09.07.2025 à 16:30
zelief
La Fed est-elle le dernier rempart contre la destruction de l’État de droit en Amérique ?
La théorie de l’exécutif unitaire déployée par l’administration Trump cherche à reprendre le contrôle sur les agences — dont l’indépendance garantit pourtant l’efficacité.
L’Union propose un autre modèle.
Pour Daniel Segoin, la responsabilité devant le juge de la Banque centrale européenne est un moyen de préserver aussi bien sa légitimité politique que la stabilité monétaire et l'attractivité économique.
L’article La Fed contre Trump : les banques centrales et les vertus économiques de l’État de droit est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Should there be a truly « independent » monetary authority ? A fourth branch of the constitutional structure coordinate with the legislature, the executive, and the judiciary ?
Milton Friedman 4
L’économie américaine est en phase d’expansion continue, avec une croissance dynamique et une inflation tout à fait contenue, en dépit des tensions géopolitiques du moment. La Réserve fédérale (ou « Fed ») vient alors de fêter son cinquantenaire et le Congrès organise pour l’occasion un retour d’expérience sur ce demi-siècle d’existence pour l’institut monétaire.
S’il ne s’est pas encore vu attribuer le prix Nobel d’économie, Milton Friedman est alors un économiste accompli, professeur à l’Université de Chicago, et vient de faire paraître son monumental ouvrage sur l’histoire monétaire des États-Unis. C’est ainsi naturellement que la Chambre des représentants l’invite à présenter ses vues sur l’expérience monétaire américaine des cinquante années passées. Il décide d’introduire son propos liminaire en se concentrant sur la thématique de l’indépendance dont jouit la Fed depuis seulement une dizaine d’années.
D’apparence anodine, l’interrogation de Friedman, à laquelle il répondra lui-même avec la plus grande réserve, résume pourtant parfaitement les débats qui, cinquante ans plus tard, agitent toujours la Réserve fédérale et la perception qui semble être celle de l’administration Trump sur les activités de celle-ci.
Il serait toutefois réducteur de limiter l’analyse de cette nouvelle controverse à une énième sortie désordonnée du Président américain.
Au contraire, les relations complexes entre le pouvoir exécutif et la banque centrale, que cristallise la communication en dents de scie de la Maison Blanche, s’inscrivent dans un débat plus vaste concernant la redéfinition de l’étendue du pouvoir exécutif aux États-Unis et la possible reconfiguration de l’État de droit.
Si le sort de la Réserve fédérale ne manque pas d’interpeller, en raison du rôle dévolu à cette institution aux États-Unis, mais également au-delà — pour stabiliser les marchés financiers et agir en qualité de prêteur de dernier ressort pour l’ensemble de la planète — il est utile de rappeler que les péripéties médiatiques actuelles la Fed s’inscrivent dans un débat plus large, qui concerne d’autres agences, et dont l’issue pourrait bien redéfinir les contours de l’État administratif américain.
Depuis le début des années 1990, les démocraties ont initié un véritable mouvement d’agencification de pans entiers de leurs politiques publiques.
Cette évolution avait pour objet principal de permettre le traitement impartial de certains sujets sans immixtion du gouvernement, qui aurait eu pour effet de favoriser un opérateur économique au détriment d’un autre. L’agencification tira ainsi sa légitimité de la compétence technique des agences, et du traitement impartial qu’elles accordent aux opérateurs dont elles doivent permettre la supervision, devenant ainsi, comme rappelé par Pierre Rosanvallon, un marqueur fort des États démocratiques modernes 5.
Si les États-Unis en furent les précurseurs, en consacrant des agences spécialisées dans la régulation de la concurrence (la FTC en 1914), la supervision des marchés financiers (avec la SEC en 1934) ou encore les chemins de fer (avec l’Interstate Commission en 1887) entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles, d’autres pays, comme la France, ont eu une conversion plus tardive qui a souvent accompagné l’adoption de législations libéralisant certains secteurs de l’économie française.
Cette évolution fut suffisamment notable pour amener le Conseil d’État à y consacrer son étude annuelle en 2012, dans laquelle il qualifiait le phénomène d’agencification de véritable « mode d’administration » des États modernes. Le Conseil d’État relevait ainsi que cette tendance constituait un nouveau mode de gestion publique, mais que son développement n’allait pas sans créer des interrogations multiples. Cette extension du champ de la domination des agences a d’ailleurs pu, en France mais également dans d’autres États de l’Union, faire l’objet de critiques croissantes 6.
Le Parlement français, à plusieurs reprises 7, mais également le juge constitutionnel allemand 8 ou le législateur espagnol, ont chacun, dans des contextes différents, pu s’interroger sur cette tendance de fond. En résultent des tentatives plus ou moins désordonnées de fusions et/ou de suppression d’agences — sans effet réellement visible à ce stade.
Un même débat se noue aux États-Unis, mais il y prend une forme davantage doctrinale, opposant les tenants de deux visions concurrentes de l’étendue des pouvoirs de l’exécutif.
D’une part, la théorie de l’exécutif unitaire, au terme de laquelle le Président dispose d’une autorité totale et complète sur l’ensemble des émanations du pouvoir exécutif, qu’il s’agisse de ministères ou d’agences. Cette théorie se fonde sur deux fictions juridiques. (La première est que le Président serait, sur le plan constitutionnel, la seule incarnation du pouvoir exécutif. La seconde, résultant de la première, voudrait que le Président se voit attribuer l’entièreté des pouvoirs de l’exécutif.) La conséquence pratique de cette doctrine est que les départements ministériels ou les agences n’ont ni une existence ni un pouvoir propre et autonome, mais constituent simplement des auxiliaires du seul détenteur du pouvoir exécutif réel qu’est le Président.
Selon la théorie de l’exécutif unitaire, le Président dispose d’une autorité totale et complète sur l’ensemble des émanations du pouvoir exécutif, qu’il s’agisse de ministères ou d’agences.
D’autre part, la théorie dite légaliste énonce qu’il revient au Congrès de structurer et d’organiser les agences indépendantes. Dans cette acception, le pouvoir de nommer ou de démettre des membres d’une agence demeure une prérogative parlementaire, notamment en ce qui concerne les membres dirigeants de ces agences.
La théorie de l’exécutif unitaire, lorsqu’elle se déploie, rend donc possible un important renforcement des pouvoirs du Président et de son administration, dont les agences, mais également le Congrès, peuvent faire les frais 9.
À partir de 1935, la Cour Suprême des États-Unis a constamment tenu une ligne jurisprudentielle favorable aux agences et limitant les capacités d’immixtion de l’exécutif dans la gestion de celles-ci. Depuis une décision Humphrey’s Executor 10 de 1935, la Cour Suprême estime en effet qu’il est conforme à la Constitution de limiter les pouvoirs du Président en l’empêchant par un acte législatif de limoger des responsables d’une agence. Cette ligne jurisprudentielle a ainsi accompagné et légitimé le mouvement d’agencification que l’on observe aux États-Unis comme dans la plupart des États occidentaux.
Cette ligne jurisprudentielle d’apparence séculaire a toutefois été progressivement amoindrie par une série d’affaires récentes, sur lesquelles nous reviendrons, ouvrant la voie aux débats qui agitent aujourd’hui les États-Unis.
Initialement cantonnés aux joutes entre constitutionnalistes conservateurs (partisans de la doctrine originaliste) et progressistes (partisans du Living constitutionalism) ces débats prennent désormais une tournure plus politique.
En procédant à des suppressions d’agences, ou à des mises en démission de leurs dirigeants, ou plus encore en attaquant nommément le gouverneur de la Réserve fédérale par les tweets de son Président, l’administration Trump a en effet réactualisé et publicisé un débat jusqu’alors largement contenu aux seuls cercles des constitutionnalistes.
Indubitablement, ces mesures font réagir et suscitent une forte réprobation de l’opposition démocrate, mais également des spécialistes de ces sujets, pour qui la remise en cause de l’indépendance des agences constitue un prélude à leur politisation excessive — au détriment de l’intérêt général et de la stabilité des marchés dont elles assurent la supervision.
L’administration Trump a réactualisé et publicisé un débat jusqu’alors largement contenu aux seuls cercles des constitutionnalistes.
Daniel Segoin
Les débats entourant le sort de la Réserve fédérale et de son gouverneur s’inscrivent dans cette dynamique, tout en en constituant à la fois l’exemple le plus saillant mais aussi le plus contesté.
Pensée par Hamilton comme une instance indispensable à l’indépendance (financière) des États-Unis, la prédécesseure de la Fed, la First Bank, fut fondée en 1791 sur le modèle de la Bank of England d’alors. La First Bank devait ainsi opérer comme une institution de droit privé dotée de prérogatives de puissance publique, l’amenant de facto à endosser les responsabilités d’une banque centrale. Tout en disposant d’actionnaires privés, la First Bank se distinguait en effet d’une banque classique en ce qu’il lui revenait d’agir comme agent fiscal du gouvernement et de prêter en dernier ressort à ce même gouvernement — qui demeurait par ailleurs son actionnaire majoritaire.
Cette première expérience toucha à son terme lorsque le Congrès refusa de renouveler la licence d’opération octroyée à la First (puis à la Second) Bank. De 1841 à 1913, les États-Unis fonctionnèrent donc sans réelle Banque centrale et déléguèrent à des acteurs privés sous agrément la gestion de la monnaie. Une série de paniques financières, qui culmina en 1907 et nécessita le sauvetage de l’industrie financière américaine par des prêts et liquidités fournies par le banquier JP Morgan, devait rappeler l’utilité d’une telle institution.
C’est ainsi que la Fed fut établie en 1913, sous sa forme moderne, par une simple loi votée au Congrès. Ce n’est toutefois que dans les années 1940 que vint se poser la question de son indépendance et de la nécessité de couper le cordon ombilical l’unissant encore avec le Trésor américain. Les poussées inflationnistes consécutives à la fin de Seconde Guerre mondiale et à la guerre de Corée créèrent les conditions d’un débat qui devait mener à l’indépendance de la Fed, afin que celle-ci se consacre librement à la lutte contre l’inflation et décharge le Trésor de sa responsabilité en la matière 11.
Finalement octroyée par le Trésor, cette indépendance prit la forme d’un accord bilatéral entre les deux institutions, conclu en 1951.
En procédant de la sorte, le politique américain entendait préserver la gestion au long cours de la politique monétaire et de la lutte contre l’inflation des aléas et calculs politiques à court terme. La monnaie devenait ainsi une matière « trop importante » pour être laissée aux seuls desideratas des politiques à courte vue. D’évidence, cette vision ne semble plus tout à fait partagée par l’actuel locataire de la Maison-Blanche.
Les sorties du Président américain à l’égard de la Fed et de son gouverneur ne constituent toutefois que le dernier épisode d’un débat déjà réactivé il y a une quinzaine d’années, à la faveur d’évolutions dans la jurisprudence de la Cour suprême qui ont abouti à relativiser la portée de la décision Humphrey précitée. Ces décisions ont largement porté sur des agences actives dans le domaine financier, renforçant encore davantage les raisonnements par analogie avec la Réserve fédérale.
La première brèche réalisée par la théorie de l’exécutif unitaire dans le mur protecteur de l’indépendance des agences que constituait la jurisprudence Humphrey s’observa dès 2010, dans une affaire concernant le bureau de supervision des comptables financiers 12, une filiale de la SEC (l’agence de supervision des marchés financiers). La Cour Suprême refusa en effet d’étendre le bénéfice de Humphrey à cette filiale, malgré l’indépendance dont jouissait la SEC, en relevant que ses dirigeants étaient des employés de second rang, eux-mêmes nommés par des dirigeants indépendants (en l’occurrence ceux de la SEC).
La première brèche réalisée par la théorie de l’exécutif unitaire dans le mur protecteur de l’indépendance des agences que constituait la jurisprudence Humphrey s’observa dès 2010.
Daniel Segoin
Cette tendance s’affirma encore davantage en 2020 dans une décision concernant le CFPB 13 (Consumer Financial Protection Bureau), l’agence de protection des consommateurs en matière financière, où la Cour Suprême put confirmer que le directeur du CFPB était bien amovible à la discrétion du Président qui pouvait ainsi prononcer sa mise en démission forcée. Bis repetita, en 2021, dans une affaire Collin v. Yellen 14 relative à la FHHA, l’agence chargée de superviser les institutions financières « Fannie Mae », « Freddie Mac », ainsi que les banques régionales de refinancement de crédit immobilier qui jouent un rôle clé dans le fonctionnement du marché hypothécaire américain (comme la crise financière a pu le rappeler). Cette agence disposant d’une gouvernance similaire à celle du CFPB, la Cour suprême reprit son raisonnement de 2020 et confirma que le Président avait toute latitude pour démettre de ses fonctions le directeur d’une telle agence.
La question qui demeurait à l’issue de cette série d’affaires était donc de savoir si cette lecture restrictive — et dans une certaine mesure révisionniste — de Humphrey devait perdurer et s’étendre, de sorte à s’appliquer à des agences indépendantes caractérisées, à l’instar de la Fed, par une gouvernance multipartite.
L’administration Trump donne le sentiment de s’être préparée à cette éventualité en théorisant les justifications qui pourraient être données à une possible remise en cause de l’indépendance de la Fed et de ses dirigeants.
Dans un executive order adopté le 18 février dernier 15, la Maison Blanche énonce sa doctrine à l’égard des agences. Tout en prenant soin d’accorder un traitement différencié à la Fed, elle y rappelle que l’indépendance de celle-ci ne saurait couvrir les activités de supervision bancaire et se limite donc à la seule politique monétaire. Cette distinction semble toutefois difficile à réaliser en pratique tant les deux domaines sont imbriqués et sont, in fine, régis par une même structure décisionnelle. La remise en cause du mandat d’un des membres du Conseil au titre de ses activités de superviseur bancaire aurait ainsi inévitablement des conséquences sur la capacité de ce membre à exercer sa tâche de banquier central.
Le débat qui se noue actuellement aux États-Unis, dans un contexte politico-économique et des traditions juridiques qui lui sont propres, résonne toutefois avec force de notre côté de l’Atlantique.
L’indépendance des banques centrales et, plus encore, celle de la BCE furent en effet l’enjeu de débats passionnés lors de l’adoption du Traité de Maastricht, au cours desquels deux modèles se firent face. D’un côté, un modèle volontiers qualifié de franco-anglais, qui tout en validant l’existence d’une banque centrale disposant d’une personnalité juridique propre soumettait celle-ci aux instructions du Trésor. À l’opposé, le modèle incarné par la Bundesbank allemande préconisait d’accorder une indépendance complète à la banque centrale.
Des considérations politiques liées à la négociation du traité de Maastricht 16, auxquelles s’ajoutèrent le bilan flatteur de la Bundesbank pour lutter contre l’inflation (à l’inverse des résultats moins probants de la Banque de France et de la Bank of England), firent décisivement pencher la balance en faveur du modèle allemand.
Ce véritable changement de paradigme s’est néanmoins réalisé au prix d’ajustements importants en France, où il fut nécessaire de modifier la Constitution afin de reconnaître implicitement que les dispositions de l’article 20, selon lesquelles il revient au seul gouvernement de déterminer et de conduire l’entièreté des politiques de la nation, ne devaient plus s’appliquer à la Banque de France et à la politique monétaire. Une loi votée par le Parlement en 1993 17 formalisa par la suite cette indépendance.
De même, au Royaume-Uni, le Trésor octroya une indépendance opérationnelle à la Bank of England en 1997 avant que le Parlement n’adopte en 1998 une loi dédiée 18 formalisant cette évolution. Celle-ci demeure aujourd’hui alors même que les Britanniques, à présent en dehors de l’Union et de ses traités, auraient tout à fait pu revenir sur cet acquis. Le choix de maintenir cette structure malgré le Brexit témoigne donc d’une véritable adhésion à ce modèle de gestion institutionnelle de la monnaie.
Ces évolutions constitutionnelles et législatives ont ainsi consacré la victoire du modèle porté par l’Allemagne, mais également par les États-Unis, qui avaient alors expérimenté avec un certain succès les effets d’une banque centrale indépendante. L’indépendance des banques centrales devint ainsi la norme pour l’Union européenne et, au-delà, elle devint même l’un des mètres-étalons d’une gouvernance institutionnelle accomplie de la monnaie, endossée par les analystes financiers et les grandes organisations financières internationales (FMI, Banque Mondiale, etc).
L’indépendance des banques centrales devint la norme pour l’Union et, au-delà, elle devint même l’un des mètres-étalons d’une gouvernance institutionnelle accomplie de la monnaie, endossée par les analystes financiers et les grandes organisations financières internationales.
Daniel Segoin
À ce jour, ce mode de gouvernance semble avoir largement fait ses preuves 19. À l’inverse, on a pu observer chez d’autres banques centrales qu’une fois leur indépendance perdue, leur capacité à lutter efficacement contre l’inflation s’en trouvait grandement affectée avec, dans certains cas, une inflation soutenue à deux chiffres 20.
D’apparence, le Traité de Maastricht a donc consacré une forme de convergence idéologique entre l’Union européenne et les États-Unis en ce qui concerne l’indépendance des institutions monétaires 21. Toutefois, il est possible de relever deux motifs de divergence clés entre l’Eurosystème et le système Fed qui, à l’aune des débats ayant actuellement cours outre-atlantique, prennent tous leurs sens.
La BCE s’est vue dotée d’une indépendance renforcée dont le fondement juridique se trouve dans le traité de Maastricht. En procédant de la sorte et en organisant l’indépendance de leur banque centrale dans les traités de l’Union, les États membres prirent une décision forte qui devait consacrer le principe, mais également rendre toute modification de celui-ci très largement hors de portée des conjonctures politiques. Seule une modification des traités à l’unanimité des États, impliquant le plus souvent des ratifications nationales, pourrait permettre d’amender le statut de la BCE. Au surplus, la BCE s’est vue attribuée, également dans le traité, un véritable rôle de « procureur de l’indépendance » en étant en mesure d’introduire des actions en justice contre les États de la zone euro dont la banque centrale serait en violation de cette règle 22.
À cette première distinction avec les États-Unis, voulue par les États membres s’en est ajoutée une seconde, très largement fortuite. Contrairement à la Réserve fédérale, mais également à bien d’autres banques centrales, la BCE peut faire, et en pratique fait l’objet de nombreux recours juridictionnels.
À la protection unique dont bénéficie la BCE répond une exposition au contrôle juridictionnel sans précédent dans les États modernes. À la différence de la Fed, dont les opérations de politique monétaire demeurent largement en dehors du contrôle juridictionnel, la BCE peut voir ses décisions contestées devant le juge. Des décisions en matière de supervision bancaire ou de politique monétaire ont ainsi pu faire l’objet de contentieux nourris devant le juge de l’Union.
Cette faculté est en outre facilitée par des contentieux pouvant naître devant le juge national, dont les règles procédurales peuvent faciliter de tels recours, avant de rejoindre Luxembourg et la CJUE. Non sans une certaine ironie, le juge constitutionnel allemand, qui s’était largement tenu à distance des décisions de la Bundesbank lors des décennies précédant la création de l’Euro, a d’ailleurs très largement endossé ce type de contrôle juridictionnel en ce qui concerne les décisions de la BCE.
Ces recours contribuent à organiser la responsabilité juridique de l’institution mais également — et surtout — à justifier du bien-fondé de ses décisions. Des particuliers, des établissements financiers, des hommes politiques eurocritiques voire même franchement eurosceptiques ont ainsi pu largement faire usage de cet outil au cours de la décennie écoulée. Inversement, les possibilités de tels recours demeurent très largement fermées aux États-Unis où il est exclu de soumettre des décisions de politique monétaire au contrôle du juge 23.
Assurément, ces deux éléments de divergence ont leurs effets pervers. La rigidité des Traités peut empêcher une mise à jour parfois nécessaire des responsabilités et des compétences des institutions de l’Union, y compris de la BCE. De même, la forte exposition au contentieux amène à déplacer vers les prétoires des débats concernant des décisions de nature économique complexes, pour lesquelles le juge n’est pas nécessairement le mieux placé pour arbitrer d’éventuelles controverses.
Mais ces divergences constituent aussi des atouts certains dans le contexte politique actuel.
La consécration d’une indépendance renforcée rassure en effet investisseurs et opérateurs économiques sur la stabilité et la prévisibilité du cadre d’action monétaire de la zone euro. Alors que les États-Unis offrent aujourd’hui un cas pratique 24 des effets négatifs de l’incertitude des choix politiques sur les décisions d’investissement des agents économiques, l’engagement européen envers l’indépendance des banques centrales rassure.
Dans un système à indépendance renforcée comme celui ayant cours dans l’Union, il est utile de prévoir une forme de contrepartie aux actions de la banque centrale : le contrôle du juge peut alors devenir une solution tout à fait indiquée. Il permet de publiciser, par des audiences et des arrêts publics, les raisonnements et justifications à l’action monétaire, tout en interrogeant sur d’éventuels abus de pouvoir, perçus ou réels. En mettant à portée de recours toute décision de la BCE, ce mécanisme de transparence judiciaire permet d’élargir le dialogue monétaire au-delà des seuls spécialistes ou autres « ECB watchers ». Enfin, ce type d’affaires rappelle l’ancrage de l’Union au sein d’un système institutionnel régi par la règle de droit, offrant là-encore une garantie utile et rassurante pour les investisseurs financiers et autres opérateurs économiques.
Alors que les États-Unis offrent aujourd’hui un cas pratique des effets négatifs de l’incertitude des choix politiques sur les décisions d’investissement des agents économiques, l’engagement européen envers l’indépendance des banques centrales rassure.
Daniel Segoin
Fréquemment passés sous silence quand on cherche à expliciter les éléments qui permettent la domination du dollar, la robustesse et la prédictibilité du système juridique américain, ses « checks and balances » et, plus largement, l’importance que les États-Unis ont toujours accordé à l’État de droit, y jouent pourtant un rôle décisif.
C’est en effet le respect de ces principes qui permet aux investisseurs, notamment les non-Américains, d’envisager sans coup férir l’achat d’actions ou d’obligations libellées en dollars qu’ils pourront à tout moment, et de manière relativement prévisible, revendre, utiliser comme collatéral ou adosser à d’autres transactions financières. C’est également la facilité d’un accès régi par le droit et non-discriminatoire au dollar (hormis pour les pays sous sanctions) qui renforce l’attractivité de cette devise pour les transactions commerciales transfrontières.
L’indépendance des banques centrales et son effet sur la crédibilité et la stabilité de la monnaie dont elles ont nommément la charge sont ainsi étroitement liés. Des exemples récents, comme la Turquie, en attestent et rappellent que ce lien est plus fondamental qu’il n’y paraît aux premiers abords.
Malgré l’irrésistible ascendant dont semble bénéficier la théorie de l’exécutif unitaire dans le paysage juridique américain, la particularité des activités de la Réserve fédérale semble avoir fait son chemin jusque dans les prétoires de la Cour suprême.
Saisie d’un recours faisant suite à la décision du Président Trump de démissionner d’office les dirigeants de deux agences (le National Labor Relations Board et le Merit Systems Protection Board), la Cour Suprême dût se prononcer en urgence dans le cadre d’un référé le 22 mai dernier 25. La décision rendue a une nouvelle fois conforté la théorie de l’exécutif unitaire, la Cour Suprême jugeant que l’administration Trump était dans son bon droit en procédant au limogeage des dirigeants des agences précitées.
Le juge américain a toutefois trouvé utile d’insérer un obiter dictum à sa décision supposément entièrement dédiée au National Labor Relations Board et au Merit Systems Protection Board. Comme pour mieux anticiper d’éventuelles réactions des marchés financiers, qui auraient pu trouver dans cette décision des motifs d’incertitude sur les décisions à venir de la Fed, la Cour Suprême rappelle opportunément que la solution retenue ne vaut pas pour la Réserve fédérale qui doit pouvoir bénéficier d’un régime ad hoc la préservant de la théorie unitaire, pour les motifs qui suivent : « The Federal Reserve is a uniquely structured, quasi-private entity that follows in the distinct historical tradition of the First and Second Banks of the United States. »
Sans que chacun des motifs énoncés ci-dessus pour préserver indépendance de la Fed n’emporte totalement l’adhésion de l’observateur avisé des statuts et de l’histoire de la banque centrale américaine 26, cet ersatz de décision conforte l’idée selon laquelle, la théorie unitaire trouverait, avec la Réserve fédérale, une limite importante à son expansion.
Il est tentant de voir dans l’épreuve de force à laquelle se livre l’administration Trump avec la Réserve fédérale une nouvelle marque de l’exceptionnalisme américain.
Les ambitions trumpiennes portent en elles un retour marqué au fait majoritaire au sein des politiques publiques avec, inévitablement, de possibles effets négatifs à escompter sur l’impartialité perçue ou réelle des décisions adoptées.
Semble ainsi s’achever dans le cadre américain un mouvement doctrinal entamé il y a plus d’un siècle, et dont le déploiement est devenu au fil des années une des modalités d’action d’un grand nombre de démocraties.
La théorie unitaire trouverait, avec la Réserve fédérale, une limite importante à son expansion.
Daniel Segoin
Pour les banques centrales, cette remise en cause ne semble pour l’instant pas être à l’ordre du jour. Néanmoins, on observe également pour celles-ci des demandes de reconfiguration de leur indépendance avec des appels récurrents en faveur d’une meilleure « accountability » (transparence) 27 ou d’une plus grande coordination avec les autres acteurs du jeu politique 28.
La banque centrale peut difficilement, après avoir vu à la faveur des crises successives des deux décennies écoulées, son champ d’action s’étendre, escompter demeurer sur son Aventin. À tout le moins, le juge semble aujourd’hui — de manière distincte — en Europe comme aux États-Unis désireux d’avoir voix au chapitre.
Si elle peut être perçue comme un facteur de complexification, cette immixtion du judiciaire nous semble utilement contribuer au maintien d’un cadre juridique respectueux de l’État de droit.
Néanmoins, et c’est sûrement l’enseignement ultime de cette saga américaine concernant la Fed et la consécration en droit d’un statut particulier pour celle-ci, les bénéfices de l’État de droit 29 pour l’économie constituent peut-être la plus solide justification au maintien d’institutions opérant à rebours du fait majoritaire.
L’article La Fed contre Trump : les banques centrales et les vertus économiques de l’État de droit est apparu en premier sur Le Grand Continent.
04.07.2025 à 18:56
Matheo Malik
Qui est vraiment sur le point de prendre le contrôle du canal de Panama ?
Un gigantesque deal infrastructurel complexe est au cœur de la rivalité sino-américaine.
À la manœuvre de cette délicate opération — pour l’instant bloquée par la République populaire de Chine — un capitaine italien, Gianluigi Aponte, à la tête d’un empire maritime, pourrait jouer un rôle stabilisateur.
Enquête sur les trajectoires mondiales des tailleurs de Panama.
L’article Les prédateurs de Panama : BlackRock, CK Hutchison et MSC entre Donald Trump et Xi Jinping est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Li Ka-shing, fondateur de CK Hutchinson
Laurence « Larry » Fink, fondateur et PDG de BlackRock
Gianluigi Aponte, fondateur de la Mediterranean Shipping Company
Donald Trump
Xi Jinping
Ce ne sont pas eux qui l’ont fait. C’est nous. Les Panaméens n’ont même pas fourni la main-d’œuvre, venue de Chine, d’Afrique, de Madagascar, des Caraïbes et d’Inde.
En 1996, dans son roman d’espionnage Le Tailleur de Panama, John Le Carré met en scène un personnage affirmant que ce sont les États-Unis, et non le Panama, qui auraient bâti le canal reliant l’Atlantique au Pacifique.
Parmi les nationalités des ouvriers, un pays est mis en avant : la Chine.
Le 20 janvier 2025, l’évocation du canal de Panama est la seule occasion de son discours d’investiture où Trump parle directement et ouvertement de la Chine.
Selon lui, avant d’être assassiné, le président McKinley aurait « donné à Teddy Roosevelt l’argent pour nombre de ses grandes réalisations, y compris le canal de Panama, qui, folie, a été offert au Panama, alors que les États-Unis — imaginez-vous — y ont investi plus qu’ailleurs et perdu 38 000 vies pour le construire (…). Aujourd’hui, la Chine exploite le canal de Panama. Nous ne l’avons pas cédé à la Chine. Nous l’avons donné au Panama, et maintenant nous le récupérons. »
Le rêve d’un canal reliant les océans à travers l’isthme de Panama datait de plusieurs siècles mais avait longtemps été jugé trop ambitieux. La tentative française menée par Ferdinand de Lesseps dans les années 1880 échoua spectaculairement en raison d’une gestion défaillante, de maladies dévastatrices, de problèmes financiers et d’erreurs d’ingénierie.
En 1904, les États-Unis, stimulés par Theodore Roosevelt, redonnèrent vie au projet.
Le canal de Panama devait alors devenir — et devint — l’emblème de la puissance infrastructurelle et du savoir-faire technique américains, capables de mobiliser une main-d’œuvre colossale pour un défi exceptionnel et d’« organiser le monde ».
Qui a vraiment construit le canal de Panama ?
Près de 200 000 ouvriers travaillaient sur le chantier pendant la décennie de construction, et entre 150 000 et 200 000 personnes ont migré vers l’isthme pour y participer. Ils venaient des États-Unis et du Canada, des Caraïbes, d’Europe du Nord et du Sud, d’Inde. Gérer cette main-d’œuvre diversifiée et décider qui recruter représentait un défi majeur pour les responsables américains. John F. Stevens, ingénieur en chef de 1905 à 1907, joua un rôle crucial : il réorganisa le chemin de fer et optimisa le transport des déblais. Avec son équipe, il débattit longuement des qualités respectives des ouvriers selon leur origine et leur nationalité.
Les ouvriers originaires des Antilles britanniques, notamment d’ascendance africaine, constituaient la majorité de la main-d’œuvre sous l’effort français et restèrent le choix privilégié des Américains, malgré les réserves de certains responsables, dont Stevens, sur leur prédominance.
L’idée d’importer des travailleurs chinois fut sérieusement envisagée et soutenue par Stevens, mais elle se heurta à l’opposition des États-Unis — et du gouvernement chinois.
Quand l’Europe en ruine était sur le point de s’autodétruire, l’Amérique incarnait la terre de la construction en se plaçant à la pointe des infrastructures mondiales.
Alessandro Aresu et Antonio Caffaro
Cette question du recrutement était étroitement liée à l’urgence pour Theodore Roosevelt d’achever le canal. Lors de sa visite très médiatisée sur le chantier en novembre 1906, il inspecta les machines, grimpa sur une pelleteuse à vapeur pour en tester la solidité, puis déclara aux ouvriers que ce chantier représentait la plus grande œuvre d’ingénierie entreprise à ce jour et que les critiques finiraient par s’effacer avec le temps. C’était la première fois de l’histoire des États-Unis qu’un président en exercice se rendaient à l’étranger.
Nombreux furent les travailleurs qui signèrent un contrat avec le gouvernement américain, tandis que d’autres vinrent de leur propre initiative. Des milliers de femmes rejoignirent le chantier comme blanchisseuses ou domestiques. Réduire la construction du canal à l’unique mérite et aux seules pertes américaines occulte ainsi l’apport essentiel de ces travailleurs afro-caribéens qui cherchaient un meilleur salaire, apprenaient un métier et entamaient une nouvelle vie.
L’ouverture du canal en 1914 — presque simultanément au début de la Première Guerre mondiale — renforça son aura mythique.
Dans les nuages de la guerre, il fut perçu comme un rayon de soleil : quand l’Europe en ruine était sur le point de s’autodétruire, l’Amérique incarnait la terre de la construction en se plaçant à la pointe des infrastructures mondiales. Surtout, les États-Unis devenaient une puissance maritime accomplie, conformément aux rêves du capitaine Alfred Mahan dont les théories avaient influencé Roosevelt.
La zone du canal devint une colonie américaine.
Le traité Hay–Bunau-Varilla de 1903 garantissait aux États-Unis le contrôle complet et perpétuel d’une bande de dix milles coupant en deux la République de Panama, largement effacée par ailleurs du récit dominant sur la construction du canal : lors de l’Exposition Panama-Pacifique de 1915, les représentants panaméens furent même été exclus des cérémonies d’inauguration, un affront humiliant.
Un observateur britannique en 1910 notait que la République de Panama était à la merci des États-Unis — qui la traitaient comme leur propriété. Cette relation coloniale dura jusqu’à la fin du XXe siècle, quand le traité Torrijos-Carter établit la procédure de transfert progressif du canal et de la zone à la République de Panama.
Ce bref détour historique est essentiel pour comprendre comment sont aujourd’hui structurées les rivalités géopolitiques autour du canal.
Né en 1928 à Chaozhou, dans la province du Guangdong, en Chine, Li Ka-shing a grandi dans une famille d’intellectuels.
Son enfance est marquée par la guerre sino-japonaise qui conduit ses parents, en 1940, à chercher refuge à Hong Kong, alors colonie britannique. Depuis, la vie de Li Ka-shing ne cessera d’être étroitement liée aux destins économiques et politiques du « port parfumé ».
Après ses premiers emplois, il fonde en 1950, à l’âge de 22 ans, la Cheung Kong Industries. L’entreprise, qui commence son activité avec la production de fleurs en plastique, évoque le nom du fleuve Yangtsé. À partir de ce premier marché, elle se tourne dans les années 1960 vers l’investissement immobilier, anticipant la hausse des valeurs à Hong Kong et devenant un « tigre » immobilier. À la fin des années 1970, avec le rachat de Hutchison Whampoa à HSBC, Li Ka-shing entre dans le saint des saints économiques de l’élite commerciale britannique : son portefeuille comprend des ports, des magasins et des infrastructures de télécommunications.
Au fil des années, grâce à son sens aigu des affaires, il se taille un surnom : « Superman ».
Li continue de miser sur Hong Kong dans les moments d’incertitude politique, et la croissance de ses entreprises accompagne la transition vers le retour à la République populaire de Chine. Mais il est également un habile diversificateur : non seulement dans les secteurs — de l’immobilier aux ports, en passant par la vente au détail, l’énergie et les opérateurs de télécommunications — tout en gardant à l’esprit les domaines offrant des flux de trésorerie stables pour équilibrer le risque politique, mais aussi au niveau géographique. Son empire s’étend sur plus de cinquante pays et mise de plus en plus sur l’Europe, qui pèse désormais beaucoup plus lourd dans ses affaires que Hong Kong et la République populaire de Chine.
« Superman » pratique également l’art du désinvestissement : il ne s’attache pas aux actifs et cherche à s’en débarrasser au bon moment — comme il l’a fait par exemple à la fin des années 1990 dans le secteur de la téléphonie, en profitant du pic du marché.
Une restructuration fondamentale de l’empire de Li Ka-shing a eu lieu en 2015, avec la création de CK Hutchison Holdings — ports, vente au détail, infrastructures — et CK Asset Holdings — immobilier et hôtellerie. Les ports sont un pilier historique de son empire, qui part de Hong Kong pour investir dans les ports à conteneurs britanniques — là encore, avec le revers de la subordination coloniale — dès le début des années 1990 pour s’étendre au fil des ans à tous les continents.
Les relations entre Li Ka-shing et le Parti communiste chinois ont connu des hauts et des bas.
La période « de la réforme et de l’ouverture » sous Deng Xiaoping crée de grandes opportunités pour des entrepreneurs comme lui, y compris en République populaire. « Superman » s’aligne alors sur les intérêts du Parti même dans les moments difficiles, par exemple en investissant en Chine après les événements de la place Tiananmen. Ses relations avec Jiang Zemin sont solides.
L’acquisition des ports situés aux extrémités du canal de Panama en 1997, peu après la rétrocession de Hong Kong à la Chine, peut également être interprétée comme un passage des ambitions mondiales de Pékin, qui ne sont pas poursuivies de manière explicite mais par le biais de capitaux « amis ». À l’ère de Xi, en revanche, les critiques à l’égard de la diversification géographique de l’empire de Li Ka-shing se renforcent.
Le « Superman des ports » pratique l’art du désinvestissement : il ne s’attache pas aux actifs et cherche à s’en débarrasser au bon moment
Alessandro Aresu et Antonio Caffaro
À bientôt cent ans, il évolue désormais dans un monde radicalement différent.
Son fils et héritier, Victor Li, est président de CK Hutchison. Pour la République populaire, Hong Kong n’est plus un modèle économique à suivre ni le carrefour privilégié des relations entre l’Occident et les autres économies asiatiques. C’est désormais un territoire intégré dans la sphère politique chinoise.
Or la croissance économique de Pékin passe par une ascension impressionnante dans les filières maritimes — de la construction navale sous toutes ses formes aux transporteurs maritimes, en passant par les terminaux, les câbles sous-marins, les grues et les plateformes numériques de gestion logistique.
D’une part, cette ascension inquiète de plus en plus les États-Unis dans le cadre de l’alignement bipartisan anti-chinois qui caractérise la politique de Washington dans la guerre des capitalismes politiques. D’autre part, le Parti communiste chinois veut préserver et renforcer ce pouvoir des infrastructures — et il est prêt à mobiliser à cette fin tous les instruments de contrôle du marché et des transactions au nom de la sécurité nationale.
D’un côté, le Parti a besoin des entrepreneurs et de leurs compétences. De l’autre, comme il l’a confirmé à plusieurs reprises, il ne tolérera jamais que quiconque remette en cause la primauté de sa politique — qu’il continuera d’affirmer.
L’histoire de BlackRock, le « rocher noir » qui gère plus de 10 000 milliards d’actifs, est intimement liée à celle de son fondateur et PDG, Laurence Fink, dit Larry, l’une des personnalités les plus influentes de la finance mondiale depuis des décennies.
Né en 1952, Fink grandit en Californie et commence sa carrière financière dans les années 1970 à New York dans la banque d’investissement First Boston. Après être devenu le plus jeune directeur général de la banque et membre du comité de direction, il subit un revers considérable : sa division enregistre de lourdes pertes en raison de prévisions erronées sur les taux d’intérêt.
Mais Fink n’est pas vraiment quelqu’un qui jette l’éponge.
Les dirigeants du groupe Blackstone, Stephen Schwarzman et Pete Peterson, voient en lui le candidat idéal pour diriger un nouveau groupe axé sur les investissements à revenu fixe.
À la fin des années 1980, ils proposent à Fink et à son équipe une ligne de crédit pour lancer la coentreprise Blackstone Financial Management (BFM). Blackstone détient une participation de 50 % dans la nouvelle activité ; Fink et son équipe, les 50 % restants. Cette « start-up » deviendra BlackRock. Dès la fin des années 1980, elle gère déjà 3 milliards de dollars.
1994 est une année décisive, marquée par la séparation d’avec BlackStone. Alors que le monde financier est en proie à l’euphorie d’Internet à la fin, Fink et ses collaborateurs décident de rester fidèles au marché obligataire — un secteur moins prestigieux, mais sur lequel ils sont en train de bâtir leur force. Lorsque la bulle éclate au début des années 2000, BlackRock consolide sa position et gère 200 milliards d’actifs.
Ce n’est que le début.
L’autre étape fondamentale est la crise de 2008. Alors que les banques s’effondrent, BlackRock, avec son obsession pour la gestion des risques et ses modèles informatiques — notamment via l’infrastructure informatique Aladdin, révolutionnaire dans son genre — se positionne comme un acteur incontournable. Les gouvernements et les banques centrales, aux prises avec des bilans remplis d’actifs toxiques, se tournent vers elle pour demander de l’aide. La société de Larry Fink est ainsi chargée d’analyser et de gérer les actifs toxiques pour la Réserve fédérale de New York, le département du Trésor américain et diverses banques centrales européennes. BlackRock joue ainsi plusieurs rôles dans cette comédie et la voix de Fink devient de plus en plus influente dans le monde financier.
Mais Fink n’aime pas particulièrement être sous les feux de la rampe. Sa légende est liée à la croissance impressionnante des actifs sous gestion — pas aux fêtes et au faste.
Larry Fink a qualifié les infrastructures de « l’une des opportunités d’investissement à long terme les plus prometteuses, alors qu’une série de changements structurels remodèlent l’économie mondiale ».
Alessandro Aresu et Antonio Caffaro
Au cours de la dernière décennie, BlackRock a acquis un rôle géopolitique de plus en plus important, grâce à ses produits, à sa présence publique et à la géographie de ses investissements. En tant que gestionnaire opérant dans ce monde, l’une de ses principales missions consiste à identifier les tendances à court et à long terme de l’économie mondiale susceptibles d’influencer les investissements de ses clients. Cela inclut l’analyse des risques d’investissement à long terme tels que l’inflation, la politique et la transition énergétique. Dans ses lettres envoyées chaque année aux investisseurs, Fink souligne que BlackRock fournit des perspectives sur les questions susceptibles d’influencer les prix des actifs et aide ses clients à naviguer sur des marchés et dans des secteurs en constante évolution. Les incertitudes géopolitiques sont explicitement mentionnées comme facteurs de risque dans les différents rapports de BlackRock.
Récemment, il a manifesté un intérêt marqué pour les infrastructures.
Larry Fink les a qualifiées de « l’une des opportunités d’investissement à long terme les plus prometteuses, alors qu’une série de changements structurels remodèlent l’économie mondiale ». Il estime que l’expansion des infrastructures physiques et numériques va continuer à s’accélérer compte tenu des besoins des gouvernements en matière de sécurité et des nouvelles politiques industrielles.
Cette attention stratégique s’est concrétisée par une opération de grande envergure. Le 1er octobre 2024, BlackRock a finalisé l’acquisition de 100 % des parts de Global Infrastructure Partners (GIP) pour un montant total d’environ 12 milliards de dollars. Cette acquisition est importante car GIP, dirigée par son fondateur, président et PDG Bayo Ogunlesi, est le plus grand gestionnaire indépendant d’infrastructures en termes d’actifs sous gestion au niveau mondial. GIP gère 100 milliards de dollars et dispose d’un portefeuille de plus de 40 entreprises qui génèrent plus de 75 milliards de dollars de revenus annuels. Le succès de GIP est ancré dans son orientation ciblée vers les actifs d’infrastructure dans les secteurs des transports, de l’énergie, du numérique, de l’eau et des déchets.
Parmi ses investissements, on trouve les aéroports de Gatwick, Édimbourg et Sydney — mais aussi Peel Ports et Port of Melbourne.
BlackRock, ce n’est donc plus « seulement » 11 500 milliards d’actifs sous gestion à la fin de 2024. Ce sont aussi des infrastructures.
Le pouvoir de la firme de Larry Fink ne se limite plus à la gestion passive. Il s’étend désormais à des opérations et des actions qui, grâce à l’analyse des tendances, façonnent plus activement les marchés, exerçant ainsi une influence considérable qui renforce à son tour le pouvoir financier des États-Unis.
Né à Sorrente en 1940, Gianluigi Aponte a bâti, avec son épouse Rafaela, un empire maritime aujourd’hui considéré comme le premier opérateur mondial du transport par conteneurs.
La Mediterranean Shipping Company S.A. (MSC) a été fondée en 1970.
Depuis lors, l’histoire publique de Gianluigi Aponte est celle de sa création, et vice versa. Diplômé de l’Institut nautique, il commence sa carrière en conduisant des ferries de passagers. C’est à bord d’un de ceux-là — voguant pour Capri, dit la légende — qu’il aurait rencontré sa future épouse. Elle était suisse, et le couple trouve à Genève les premiers fonds pour lancer l’entreprise. C’est aujourd’hui depuis la Suisse qu’elle contrôle près d’un cinquième du trafic conteneurisé mondial, après un développement d’une rapidité sans précédent dans l’histoire des compagnies maritimes.
Fidèle à son cœur de métier — qui a vu MSC croître organiquement depuis son premier navire dans les années 1970 jusqu’à ses quelque 900 porte-conteneurs actuels —, ce n’est que très récemment qu’Aponte a commencé à adopter une stratégie d’intégration verticale de plus en plus affirmée. MSC, ce sont non seulement des navires — y compris des navires à passagers comme des ferries et, depuis le début des années 1990, des navires de croisière — mais aussi des terminaux, des services logistiques à terre, des avions cargo, des biens immobiliers, des trains de marchandises et de passagers, ainsi qu’une tentative de diversification dans le secteur de la santé privée, dans le sillage des énormes bénéfices supplémentaires générés par le transport par conteneurs au cours des dernières années de la pandémie.
La discrétion de Gianluigi Aponte est désormais proverbiale dans le secteur : un navire à la fois, sans jamais s’adresser au marché boursier.
Alessandro Aresu et Antonio Caffaro
Les chiffres du groupe — qui n’est pas coté en bourse — ont « fuité » à l’occasion de l’acquisition de 50 % d’Italo, opérateur ferroviaire à grande vitesse pour passagers en Italie : son EBITDA aurait été de 6,8 milliards en 2020, de 40 milliards en 2021 et de 43,2 milliards en 2022. La devise n’est pas précisée. Mais qu’ils soient exprimés en dollars, en euros ou en francs suisses, ces montants sont atypiques pour un secteur qui a toujours eu de faibles marges.
Le facteur géopolitique renforce ces dynamiques.
La crise de Suez provoquée par les attaques des Houthis fin 2023 a donné un nouvel élan au fret maritime, que tout le monde prévoyait en baisse suite à la normalisation progressive post-pandémique. Cet essor s’explique par l’augmentation prévue de la capacité de chargement, les chantiers navals ayant repris leur activité à plein régime et procédé aux réparations et livraisons demandées les années précédentes, et la décongestion des goulets d’étranglement constitués par les terminaux et les entrepôts. L’impossibilité, sur de nombreuses routes, d’éviter le contournement de l’Afrique, pour des raisons de sécurité qui persistent encore aujourd’hui, a immédiatement réduit l’offre disponible et stabilisé les tarifs mondiaux à un niveau plus élevé.
La branche du groupe dédiée aux ports est Terminal Investment Limited (TIL), fondée en 2000 et contrôlée aujourd’hui à 70 %, tandis que 10 % appartiennent au fonds souverain de Singapour et les 20 % restants à Global Infrastructure Partners, entrée en 2013 et qui, donc, fait partie de l’empire BlackRock depuis 2024.
La médiatisation d’Aponte — relativement récente et qui reste modérée — découle des classements patrimoniaux de Forbes et surtout des acquisitions, y compris celles qui ont échoué, comme celle des Chantiers de l’Atlantique par STX France à la fin des années 2010.
Mais sa manière d’opérer reste la même : la construction lente, pas à pas, d’un empire. Sa discrétion est désormais proverbiale : un navire à la fois, sans jamais s’adresser au marché boursier — ce qui en fait la seule entreprise du secteur — et en affinant un style où cohabitent ambition mondiale et pragmatisme méditerranéen.
La mesure du marché du commerce maritime se fait en millions de TEU — « twenty-foot equivalent unit », correspondant à un conteneur standard de vingt pieds, ou demi-conteneur de quarante pieds — pris en charge.
En 2023, Hutchison Ports et le groupe MSC se classaient respectivement sixième et septième au classement mondial : en avalant son concurrent, MSC passerait également en tête dans ce secteur, non loin de voir un dixième du volume mondial transiter par ses terminaux.
L’annonce de l’opération a été faite en mars 2025.
D’une valeur totale de 22,8 milliards de dollars, l’accord prévoirait la cession de la totalité des parts d’Hutchison dans 43 ports situés dans 23 pays à un consortium mené par l’Américain BlackRock.
Mais dans 41 d’entre eux, c’est TIL, et donc majoritairement MSC, qui acquerrait directement 80 % de la valeur — soit la quote part qu’y détenait Hutchison.
Seuls deux terminaux, Balboa et Cristobal — situés aux extrémités respectives du canal de Panama — recevraient un traitement différent et seraient gérés conjointement : BlackRock — par l’intermédiaire de sa filiale Global Infrastructure Partners — y prendrait une participation majoritaire de 51 % et TIL les 49 % restants.
Ces deux ports, qui déterminent le contrôle effectif sur les navires empruntant le canal, ont retenu toute l’attention médiatique.
Seuls les acteurs directement concernés ont compris tout de suite l’évidence sous-tendue par ce deal qui ouvrait une nouvelle réalité : l’expansion du groupe MSC toucherait pratiquement toutes les routes et tous les continents, impliquant des ports du Mexique aux Pays-Bas, de l’Égypte à l’Australie et au Pakistan.
À l’heure qu’il est, le deal des « tailleurs de Panama » est encore soumis à des contrôles réglementaires et à l’approbation des autorités chinoises.
Alessandro Aresu et Antonio Caffaro
L’annonce a en effet été immédiatement interprétée comme la concrétisation — sous une forme inattendue et soudaine — du discours d’investiture de Donald Trump à la Maison Blanche, prononcé quelques jours auparavant. Trump avait annoncé que les États-Unis « reprendraient » le canal à l’influence chinoise. Le bouleversement plus large de l’équilibre du marché dû à cette acquisition globale imposante est resté l’apanage des opérateurs du secteur.
Si l’opération a suscité des réactions favorables aux États-Unis — voire enthousiastes à la Maison Blanche — la Chine a immédiatement exprimé ses inquiétudes, critiquant cette vente comme une décision susceptible de compromettre ses intérêts nationaux et son accès à des routes commerciales vitales.
L’arme de la sécurité nationale est ainsi utilisée de manière symétrique par les États-Unis et la République populaire de Chine, selon la logique du capitalisme politique, dans une dynamique d’interdictions et d’attentes.
Depuis sa création en 2018, l’autorité chinoise de la concurrence a mis en œuvre une politique de plus en plus interventionniste, interrompant par exemple de nombreuses transactions sur le marché des semi-conducteurs. Ses interventions sont toujours justifiées par les intérêts du marché chinois. La stratégie de Pékin dans ce domaine s’inscrit dans la mise en place d’outils toujours plus puissants pour « se défendre » contre les attaques commerciales américaines et disposer de « cartes » à jouer pour riposter et accroître la pression. Cet arsenal a été construit avec soin et précision sur la base de l’expérience acquise avec la première administration Trump. Il est en pleine action dans l’affaire du canal et la cession de CK Hutchison.
À l’heure qu’il est, le deal des « tailleurs de Panama » est encore soumis à des contrôles réglementaires et à l’approbation des autorités chinoises.
Dans le cadre des négociations sino-américaines à Genève, la Chine pourrait avoir obtenu l’inclusion d’un acteur chinois (Cosco) dans le consortium candidat au rachat des parts de Hutchison. Alors que Trump cherche un accord global avec la Chine, Xi pourrait aussi choisir d’utiliser la question des ports de Panama comme levier de négociation.
De son côté, la confirmation du gouvernement panaméen pour la partie relative aux ports de Balboa et Cristobal semble acquise — après les multiples signes d’impatience manifestés ces derniers mois sous la pression explicite de l’administration Trump.
Nous sommes face à une opération qui dépasse la logique purement commerciale.
Alessandro Aresu et Antonio Caffaro
Alors que la situation semble pour l’instant gelée, comment les « tailleurs » entendent-ils tirer leur épingle du jeu ?
Dans un contexte de fragmentation du commerce mondial, MSC et le clan Aponte se positionnent clairement comme un acteur de stabilité. L’acquisition des ports de CK Hutchison s’inscrit ainsi dans une démarche visant à jouer un rôle plus ambitieux, lié à la verticalisation et au contrôle direct de la chaîne de valeur.
Indépendant de toute logique étatique mais capable de dialoguer et d’entendre les arguments des rivaux, il impose dans cette opération la présence d’un modèle désormais rare dans les grands jeux mondiaux de la politique et des affaires : celui du capital privé, européen et familial, à une époque où les infrastructures deviennent de plus en plus stratégiques.
Le plan de CK Hutchison et Li Ka-shing — dont on connaît aussi la grande perspicacité en matière de stratégies de désinvestissement — est quant à lui plus difficile à déchiffrer. Les rapports de force entre les capitaux privés de Hong Kong et le Parti communiste chinois ont désormais changé, en faveur de ce dernier. Mais en termes politiques, les terminaux portuaires constituent des nœuds ou des points névralgiques par lesquels transitent les flux commerciaux, financiers et, de plus en plus souvent, les intérêts stratégiques nationaux : les céder signifie renoncer à une partie du contrôle sur ces réseaux — mais aussi échapper à l’exposition croissante aux tensions qui y sont liées à travers toutes sortes de pressions directes ou indirectes, des droits de douane à la révision unilatérale des concessions sous la pression politique. Diversifier, c’est se protéger, mais c’est aussi perdre de l’influence.
L’importance accordée à cette opération par l’administration américaine et l’implication de deux acquéreurs de l’envergure de TIL — la branche infrastructurelle du premier armateur mondial — et BlackRock, qui passe, comme nous l’avons vu, de gestionnaire passif à architecte d’infrastructures à l’échelle mondiale, confirment que nous sommes face à une opération qui dépasse la logique purement commerciale.
L’objectif est ailleurs : redéfinir la géographie de la puissance sur les océans.
L’article Les prédateurs de Panama : BlackRock, CK Hutchison et MSC entre Donald Trump et Xi Jinping est apparu en premier sur Le Grand Continent.
02.07.2025 à 10:35
Matheo Malik
Adoptée à l’Assemblée, rejetée pour l’instant au Sénat : le parlement votera-t-il la « taxe Zucman » qui prévoit une imposition minimale sur le patrimoine des ultrariches en France ?
Depuis qu’elle est débattue, le constat sur lequel repose cette proposition — les milliardaires sont moins imposés que les Français en moyenne — a suscité de multiples objections, d’ordre économique et politique.
Son inspirateur, l’économiste Gabriel Zucman, y répond en détail.
L’article Comment taxer les ultrariches ? Cadrer le débat sur l’impôt plancher est apparu en premier sur Le Grand Continent.
L’Assemblée nationale a voté en février la création d’un impôt plancher soumettant les contribuables possédant plus de 100 millions d’euros de patrimoine à une taxe minimale égale à 2 % de leur fortune 30. Bloqué pour le moment par le Sénat, ce texte devrait revenir très vite dans la discussion parlementaire 31. Il est en effet désormais clair que l’imposition des ultra-riches a un rôle à jouer dans la résolution de l’équation budgétaire de la France, du simple fait des masses en jeu : la richesse des 500 plus grandes fortunes recensées par le magazine Challenges avoisine aujourd’hui l’équivalent de 40 % du PIB 32, contre 6 % en 1996, première année du classement.
À mesure que le débat monte en puissance, les adversaires de l’impôt plancher se mobilisent — et cela va continuer.
La première salve a été tirée sur le réseau social X (ex-Twitter) par les économistes Sylvain Catherine, François Geerolf et Antoine Lévy qui prétendent remettre en cause le constat selon lequel les milliardaires sont nettement moins imposés que la moyenne des Français 33.
Leurs arguments sont infondés.
Rappelons les faits. Les Français s’acquittent en moyenne de 52 % de leurs revenus en impôts et cotisations sociales, tous prélèvements compris. Nul mystère à cela : il s’agit du montant total de prélèvements obligatoires collecté par la puissance publique 34, rapporté au revenu national net de la France — c’est-à-dire à l’ensemble des revenus touchés par les Français, quelle que soit leur nature : salaires, intérêts, revenus tirés de la détention d’entreprise, etc. Ces deux montants, publiés par tous les organismes statistiques internationaux (OCDE, Eurostat, etc.), sont incontestables.
Pour 1 euro gagné par les milliardaires, 26 centimes environ vont aux charges communes, contre 52 centimes pour un euro gagné par un Français moyen.
Gabriel Zucman
Ce niveau d’imposition relativement élevé correspond à nos choix de société en matière d’éducation, de santé, de retraites et de solidarité nationale. Des choix dont il faut se réjouir, car tout laisse à penser qu’ils ont eu un rôle décisif dans la croissance considérable de la productivité depuis un siècle, l’avènement d’une société plus égalitaire et le progrès de la démocratie.
Pour les milliardaires, cependant, le taux de prélèvements obligatoires s’effondre à 26 % environ tout compris. Chacun peut à nouveau le vérifier en consultant l’étude de l’Institut des Politiques Publiques sur le sujet 35, menée en partenariat avec l’administration fiscale, dont l’objectivité et la rigueur sont reconnues.
Concrètement, cela signifie que pour 1 euro gagné par les milliardaires — quelle que soit la façon dont cet euro est perçu — 26 centimes environ vont aux charges communes, contre 52 centimes pour un euro gagné par un Français moyen.
52 % contre 26 % : la réalité ne pourrait pas être plus simple ni plus limpide. Comment donc la nier ? Il faut pour cela soit contester le taux de 52 %, soit réfuter celui de 26 %, soit prétendre que ces deux taux ne peuvent pas être comparés l’un à l’autre.
Ce serait peine perdue car ces deux chiffres sont à la fois exacts — au-delà des marges d’erreurs inhérentes à toute statistique économique, qui en l’occurrence sont faibles — et comparables.
Commençons par les arguments avancés pour contester le taux moyen de 52 %.
Ils sont de trois types et consistent soit à ignorer certains prélèvements, soit à soustraire des impôts payés les dépenses publiques perçues, soit à remettre en cause le calcul du revenu utilisé au dénominateur de ce taux. Ces arguments méritent d’être entendus, afin que chacun puisse comprendre leur faiblesse.
Sans surprise, on peut réduire le taux moyen de 52 % en sortant certains prélèvements du champ des prélèvements obligatoires. Si l’on exclut par exemple les cotisations retraites, alors le taux d’imposition du Français moyen tombe à 41 % environ. Si l’on oublie en plus la TVA, alors ce dernier tombe à 32 %. En grignotant assez, on peut finir par tomber sous les 26 %.
Mais ces soustractions n’ont guère de justification.
Il n’y a en effet pas de raison valable d’exclure tel prélèvement ou tel autre, pas même les cotisations retraite. Tous les organismes statistiques du monde les y incluent et les économistes conservateurs le font évidemment toujours eux-mêmes quand il s’agit de dénoncer le poids de l’impôt en France. Les cotisations retraite sont certes associées à des transferts, mais c’est le cas pour tous les impôts et toutes les cotisations : la puissance publique ne brûle pas l’argent qu’elle collecte, fort heureusement, mais le dépense — en pensions de retraites, services de santé et d’éducation, etc.
Il y a des différences de degré — certains prélèvements, comme les cotisations retraite, sont plus directement associés à des transferts individuels que d’autres — mais pas de nature. Tous ces prélèvements s’imposent aux ménages, qu’ils les approuvent ou non, et le lien entre prélèvements et transferts n’est jamais parfait — même pour les retraites, loin s’en faut.
L’approche suivie par les chercheurs qui s’intéressent à la distribution des taxes — depuis les travaux pionniers de Gerhard Colm et Helen Tarasov aux États-Unis dans les années 1940 36 — consiste donc à inclure tous les prélèvements, car c’est la démarche qui minimise l’arbitraire statistique. Et c’est bien ce que fait l’INSEE dans ses propres Comptes nationaux distribués, qui montrent que toutes les catégories sociales — à l’exception des ultra-riches, non couverts par la statistique publique — paient entre 40 % et 55 % de leurs revenus en impôts et cotisations.
À nouveau, nul mystère là-dedans : cela reflète l’importance de la TVA, des cotisations sociales et de la CSG/CRDS, qui pèsent lourd pour tous les déciles de la distribution des revenus.
Deuxième technique pour réduire le taux de 52 % : soustraire les dépenses publiques, ou certaines d’entre elles, du montant d’impôt payé.
Cette stratégie consiste concrètement à remplacer l’analyse de la progressivité du système fiscal — l’ensemble des prélèvements obligatoires perçus par un État — par celle du caractère redistributif ou non de l’intervention de l’État dans l’économie — taxes plus dépenses publiques. Autrement dit, à déplacer l’attention de la question des impôts vers celle de la dépense. Les milliardaires paient peu d’impôt ? « Oui, mais les catégories plus modestes bénéficient de la solidarité nationale ! ». Les dépenses publiques étant nettement plus progressives que les prélèvements obligatoires — pour schématiser, les impôts sont proportionnels au revenu, là où les dépenses s’approchent davantage d’une somme forfaitaire par tête — ce déplacement de l’analyse conduit évidemment à altérer complètement le tableau d’ensemble.
Il ne s’agit en partie que d’un écran de fumée rhétorique, car taxes et dépenses publiques constituent des objets distincts. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen pose le principe de l’égalité devant les charges publiques en son article 13 mais ne dit rien au sujet de la distribution de la dépense par exemple. La question de l’égalité devant l’impôt est au cœur du contrat social depuis la Révolution française, et tout démontre que la distribution des prélèvements obligatoires — indépendamment de la façon dont ces derniers sont utilisés — joue un rôle fondamental dans la cohésion sociale et la confiance dans les institutions.
La prise en compte des dépenses va néanmoins un peu au-delà du simple tour de passe-passe sémantique.
Dans l’approche économique de base, il n’existe en effet aucune différence entre un impôt et un transfert monétaire, formalisé comme un impôt négatif. Quand il s’agit d’expliquer les choix individuels — d’offre de travail, par exemple — c’est le montant d’impôt payé net des transferts perçus qui constitue la variable pertinente dans les modèles micro-économiques.
La question de l’égalité devant l’impôt est au cœur du contrat social depuis la Révolution française, et tout démontre que la distribution des prélèvements obligatoires joue un rôle fondamental dans la cohésion sociale et la confiance dans les institutions.
Gabriel Zucman
Cette perspective a de réelles limites : en pratique, les ménages ne perçoivent pas les transferts comme des impôts négatifs, et cela pour de bonnes raisons : par exemple parce que les taxes sont déduites immédiatement, là où les transferts sont souvent payés avec un décalage et un certain degré d’incertitude — n’importe qui ayant eu affaire à la CAF a pu en faire l’expérience.
Mais prenons néanmoins au sérieux l’approche qui soustrait les transferts des impôts payés.
On constate que l’injustice fiscale demeure : même en retirant tous les transferts monétaires qu’on peut assimiler à un impôt négatif (prime d’activité, allocations familiales, assurance chômage, aides au logement, revenu de solidarité active, etc.), les milliardaires continuent à payer nettement moins d’impôts et cotisations (26 %) que le Français moyen — 45 % net de toutes les prestations famille, emploi, logement, pauvreté et exclusion sociale 37 — et bien moins que la plupart des déciles de la distribution.
On peut bien sûr continuer à grignoter : en soustrayant en outre les dépenses de retraite, le taux de prélèvements obligatoires net de transferts tombe à 28 % pour le Français moyen (ce qui reste supérieur au taux des milliardaires) ; et si l’on enlève tout le reste (santé, éducation, police, défense, justice, etc.), le taux moyen tombe sous la barre des 0 % : en l’occurrence — 6 %, c’est-à-dire le niveau du déficit public. Cette arithmétique n’est pas inintéressante — j’y ai moi-même contribué en participant à produire la première analyse de la distribution de l’ensemble des dépenses publiques américaines 38. Elle a le grand mérite de rappeler que la dépense publique réduit fortement les inégalités, ce dont il faut se réjouir – c’est bien pour cela que la question de l’impôt, qui permet cette dépense, est si importante à mes yeux. Les ménages les plus pauvres sont bénéficiaires nets de la redistribution — les dépenses publiques dont ils bénéficient sont supérieures aux prélèvements dont ils s’acquittent — et c’est heureux.
Mais tout cela n’enlève rien au problème de base, à savoir que le système fiscal français échoue à faire contribuer les milliardaires aux charges communes.
Même net des transferts perçus, ces derniers paient moins que les contribuables situés en dessous d’eux — les cadres supérieurs, pour simplifier. Sur ce point, tout le monde est d’accord. Or c’est le coeur du problème, car cet échec pose un problème évident : comment mettre à contribution les personnes aisées — ce qui, compte tenu de l’ampleur des déficits et de nos besoins d’investissement, est essentiel — tant que les ultra-riches se soustraient à la solidarité nationale ? C’est précisément le problème économique et politique fondamental que l’impôt plancher sur les ultra-riches vise à résoudre.
Une troisième technique est mobilisée pour nier le taux d’imposition moyen de 52 % : contester la mesure du revenu, c’est-à-dire du dénominateur de ce taux.
A priori, c’est peine perdue : personne ne peut contester que le revenu national net de la France — c’est-à-dire le PIB net de la dépréciation du capital et après ajout des revenus nets de l’étranger, soit l’ensemble des revenus perçus par les Français quelle que soit la façon dont ils le touchent — s’élève à 2 440 milliards d’euros en 2024, chiffre que chacun peut calculer en utilisant la comptabilité nationale de l’Insee 39.
Les choses se compliquent quand il s’agit de calculer le revenu national des différents groupes sociaux. Dans la littérature académique sur la comptabilité nationale distribuée, les taux d’imposition sont typiquement exprimés en pourcentage du revenu national après prise en compte des pensions de retraite et de l’assurance chômage, mais avant intégration des autres prestations sociales (allocations familiales, revenu de solidarité active, etc.). Cela pose un problème conceptuel : un individu qui ne percevrait que des minima sociaux se verrait attribuer un taux d’imposition infini — car il s’acquitterait de la TVA sur un revenu nul.
Les économistes qui se sont exprimés sur X crient au scandale : pour eux c’est la preuve que les chiffres sont biaisés.
Ils semblent ignorer que de nombreux chercheurs se sont penchés avant eux sur le sujet y ont apporté des réponses claires. L’Insee, par exemple, ajoute les prestations sociales au revenu pour le calcul des taux d’imposition, et trouve que tous les vingtiles de la distribution paient entre 40 % et 55 % de leurs revenus en impôts et cotisations (voir à nouveau la figure reproduite supra). D’autres approches sont possibles — la méthode idéale soustrait des prestations sociales la fraction de celle-ci qui est absorbée par la TVA 40 — et conduisent à des résultats similaires.
Reste enfin la contestation du taux de 26 % acquitté par les ultra-riches, obtenu par l’Institut des Politiques Publiques dans son étude « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? » 41.
Comme le titre l’indique, le but de ce travail était d’estimer les taux effectifs d’imposition des plus grandes fortunes ; ses auteurs se sont donc logiquement concentrés sur les impôts payés par ces dernières : impôt sur le revenu, CSG/CRDS, impôt sur les sociétés, ISF (l’étude porte sur 2016, avant son abolition) et cotisations sociales non-contributives. La TVA, les cotisations retraite, la taxe d’habitation et la taxe foncière sont exclues du champ de l’analyse, car ces impôts sont infimes relativement au revenu des milliardaires — même la TVA, les milliardaires ne consommant qu’une toute petite fraction de leur revenu. Cela explique que le taux moyen d’imposition dans l’étude de l’IPP soit inférieur à 52 %. Une fois que les autres prélèvements sont réintégrés, le taux moyen redevient de l’ordre de 52 % sans que celui des milliardaires n’augmente significativement pour autant.
Quand on prend en compte l’ensemble des prélèvements obligatoires, en suivant les définitions standard et universellement acceptées de ces termes, un écart d’imposition béant existe bel et bien entre les super-riches et le Français moyen.
Gabriel Zucman
À tout prendre, le taux de 26 % estimé par l’IPP est en réalité trop élevé, car il porte sur l’année 2016. Or l’essentiel des 26 % provient de l’impôt sur les sociétés, et depuis 2016 le taux nominal de ce dernier est passé en France de 33 % à 25 %. De plus, une grande partie de l’impôt sur les sociétés acquitté par les milliardaires français — à travers les sociétés qu’ils détiennent, L’Oréal, LVMH, etc. — est payée non pas en France mais à l’étranger, en particulier aux États-Unis. Or ces derniers ont également vu leur impôt sur les sociétés fondre, passant de 35 % à 21 % en 2018.
Tout porte donc à croire qu’une actualisation des chiffres de l’IPP conduirait donc à un taux plus faible.
Si les milliardaires français ne paient pas beaucoup d’impôt aujourd’hui, alors peut être en paieront-ils à l’avenir, par exemple au moment de futures distributions de dividendes ?
Ce serait un petit lot de consolation, mais hélas cet argument est lui aussi erroné.
D’abord parce que si certains milliardaires s’acquittaient véritablement d’impôts élevés à un moment de leur cycle de vie, alors cela devrait se refléter dans le plan de coupe étudié par l’IPP. Ensuite parce qu’il n’y aucune raison de penser que les milliardaires débourseront des sommes importantes à quelque moment que ce soit.
Leur principale technique d’optimisation consiste en effet à toucher des dividendes par l’intermédiaire de sociétés holding familiales, où ces dividendes ne sont pas fiscalisés. Les sommes ainsi perçues sont pour l’essentiel épargnées et réinvesties : elles n’ont pas besoin d’être sorties des structures, car elles sont considérablement supérieures aux besoins de consommation individuelle des personnes concernées. Bien sûr l’épargne ainsi réalisée au sein des holdings augmente d’autant la valeur de ces dernières, créant de ce fait une plus-value latente. Mais cette plus-value est effacée au moment des transmissions intergénérationnelles, ce qui garantit que ni les milliardaires eux-mêmes, ni leurs descendants n’auront à payer d’impôt sur le revenu sur les sommes correspondantes.
La conclusion est claire : quand on prend en compte l’ensemble des prélèvements obligatoires, en suivant les définitions standard et universellement acceptées de ces termes, un écart d’imposition béant existe bel et bien entre les super-riches et le Français moyen.
Bien sûr, si l’on enlève de l’analyse les plus gros impôts payés par les ménages modestes (TVA, cotisations sociales), alors l’écart se réduit. De même que si l’on ajoute aux impôts payés aujourd’hui par les milliardaires ceux qu’ils paieront (ou plutôt ne paieront pas) dans le futur.
Mais si l’on se contente plus rigoureusement de quantifier ce qui est effectivement payé par les différentes catégories sociales — tout ce qui est payé, mais rien que ce qui est payé — on retombe sur une vérité simple et limpide : quelle que soit la façon dont on aborde le sujet, les ultra-riches sont nettement moins imposés que le reste de la population française dans son ensemble.
L’article Comment taxer les ultrariches ? Cadrer le débat sur l’impôt plancher est apparu en premier sur Le Grand Continent.
24.06.2025 à 07:17
Matheo Malik
« Ouverture au monde et protection des frontières extérieures ; ouverture interne et préférence européenne — c’est ce double équilibre qu’il faut bâtir. »
Avant un Conseil européen clef, un sommet de l’OTAN sous tension et une visite en Chine très attendue, l’Union est à un tournant.
Pour évoquer les transformations majeures dans lesquelles est plongé le continent, nous avons rencontré le Vice-président exécutif de la Commission européenne à la Prospérité et à la Stratégie industrielle, Stéphane Séjourné.
L’article Doctrine du double équilibre : une stratégie pour l’Union face à la Chine et aux États-Unis, conversation avec Stéphane Séjourné est apparu en premier sur Le Grand Continent.
English version available at this link
Les Européens ont souvent été les garants d’une relation transatlantique positive — sur les questions de défense, économiques et commerciales — y compris lorsque les États-Unis ont changé leur approche.
Si j’en crois les qualificatifs de la Maison-Blanche et de certains membres de la nouvelle administration, l’Europe n’est plus vraiment un allié dans leur esprit, mais elle compte parmi les puissances mondiales avec lesquelles les États-Unis veulent avoir un rapport de force.
Leur vision de l’Europe se transforme — pour les États-Unis nous sommes un continent parmi d’autres.
Il s’agit d’un vrai changement.
Cela implique de sortir d’une forme de naïveté et de ne pas compter aveuglément sur le soutien des États-Unis : ils ne seront pas toujours prêts à venir à la rescousse des Européens. En ce qui concerne les relations commerciales, cela implique de faire grandir notre ambition d’indépendance et donc d’accélérer notre politique de souveraineté.
Je cherche à maintenir deux équilibres.
Le premier, c’est celui entre ouverture extérieure et souveraineté. Nous devons continuer à conclure des accords commerciaux — plus ciblés (notamment sur les matières premières), plus pragmatiques, moins dogmatiques. Il ne s’agit plus de grands accords comme celui avec le Mercosur, négocié pendant vingt ans.
En parallèle, il est indispensable de réformer nos douanes. Aujourd’hui, l’Union ne dispose pas d’un système unifié capable de suivre précisément ce qui entre et sort du continent.
Le second équilibre concerne le marché intérieur. Nous devons lever les barrières internes, dans une logique d’ouverture et de simplification qui s’inscrit dans une approche libérale. Mais cela doit s’accompagner d’un Buy European Act, instaurant une préférence européenne sur certains marchés stratégiques.
La meilleure manière de défendre notre modèle est d’être offensif.
Stéphane Séjourné
C’est ce double équilibre qu’il faut bâtir — ouverture au monde et protection des frontières extérieures ; ouverture interne et préférence européenne.
Cette nouvelle équation économique nous permettra de faire face à un monde plus protectionniste et plus hostile, de préserver nos emplois et nos économies.
Ce sont les deux objectifs à atteindre. Ce n’est pas l’un ou l’autre — c’est l’un et l’autre.
La meilleure manière de défendre notre modèle est d’être offensif chez nous, non seulement sur la question des valeurs et du modèle démocratique, mais aussi quant à nos modèles économiques et à notre stratégie de décarbonation.
Deux options s’offrent à nous dans le climat actuel : soit nous ajuster à un nouveau modèle qu’on veut nous imposer ; soit consolider notre propre modèle. Dans une logique de défense de nos intérêts, il est clairement préférable d’opter pour le renforcement.
Oui, et nous contre-attaquerons.
Cela implique d’être forts sur les questions de valeur.
Pour revenir à la question américaine, les États-Unis sont une grande démocratie libérale. Il y a des contre-pouvoirs, et la force de ce modèle réside aussi dans sa structuration et ses institutions. On le voit d’ailleurs à travers les executive orders pris par Trump qui cherchaient à passer outre certains contre-pouvoirs.
La charge de l’entretien de la démocratie américaine revient aux Américains. C’est aux oppositions d’être garantes des contre-pouvoirs. Les États-Unis sont fondés sur la capacité des peuples à déterminer leur gouvernement, à voter, à avoir des élections libres, à être un continent ouvert d’un point de vue économique.
De notre côté, nous devons montrer qu’il existe encore une voie de croissance et de prospérité construite sur cette base, l’État de droit notamment. Nous devons la renforcer chez nous.
L’agenda que nous défendons aujourd’hui consiste à poursuivre une stratégie de de-risking de la relation transatlantique.
Stéphane Séjourné
L’Europe ne peut pas se construire uniquement en réaction à la relation transatlantique.
Nous devons certes mener à bien les discussions en cours sur les droits de douane. Mais nous devons aussi poursuivre la conclusion d’accords commerciaux avec les autres pays.
C’est le cap que nous maintiendrons durant toute la mandature.
L’agenda que nous défendons aujourd’hui consiste à poursuivre une stratégie de souveraineté, donc d’une certaine manière, de de-risking de la relation transatlantique. Cela implique de parvenir à une diversification à la fois sur les questions économiques mais aussi de défense — même si ce dernier aspect est plus sensible.
Nous devons aussi reconnaître que nous ne sommes pas dans un rapport de force équilibré avec les États-Unis : Donald Trump est à la recherche de solutions « win-win ». Pour lui cela signifie que les États-Unis doivent gagner deux fois et que nous devons perdre deux fois. Il veut démontrer qu’il est capable de décrocher des victoires contre le monde et contre ses partenaires.
Le modèle européen est tout à fait différent : plutôt que de remporter des victoires politiques — qui d’ailleurs, souvent, ne sont pas des victoires économiques ou commerciales — nous cherchons à coopérer, à trouver des consensus.
Nous avons un modèle coopératif — pas un modèle agressif.
Le paradoxe est que nous critiquons les méthodes des États-Unis mais que, pour des raisons politiques et de rang symbolique entre les deux continents, nous souhaitons faire la même chose.
Il y aura des ripostes, mais elles seront guidées par l’intérêt économique européen. Nous devons faire la différence entre la victoire politique et le pragmatisme économique.
Donald Trump est à la recherche de solutions « win-win ». Pour lui cela signifie que les États-Unis doivent gagner deux fois et que nous devons perdre deux fois.
Stéphane Séjourné
Si nous devons riposter, nous le ferons.
Mais nous devons être plus intelligents que les Américains.
Par exemple, si nous regardons le domaine de l’aéronautique, le produit fini qu’est l’avion Airbus ne peut pas être en concurrence déloyale avec le Boeing à hauteur de 10 % uniquement parce qu’on déciderait de ne pas riposter. Dans ce contexte, il y a un vrai intérêt économique à le faire.
Mais sur d’autres sujets, il peut y avoir des intérêts à ne pas le faire, notamment dans les chaînes de valeurs complexes, où une riposte pourrait affecter l’emploi ou la structure de nos relations, y compris avec d’autres pays.
Il pourra en être question.
Pour l’instant, nous sommes encore dans des discussions sur le périmètre de négociation, plutôt que dans une réflexion sur d’éventuels niveaux de droits de douane.
Cette logique a été impulsée par les Américains. Deux options s’offraient à nous : refuser le dialogue, subir les droits de douane et riposter ; ou engager des discussions constructives.
L’intérêt des Européens est clairement dans cette seconde voie qui peut préserver la valeur économique pour nos entreprises.
Nous sommes à un moment charnière où le monde devient de plus en plus protectionniste, où de nombreux pays cherchent à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement, à disposer de matières premières et à consommer et produire localement.
Cette discussion avec les États-Unis accélère la transition vers un nouvel équilibre européen : l’ouverture nécessaire au monde et aux accords commerciaux d’une part ; le renforcement du marché intérieur européen, la suppression des barrières intra-européens et la protection des frontières extérieures de l’Union d’autre part.
De même que notre stratégie économique ne peut pas être envisagée uniquement à l’aune de la relation transatlantique, notre rapport à la Chine ne peut pas dépendre des États-Unis.
Si nous devons riposter, nous le ferons.
Stéphane Séjourné
Nous devons tout d’abord réduire nos dépendances sur les sujets stratégiques — mais il s’agit bien d’une stratégie de de-risking et non pas de découplage.
Nous constituons actuellement une liste de 17 matières premières critiques sur lesquelles nous estimons risqué de dépendre de Pékin à plus de 65 % d’ici 2030. Nous procéderons ensuite à une révision des politiques à partir de 2030 pour accélérer ce processus.
Par ailleurs, nous devons protéger notre marché, en particulier face à des standards de production européens qui diffèrent largement de ceux appliqués en Chine. Le e-commerce illustre bien ce sujet : chaque année, 6 milliards de petits colis franchissent les douanes européennes sans que leurs standards soient véritablement contrôlés.
Il est donc urgent d’accélérer la réforme des douanes, la mise en place d’un fichier commun, le renforcement de la protection des frontières et l’harmonisation des contrôles. Il est inacceptable que deux ports européens appliquent des niveaux de vigilance aussi disparates — l’un rejetant un colis sur 2 000, l’autre un sur 2 millions. Ces écarts révèlent des failles majeures dans le système de contrôle aux frontières européennes, qu’il nous faut impérativement corriger.
Un deuxième sujet concerne en effet le rééquilibrage de notre relation commerciale avec la Chine.
Nous devons mener une réorientation importante de notre politique à l’égard de Pékin. Si les acteurs chinois veulent avoir accès au marché européen — soit 450 millions de consommateurs —, un certain nombre de transferts de technologies nécessaires dans les domaines où l’Europe a pris du retard et où la Chine est à la pointe, comme dans celui des batteries, doit être imposé.
Nous devons également prendre conscience que le marché européen est un marché porteur pour Pékin. Pour y accéder, un certain nombre de conditions doivent être remplies : la chaîne de valeur doit être européenne, les matériaux et la production doivent l’être aussi. Une partie de la production doit être réalisée en Europe et ne doit pas être uniquement importée de Chine.
À partir du moment où des voitures chinoises sont commercialisées en Europe — ce qui en soi n’est pas un problème — elles doivent aussi pouvoir être produites en Europe, avec des composants européens, des emplois de qualité, une chaîne de valeur européenne.
Notre marché ne peut pas être uniquement un marché d’importation ou d’assemblage de composants chinois.
Nous devons prendre conscience que le marché européen est un marché porteur pour Pékin.
Stéphane Séjourné
Il faudra donc des critères très précis de production européenne dans nos futures doctrines. C’est une dimension déjà présente dans le texte du dialogue stratégique sur l’industrie automobile.
Je dirais plutôt qu’il s’agit aussi d’une question de sécurité et de sûreté.
D’un côté, c’est une question de sécurité économique. Disposer d’une production européenne est essentiel, car nous nous appuyons sur des chaînes de valeur intégrées, qui dépendent notamment de la production de matières premières comme l’acier. Stimuler la demande dans ces secteurs est donc clef pour préserver une chaîne de valeur stratégique.
De l’autre, c’est une question de sécurité tout court. Les voitures électriques sont, par nature, connectées. Cela signifie qu’elles peuvent être désactivées à distance — depuis Austin pour une Tesla, depuis Shenzhen pour une BYD — par des entreprises qui ne sont pas soumises au droit européen. Une fois que ces composants équiperont massivement les véhicules circulant sur nos routes, cela deviendra un véritable problème.
C’est pourquoi nous devrons exiger des composants européens dans les véhicules, et garantir que leur interface soit contrôlée depuis l’Europe. Cela suppose aussi un changement de paradigme.
Pour l’instant, ces droits de douane sont en vigueur pour rétablir des conditions équitables. Un accord global peut être toutefois nécessaire.
Il ne s’agit pas d’étudier chaque secteur séparément — ce qui a trop souvent été le cas. Nous devons à présent adopter une vision holistique du marché européen. Dans les négociations commerciales, nous devons considérer l’équilibre économique dans son ensemble, et pas uniquement les secteurs individuellement.
Nous devrons exiger des composants européens dans les véhicules électriques chinois, et garantir que leur interface soit contrôlée depuis l’Europe.
Stéphane Séjourné
La Chine est aujourd’hui leader dans l’électrification de ses usages. Elle pourrait bientôt atteindre un taux de décarbonation de son mix énergétique comparable à celui de l’Europe.
Cette avancée n’est pas motivée par des considérations idéologiques ou dogmatiques, mais bien par des questions économiques. Cela démontre que la décarbonation de notre économie, ainsi que les règles que nous avons fixées lors du dernier mandat de la Commission — que nous nous efforçons de préserver malgré de fortes pressions politiques au Parlement européen — répondent aussi à des objectifs économiques et stratégiques.
Dans le dialogue avec la Chine, il y a un terrain d’entente à trouver autour de l’électrification et de la transformation du mix énergétique.
On mesure d’ailleurs l’influence du modèle européen : l’accélération de la décarbonation dans d’autres économies a souvent été motivée par l’accès au marché européen. Cela témoigne de la force de l’Union.
Dans ce contexte, les pressions américaines pour rompre avec la Chine ne correspondent ni à l’intérêt ni à la stratégie actuelle de l’Union.
Effectivement, pour l’Europe, cela soulève la question d’une redéfinition de ce que l’on entend par production européenne — non plus seulement selon des critères de soutenabilité ou de décarbonation dans les échanges commerciaux, puisque les mix énergétiques décarbonés tendent à converger.
La protection du marché européen ne peut donc plus reposer uniquement sur le fait que notre mix énergétique est plus vertueux que celui de la Chine : la préférence européenne doit devenir un critère à part entière.
Dans le dialogue avec la Chine, il y a un terrain d’entente à trouver autour de l’électrification et de la transformation du mix énergétique.
Stéphane Séjourné
Il en va de même pour la taxonomie, qui avait un double usage : soutenir notre souveraineté technologique et financer la transition. Il faut donc aller plus loin, notamment en ajoutant une dimension « Made in Europe » au financement vert.
Je suis convaincu que nous ne parviendrons à progresser sur les sujets de défense que si nous parvenons un jour à conclure un traité de défense et de sécurité — qui pourrait éventuellement inclure le Royaume-Uni.
Je suis convaincu qu’au-delà de nos institutions et de la Commission, un nouvel accord collectif sera nécessaire, porté par une volonté politique partagée entre les États désireux de renforcer les garanties de sécurité européennes.
Les prémices en sont déjà perceptibles. Au printemps dernier, lors des premières réunions organisées à Paris et à Londres, les participants — Britanniques, mais aussi Finlandais, Français, Allemands et Italiens — ont exprimé une volonté commune de construire autre chose.
Pour faire émerger une industrie européenne crédible et se doter d’un véritable budget, une nouvelle base politique s’impose. Elle devra s’appuyer sur des accords inédits en matière de garanties de sécurité, incluant nécessairement la question de la dissuasion nucléaire — qu’il s’agisse du Royaume-Uni ou de la France — afin de déterminer comment celle-ci pourrait devenir un levier de protection supplémentaire.
Trop souvent, notre réflexion sur la défense s’est concentrée sur les outils. Aujourd’hui, nous faisons face à une forme d’impasse : arguments budgétaires récurrents, arbitrages financiers, difficultés de coordination des programmes communs, absence de marché européen structuré, incertitude persistante autour des critères d’achat et de la préférence européenne en matière de défense.
Nous ne parviendrons à progresser sur les sujets de défense que si nous parvenons un jour à conclure un traité de défense et de sécurité — qui pourrait éventuellement inclure le Royaume-Uni.
Stéphane Séjourné
Pour certains États, ces discussions doivent s’envisager en complémentarité avec l’OTAN — comme une seconde assurance-vie.
Ceux qui s’y intéressent veulent d’abord comprendre ce que cela leur apporte concrètement en matière de sécurité. Or les outils en eux-mêmes ne garantissent rien : ni le budget, ni les capacités ne suffisent à être crédibles.
Ce que recherchent les Européens, ce sont de nouvelles garanties de sécurité collectives. Cela relève d’un choix politique. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme d’entraide, fondée sur des capacités renouvelées, des synergies à créer, et des instruments diplomatiques inédits.
Nous devons mobiliser notre capital politique pour poser les bases d’un nouvel accord. Que voulons-nous faire de nos armées ? Comment les engager ensemble ? Quel rôle la dissuasion nucléaire française et britannique peut-elle jouer à l’échelle européenne ? Comment assurer durablement la protection des frontières orientales, qui sont d’abord celles de l’Europe ? Peut-on les considérer comme un intérêt général partagé ? Et quel budget sommes-nous prêts à y consacrer ?
Si l’on reste focalisé uniquement sur les outils, les contre-arguments l’emporteront toujours. C’est d’ailleurs le principal écueil de certains défenseurs de l’Europe de la défense : ils se concentrent sur les moyens, les dispositifs, les structures… sans s’assurer d’abord de l’existence d’un accord politique — d’un objectif, d’un cap.
Or sans ce socle commun, il ne peut y avoir de consensus.
En matière de défense, la priorité est de mettre en œuvre des mesures concrètes au bénéfice des pays qui attendent de nouvelles garanties de sécurité — et qui en ont besoin.
Mais il faut également tenir compte de ceux qui disposent déjà de moyens significatifs et se sentent moins exposés — comme la France et le Royaume-Uni. Il s’agit alors de garantir leur souveraineté.
Il est impératif que des pays non signataires d’un éventuel accord ne puissent entraver les capacités, les technologies, ou le déploiement des industries de défense.
C’est le principal écueil de certains défenseurs de l’Europe de la défense : ils se concentrent sur les moyens, les dispositifs, les structures… sans s’assurer d’abord de l’existence d’un accord politique — d’un objectif, d’un cap.
Stéphane Séjourné
Si nous ne donnons pas à leurs industries de défense l’assurance que cette souveraineté sera pleinement respectée — en garantissant l’accès aux matières premières, la stabilité des marchés européens et la protection contre toute ingérence étrangère susceptible de freiner le développement technologique ou les coopérations internationales — alors c’est l’ensemble de l’édifice qui sera fragilisé.
Nous avons besoin d’un accord global.
Non, seulement les pays tiers.
Plus rapides, déjà.
L’Union n’a jamais eu dans son ADN la flexibilité ou l’adaptabilité. Et c’est aussi ce qui fait sa force : la stabilité de ses règles et la prévisibilité de ses normes peuvent la rendre beaucoup plus compétitive aujourd’hui.
Mais il nous faut davantage de souplesse, à la fois sur le plan pratique et structurel.
Des progrès sont possibles. Les « omnibus » de simplification, par exemple, nous redonnent de la marge de manœuvre face à l’évolution rapide du contexte géopolitique, notamment économique. Envoyer un texte par mois au Parlement permet d’adopter des mesures en trois mois.
C’est ce que nous avons fait récemment sur les amendes automobiles. D’autres suivront — sur les ETI, la défense, l’agriculture, la tech… Cette méthode améliore notre réactivité sans sacrifier l’exigence démocratique.
Reste la question structurelle : comment concilier délibération démocratique et efficacité ? Les procédures de codécision sont plus lentes, mais ce temps long fait partie de notre équilibre. Il faut l’assumer — tout en le modernisant.
Je suis favorable à une réforme des structures européennes. Aujourd’hui, l’organisation très cloisonnée de la Commission limite la vision d’ensemble. Les commissaires doivent porter une ambition globale. Mais on leur assigne des portefeuilles étroits. Il faut sortir de cette logique segmentée et redonner une responsabilité politique pleine à chacun.
Le paradoxe, c’est que chacun se focalise sur son enveloppe ou ses lignes budgétaires, mais que très peu évoquent le montant global du futur budget européen. Or c’est selon moi là que réside la question principale : il faut aller vers un dispositif pérenne politiquement et financièrement, qui stabilise un budget plus proche de 2 % que de 1 % du PIB européen.
Nous faisons face à une multiplication des défis et il est impératif de stabiliser un budget à la hauteur de ces nouvelles exigences. Faute de quoi, il faudra procéder à des arbitrages douloureux, avec le risque de devoir abandonner certaines priorités — ce qui pourrait, à terme, nourrir le rejet de l’Union.
Je suis favorable à une réforme des structures européennes. Aujourd’hui, l’organisation très cloisonnée de la Commission limite la vision d’ensemble.
Stéphane Séjourné
Il est donc nécessaire d’ouvrir un débat clair sur deux fronts : d’une part, sur les ressources propres ; d’autre part, sur le remboursement de la dette. Ces nouvelles ressources serviront-elles au remboursement ? Faut-il rembourser ou simplement faire rouler la dette ? Ces questions restent ouvertes.
Une première proposition d’architecture budgétaire sera en effet présentée début juillet. Le montant global n’est pas encore fixé, mais nous devons avancer sur les ressources propres avec une approche pragmatique, qui maximise les recettes sans alourdir la pression sur les États membres.
J’ai proposé la création d’un ESTA européen. Les 20 ou 25 euros que verse un touriste américain pour venir à Madrid, à Paris ou à Berlin ne constituent pas un frein à la mobilité, et pourraient alimenter directement le budget de l’Union. Il s’agirait d’une ressource indolore, sans impact fiscal pour les ménages et les entreprises européennes.
De manière plus générale, nous devons identifier de nouvelles sources de financement indépendantes des contributions nationales, d’autant plus que les accords commerciaux que nous signons entraînent une réduction progressive des recettes douanières.
La part du budget apportée par les États membres ne peut être la seule à augmenter. En France, on voit déjà émerger des contestations sur le montant de la contribution nationale. Il faut donc impérativement concevoir un mécanisme permettant de faire croître le budget autrement.
C’est vraiment la question clef.
Il y a, sur ce sujet aussi, une question de flexibilité. Aujourd’hui, les budgets sont définis pour sept ans et préparés trois ans à l’avance : cela signifie que le budget actuellement en discussion aura un impact jusqu’en 2035.
Sans plus de souplesse dans l’élaboration et l’exécution du budget, l’Union sera mal préparée pour répondre aux crises à venir.
L’article Doctrine du double équilibre : une stratégie pour l’Union face à la Chine et aux États-Unis, conversation avec Stéphane Séjourné est apparu en premier sur Le Grand Continent.