24.04.2025 à 17:52
Olivier Mathonat, Enseignant chercheur à l'Ircom - Doctorant en communication, Université Bourgogne Europe
Les obsèques du pape François auront lieu ce samedi. Elles vont donner lieu à une multitude d’hommages, la plupart du temps respectueux et empreints de solennité, comme si l’exercice critique journalistique disparaissait soudainement.
Les funérailles du pape seront un « media event » : un événement fédérateur, dont le déroulement est connu à l’avance, suivi en direct par des audiences très nombreuses. Ces cérémonies télévisées, identifiées comme telles par les sociologues Daniel Dayan et Elihu Katz, dans les années 1990, ont également pour particularité une couverture médiatique sur le registre laudatif.
En pareille occasion, en effet, les journalistes de télévision, pris par leur volonté d’initier les publics à l’événement solennel qu’ils retransmettent, abandonnent ponctuellement leur posture d’enquêteurs parfois contestataires pour revêtir les habits de maîtres de cérémonie respectueux. Ils se font les relais du sens donné à cet événement par l’institution organisatrice, ici l’Église catholique, parfois la royauté.
Le phénomène à l’œuvre fut en effet le même avec la monarchie anglaise lors des funérailles d’Elizabeth II ou le couronnement de Charles III. Comme le soulignent Dayan et Katz, lors de ce type d’évènement, les journalistes sont « transformés en prêtres, en “photographes de noces”, en convives », ce qui les conduit à adopter « une révérence qui touche à la componction ». L’heure ne sera donc pas – encore – au droit d’inventaire, mais à la mise en scène de l’unité, de la continuité et du recueillement, dans un récit médiatique suspendu à la solennité du moment.
Au-delà du rituel de la cérémonie en elle-même, les télévisions du monde entier se feront probablement l’écho de la « performance » de communion de la foule, silencieuse et priante, rassemblée place Saint-Pierre. Comme l’observait la doctorante en médias Liz Hallgren à l’occasion des funérailles d’Elizabeth II :
« En mettant en avant les foules massées pour “faire la queue” et voir le cercueil de la reine exposé, ou celles rassemblées pour assister à ses funérailles, les médias, notamment occidentaux, ont façonné l’image d’un collectif uni dans le deuil. »
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On pourra certainement observer une différence de traitement importante entre ce qui sera retransmis à la télévision et ce qu’on pourra lire sur les réseaux sociaux. Des travaux sur les événements cérémoniels ont en effet montré récemment qu’en contraste avec le discours unanimement respectueux développé à la télévision, les médias sociaux sont les vecteurs d’une multiplicité de discours, parfois virulents ou moqueurs. Cette perspective s’oppose au consensus médiatique généralement observé dans le cas d’un deuil. Relevons d’ailleurs que c’est en fait à une confrontation de perspectives médiatiques qu’on assiste, car comme l’indiquait également Liz Hallgren à propos de la reine d’Angleterre :
« La couverture médiatique traditionnelle du décès de la reine reflétait une nostalgie pour une époque révolue de la télévision et des médias d’information traditionnels, où ces derniers constituaient la principale, voire l’unique, source d’information pour leur public. »
« Bon vieux temps » de la perspective unique de la télévision versus multiplicité actuelle des supports et des points de vue exprimés en ligne, en somme.
Cette surmédiatisation des funérailles ne fera qu’ouvrir une chronique qui alimentera les médias ces prochaines semaines : le processus rituel de désignation du prochain pape. Nombre de spectateurs, habituellement très éloignés du catholicisme, vont alors suivre avec intérêt les préparatifs du conclave, entendront une nouvelle fois le récit – exagéré – de la première réclusion des cardinaux à Viterbe en 1274, guetteront la couleur de la fumée s’échappant de la chapelle Sixtine.
Cet attrait manifestera, s’il était encore nécessaire, le pouvoir intégrateur des rites, comme les Jeux olympiques l’ont montré d’une certaine façon, l’été dernier. Quitte à faire regretter aux publics français que nous ayons si peu de rituels nationaux autres que sportifs, comme Régis Debray l’affirmait dans Libération il y a vingt ans, deux jours avant l’élection de Benoît XVI :
« Il y a une joie à se rassembler, il y a un bonheur intense à se fondre au coude à coude dans une foule organisée. Notre déficit cérémoniel crée un vide à combler. Les philosophes dans le vent depuis cinquante ans, individualistes et libertaires, antitotalitaires et libéraux, parlent de cette euphorie comme d’une basse et vilaine écume. Ils parlent droits, sexe, langage, liberté, valeurs. Mais plus jamais de fraternité. Communautaire est un vilain mot. Communisme est obscène, où il y avait pourtant communion. Ne parlons pas de la patrie et du Parti. On ne va plus au meeting ni à la guerre. Les rites civiques s’effacent. Alors, que reste-t-il ? Le sport et le pape. »
Le pape, donc. Ou plutôt ce qu’il incarne dans cette période de deuil globalisé : une figure autour de laquelle se cristallisent des récits de communion et d’unité, dépassant les appartenances religieuses. À travers la scénographie ancienne des funérailles pontificales et la médiatisation de l’émotion collective, c’est une forme de récit de l’universalité qui se joue.
Universel, c’est d’ailleurs ce que signifie l’étymologie de « catholique ». Ce qui tend à démontrer la pertinence de la proposition de Dayan et Katz, pour qui « les cérémonies télévisées sont susceptibles de produire la communauté même à laquelle elles s’adressent ». Pendant quelques jours, quelques heures, l’Église catholique va atteindre cette ambition d’universalité.
Pourtant, ce moment d’unanimité, sans doute prolongé par l’enthousiasme que suscitera l’annonce du successeur du pape François, ne fera que précéder un retour de la fragmentation. Avant cela, nombre de commentateurs, y compris sur les réseaux sociaux, salueront l’élection du nouveau pontife d’un « Habemus papam » (« Nous avons un pape »), reprenant à leur compte l’expression des catholiques. Alors que pour bon nombre d’entre eux « habetis » ou « habent papam » (« vous avez», « ils ont un pape ») serait plus approprié. Signe, en creux, de la force persistante d’une formule rituelle.
Olivier Mathonat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.04.2025 à 16:26
Jocelyn Lachance, Chargé de recherche, docteur HDR en sociologie, Université de Guyane
Et si poser frénétiquement des questions à ChatGPT relevait moins d’une quête de vérité que d’un besoin de conjurer l’angoisse ? À l’ère du numérique, assistons-nous au retour des oracles ?
Les humains confrontés à l’incertitude ont besoin de moyens pour en conjurer les effets potentiellement délétères sur leur vie. Que nous considérions cela comme un simple instinct de survie ou un héritage culturel, un fait demeure : dans de nombreuses sociétés, des rituels spécifiques sont disponibles pour gérer ces incertitudes. L’oracle est l’un de ces rituels les plus connus en Occident du fait de l’importance de la Grèce antique dans notre imaginaire collectif.
Un puissant ou un citoyen lambda se pose des questions sur son avenir, il consulte alors la Pythie, prêtresse de l’oracle, pour qu’elle lise les signes des dieux. Mais attention, contrairement à ce que la croyance populaire propage, il ne s’agit pas de « prédire l’avenir », mais de dire au solliciteur ce qu’il doit penser et faire pour s’assurer d’un destin plus favorable. En d’autres termes, on lui dit comment lire la complexité du monde et comment agir pour infléchir son avenir.
La logique oraculaire se décline d’une société à une autre sous des formes diverses. Mais, que ce soit l’astrologie, la divination, la lecture des entrailles ou du vol des oiseaux, que ce soit dans l’invocation des dieux et même dans la prière, elle se caractérise toujours par le même enchaînement logique et ses résultats attendus sont toujours semblables : il s’agit de se conformer à une manière d’interroger l’avenir, de partager ses inquiétudes avec les autres, afin de déterminer à plusieurs « ce qu’il faut penser » et « ce qu’il faut faire ».
Ainsi s’expriment les rites oraculaires : à partir d’un sentiment d’incertitude, l’individu s’engage auprès d’un « expert », qui l’accompagne pour comprendre ce qui se trame et ce qui peut advenir. Le rituel transforme sa question en une action à commettre : il faut planter un arbre, sacrifier une bête, faire un pèlerinage, etc. Ainsi l’humanité s’est-elle construite en traversant les peurs et les crises, mais surtout en s’appuyant sur ce moyen ancien de gérer collectivement les inquiétudes.
Les sociétés occidentales ont remplacé les rites oraculaires par la science. Et lorsque la science fait défaut pour apaiser les craintes, alors la logique de l’oracle est susceptible de reprendre toute la place. En tant qu’humains, nous courrons alors chacun et chacune le risque d’être séduit par ses avantages, en particulier lorsque l’inquiétude s’impose. Dans ce contexte, ce qui compte le plus, c’est le bénéfice que procure la logique oraculaire. Mettre en forme le questionnement. Partager ses inquiétudes avec un « expert ». Obtenir une réponse aux questions : que dois-je penser ? et que dois-je faire ?
Il ne s’agit pas de « prédire l’avenir », mais de procurer le sentiment d’avoir une prise sur son « destin ».
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Malgré le triomphe des Lumières et de la science, dont nous sentons parfois le déclin, la logique oraculaire persiste dans ses formes anciennes. Par exemple, le succès constant de l’astrologie trahit notre tendance collective à nous reposer sur ce moyen de réguler l’angoisse. Plus d’inquiétude et moins de science impliquent toujours le risque plus grand du retour de l’humain vers la logique oraculaire. Il faut bien trouver de l’apaisement dans un contexte anxiogène…
Parmi les nombreux usages de l’intelligence artificielle générative (IA), plusieurs révèlent le retour de la logique oraculaire. L’IA appuie ses analyses sur un ensemble de données. Ce sont les signes contemporains. On consulte Internet. On consulte les moteurs de recherche. Et on consulte l’IA.
On lui pose une question. L’IA lit les signes disponibles et, devant l’immensité de l’information disponible, il redonne à un monde complexe un semblant de cohérence. Il formule une interprétation. Il rend lisible ce qui ne l’était pas aux yeux de l’individu. Ainsi, devant des incertitudes sans doute légitimes, des jeunes nous révèlent consulter l’IA, comme Kelly 17 ans, qui nous raconte dans le cadre d’une enquête que nous menons :
« Nous, les filles en général, on a déjà eu cette appréhension, par exemple pour les premières règles, le premier rapport. J’en n’ai pas forcément parlé à ma mère ou à un médecin donc j’ai cherché sur Google. Et c’est vrai que j’avais des trucs pas cool quoi, qui m’ont pas mal fait cogiter certaines nuits […]. Quand j’ai eu mes toutes premières règles, j’ai demandé [à Google] pourquoi le sang devenait marron, des choses comme ça. Et c’est vrai que les réponses, rapidement, c’était : “Ah, bah ! Vous avez peut-être un cancer.” Je trouve qu’il y a vachement plus de bêtises sur Internet alors que l’IA, une fois qu’on a confiance en elle, on voit que ce n’est pas des bêtises ce qu’elle raconte. C’est bien pour se reposer et arrêter d’avoir peur de tout et de rien, en fait. »
« L’IA, c’est bien pour se reposer. Pour arrêter d’avoir peur. » Non seulement, l’IA remplit, dans cet exemple, la fonction du rite oraculaire, mais elle permet la mise en scène de son processus rituel : une incertitude ressentie, la formulation d’une question, la remise de soi à un « expert », l’attente d’une interprétation qui dit quoi penser et éventuellement quoi faire ainsi que la conjuration provisoire du sentiment d’incertitude.
D’ailleurs, dans cette enquête que nous menons auprès des jeunes sur leurs usages de l’IA, la logique oraculaire se décline de différentes manières. Par exemple, la plupart d’entre eux n’utilisent pas l’IA en permanence pour leurs travaux scolaires, mais plutôt lorsqu’ils ne savent pas quoi répondre, qu’ils ne comprennent pas ou que la pression est trop forte, c’est-à-dire lorsque l’inquiétude face à l’avenir rapproché de l’évaluation devient insupportable. Que l’IA ne formule pas la vérité, mais des réponses plausibles, cela n’est plus toujours le plus important dans ce contexte. Ce qui compte, pour l’individu oraculaire, c’est d’abord l’effet d’apaisement que permet son usage.
L’activité de la consultation est devenue omniprésente, journalière même. On peut utiliser l’IA pour lui poser des questions. On peut également lui demander de générer des images qui mettent en scène des scénarios apocalyptiques. Il s’agit toujours de passer de l’activité cognitive de la rumination ou du questionnement existentiel à une action rituelle, incluant ici des dispositifs informationnels. Mais il est aussi possible de s’en remettre à des « experts », qui liront la complexité du monde, pour le bénéfice du consultant.
Ainsi, il n’est pas surprenant que YouTube ait vu apparaître en quelques années quantité d’experts de tous horizons, dont l’objectivité et la rigueur d’analyse peuvent souvent être critiquées. Car si les individus qui les suivent écoutent attentivement ce qu’ils ont à dire, ce n’est plus toujours pour bénéficier de contenu partagé, mais pour la possibilité d’accéder à de nouveaux processus rituels.
Ainsi, des amateurs de youtubeurs et de twitcheurs mettent en avant le fait qu’ils abordent les « vrais sujets », qu’il est possible de poser les « vraies questions », d’avoir le sentiment d’une « proximité relationnelle » avec les producteurs de contenu, alors que, dans les faits, l’asymétrie règne. En d’autres termes, les questions individuelles sont ici déléguées à un expert qui déchiffre un monde complexe. Il remplit ainsi la fonction d’apaisement autrefois jouée par les rites oraculaires.
Soyons clairs : tous les amateurs de youtubeurs et de twitcheurs ne se retrouvent pas dans ce cas de figure, loin de là. Mais les individus oraculaires accordent plus d’importance aux bénéfices obtenus en termes d’apaisement des inquiétudes qu’à l’objectivité et à la vérité. Et certains youtubeurs et twitcheurs instrumentalisent clairement le retour de l’oracle à l’ère du numérique. Une lecture socio-anthropologique nous permet alors de désigner certains d’entre eux comme de « nouveaux devins contemporains ». Non pas parce qu’ils prédisent l’avenir, mais parce qu’ils offrent des manières de penser un monde incertain et, souvent, d’agir malgré les craintes, comme en leur temps, les « experts de la divination ».
Qu’ils mobilisent des croyances religieuses ou techno-scientifiques, qu’ils se nourrissent de propositions loufoques, voire de théories du complot, nous pouvons penser que ces oracles numériques trouveront un nombre croissant d’adeptes dans un monde de plus en plus incertain. Car, pour des individus inquiets, la logique oraculaire colmate la détresse et enraye provisoirement la souffrance.
Ainsi des individus courent-ils le risque que la recherche d’apaisement devienne à leurs yeux plus importante que la découverte des faits objectifs. Et que la quête de vérité soit oubliée, et même abandonnée, au profit du soulagement de nos angoisses modernes.
Jocelyn Lachance ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.04.2025 à 16:23
Anna Valduriez, Cheffe de projet de recherche participative: stockage de denrées alimentaires (pour le futur, à partir de méthodes ancestrales), Inrae
Dominique Desclaux, Chercheure en Agronomie et Génétique, Inrae
Jean-Michel Savoie, chercheur, Inrae
Marie-Françoise Samson, Chercheuse en biochimie alimentaire, Inrae
Maxime Guillaume, chercheur, Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)
Tanguy Wibaut, chercheur, Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)
Les menaces climatiques et géopolitiques invitent à repenser le stockage des grains et autres denrées de demain, en réexaminant notamment les techniques du passé. Du stockage souterrain au silo en passant par le grenier, les pratiques qui ont existé en région méditerranéenne, du Néolithique à nos jours, peuvent nous éclairer sur la façon d’envisager le stockage des aliments à l’avenir.
Pourquoi stocker ? Qu’il s’agisse de denrées alimentaires, de données, ou d’énergie, la réponse est la même, « pour conserver de manière organisée, sécurisée, accessible ». Pour certains, stockage rime avec sécurisation, pour d’autres, avec spéculation. Dans tous les cas, lorsqu’il requiert des conditions particulières de température et d’hygrométrie, le stockage est énergivore.
Dans le cas des aliments, il est recommandé de les stocker à faible température pour limiter la prolifération de bactéries et autres microorganismes. Ainsi, la consommation électrique moyenne d’un réfrigérateur domestique (300 à 500 kWh/an) représente le quart des dépenses en énergie des ménages. Et si c’est le cas pour les ingrédients que nous conservons à la maison, les besoins à grande échelle du côté des producteurs sont d’autant plus importants.
Ici, c’est du stockage des grains (céréales et oléoprotéagineux), qui constituent la base de notre alimentation, dont il est question. Le stockage en région méditerranéenne, du Néolithique à nos jours, peut-il nous éclairer sur la façon d’envisager le stockage du futur ?
Dès le Néolithique, l’humanité a pratiqué le stockage souterrain et en grenier, et ce, de manière individuelle ou collective. Cette méthode reste active ponctuellement dans certaines régions du monde, comme au Soudan, ou encore au Maroc et en Tunisie.
En France, malgré quelques variations liées aux périodes et zones géographiques, ces silos enterrés ont généralement été creusés sous forme d’ampoule à la taille variable, que les archéologues de l’Inrap retrouvent régulièrement, notamment sur les sites médiévaux de Thuir (Pyrénées-Orientales), de Pennautier et de Montréal (Aude).
C’est vers la fin du Moyen Âge que le stockage souterrain est délaissé en France au profit du grenier à grains. Les explications à cette évolution restent de l’ordre de l’hypothèse : l’une d’elles tient à une centralisation du pouvoir nécessitant un contrôle des quantités de blé et autres céréales que ne permet pas le silo enterré.
C’est seulement au XIXe siècle que la curiosité pour la méthode du stockage souterrain réapparaît et fait l’objet de nouvelles études par les agronomes.
Cet élan a toutefois été freiné par le contexte de la Première Guerre mondiale. Au début des années 1930, la crise de surproduction du blé donne naissance aux coopératives et au système de marché de négoce pour réguler la production.
Une partie des récoltes de blé est ainsi livrée aux centres de stockage coopératifs par les producteurs afin d’assurer l’échelonnage des ventes et la stabilisation du marché. Ce sont les premiers grands silos industriels, qui se développent surtout dans les années 1950.
Désormais, les grains sont majoritairement apportés après récolte à des organismes stockeurs, mais on estime en France que 53 % des agriculteurs stockent également à la ferme.
Le stockage devant garantir une bonne conservation du grain, température et humidité sont contrôlées dans les silos : ce contrôle passe le plus souvent par la ventilation, mais aussi par refroidissement forcé afin d’éviter la prolifération d’insectes et de moisissures. Des insecticides autorisés sont souvent appliqués dès la réception des récoltes et un gazage des grains à la phosphine (PH3) est parfois pratiqué, sous conditions très sécurisées, pour prévenir les invasions d’insectes.
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En béton ou en métal, cylindriques ou rectangulaires, les silos visibles dans le Midi de la France varient en taille et en capacité : d’une hauteur de 25 à 30 mètres, ils peuvent accueillir de 200 à 12 000 tonnes par cellule.
Le plus haut silo du monde, Swissmill, est situé à Zurich : de 118 mètres de haut, il peut abriter 40 000 tonnes de blé. Plus les silos sont massifs, plus les besoins énergétiques pour assurer leur remplissage et leur ventilation sont conséquents… Ce que la hausse des températures n’arrange pas, engendrant un besoin en ventilation quasi continu. Une consommation d’énergie qui vient se surajouter aux impacts environnementaux liés au transport des céréales au long de la chaîne de production.
Certains agriculteurs s’équipent de silos à la ferme, mais nombreux sont ceux qui stockent dans des « big bag », sacs souples de grande contenance (de 500 kg à 2 tonnes) généralement en polypropylène. Sont également développés des « big bag Nox », hermétiques à double couche, qui créent une barrière physique empêchant l’entrée de ravageurs : en parallèle, l’injection de CO2 tue ceux déjà présents en les privant d’oxygène. Dans la même idée, on retrouve les silos hermétiques, qui n’ont connu qu’un faible développement en France en raison de leur coût.
Ces techniques utilisent les mêmes principes de stockage en atmosphère modifiée que ceux qui prévalaient pour les silos souterrains médiévaux.
Changements climatiques, conflits politiques, crises de l’énergie et pandémies menacent la sécurité alimentaire, non seulement en matière de production, mais également de stockage. Ce dernier, s’il est défaillant, est en outre une source importante de gaspillage et de perte de denrées.
C’est de ce constat que découlent les recherches menées par le collectif LocaStock. Différents acteurs y expérimentent ensemble et développent une réflexion prospective autour de la question du stockage des grains et autres aliments.
Ainsi des archéologues tentent de retrouver les techniques de conservation au sein de silos rendus hermétiques. Des producteurs de céréales biologiques testent la pratique du stockage souterrain. En parallèle, des généticiens et agronomes fournissent la diversité génétique, et des pathologistes et biochimistes analysent la qualité sanitaire, nutritionnelle et organoleptique des grains stockés une fois qu’ils sont récupérés après plusieurs mois passés sous terre. Enfin, une régie de quartier défavorisé intéressée par le stockage de denrées alimentaires ainsi qu’un chef de projet facilitant les liens sciences-société sont également associés pour que les enjeux ne soient pas abordés que d’un point de vue uniquement technique.
Ce travail du projet LocaStock vise à imaginer et à expérimenter un stockage résilient des productions agricoles et alimentaires dans des conditions propres, saines, loyales, économes, sans impact sur l’environnement et adaptées au contexte actuel, ainsi qu’à définir dans quelle mesure les techniques ancestrales peuvent contribuer à apporter des réponses aux enjeux du présent et du futur.
Johan Friry de la régie de quartier Garros Services et Axel Wurtz du Biocivam de l’Aude ont contribué à la rédaction de cet article.
Pour participer à cette recherche de solutions résilientes de stockage et de préservation des produits agricoles et des aliments, de la ferme à la table, vous pouvez partager vos expériences et idées utopiques ou dystopiques à l’adresse locastock@mailo.com.
Anna Valduriez a reçu des financements de ANR pour ses recherches dans le projet LocaStock (ANR-2023-SSAI-0018).
Dominique Desclaux a reçu des financements de l'ANR SAPS pour ses recherches dans le projet Locastock .
Jean-Michel Savoie a reçu des financements de l'ANR pour un projet de recherches multidisciplinaire sur la conservation des grains de céréales dans des silos souterrains (SilArchaeoBio, ANR-21-CE27-0013) et pour le projet de Sciences Avec et Pour la Société LocaStock (ANR-2023-SSAI-0018)..
Marie-Françoise Samson a reçu des financements de l'ANR SAPS pour ses recherches dans le projet LocaStock.
Maxime Guillaume a reçu des financements de l'ANR pour un projet de recherches multidisciplinaire sur la conservation des grains de céréales dans des silos souterrains (SilArchaeoBio, ANR-21-CE27-0013) et pour le projet de Sciences Avec et Pour la Société LocaStock (ANR-2023-SSAI-0018).
Tanguy Wibaut a reçu des financements de l'ANR pour un projet de recherches multidisciplinaire sur la conservation des grains de céréales dans des silos souterrains (SilArchaeoBio, ANR-21-CE27-0013) et pour le projet de Sciences Avec et Pour la Société LocaStock (ANR-2023-SSAI-0018)..
22.04.2025 à 17:24
Emily Hauser, Senior Lecturer in Classics, University of Exeter
Les visiteurs du site de Pompéi, l’ancienne ville romaine ensevelie sous les cendres de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C., ne pensent pas souvent à regarder au-delà de l’enceinte de la cité. Il y a beaucoup à voir dans cette ville monumentale et bien préservée, avec des peintures murales représentant des mythes et des légendes comme celle d’Hélène de Troie, de majestueux amphithéâtres ou des thermes somptueusement stuqués. Mais si vous franchissez les portes de la ville, vous vous retrouverez dans un monde très différent, tout aussi important.
Pour les Romains de l’Antiquité, les routes et chemins menant aux villes étaient essentiels, non seulement pour se rendre sur place, mais aussi comme de véritables « voies de la mémoire ». Des tombes jalonnaient ces voies antiques, certaines comportant simplement des inscriptions à la mémoire d’êtres chers disparus, d’autres, plus grandioses, offrant un espace aux amis et à la famille pour festoyer en souvenir des défunts.
Certaines tombes s’adressent même directement au passant, comme si leur occupant pouvait parler à nouveau et transmettre ce qu’il a appris. Prenons un exemple pompéien, mis en place par l’affranchi Publius Vesonius Phileros, qui s’ouvre sur une politesse ineffable :
« Étranger, attends un peu si cela ne te dérange pas, et apprends ce qu’il ne faut pas faire. »
Entrer à Pompéi et en sortir, c’était se rappeler des modes de vie et des façons de mourir. C’était aussi une invitation à tirer notre chapeau à ceux qui avaient emprunté le même chemin que nous, et à apprendre de leur exemple.
C’est pourquoi la récente découverte d’une tombe monumentale surmontée de sculptures grandeur nature d’une femme et d’un homme, juste à l’extérieur de l’entrée est de la ville, n’est pas seulement une découverte fascinante en soi. Cela invite également à s’arrêter et à se souvenir des personnes qui ont vécu puis sont mortes dans cette ville italienne animée.
Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !
L’élément principal de la tombe est un grand mur, parsemé de niches où les restes incinérés auraient été placés, et surmonté par l’étonnante sculpture en relief d’une femme et d’un homme. Ils se tiennent côte à côte, mais ne se touchent pas.
Elle est légèrement plus grande que lui, puisqu’elle mesure 1,77 m, et lui 1,75 m. Elle est drapée d’une tunique, d’un manteau et d’un voile modestes (symboles de la féminité romaine) et arbore au cou un pendentif en forme de croissant de lune appelé lunula qui – en raison du lien séculaire avec les cycles lunaires – raconte une histoire sur la fécondité et la naissance des femmes. Lui est vêtu de la toge typiquement romaine, ce qui l’identifie instantanément comme un fier citoyen de Rome.
En archéologie, lorsqu’une femme et un homme sont représentés côte à côte dans des tombes et des sépultures comme celle-ci, on suppose généralement qu’il s’agit d’époux. Toutefois, un indice indéniable laisse supposer qu’il s’agit ici d’autre chose. En effet, la femme tient dans sa main droite une branche de laurier, utilisée par les prêtresses pour souffler la fumée de l’encens et des herbes lors des rituels religieux.
Dans le monde romain, les prêtresses détenaient des pouvoirs inhabituels pour des femmes et il a été suggéré que cette femme était peut-être une prêtresse de la déesse de l’agriculture Cérès (l’équivalent romain de la déesse grecque Déméter).
Cette prêtresse de haut rang est donc représentée à côté d’un homme. L’inclusion des symboles de son statut (prêtresse) à côté du sien (togatus ou « homme portant une toge ») montre qu’elle est là en tant que membre à part entière de la société pompéienne. Elle pourrait être sa mère ; elle pourrait même avoir été plus importante que lui (ce qui expliquerait pourquoi elle est plus grande). En l’absence d’inscription, nous ne pouvons pas en avoir le cœur net. Le fait est qu’une femme n’a pas besoin d’être l’épouse d’un homme pour se tenir à ses côtés.
Ce qui est fascinant, c’est que ce phénomène n’est pas propre à Pompéi. Dans mon nouveau livre Mythica, qui porte sur les femmes non pas de Rome mais de la Grèce de l’âge du bronze, j’ai constaté que les nouvelles découvertes archéologiques ne cessent de bouleverser les idées reçues sur la place des femmes dans la société et la valeur de leur rôle.
Un exemple fascinant est celui d’une sépulture royale à Mycènes, à la fin de l’âge du bronze : une femme et un homme ont été enterrés ensemble dans la nécropole royale, quelque 1700 ans avant que l’éruption du Vésuve décime Pompéi. Comme d’habitude, les archéologues qui l’ont découverte ont immédiatement identifié la femme comme l’épouse de l’homme. Mais c’est alors que l’analyse de l’ADN entre en jeu.
En 2008, les deux squelettes ont fait l’objet d’un test ADN, qui a révélé qu’ils étaient en fait frère et sœur. Elle a été enterrée ici en tant que membre d’une famille royale par naissance, et non par mariage. Elle était là de son propre chef.
De l’or de Mycènes aux ruines cendrées de Pompéi, les vestiges du monde antique nous racontent une histoire différente de celle que nous avons toujours crue. Une femme n’avait pas besoin d’être une épouse pour se distinguer.
Je pense donc qu’il est sage d’écouter le conseil de notre ami Publius. Penchons-nous sur les sépultures du passé et apprenons.
Emily Hauser ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.04.2025 à 19:32
Sara De Balsi, Chercheuse associée en littérature française et comparée, CY Cergy Paris Université
La littérature québécoise est riche de romans et récits autobiographiques qui mettent en scène des parcours de transfuges de classe. Influencés par des auteurs français, d’Annie Ernaux à Édouard Louis, les écrivains canadiens explorent plus directement la thématique du plurilinguisme, notamment le changement de langue que peut produire le changement de classe sociale.
Le récit de transfuge de classe, narration d’un parcours de mobilité sociale ascendante, s’institutionnalise et se canonise en France dans les années 2020. Mais ce type de récit circule aussi dans l’espace francophone, notamment au Québec, où la question de la mobilité sociale recoupe plus directement qu’en France celle du plurilinguisme : si le changement de classe implique toujours un changement de variété de langue, souvent il impose de changer de langue tout court.
La littérature québécoise contemporaine est riche de romans et récits autobiographiques qui mettent en scène une ascension sociale. Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy (1945), classique récemment redécouvert aussi en France, en est le précurseur : ce roman en partie autobiographique est l’histoire d’une fille, issue du quartier populaire de Saint-Henri à Montréal, qui cherche, sans succès, à sortir de la pauvreté. Mais c’est surtout après « la Révolution tranquille » des années 1960, période de réformes progressistes qui entraînent des changements économiques, sociaux et politiques rapides, qu’on publie au Québec un grand nombre de récits et romans autobiographiques de la mobilité sociale, souvent écrits par des femmes issues de milieux défavorisés et ayant pu entrer en littérature par l’éducation.
À lire aussi : Les transfuges de classe dans la littérature : le cas d’Annie Ernaux
C’est en connaisseuse de cette tradition que Lori Saint-Martin (1959-2022), traductrice et professeure de littérature québécoise, écrit Pour qui je me prends, publié outre-Atlantique en 2020 et en France en 2023. Ce récit de transfuge de classe emprunte à la forme de l’autobiographie linguistique, ou « language memoirs » dans le monde anglo-saxon : il s’agit du récit de sa vie à travers les langues que l’on a apprises et avec lesquelles on a vécu.
Dans le texte de Saint-Martin confluent en effet la trajectoire de transfuge de classe de la narratrice, issue d’un milieu ouvrier de la ville anglophone de Kitchener, dans la province de l’Ontario, et sa trajectoire de translingue, autrice écrivant dans une langue seconde acquise tardivement. L’autrice se considère sauvée par sa passion pour la langue française, qui sera le moteur de son ascension sociale par les études :
« J’ai appris le français pour fuir l’anglais, fuir mon destin. […] Je suis une transfuge, une translingue. J’y ai mis du temps, j’y ai mis toute ma vie. »
Le changement de classe est rendu possible par l’apprentissage d’une nouvelle langue.
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De manière générale, les récits de transfuge de classe québécois des dernières années semblent s’appuyer moins sur la tradition québécoise du roman social que sur le récit de transfuge de classe fortement institutionnalisé en France, comme le montre l’abondance de références à des auteurs français, particulièrement Annie Ernaux, Édouard Louis et Didier Eribon.
Le récit de Lori Saint-Martin évoque ainsi, sans la citer, la figure d’Annie Ernaux, ne serait-ce que par l’emploi du mot « transfuge », revendiqué et popularisé par la Prix Nobel. Au début du récit, dans la phrase « J’arriverais où les miens n’étaient jamais allés, je les vengerais, je les trahirais », les verbes venger et trahir évoquent le paradoxe principal du récit de transfuge de classe, divisé entre la trahison des parents et la vengeance que constitue l’écriture, central dans l’œuvre d’Annie Ernaux.
Le récit Parler comme du monde, de l’Acadienne Annette Boudreau, une autre autrice qui vient du monde universitaire (dans ce cas, de la sociolinguistique), reprend, quant à lui, le procédé ernausien consistant à écrire à partir d’une photo d’enfance, devenu incontournable dans le récit de transfuge de classe, et cite explicitement sa source d’inspiration.
Jean-Philippe Pleau, journaliste montréalais, affirme au début de son Rue Duplessis que l’idée de ce récit lui est venue d’une interview avec Édouard Louis et ajoute plus loin que Didier Eribon, avec qui il a entretenu une correspondance, l’a encouragé à écrire son histoire. Un passage du même Édouard Louis est cité en exergue de la deuxième partie du roman autobiographique Là où je me terre, de Caroline Dawson (1979-2024), sociologue et écrivaine. Elle affirme ailleurs s’être inspirée de Retour à Reims, d’Eribon, qui lui rend hommage en retour dans une publication collective consacrée à son œuvre. Cet article est, enfin, repris comme préface de l’édition récente du roman de Dawson en France, qui contient aussi un mot introductif… d’Annie Ernaux.
Or, tous les auteurs canadiens cités sont émergents dans le champ littéraire, bien que reconnus dans d’autres domaines, comme la recherche universitaire et le journalisme : on voit par ces exemples à quel point, en se positionnant dans le sillage des récits de transfuges français, ces auteurs se construisent une filiation illustre et cherchent une caution de leur valeur littéraire.
Les récits de transfuges au Québec exploitent particulièrement le lien entre changement de classe et changement de langue. La diglossie, c’est-à-dire la présence de deux variétés de langue hiérarchisées, qui correspondent au monde social d’origine et au monde social d’arrivée du narrateur, est omniprésente dans ce type de récit. Au Québec, l’écart entre le français québécois souvent dévalorisé et le français standard dont la norme s’établit en France hexagonale engendre le phénomène bien connu de l’insécurité linguistique, étudié puis raconté d’un point de vue personnel par Annette Boudreau dans Parler comme du monde.
À cette diglossie interne au français s’ajoute, dans certains cas, le face-à-face non seulement entre deux variétés de la même langue, mais aussi entre le français et une autre langue. On a vu que Lori Saint-Martin change de classe en changeant de langue et passe non seulement de l’anglais au français, mais de l’anglais populaire au français légitime :
« Mon anglais est clivé par la classe sociale, contrairement à mon français et mon espagnol, produits de mes études et non de mon enfance », écrit-elle dans Pour qui je me prends.
Caroline Dawson, arrivée à Montréal du Chili avec ses parents à l’âge de 7 ans, connaît aussi une trajectoire de transfuge qui est également une trajectoire translingue. Dans son cas, cependant, l’apprentissage du français à l’école provoque un éloignement douloureux du monde des parents et de l’enfance. Dans son ouvrage Là où je me terre, elle écrit :
« Le français devenait ma langue. Celle qui se superposerait lentement à l’espagnol, pourtant première et maternelle. Celle qui deviendrait une demeure. Celle qui me permettrait non seulement de dire, d’appréhender le monde mais aussi de m’éloigner des miens. De m’éloigner des miens sans les quitter. »
En plus de remplacer l’espagnol, le français instaure une séparation sociale entre la narratrice et ses parents :
« Je lisais désormais de la poésie et participais aux concours littéraires de mon école. La langue de la domination de ma mère était désormais devenue mon terrain de jeu. »
Les expériences de transfuge de classe et de langue se rejoignent et se télescopent.
Ces exemples montrent que le récit de transfuge de classe au Québec représente, plus fortement que son homologue français, le clivage de la conscience linguistique. Cette spécificité s’explique par la situation linguistique de cette province canadienne – francophone, mais entourée par l’anglais – et particulièrement de Montréal, ville bilingue et multiculturelle. Les auteurs et autrices transfuges mettent en scène la rencontre et, plus souvent, la confrontation entre les langues et s’interrogent sur la manière de faire vivre dans l’écriture les langues de leur passé.
Sara De Balsi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.04.2025 à 16:32
Ivanne Galant, Maîtresse de Conférences, Docteure en études hispaniques, Université Sorbonne Paris Nord
En Espagne, entre 2022 et 2024, le nombre de touristes étrangers a fait un bond de 31 %. Du côté de l’Andalousie, région chérie des visiteurs, c’est la surchauffe : à Grenade, à Malaga ou à Séville, les centres historiques se transforment, et les habitants peinent à se loger.
Depuis quelques semaines, les médias saluent la croissance espagnole : un PIB en hausse de 3,2 %, soit quatre fois plus que la moyenne européenne. The Guardian a même qualifié le gouvernement de Pedro Sánchez (PSOE) de « phare progressiste en ces temps obscurs », dans un éditorial mettant en avant les politiques d’immigration, la baisse de l’inflation, le développement des investissements et des infrastructures publiques, les efforts pour la transition écologique et, bien sûr, le tourisme. En 2024, 94 millions de touristes étrangers ont dépensé 126 milliards d’euros, pour une activité représentant 12 % du PIB du pays. Mais le journal britannique mettait aussi en garde contre les effets négatifs de cette industrie.
Depuis le boom touristique des années 1950-1960, les médias relaient régulièrement les chiffres spectaculaires liés à l’activité. Aujourd’hui, chacune des 17 communautés autonomes espagnoles publie ses propres statistiques, qui sont à manier toutefois avec précaution.
Ainsi, les méthodes de calcul varient, ne prenant pas toujours en compte les locations d’appartements touristiques de type Airbnb, comme à Séville où les proportions en résultent faussées : sur les 5 millions de touristes pour 2024, les Américains seraient les plus nombreux (290 000), suivis des Français (264 000), des Italiens (250 000) et des Britanniques (210 000). Ce manque de transparence concernant les appartements touristiques est d’ailleurs une des préoccupations de l’Union européenne, qui cherche à mieux comprendre et encadrer les dynamiques de ce marché.
Mais, quelle que soit la façon dont on les compte, les touristes sont bien là, et les dérives d’un tourisme de masse, déjà pointées du doigt par les habitants réunis en collectifs avant la pandémie, sont au cœur des préoccupations. Car, si les autorités et les médias présentent souvent l’activité comme source de travail et de revenus, les conséquences sur la vie locale sont bien réelles.
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Le cas de Séville en Andalousie est particulièrement intéressant. Centre culturel et économique à l’époque musulmane, elle devient une ville riche et cosmopolite entre le XVIe et le XVIIIe siècles, car elle est, jusqu’en 1717, le seul port autorisé à recevoir les marchandises venant des colonies américaines. Un siècle plus tard, ce sont les voyageurs romantiques qui la mettent à l’honneur et en font le but de leur itinéraire espagnol : dans cette Andalousie perçue comme un Orient domestiqué, Séville séduit particulièrement, d’autant plus qu’elle est accessible en train.
La ville devient touristique et son image se façonne selon un dialogue asymétrique. D’une part, depuis l’étranger, des produits culturels mettent la ville à l’honneur, pouvant constituer une sorte de publicité passive – pensons à la cigarière Carmen, à ses multiples adaptations sur scène ou à l’écran. D’autre part, les institutions touristiques locales adaptent leur offre aux attentes des voyageurs.
Dès les années 1920, des aménagements urbains et des événements ont structuré l’activité touristique de Séville : le quartier de Santa Cruz a été rendu plus pittoresque, l’enceinte de l’exposition ibéro-américaine célébrée en 1929 est une visite incontournable. Plus tard, l’Expo 92 a accueilli 40 millions de visiteurs et a permis à la ville d’améliorer ses infrastructures.
Tous les espoirs étaient tournés vers l’après-Expo 92, avec l’idée de faire de la ville une mégalopole, mais les festivités avaient coûté trop cher, et les mauvaises herbes ont fini par envahir l’enceinte de l’exposition. Cela étant, forte de son aéroport agrandi et de sa gare flambant neuve, Séville a continué à attirer des voyageurs, embrassant cette industrie jusqu’à l’étouffement.
La ville connaît un tourisme de masse, avec des visiteurs qui restent en moyenne entre deux et trois nuits et qui se pressent dans le centre historique. Face à la saturation, la mairie a tenté de placer sur la carte de nouveaux repères : l’imposante structure en bois (Metropol Parasol-Las Setas) et la tour Pelli haute de 40 étages – qui a failli coûter à la ville son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en raison de sa hauteur impactant le skyline sévillan. Ces deux constructions modernes, œuvres de deux « starchitectes », initialement controversées pour leur esthétique et leur coût, se sont finalement intégrées à la ville.
Il a également été question de rendre touristiques des quartiers auparavant délaissés par les visiteurs : Triana, ancien quartier gitan, a vu s’ouvrir le Centro Cerámica en 2014 ; le Castillo San Jorge, ancien siège de l’Inquisition, et ses marchés alimentaires se rapprochent des Food hall prisés des touristes. Même chose pour la Macarena, avec la création du musée de la basilique, l’exhumation de la dépouille du général franquiste Queipo de Llano, ou encore la rénovation de l’église baroque San Luis des Français. La mairie a également annoncé que les quartiers de Nervión, la Cartuja et Santa Justa devraient apparaître sur les futurs plans distribués aux touristes.
Une autre stratégie consiste à capitaliser sur les films et séries tournés dans la ville. Les « films commissions » encouragent les tournages en insistant sur la logique du win-win (gagnant-gagnant) qu’ils entraînent : il y a des avantages fiscaux pour les productions, des retombées économiques locales au moment du tournage et une affluence touristique une fois l’œuvre diffusée. Lawrence d’Arabie, Star Wars, Game of Thrones, sont autant de références mises en valeur dans des circuits touristiques, et ce sera bientôt le cas des séries Berlin (spin-off de La Casa de Papel) et Sherlock Holmes (Amazon).
Il peut aussi être question de varier les expériences et de s’adresser à plusieurs publics en développant la promotion d’événements sportifs ou de festivals, en célébrant des anniversaires (celui, en 2018, de la naissance du peintre du XVIIe siècle Bartolomé Esteban Murillo ; celui, en 2025, de la création de Carmen par Bizet), en se positionnant comme une destination idéale pour le tourisme de congrès, en encourageant les voyageurs à venir en été avec la campagne Passion for Summer) (qui ne mentionnait pas les 40 °C de moyenne de juin à septembre), ou encore en ouvrant de nouvelles lignes aériennes, récemment vers la Turquie et le Maroc.
Mais, comme on dit en espagnol « Una de cal y otra de arena » (« On souffle le chaud et le froid ») : tout semble être mis en œuvre pour attirer toujours plus de touristes, au moyen d’un double discours qui, finalement, fait fi des conséquences néfastes de l’activité sur les habitants. L’un des principaux problèmes à trait au logement saisonnier qui s’est professionnalisé, modifiant les quartiers et rendant difficile l’accès à la location pour les habitants. Le premier décret de la Junta de Andalucía – au niveau régional – date de 2016 et visait à réguler la remise des licences aux propriétaires.
En 2018, le mouvement populaire Colectivo Asamblea Contra la Turistización de Sevilla, dit Cactus, a commencé à hausser le ton, tandis qu’Antonio Muñoz, conseiller municipal PSOE chargé de l’habitat urbain, la culture et le tourisme, faisait campagne contre les appartements illégaux, tout en rassurant les habitants : Séville n’est pas au niveau de Barcelone. Après la parenthèse imposée par le Covid, les discussions entre la Région et la Ville ont repris de plus belle, sans pour autant réussir à agir de concert, tandis qu’un autre collectif d’habitants, Sevilla se muere, voyait le jour.
En juin 2023, tandis que la Junta autorisait les mairies à limiter les appartements touristiques, celle de Séville (tenue par le parti conservateur Partido Popular, PP) ne parvenait pas à rédiger un texte. Pendant ce temps, la Junta continuait de distribuer des licences (environ 25 par jour, en juillet 2024).
En mars 2024, le PP a proposé de limiter à 10 % la part de logements touristiques par quartier. Le PSOE, initialement d’accord, a demandé un moratoire et a proposé de baisser le seuil à 2,5 % : accepter les 10 %, c’était ouvrir la porte à 23 000 appartements touristiques en plus des 9 500 existants. Finalement, le décret du PP a été adopté en octobre 2024, avec le soutien de l’extrême droite Vox.
Mais les problèmes persistent : les décrets ne sont jamais rétroactifs, et dans les quartiers du centre, le mal est fait – environ 18 % d’appartements touristiques dans le centre monumental –, et d’autres problèmes s’ajoutent : uniformisation des commerces, perte d’authenticité, saturation et privatisation de l’espace public avec, notamment, l’invasion des terrasses et l'augmentation du nombre de bars, un phénomène connu sous le nom de « baretización ».
Séville, comme d’autres villes à forte attractivité touristique, oscille entre mise en valeur de son identité et mise en marché de celle-ci. La question n’est plus de savoir si le tourisme est bénéfique, mais à quelles conditions il peut être viable – pour les visiteurs, pour les habitants et pour la ville elle-même.
Ivanne Galant ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.