10.11.2025 à 16:12
Gaëtan Brisepierre, Sociologue indépendant, École Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC)
Et si le confort thermique en automne et en hiver n’était pas seulement une affaire de thermostat ? Une expérimentation sociale menée avec un groupe de ménages volontaires ouvre des perspectives intéressantes. Cette approche, pour être utile, ne doit bien entendu pas se substituer à l’impératif de rénovation énergétique du parc immobilier, mais la compléter. Elle explore ainsi une autre piste : celle d’une sobriété choisie plutôt que contrainte.
Alors que les Français viennent de rallumer le chauffage, que reste-t-il des deux années de sobriété énergétique que nous venons de vivre ? Souvenez-vous : en 2022, face au conflit en Ukraine et à ses répercussions sur le prix de l’énergie, le gouvernement lui-même demandait aux entreprises et aux citoyens de limiter la thermostat à 19 °C.
Même si une majorité de ménages déclare désormais se chauffer à 19 °C ou moins, la mise en pratique d’une véritable sobriété thermique reste encore limitée, voire assimilée à la précarité énergétique – qui reste toutefois un enjeu clé et une réalité vécue par plus d’un Français sur cinq.
Pourtant, il est possible, à certaines conditions, de passer l’hiver à une température comprise entre 14 °C et 18 °C chez soi, et même d’éteindre le chauffage, tout en se sentant bien.
L’hiver dernier, une quinzaine de familles ont tenté l’aventure du programme Confort sobre, accompagnés par un designer énergétique. Cette expérimentation a donné lieu à une étude sociologique et qui fera prochainement l’objet d’une publication scientifique.
Aucune de ces familles, toutes en chauffage individuel, n’envisage désormais de revenir à ses anciennes habitudes de chauffage. Les baisses de consommation d’énergie, mesurées par les ménages eux-mêmes, sont loin d’être le seul bénéfice perçu.
Les participants ont mis en avant un mieux-être lié à une ambiance plus fraîche : qualité du sommeil, moins de fatigue, réduction des maladies hivernales… Ils ont également valorisé l’autonomie gagnée en étant moins dépendants du chauffage, et se sentent ainsi mieux préparés aux crises à venir.
Ces ménages ayant fait le choix de s’engager dans un programme de sobriété ne sont pas forcément des « écolos extrémistes ». Certains avaient déjà, avant l’expérience, multiplié les actions pour réduire leur budget énergie, et voulaient voir s’il était possible d’aller plus loin sans perdre en confort. D’autres – parfois les mêmes – étaient dans un parcours de transformation écologique de leur mode de vie et voulaient réduire l’impact de leur consommation de chauffage.
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Le programme de sobriété ici expérimenté est une déclinaison adaptée aux particuliers de la « Méthode Design énergétique », inventée par Pascal Lenormand, déjà éprouvée dans des bâtiments du secteur tertiaire.
L’expression « confort sobre », utilisée pour nommer le programme, a contribué au vif intérêt qu’il a suscité : plus de 500 candidatures reçues ! Cet oxymore permet de contourner l’imaginaire de privation associé à la sobriété. A la fin du programme, il faisait partie du langage courant des participants.
Concrètement, les ménages sont été suivis pendant un hiver, avec cinq rendez-vous en visioconférence animés par Pascal Lenormand. Entre chaque visio, ils étaient invités à expérimenter de nouvelles pratiques chez eux à travers des missions bien plus larges que les habituels écogestes, par exemple, mieux isoler son propre corps en s’habillant différemment. Plusieurs « périodes d’entraînement » successives et progressives les ont encouragés à acquérir une posture d’expérimentateurs de leur propre confort.
Un groupe WhatsApp a été mis en place par l’équipe pour permettre aux participants de s’approprier collectivement l’expérience. À l’issue du programme, les participants ont décidé de le prolonger. Cette dynamique entre pairs a fortement soutenu les efforts de sobriété thermique, même si la radicalité de certains participants a pu en marginaliser d’autres, comme on l’illustrera plus loin.
Les nouvelles pratiques adoptées par les ménages ont suivi la logique progressive prévue par le programme. La mesure des températures et des consommations d’énergie a fourni un bon point de départ. Souvent réalisé avec les moyens du bord et par les ménages eux-mêmes, ce suivi les a conduits à prendre conscience de leurs croyances limitantes sur le confort. Ils ont par exemple pu se rendre compte qu’ils étaient, tour à tour, confortables à 17 °C à certains moments de la journée, et frigorifiés à 19 °C à d’autres moments, en fonction de l’heure, de leur état de forme, etc.
L’arrêt du chauffage réglé sur une température de consigne par défaut a ouvert de nouvelles perspectives de pilotage, en s’appuyant sur le ressenti plutôt que sur la température mesurée. Cela a pu aller, dans certains cas et pour certains ménages, jusqu’à l’arrêt complet du chauffage.
Ce détachement de la logique du chauffage central s’est opéré par palier, avec des retours en arrière en fonction de la météo, de l’état de santé… Bien entendu, il est d’autant plus facile dans un logement bien isolé et/ou ensoleillé, qui reste tempéré malgré l’absence de chauffage.
La combinaison de différents types de pratiques thermiques comme alternatives au chauffage a permis de ressentir du confort malgré une ambiance fraîche, avec des configurations variées en fonction des pièces.
L’adoption de tenues d’intérieur chaudes, en particulier, représentait un levier particulièrement efficace, qui a fait l’objet d’une recherche de personnalisation (charentaises versus crocs) par les participants en fonction de leur identité.
Ces pratiques thermiques recoupent un vaste répertoire hétéroclite de tactiques de compensation : ajouter un tapis, isoler une prise, faire du ménage ou du sport pour augmenter momentanément son métabolisme, accepter une sensation de froid passagère, utiliser ponctuellement un chauffage soufflant plutôt que le chauffage central, prendre une boisson chaude…
La consommation d’eau chaude est un thème qui a été spontanément abordé par certains des participants, même si la mise en œuvre des actions d’optimisation technique conseillées (par exemple, baisser la température du chauffe-eau) est restée rare. Plusieurs d’entre eux ont tout de même lancé un « challenge douche froide », ce qui a suscité un clivage dans le groupe, certains souhaitant rester à distance d’une pratique jugée radicale.
Ce clivage s’explique aussi par le fait que l’adoption de certaines pratiques de sobriété thermique puisse apparaître comme une transgression des normes sociales de confort en vigueur.
De fait, au sein des foyers, le bouleversement des habitudes nécessitait de tenir compte des sensibilités de chacun : conjoint suiveur ou récalcitrant, ado rebelle ou écolo, bébé et personne âgée dépendante. La difficile négociation avec les plus frileux passe par des compromis et par des exceptions. Cela a poussé certains participants à agir sans le dire, à imposer ou encore à renoncer.
Malgré le plan de sobriété en vigueur depuis 2023, certains des participants observaient un phénomène de surchauffage de certains locaux hors de chez eux : domiciles de leur entourage, lieux de travail, commerces, et tout particulièrement les lieux de santé et de la petite enfance. Ils déploraient alors le manque d’options : se découvrir, ou baisser discrètement le chauffage, ce qui n’était pas toujours possible.
Avec leurs invités en revanche, les ménages disposaient une capacité de prescription thermique. La proposition du designer d’organiser une soirée sans chauffage a été l’occasion d’expérimenter un nouvel art de recevoir : choisir des invités pas trop frileux, annoncer sans effrayer, réaménager le salon, proposer des accessoires comme le font certains cafetiers en terrasse (par exemple, plaids ou chaussons), des activités ou des dîners qui réchauffent (par exemple, une soirée raclette), etc.
La stigmatisation (« folle », « extrémiste ») subie par certains des participants de la part de leur entourage a parfois suscité une attitude de prudence, voire une dissimulation de leur participation à l’expérimentation (par exemple, relancer le chauffage quand les grands-parents viennent à la maison).
En revanche, les participants évoquaient plus volontiers leurs expériences thermiques dans le cadre de ce qu’on appelle les liens faibles : univers professionnel, voisinage élargi, cercles associatifs, etc.
Depuis quelques années, les recherches convergent à commencer par celles des historiens, pour démontrer que les normes contemporaines du confort sont relatives. De multiples expérimentations sociotechniques en cours ouvrent le champ des possibles et pourraient bien contribuer à un nouveau départ en la matière.
Citons par exemple celle des pionniers belges de Slow Heat, de la designer Lucile Sauzet ou encore de l’architecte Martin Fessard. Notre expérimentation s’inscrit dans cette lignée et dessine les contours d’un nouvel idéal type de confort thermique, que nous proposons d’appeler : le confort sobre.
Il constitue une alternative au principe du chauffage central – chauffer (souvent uniformément) toutes les pièces d’un logement – composante essentielle du confort moderne, qui s’est démocratisé en France pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Le projet du confort sobre est de concilier les acquis de la modernité avec les exigences actuelles de la sobriété.
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Jusqu’à présent, la sobriété thermique est trop souvent réduite à l’application d’une température de consigne. Mais, parler de confort sobre, c’est dépasser la pensée unique des 19 °C. Notre expérimentation a montré à quelles conditions les ménages pouvaient entrer dans une démarche de réexamen approfondi de leurs besoins en chauffage pour aboutir à une forme de détachement volontaire. Ce type de démarche pourrait servir de base à la mise en place d’une véritable politique de sobriété énergétique, volontaire plutôt que contrainte.
En effet, la stratégie actuelle de transition énergétique des logements repose encore trop souvent sur une forme de solutionnisme technologique. Pourtant, les participants à l’expérimentation sur le confort sobre ont souvent écarté les systèmes de pilotage intelligent pour leur préférer un pilotage manuel.
L’amélioration de la performance énergétique des logements reste bien sûr essentielle et peut faciliter l’adoption du confort sobre. Mais ce dernier interroge la pertinence d’un modèle de rénovation globale appliquée à l’aveugle à tous les logements.
Bien entendu, cette expérimentation reste, à ce stade, un pilote uniquement testé avec une quinzaine de familles. Mais l’ampleur des changements constatés chez ces ménages et leur volonté de prolonger l’expérience – voire de l’approfondir – cet hiver indiquent que la piste est intéressante. Les modalités de l’accompagnement à distance (visio, WhatsApp…) laissent à penser qu’un élargissement à grande échelle est possible, par le biais des fournisseurs d’énergie par exemple.
Gaëtan Brisepierre a reçu des financements de Leroy Merlin Source et Octopus Energy.
10.11.2025 à 16:10
Lisa d'Argenlieu, Doctorante en management, Université Paris Dauphine – PSL
Entre l’autonomie des établissements et la montée d’un marché scolaire officieux, l’idéal du collège unique instauré il y a cinquante ans se fissure. Mais, sur le terrain, a-t-il été réellement été mis en œuvre ? Et comment aider les établissements à affronter les enjeux d’attractivité actuels ?
2025 marque le cinquantième anniversaire d’une célèbre loi : la loi Haby, qui instaure le collège unique, présente dans tous les discours sur les enjeux de méritocratie, et vue comme l’un des derniers chaînons d’égalité des chances et d’ascenseur social.
En cinquante ans, cet idéal s’est toutefois fissuré sous l’effet conjugué de l’autonomisation des établissements scolaires et des enjeux croissants de concurrence, provoqués par les différentes brèches légales à la carte scolaire.
Les chercheurs en sciences de l’éducation font état de cette évolution, provoquée par les dérogations stratégiques, les déménagements dans le secteur d’un collège ou encore la fuite vers le privé et intensifiée par la baisse démographique, l’augmentation de la ségrégation sociale et la pression aux résultats.
Dès lors, quelle forme prend l’idéal d’un collège unique tiraillé entre unification du programme et liberté des parents ? Le collège se retrouve désormais au cœur d’un marché scolaire officieux ou officiel, « l’espace d’interdépendance local ». A travers des pratiques de marketing scolaire, le système censé offrir le même vécu à tous les adolescents français se transforme.
La Loi Haby traduit l’espoir d’une éducation commune à tous les jeunes, d’un report des échéances d’orientation et d’une élévation globale du niveau d’études. Elle a changé la façon dont l’école se définit. En décalant à 16 ans l’orientation professionnelle, les espoirs d’éducation de toutes les générations à venir ont été modifiés.
Le collège unique, c’est avant tout l’espoir d’une mixité sociale. Il repousse les logiques de tri social et de ségrégation de genre. Cette réforme s’inscrit dans une histoire longue et progressive d’ouverture de l’école. En 1975, tous les élèves fréquentent le même collège, et le brevet des collège remplace tous les diplômes de cette tranche d’âge.
Mais, derrière cet idéal, les interprétations divergent. Le collège unique est-il celui d’une homogénéité sociale et culturelle ou d’une égalité des chances à toute filière ? Au début des années 2000, dans le projet de loi sur la refondation de l’école, le député Yves Durand déclare que « le collège unique est une fiction ou, tout au plus, une appellation qui ne répond à rien ».
Dès sa mise en œuvre, il a dû aménager son idéal en proposant des dispositifs compensatoires pour réduire les inégalités de capital social, culturel et économique : sections d’éducation spécialisée (précurseurs des section d’enseignement général et professionnel adapté, Segpa), soutien ciblé, dispositif d’éducation prioritaire à partir des années 1980 (ZEP, puis REP et REP+). Pourtant, quarante ans plus tard, les écarts de réussite entre établissements demeurent forts. Peut-on alors encore parler d’un collège unique et de méritocratie, ou faut-il reconnaître un dualisme proche de celui qui opposait hier collèges d’enseignement secondaire (CES) et collèges d’enseignement généraux (CEG) ?
De l’autre côté du spectre, les familles ont progressivement remis en cause le principe du collège de secteur, pierre angulaire du collège unique. Dès les années 2000, et plus encore depuis 2007, avec l’assouplissement de la carte scolaire, les recherches en sciences de l’éducation montrent une montée des stratégies parentales de contournement. Ces stratégies d’évitement consistent à jouer avec les marges offertes par le système : demandes de dérogations motivées par des options sélectives, déménagement vers le secteur d’un collège spécifique, fuite vers le privé.
Le choc des savoirs a été décrié dans la presse comme l’effondrement du collège unique. Mais est-il vraiment le premier coup de bulldozer ou est-il le dernier à enlever la poussière d’un monument longtemps effondré ? Réorganisation en groupes de niveaux, multiplications des dispositifs différenciées : toutes ces mesures peuvent traduire la fin d’un idéal d’enseignement commun.
En 2007, les sociologues de l’éducation mettent en évidence le marché scolaire officieux français. Entre journées portes ouvertes, travail sur la réputation, ouverture d’options ou de sections bilingues, l’attractivité devient centrale dans le pilotage des établissements. Ce phénomène a été pointé par le mouvement #PasDeVague : la peur de la mauvaise publicité conduit certains chefs d’établissement à dissimuler les incidents, afin de préserver leur réputation.
Dans un contexte où la démographie baisse et où la mixité sociale s’effondre entre les établissements, certains établissements jouent leur survie. Et ceux qui semblent pécher sur le plan de l’attractivité travaillent sur leurs audiences, cherchent à devenir les meilleurs de leur créneau, voire à obtenir un solde de dérogation positive en REP.
Ces initiatives traduisent certes une adaptation, mais aussi un renoncement au collège unique : en lieu d’émancipation, les collèges deviennent des reflets des réalités locales et de la diversité de visions de ce qu’est « un bon collège ». Dans une étude menée en 2022 pour comprendre la manière dont les parents perçoivent le marketing scolaire en France, il en ressort une conscience des parents vis-à-vis de l’usage du marketing dans les écoles. Cependant, ce marketing peut être mal perçu, comme le montre cette parole de parent en collège public :
« Le collège, il n’est pas là pour se vendre. Et nous, on n’est pas des clients, on n’est pas là pour choisir notre collège. »
Néanmoins, les parents peuvent apprécier à la fois les opportunités pour leurs enfants mais aussi les efforts que l’école met pour se différencier :
« Notre fille a trouvé ça fantastique le spectacle de la chorale et ça lui a donné super envie d’y aller donc c’est super pour la réputation. »
Comme tout bien social, le collège n’a pas échappé à la logique de la massification : plus d’accès nécessite de se différencier par d’autres moyens. À mesure que le collège est devenu universel, il a vu émerger en son sein de nouvelles formes de hiérarchisation : options sélectives, filières élitistes, stratégies de distinction entre établissements. Comme l’écrivait François Dubet, dans ce contexte, « chaque acteur, chaque famille, a intérêt à accentuer ses avantages et accroître les inégalités scolaires en choisissant les formations, les filières et les établissements les plus efficaces ».
Le collège unique, tel que pensé en 1975, semble révolu. Mais doit-on y voir un échec, ou une transformation ? Et vers quoi ? Si l’on accepte que les établissements doivent se rendre attractifs, alors le marketing scolaire, encadré, peut-il être envisagé, non comme une défaillance, mais comme un levier de transparence et d’informations parmi tous les dispositifs de rééquilibrage ?
L’enjeu serait alors de donner les mêmes outils à tous les personnels d’éducation, d’offrir à leurs collèges un marketing scolaire adapté, sans dénigrer les autres mais en rendant les élèves fiers de leur établissement, et en leur permettant de se différencier sur leurs forces pour obtenir une mixité sociale de familles en accord avec le projet d’établissement.
Lisa d'Argenlieu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.11.2025 à 16:10
Lucy E. Hyde, Lecturer, Anatomy, University of Bristol

La description anatomique du corps humain comprend de nombreux termes qui doivent leur nom au savant qui a découvert ou étudié pour la première fois cette partie du corps, ou encore à un personnage de la mythologie. Ces appellations dites éponymes sont à elles seules des « petits monuments » d’histoire de la médecine, mais elles véhiculent aussi des biais et ne facilitent pas toujours la compréhension. Certaines sont pittoresques quand d’autres font référence à des heures sombres du passé.
Nous nous promenons avec les noms d’inconnus gravés dans nos os, notre cerveau et nos organes.
Certains de ces noms semblent mythiques. Le tendon d’Achille, le ligament situé à l’arrière de la cheville, rend hommage à un héros de la mythologie grecque tué par une flèche dans son point faible. La pomme d’Adam fait référence à une certaine pomme biblique.
Mais la plupart de ces noms ne sont pas des mythes. Ils appartiennent à des personnes réelles, pour la plupart des anatomistes Européens d’il y a plusieurs siècles, dont l’héritage perdure chaque fois que quelqu’un ouvre un manuel de médecine. Il s’agit de ce qu’on appelle l’éponymie, c’est-à-dire que ces structures anatomiques ont reçu le nom des personnes, par exemple, qui les ont découvertes plutôt qu’un nom inspiré ou issu de leur description physique ou fonctionnelle.
Prenons l’exemple des trompes de Fallope. Ces petits conduits (qui correspondent à un véritable organe, ndlr) situés entre les ovaires et l’utérus ont été décrits en 1561 par Gabriele Falloppio, un anatomiste italien fasciné par les tubes, qui a également donné son nom au canal de Fallope dans l’oreille.
Ou encore l’aire de Broca, du nom de Paul Broca, médecin français du XIXᵉ siècle qui a établi un lien entre une région du lobe frontal gauche et la production de la parole. Si vous avez déjà étudié la psychologie ou connu quelqu’un qui a été victime d’un accident vasculaire cérébral, vous en avez probablement entendu parler de cette région du cerveau.
Il y a aussi la trompe d’Eustache, ce petit conduit relié aux voies respiratoires (mais qui fait néanmoins partie du système auditif, ndlr) et qui s’ouvre lorsque vous bâillez dans un avion. Elle doit son nom à Bartolomeo Eustachi, médecin du pape au XVIe siècle. Ces hommes ont tous laissé leur empreinte sur le langage anatomique.
Si nous avons conservé ces noms pendant des siècles, c’est parce que cela ne renvoient pas qu’à des anecdotes médicales. Ils font partie intégrante de la culture anatomique. Des générations d’étudiants ont répétés ces noms dans les amphithéâtres et les ont griffonnés dans leurs carnets. Les chirurgiens les mentionnent au milieu d’une opération comme s’ils parlaient de vieux amis.
Ils sont courts, percutants et familiers. « Aire de Broca » se prononce en deux secondes. Son équivalent descriptif, « partie antérieure et postérieure du gyrus frontal inférieur », ressemble davantage à une incantation. Dans les environnements cliniques très actifs, la concision l’emporte souvent.
Ces appellations sont également associées à des histoires, ce qui les rend plus faciles à mémoriser. Les étudiants se souviennent de Falloppio parce que son nom ressemble à celui d’un luthiste de la Renaissance. Ils se souviennent d’Achille parce qu’ils savent où diriger leur flèche. Dans un domaine où les termes latins sont si nombreux et si difficiles à retenir, une histoire devient un repère utile.
Il y a aussi le poids de la tradition. Le langage médical s’appuie sur des siècles de recherche. Pour beaucoup, supprimer ces noms reviendrait à effacer l’histoire elle-même.
Mais ces aspects mnémotechniques cachent un côté plus sombre. Malgré leur charme historique, les noms éponymes manquent souvent leur objectif principal. Ils indiquent rarement la nature ou la fonction de l’élément anatomique qu’ils désignent. Le terme « trompe de Fallope », par exemple, ne donne aucune indication sur son rôle ou son emplacement. Alors que quand on dit « trompe utérine » ou « tube utérin », c’est bien plus clair.
Les noms ou expressions éponymes reflètent également une vision étroite de l’histoire. La plupart ont vu le jour pendant la Renaissance européenne, une époque où les « découvertes » anatomiques consistaient souvent à s’approprier des connaissances qui existaient déjà ailleurs. Les personnes célébrées à travers ces expressions sont donc majoritairement des hommes blancs européens. Les contributions des femmes, des savants non européens et des systèmes de connaissances autochtones sont presque invisibles dans ce langage.
Cette pratique cache parfois une vérité vraiment dérangeante : le « syndrome de Reiter », par exemple, a été nommé d’après Hans Reiter, médecin nazi qui a mené des expériences particulièrement brutales sur des prisonniers du camp de concentration de Buchenwald (Allemagne). Aujourd’hui, la communauté médicale utilise le terme neutre « arthrite réactionnelle » afin de ne plus valoriser Reiter.
Chaque nom éponyme est comparable à un petit monument. Certains sont pittoresques et inoffensifs, d’autres ne méritent pas que nous les entretenions.
Les noms descriptifs, eux, sont simplement logiques. Ils sont clairs, universels et utiles. Avec ces noms, nul besoin de mémoriser qui a découvert quoi, seulement où cela se trouve dans le corps et quelle en est la fonction.
Si vous entendez parler de « muqueuse nasale », vous savez immédiatement qu’elle se trouve dans le nez. Mais demandez à quelqu’un de localiser la « membrane de Schneider », et vous obtiendrez probablement un regard perplexe.
Les termes descriptifs sont plus faciles à traduire, à normaliser et à rechercher. Ils rendent l’anatomie plus accessible aux apprenants, aux cliniciens et au grand public. Plus important encore, ils ne glorifient personne.
Un mouvement croissant vise à supprimer progressivement les éponymes, ou du moins à les utiliser parallèlement à des termes descriptifs. La Fédération internationale des associations d’anatomistes (IFAA) encourage l’utilisation de termes descriptifs dans l’enseignement et la rédaction d’articles scientifiques, les éponymes étant placés entre parenthèses.
Cela ne signifie pas que nous devrions brûler les livres d’histoire. Il s’agit simplement d’ajouter du contexte. Rien n’empêche d’enseigner l’histoire de Paul Broca tout en reconnaissant les préjugés inhérents aux traditions de dénomination. On peut aussi apprendre qui était Hans Reiter sans associer son nom à une maladie.
Cette double approche nous permet de préserver l’histoire sans la laisser dicter l’avenir. Elle rend l’anatomie plus claire, plus juste et plus honnête.
Le langage de l’anatomie n’est pas seulement un jargon académique. C’est une carte du pouvoir, de la mémoire et de l’héritage inscrits dans notre chair. Chaque fois qu’un médecin prononce le mot « trompe d’Eustache », il fait écho au XVIe siècle. Chaque fois qu’un étudiant apprend le mot « trompe utérine », il aspire à la clarté et à l’inclusion.
Peut-être que l’avenir de l’anatomie ne consiste pas à effacer les anciens noms. Il s’agit plutôt de comprendre les histoires qu’ils véhiculent et de décider quels sont ceux qui méritent d’être conservés.
Lucy E. Hyde ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.