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13.11.2025 à 17:19

L’intelligence artificielle peut-elle améliorer la prévision météorologique ?

Laure Raynaud, Météorologiste, Météo France

Moins coûteux, plus rapides, plus précis, les modèles d’IA pourront-ils renouveler les prévisions météorologiques ?
Texte intégral (1572 mots)

L’intelligence artificielle a déjà impacté de nombreux secteurs, et la météorologie pourrait être le suivant. Moins coûteux, plus rapide, plus précis, les modèles d’IA pourront-ils renouveler les prévisions météorologiques ?


Transport, agriculture, énergie, tourisme… Les prévisions météorologiques jouent un rôle essentiel pour de nombreux secteurs de notre société. Disposer de prévisions fiables est donc indispensable pour assurer la sécurité des personnes et des biens, mais également pour organiser les activités économiques. Dans le contexte du changement climatique, où les épisodes de très fortes pluies, de vagues de chaleur ou de mégafeux ne cessent de se multiplier, les populations sont d’autant plus vulnérables, ce qui renforce le besoin en prévisions précises à une échelle très locale.

L’élaboration d’une prévision météorologique est un processus complexe, qui exploite plusieurs sources de données et qui demande une grande puissance de calcul. Donner du sens et une utilité socio-économique à la prévision pour la prise de décision est aussi un enjeu majeur, qui requiert une expertise scientifique et technique, une capacité d’interprétation et de traduction de l’information en services utiles à chaque usager. L’intelligence artificielle (IA) peut aider à répondre à ces défis.

L’IA : un nouveau paradigme pour la prévision météorologique ?

Comme on peut le lire dans le rapport Villani sur l’IA, rendu public en mars 2018, « définir l’intelligence artificielle n’est pas chose facile ». On peut considérer qu’il s’agit d’un champ pluridisciplinaire qui recouvre un vaste ensemble de méthodes à la croisée des mathématiques, de la science des données et de l’informatique. L’IA peut être mise en œuvre pour des tâches variées, notamment de la prévision, de la classification, de la détection ou encore de la génération de contenu.

Les méthodes d’IA parmi les plus utilisées et les plus performantes aujourd’hui fonctionnent sur le principe de l’apprentissage machine (machine learning) : des programmes informatiques apprennent, sur de grands jeux de données, la meilleure façon de réaliser la tâche demandée. Les réseaux de neurones profonds (deep learning) sont un type particulier d’algorithmes d’apprentissage, permettant actuellement d’atteindre des performances inégalées par les autres approches. C’est de ce type d’algorithme dont il est question ici.

La prévision météorologique repose actuellement, et depuis plusieurs décennies, sur des modèles qui simulent le comportement de l’atmosphère. Ces modèles intègrent des lois physiques, formulées pour calculer l’évolution des principales variables atmosphériques, comme la température, le vent, l’humidité, la pression, etc. Connaissant la météo du jour, on peut ainsi calculer les conditions atmosphériques des prochains jours. Les modèles météorologiques progressent très régulièrement, en particulier grâce à l’utilisation de nouvelles observations, satellitaires ou de terrain, et à l’augmentation des ressources de calcul.

La prochaine génération de modèles aura pour objectif de produire des prévisions à un niveau de qualité et de finesse spatiale encore plus élevé, de l’ordre de quelques centaines de mètres, afin de mieux appréhender les risques locaux comme les îlots de chaleur urbains par exemple. Cette ambition soulève néanmoins plusieurs challenges, dont celui des coûts de production : effectuer une prévision météo requiert une puissance de calcul très importante, qui augmente d’autant plus que la précision spatiale recherchée est grande et que les données intégrées sont nombreuses.

Gagner en temps et en qualité

Cette étape de modélisation atmosphérique pourrait bientôt bénéficier des avantages de l’IA. C’est ce qui a été démontré dans plusieurs travaux récents, qui proposent de repenser le processus de prévision sous l’angle des statistiques et de l’apprentissage profond. Là où les experts de la physique atmosphérique construisent des modèles de prévision où ils explicitement le fonctionnement de l’atmosphère, l’IA peut apprendre elle-même ce fonctionnement en analysant de très grands jeux de données historiques.

Cette approche par IA de la prévision du temps présente plusieurs avantages : son calcul est beaucoup plus rapide – quelques minutes au lieu d’environ une heure pour produire une prévision à quelques jours d’échéance – et donc moins coûteux, et la qualité des prévisions est potentiellement meilleure. Des études montrent par exemple que ces modèles sont déjà au moins aussi efficaces que des modèles classiques, puisqu’ils permettent d’anticiper plusieurs jours à l’avance des phénomènes tels que les cyclones tropicaux, les tempêtes hivernales ou les vagues de chaleur.

Les modèles d’IA sont encore au stade de développement dans plusieurs services météorologiques nationaux, dont Météo France, et font l’objet de recherches actives pour mieux comprendre leurs potentiels et leurs faiblesses. À court terme, ces modèles d’IA ne remplaceront pas les modèles fondés sur la physique, mais leur utilisation pour la prévision du temps est amenée à se renforcer, à l’instar du modèle AIFS, produit par le Centre européen de prévision météorologique à moyen terme, opérationnel depuis début 2025.

De la prévision météorologique à la prise de décision

Au-delà des modèles, c’est toute la chaîne d’expertise des prévisions et des observations météorologiques qui pourrait être facilitée en mobilisant les techniques d’IA. Cette expertise repose actuellement sur des prévisionnistes qui, chaque jour, analysent une grande quantité de données afin d’y détecter des événements potentiellement dangereux, d’élaborer la carte de vigilance météorologique en cas d’événements extrêmes, comme les fortes pluies, ou encore les bulletins à destination de différents usagers. Dans un contexte où le volume de données à traiter croît rapidement, l’IA pourrait aider les prévisionnistes dans l’extraction et la synthèse de l’information.

Une grande partie des données météorologiques étant assimilable à des images, les méthodes d’IA utilisées en traitement d’images, notamment pour la reconnaissance de formes et la classification automatique, peuvent être appliquées de façon similaire à des données météo. Les équipes de recherche et développement de Météo France ont par exemple mis en œuvre des méthodes d’IA pour l’identification du risque d’orages violents à partir de cartes météorologiques. D’autres travaux ont porté sur le développement d’IA pour la détection de neige sur les images issues de webcams, et l’estimation des quantités de pluie à partir d’images satellites. Enfin, des travaux sont en cours pour utiliser les grands modèles de langage (à l’origine des applications comme ChatGPT) comme support d’aide à la rédaction des bulletins météo.

Dans tous les cas il ne s’agit pas de remplacer l’humain, dont l’expertise reste essentielle dans le processus de décision, mais de développer des IA facilitatrices, qui permettront de concentrer l’expertise humaine sur des tâches à plus forte valeur ajoutée.

En poursuivant les efforts déjà engagés, l’IA contribuera à répondre aux défis climatiques et à renforcer les services de proximité avec une réactivité et une précision accrues. Faire de l’IA un outil central pour la prévision du temps nécessite néanmoins une vigilance particulière sur plusieurs aspects, en particulier la disponibilité et le partage de données de qualité, la maîtrise de l’impact environnemental des IA développées en privilégiant des approches frugales, et le passage de preuves de concept à leur industrialisation.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Laure Raynaud a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR), l'Union Européenne.

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13.11.2025 à 14:31

La quête de « l’utérus artificiel » : entre fiction et avancées de la recherche

Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School

L’utérus artificiel relève pour l’heure de la science-fiction, mais des recherches sont en cours. Les enjeux liés à ce pari technologique sont vertigineux.
Texte intégral (2486 mots)

Et si la gestation ou, du moins, une partie du processus, pouvait être externalisée au moyen de dispositifs extra-utérins, que ce soit pour poursuivre le développement de nouveau-nés prématurés ou pour des visées plus politiques, comme lutter contre la baisse des naissances ? Une telle technologie est encore très loin d’être réalisable, mais des recherches sont bel et bien menées dans ce domaine.


En août dernier, la rumeur circulait qu’un chercheur chinois, Zhang Qifeng, fondateur de Kaiwa Technology, travaillait au développement de robots humanoïdes dotés d’utérus artificiels, capables de porter un fœtus jusqu’à dix mois. Le prototype serait presque finalisé et devrait être prêt d’ici à 2026. Prix du « robot de grossesse » : 100 000 yuans (environ 12 000 euros).

Après vérification, il s’avère que cette technique de procréation, appelée « ectogenèse », ne verra pas le jour en Chine et que les informations relayées sont fausses. Il en est de même de l’existence de Zhang Qifeng.

Toutefois, même si pour l’heure l’utérus artificiel (UA) relève de la science-fiction, la création d’un tel dispositif technique – perçu comme le prolongement des couveuses néonatales et des techniques de procréation médicalement assistée – fait l’objet de recherches dans plusieurs pays.

Des recherches sur l’animal autour de dispositifs extra-utérins

L’idée de concevoir et de faire naître un enfant complètement en dehors du corps de la femme, depuis la conception jusqu’à la naissance, n’est pas nouvelle. Le généticien John Burdon Sanderson Haldane (1892-1964), inventeur du terme « ectogenèse », l’avait imaginé en 1923.

Selon les prédictions de ce partisan de l’eugénisme, le premier bébé issu d’un UA devait naître en 1951.

Henri Atlan, spécialiste de la bioéthique et auteur de l’Utérus artificiel (2005), estimait, quant à lui, que la réalisation de l’UA pourrait intervenir d’ici le milieu ou la fin du XXIᵉ siècle.

Même si l’UA n’existe pas encore, les chercheurs ont d’ores et déjà commencé à faire des essais chez les animaux, dans l’espoir de développer par la suite des prototypes d’UA applicables à l’être humain.

En 1993, par exemple, au Japon, le professeur Yoshinori Kuwabara a conçu un incubateur contenant du liquide amniotique artificiel permettant à deux fœtus de chèvres (de 120 jours et de 128 jours, la gestation étant de cinq mois chez la chèvre, soit autour de 150 jours) de se développer hors de l’utérus pendant trois semaines. À leur naissance, ils ont survécu plus d’une semaine.

En 2017, un article publié dans Nature Communications a révélé les travaux de l’équipe d’Alan Flake, chirurgien fœtal à l’hôpital pour enfants de Philadelphie (États-Unis), qui ont permis à des fœtus d’agneaux de se développer partiellement, là encore dans un dispositif extra-utérin rempli de liquide amniotique artificiel, pendant quatre semaines. Avec un apport nutritionnel approprié, les agneaux ont connu une croissance apparemment normale, notamment au niveau du développement des poumons et du cerveau.

Côté développement embryonnaire, toujours chez l’animal, en 2021, des chercheurs chinois ont mis au point un système capable de surveiller le développement d’embryons de souris de manière entièrement automatisée, abusivement surnommé « nounou artificielle ».

L’utilisation d’animaux à des fins de recherche, bien qu’elle soit réglementée dans de nombreux pays, y compris les pays de l’Union européenne (Directive européenne 2010/63 UE) et aux États-Unis (Animal Welfare Act), soulève néanmoins des questions éthiques.

Des recherches et des avancées aussi sur l’humain

Dans le domaine de la procréation humaine, les avancées sont également considérables. Il est possible depuis 1978 – année de la naissance de Louise Brown, premier « bébé-éprouvette » du monde – de concevoir un embryon par fécondation in vitro (FIV), puis de l’implanter avec succès dans l’utérus de la mère.

En 2003, les travaux de la chercheuse américaine Helen Hung Ching Liu ont démontré la possibilité d’implanter des embryons dans une cavité biodégradable en forme d’utérus humain et recouverte de cellules endométriales. Faute d’autorisation légale, les embryons, qui se développaient normalement, ont été détruits au bout de six jours.

En 2016, un article publié dans Nature Cell Biology a également révélé que le développement embryonnaire pouvait se poursuivre en laboratoire, grâce à un système in vitro.

Le défi pour les chercheurs consiste à combler la période qui suit les 14 premiers jours de l’embryon conçu par FIV – période qui correspond à un seuil critique car elle comprend des étapes clés du développement de l’embryon.

À ce jour, de nombreux pays ont défini une limite de quatorze jours à ne pas dépasser pour le développement embryonnaire in vitro à des fins de recherche ou pour la fécondation, soit sous la forme de recommandations, soit par l’intermédiaire d’une loi, comme c’est le cas en France.

Dans le futur, un risque de détournement des finalités initiales ?

Les recherches actuelles sur le développement de l’UA « partiel » dans lequel l’enfant serait placé dans un dispositif extra-utérin rempli de liquide de synthèse sont motivées par des raisons thérapeutiques, notamment la réduction de la mortalité des nouveau-nés prématurés.

Toutefois, l’UA « total » qui permettrait une gestation extra-corporelle, de la fécondation à la naissance, pourrait se déployer pour répondre à d’autres objectifs. Il s’agit naturellement d’un exercice de prospective, mais voici certains développements qui semblent envisageables si l’UA « total » venait à être développé et à devenir largement accessible.

Certaines femmes pourraient y avoir recours pour des raisons personnelles. Henri Atlan en avait déjà prédit la banalisation :

« Très vite se développera une demande de la part de femmes désireuses de procréer tout en s’épargnant les contraintes d’une grossesse […] Dès qu’il sera possible de procréer en évitant une grossesse, au nom de quoi s’opposera-t-on à la revendication de femmes pouvant choisir ce mode de gestation ? »

Dans une société capitaliste, certaines entreprises pourraient encourager la « culture des naissances » extra-corporelles afin d’éviter les absences liées à la grossesse humaine. Une discrimination pourrait alors s’opérer entre les salariées préférant une grossesse naturelle et celles préférant recourir à l’UA dans le cadre de leur projet de maternité. Dans un contexte concurrentiel, d’autres entreprises pourraient financer l’UA. Rappelons à cet égard que, aux États-Unis, plusieurs grandes entreprises (Google, Apple, Facebook, etc.) couvrent déjà le coût de la FIV et/ou de la congélation des ovocytes afin d’attirer les « meilleurs profils », bien qu’aucune de ces pratiques ne constitue une « assurance-bébé ». Plusieurs cycles de FIV peuvent en effet être nécessaires avant de tomber enceinte.

L’UA pourrait être utilisé afin de pallier l’interdiction de la gestation pour autrui (GPA) en vigueur dans de nombreux États, ou être préféré à la GPA afin d’éviter les situations où la mère porteuse, après s’être attachée à l’enfant qu’elle portait, refuse de le remettre aux parents d’intention, ou encore pour une question de coût.

L’industrie de la fertilité pourrait développer ce qui serait un nouveau marché — celui de l’UA —, parallèlement à ceux de la FIV, du sperme, des ovocytes et de la GPA, déjà existants. Nous aboutirions alors à une fabrication industrielle de l’humain, ce qui modifierait profondément l’humanité.

Indéniablement, l’UA pourrait mener à la revendication d’un droit à un designer baby (bébé à la carte ou bébé sur mesure) sous le prisme d’un eugénisme privé. Avec un corps pleinement visible et contrôlable dans l’UA, les parents pourraient exiger un « contrôle de qualité » sur l’enfant durant toute la durée de la gestation artificielle.

Aux États-Unis, plusieurs cliniques de fertilité proposent déjà aux futurs parents de choisir le sexe et la couleur des yeux de leur enfant conçu par FIV, option couplée à un diagnostic préimplantatoire (DPI). D’autres, telles que Genomic Prediction, offrent la possibilité de sélectionner le « meilleur embryon » après un test polygénique, avant son implantation dans l’utérus de la mère. La naissance de bébés génétiquement modifiés est aussi possible depuis celles de Lulu et de Nana en Chine, en 2018, malgré l’interdiction de cette pratique.

Dernier élément de cet exercice de prospective : l’UA pourrait être utilisé à des fins politiques. Certains pays pourraient mener un contrôle biomédical des naissances afin d’aboutir à un eugénisme d’État. D’autres États pourraient tirer avantage de l’UA pour faire face au déclin de la natalité.

Qu’en pensent les féministes ?

En envisageant la séparation de l’ensemble du processus de la procréation – de la conception à la naissance – du corps humain, l’UA suscite des débats au sein du mouvement féministe.

Parmi les féministes favorables à l’UA, Shulamith Firestone (1945-2012), dans son livre The Dialectic of Sex : The Case for Feminist Revolution (1970), soutient que l’UA libérerait les femmes des contraintes de la grossesse et de l’accouchement. Plaidant contre la sacralisation de la maternité et de l’accouchement, elle estime que l’UA permettrait également aux femmes de ne plus être réduites à leur fonction biologique et de vivre pleinement leur individualité. Cette thèse est partagée par Anna Smajdor et Kathryn Mackay.

Evie Kendel, de son côté, juge que, si l’UA venait à devenir réalité, l’État devrait le prendre en charge, au nom de l’égalité des chances entre les femmes.

Chez les féministes opposées à l’UA, Rosemarie Tong considère qu’il pourrait conduire à « une marchandisation du processus entier de la grossesse » et à la « chosification » de l’enfant. Au sujet des enfants qui naîtraient de l’UA, elle affirme :

« Ils seront de simples créatures du présent et des projections dans l’avenir, sans connexions signifiantes avec le passé. C’est là une voie funeste et sans issue. […] Dernière étape vers la création de corps posthumains ? »

Tous ces débats sont aujourd’hui théoriques, mais le resteront-ils encore longtemps ? Et quand bien même l’UA deviendrait un jour réalisable, tout ce qui est techniquement possible est-il pour autant souhaitable ? Comme le souligne Sylvie Martin, autrice du Désenfantement du monde. Utérus artificiel et effacement du corps maternel (2012), tous les êtres humains naissent d’un corps féminin. Dès lors, en cas d’avènement de l’UA, pourrions-nous encore parler « d’être humain » ?

The Conversation

Allane Madanamoothoo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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13.11.2025 à 14:06

Comment la gestion de la dette publique appauvrit l’État au profit du secteur privé

Jérôme Baray, Professeur des universités en sciences de gestion, Le Mans Université

Recourir aux marchés financiers pour la dette publique n’est pas neutre. D’autres voies ont existé dans le passé. Existe-t-il des modes alternatifs valides ?
Texte intégral (1953 mots)

La croissance de la dette publique fait l’objet de toutes les attentions. Toutefois, si tel est le cas, c’est en raison des choix qui ont été faits pour l’assumer. Recourir aux marchés financiers n’est pas neutre. Et si la solution passait par une définanciarisation de la gestion de la dette.


« L’État vit au-dessus de ses moyens. » La phrase est si souvent répétée qu’elle n’est plus questionnée. De moins de 20 % du produit intérieur brut (PIB) dans les années 1970, la dette atteint aujourd’hui environ 110 %. Au-delà de ces chiffres, de nombreux travaux critiques, de Thomas Piketty à Pierre Bourdieu, montrent une autre réalité.

Loin d’être née d’un excès de dépenses sociales, la dette est aussi née d’une série de choix politiques favorables aux marchés financiers, comme l’ont montré Frédéric Lordon ou François Chesnais, la financiarisation de l’État transformant la dette en outil de transfert de richesses vers le secteur privé.

L’interdiction de la monétisation directe (c’est-à-dire le financement de la dette par émission monétaire), les privatisations massives et les aides publiques non conditionnées ont affaibli l’État, tout en enrichissant le secteur financier. Ainsi, chaque année, des milliards d’euros d’intérêts (68 milliards d’euros en 2025, soit un peu plus que le budget de l’éducation nationale) rémunèrent les créanciers privés, tandis que les services publics doivent se restreindre. Le récit dominant occulte la responsabilité de choix politiques assumés et construits dans le temps long.

L’année du basculement

Jusqu’en 1973, l’État pouvait se financer auprès de la Banque de France à taux nul. La loi du 3 janvier 1973 y a mis fin, imposant l’emprunt sur les marchés. Cette décision s’inscrivait dans un contexte d’inflation forte et dans l’adhésion aux idées monétaristes naissantes : limiter la création monétaire publique était perçu comme un moyen de stabiliser les prix et de moderniser la politique économique.

Cette dépendance a été renforcée par les traités européens : l’Acte unique européen (1986), le traité de Maastricht (1992) puis le traité de Lisbonne (2007).


À lire aussi : Mille ans de dettes publiques : quelles leçons pour aujourd’hui ?


Cette réforme, souvent présentée comme une modernisation, peut aussi être lue – et c’est la perspective que je défends – comme un basculement structurel vers une dépendance durable aux marchés financiers. Ce choix était motivé par la crainte de l’inflation et par la volonté d’inscrire la France dans le mouvement de libéralisation financière qui gagnait les économies occidentales à la même époque.

Dans les années 1980, avec la désinflation compétitive, l’endettement a été transformé en une sorte d’impôt implicite, la « taxe intérêts de la dette » ayant remplacé la « taxe inflation ». En effet, à cette époque, le taux d’intérêt était devenu supérieur au taux de croissance de l’économie. Dès lors, la dette augmentait même en l’absence de nouveaux déficits : c’est l’effet dit de « boule de neige », où le poids des intérêts croît plus vite que les recettes publiques.

Ce tournant illustre la manière dont la dette, de simple outil, s’est muée en carcan durable. Il a aussi renforcé l’idée que les marges de manœuvre budgétaires étaient contraintes par des forces extérieures, ce qui a profondément marqué la culture économique et politique française.

Un appauvrissement organisé

À cette contrainte monétaire s’est ajoutée la vente d’actifs publics : banques, télécoms, énergie, autoroutes, aéroports. Ces privatisations ont dépossédé l’État de dividendes réguliers, réduisant sa capacité d’action à long terme. Parallèlement, les aides aux entreprises se sont multipliées, atteignant plus de 210 milliards d’euros en 2023 (Sénat, rapport 2025).

Si certaines aides ont pu avoir des effets positifs à court terme, leur généralisation sans contrepartie claire pose problème. C’est à ce moment-là que l’État s’est progressivement privé d’un levier de régulation.

En additionnant privatisations (moins de ressources régulières) et aides (davantage de dépenses), l’endettement apparaît comme le résultat d’un appauvrissement de l’État, appauvrissement révélateur d’une orientation stratégique privilégiant la rente sur l’investissement collectif. Cette rente est payée par les contribuables sous forme d’intérêts de la dette, et captée par les détenteurs d’obligations d’État – banques, fonds et assureurs.

Qui profite de la dette ?

Le résultat de toutes ces orientations prises au fil du temps est qu’en 2023, le service de la dette a coûté 55 milliards d’euros, soit plusieurs fois le budget de la justice). Ces montants bénéficient surtout aux banques, fonds et assureurs… Une partie est détenue via l’épargne domestique, mais ce circuit reste coûteux : les citoyens prêtent à l’État, paient les intérêts par l’impôt, pendant que les intermédiaires captent la marge. Autrement dit, la collectivité se prête à elle-même, mais avec intérêts.

Pierre Bourdieu parlait de « noblesse d’État » pour désigner les élites circulant entre ministères, banques et grandes entreprises. Dans ce système de connivence, la dette devient une rente pour les acteurs économiques et financiers qui détiennent la dette souveraine, mais aussi pour certains hauts fonctionnaires et dirigeants d’entreprises passés du public au privé. D’où les appels à réorienter la gestion des actifs stratégiques (infrastructures, énergie, transports, recherche) et à renégocier les intérêts jugés illégitimes.

Ces débats dépassent la seule technique financière : ils interrogent la légitimité même du mode de gouvernance économique.

La dette comme instrument de gouvernement

Le discours économique dominant mobilise des termes technocratiques – « règle d’or », « solde structurel » – qui transforment des choix politiques en nécessités. Plus de 90 % de la monnaie en zone euro est créée par les banques commerciales au moment du crédit. En renonçant à la création monétaire publique, l’État rémunère des créanciers privés pour accéder à sa propre monnaie, institutionnalisant sa dépendance. En termes simples, lorsqu’une banque commerciale accorde un prêt, elle crée de la monnaie ex nihilo ; à l’inverse, l’État, privé de ce pouvoir, doit emprunter cette monnaie avec intérêts pour financer ses politiques publiques. À mesure que l’austérité progresse se déploie une « gouvernance par les instruments » : indicateurs, conditionnalités, surveillance numérique des dépenses.

Comme l’avaient anticipé Michel Foucault, dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975), et Gilles Deleuze (Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990), l’économie se confond avec un dispositif disciplinaire. La dette devient ainsi l’alibi qui légitime les restrictions et le contrôle social.

Dans le quotidien des citoyens, cela se traduit par des dispositifs concrets : notation bancaire, suivi des allocataires sociaux, encadrement des dépenses publiques, autant de mécanismes qui étendent la logique de surveillance. Ces pratiques ont un effet durable, car elles façonnent des comportements de conformité et réduisent l’espace du débat politique, en donnant l’impression que « l’économie impose ses propres lois ».

France Inter, 2025.

Quelles alternatives crédibles ?

Repenser la dette suppose de l’utiliser de façon ciblée, à taux nul, comme avant 1973. Les aides aux entreprises devraient être conditionnées à des engagements vérifiables en matière d’emploi et d’innovation, au profit des petites et moyennes entreprises. La fiscalité doit être rééquilibrée, en réduisant les niches, en taxant les rentes, en imposant aux grandes entreprises actives en France d’y payer leurs impôts. L’exemple de la taxe sur les superprofits énergétiques (UE, 2022) montre que c’est possible. Il s’agit là d’une mesure de justice élémentaire, que beaucoup de citoyens comprennent intuitivement, mais qui peine encore à s’imposer dans le débat public.

En outre, une loi antitrust limiterait la concentration excessive dans le numérique, la finance ou l’énergie. Pour être efficace, elle devrait s’accompagner d’autorités de régulation fortes, capables de sanctionner réellement les abus de position dominante. Enfin, une cotisation sociale sur l’intelligence artificielle permettrait de partager les gains de productivité et de financer la protection sociale. Une telle mesure contribuerait aussi à une meilleure répartition du temps de travail et à un équilibre de vie plus soutenable. Au-delà de ces leviers, une simplification des structures administratives libérerait des marges de manœuvre budgétaires, permettant de renforcer les métiers à forte utilité sociale et d’améliorer la qualité du service rendu aux citoyens.

La dette publique française n’est pas le fruit d’un peuple dépensier, mais celui d’un système construit depuis 1973 pour enrichir une minorité et fragiliser la puissance publique. Privatisations, aides sans condition, rente d’intérêts et connivence entre élites ont transformé l’endettement en transfert de richesses. Rompre avec cette logique suppose de recourir à l’emprunt à taux nul, de conditionner les aides, de rééquilibrer la fiscalité, de réguler les monopoles et de taxer l’IA.

Reprendre la main sur la dette, c’est gouverner la monnaie et les priorités collectives en fonction de l’intérêt général. C’est aussi affirmer que l’économie n’est pas une fatalité technique, mais un choix de société qui engage la souveraineté et le contrat social de demain.

The Conversation

Jérôme Baray est membre de l'Académie des Sciences Commerciales.

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