ACCÈS LIBRE
20.11.2025 à 12:17
La Déferlante

Aujourd’hui 20 novembre, on célèbre la journée du souvenir trans, autrement appelée TDoR (pour Transgender Day of Rememberance en anglais). L’occasion pour La Déferlante de rassembler et de partager des ressources pour comprendre les ressorts de la transphobie et ses conséquences concrètes sur la vie des personnes concernées.
Comme le rappelle le journaliste Élie Hervé, auteur d’un des essais que nous recensons ici, les appels vers deles numéros d’urgence à destination des jeunes trans ont explosé de + 700 % aux États-Unis depuis la réélection de Donald Trump. En France, les actes transphobes ont augmenté de 27 % en 2023, et 63 % des adultes trans ont pensé mettre fin à leurs jours ou ont fait une tentative de suicide avant leur transition médicale. Il est donc plus que jamais nécessaire, comme nous le faisons dans notre revue et notre newsletter depuis bientôt cinq ans, de continuer à documenter ces violences.

Colombienne, trans, arrivée en France au début des années 2000, Giovanna Rincon, directrice d’Acceptess‑T, raconte son engagement pour les droits des personnes trans, qui, au sein de son association, sont souvent des travailleuses du sexe séropositives.
→ À retrouver dans les archives de la newsletter
Dans une série de photographies publiées dans le numéro 19 de La Déferlante (septembre 2025), le photographe Nanténé Traoré s’intéresse au rituel des injections hormonales dans la communauté trans.
→ Voir le portfolio dans le numéro 19, septembre 2025.
Depuis plus d’une décennie, la transphobie s’intensifie au Royaume-Uni, dans les médias et sous l’impulsion des mouvements féministes antitrans. Dans un reportage publié en mai 2023, Valeria Costa-Kostritsky montre comment les militant·es trans et leurs allié·es organisent la résistance.
→ À lire dans le numéro 10 de La Déferlante, mai 2023.
Dans cette enquête, les journalistes Perrine Bontemps et Victor Mottin expliquent comment, depuis plusieurs années, les sphères transphobes s’inspirent ouvertement des théories conspirationnistes.
→ À lire dans le numéro 13, mars 2024.

Dans cet ouvrage nourri de plusieurs années de terrain, le journaliste Élie Hervé décortique les mécanismes de la transphobie ordinaire, en particulier ses ressorts médiatiques. Mais l’originalité de cette enquête, c’est qu’elle laisse une large place à la parole des personnes concernées, mettant ainsi en regard les comportements transphobes et leurs conséquences concrètes sur les vécus trans. On comprend ainsi à quel point la panique morale autour des transidentités encourage les agressions dans l’espace public, mais également les discriminations en matière d’embauche, de logement et de soin. En fin de compte, « chaque année, ce sont plus de trois cents personnes trans qui sont assassinées dans le monde […]. À cela s’ajoutent des dizaines de suicides par an ».

→ Élie Hervé, Transphobia, éditions Solar, 2025. 19,90 euros.
Dans ce livre paru à l’automne 2024, Maud Royer, présidente de l’association Toutes des femmes et membre du comité éditorial de La Déferlante, analyse les ressorts de l’offensive transphobe en cours depuis le début des années 2020. Si, en France, les argumentaires antitrans ont moins qu’ailleurs infiltré les milieux féministes, ils ont en revanche largement infusé dans le grand public et dans la classe politique, portés par une curieuse alliance entre intellectuel·les classés à gauche et personnalités d’extrême droite. Dans son essai limpide et parfaitement documenté, Maud Royer propose également des pistes d’action : en premier lieu la lutte pour le droit à l’autodétermination de genre, déjà en vigueur dans d’autres pays européens.
→ Maud Royer, Le Lobby transphobe, éditions Textuel, 2024. 17,90 euros.
En 2020, Tal Madesta entame une transition de genre. En prenant ce chemin qui implique de redéfinir entièrement son rapport à soi, aux autres, au monde social, il va faire l’expérience désolante de la violence transphobe et du deuil. Mais il va aussi découvrir la joie d’aimer autrement et d’expérimenter avec intensité sa propre liberté. Avec cet ouvrage, Tal Madesta poursuit le récit sensible d’une révolution intime et politique, dans le fil des chroniques qu’il avait écrites dans les quatre numéros de La Déferlante de l’année 2022.
→ Tal Madesta, La Fin des monstres, La Déferlante Éditions, 2023. 15 euros.

« Ma biographie existe, et c’est cette putain de Virginia Woolf qui l’a écrite en 1928… » Ainsi commence ce documentaire expérimental réalisé par Paul B. Preciado. En réponse au roman publié presque un siècle plus tôt par l’autrice d’Une chambre à soi, le philosophe compose un film dans lequel le personnage de femme trans d’Orlando est tour à tour incarné par une vingtaine de personnes trans, non binaires et intersexes. Un choix de réalisation radical qui vient révéler la polyphonie des identités et des vécus trans.

→ Orlando de Paul B. Preciado, coproduit par Arte et les Films du poisson. 99 minutes, disponible sur arte.tv jusqu’au 7 avril 2026.
Durant plusieurs mois, en 2019, alors que la campagne présidentielle bat son plein et que les féministes argentines manifestent pour la légalisation de l’avortement, la réalisatrice Isabelle Solas s’immerge dans la communauté des femmes trans de Buenos Aires. Elle y croise deux travailleuses sociales, qui de maisons communautaires en réunions militantes, conseillent, accompagnent et encouragent leurs sœurs – parmi lesquelles de nombreuses travailleuses du sexe très précaires – à faire entendre leur voix dans l’espace public, malgré la transphobie ambiante et l’hostilité d’une partie des militantes féministes. L’une d’entre elles, Violeta, s’est lancée dans une thèse en anthropologie. À une amie venue assister à sa soutenance, elle assène ce qui pourrait être la devise de ce groupe de femmes : « Il nous faut nous émanciper, pour qu’ils arrêtent de parler à notre place. »
→ Nos corps sont vos champs de bataille, documentaire d’Isabelle Solas, Dublin films, 2021. 100 minutes. Disponible en VOD.

Média queer et indépendant né du bouillonnement politique des années 2024 et 2025, Problematik veut s’inspirer des marges pour penser des alternatives à la montée des fascismes. Leur site d’information proposera des interviews, des reportages, des portraits, des tribunes.


Alors que l’actualité montre à quel point la guerre culturelle qui fait rage est aussi une bataille sémantique, il nous a paru important que La Déferlante propose à ses lecteur·ices des définitions de concepts clés pour appréhender l’époque dans une perspective féministe intersectionnelle. Queer, panique morale, fake news : toutes les définitions sont en accès libre sur notre site internet, qui est alimenté au fil des numéros pour faciliter la compréhension des concepts mobilisés dans chaque dossier.
→ Retrouvez toutes nos définitions en libre accès

Soirée de lancement
Jeu 27 novembre 2025, à 18h
Maison des Métallos, Paris 11e
Dans le cadre du lancement du numéro 20 de La Déferlante « Soigner dans un monde qui va mal », une table ronde réunira la psychiatre Loriane Bellahssen, la psychologue Salima Boutebal et la militante féministe Valérie Rey-Robert pour parler de santé mentale. La discussion sera suivie d’un concert de Louisadonna.
Grandir sans tabou
Ven 28 novembre 2025, à 19h30
Librairie À la marge, Montreuil (Seine-saint-Denis)
Claire Marcadé Hinge et Marianne Marty-Stéphan, les deux autrices de Grandir sans tabou, notre guide pour parler de sexualité avec les plus jeunes, échangeront avec Mai-Lan Chapiron, autrice engagée pour la protection des enfants.
Dim 30 novembre 2025, 19h30
Librairie Divergences, Quimperlé (Finistère)
Claire Marcadé Hinge et Marianne Marty-Stéphan reviendront sur l’écriture de leur livre et répondront aux questions des lectrices bretonnes.
Au cinéma
Mar 2 décembre 2025, à 19h45
Le Kino Ciné, Villeneuve d’Ascq
Marion Pillas, corédactrice en chef de La Déferlante, échangera avec Nora Philippe, la réalisatrice, et Cécile Duflot, présidente d’Oxfam France, en marge de la projection en avant-première du documentaire Girls for Tomorrow, en salle le 10 décembre.
Des revues, des livres et du vin
Sam 6 et Dim 7 décembre 2025
La Bellevilloise, Paris 20e
Lire notre revue ou nos livres en sirotant un verre de vin de producteur·ices indépendant·es ? Ce sera possible durant tout un week-end au festival Mi-livre Mi-Raisin qui, pour sa 6e édition parisienne, réunit à nouveau éditeur·ices et viticulteur·ices. Vous y retrouverez un stand avec toutes nos publications et nos goodies.
13.11.2025 à 16:45
Coline Clavaud-Mégevand
Le 19 septembre 1989, une bombe explose dans un avion, le DC-10 de la compagnie UTA, entre Brazzaville (capitale de la République du Congo) et Paris, et tue les 170 passager·es et membres de l’équipage à son bord.
Dix ans plus tard, six agents des services secrets libyens, dont Abdallah Senoussi, beau-frère du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, ont été reconnus coupables de cet attentat et condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité par la justice française, sans toutefois être extradés vers Paris.
En 2005, Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et Brice Hortefeux, ministre délégué aux Collectivités territoriales, rencontrent Abdallah Senoussi à Tripoli et auraient entamé avec lui des négociations en vue du financement, par la dictature libyenne, de la future campagne de Nicolas Sarkozy pour l’élection présidentielle française en 2007. En contrepartie, les deux lieutenants du futur candidat se seraient engagés à ce que la condamnation d’Abdallah Senoussi soit révisée. Ce « pacte corruptif » est au cœur des trois mois de procès (du 6 janvier au 10 avril 2025) qui ont débouché, le 25 septembre 2025, sur la condamnation de l’ancien président français à cinq ans de prison ferme pour association de malfaiteurs ( le procès en appel est prévu pour mars 2026). Le tribunal a également reconnu le préjudice moral infligé aux parties civiles.
Comment êtes-vous devenue partie civile au procès de l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy ?
Mon père, Jean-Pierre Klein, est mort, un peu avant mes 5 ans, dans ce que j’ai longtemps cru être un accident d’avion, mais qui était en réalité un attentat. En 1999, j’étais trop jeune pour assister au procès d’Abdallah Senoussi. Mais j’ai rejoint le collectif de familles de victimes monté par ma tante, Danièle Klein, et par Yohanna Brette, dont la mère, Martine Brette, était hôtesse de l’air sur le vol. C’est en janvier 2025, lors des débats qui visaient à déterminer si Nicolas Sarkozy avait bénéficié de fonds libyens pour sa campagne présidentielle et s’il existait un pacte de corruption avec le régime de Kadhafi, que j’ai pris conscience de la violence à laquelle on avait été exposé·es en tant que proches des victimes. Violence de l’intention de mort derrière l’attentat, mais aussi violence du pacte noué par Nicolas Sarkozy et ses proches collaborateurs.
Vous faites une lecture genrée du procès. Pourquoi ?
Dans ce procès, les prévenus, leurs avocats, la grande majorité des témoins sont des hommes… Même les voix les plus présentes dans les médias sont masculines. C’est quand le procès a débuté, le 6 janvier 2025, en voyant les prévenus en vrai [l’ex-président Nicolas Sarkozy et onze autres prévenus, dont les anciens ministres Brice Hortefeux et Claude Guéant], que je me suis rendu compte qu’ils étaient tous des hommes âgés, bourgeois, vivant dans les quartiers chics de l’Ouest parisien. Ils m’ont renvoyé une impression très forte d’entre-soi.
J’ai été frappée par leur manière de s’adresser au tribunal, leur aplomb, c’était très impressionnant. Jusqu’au 23 janvier [jour de la déposition des familles des victimes pendant le procès], nous n’avons entendu quasiment aucune voix féminine. Puis nous avons été neuf femmes à raconter notre histoire à la barre. Dans une tribune publiée en octobre dans Libération, ma tante et Yohanna Brette nous appellent « les filles du DC-10 ».
Notre avocate, Laure Heinich [également avocate de certaines victimes de Patrick Poivre d’Arvor], a joué un rôle dans cette prise de conscience des dynamiques de genre. Lors de sa plaidoirie, elle a parlé des proches de victimes au féminin, même s’il y a des hommes dans notre groupe. Ce choix m’a permis de mettre des mots sur ce qui était jusque-là une impression diffuse. Laure Heinich a aussi parlé de nous en tant que femmes dignes et qui ne cherchaient pas la vengeance, ainsi qu’en tant que citoyennes. Auparavant, j’avais pu me dire : « Cette affaire me dépasse », et d’un coup, grâce à ses mots d’avocate, je me suis sentie légitime. Ce procès est devenu pour moi celui d’un monde d’hommes qui se croyaient intouchables et de femmes qui ont décidé de se dresser face à eux.
« Pendant les audiences, une violence masculine sûre d’elle s’exprimait. »
Qu’avez-vous ressenti en vous adressant à la cour devant laquelle s’est tenu ce procès historique, ce fameux 23 janvier ?
La déposition que j’ai faite ce jour-là, je l’ai écrite dans ma tête les nuits qui ont précédé. Je ne dormais pas, et j’imaginais ces hommes autour d’une table, organisant l’attentat, puis d’autres hommes, dix-huit ans plus tard, négocier l’immunité du terroriste Abdallah Senoussi, en échange de versements d’argent. Quand, le lendemain, j’ai pris la parole à la barre, j’ai eu le trac, une peur presque physique, je tremblais. J’avais l’impression d’occuper une place qui n’était pas la mienne. Mais eux, alors même qu’ils étaient assis sur le banc des prévenus, ils n’avaient pas l’air mal à l’aise ! C’est en voyant ça que j’ai eu le courage de ne plus m’effacer. À 40 ans, j’ai senti que je devenais adulte.
Ce procès a donc été l’occasion d’une prise de conscience intime ?
Oui, autant que politique. Longtemps, j’ai cru que j’avais été épargnée par la violence masculine. Mais à force d’écouter ces hommes parler, j’ai revu mon enfance. Mon père, qui est mort dans un attentat. Puis mon beau-père, qui criait beaucoup, qui jetait des objets contre les murs quand il était en colère. C’est dans ce contexte que j’ai grandi. Pendant les audiences, j’ai compris que c’était la même mécanique qui s’exprimait par la voix des prévenus : une violence masculine sûre d’elle. On ne parlait pas seulement de corruption, mais de domination. Pourtant, la première fois que j’ai entendu Sarkozy à la barre lors de son premier interrogatoire le 13 janvier, j’ai presque eu pitié de lui. Il évoquait sa mère, son rêve d’enfant de devenir président… Il se racontait comme une victime, en inversant les rôles. Et puis j’ai remarqué qu’il esquivait, il tempêtait, il martelait ses éléments de langage, dans un discours parfaitement maîtrisé. J’entendais la rhétorique d’un homme puissant, qui n’a pas à se justifier. Pour autant, l’annonce du verdict n’a pas été un moment joyeux. Nous, les filles du DC-10, n’avons jamais cherché à « gagner » contre Sarkozy, Hortefeux ou Guéant, seulement à faire reconnaître la gravité des faits.
Que représente pour vous le groupe des « filles du DC-10 » ?
Sans elles, je n’aurais pas tenu lors du procès. On s’écrivait beaucoup sur notre groupe WhatsApp et on continue à le faire. Le 25 septembre, après le verdict, j’étais vidée. Ma tante m’a dit : « C’est normal. On en a plein la tête, mais on va souffler et on va repartir toutes ensemble » [le procès en appel est prévu pour mars 2026]. J’essaye de reprendre des forces, mais, ces temps-ci, ce n’est pas simple. Ce lundi [10 novembre], les parties civiles s’attendaient à ce que la demande de remise en liberté de Nicolas Sarkozy soit acceptée. On comprend et on respecte cette décision. On salue l’interdiction qui lui est faite d’entrer en contact avec Gérald Darmanin ou tout membre du cabinet du garde des Sceaux [personnes pouvant bénéficier d’informations sur la procédure]. Ce que je crains, c’est le traitement médiatique et notamment la victimisation de Sarkozy. Ça a commencé dès l’annonce de sa libération, avec Bruno Retailleau, qui a salué sur le réseau X son « courage », ou Bernard-Henri Lévy, qui a déclaré que son incarcération était « inutile » et « dégueulasse »… C’est ça qui est violent, traumatisant même. Heureusement, il y a ce point de vigilance vis-à-vis du garde des Sceaux dans l’ordonnance de libération, qui me fait dire que la justice prend en compte tous les faits et qu’elle ne lâche pas le dossier. Alors on va y retourner pour le procès en appel et on reconstituera cette petite bulle de sororité qui nous protège.
Le 19 septembre 1989, une bombe explose dans un avion, le DC-10 de la compagnie UTA, entre Brazzaville (capitale de la République du Congo) et Paris, et tue les 170 passager·es et membres de l’équipage à son bord.
Dix ans plus tard, six agents des services secrets libyens, dont Abdallah Senoussi, beau-frère du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, ont été reconnus coupables de cet attentat et condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité par la justice française, sans toutefois être extradés vers Paris.
En 2005, Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et Brice Hortefeux, ministre délégué aux Collectivités territoriales, rencontrent Abdallah Senoussi à Tripoli et auraient entamé avec lui des négociations en vue du financement, par la dictature libyenne, de la future campagne de Nicolas Sarkozy pour l’élection présidentielle française en 2007. En contrepartie, les deux lieutenants du futur candidat se seraient engagés à ce que la condamnation d’Abdallah Senoussi soit révisée. Ce « pacte corruptif » est au cœur des trois mois de procès (du 6 janvier au 10 avril 2025) qui ont débouché, le 25 septembre 2025, sur la condamnation de l’ancien président français à cinq ans de prison ferme pour association de malfaiteurs ( le procès en appel est prévu pour mars 2026). Le tribunal a également reconnu le préjudice moral infligé aux parties civiles.
Comment êtes-vous devenue partie civile au procès de l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy ?
Mon père, Jean-Pierre Klein, est mort, un peu avant mes 5 ans, dans ce que j’ai longtemps cru être un accident d’avion, mais qui était en réalité un attentat. En 1999, j’étais trop jeune pour assister au procès d’Abdallah Senoussi. Mais j’ai rejoint le collectif de familles de victimes monté par ma tante, Danièle Klein, et par Yohanna Brette, dont la mère, Martine Brette, était hôtesse de l’air sur le vol. C’est en janvier 2025, lors des débats qui visaient à déterminer si Nicolas Sarkozy avait bénéficié de fonds libyens pour sa campagne présidentielle et s’il existait un pacte de corruption avec le régime de Kadhafi, que j’ai pris conscience de la violence à laquelle on avait été exposé·es en tant que proches des victimes. Violence de l’intention de mort derrière l’attentat, mais aussi violence du pacte noué par Nicolas Sarkozy et ses proches collaborateurs.
Vous faites une lecture genrée du procès. Pourquoi ?
Dans ce procès, les prévenus, leurs avocats, la grande majorité des témoins sont des hommes… Même les voix les plus présentes dans les médias sont masculines. C’est quand le procès a débuté, le 6 janvier 2025, en voyant les prévenus en vrai [l’ex-président Nicolas Sarkozy et onze autres prévenus, dont les anciens ministres Brice Hortefeux et Claude Guéant], que je me suis rendu compte qu’ils étaient tous des hommes âgés, bourgeois, vivant dans les quartiers chics de l’Ouest parisien. Ils m’ont renvoyé une impression très forte d’entre-soi.
J’ai été frappée par leur manière de s’adresser au tribunal, leur aplomb, c’était très impressionnant. Jusqu’au 23 janvier [jour de la déposition des familles des victimes pendant le procès], nous n’avons entendu quasiment aucune voix féminine. Puis nous avons été neuf femmes à raconter notre histoire à la barre. Dans une tribune publiée en octobre dans Libération, ma tante et Yohanna Brette nous appellent « les filles du DC-10 ».
Notre avocate, Laure Heinich [également avocate de certaines victimes de Patrick Poivre d’Arvor], a joué un rôle dans cette prise de conscience des dynamiques de genre. Lors de sa plaidoirie, elle a parlé des proches de victimes au féminin, même s’il y a des hommes dans notre groupe. Ce choix m’a permis de mettre des mots sur ce qui était jusque-là une impression diffuse. Laure Heinich a aussi parlé de nous en tant que femmes dignes et qui ne cherchaient pas la vengeance, ainsi qu’en tant que citoyennes. Auparavant, j’avais pu me dire : « Cette affaire me dépasse », et d’un coup, grâce à ses mots d’avocate, je me suis sentie légitime. Ce procès est devenu pour moi celui d’un monde d’hommes qui se croyaient intouchables et de femmes qui ont décidé de se dresser face à eux.
« Pendant les audiences, une violence masculine sûre d’elle s’exprimait. »
Qu’avez-vous ressenti en vous adressant à la cour devant laquelle s’est tenu ce procès historique, ce fameux 23 janvier ?
La déposition que j’ai faite ce jour-là, je l’ai écrite dans ma tête les nuits qui ont précédé. Je ne dormais pas, et j’imaginais ces hommes autour d’une table, organisant l’attentat, puis d’autres hommes, dix-huit ans plus tard, négocier l’immunité du terroriste Abdallah Senoussi, en échange de versements d’argent. Quand, le lendemain, j’ai pris la parole à la barre, j’ai eu le trac, une peur presque physique, je tremblais. J’avais l’impression d’occuper une place qui n’était pas la mienne. Mais eux, alors même qu’ils étaient assis sur le banc des prévenus, ils n’avaient pas l’air mal à l’aise ! C’est en voyant ça que j’ai eu le courage de ne plus m’effacer. À 40 ans, j’ai senti que je devenais adulte.
Ce procès a donc été l’occasion d’une prise de conscience intime ?
Oui, autant que politique. Longtemps, j’ai cru que j’avais été épargnée par la violence masculine. Mais à force d’écouter ces hommes parler, j’ai revu mon enfance. Mon père, qui est mort dans un attentat. Puis mon beau-père, qui criait beaucoup, qui jetait des objets contre les murs quand il était en colère. C’est dans ce contexte que j’ai grandi. Pendant les audiences, j’ai compris que c’était la même mécanique qui s’exprimait par la voix des prévenus : une violence masculine sûre d’elle. On ne parlait pas seulement de corruption, mais de domination. Pourtant, la première fois que j’ai entendu Sarkozy à la barre lors de son premier interrogatoire le 13 janvier, j’ai presque eu pitié de lui. Il évoquait sa mère, son rêve d’enfant de devenir président… Il se racontait comme une victime, en inversant les rôles. Et puis j’ai remarqué qu’il esquivait, il tempêtait, il martelait ses éléments de langage, dans un discours parfaitement maîtrisé. J’entendais la rhétorique d’un homme puissant, qui n’a pas à se justifier. Pour autant, l’annonce du verdict n’a pas été un moment joyeux. Nous, les filles du DC-10, n’avons jamais cherché à « gagner » contre Sarkozy, Hortefeux ou Guéant, seulement à faire reconnaître la gravité des faits.
Que représente pour vous le groupe des « filles du DC-10 » ?
Sans elles, je n’aurais pas tenu lors du procès. On s’écrivait beaucoup sur notre groupe WhatsApp et on continue à le faire. Le 25 septembre, après le verdict, j’étais vidée. Ma tante m’a dit : « C’est normal. On en a plein la tête, mais on va souffler et on va repartir toutes ensemble » [le procès en appel est prévu pour mars 2026]. J’essaye de reprendre des forces, mais, ces temps-ci, ce n’est pas simple. Ce lundi [10 novembre], les parties civiles s’attendaient à ce que la demande de remise en liberté de Nicolas Sarkozy soit acceptée. On comprend et on respecte cette décision. On salue l’interdiction qui lui est faite d’entrer en contact avec Gérald Darmanin ou tout membre du cabinet du garde des Sceaux [personnes pouvant bénéficier d’informations sur la procédure]. Ce que je crains, c’est le traitement médiatique et notamment la victimisation de Sarkozy. Ça a commencé dès l’annonce de sa libération, avec Bruno Retailleau, qui a salué sur le réseau X son « courage », ou Bernard-Henri Lévy, qui a déclaré que son incarcération était « inutile » et « dégueulasse »… C’est ça qui est violent, traumatisant même. Heureusement, il y a ce point de vigilance vis-à-vis du garde des Sceaux dans l’ordonnance de libération, qui me fait dire que la justice prend en compte tous les faits et qu’elle ne lâche pas le dossier. Alors on va y retourner pour le procès en appel et on reconstituera cette petite bulle de sororité qui nous protège.
07.11.2025 à 10:08
Elsa Sabado
En cette soirée d’Halloween, les « sorcières », comme aiment à se faire appeler les soignantes de la maternité des Lilas, près de Paris, n’avaient pas le cœur à la fête.
Inaugurée en 1964, la maternité des Lilas pratiquait des avortements avant même leur dépénalisation et n’a jamais cessé d’offrir aux personnes enceintes le choix d’un accouchement pas ou peu médicalisé, laissant toute sa place au conjoint·e. Bien plus tard, à partir de 2019, elle a également été pionnière en France dans le suivi des grossesses d’hommes trans. Ce projet d’accompagnement, au plus près des besoins individuels, requiert des équipes étoffées, spécifiquement formées et donc des moyens financiers que la Sécurité sociale ne prend pas en charge. L’établissement ayant fait le choix de ne pas répercuter les coûts sur les usager·es, c’est l’État qui, jusqu’ici, absorbait son déficit. « C’est vraiment parce qu’elle portait un projet politique à part entière et grâce aux mobilisations [des salariées, des féministes et des syndicats] qu’elle a tenu jusqu’à aujourd’hui, analyse la sociologue Elsa Boulet. Depuis le milieu des années 1990, les plans de périnatalité incitent à concentrer les accouchements dans des structures disposant de davantage de matériel technique et de personnel – notamment des médecins anesthésistes – disponible en permanence. » (Lire notre encadré en bas de page.)
Dans les années 2000, comme d’autres maternités, celle des Lilas est sommée de s’adapter pour assurer sa pérennité. En 2008, un projet de reconstruction et d’agrandissement visant à la rendre rentable, est adopté par la ministre de la Santé Roselyne Bachelot : le terrain est choisi et les plans validés. Mais, coup de théâtre : en 2011, Claude Évin, alors président de l’ARS, prenant pour prétexte un conflit en cours entre un anesthésiste et des sages-femmes de l’établissement, suspend brusquement le projet. Malgré une mobilisation des salarié·es et des usager·es, soutenue par de nombreuses personnalités du monde du spectacle (Catherine Ringer, Arthur H, Karin Viard), le projet de reconstruction est définitivement enterré en 2013, en dépit de la promesse de soutien faite par le candidat François Hollande pendant la campagne présidentielle.
« On a laissé pourrir le fruit afin qu’il tombe tout seul »
Marie-Laure Brival, ancienne directrice de la maternité des Lilas
La notoriété de la maternité des Lilas dissuade toutefois les autorités de santé de la fermer. Durant treize ans, l’agence régionale de santé continue d’éponger son déficit, estimé entre 3 et 5 millions d’euros selon les années. « On a laissé pourrir le fruit afin qu’il tombe tout seul », analyse son ancienne directrice, Marie-Laure Brival.
Mais le déclin est amorcé. Plusieurs projets de fusion avec d’autres établissements hospitaliers sont imaginés, sans aboutir. Les soignantes craignent une dégradation de leurs conditions de travail avec, pour corollaire, une dénaturation de leur métier. En 2017, alors qu’un projet d’adossement à une clinique voisine est finalement sur le point de se concrétiser, l’homme d’affaires Louis Fabiano arrive à la tête de l’association gestionnaire. Le projet a déjà englouti 1 million d’euros sur le budget de la maternité, mais le nouveau président n’honore pas les rendez-vous proposés par l’ARS et laisse le plan s’enliser. Il est, en revanche, nettement plus diligent à servir ses propres intérêts. En 2022, il touche une commission de 160 000 euros sur la vente des murs de la maternité à de nouveaux propriétaires. La même année, le syndicat Sud dépose une plainte contre X pour prise illégale d’intérêt et abus de confiance.
La gouvernance chaotique de la maternité laisse, par ailleurs, s’instaurer un climat de violences au sein de l’équipe de salarié·es. En 2020, un dernier mouvement social unit les soignantes contre un médecin, devenu tout-puissant au sein de l’établissement, accusé de harcèlement moral et d’agressions sexuelles. Vingt-trois salariées portent plainte devant le Conseil de l’ordre des médecins, et sept au pénal, mais l’homme est relaxé par deux fois. Informée de ces problèmes, l’ARS Île-de-France regarde ailleurs, arguant qu’il s’agit d’un établissement privé.
Après quinze ans d’agonie liée à l’abandon des pouvoirs publics mais aussi au désengagement des réseaux féministes et syndicaux, la fermeture de la maternité des Lilas est à la fois une délivrance et un déchirement pour ses soignantes et ses usager·es. Les 80 salarié·es vont être licencié·es et les patient·es seront réparti·es au sein des hôpitaux des environs, à Montreuil (Seine-Saint-Denis) ou à Paris, où la prise en charge des accouchements est davantage médicalisée.
Au-delà de la disparition d’un accueil depuis toujours axé sur le droit des personnes à disposer de leur corps, la fermeture de la maternité des Lilas marque une défaite symbolique pour le féminisme, à l’heure où l’extrême droite, aux portes de l’exécutif, entend priver les femmes et les personnes trans de leurs droits à l’avortement et à une parentalité choisie.
Quarante pour cent des maternités françaises ont fermé depuis l’an 2000. Il s’agit principalement d’établissements de niveau 1, qui n’étaient pas équipés de plateaux techniques pour prendre en charge les usager·es en cas de complications. Au nom de leur sécurité, les autorités de santé ont donc encouragé le regroupement des sages-femmes et des médecins dans des unités médicalisées, considérées comme les seules rentables depuis l’instauration de la tarification à l’acte en 2012. La fuite des soignant·es et des parturient·es vers ces maternités réputées plus sûres a fini de vider les petits établissements, entraînant la fermeture de tous ceux passant sous la barre des 300 naissances par an, seuil fatidique en dessous duquel les agences de santé ne garantissent plus la sécurité des accouchements. En mai 2025, en réponse à la hausse jugée « alarmante » de la mortalité infantile, en partie dûe à l’éloignement géographique croissant des structures de soins, l’Assemblée nationale votait un moratoire de trois ans sur la fermeture des petites maternités. Le texte, qui fait débat chez les expert·es en santé publique comme chez les élu·es, attend d’être validé par le Sénat.