.2023 à 10:03

🔗Liens | Cybernetruc #07

François Houste

On parle de liens. On invoque Proust, Aristote, Descartes (un peu), Pierre Lévy et Duran Duran pour continuer à explorer la question : l'intelligence artificielle est-elle vraiment une intelligence ?
Texte intégral (5369 mots)

CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes désormais cent-vingt à suivre cette aventure. Bonne lecture ! 😉

Recette - Madeleines à l'ancienne en vidéo - 750g.com

Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.

🧠 Intelligence

C’est une phrase tombée d’une lecture que d’aucun ne manquerait de qualifier d’intello qui lance la réflexion cette fois-ci…

Michel Foucault - Leçon sur la volonté de savoir : cours au Collège de  France : 1970-1971. Le savoir d'Oedipe

Dans ses Leçons sur la volonté de savoir [📘], et notamment dans sa lecture de la Métaphysique d’Aristote [📕], Michel Foucault [📄] évoque la notion d’intelligence très rapidement, en complément de considérations sur la perception :

[…] Apparaît avec la mémoire la propriété d’être intelligent ; et apparaît avec cette audition le fait de pouvoir et d’être disposé à apprendre, l’aptitude à être disciple […]

C’est donc, la combinaison de la capacité de perception et de la mémoire qui, semble-t-il, fait l’intelligence. Cette combinaison unique différencie, pour Aristote, l’humain de l’animal. Je résumerai les choses grossièrement – en attrapant simplement quelques bribes du discours conjoint des deux philosophes – de la façon suivante. D’abord, l’homme se distingue par sa capacité à percevoir son environnement “pour le plaisir”, au-delà de sa simple nécessité de survie. C’est ainsi qu’il peut percevoir le beau, le plaisant et y revenir. C’est ainsi que la vue est devenue pour lui l’un des sens prédominants, puisqu’il est celui qui peut porter le plus de valeur esthétique. Vient ensuite la mémoire, et la capacité à rapprocher ses perceptions immédiates de ses perceptions passées au-delà de l’instinct de survie. L’homme possède la capacité à faire des liensterminologie que j’implante moi-même dans ce discours, mais qui est importante pour la suiteentre ses différentes expériences et ainsi à bâtir des rapprochements originaux sur ces bases. Concevoir des réflexions. Mettre en branle une… intelligence.

  • 🔄 Aparté. Si on veut creuser plus loin, on citera René Descartes – dont les propos sont mis en avant par Geoffrey Jefferson dans son article The Mind of Mechanical Man [📰] dont on parlait dans l’article 🧠 Intelligence il y a quelques semaines – qui défendait la conviction que l’animal ne fonctionne que par réflexes, là où l’homme est capable de réflexion.

On se permettra tout de même une réserve sur cette réflexion qui a, mine de rien, quelques millénaires d’ancienneté. Tout d’abord, qu’il y a aujourd’hui des questionnements ouverts sur l’intelligence et la conscience des animaux.

C’est l’un des sujets du Qui Parle ? d’Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós [📗] – que l’on abordait au passage dans le billet 🕺 Humains il y a quelques semaines – qui pose la question de notre capacité en tant qu’humain à comprendre une intelligence réelle mais non-humaine. Vous pouvez là-dessus rembobiner votre lecture de Cybernetruc depuis septembre (👽 Contact), c’est un thème récurrent par ici…

  • 🔄 Aparté. Et d’ailleurs, on pourra étendre la réflexion à la possibilité d’émergence d’une intelligence/conscience collective, au sein d’une espèce ou inter-espèce. Hypothèse star de nombre d’oeuvres de science-fiction, du Un Feu sur l’abîme [📕] de Vernor Vinge à l’hypothèse Gaïa et aux Spaciens du cycle de Fondation d’Isaac Asimov [📘]. Mais on digresse beaucoup… cela pourrait aussi être l’idée d’un prochain article.

Une question demeure : est-ce que les intelligences artificielles font des liens ?

☕ Madeleine

Le monde dans l'œuvre de Marcel Proust - Mister Prépa

Un lien, c’est quoi ? C’est une association, même ténue, entre deux idées. Ou, pour reprendre Aristote, entre une perception et un souvenir. Oui, on en revient toujours aux mêmes choses : la madeleine de Proust (avec la citation, parce que ça fait toujours plaisir de citer Marcel Proust et La Recherche [📗]) :

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin, à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot – s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience.

  • 🔄 Aparté. Cette question du lien et de ses rapports avec notre culture digitale a été massivement abordée dans une série d’articles nommée As We May Link, parue il y a plus d’un an sur le blog de l’agence Serviceplan [📄]. Je vous laisse vous y ressourcer si vous le souhaitez. Ça parle à la fois de liens, d’Arpanet, de Proust, de gnocchis et de communs. Régalez-vous.

Revenons donc à la question de l’intelligence artificielle. Est-elle capable de faire ces liens qui semblent si importants dans la définition de l’intelligence ? Pour le savoir, il faut se pencher sur deux questions :

  • Est-ce qu’une intelligence artificielle est capable de percevoir ?

  • Et a-t-elle a proprement parler une mémoire ?

Questions loin d’être évidentes.

👂 Perception

Sur le sujet de la perception, on pourrait s’en sortir en invoquant le peu de sens d’une I.A. Son manque de moyens de perception. Une intelligence artificielle – ou plutôt une intelligence générative pour ne parler que de celles qui occupent les unes des journaux depuis quelques mois – ne touche pas, ne goûte pas, ne sent pas... Peut-être voit-elle, si on considère l’interprétation des octets d’une image comme le sens de la vue. Et peut-être entend-elle, si l’on considère les prompts saisis pas les humains comme une parole. Ces deux sens pourraient peut-être suffire comme base de l’intelligence… sauf que… ils ne perçoivent pas le monde directement, mais seulement la représentation que nous lui transmettons via nos fichiers et nos phrases. L’I.A. n’a accès qu’à un environnement filtré, voilé par nos propres biais et nos propres interprétations et n’a aucune expérience directe du monde.

On pourrait rapprocher cela de l’allégorie de la Caverne de Platon [📄] à l’occasion. Mais quoi qu’il en soit, une IA générative ne semble pas à date avoir de perception directe du monde qui l’entoure.

🧠 Mémoire

Mais, est-ce que cela va mieux du côté de la mémoire ? Les données de base qui servent à entraîner une intelligence artificielle sont-ils à proprement parler une mémoire ?

C’est un peu plus difficile à juger. L’ensemble des faits, textes, données encyclopédiques ingurgités par une intelligence artificielle lors de son apprentissage pourraient effectivement s’apparenter à une sorte de mémoire. Un historique auquel elle se réfère lors de ses interactions avec les humains et qui inspire ses réponses. Sauf que…

Il n’existe pas, chez l’humain, de mémoire objective. Ce que nous appelons mémoire n’est jamais que la trace laissée par les perceptions passées. Les liens que nous faisons ne sont que des passerelles entre nos perceptions actuelles – la musique que j’écoute actuellement [💿] – et nos perceptions passées – les souvenirs que cette musique évoque, accumulés par mes propres sens [📺]. La mémoire est intimement liées à la perception, et à l’expérience personnelle.

Qu'est-ce que le virtuel ? - Pierre Lévy

On pourra se replonger pour comprendre cela dans l’anecdote de la madeleine de Proust, ou dans la définition de ce qu’est le Virtuel chez Pierre Lévy [📙], par le biais de son explication de la lecture :

Du texte lui-même, il ne rest bientôt plus rien. Au mieux, grâce à lui, nous aurons apporté quelque retouche à nos modèles du monde. Il nous a peut-être seulement service à faire entrer en résonnance quelques images, quelques mots, que nous possédions déjà. Parfois, nous aurons rapporté un de ses fragments, investit d’une intensité spéciale, à telle zone de notre architecture mnémonique, un autre à tel tronçon de nos réseaux intellectuels.

Lire n’est pas une expérience objective, c’est une construction de liens entre le ressenti actuel – le texte que nous sommes en train de lire – et nos expériences passées – éventuellement les textes que nous avons lu auparavant, eux-mêmes liés à nos lectures antérieures, à l’infini. Et surtout, cette expérience de lecture est, forcément, subjective puisqu’elle dépend de l’historique de lecture, de rencontres, de chacun. Il n’y a pas de lecture objective d’un texte. (On en parlait ici il y a longtemps.)

Mieux encore, les souvenirs de lecture, la mémoire, peut s’actualiser en fonction des lectures actuelles et prendre un nouvel éclairage… une boucle infinie, toujours en mouvement, se forme alors.

On en revient donc à la capacité de mémoire de l’intelligence artificielle. Il semble au regard de cela difficile de comparer la base de connaissances d’une IA au fonctionnement de la mémoire humaine. D’abord parce que cette mémoire ne serait pas liée aux perceptions mais à une base de données objectives, factuelle, à laquelle nous n’avons pas humainement accès. Ensuite parce que cette base de données, de souvenirs, est figée, stable, et semble incapable d’évoluer dans le temps.

Si la mémoire se base avant tout sur la perception, c’est avant tout la subjectivité et la malléabilité des souvenirs qui ferait l’intelligence. Reste donc à savoir si, pour devenir réellement intelligente, une IA pourrait devenir évolutive et… subjective.

Je vous laisse gamberger là-dessus ?


Un petit mot à propos de l’auteur ?

François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.

Retrouvez-moi sur Twitter ou Mastodon pour continuer la discussion.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :

Share

PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner :

12 / 20
 Persos A à L
Mona CHOLLET
Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
Michel GOYA
Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Frédéric LORDON
LePartisan.info
 
 Persos M à Z
Henri MALER
Christophe MASUTTI
Romain MIELCAREK
Richard MONVOISIN
Corinne MOREL-DARLEUX
Timothée PARRIQUE
Emmanuel PONT
Nicos SMYRNAIOS
VisionsCarto
Yannis YOULOUNTAS
Michaël ZEMMOUR
 
  Numérique
Binaire [Blogs Le Monde]
Christophe DESCHAMPS
Louis DERRAC
Olivier ERTZSCHEID
Olivier EZRATY
Framablog
Francis PISANI
Pixel de Tracking
Irénée RÉGNAULD
Nicolas VIVANT
 
  Collectifs
Arguments
Bondy Blog
Dérivation
Dissidences
Mr Mondialisation
Palim Psao
Paris-Luttes.info
ROJAVA Info
 
  Créatifs / Art / Fiction
Nicole ESTEROLLE
Julien HERVIEUX
Alessandro PIGNOCCHI
XKCD
🌓