15.11.2025 à 14:34
Peter Edwell, Associate Professor in Ancient History, Macquarie University
La mise en scène d’un empereur romain défait et soumis à Shapur Ier n’est pas nouvelle : elle puise dans l’imagerie triomphale de l’Iran antique. Mais son apparition sur la place Enghelab, à Téhéran, intervient à un moment où le pouvoir cherche à exalter la résistance nationale.
Une nouvelle statue dévoilée ces derniers jours en Iran représente un empereur romain se soumettant à un roi perse. Érigée sur la place Enghelab à Téhéran, la statue intitulée À genoux devant l’Iran montre l’empereur se prosternant devant Shapur Ier (qui régna aux alentours de 242 à 270 de notre ère). Mais d’où vient cette imagerie ? Et pourquoi cette statue a-t-elle été érigée maintenant ?
Au IIIᵉ siècle de notre ère, une nouvelle dynastie appelée les Sassanides prend le pouvoir dans l’Iran antique. En quelques années, le premier roi sassanide, Ardachir Ier, commence à menacer les territoires romains en Mésopotamie (dans les régions correspondant aujourd’hui à la Turquie, l’Irak et la Syrie). Les Romains avaient arraché ces terres aux Parthes, les prédécesseurs des Sassanides.
Ardachir entend désormais reconquérir une partie de ces territoires perdus. Il remporte quelques succès dans les années 230. Mais son fils et successeur, Shapur Ier, porte cette ambition à un tout autre niveau. Ce dernier défait une armée romaine venue l'envahir en 244, une victoire qui entraîne la mort du jeune empereur romain Gordien III.
Dans les années 250, Shapur lance une vaste offensive en territoire romain à travers l’Irak, la Syrie et la Turquie. Deux grandes armées romaines sont vaincues et des dizaines de villes tombent. En 253, il s’empare d’Antioche, l’une des cités les plus importantes de l’empire. Certains de ses habitants, se trouvant au théâtre au moment de la chute de la ville, s’enfuient terrorisés tandis que les flèches pleuvent sur la cité.
Si la prise d’Antioche est une lourde défaite pour les Romains, l'événement qui marque un tournant se situe en 260. Après une bataille à Édesse (dans l’actuelle Turquie méridionale), l’empereur romain Valérien est capturé. C’est la première et unique fois dans l’histoire qu’un empereur romain tombe vivant aux mains de l’ennemi. Valérien est emmené en Perse, avec des milliers d’autres prisonniers.
Son sort fait naître, par la suite, quantité de récits. Selon l’un d’eux, Valérien et des soldats prisonniers auraient été contraints de construire un pont sur le fleuve Karoun, à Shushtar. Les vestiges de cet ouvrage, connu sous le nom de Band-e Qayṣar (« le pont de l’empereur »), sont encore visibles aujourd’hui.
Selon un autre récit, Shapur aurait exigé que Valérien se mette à quatre pattes pour servir de marchepied, afin que le roi perse puisse monter à cheval. Shapur aurait également ordonné qu'après sa mort, le le corps de Valérien soit conservé, empaillé et placé dans une armoire. Ainsi, l’humiliation était totale.
On érigea des représentations des victoires de Shapur sur Rome dans tout l’empire perse. Plusieurs bas-reliefs sculptés célébrant ces triomphes ont survécu jusqu’à aujourd’hui. Le plus célèbre se trouve sans doute à Bishapur, dans le sud de l’Iran, où Shapur fit construire un palais magnifique. On y voit Shapur richement vêtu et assis sur un cheval. Sous le cheval gît le corps de Gordien III. Derrière lui se tient le captif Valérien, retenu par la main droite de Shapur. La figure placée à l’avant représente l’empereur Philippe Iᵉʳ (qui régna de 244 à 249 apr. J.-C.), successeur de Gordien. Il implore la libération de l’armée romaine vaincue.
Shapur fit également graver une immense inscription en trois langues, qui célébrait notamment ses victoires majeures sur les Romains. Connue aujourd’hui sous le nom de Res Gestae Divi Saporis, elle est encore visible à Naqsh-i Rustam, dans le sud de l’Iran.
Le grand empire romain avait été profondément humilié. Les Perses emportèrent d’immenses ressources mais aussi des spécialistes comme des bâtisseurs, des architectes et des artisans, issus des villes conquises. Certaines cités de l’empire perse furent même repeuplées avec ces captifs.
La statue révélée à Téhéran semble s’inspirer directement d’un bas-relief commémoratif de Naqsh-i Rustam. La figure agenouillée est présentée, dans plusieurs médias, comme Valérien. Si elle est effectivement inspirée du bas-relief de Naqsh-i Rustam, cette figure agenouillée correspond plutôt à Philippe Iᵉʳ, Valérien y étant représenté debout devant Shapur. Néanmoins, les déclarations officielles affirment qu'il s'agit bien de Valérien, notamment celle de Mehdi Mazhabi, directeur de l’Organisation municipale de l’embellissement de Téhéran, consignée dans un rapport :
La statue de Valérien reflète une vérité historique : l’Iran a toujours été une terre de résistance au fil des siècles […] En installant ce projet sur la place Enghelab, nous voulons créer un lien entre le passé glorieux de cette terre et son présent porteur d’espoir.
Les grandes victoires de Shapur sur les Romains restent une source de fierté nationale en Iran. La statue a ainsi été décrite comme un symbole de défi national après le bombardement par les États-Unis des installations nucléaires iraniennes en juin.
Bien que ces victoires sassanides remontent à plus de 1 700 ans, l’Iran continue de les célébrer. La statue s'adresse clairement au peuple iranien, dans la foulée des attaques américaines. Reste à savoir si elle constitue également un avertissement adressé à l’Occident.
Peter Edwell a reçu des financements de l'Australian Research Council.
15.11.2025 à 14:33
Amanda Bongers, Assistant Professor, Chemistry Education Research, Queen's University, Ontario
Madeleine Dempster, PhD Candidate in Art History, Queen's University, Ontario
S’il semble évident que les scientifiques doivent développer des compétences en analyse visuelle, ces dernières ne sont pas suffisamment enseignées ni mises en pratique dans nos universités.
C’est l’une des difficultés de l’apprentissage des sciences : il repose en partie sur des images et des simulations pour représenter des choses que nous ne pouvons pas voir à l’œil nu. Dans des matières comme la chimie, les étudiants peuvent avoir du mal à visualiser les atomes et les molécules à partir des symboles complexes qui les représentent.
Pourtant, la plupart des cours de chimie dispensés l’université n’aident pas les étudiants à mieux comprendre ces représentations. Les étudiants passent leurs cours à regarder passivement des diapositives pleines d’images sans s’impliquer ni générer les leurs. En s’appuyant sur leurs capacités innées plutôt qu’en apprenant à affiner leur pensée visuelle et leurs compétences en analyse d’images, de nombreux étudiants finissent par se sentir perdus face aux symboles et ont recours à des techniques de mémorisation fastidieuses et improductives.
Que pouvons-nous faire pour aider les élèves à analyser et à tirer des enseignements des visuels scientifiques ? La solution se trouve peut-être du côté de l’histoire de l’art. Il existe de nombreux parallèles entre les compétences acquises en histoire de l’art et celles requises dans les cours de sciences.
Se sentir déconcerté par une œuvre d’art ressemble fortement à l’expérience que font de nombreux étudiants en chimie. Dans les deux cas, les spectateurs peuvent se demander : que suis-je en train de regarder, où dois-je regarder et qu’est-ce que cela signifie ?
Et si un portrait ou un paysage peut sembler, a priori, porter un message simple, les œuvres d’art regorgent d’informations et de messages cachés pour un œil non averti.
Plus on passe de temps à regarder chaque image, plus on peut découvrir d’informations, se poser des questions et approfondir son exploration visuelle et intellectuelle.
Par exemple, dans le tableau du XVIIIe siècle intitulé Nature morte aux fleurs sur une table de marbre (1716) de la peintre néerlandaise Rachel Ruysch, en regardant plus longuement les fleurs, on découvre plusieurs insectes dont les historiens de l’art interprètent la présence dans un contexte plus large de méditations spirituelles sur la mortalité.
Le domaine de l’histoire de l’art est consacré à l’étude des œuvres d’art et met l’accent sur l’analyse visuelle et les capacités de réflexion critique. Lorsqu’un historien de l’art étudie une œuvre d’art, il explore les informations que celle-ci peut contenir, les raisons pour lesquelles elle a été présentée de cette manière et ce que cela signifie dans un contexte plus large.
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Ce processus d’observation et de questionnement sur ce que l’on regarde est nécessaire à tous les niveaux de la science et constitue une compétence générale utile.
L’organisation à but non lucratif Visual Thinking Strategies a créé des ressources et des programmes destinés à aider les enseignants, de la maternelle au lycée, à utiliser l’art comme sujet de discussion dans leurs classes.
Ces discussions sur l’art aident les jeunes apprenants à développer leurs capacités de raisonnement, de communication et de gestion de l’incertitude. Une autre ressource, « Thinking Routines » (Routines de réflexion) du projet Zero de Harvard, inclut d’autres suggestions pour susciter l’intérêt des élèves pour l’art, afin de les aider à cultiver leur sens de l’observation, de l’interprétation et du questionnement.
De telles approches ont également été adoptées dans l’enseignement médical, où les étudiants en médecine apprennent à porter un regard critique grâce à des activités d’observation attentive d’œuvres d’art et explorent les thèmes de l’empathie, du pouvoir et des soins.
Les programmes d’humanités médicales aident également les jeunes professionnels à faire face à l’ambiguïté. Apprendre à analyser l’art change la façon dont les gens décrivent les images médicales, et améliore leur score d’empathie.
Les compétences nécessaires à l’analyse visuelle des œuvres d’art exigent que nous ralentissions, que nous laissions notre regard vagabonder et que nous réfléchissions. Une observation lente et approfondie implique de prendre quatre ou cinq minutes pour contempler silencieusement une œuvre d’art, afin de laisser apparaître des détails et des liens surprenants. Les étudiants qui se forment à l’imagerie médicale dans le domaine de la radiologie peuvent apprendre ce processus d’observation lente et critique en interagissant avec l’art.
Imaginez maintenant la différence entre un cadre calme comme un musée et une salle de classe, où l’on est obligé d’écouter, de regarder, de copier, d’apprendre à partir d’images et de se préparer pour les examens.
En cours, les étudiants prennent-ils le temps d’analyser ces schémas chimiques complexes ? Les recherches menées par mes collègues et moi-même suggèrent qu’ils y consacrent très peu de temps.
Lorsque nous avons assisté à des cours de chimie, nous avons constaté que les élèves regardaient passivement les images pendant que l’enseignant les commentait, ou copiaient les illustrations au fur et à mesure que l’enseignant les dessinait. Dans les deux cas, ils ne s’intéressaient pas aux illustrations et n’en créaient pas eux-mêmes.
Lorsqu’elle enseigne la chimie, Amanda, l’autrice principale de cet article, a constaté que les élèves se sentent obligés de trouver rapidement la « bonne » réponse lorsqu’ils résolvent des problèmes de chimie, ce qui les amène à négliger des informations importantes mais moins évidentes.
Notre équipe composée d’artistes, d’historiens de l’art, d’éducateurs artistiques, de professeurs de chimie et d’étudiants travaille à introduire l’analyse visuelle inspirée des arts dans les cours de chimie à l’université.
Grâce à des cours simulés suivis de discussions approfondies, nos recherches préliminaires ont mis en évidence des recoupements entre les pratiques et l’enseignement des compétences en arts visuels et les compétences nécessaires à l’enseignement de la chimie, et nous avons conçu des activités pour enseigner ces compétences aux étudiants.
Un groupe de discussion composé d’enseignants en sciences à l’université nous a aidés à affiner ces activités afin qu’elles correspondent aux salles de classe et aux objectifs des enseignants. Ce processus nous a permis d’identifier de nouvelles façons d’appréhender et d’utiliser les supports visuels. À mesure que nos recherches évoluent, ces activités sont également susceptibles d’évoluer.
De nombreux étudiants en sciences ne poursuivent pas une carrière traditionnelle dans le domaine scientifique, et leurs programmes mènent rarement à un emploi spécifique, mais les compétences en pensée visuelle sont essentielles dans le large éventail de compétences nécessaires à leur future carrière.
Par ailleurs, l’analyse visuelle et la pensée critique deviennent indispensables dans la vie quotidienne, avec l’essor des images et des vidéos générées par l’IA.
Intégrer les arts dans d’autres disciplines peut favoriser la pensée critique et ouvrir de nouvelles perspectives aux apprenants. Nous soutenons que les arts peuvent aider les étudiants en sciences à développer des compétences essentielles en analyse visuelle en leur apprenant à ralentir et à simplement observer.
« Penser comme un scientifique » revient à se poser des questions sur ce que l’on voit, mais cela correspond tout aussi bien à la façon de réfléchir d’un historien de l’art, selon les principes suivants :
Observer attentivement les détails ;
Considérer les détails dans leur ensemble et dans leur contexte (par exemple, en se demandant : « Qui a créé cela et pourquoi ? ») ;
Reconnaître la nécessité de disposer de connaissances techniques et fondamentales étendues pour comprendre ce qui est le moins évident ;
Enfin, accepter l’incertitude. Il peut y avoir plusieurs réponses, et nous ne connaîtrons peut-être jamais la « bonne réponse » !
Amanda Bongers receives funding from SSHRC and NSERC.
Madeleine Dempster reçoit un financement du Conseil de recherches en sciences humaines.
13.11.2025 à 17:21
Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)

L’opéra s’est enraciné sur le continent américain en hybridant répertoires et techniques d’outre-Atlantique avec des récits, des rythmes et des imaginaires empruntés aux populations autochtones. Nous poursuivons ici notre série d’articles « L’opéra : une carte sonore du monde ».
Ne cherchant ni à copier ni à rompre avec l’histoire de l’opéra en Europe, l’histoire de l’opéra aux Amériques est plutôt celle d’un long processus d’acclimatation. La circulation des artistes et les innovations esthétiques y rencontrent des terrains sociaux, politiques et économiques spécifiques selon les pays. Si depuis le XVIIe siècle, Christophe Colomb a inspiré de nombreux opéras, cet art est aujourd’hui présent sur tout le continent où il met en exergue des éléments locaux du patrimoine culturel conjugués avec la matrice européenne.
En Amérique du Nord, et notamment aux États-Unis, l’art lyrique trouve ses origines dans les ballad operas anglais du XVIIIe siècle joués dans les premiers théâtres à Philadelphie ou à New York.
Au XIXe siècle, l’opéra s’implante comme un divertissement « importé » et rencontre un certain succès dont bénéficient l’Academy of Music (l’Opéra de New York) ou le Metropolitan Opera tandis que la Nouvelle-Orléans, foyer francophone, sert de tête de pont aux opéras français mais aussi italiens. Ces derniers, apportés par nombre d’immigrants en provenance de Rome, de Naples ou de Palerme, ont nécessité la construction de théâtres, comme celui de San Francisco.
Au XXe siècle, l’art lyrique possède ses hauts lieux aux États-Unis, tels que le Metropolitan Opera (Met) qui s’impose comme le champion des créations nationales impliquant des spécificités états-uniennes quant aux sujets, aux styles et aux voix.
La quête d’une couleur « nationale » passe par le recours à des matériaux amérindiens puis par l’intégration de langages musicaux afro-américains comme les spirituals, le jazz, le ragtime, le blues, jusqu’aux sujets explicitement liés à l’esclavage, à la ségrégation et aux droits civiques.
De Porgy and Bess à X : The Life and Times of Malcom X ou The Central Park Five, l’opéra devient un miroir social avec des œuvres qui se fondent dans le paysage culturel, sa grande diversité et les conséquences de celle-ci. Le progrès technique s’invite aussi à l’opéra avec des œuvres comme Le téléphone, opéra comique de Menotti. Parallèlement, le langage musical évolue, porté par le néoromantisme de Barber, la satire politico-sociale de Blitzstein, le minimalisme de Glass ou d’Adams.
Sur le plan économique, l’écosystème lyrique états-unien comme canadien combine recettes propres, dons privés et mécénat, le rendant particulièrement vulnérable à des crises, comme celle survenue lors de l’épidémie de Covid qui a vu ses publics se contracter, tandis que les coûts de production restaient élevés. Le marketing de l’opéra innove sans cesse, contraint à une nécessaire démocratisation garantissant le renouvellement de ses publics, avec des représentations dans des lieux insolites – Ikea à Philadelphie –, et à une digitalisation de l’espace lyrique et de sa programmation.
Si des réseaux efficaces, comme Opera America ou Opera Europa, facilitent communication, diffusion et levée de fonds, d’autres solutions ont pu voir le jour pour sécuriser l’activité lyrique aux États-Unis, comme cet accord pluriannuel signé entre le Met et l’Arabie saoudite.
En Amérique centrale, l’art lyrique s’inscrit également dans l’espace urbain comme en témoigne le Palacio de Bellas Artes à Mexico. Conçu en 1901 et inauguré en 1934, ce bâtiment fusionne art nouveau par son extérieur en marbre et art déco pour l’intérieur de la salle, décorée avec des fresques monumentales. Le modèle architectural comme une partie du répertoire – Mozart, Strauss, Puccini ou Donizetti – sont européens, mais l’institution a aussi servi de carrefour aux arts mexicains à l’image du Ballet folklorique d’Amalia Hernández ou de créations de compositeurs locaux comme Ibarra, Catán ou Jimenez.
Le rideau de scène représentant les volcans Popocatépetl et Iztaccíhuatl symbolise ce lien entre opera house « à l’européenne » et imaginaires locaux. Dans cette zone géographique, l’hybridation architecturale et artistique s’opère dans les institutions nationales avec une volonté d’articuler répertoire européen et identité culturelle locale, tant du point de vue musical, iconographique que chorégraphique.
L’Amérique du Sud a connu un développement de son territoire lyrique dans les grandes métropoles, mais également dans des lieux insolites comme à Manaus, au Brésil, en pleine Amazonie, où le théâtre d’opéra était la sortie privilégiée des riches industriels producteurs d’hévéa tandis que la bourgeoisie de Sao Paulo, souvent proche de l’industrie du café se retrouvait en son opéra.
L’import d’œuvres européennes, notamment d’Offenbach ou de Puccini dont le succès fulgurant a inspiré de nombreux compositeurs locaux, a façonné le paysage lyrique sud-américain. On note que dans les années 1860-1880, Rio connaît une véritable Offenbach-mania et devient un creuset pour des hybridations diverses : de nombreuses œuvres sont traduites en portugais tandis que des troupes francophones sont régulièrement accueillies.
Dans le même temps se développent des parodies brésiliennes qui, sans copier Offenbach, procèdent à une « brésilianisation » du style par l’insertion de danses et rythmes afro-brésiliens – polca-lundu, cateretê, samba de roda – et par l’apparition de la capoeira sur scène. Naît alors un débat, ressemblant mutatis mutandis à la « querelle des Bouffons » française, opposant « art national » et « opérette importée » et aboutissant parfois à une « parodie de parodie » d’Offenbach !
Ces échanges lyriques montrent que les Amériques ne se contentent pas d’importer de l’opéra occidental, mais qu’elles transforment puis réémettent des œuvres vers l’Europe, enrichies d’un apport exotique.
En Argentine, Puccini triomphe en 1905 à Buenos Aires alors qu’il vient superviser la nouvelle version d’Edgar. Il consolidera sa notoriété grâce à ses succès sur les scènes latino-américaines avant de livrer en 1910, à New York, La fanciulla del West(la Fille du Far-West), western lyrique basé sur l’imaginaire américain. Dans une capitale marquée par une importante immigration italienne initiée dès les années 1880, l’opéra reste un symbole de réussite sociale.
Le Teatro Colon, érigé en 1908, opère une synthèse architecturale entre néo-Renaissance italienne et néo-baroque français, agrémentée de touches Art nouveau. Dotée d’une excellente acoustique et accessible sur le plan tarifaire, la salle s’impose comme un centre lyrique important sur le continent. L’art lyrique argentin reste ouvert à de nombreux sujets, comme en témoigne l’opéra Aliados (2013), d’Esteban Buch et Sebastian Rivas, évoquant les liens entre Margaret Thatcher et Augusto Pinochet, alliés à l’époque de la guerre des Malouines en 1982.
On trouve ainsi des traits communs à l’art lyrique sud-américain, associant grandes maisons emblématiques, appropriations esthétiques locales et coopérations internationales par-delà une vulnérabilité économique due à sa dépendance au mécénat.
Le cas du Teatro Municipal de Santiago inauguré en 1857 avec une architecture néoclassique française et toujours intact malgré de nombreux séismes, a été victime de crises budgétaires récurrentes mais développe depuis 2023 un partenariat avec l’Opéra National de Paris.
L’objectif est de permettre une circulation des savoir-faire au sein d’une coopération Sud-Nord au service de la formation de talents locaux. Le Chili accueille également un théâtre musical ouvert à des sujets politiques.
En Bolivie, le théatre Grand Mariscal de Ayacuchode, dans la ville de Sucre, construit en 1894 sur un modèle inspiré de la Scala pour accueillir des opérettes et des zarzuelas est devenu malgré son inachèvement un lieu patrimonial mêlant histoire locale et pratiques lyriques au croisement de l’Europe et des cultures andines.
Par ailleurs, ce métissage a donné naissance à des œuvres parfois anciennes comme cet opéra baroque datant de 1740 écrit par un indigène évangélisé en bésiro, dialecte ancien en voie de disparition.
De New York à Buenos Aires, l’opéra aux Amériques s’est bâti une identité singulière par sa capacité à assimiler apports européens et patrimoine culturel autochtone. Sur l’héritage des techniques et du répertoire européen sont venus se greffer des spécificités culturelles locales issues de traditions propres aux indiens, aux créoles ou aux populations afro-américaines. Loin d’un modèle importé à l’identique, il constitue un « palimpseste lyrique » où se côtoient Puccini, Offenbach, jazz et capoeira. Les voix de l’Amérique sont devenues l’écho d’un territoire lyrique complexe, où traditions culturelles et mémoires collectives s’incarnent dans un patrimoine musical et architectural singulier.
Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.