16.07.2025 à 17:55
Sandrine Stervinou, Professeur Associé, Audencia
Catherine Morel, Professeur associé Marketing, Audencia
Galapiat, une compagnie de cirque contemporain basée en Bretagne, a délaissé le statut d’association pour celui de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC). Comment réussir ce changement de gouvernance ? En créant de nouvelles pratiques managériales.
Le cirque contemporain, narratif, engagé et inspiré de diverses disciplines artistiques, tient une place non négligeable dans notre pays. Les compagnies se sont multipliées, leur nombre passant de 15 à 600 en 40 ans. Elles complètent l’offre du cirque traditionnel, généralement familial et sous chapiteau – Bouglione, Arlette Gruss ou Pinder. Ces troupes proposent des spectacles dans lesquels les artistes s’emparent de questions de société et font appel tout autant à la raison… qu’aux émotions des spectateurs.
Dans ce monde du cirque contemporain, Galapiat Cirque a piqué notre intérêt, car la compagnie est considérée comme atypique grâce à sa taille, son succès et sa longévité. Le modèle de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) lui a permis de développer une activité commerciale tout en préservant l’esprit collaboratif. Galapiat Cirque est une référence en Bretagne, la région qui l’a accueilli il y a près de 20 ans. La compagnie offre de 100 à 160 représentations par an, avec un budget avoisinant les 800 000 € et un collectif de 37 membres-associés.
A la suite d'une première rencontre avec son administrateur en 2015, peu de temps après que Galapiat Cirque soit devenu une SCIC, nous avons voulu comprendre le choix du modèle coopératif et son impact sur le succès de la compagnie. À partir de quinze entretiens et de la participation à différentes réunions, nous avons publié une étude de cas. Elle permet d’identifier les leçons à tirer pour les organisations culturelles qui choisiraient ce modèle de gouvernance.
« Les coopératives sont des acteurs clés dans la préservation et le développement du patrimoine culturel mondial. Elles offrent de bonnes conditions de travail, la possibilité […] de transmettre notre patrimoine aux générations futures de manière durable et inclusive », rappelle Iñigo Albuzuri, président de l’Organisation internationale des coopératives de production industrielle, d’artisanat et de services (CICOPA).
La Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) est un modèle hybride alliant mission sociale, non lucrativité et activité commerciale. Divers acteurs – salariés, usagers, associations, collectivités locales, partenaires privés – peuvent détenir des parts sociales de l’entreprise pour en devenir membres-associés. Ce statut leur permet de participer aux grandes décisions de l’organisation selon le principe « une personne (morale ou physique), une voix ».
Les bénéfices doivent majoritairement être mis en réserves impartageables pour soutenir la structure – à hauteur d’au minimum 57,4 %. Souvent, ils le sont à 100 % sur décision des membres-associés. Certains commentateurs y voient le croisement entre la coopérative, la société commerciale et l’association. Créé en 2001, ce statut attire régulièrement de nouveaux candidats. En 2024, on compte 417 SCIC en France, employant plus de 15 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 1,6 milliard d’euros.
Les SCIC culturelles, elles, restent rares. Selon le site des SCIC, elles représentent, en 2024, seulement 8,5 % des coopératives, en comptant les SCIC dans le domaine sportif. Pourtant dès 2015, l’État a encouragé leur création, notamment dans le cadre d’évènements tels que les forums « entreprendre dans la culture ».
Pourquoi l’association Galapiat Cirque a-t-elle fait le choix de la SCIC et avec quel impact ?
Galapiat Cirque a été créé sous forme associative en 2006 par six artistes fraîchement sortis du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) à Châlons-en-Champagne, l’une des trois grandes écoles de cirque françaises. Ces cinq hommes et une femme, venus de pays et d’horizons différents, rêvent d’un spectacle collectif itinérant. Allant à l’encontre de l’avis de leurs professeurs, ils se lancent dans la création de leur premier spectacle sans metteur en scène. Ce sont les prémisses du principe du « pas de chef ».
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Si le succès artistique et financier est rapidement au rendez-vous pour le spectacle Risque Zéro, le statut associatif montre, lui, ses limites. Chacun des six artistes veut pouvoir affirmer sa propre voix et créer les spectacles qui lui ressemblent. Chaque projet se gère indépendamment, avec son propre budget. En cas de déficit, c’est le bureau de l’association – président, secrétaire et trésorier – qui en assume la responsabilité. Or, comme souvent dans les associations, les personnes du bureau sont assez éloignées du cœur de l’activité. Avec la croissance, la situation se tend pour l’équipe administrative qui prend des décisions sans en avoir la légitimité, créant un sentiment d’inconfort voire de mal-être.
« C’est un des paradoxes du milieu culturel : on est tous sous forme associative, alors que la plupart du temps, les associations sont totalement fantoches […]. J’ai l’impression que la forme SCIC a changé des choses, en tout cas a accéléré ce processus de légitimation des salariés. […] Une tentative de faire coller la forme à la réalité le plus possible » souligne un associé de Galapiat.
Après une longue période de gestation ponctuée de nombreuses rencontres et discussions, le statut de SCIC est finalement adopté en 2015.
Choisir le statut SCIC structure la vision du projet de cirque collectif. Il permet de donner une voix identique à tous les membres – sont membres ceux qui ont pris au minimum une part sociale, d’un montant symbolique de 25 euros. Selon l’administrateur de la compagnie, le projet est avant tout motivé par la volonté d’entériner un fonctionnement le plus démocratique possible, en prenant en compte l’ensemble des avis, les positions de toutes les personnes investies – soit trente-sept membres.
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Les artistes approchant ou dépassant la quarantaine, l’envie de transmettre, d’accompagner de jeunes compagnies, de partager et de se sédentariser se fait sentir. Un groupe de travail, composé de volontaires (artistes et administratifs) se met à la recherche d’un lieu. Au bout de trois ans, un lieu atypique a été proposé, discuté et validé en assemblée générale.
« On aura pris une décision collective. Et oui, ça prend du temps. Alors c’est imparfait, hein ? Cette recherche permanente de trouver un chemin commun à 37 est unique. C’est vraiment pour ça que je suis chez Galapiat en fait. Aujourd’hui, plus que pour le cirque en fait » estime un des salariés-associés
Se structurer en coopérative ne garantit pas une participation réelle de tous à la prise de décision et à l’absence de chef. « Statut n’est pas vertu. » Pour éviter la concentration de pouvoir et favoriser le partage des responsabilités, la SCIC étudiée a établi une co-gérance tournante à trois personnes, chaque membre devenant co-gérant à un moment donné pour une durée de trois ans.
« L’idée est de ne pas tout mettre sur les épaules d’une personne. C’est mon interprétation de la raison pour laquelle on a décidé de passer sur une co-gérance tournante » rappelle un artiste-associé
Au quotidien, les co-gérants sont aidés par le Groupement d’Accompagnement à la Gérance (GAG), groupe de six volontaires nommés pour un an renouvelable. Il se réunit chaque mois et gère la vie coopérative : organisation des Assemblées générales (AG), lien avec les structures partenaires, questions juridiques, relations avec les associés, etc. Il assume également la responsabilité d’employeur et mène, par exemple, les entretiens annuels des salariés.
Dans les fondamentaux de la coopérative circassienne, on trouve la volonté de faire vivre le collectif, d’assurer une juste rémunération des salariés, d’incarner au maximum les valeurs coopératives et de s’engager dans l’environnement local et la défense du milieu culturel.
La SCIC reprend les trois bonnes pratiques managériales qui ont fait leurs preuves en coopérative : la clarification de l’organisation, la co-gérance, la co-contruction du projet. Mais, elle va plus loin, cherchant l’équilibre entre partage du pouvoir et des responsabilités, incitant chaque membre à en prendre une part équitable, au nom du collectif.
Cet art de la coopération permet d’éviter la dégénérescence des coopératives, souvent présentée comme inéluctable. Galapiat Cirque garde une vision optimiste et continue d’imaginer des futurs organisationnels désirables tout en ayant une vision lucide des risques que le collectif doit affronter. Comme ils le disaient il y a 20 ans, dans le cirque, le risque zéro n’existe pas.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
16.07.2025 à 13:58
Thibaut Clément, Maître de conférences en civilisation américaine, Sorbonne Université
Soixante-dix ans après son ouverture, le 17 juillet 1955 à Anaheim en Californie, Disneyland constitue aujourd’hui plus que jamais le prototype d’une industrie d’un genre nouveau, dont les ramifications – mondialisation culturelle, pratiques managériales « performatives », divertissement et urbanisme « post-modernes » – ne cessent de s’étendre. Retour sur un phénomène qui devait révolutionner les pratiques de loisirs.
Septembre 1959. Nikita Khrouchtchev, en visite d’État aux États-Unis, se voit refuser la visite de Disneyland pour des motifs de sécurité. Outre provoquer la colère du dignitaire soviétique, cet incident diplomatique mineur renforce la fonction symbolique du parc dans l’Amérique d’après-guerre qui, d’échappée temporaire aux réalités angoissantes de la guerre froide, s’établit de fait en sanctuaire infranchissable au communisme et à ses émissaires. C’est dire l’influence politique et économique d’une entreprise – et avec elle, d’une industrie entière – pourtant préoccupée de cultiver une certaine insouciance parmi son public.
Avec ses « lands » ou contrées, disposées en éventail autour de son château de conte de fées et soigneusement thématisées autour des genres cinématographiques dominant alors le box-office, Disneyland, inauguré le 17 juillet 1955 à Anaheim (Californie), fournit au secteur son prototype autant que son emblème.
Sans surprise, Disney raflait avant la pandémie de Covid-19 les neuf premières places des 25 parcs les plus fréquentés du monde ainsi que 60 % de leurs 255 millions d’entrées.
Si, bien sûr, Disneyland fut le premier à convoquer des décors et des imaginaires populaires empruntés au film, d’autres parcs auront avant lui témoigné d’un même goût pour un paysagisme « illusioniste », tels les jardins à l’anglaise, dont l’apparence « naturelle » tient d’un art consommé de l’artifice. Et dans leurs ambitions de pourvoir aux amusements et à l’émerveillement des visiteurs, Disneyland et ses avatars sont les légataires des Tivoli qui, ouverts en France dans des parcs autrefois privés et rendus publics avec la Révolution, offrent aux foules les divertissements jusqu’alors réservés à l’aristocratie : parades et spectacles, feux d’artifice, jeux, mais aussi merveilles de la technique, tels que vols en ballon, « katchelis » (ou, « roues diaboliques ») et autres « promenades aériennes » (premières itérations des grandes roues ou des montagnes russes).
La généalogie des parcs à thèmes les relie également aux panoramas (et à leurs cousins, les dioramas), aux jardins zoologiques (en particulier ceux édifiés par l’Allemand Carl Hagenbeck), voire aux expositions coloniales – tous dispositifs immersifs propices aux voyages immobiles et destinés à étancher la soif de dépaysement d’un XIXe siècle européen épris d’exploration et de conquête.
Ouvrant une nouvelle ère des loisirs, l’âge industriel a tôt fait de mettre ses moyens au service de l’amusement des masses : la Révolution industrielle fournit aussi bien leurs publics que leurs technologies aux premiers parcs d’attractions (dont les Luna Park [1903] et Dreamland [1904] de Coney Island à New York) – quand les prodiges de la technologie ne constituent pas l’objet même du spectacle, à l’instar des expositions universelles.
Comme sa désignation de parcs à thèmes le laisse entendre, c’est la thématisation qui, en assurant la cohérence et l’exotisme de chacune de ses contrées, fournit à Disneyland le principe organisateur d’une industrie encore à naître – à la différence des simples « parcs d’attractions » d’alors. Mieux encore, la thématisation y convoque un imaginaire cinématographique identifiant chacun des « lands » à des univers de fiction canoniques : aventure, western, science-fiction et, bien sûr, les films d’animation des studios.
Le temps de la visite, les thèmes substituent à l’« ici » et au « maintenant » du réel un ailleurs imaginaire, fournissant la pierre angulaire d’un art du récit dans l’espace : les paysages exotiques du parc suffisent en quelque sorte à mettre en scène le visiteur dans son propre rôle de touriste, l’invitant à rejouer le scénario du voyage en pays inconnu.
Maintenant au loin les réalités ordinaires du quotidien et marquée par de hautes murailles, la séparation dedans-dehors/ici-ailleurs confère à l’entrée dans le parc quelque chose d’une traversée du miroir. Tout naturellement, le franchissement de seuils « magiques » successifs conduira un ethnologue à voir dans les parcs à thèmes, avec leurs rituels collectifs et imaginaires féériques, un analogue des lieux de pèlerinage et l’équivalent moderne des mystères et rites de passage ancestraux.
De toutes ses dimensions collectives et sociales, c’est le caractère supposément disciplinant du parc qui aura le plus retenu l’attention des critiques – lesquels y voient volontiers l’expression même de l’hégémonie capitaliste. Lieux privilégiés de la fausse conscience et marqueurs par excellence de la condition « post-moderne », les parcs à thèmes substitueraient la copie à l’original pour mieux mystifier le visiteur et l’inciter à une consommation effrénée.
Les parcs sont de fait le véhicule de grands récits qui leur fournissent une indéniable coloration idéologique. Le colonialisme constitue en quelque sorte le corollaire naturel de la quête d’exotisme que les parcs entendent satisfaire au travers de paysages prétendument sauvages et inexplorés : forêts tropicales, Ouest américain, ou cosmos. C’est à un éloge du libre marché comme moteur de progrès social et technique que s’adonnent les parcs Disney, lesquels effacent toute trace de conflits (y compris à Frontierland, inspiré du genre pourtant réputé violent du Western) et livrent de l’histoire une vision linéaire et consensuelle.
Enfin, à l’image des banlieues résidentielles d’après-guerre qui les voit naître, l’ordre « familial » des parcs prioritairement dévolus aux classes moyennes en fait aux États-Unis aussi bien le relais d’un certain conformisme social que l’un des instruments de la ségrégation urbaine, aidé en cela par des entrées payantes et une localisation excentrée.
Disneyland comme ses prédécesseurs se prête pourtant à bien des écarts de conduite, assouvissant même pour certains les penchants anarchistes du public autant que ses plaisirs licencieux : déjà la foule populaire de Coney Island se voyait priée de saccager la porcelaine d’un intérieur bourgeois dans un grand jeu de chamboule-tout, quand les « tunnels de l’amour » permettaient aux corps de se rapprocher loin du regard des chaperons. Tout comme au carnaval, ce renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs ne vaut peut-être toutefois que comme « soupape de sécurité » au service de l’ordre établi, désamorçant par le jeu toute velléité contestataire.
Il reste que loin d’être passif, le public déjoue parfois le script attendu : dans des mises en scène plus ou moins élaborées, certains prennent un malin plaisir à afficher des mines blasées ou à dénuder scandaleusement leurs poitrines lors de « photos finish » censées les surprendre au beau milieu de chutes vertigineuses.
De même, l’ambiance familiale et l’apparente hétéro-normativité des parcs Disney les désignent comme lieux d’activisme pour la visibilité LGBTQIA+, au travers de gays days originellement « sauvages » et désormais programmés avec l’assentiment de l’entreprise.
Symbole de la mondialisation, Disneyland aura vu son arrivée en France décriée comme un « Tchernobyl culturel », quand le Puy du Fou exporte son savoir-faire – y compris auprès de régimes autoritaires – sans, lui, causer d’émotions particulières. Certains exemples défient également les récits conventionnels d’une mondialisation pilotée depuis les États-Unis : né en 1983 de la volonté de l’entreprise japonaise qui le détient et première déclinaison internationale d’un parc à thèmes, Tokyo Disneyland relève en vérité de l’import, non de l’export, culturel.
Si Disney est directement partie prenante de l’édification de villes entières (telles Celebration (Floride, États-Unis) ou Val d’Europe (Seine-et-Marne), où l’entreprise se fait parmi les plus puissants relais du New Urbanism), certaines municipalités de République populaire de Chine se font décor et, à l’image de parcs à thèmes, revêtent l’apparence de villes lointaines comme Paris ou Hallstatt.
Ce sont jusqu’aux pratiques managériales des parcs à thèmes qui se répandent dans les entreprises de services (restauration, hôtellerie, santé, etc.) selon des logiques de Disneyisation.
La composante la plus marquante en est certainement le « travail performatif », qui encourage les employés à considérer leur activité comme performance théâtrale et à convoquer certaines émotions pour mieux se conformer aux exigences de leur rôle. Entre jeu et travail cette fois, les parcs à thèmes brouillent, une fois de plus, les frontières.
Adapté de : Thibaut Clément, « Parcs à thèmes », dans : Fabrice Argounès, Michel Bussi, Martine Drozdz (dir.), Nos lieux communs. Une géographie du monde contemporain, Paris, Fayard, 2024, pp. 466-470
Thibaut Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.