10.11.2025 à 11:26
Maxime Massey, Docteur en Sciences de Gestion & Innovation - Chercheur affilié à la Chaire Improbable, ESCP Business School
Ah ! si les salariés résistaient moins au changement, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tel est, semble-t-il, le motto de bien des conseils en organisation. Mais, même si la nécessité de s’adapter n’est pas discutée, on peut s’interroger sur les moyens mobilisés pour y parvenir. Illustration avec un cas rencontré dans l’armée de terre.
Face aux évolutions, les organisations doivent s’adapter et se transformer. Pour ce faire, elles peuvent s’appuyer sur la « conduite du changement », définie comme « une approche structurée visant à faire évoluer des individus, des équipes et des organisations d’un état actuel vers un état futur souhaité ».
Parmi les démarches actuelles de conduite du changement, beaucoup restent fondées sur une approche directive et rigide, de type top-down et command-and-control. Cette approche est souvent suivie lorsqu’il s’agit d’opérer la transformation rapide et parfois radicale d’une organisation.
En étant source de stress, d’épuisement, d’isolement voire de harcèlement, l’approche directive et rigide peut produire des effets délétères sur le plan humain. En témoigne l’affaire tristement emblématique de France Télécom, dont la réorganisation brutale, empreinte de « harcèlement moral institutionnel », a provoqué une vague de suicides.
Outre ces graves répercussions psychosociales, de nombreux gestionnaires observent que les transformations conduites à marche forcée se soldent fréquemment par des blocages et des échecs. Des recherches confirment que « les programmes de changement débutés et introduits dans l’ensemble de l’entreprise de façon top-down ne fonctionnent pas ».
Dans un article publié en août 2025, dans le réputé Journal of Change Management, plusieurs auteurs ont appelé à délaisser l’approche directive et rigide pour conduire le changement qui est non seulement simpliste, mais aussi injuste et inefficace. Dans la même veine, le chercheur Thierry Nadisic a souligné l’importance d’accompagner les changements de façon juste en faisant preuve de respect et d’empathie à l’égard des travailleurs.
Mais concrètement, quelle approche adopter pour conduire le changement de manière plus juste et efficace ? Pour répondre à cette question, nous relirons et revisiterons l’étude de Ludivine Perray-Redslob et Julien Malaurent qui, en mobilisant la grille de lecture de l’analyse sociotechnique, ont retracé un changement conduit au sein de l’armée de terre.
Au début des années 2000, la volonté politique de modernisation et de rationalisation des organisations publiques s’est incarnée dans deux lois : la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et la révision générale des politiques publiques (RGPP). Ces lois ont promu la doctrine du New Public Management (nouveau management public), un modèle aspirant à améliorer les performances du secteur public à travers des méthodes issues du secteur privé.
C’est dans ce contexte que l’armée de terre a dû conduire un changement majeur en introduisant dans sa culture l’activité de contrôle de gestion et un outil managérial associé : le « Balanced Scorecard » (tableau de bord prospectif ou équilibré), conçu à l’origine pour piloter la stratégie et la performance d’une entreprise à partir de quatre axes (client, processus, apprentissage, finances) schématisés sous forme de « cartes stratégiques ». Ce changement a été conduit selon deux approches successives bien différentes.
La première approche a été portée par des contrôleurs de gestion qui entendaient réformer l’organisation militaire pour la rendre plus performante. Ils considéraient que leur rôle était, dans la droite ligne des lois promulguées et de l’état-major, de déployer l’outil tel qu’il était déjà utilisé dans le secteur privé.
Mais lorsque les contrôleurs déployèrent l’outil auprès des militaires, ces derniers (composés d’opérationnels et de hauts dirigeants) exprimèrent des critiques. Ils ne voyaient pas en quoi l’outil pouvait être utile dans le cadre de leur mission. Selon eux, leur rôle était de protéger la nation, pas de « remplir des tableaux de bord ».
Une controverse opposa alors ces deux groupes. D’un côté, les militaires refusaient d’utiliser l’outil en estimant qu’il n’était pas adapté à leur culture et qu’il les détournait de leur mission. De l’autre, les contrôleurs insistaient pour déployer l’outil en présumant que les militaires exprimaient des « résistances au changement » par conservatisme ou mauvaise volonté.
On retrouve ici à l’œuvre l’approche directive et rigide : directive car l’outil a été imposé par les contrôleurs sans considérer la culture, les critiques ni les besoins des militaires, ce qui a renforcé le rejet de l’outil ; et rigide car les deux groupes ont campé sur leurs positions, fermes et opposées.
Une telle approche correspond à ce que le sociologue Norbert Alter appelle une « invention dogmatique » : une nouveauté (ici, un nouvel outil) que des décideurs croient et décrètent être « une bonne idée » et qui est imposée telle quelle, en veillant à ce qu’elle soit appliquée comme prévu.
Cette approche a conduit au blocage du changement. Plus d’un an après son déploiement, l’outil n’était toujours pas correctement utilisé. Néanmoins, certains contrôleurs ont perçu les critiques des militaires comme légitimes et ont tenté une autre approche…
La seconde approche a été pilotée par une équipe de contrôleurs qui, forts de leur expérience de terrain, ont reconnu la nécessité d’adapter l’outil à la culture militaire en privilégiant l’écoute et le dialogue. Cette équipe était directement appuyée par le contrôleur de gestion du chef d’état-major.
D’abord, un diagnostic a été réalisé en menant des entretiens avec des militaires. Ce diagnostic révéla un manque d’appropriation de l’outil dû au fait que les militaires ne comprenaient pas pourquoi ni comment l’utiliser. Puis, deux solutions ont été retenues pour favoriser l’appropriation :
la création d’un mode d’emploi ;
la traduction de l’outil en langage militaire, en utilisant les mêmes termes que ceux d’un « ordre d’opération » (qui correspond à la façon de formaliser un ordre militaire, selon un format standard défini par l’Otan).
La mise en place de ces deux solutions a été soutenue par un discours qui, loin d’opposer le contrôle de gestion et la culture militaire, rapprocha ces deux domaines en soulignant leurs méthodes de raisonnement communes.
Par ailleurs, des séminaires ont été organisés avec d’autres contrôleurs pour leur expliquer l’intérêt de cette démarche et leur permettre d’y participer. Les contrôleurs ont ainsi discuté et travaillé ensemble pour permettre aux militaires de s’approprier l’outil. Cette implication a suscité l’adhésion et la mobilisation, tout en dissipant les résistances.
La controverse entre les contrôleurs et les militaires s’est alors apaisée. Leur opposition a cédé la place à leur coopération en faveur du changement, comme l’atteste ce témoignage d’un contrôleur comparant l’avant et l’après :
« Les cartes stratégiques, c’était la catastrophe, le chef ne comprenait rien et disait à son contrôleur de gestion : “Ok, très bien, vous me ramenez un truc pour moi la semaine prochaine ?”. Alors que là ils rentrent dans le pilotage sans savoir que ça en est. »
Cette seconde approche était coopérative et agile : coopérative car l’outil a été déployé en faisant coopérer les contrôleurs et les militaires, ce qui a favorisé leur adhésion ; et agile car les deux groupes ont assoupli leurs positions pour adapter ensemble l’outil à la culture, de façon progressive et itérative.
L’invention est alors devenue une véritable « innovation s’appuyant sur un processus créateur », comme l’exprime encore Norbert Alter : une nouveauté adaptée à la culture et aux besoins des utilisateurs qui se voit, chemin faisant, appropriée et adoptée. C’est « une idée qui devient bonne » grâce « aux apprentissages des employés et à leur capacité à coopérer ».
Moins d’un an après son lancement, cette seconde approche a conquis de nombreux acteurs, militaires comme contrôleurs, qui ont fini par utiliser l’outil. Cette approche a ainsi permis la réussite du changement.
Cette étude démontre l’intérêt de l’approche coopérative et agile pour conduire le changement de façon juste et efficace. Mais une telle démarche ne s’improvise pas. Elle s’organise. Deux conditions se révèlent essentielles :
l’appui direct d’un acteur haut placé, pourvoyeur d’autorité et de légitimité ;
le mandat d’une équipe compétente pour accompagner le changement.
Précisons enfin que cette démarche ne se déploie pas sans suivre un cap. Certes, l’enjeu est d’accepter de dévier de l’invention initiale pour qu’elle soit appropriée, mais en veillant à concrétiser une orientation stratégique portée par la direction et éclairée par le terrain.
Quoi qu’il en soit, « on ne change pas les entreprises par décret », pour reprendre le titre d’un ouvrage du sociologue François Dupuy, ni en multipliant les fausses consultations… mais en pilotant une démarche de coopération agile, qui répond véritablement aux besoins des travailleurs.
Bien que l'auteur travaille pour le ministère des armées, les données mentionnées dans cet article n'ont pas été obtenues par ce biais.
09.11.2025 à 12:20
Emery Petchauer, Visiting Professor, Teachers College, Columbia University

Inspiré par PragerU, un groupe médiatique conservateur, l’examen « America-First » mêlait patriotisme, religion et croisade anti-« woke ». Même s’il a été abandonné, il laissera des traces.
Aux États-Unis, l’Oklahoma est devenu un terrain d’expérimentation pour remodeler les programmes scolaires publics selon les goûts des conservateurs et les priorités du mouvement Make America Great Again (MAGA). Avec une volonté : imposer le nationalisme chrétien dans les salles de classe.
L’ancien surintendant de l’éducation de l’État, Ryan Walters, a supervisé ces dernières années plusieurs programmes éducatifs controversés, dont l’un imposant en 2024 à tous les enseignants des écoles publiques d’Oklahoma d’intégrer la Bible dans leurs cours.
Walters a démissionné de son poste en septembre 2025 pour prendre la tête de la Teacher Freedom Alliance, un groupe de pression conservateur opposé aux syndicats d’enseignants. L’une des décisions les plus inédites de Walters avait été d’adopter une évaluation des enseignants baptisée The America-First Assessment, conçue par PragerU, un lobby conservateur américain. Walters a expliqué que l’objectif de cet examen, mis en ligne en août 2025, était d’écarter toute forme « d’endoctrinement woke ».
En autorisant cette évaluation, Walters donnait à une organisation politique conservatrice et d’extrême droite un pouvoir d’influence sur la sélection des enseignants venus d’autres États souhaitant obtenir leur licence d’enseignement en Oklahoma.L’examen n’aura pas duré longtemps. Le successeur de Walters, Lindel Fields, a annoncé fin octobre 2025 que l’Oklahoma n’utiliserait plus cette évaluation. Fields a également abrogé l’obligation d’intégrer la Bible dans les écoles publiques de l’État.
Mais d’autres États pourraient encore adopter cet examen, proposé gratuitement. L’épreuve et la controverse qu’elle a suscitée illustrent la politisation croissante des systèmes éducatifs américains, cette fois à travers la question de la délivrance des licences d’enseignement.
En tant que chercheur en éducation, j’ai déjà écrit sur d’autres dispositifs d’évaluation des enseignants et sur certaines des problématiques qui les entourent, notamment leur tendance à écarter les enseignants noirs.
L’examen anti-« woke » de Walters constitue une expérience d’un genre particulier. Ce test n’a pas été conçu par une société spécialisée dans l’évaluation professionnelle et ne mesure en rien les connaissances disciplinaires nécessaires à l’enseignement.
L’examen America-First comprend 34 questions à choix multiples portant sur la Constitution des États-Unis, le fonctionnement du gouvernement, la liberté religieuse, l’histoire et les décisions de la Cour suprême. Parmi les questions : « Quels sont les trois premiers mots de la Constitution ? » ou encore « Que protège le deuxième amendement ? » Certaines questions portent sur le genre et le sexe, avec des formulations telles que : « Quelle est la distinction biologique fondamentale entre hommes et femmes ? » ou encore « Quelle paire de chromosomes détermine le sexe biologique chez l’être humain ? »
Walters a clairement affiché la portée politique de cet examen.
« Nous devons nous assurer que les enseignants dans nos classes, lorsque nous recrutons ces personnes, ne soient pas une bande d’activistes woke marxistes », a déclaré Walters, en août 2025.
Il a également déclaré que l’examen avait été conçu pour écarter spécifiquement les candidats enseignants libéraux susceptibles de venir pourvoir les postes vacants en Oklahoma tout en apportant avec eux une formation progressiste sur les questions de race et de genre – ce qu’il a qualifié d’« endoctrinement des États bleus » (NDT : un État dont les résidents ont majoritairement voté pour le Parti démocrate lors de l’élection présidentielle).
Lorsque le test a été mis en ligne en août, il a été rendu obligatoire pour tous les enseignants venant d’autres États souhaitant obtenir une licence pour enseigner en Oklahoma.
L’America-First Assessment ne ressemble pas aux examens de certification habituels conçus par des organismes professionnels d’évaluation. Ces derniers portent sur les connaissances disciplinaires nécessaires à l’exercice du métier : les mathématiques pour les professeurs de mathématiques, les sciences pour les professeurs de sciences, etc. Au lieu de se concentrer sur une matière précise, il reprend en grande partie les thèmes chers à la rhétorique « America First » de Donald Trump, notamment en insistant sur les questions de genre et de sexe.
L’aspect le plus frappant de cet examen, toutefois, est qu’il est impossible à rater. Si vous ne connaissez pas les trois premiers mots de la Constitution américaine, vous pouvez tenter des réponses jusqu’à trouver la bonne. En réalité, le test ne passe à la question suivante qu’une fois la bonne réponse enregistrée. Ainsi, toute personne qui le termine obtient un score parfait de 100 %.
En conséquence, comme l’ont souligné plusieurs observateurs, cet examen s’apparente davantage à un test d’idéologie politique qu’à une véritable évaluation des compétences professionnelles. Contrairement au SAT, dont le contenu est protégé par le droit d’auteur, nombre des questions de l’America-First Assessment sont publiquement accessibles.
De plus, à la différence d’examens établis comme le SAT ou le GRE, l’America-First Assessment ne fournit aucune information technique sur sa conception ni sur les compétences censées être mesurées. De ce fait, il ressemble davantage à un « test de loyauté MAGA », selon les mots de Randi Weingarten, présidente de l’American Federation of Teachers.
Le format singulier et le contenu politique de l’America-First Assessment reflètent les priorités de PragerU, le lobby conservateur qui l’a conçu. Fondé en 2009 par l’animateur de radio conservateur Dennis Prager, PragerU produit des vidéos éducatives et de divertissement inspirées par l’idéologie conservatrice. Sa chaîne compte plus de 5 000 vidéos, dont des formats courts au titre évocateur : « Make Men Masculine Again » (« Rendre aux hommes leur virilité »), « How Many Radical Islam Sleepers Are in the United States ? » (« Combien d’agents dormants de l’islam radical se trouvent aux États-Unis ? ») ou encore « America Was Founded on Freedom Not Slavery » (« L’Amérique a été fondée sur la liberté, pas sur l’esclavage »). Des figures influentes de l’extrême droite comme Ben Shapiro, Candace Owens et Charlie Kirk y ont participé.
La page principale de PragerU sur YouTube compte plus de 3,4 millions d’abonnés. Des analyses universitaires de ces vidéos ont montré que leur contenu minimise l’impact de l’esclavage et propage de la désinformation sur des sujets tels que le changement climatique.
Dans sa vidéo pour enfants intitulée « Frederick Douglass : l’abolitionniste franc et direct », le personnage animé de Douglass met en garde les enfants contre les « radicaux » qui veulent changer le système américain plutôt que d’y œuvrer de l’intérieur. « Notre système est merveilleux et notre Constitution est un texte magnifique consacré à la liberté. Tout ce que nous devons faire, c’est convaincre suffisamment d’Américains d’y rester fidèles », conclut-il.
En 2021, le think tank a lancé PragerU Kids, une déclinaison destinée aux enfants en âge d’être scolarisés et aux enseignants, proposant des plans de cours, des fiches d’activités et d’autres supports pédagogiques liés à ses vidéos. Depuis 2023, d’autres États, dont la Floride, le New Hampshire et le Montana, ont approuvé les vidéos de PragerU pour une éventuelle utilisation dans leurs écoles publiques.
L’incursion de l’entreprise dans l’évaluation des enseignants en 2025 étend désormais son influence au-delà des programmes scolaires, jusqu’à la définition de ceux qui peuvent ou non obtenir une licence d’enseignement.
Lors de son lancement en août 2025, Walters et la directrice générale de PragerU, Marissa Streit, ont présenté cet examen comme une option destinée à tous les États « pro-Amérique ». Certains analystes ont également salué cette stratégie, censée débarrasser les écoles publiques de tous les enseignants « woke ».
Il est donc peu probable que PragerU – ou d’autres structures privées cherchant à peser sur le choix des enseignants – en restent là.
Emery Petchauer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.11.2025 à 12:20
Nicolas Da Silva, Maître de conférences en économie de la santé, Université Sorbonne Paris Nord
L'architecture du financement de la Sécurité sociale n’est pas neutre et a même un coût. Illustration avec l’Assurance maladie, qui cumule les sources de financement, tout en produisant des inégalités.
Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 8 a pour thème « Notre modèle social, un chef-d'œuvre en péril ».
Malgré leur diversité, les économistes de la santé s’accordent pour regretter l’organisation actuelle du financement des soins. Au cœur de la critique se trouve l’idiosyncrasie hexagonale : le financement par deux acteurs distincts du même panier de soins. Par exemple, la consultation chez le médecin généraliste donne lieu à un remboursement à hauteur de 70 % par la Sécurité sociale et de 30 % par la complémentaire santé (au tarif opposable).
Cette architecture est coûteuse et inégalitaire. En comparaison internationale, la France consacre une plus grande part de ses dépenses de santé aux coûts de gouvernance du système (Graphique 1). Ces derniers représentent 5 % du total des dépenses contre 4,3 % en Allemagne, 1,8 % au Royaume-Uni et 1,7 % en Italie. Seuls les États-Unis et la Suisse font moins bien. La raison principale de cette situation est la place occupée par les complémentaires santé. Alors que celles-ci sont responsables de la moitié des coûts de gouvernance, elles ne prennent en charge que 12,1 % des dépenses de santé.
À lire aussi : La grande histoire de la Sécurité sociale, de 1945 à nos jours
Pour le même montant, la Sécurité sociale finance près de 80 % des dépenses de santé. Les frais de gestion de celle-ci s’élèvent à 4 % contre 19,4 % en moyenne pour les complémentaires santé. Pour 100 euros cotisés, la Sécurité sociale rend 96 euros de soins et les complémentaires 80,6 €. Il est possible de discuter à la marge du montant exact, mais le constat reste sans appel. Le monopole public est particulièrement économe tandis que le marché impose de nombreux coûts évitables (gestion des contrats, marketing, etc.).
Graphique 1 : Dépense de gouvernance des systèmes de santé en 2021
En pourcentage de la dépense courante de consommation au sens international
Systèmes d’assurance maladie gérés par des assurances publiques (à gauche systèmes d’assurance maladie gérés par des assurances privées (au milieu) et systèmes nationaux de santé (à droite).
Source : DREES (2023, p. 180)
Les complémentaires santé ne sont pas seulement chères, elles sont aussi inégalitaires. La première source d’inégalité vient du fait que toute la population ne dispose pas d’une complémentaire santé. Environ 2,5 millions de personnes n’ont pas de complémentaire santé, quand tout le monde a accès à la Sécurité sociale.
La seconde source d’inégalité concerne le niveau différencié de solidarité entre Sécurité sociale et complémentaire. La Sécurité sociale opère une redistribution massive entre classes de revenu. Le financement est très progressif et l’accès aux prestations est lié à l’état de santé. À l’inverse, les complémentaires sont peu solidaires et chaque catégorie de revenu récupère sa mise.
Une troisième source d’inégalité porte sur la variété des contrats de complémentaire santé : si presque toute la population a une complémentaire, tout le monde n’a pas la même. Or, ce sont les plus riches, qui sont aussi les moins malades, qui disposent des meilleurs contrats.
Toutes ces critiques (et bien d’autres) conduisent des économistes divers à recommander la fin de la complémentarité. Dans une note du Conseil d’analyse économique de 2014, Brigitte Dormont, Pierre-Yves Geoffard et Jean Tirole préconisaient d’« [e]n finir avec [le] système mixte d’assurance maladie ». Un éditorial de 2021 publié par Florence Jusot et Jérôme Wittwer sur le site Internet du Collège des économistes de la santé se réjouissait de l’hypothèse d’une « Grande Sécu ». Ces positions émanant du centre de la discipline rejoignent celle des tenants de l’approche de l’économie politique de la santé.
La publication en 2021 d’un rapport du Haut Conseil sur l’avenir de l’assurance maladie a apporté un argument de poids supplémentaire. Pour la première fois, une estimation de l’impact de l’extension de la Sécurité sociale aux dépens des complémentaires santé a été réalisée. L’augmentation des prélèvements obligatoires serait plus que compensée par la réduction des cotisations versées aux complémentaires santé. L’économie a été estimée à 5,4 milliards d’euros par an. Contrairement aux idées reçues, la gestion publique permettrait de réaliser des économies de grande ampleur tout en facilitant l’accès aux soins.
Le projet d’extension de la Sécurité sociale laisse cependant une question dans l’ombre : quelles limites fixer à cette extension ? Qui doit décider du panier de soin pertinent et des patients éligibles ? Deux grandes options sont envisageables. D’un côté, il paraît naturel d’envisager que cela soit le gouvernement et l’administration compétente qui continue à gouverner la Sécurité sociale. L’extension du financement parachèverait l’étatisation du financement des soins en France.
D’un autre côté, il est possible de prendre au sérieux la célébration cette année des 80 ans de la Sécurité sociale. En 1945, cette institution relève d’une socialisation et non d’une nationalisation. Afin d’échapper au paternalisme social d’avant-guerre, la Sécurité sociale est confiée aux intéressés qui élisent leurs représentants du niveau local au niveau national. Il ne faut pas confondre cette socialisation et la gestion par les organisations syndicales et patronales. Aux premières élections à la Sécurité sociale en 1947, chaque cotisant peut être candidat qu’il soit ou non adhérent à un syndicat. S’instaure alors une forme de double pouvoir entre État et Sécurité sociale, un pluralisme démocratique qui permet d’orienter la politique sociale. Si tout cela peut sembler fantaisiste, il est utile de rappeler que le régime local d’Alsace-Lorraine fonctionne aujourd’hui en grande partie sur ces principes. Le régime est gouverné par les intéressés qui peuvent décider du niveau de financement de certains soins et même du taux de cotisation. Et si on renouait avec l’esprit de 1945 ?
Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 8 a pour objet « Notre modèle social, un chef-d’œuvre en péril ». Vous pourrez y lire d’autres contributions.
Le titre et les intertitres sont de la rédaction de The Conversation France.
Nicolas Da Silva ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.