ACCÈS LIBRE
02.05.2025 à 17:20
Loïs Hamard
« Je suis née à Roubaix en 1964, dans une famille prolétaire de douze enfants. J’étais la cinquième.
Dès mon adolescence, j’ai voulu être éducatrice. Mes parents préféraient que je fasse de la comptabilité, alors j’ai passé mon CAP et je me suis mise à travailler comme assistante administrative et comptable, mais c’était un métier alimentaire. Après ma quatrième grossesse, en 1998, j’ai enfin fait quelque chose qui me plaisait vraiment. Je suis allée à l’université pour passer l’équivalent du baccalauréat et une licence de sciences de l’éducation. En 2008, une copine m’a parlé de son travail, “un truc top, tu héberges des enfants placés, tu les accompagnes et les fais grandir”. Je me suis dit “pourquoi pas ?” J’ai demandé mon agrément d’assistante familiale puis j’ai suivi la formation. Je ne voulais pas de nourrisson, parce que mes quatre enfants étaient déjà grands, donc je préférais que l’enfant soit déjà un petit peu autonome. Finalement, en juillet 2012, on m’a présenté mon premier enfant à accueillir : Louis, 22 mois. En septembre, le second est arrivé : Rémy, 7 ans. Ils sont toujours chez moi. Ils ont aujourd’hui 14 et 19 ans.
Avec eux deux, j’ai dû reprendre les bases, ça nous a demandé du temps. On ne leur avait pas appris à exprimer ce qu’ils ressentaient. Il a fallu les aider à comprendre leurs émotions, à les nommer et les évacuer. En tant que famille d’accueil, on leur apprend des choses très élémentaires, qui font partie de l’intime. Par exemple, il y a quelques années, j’ai accueilli un jeune de 16 ans pendant trois semaines. Il ne s’est pas brossé les dents une seule fois, parce qu’on ne lui avait jamais appris.
Les choses que je leur transmets sont essentielles, comme bien manger, avoir une certaine hygiène, faire preuve de savoir-vivre et savoir-être. Louis est arrivé avec un biberon de Coca, il ne mangeait pas. La rééducation alimentaire demande une implication que je n’avais pas imaginée avec mes propres enfants. J’ai mis six mois à lui faire boire de l’eau, plus d’un an pour lui faire prendre un repas équilibré de bébé.
Rien de tout ça n’est écrit dans les bouquins. On travaille une problématique à la fois, avec les moyens qu’on a, puis ça se fait sur la durée. Quand il s’agit d’enfants accueillis en urgence, qui ne restent que sur une période très courte, on transmet quelques valeurs, mais ça ne les change pas vraiment. Avec Louis et Rémy, ça fait treize ans qu’on y travaille.
Une fois que les bases ont été acquises, je me suis mise à les suivre sur le plan scolaire. On ne peut pas travailler comme famille d’accueil sans penser à la réussite de l’enfant. C’est fatigant de gérer les devoirs et de faire réciter les exposés, mais ça fait partie de ce que j’estime être mon boulot. J’ai voulu leur transmettre le goût de la lecture et du sport, qui étaient mes exutoires quand j’étais plus jeune. Comme je l’ai fait pour mes enfants, j’essaie de leur donner les moyens de réussir à devenir la meilleure version d’eux-mêmes. Par exemple, leur faire prendre conscience que sur la copie qu’ils rendent à leur professeur·e, c’est leur nom. Quand Louis revient de l’école et me dit : “Tatie, j’ai bien travaillé pour toi”, je lui réponds : “Non, tu travailles pour ton avenir, mon grand. Je suis fière, mais ce n’est pas pour moi.”
Je ne suis ni une garderie ni une nounou. Ici, c’est leur maison. Je leur ai donné le même amour qu’à mes propres enfants. Rémy part dans un an et demi. Il n’a plus de lien avec son père depuis qu’il a 10 ans, alors la mort de mon mari, il y a deux ans, lui a fait un choc. C’était comme un deuil parental.
Je suis leur tatie, leur maman de cœur, ou au moins une figure d’attachement, affective et rassurante.
Ce sont mon parcours de vie personnelle, mes tristesses, mes souffrances qui m’ont donné envie d’aider ces enfants. Je n’ai pas choisi la famille dans laquelle je suis née, mais avec Louis et Rémy, on en a reconstitué une. Tous les deux ont passé plus de temps chez moi que nulle part ailleurs. On partage des moments de vie au quotidien, ils ont pris racine dans ma famille, aux côtés de mon mari et de mes quatre enfants.
Pour moi, ils sont frères, indirectement. C’est très important qu’il n’y ait pas de jalousie entre eux, mais de l’entraide et du respect, surtout aucune violence ni aucun mensonge : seulement de la tolérance et du partage. Ma maison, je la vois comme un sanctuaire et une école de la seconde chance. Je me sens utile, je me dis que je fais du bien et que je suis là pour protéger ces enfants. Je les tiens par la main autant et aussi longtemps que je peux.
J’essaie de ne pas trop me demander combien de temps ils vont rester chez moi. Évidemment que je préfère qu’ils restent jusqu’à leurs 18 ans, et même 21 ans1, comme ça, je peux les accompagner pour leur entrée dans la vie active.
Une fois que Louis et Rémy seront adultes et qu’ils seront partis de chez moi, j’espère les revoir, même si c’est vingt ans plus tard. Ce serait mon plus grand bonheur de savoir qu’ils sont heureux, ont un métier et un toit au-dessus de la tête. L’éducation des jeunes de l’Aide sociale à l’enfance, ça demande du temps et de la persévérance. Ils sont comme des diamants : à force de les traiter avec soin, ils deviennent des bijoux merveilleux. J’ai l’impression d’en avoir deux à la maison, c’est ma plus belle réussite. »
02.05.2025 à 17:11
Maya Elboudrari
Le 8 mars 2025, l’Organisation des Nations unies (ONU) a relayé un chiffre glaçant sur l’ampleur des violences sexuelles en cours en République démocratique du Congo (RDC) : durant la première quinzaine de février 2025, une femme a été violée « toutes les quatre minutes » dans l’est du pays. Un chiffre largement sous-estimé, précisent les Nations unies. Depuis la prise de la ville de Goma, à la fin de janvier, par le Mouvement du 23 Mars (M23), un groupe armé rebelle soutenu par le Rwanda, une nouvelle vague de violences ensanglante la région du Kivu. Les femmes en sont des victimes particulières, comme lors de précédentes phases du conflit, qui dure depuis plus de trente ans. Avec une ampleur aujourd’hui inédite.
« Il nous est rapporté plus de 4 000 cas de femmes ayant subi des violences sexuelles. Certaines sont soumises à un esclavage moderne, contraintes à avoir des relations sexuelles par peur des représailles », détaille Emmanuella Zandi, directrice générale adjointe du Fonarev RDC, un organisme gouvernemental congolais venant en aide aux victimes de violences sexuelles liées aux conflits. En plus d’instaurer la peur et d’asseoir le pouvoir des agresseurs, l’utilisation de ces violences « constitue une arme de guerre pour faire passer un message au gouvernement, poursuit l’activiste. Et quand on touche aux femmes, on détruit les tissus sociaux, parce que les femmes constituent le socle des communautés. » « Agresser les femmes envoie le message qu’on a vaincu les hommes de leur communauté, puisqu’ils n’ont pas été en mesure de les protéger », complète Anny Modi, fondatrice d’Afia Mama, une ONG féministe congolaise.
Les femmes victimes de violences sexuelles doivent souvent affronter le stigmate, la honte, l’isolement. « Elles se retrouvent dans un cercle vicieux de violences, décrit Anny Modi. Leur famille les rejette, leur mariage est détruit et elles perdent leurs moyens de subsistance. Elles risquent alors de nouveau d’être victimes. » Certaines ne dénoncent donc pas les violences vécues.
Les associations déplorent aussi un accès au suivi de grossesse ou à l’avortement gravement entravé par le conflit. « Les violences de genre ne se limitent pas aux agressions ; les droits à la santé sexuelle et reproductive sont aussi violentés. Sans couloir humanitaire, on condamne des femmes à mener à terme des grossesses non désirées, en plus de tout ce qu’elles subissent », explique Anny Modi. Ces enfants à naître, issus de viols « ennemis », peuvent ne pas être acceptés par la communauté, voire par leur mère.
Les millions de femmes et d’enfants déplacé·es sont particulièrement vulnérables à toutes ces violences. Des femmes, déjà victimes au cours du conflit, ont dû repartir en exode lors du démantèlement des camps dans la région de Goma, et s’exposer à nouveau aux violences.
Anny Modi relève plusieurs catégories de femmes qui sont spécifiquement agressées. Celles « issues de minorités sexuelles », qui ont « subi des viols liés au simple fait de ne pas être hétérosexuelles ». Des femmes de militaires ont aussi été attaquées. Enfin, des militantes pour les droits des femmes sont directement menacées pour leurs activités. « Après la prise de Goma, nous avons reçu des images d’une activiste, violée devant sa famille. Ces images sont envoyées à d’autres féministes, pour les faire taire si elles veulent dénoncer ce qu’il se passe. »
Les femmes détenues sont également visées : lors de la prise de Goma, au moins 165 prisonnières ont été violées, selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. La majorité d’entre elles ont ensuite péri dans un incendie survenu à la prison de Munzenze. L’ONU alerte sur les « milliers de détenus, y compris des criminels violents et des chefs de groupes armés » qui s’en sont évadés, et la menace que ces hommes représenteraient pour les victimes et les témoins ayant joué un rôle dans leur condamnation. Selon Emmanuella Zandi, la protection de ces personnes est aussi un enjeu dans les affaires de violences sexuelles. Son organisation a mis en place un mécanisme d’alerte spécifique.
Les organisations interrogées se mobilisent comme elles peuvent. Elles logent des victimes, organisent des séances de « détraumatisation » ou prennent en charge des orphelin·es. Mais elles se heurtent à plusieurs obstacles. L’absence de sécurité, d’abord, la pénurie des ressources (financières, médicales…), sans compter les hôpitaux détruits. Il manque des médicaments pour les femmes contaminées par le VIH… Anny Modi regrette que la prise en charge des femmes n’ait pas été une priorité dans la première phase de la mobilisation humanitaire.
Une activiste congolaise, qui a souhaité rester anonyme, pointe la régression que ce conflit représente pour les droits des femmes : « On se demande quel est l’avenir des femmes et des enfants en RDC. Grâce aux féministes, la situation commençait à s’améliorer, mais là, elle est devenue bien plus grave qu’avant. Des femmes voient leur business réduit à néant, des filles abandonnent le chemin de l’école, devenu dangereux. »
Les dommages liés à la guerre auront aussi des conséquences après le conflit. Les associations d’aides aux victimes, tout comme le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, s’inquiètent de la destruction – par les coupables eux-mêmes, qui contrôlent certaines zones du pays – des preuves qui pourraient être utilisées en justice par des victimes d’exactions. Les ONG attendent une accalmie pour pouvoir intervenir, et espèrent pour cela un soutien plus franc de la part de la communauté internationale.
Autre catégorie de la population particulièrement touchée par le conflit en République démocratique du Congo : les enfants. Le 11 avril 2025, l’Unicef indiquait qu’ils constituaient près de la moitié des 10 000 cas de violences sexuelles recensée aux mois de janvier et février. James Elder, porte-parole de l’organisation, souligne la dimension systémique de ces violences : « C’est une arme de guerre et une tactique délibérée de terreur. » Un constat d’autant plus glaçant que la crise des financements de l’aide humanitaire empêche de fournir des soins essentiels aux survivant·es de violences sexuelles.
02.05.2025 à 17:04
Sarah Bosquet
Un mur couvert de photos et de coupures de presse : la décoration colorée de la salle de pause de l’école Nelson-Mandela raconte les mobilisations qui ont pu souder son équipe ces derniers temps. Le groupe scolaire implanté à Saint-Herblain (Loire-Atlantique) jouxte le Sillon de Bretagne, un des quartiers les plus pauvres de France.
« Ici, on vit le quotidien d’une école de quartier populaire, où la situation économique s’est dégradée », décrit Julie *, enseignante en CM1-CM2 et militante à SUD éducation. « Il faut prévoir des kits pour les enfants qui ne peuvent pas acheter de matériel, un coin calme pour ceux qui arrivent très fatigués. Beaucoup ne mangent pas le matin. » Une réalité vécue par une large partie de la profession, qui doit assumer, en plus des missions d’enseignements, un ensemble de tâches qui relèvent du travail du care1. Des compétences sous-estimées et peu prises en compte, dans un contexte de féminisation accrue de la profession : entre 1955 et 2021, le taux de femmes dans l’enseignement primaire est passé de 65,3 % à 83,9 %2.
Depuis 2022, l’équipe enseignante de Nelson-Mandela, épaulée par des parents d’élèves, multiplie les actions pour que l’école réintègre le réseau d’éducation prioritaire REP+3, gage d’augmentation des moyens et de baisse des effectifs – elle en était sortie à l’occasion de son déménagement en 2015, alors que son indice de position sociale (IPS)4 est aussi bas que celui des écoles du réseau de l’académie. « Beaucoup de parents inscrivent leurs enfants à l’école privée à partir du CP. Les seules familles de classes moyennes qui restent le font par engagement », analyse Julie.
Ces dernières années, la région des Pays de la Loire a été à l’avant-garde de plusieurs mobilisations nationales pour lutter contre la logique de tri social portée par la réforme du « choc des savoirs », un ensemble de mesures censées relever le niveau des élèves des écoles élémentaires et des collèges, impulsées en 2023 par Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Ces mobilisations dénonçaient aussi le manque de moyens alloués à l’accueil d’enfants à besoins spécifiques. Car à Nelson-Mandela, comme dans d’autres écoles de Nantes et ses alentours, une petite dizaine d’enfants en situation de handicap sont scolarisé·es, alors que plusieurs postes d’accompagnant·e d’élèves en situation de handicap (AESH) restent vacants. « Il y a aussi les enfants qui sont en attente d’une place en IME [institut médico-éducatif, une structure destinée aux enfants et adolescent·es en situation de handicap mental]. Certains cumulent leurs difficultés avec la barrière de la langue », explique Basile, enseignant en CP.
Devant le groupe scolaire Stéphane-Hessel, une autre école de Saint-Herblain, dans le vent froid d’un matin de janvier, Alexandra et son ancien collègue Clément Brochard se souviennent de la lutte menée ici il y a trois ans. « On s’est rendu compte qu’on manquait tous de moyens humains et éducatifs. Plusieurs enseignants avaient des difficultés à gérer seuls ces situations. » Le 7 décembre 2021, elles et ils organisent une journée de grève. Sept écoles sont fermées – un événement dans la commune. « Comme l’action partait du terrain, de ce qu’on vivait au quotidien, les gens étaient plus déterminés », raconte Alexandra. La mobilisation fait tache d’huile. Le 13 janvier 2022, une grève nationale rassemble près de 5 000 manifestant·es à Nantes. Deux jours plus tard, des parents aident à bloquer symboliquement l’école. À la fin du mois de mars, après plusieurs jours de fermeture, l’équipe obtient une place dans une structure spécialisée pour un élève et l’arrivée de deux AESH dans l’établissement.
« D’une école à l’autre, les luttes ont un poids inégal parce qu’elles reposent beaucoup sur la mobilisation des parents. »
Ingrid, enseignante
Dans l’école où travaille Juliette, le soutien des parents d’élèves a aussi été déterminant. En 2023, les enseignant·es les invitent à une réunion d’urgence. « On a voulu être transparents : “On n’y arrive pas, on a besoin de votre aide.” Ils ont porté le combat avec nous », se souvient-elle. En janvier 2024, une centaine de parents et des personnels périscolaires se rassemblent devant le bâtiment. L’école obtient une dizaine d’heures d’AESH supplémentaires. Insuffisant, mais assez pour souffler jusqu’à la fin de l’année.
Ces actions sont nourries par la base militante, importante dans l’agglomération, et le solide tissu de solidarités locales. Mais d’une école à l’autre, « les luttes ont un poids inégal parce qu’elles reposent beaucoup sur la mobilisation des parents, analyse Ingrid, enseignante en maternelle. Le rectorat va concéder de petites améliorations seulement quand ils mettent la pression. Cela donne l’impression que l’Éducation nationale se moque des conditions de travail des personnels. » Un constat amer que partage Julie : « L’administration met des pansements sur des situations de grande souffrance. Les réponses sont souvent en grand décalage face à la violence des situations. »
En France, depuis 2006, le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisé·es en milieu dit ordinaire a triplé : aujourd’hui, ils et elles sont 519 0005 et représentent 3,3 % des élèves. Environ 60 % seulement bénéficient d’une AESH – et certain·es uniquement pour quelques heures par semaine. Si, en vingt ans, deux lois6 ont cherché à renforcer leur inclusion dans les écoles classiques, le bilan est plus que mitigé. En cause notamment, l’absence de suivi de cette politique publique. En 2024, la Cour des comptes relève : « Il n’y a pas d’indicateurs robustes en matière d’inclusion scolaire. »
Autre problème : les difficultés de recrutement des AESH. Aujourd’hui, la grande majorité des contrats correspondent à 60 % d’un temps plein – pour un salaire d’environ 800 euros par mois. Le métier est précaire, les conditions de travail difficiles. « On est les “premières de corvées” : 94 % de femmes, beaucoup de mères célibataires », analyse Maïwenn, AESH en Loire-Atlantique depuis neuf ans. Dans le département, elles sont près de 2 200 à se répartir des emplois du temps morcelés et changeants.
Faute d’accompagnement à l’école et de place en établissements adaptés, de nombreux enfants sont déscolarisé·es – et souvent gardé·es à la maison par des mères contraintes d’arrêter le travail. La problématique n’est pas seulement locale : en 2023, une enquête de la Drees7 constate que les bénéficiaires de l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH) « vivent plus souvent en famille monoparentale et leurs parents ont une situation moins favorable sur le marché du travail ». Dans 93 % des cas, le parent qui a la charge de l’enfant est leur mère.
Jugé positif par tous·tes les enseignant·es rencontré·es, l’objectif d’inclusion s’ajoute néanmoins à la liste des attentes qui s’empilent sur leurs épaules au rythme effréné des réformes. « Cinq ministres se sont succédé en un an… Au quotidien, on reçoit des ordres et des contrordres permanents », résume Julien, directeur d’école maternelle dans la région. En 2024, la Cour des comptes s’est inquiétée des risques psychosociaux liés à la mise en place du principe d’inclusion sans les moyens humains correspondants : « Le manque de formation, et parfois l’absence d’informations précises […], peut conduire à une augmentation de la charge mentale et du sentiment de mal-être. »
L’année précédente, des sociologues décrivaient, dans un ouvrage collectif sur la profession (voir note 2), « des contraintes institutionnelles croissantes » pesant sur l’enseignement en primaire ces quinze dernières années. Pour les chercheur·euses, les dernières réformes ont généré, en plus de nouvelles tâches administratives, un « bouleversement des pratiques professionnelles » et des « injonctions à l’innovation pédagogique » qui augmentent la charge de travail. Une expérience vécue par Romain*, enseignant à Saint-Herblain : « Le travail de préparation s’est multiplié pour s’adapter à chacun. On est obligés de faire des choix, de prioriser. Alors on a tout le temps l’impression qu’on ne fait pas bien notre travail. »
Les suppressions de classes régulières (justifiées selon le ministère par la baisse de la démographie) et les absences non remplacées8 alourdissent encore la charge de travail. Au quotidien, la plupart des professeur·es des écoles doivent composer avec le stress chronique lié à la gestion de classes surchargées et sous tension. Pour les enfants à besoins spécifiques, « c’est parfois trop compliqué de supporter le bruit d’une classe toute la journée. D’autres ne supportent pas qu’on les touche. Ils ont pourtant le droit d’être accueillis comme les autres, avec les moyens nécessaires », illustre Alexandra.
Depuis la mi-décembre 2024, les représentantes et représentants syndicaux du département ont reçu plusieurs centaines de signalements sur des situations qui abîment la santé des professionnel·les. « On nous parle de violences physiques et verbales, de troubles du sommeil, de situations d’épuisement… C’est exponentiel depuis quelques rentrées », s’inquiète Annabel Cattoni, cosecrétaire départementale du FSU-SNUipp, le syndicat majoritaire au sein de la profession. Plusieurs enseignantes interrogées rapportent des situations où, faute de moyens, la sécurité des personnels et des enfants est mise à mal. Beaucoup font face à une perte de sens, un sentiment d’échec. Car, à moyens constants, impossible d’adapter sa pédagogie à chaque enfant. « On se sent responsable d’une violence institutionnelle », décrit Anaïs Frou, enseignante dans une école élémentaire REP+ à Nantes. Une de ses élèves est victime de violences sexuelles : « Elle n’ose pas aller aux toilettes seule. Elle n’est pas en condition pour apprendre. Ma priorité, c’est qu’elle se sente en sécurité dans ma classe. »
Certes, les conditions de travail varient d’une école à l’autre, mais les difficultés se trouvent toujours redoublées dans les territoires en grande précarité sociale. « C’est compliqué de dire à des enfants de faire leurs devoirs quand leurs besoins essentiels ne sont pas pris en charge. Parfois, on doit arbitrer entre la préparation d’un cours de grammaire ou la rédaction de dossiers pour les professionnels de santé et les assistantes sociales. On n’avance pas dans nos pratiques didactiques parce que l’urgence est ailleurs », explique Anaïs Frou.
Corinne Maquignon, enseignante en CM1 à Nantes, accueille dans sa classe cinq enfants porteurs de handicap, dont un qui souffre d’un trouble autistique. « Je sais apprendre à lire, mais je ne suis pas formée pour m’occuper de lui. On n’est plus dans le pédagogique. J’aime toujours mon métier, mais avant les vacances j’étais tellement fatiguée que je me suis mise à pleurer devant mes élèves. Même les jeunes collègues sont épuisées. » Élue et militante à SUD éducation, Juliette défend en instance départementale le recours au temps partiel. « Ce serait un moyen de prendre soin des personnels en souffrance, afin qu’ils ne craquent pas. Certain·es ont peur tout l’été avant la rentrée. »
« On se sent responsable d’une violence institutionnelle. »
Anaïs Frou, enseignante
En 2008, Xavier Darcos, alors ministre de l’Éducation nationale, s’agaçait, en parlant des enseignant·es de maternelle, de « concours à bac + 5 [pour] des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants ou de leur changer les couches. » Une sortie qui trahissait une « confusion persistante entre le travail domestique et une profession qui demande des qualifications. Mais aussi d’une condescendance pour un métier construit comme “féminin” et dévalorisé », décrypte la sociologue Marlaine Cacouault. Aujourd’hui encore, des discours témoignent de l’héritage d’un double standard dans les représentations : pendant longtemps, le travail des institutrices était considéré comme le prolongement de l’éducation de leurs enfants, quand les instituteurs, souvent impliqués dans la vie politique locale, étaient glorifiés en tant que « hussards noirs de la République », selon l’image célèbre de l’écrivain Charles Péguy.
Malgré leur engagement sur le terrain, leur rôle social et l’ampleur de leurs missions sont invisibilisés. « Il m’arrive de rester une heure en rendez-vous avec des parents éloigné·es de l’école pour discuter, les rassurer », raconte Solène Sauvaget. Lorsqu’elle parle de son métier, Maïwenn évoque même « un côté sacrificiel » : « On se dit que si on fait grève ou qu’on est malade, l’enfant ne sera pas accompagné. » Pour les AESH comme pour les enseignant·es, le sentiment de culpabilité et les dysfonctionnements structurels empêchent parfois de prendre un arrêt de travail : « On sait que nos collègues vont récupérer nos élèves, que ça va être plus dur pour eux », souffle Corinne Maquignon. En dépit des dysfonctionnements structurels qui abîment ses fonctionnaires et contractuel·les, le château de cartes de l’école publique ne s’effondre pas encore. « Comme dans d’autres métiers, peut-être que le système tient parce que les femmes tiennent, malgré tout », s’interroge Julie.
*Les personnes désignées par leur prénom n’ont pas souhaité que leur nom de famille soit mentionné.
*Le prénom a été modifié.
02.05.2025 à 16:43
Rahma Adjadj
À Tunis, au micro, trois jeunes hommes tunisiens parlent de leur rapport à leur corps, précisément à leur pénis. L’un d’eux témoigne : « Zebi… » (« Ma bite… »). Face aux regards interloqués qu’il vient de déclencher, le jeune homme laisse sa phrase en suspens. « Non, évite ce terme vulgaire en dialecte, intervient Mohamed Triki.
Mohamed Triki, étudiant tunisien de 23 ans, a créé en 2021 le podcast Borjouliya, traduisible par « avec virilité », qui cumule 15 000 écoutes – principalement de femmes. Partant de son ressenti face aux injonctions faites aux hommes, désireux de faire tomber les stéréotypes, Mohamed Triki déconstruit la masculinité traditionnelle tunisienne. Dans ce « podcast 100 % tunisien », fondé sur des témoignages ou des avis d’experts, on passe de l’arabe dialectal à l’arabe classique, au français ou à l’anglais, en fonction de la technicité du mot, de son usage. Cette scène de micro-trottoir illustre le terrain miné de la langue et de la libération de la parole au Maghreb. Comment déconstruire le patriarcat quand les mots courants de l’intime sont jugés injurieux et inaudibles ?
« Lorsque je parle de sexe, je le fais de manière chirurgicale. Je n’arrive pas à exprimer mes besoins dans ma langue maternelle. »
Mohamed Triki, podcasteur tunisien
Au Maghreb, les variantes locales de l’arabe sont désignées sous le vocable darija, qui signifie « d’usage courant ». Chaque pays, voire chaque région, parle sa propre darija. L’arabe classique ou arabe littéraire, al-fuṣḥā, est la langue officielle ; appris à l’école, il est compris par la majorité de la population, mais n’est pas utilisé au quotidien, et appartient au registre soutenu.
Si la darija a connu de fortes expansions dans les milieux culturels engagés des années 1970, et qu’elle n’a jamais cessé d’irriguer divers courants d’expression culturelle politisée, elle reste marquée par un « stigma linguistique », analyse la chercheuse en anthropologie Cyrine Bouajila. Longtemps perçue comme une « langue de la rue », elle est reléguée derrière l’arabe classique, qui incarne l’autorité institutionnelle, et du français, perçue comme la langue de l’élite.
Dans les années 1960, les linguistes considéraient le Maghreb en situation de diglossie, une cohabitation de deux langues aux statuts différents. Le rapport aux langues a depuis changé, et ces experts parlent aujourd’hui plus volontiers de continuum linguistique pour décrire la façon dont l’arabe classique et la darija s’interpénètrent et se complètent, créant différents niveaux de langue communément employés.
Depuis les indépendances, la darija est au cœur des réflexions féministes : quelle langue pour porter les luttes ? Dans les années 1970, les militantes féministes s’exprimaient surtout en français ou en arabe classique, tandis qu’aujourd’hui la darija est un outil d’expression courant parmi les militantes, mais aussi pour de nouvelles revendications, notamment dans la défense des droits des personnes LGBTQIA+. La darija conquiert, progressivement, de nouveaux espaces.
Si les mouvements féministes dans la région ont creusé leur sillon, l’essor des réseaux sociaux a favorisé de nouvelles passerelles avec les mouvements occidentaux, renforçant la darija comme langue de mobilisation.
Mériam Cheikh, maîtresse de conférence en anthropologie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), analyse ce phénomène : « Au Maroc, l’ancienne génération de féministes ne méprisait pas la darija, mais ne l’utilisait pas comme un outil, contrairement à la nouvelle génération, issue des printemps arabes [en 2011], qui s’en empare. Les réseaux sociaux et les podcasts ont démocratisé son usage et ont rendu visibles ses limites. » Les réseaux sociaux ont également favorisé l’emploi de la graphie arabe pour écrire en darija. « La dernière vague féministe veut lever les tabous, parler du viol, du consentement, des féminicides, ce qui pousse la darija à se transformer », ajoute la chercheuse.
La graphie inclusive est un sujet auquel se sont intéressé·es les féministes et activistes de langue arabe. Différents procédés existent, assez similaires à ceux développés en Occident. Dès 2013, Khookha McQueer, militant·e tunisien·ne LGBTQIA+, partage sur Facebook des textes en dialecte tunisien sur son vécu de personne non binaire dans l’espace public.
Inspiré·e par des lectures anglo-saxonnes, Khookha publie d’abord ses posts en anglais, utilisant les pronoms et les concepts liés à la transidentité. « Pour des raisons politiques de réappropriation, j’ai commencé à traduire ces idées en darija, mais j’ai vite été confronté·e au manque de mots ou à leur charge insultante », explique-t-iel. « Non-binaire » existe en arabe classique, al-lathnayi, mais est peu connu : « Le mot semble technique, répulsif. » L’activiste décide de créer des néologismes pour exprimer la pluralité de son identité. Iel puise dans la prononciation de la darija de l’île tunisienne de Djerba pour inventer un nouveau pronom : houmen, équivalent du « elleux » français.
Khookha McQueer ne s’arrête pas aux pronoms : en 2020, avec l’association Avocats sans frontières, iel participe à la rédaction d’un guide de terminologie sur le genre et la sexualité à destination des avocat·es tunisien·nes. En Tunisie, l’article 230 du Code pénal criminalise les relations homosexuelles : « Pour défendre leurs client·es, les avocat·es ont constaté qu’il n’y avait que des mots dénigrants pour désigner l’homosexualité – le terme “sodomite” est d’ailleurs très utilisé en droit », poursuit Khookha McQueer. Les termes désignant l’homosexualité masculine en darija tunisienne sont nombreux, « dérivant de l’arabe classique ou médiéval comme “mībūn” […] ou “mkhannath” (efféminé) ; d’autres sont des images ou des emprunts : “mrāwī” (efféminé), “markhūf” (mou), “khāwī” (impuissant), “ḥṣān” (cheval), “karyūka” (folle/efféminée) », illustre la sociolinguiste Mariem Guellouz.
Tiraillés entre l’invention de nouveaux termes, la censure de ceux existants ou leur réappropriation, les activistes du Maghreb évoluent selon des stratégies différentes. Le collectif Algerian Feminists mène ses actions en ligne en darija algérienne et assure une couverture médiatique régulière des actions féministes à travers le pays.
Pour ces militantes vingtenaires vivant en Algérie, utiliser la darija est une évidence : « C’est aussi s’approprier un féminisme qui répond à nos besoins », précisent Sarah et Kawtar, du collectif. Mais cette libération de la parole rencontre des obstacles sémantiques : « On aimerait évoquer des choses encore plus dérangeantes, mais on n’arrive pas à les exprimer sans tomber dans la vulgarité. On passe par la fuṣḥā pour parler du vagin, même si c’est un terme froid, ou alors on ne le dit pas. La darija est une langue du quotidien qui n’a pas développé ces termes », expliquent-elles. Tout comme pour Mohamed Triki, du podcast Borjouliya, elles avancent sur un fil : mener leur travail de sensibilisation sans heurter les sensibilités.
« Aujourd’hui, toute une génération veut rompre la chape de plomb de la hchouma, et parler ouvertement. »
Mériam Cheikh, maîtresse de conférence en anthropologie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Pendant le confinement lié à la crise du covid, en 2020, Soufiane Hennani, activiste pour la défense des droits des personnes LGBTQIA+ au Maroc, lance son podcast Machi Rojola (« Tu n’es pas un homme ») – qui inspirera Mohamed Triki. Le chroniqueur queer privilégie des invité·es « darijophones », estimant que recourir à l’arabe classique – ou pire, à l’anglais ou au français – créerait une distance avec les réalités vécues. Selon lui, s’exprimer dans une langue étrangère ou peu pratiquée au quotidien éloigne des expériences concrètes des luttes et enferme le discours dans une approche théorique.
En s’appuyant sur le concept sociologique du retournement du stigmate – une tactique militante qui transforme l’insulte en symbole de fierté politique, comme ce fut le cas pour les termes « queer » ou « pédé » –, il cherche à réinvestir des mots absents ou marginalisés dans la langue pour les inscrire dans l’espace public. « Je suis très impressionné quand des invité·es expriment des idées complexes avec la langue du peuple, souligne Soufiane Hennani. Le sommet de la réussite d’un combat est d’ancrer en darija des mots qui signifient “féminisme”, “queer”, “justice sociale”. »
« Lorsque je parle de sexe, je le fais de manière chirurgicale. J’ai grandi dans un environnement où l’on ne s’exprime pas sur ce sujet. Je parle couramment l’anglais et le français, mais je n’arrive pas à exprimer mes besoins dans ma langue maternelle », confie Mohamed Triki.
L’impossibilité de s’exprimer en arabe sur le sexe ou l’amour est en partie due à la culture de la hchouma, une pudeur teintée de honte, une peur du regard de l’autre, une sentence à l’égard de tout comportement déviant de la norme, qui entrave les libertés individuelles. « Il ne faut pas tout faire porter à la langue : celle-ci est, à l’inverse, révélatrice des façons de penser », éclaire Alexandrine Barontini, maîtresse de conférence en arabe marocain à l’Inalco. « Ce sont des sociétés qui se sont constituées autour de la notion de pudeur et d’honneur – dans le sens où la place que l’on occupe au sein de la société a une importance, ajoute Mériam Cheikh. Ce qui est condamnable n’est pas d’avoir des relations sexuelles hors mariage, mais de l’assumer publiquement, transgresser le silence. Aujourd’hui, toute une génération veut rompre la chape de plomb de la hchouma, et parler ouvertement. »
Dans son livre Let’s Talk About Sex, Habibi. Liebe und Begehren von Casablanca bis Kairo (Piper, 2022, en allemand uniquement), Mohamed Amjahid, journaliste germano-marocain, enquête sur la sexualité en Afrique du Nord. « Il n’y a pas un Maroc, mais plusieurs. D’un côté, une population conservatrice met en avant un discours religieux pour justifier l’interdit sexuel, et, de l’autre, une jeunesse remet en question les dogmes, fait la fête, est ouverte sur le monde », explique-t-il. Mériam Cheikh rejoint cette idée et rappelle l’importance de ne pas « essentialiser ces cultures ». Les nuances et les complexités culturelles sont nombreuses.
Ainsi, la fuṣḥā regorge de mots pour désigner l’amour – près d’une cinquantaine. La darija n’est pas en reste : le raï, ce genre musical très populaire né en Algérie dans les années 1980, parle sans détour, en darija, de sexe et d’alcool dans une langue crue et subversive. « Cela peut paraître paradoxal d’hériter d’une culture de la hchouma et, en même temps d’exalter le romantisme dans des productions artistiques, mais chaque société a ses ambivalences », souligne Mériam Cheikh.
À côté du puritanisme sociétal qui corsète la darija au Maghreb, le legs colonial pèse aussi de tout son poids dans l’histoire des luttes émancipatrices. « S’emparer de la darija, c’est surtout se réapproprier le féminisme qui nous a été ôté à cause des guerres et du colonialisme qu’on a subis. Toutes ces années de violence ont repoussé l’affirmation de nos droits dans la langue et dans nos corps, mais les femmes ont toujours été résistantes et c’est l’ADN du féminisme algérien », développe Sarah, du collectif Algerian Feminists. Pour la jeune génération, employer la darija est surtout une manière de démontrer que le féminisme n’est pas un concept importé de l’Occident, mais une lutte qui s’inscrit dans l’histoire de la région.
Pendant la période coloniale, les autorités françaises ont instrumentalisé les thèses féministes pour diviser la société, notamment à travers la campagne « J’ôte mon voile », en 1958, dans laquelle des femmes européennes incitaient les Algériennes à se dévoiler, associant ainsi l’émancipation des femmes aux valeurs occidentales.
Cette instrumentalisation a forgé un héritage que les militantes postindépendance s’efforcent de déconstruire pour affirmer l’aspect historique de leur combat. « Il y a en Algérie la croyance que le féminisme est une notion étrangère, mais, en nous connectant à notre histoire, nous découvrons des figures féministes de notre passé », indique Sarah, en citant la Kahina, reine-guerrière qui, au VIIe siècle, a fédéré une armée pour combattre les soldats omeyyades, dynastie arabo-musulmane qui a conquis l’Afrique du Nord. Si elle n’était pas une figure féministe en son temps, elle est devenue un symbole berbère de résistance à l’oppression et d’émancipation des femmes repris par les militant·es féministes.
« S’emparer de la darija, c’est surtout se réapproprier le féminisme qui nous a été ôté à cause des guerres et du colonialisme qu’on a subis. »
Sarah, du collectif Algerian Feminists
Soufiane Hennani place aussi son engagement dans la réappropriation des langues et de l’histoire. Il s’inscrit dans la diffusion des questions féministes en tamazight, langue berbère longtemps marginalisée. Sa reconnaissance comme langue officielle a été le fruit d’une lutte de plusieurs décennies, et reste tardive : 2011 au Maroc, 2016 en Algérie.
L’imprégnation du français dans la darija n’est pas sans amener certain·es locuteur·ices à s’interroger. « Même si on réfute le colonialisme, le colonisateur n’a pas tout pris avec lui : en darija “les règles” se disent “li règles”. Nous évitons d’utiliser le français pour parler de féminisme, nous essayons de trouver son équivalent en fuṣḥā », précisent Sarah et Kawtar.
Ces jeunes féministes algériennes s’inscrivent dans un mouvement citoyen plus large de décolonisation des sociétés, des imaginaires et des identités de genre héritées de cette époque. Avec le régime de l’indigénat, adopté en 1881, et appliqué à l’ensemble des colonies françaises afin d’y faire régner le « bon ordre colonial », l’administration a figé les statuts juridiques en assignant les femmes indigènes à un rôle domestique sous l’autorité masculine. Par ailleurs, les lois françaises ont criminalisé certaines pratiques, comme l’homosexualité masculine en 1941 en Algérie, alors qu’elles ne faisaient pas l’objet des mêmes interdictions auparavant.
Beaucoup reste donc à construire, mais, quoi qu’il en soit, la darija, véhicule de l’expression culturelle contestataire, des interdits chantés dans le raï, expression populaire par excellence, est déjà utilisée par de nombreux·ses militant·es en lutte contre le patriarcat. •
Cet article a été édité par Sarah Ahnou.
01.05.2025 à 17:59
Hélène Giannecchini
Pendant des années, la photographe Donna Gottschalk n’a montré son travail à personne. Elle refusait d’exposer ses portraits au jugement ou à la moquerie du public. Ce désir de protection était d’autant plus fort qu’elle a photographié les gens qu’elle aimait profondément. Née en 1949 dans l’un des quartiers les plus pauvres de Manhattan, elle a consacré son œuvre à documenter la vie quotidienne de « celles et ceux que personne ne regarde et que tout le monde oublie », comme elle me l’a dit la première fois que je l’ai rencontrée. Sur ses photographies, on voit sa mère coiffer ses clientes dans son petit salon de beauté, son père poser dans l’hôtel social où il habite, ses amies traîner sur les toits de New York, sa meilleure amie s’habiller le matin…
En juin 1969, quand le soulèvement de Stonewall1 éclate dans West Village à New York, Donna a 20 ans et étudie la photographie non loin de là, à Cooper Union. Cela fait plusieurs années déjà qu’elle fréquente les bars lesbiens de Manhattan. Elle connaît l’importance et l’ambivalence de ces lieux de nuit où l’on risque à tout moment de se faire embarquer par la police – l’homosexualité est encore interdite aux États-Unis. Aucun appareil photographique n’est toléré dans ces endroits. Donna demande donc à ses amies de poser à la sortie de secours de son appartement, ou profite d’une discussion animée pour saisir l’intimité et la complicité qui les lient.
L’amitié a une place fondamentale dans la vie et l’œuvre de Donna Gottschalk, elle lui permet de se créer une famille, choisie, qui protège de la violence sexiste et homophobe du monde, de trouver des semblables et de rêver sa vie avec elles. Donna raconte souvent que ses amies étaient son « trésor ». C’est parce qu’elle aimait tellement les regarder qu’elle est devenue photographe. Elle a photographié plusieurs mêmes personnes pendant trente ou quarante ans. On voit ses amies vieillir devant son objectif. Ces clichés sont bouleversants parce qu’ils révèlent à la fois l’importance de leur lien, mais aussi la violence que subissent les corps queers et pauvres aux États-Unis.
Il est rare de voir de telles images, représentant des personnes lesbiennes, gays et trans. D’ordinaire, les vies queers sont captées par deux iconographies majoritaires : celle de la lutte ou celle de la fête. Si ces images sont importantes, elles ont aussi tendance à réduire ces personnes à leur identité de genre ou sexuelle ; à leur enlever la possibilité du quotidien, de l’ennui, de l’attente. Les images de Donna relèvent d’une certaine vacance, d’une suspension des assignations. Elles sont une émanation de ce que les Anglais appellent « kinship » et qu’il est difficile de traduire en français. Le terme désigne la multitude de nos liens et, selon la chercheuse Elizabeth Freeman, « un espace radical et ouvert d’expérimentation des relations ».
Du 20 juin au 16 novembre 2025
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, Nous autres
Le BAL, Paris.
Tous les photos : courtesy Galerie Marcelle Alix.
01.05.2025 à 17:38
Coline Clavaud-Mégevand
Devenu pour la seconde fois président des États-Unis le 20 janvier 2025, Donald Trump a eu l’agréable surprise de voir se rallier à lui les grands noms de la Silicon Valley, parmi lesquels Elon Musk, dirigeant de X (anciennement Twitter), ou Mark Zuckerberg, à la tête de Meta (qui rassemble Facebook, Instagram, WhatsApp…).
Le premier est l’un des acteurs les plus impliqués dans la mise en place du projet fasciste porté par la Maison Blanche ; le second prend sa part dans la révolution conservatrice en cours : il a par exemple annoncé l’assouplissement des règles de modération qui limitaient les contenus haineux sur ses réseaux sociaux, ou encore la suspension du programme Diversité, égalité et inclusion (DEI), qui fixait des objectifs de justice sociale au sein du groupe Meta.
Certes, sur les réseaux sociaux, les femmes, les personnes racisées et LGBTQIA+ ont toujours été exposées à des formes de cyberviolences bien spécifiques. Mais ces espaces numériques ont aussi permis l’émergence de mobilisations, tels le mouvement Black Lives Matter, en 2013, qui mettait en lumière les violences policières racistes, ou encore MeToo, en 2017, qui, avec la reprise d’un mot d’ordre lancé dès 2006 par la militante africaine-états-unienne Tarana Burke, est devenu une vague mondiale de dénonciation des violences sexuelles et sexistes. Pour enrayer le backlash réactionnaire, est-il possible de continuer à militer en utilisant ces réseaux sociaux ?
Maud Royer est cofondatrice de l’association féministe et de lutte contre la transphobie Toutes des femmes, créée en 2020. Responsable des outils numériques des campagnes de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et en 2022, elle est l’autrice de l’essai Le Lobby transphobe (Textuels, 2024).
Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante.
Irène Despontin Lefèvre est maîtresse de conférences à l’université Paris 8–Vincennes–Saint-Denis, en sciences de l’information et de la communication, et chercheuse au Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cémti).
Elle travaille sur les usages des réseaux sociaux, les mobilisations féministes
et le féminisme de hashtag (#MeToo, #NousToutes…).
Elvire Duvelle-Charles est réalisatrice et autrice. Ancienne activiste
des Femen, elle cocrée en 2017 Clit Révolution, un compte Instagram consacré à la sexualité, avec la journaliste Sarah Constantin.
Elle est l’autrice de l’essai Féminisme et réseaux sociaux. Une histoire d’amour et de haine (Hors d’atteinte, 2022).
Après l’élection de Donald Trump, les dirigeants des plateformes ont ouvertement dévoilé leur allégeance aux mouvements d’extrême droite. Comment avez-vous vécu ce basculement ?
ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je n’ai pas été surprise. On sait depuis longtemps que les plateformes instrumentalisent les algorithmes à des fins politiques et favorisent les discours masculinistes, réactionnaires… Les déclarations d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg ne sont que la confirmation d’un mouvement de fond qu’on observe depuis dix ans.
IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Je partage ce constat : les groupes réactionnaires étaient déjà présents, structurés et formés à la prise de parole en ligne. Ce qui a changé, c’est qu’ils occupent aujourd’hui une place plus importante dans
l’espace numérique. Cette hypervisibilité résulte d’un alignement entre leur discours et les décisions des propriétaires des plateformes. Ce n’est pas juste une question d’algorithmes, c’est un choix politique assumé.
MAUD ROYER Pendant longtemps, on a considéré l’espace numérique comme un contre-pouvoir, un lieu où s’exprimaient les voix progressistes et dominées. Cette époque est révolue. Ce qui est nouveau, c’est qu’Elon Musk accepte de sacrifier la rentabilité de sa plateform pour défendre une idéologie. Mark Zuckerberg, de son côté, est plus opportuniste : il ajuste Meta en fonction du climat politique pour préserver la stabilité de son entreprise.
« Pendant longtemps, on a considéré l’espace numérique comme un contre-pouvoir, un lieu où s’exprimaient les voix progressistes et dominées. Cette époque est révolue. »
Maud Royer
En réaction à ces prises de parole, de nombreux·ses militant·es et médias ont annoncé se retirer de ces plateformes. Selon vous, faut-il les quitter ou, au contraire, les investir comme des territoires à défendre ?
IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE On a débattu avec mes collègues chercheur·euses de l’intérêt d’investir d’autres plateformes, comme Bluesky. Mais quitter X n’est pas aussi simple qu’il y paraît : cela soulève des enjeux de visibilité, d’accès à l’information et de diffusion des idées. Cela pose aussi la question de l’impact réel d’un départ : est-ce qu’on arrête de donner du pouvoir à l’extrême droite ou est-ce qu’on lui laisse simplement le champ libre ?
ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je vois un intérêt au départ. Les réseaux fonctionnent grâce aux contenus que nous y publions. Si une masse critique d’utilisateur·ices quitte X ou Instagram, ces réseaux perdent de leur intérêt. Le problème, c’est que trop de médias et de collectifs féministes en dépendent. On doit se demander comment organiser un militantisme qui ne dépende pas des algorithmes. Personnellement, j’ai orienté une partie de ma communauté vers une newsletter. Je publie quand je veux, sans penser à faire plaisir à l’algorithme et je ne dépends pas d’une plateforme qui monétise mes données.
MAUD ROYER On l’oublie, mais, historiquement, la diffusion des idées a toujours reposé sur des médias indépendants. Au xxe siècle, les partis politiques utilisaient le journal papier comme outil militant. L’Humanité en 1920 ou un compte Instagram politique aujourd’hui, c’est le même principe : informer, mobiliser, créer du débat. La grande différence, c’est qu’un journal repose sur un collectif pour être produit et diffusé, alors que les réseaux sociaux individualisent la parole. L’autre problème, c’est que le mouvement féministe en France mobilise en ligne pour le 8‑Mars ou le 25-Novembre, mais qu’il manque d’organisations solides pour structurer les luttes, contrairement aux syndicats, qui rassemblent des centaines de milliers d’adhérent·es. Cette fragilité doit nous pousser à nous interroger : comment créer des structures capables de porter nos idées indépendamment et durablement ?
« On doit se demande comment organiser un militantisme qui ne dépend pas d’entreprises privées. »
Elvire Duvelle-Charles
Au-delà des difficultés rencontrées par le mouvement féministe, la relation entre la gauche française et le numérique semble parfois compliquée. Maud Royer, quel regard portez-vous là-dessus ?
MAUD ROYER La gauche dans sa forme radicale a compris très tôt l’importance du numérique. La France insoumise a toujours été très présente sur les réseaux sociaux : Jean-Luc Mélenchon [son fondateur] a été l’un des premiers hommes politiques à investir YouTube et Facebook, et il reste l’un des plus suivis. Son usage du numérique a permis de créer un lien direct avec les citoyen·nes et d’installer une culture de mobilisation en ligne. Cette stratégie s’inscrit dans un mouvement plus large qui a traversé la gauche radicale des années 2010 : en Espagne, par exemple, Podemos a adopté une approche similaire. Ces mouvements ont compris que les réseaux sociaux étaient des outils centraux pour structurer les mobilisations populaires et remporter des batailles politiques. La gauche traditionnelle, en revanche, a mis plus de temps, à l’exception notable de Ségolène Royal avec Désirs d’avenir.
Investir efficacement le Web n’est pas tant une question de volonté que de capacité à répondre à une logique économique : les réseaux sociaux sont en effet devenus des espaces monétisés et concurrentiels. Aujourd’hui, la droite semble avoir pris l’avantage, car elle dispose de moyens financiers plus importants pour les exploiter. Aux États-Unis, par exemple, les campagnes politiques en ligne reprennent les techniques du marketing digital utilisées par les entreprises, auxquelles les conservateur·ices peuvent allouer davantage de ressources.
En France, les régulations sur la publicité politique rendent la situation différente, mais l’enjeu économique reste déterminant.
À l’occasion du rachat de Twitter (rebaptisé X) par Elon Musk en avril 2022, puis de son ralliement à Donald Trump, élu en novembre 2024, de nombreux·ses chercheur·euses, militant·es et médias (dont La Déferlante) ont quitté le réseau, parfois en supprimant leur compte et, avec, de précieuses données. De quoi poser la question de la mémoire des luttes sociales en ligne, et « particulièrement du féminisme, qui a toujours rencontré des difficultés de conservation et de visibilité de ses archives », rappelle Irène Despontin Lefèvre. « Les réseaux sociaux servent à organiser des mobilisations, à annoncer des manifestations, à soutenir les victimes et à produire des récits de lutte à travers des hashtags féministes. Comment conserver ces traces pour qu’elles deviennent des archives exploitables à l’avenir ? », s’interroge-t-elle.
« Certains mouvements ont été construits exclusivement sur les réseaux sociaux, par des activistes parfois anonymes et peu présentes dans l’espace physique des manifestations », ajoute Elvire Duvelle-Charles, pour qui seule « une stratégie consciente et proactive » de conservation peut éviter les pertes. Dans le cadre de leur travail de recherche, toutes deux ont eu recours aux captures d’écran de stories Instagram, un format par définition éphémère puisque visible pendant seulement 24 heures.
L’enjeu est mémoriel, mais il s’agit aussi de consolider les acquis et d’« éviter qu’on réinvente la roue », insiste Maud Royer, qui invite les féministes à maintenir une production écrite hors des réseaux pour empêcher sa disparition : c’est ce que propose également la chercheuse Bibia Pavard, spécialisée en histoire des femmes et du genre. La chercheuse exhorte même les féministes à imprimer leurs productions en ligne. Reste que le caractère éphémère d’une publication « peut être un avantage pour les personnes qui souhaitent investir un espace militant sans subir le poids d’un archivage immuable », note Elvire Duvelle-Charles. Notamment pour les personnes trans, qui peuvent voir leur identité ou leurs prises de parole pré-transition exposées contre leur gré, ou encore les personnes racisées, dont des posts très anciens sont régulièrement exhumés par l’extrême droite afin de les disqualifier.
Irène Despontin Lefèvre, vous qualifiez le féminisme contemporain de « technophile ». Quelles sont les limites de cette tendance ?
IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE J’ai particulièrement travaillé sur les pratiques de Nous toutes et sur sa vision enthousiaste du numérique, présenté comme un moyen accessible à toutes de mener la révolution féministe, avec des slogans du type « Si vous savez utiliser WhatsApp, vous pouvez changer le monde ». Mais, en pratique, cette vision rencontre plusieurs limites. Par exemple, dans des réunions collectives, certaines militantes ont de fait été exclues des décisions, votées en ligne et en direct, car elles n’avaient pas de smartphone. Il existe aussi une hiérarchisation de la parole dans le collectif : celles qui ont les compétences numériques se retrouvent en position de pouvoir, tandis que les autres sont mises à l’écart. Ces phénomènes montrent une contradiction entre l’idéalisme des discours inclusifs et la réalité d’un militantisme qui, même pratiqué en ligne, n’est pas exempt d’inégalités matérielles et sociales.
ELVIRE DUVELLE-CHARLES Les réseaux sociaux ont tout de même permis à des communautés marginalisées de s’organiser – je pense aux afro-féministes – et à des gens de sortir de l’isolement : les habitant·es des zones rurales, les personnes en situation de handicap… Mais en effet, l’outil seul ne suffit pas. Il faut articuler le travail en ligne avec d’autres formes de militantisme.
MAUD ROYER Dans les années 2010, on croyait pouvoir changer le monde en appuyant sur un bouton. C’est de moins en moins vrai aujourd’hui, même si les réseaux restent de puissants outils d’auto-organisation. Par ailleurs, la question de l’accessibilité dans le monde militant n’a pas attendu Internet pour se poser. Avant, on s’organisait avec des mails ou par téléphone et, encore aujourd’hui, certain·es n’ont ni l’un ni l’autre. Alors il faut toquer aux portes. C’est crucial de ne pas abandonner ces anciens moyens d’organisation sous prétexte de modernité.
Dans les années 2010, MeToo a marqué un tournant dans les luttes en ligne. Comment évaluez-vous l’impact politique de ce mouvement ? Est-il plus qu’une série de témoignages ?
ELVIRE DUVELLE-CHARLES Cette critique ne me semble pas fondée. Le but premier de ce mouvement était de rendre visibles les violences et d’offrir un espace aux victimes pour témoigner. MeToo a permis une réappropriation du récit et une prise de conscience collective de l’ampleur du problème. Certes, il ne s’agit pas d’un projet politique structuré, mais son impact réside dans sa capacité à exposer la réalité de façon frappante.
IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Les déclinaisons sectorielles comme MeTooThéâtre, MeTooMédia, MeTooSport… ont entraîné une fragmentation du mouvement. Ça a parfois individualisé les cas et créé des « affaires » autour de figures précises, plutôt que de mettre en évidence des structures oppressives globales. Les médias ont contribué à cette personnalisation du problème, au détriment d’une réflexion plus globale sur les causes systémiques. De plus, le rôle des féministes qui ont travaillé sur ces questions pendant des décennies a souvent été occulté, tout comme celui de militantes noires comme Tarana Burke. Cette invisibilisation est révélatrice des dynamiques de pouvoir qui s’exercent même au sein des luttes féministes.
MAUD ROYER Le changement politique prend plusieurs formes, dont le changement législatif. Mais il ne peut se produire que si les rapports de force idéologiques évoluent dans la société. MeToo a contribué à cette évolution en modifiant la perception des violences sexuelles et en imposant un discours féministe plus audible. Mais tant que la droite est au pouvoir, on ne peut pas espérer de grandes avancées législatives en faveur des femmes. La véritable transformation réside donc ailleurs : dans l’éducation, la normalisation de certaines prises de parole, la création d’un cadre social où les victimes osent parler et où les agresseurs sont identifiés comme tels… Malgré la contre-offensive actuelle, le renouveau du féminisme de ces dix dernières années marquera le xxie siècle. Un des effets visibles est l’évolution des comportements électoraux : dans plusieurs démocraties libérales, les femmes deviennent de plus en plus progressistes dans leur vote, tandis que les hommes tendent à se radicaliser dans l’autre sens. Ce n’est pas un changement spectaculaire et immédiat, mais c’est une évolution profonde, qui ne disparaîtra pas du jour au lendemain.
Ces dernières années, sur des plateformes telles que TikTok, Instagram ou Twitch, la pédagogie féministe a pris l’aspect de formats très pop culture, volontiers ludiques. Selon vous, faut-il y voir un risque de dépolitisation ?
ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je ne pense pas qu’il faille considérer cela comme un danger, mais comme une normalisation et une démocratisation des idées féministes. Ces comptes rendent accessibles des concepts et permettent à des personnes qui ne se considèrent pas comme féministes de finalement s’identifier comme telles. Pour moi, ce n’est pas un glissement vers un féminisme dépolitisé, mais plutôt une expansion.
IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Une question reste nécessaire : quel type de féminisme devient audible en ligne ? C’est un féminisme qui ne fait pas peur aux hommes, qui peut être utilisé par les journalistes, mais qui perd parfois en radicalité. De plus, des questions comme l’inclusivité et l’intersectionnalité ne sont pas toujours abordées de manière approfondie. Le défi est de ne pas simplifier les revendications au point de rendre le féminisme moins puissant, et de ne pas exclure certaines voix, notamment critiques.
MAUD ROYER L’évolution du féminisme en ligne reste intéressante. Prenons l’exemple de la prise en compte des femmes trans dans le décompte des féminicides, que certaines féministes refusaient. La question a été tranchée rapidement grâce à la pression des réseaux sociaux. Sans cela, cette rapide évolution n’aurait pas été possible. C’est un bon exemple de l’influence des plateformes numériques dans les débats internes du féminisme.
« Le défi est de ne pas simplifier les revendications au point de rendre le féminisme moins puissant, et de ne pas exclure certaines voix, notamment critiques.»
Irène Despontin Lefèvre
Parfois, ces débats sont houleux. Comment instaurer une culture du dialogue en ligne ?
ELVIRE DUVELLE-CHARLES C’est un sujet crucial ! Le revers du féminisme en ligne, c’est l’augmentation des violences internes au mouvement. Les attaques entre militantes sont parfois plus douloureuses que celles des ennemis extérieurs… Dans le contexte des réseaux qui encouragent le clash et le dogpiling , il n’est pas facile de trouver des solutions concrètes. La communication privée plutôt que l’interpellation de l’autre, la prise en compte de son intention et le refus des jugements rapides peuvent être des pistes.
IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Il existe une forme de performativité militante sur les réseaux : certaines personnes essaient de montrer qu’elles sont plus militantes que d’autres en les attaquant. Ce phénomène empêche le dialogue. Pour avancer, il faut aussi accepter que les débats, même s’ils sont conflictuels, sont constructifs.
MAUD ROYER Le problème est qu’un débat nécessite des échanges entre individu·es sur un pied d’égalité, ce qui est loin d’être le cas lorsque l’on s’adresse à un·e influenceur·euse ou à une personnalité publique. Des espaces comme les revues militantes ou les universités d’été sont à mon avis beaucoup plus efficaces pour débattre. Par ailleurs, il faut rappeler que la violence n’est pas forcément synonyme de domination. Ce n’est pas parce qu’un propos est abrupt qu’il n’est pas légitime, et on doit faire attention au tone policing.
Elvire Duvelle-Charles et Maud Royer, comment votre identité – de femme racisée pour l’une, de femme trans pour l’autre –, conditionne-t-elle vos pratiques et votre visibilité dans le monde virtuel ?
ELVIRE DUVELLE-CHARLES Être visible en ligne signifie souvent être ciblée, caricaturée et faire l’objet de fantasmes. Pour les femmes trans ou racisées, le soupçon d’agressivité est constant : il suffit d’un échange un peu vif pour qu’on nous accuse d’être menaçantes, là où d’autres seraient simplement considérées comme affirmées.
À cette perception biaisée s’ajoute l’hypersexualisation, la fétichisation… Malgré ces obstacles, l’accès à une communauté, même virtuelle, est essentiel pour tenir face aux attaques.
Mon exposition précoce à des menaces extrêmes a influencé ma manière de gérer les violences en ligne. Avant même de m’engager en tant que militante individuelle, j’avais déjà été confrontée à des attaques d’une intensité rare avec le mouvement Femen, jusqu’à figurer sur une liste de personnes à abattre. Ça m’a contrainte à développer des stratégies d’autoprotection très tôt. La mise en place de barrières numériques a été essentielle : bloquer en prévention des comptes liés à l’extrême droite, restreindre l’accès aux commentaires sur mes publications, éviter de lire les réactions sous les vidéos où j’apparais, protéger de façon très stricte ma vie privée… Ces réflexes, je les ai construits grâce aux expériences partagées par d’autres militantes, comme la journaliste Lauren Bastide ou la militante Caroline De Haas, qui m’ont transmis des protocoles précis pour gérer les vagues de harcèlement, anticiper les attaques et minimiser leur impact.
MAUD ROYER De mon côté, mon rapport aux réseaux sociaux a été profondément marqué par ma transition. J’ai choisi de disparaître temporairement d’Internet à ce moment-là, car je savais que mon passé serait minutieusement fouillé et utilisé contre moi. Les archives numériques sont à double tranchant pour les personnes trans : elles permettent de documenter une trajectoire, mais elles sont aussi un outil de harcèlement pour l’extrême droite. Cette menace constante a façonné mon approche des réseaux sociaux. J’ai adopté une posture défensive, quasi paranoïaque : je publie peu et, quand je le fais, je pèse chaque mot pour éviter que mes propos soient détournés ou utilisés contre moi plus tard. C’est une charge mentale supplémentaire qui limite ma spontanéité et ma liberté d’expression. Mais sans les échanges en ligne, l’association que je préside aujourd’hui n’existerait pas. Il y a cinq ans, de simples discussions en messages privés entre quelques femmes trans ont abouti à la création d’une organisation forte de plusieurs dizaines d’adhérentes… Ça ne compense pas les violences, mais ça donne un sens à mon engagement et me rappelle pourquoi il est important de rester visibles malgré les risques. •
Chercheuse en civilisation américaine, ancienne collaboratrice d’Amazon, Marion Olharan Lagan revient dans son essai Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde, sur les inégalités de genre dans le secteur numérique. En analysant l’invisibilisation constante des travailleuses au fil du temps ainsi que les phénomènes de captation des capitaux financiers et symboliques par quelques barons à la culture masculiniste, elle met en lumière le paradoxe d’un milieu où le culte de l’innovation sert le maintien d’une culture patriarcale et blanche.
→ Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde, de Marion Olharan Lagan, Hors d’atteinte, 2024, 19 €
Internet, c’est de droite ou de gauche ? Dans son podcast Le code a changé, Xavier de La Porte pose la question à trois intellectuel·les. La sociologue Jen Schradie explique comment l’architecture informationnelle des réseaux sociaux favorise la rhétorique réactionnaire. L’économiste Yanis Varoufakis dresse quant à lui un parallèle entre les seigneurs du Moyen Âge et les grands de la tech qui privatisent l’espace public. Enfin, l’essayiste Naomi Klein s’imagine un troublant double numérique : une autrice avec qui on la confondrait, passée du camp démocrate à l’extrême droite complotiste.
→ « Comment la gauche a perdu Internet en trois étapes », de Xavier de La Porte, France Inter
Sur sa chaîne YouTube InPower Podcast, l’influenceuse et animatrice Louise Aubery, alias My Better Self, reçoit Asma Mhalla, politologue et autrice de l’essai Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024). Celle-ci mêle sociologie, géopolitique et économie pour mieux appréhender l’influence croissante des Big Tech (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), et pour décoder leur projet de contrôle de nos démocraties.
→ « Pourquoi la technologie nous menace ? Analyse avec la docteure en sciences politiques Asma Mhalla », à voir sur la chaîne YouTube InPower Podcast
Entretien réalisé le 18 février 2025 en visioconférence. Cet article a été édité par Diane Sultani Milelli.