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29.06.2025 à 10:18

Des réseaux et des ailes : comment Boeing parvient-il à se maintenir en vol ?

Christine Marsal, Maitre de conférences HDR, Contrôle de gestion, gouvernance des banques, Université de Montpellier

Boeing semble traverser une série noire : crashs répétés du 737 Max, accident d’Air India… Et si la gouvernance de l’avionneur expliquait partiellement cette situation.
Texte intégral (2079 mots)

Mais qu’arrive-t-il à Boeing ? Le constructeur aérien, symbole de la puissance des États-Unis, traverse des turbulences depuis plusieurs années. Depuis les crashs du 737 Max et l’accident très récent du 787 d’Air India, les causes sont multiples. Reste une interrogation sur cette succession de difficultés. La gouvernance de l’entreprise pourrait livrer une partie de la solution.


Les déconvenues financières de Boeing n’en finissent plus de se creuser : après des pertes cumulées de près de 20 milliards d’euros perdus entre 2020 et 2023, l’exercice 2024 fait ressortir une perte de près de 11,345 milliards d’euros. La « descente aux enfers » semble inéluctable et pourtant l’avionneur a récemment remporté un important contrat militaire et de nouvelles commandes en provenance d’un loueur d’avions basé à Singapour. Si les raisons des déboires financiers sont connues, comment expliquer que l’entreprise conserve la confiance des investisseurs ? Tout d’abord, le poids de fonds de pension dans le capital de l’entreprise est-il passé de 47 % en 2020 à près de 68 % en 2025. Entre 1997 et 2019, les dirigeants décident d’augmenter progressivement le dividende de 0,56 dollar par action en 1997 à 8,19 dollars en 2019. Destinée à rassurer les actionnaires, cette politique de dividendes ne peut expliquer, seule, l’apparente stabilité des investisseurs.


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Alors que de graves problèmes de qualité ont émaillé l’actualité récente de l’avionneur, rien ne semble stopper Boeing. Au fil des ans, l’entreprise a su se constituer un solide réseau d’affaires, doublé d’un réseau d’influence qui la rendent aujourd’hui « intouchable ». Pour comprendre cette résistance aux aléas technologique et financier nous analysons la composition de son conseil d’administration sur plusieurs années.


À lire aussi : Boeing peut-il encore redécoller ? Retour sur une défaillance structurelle


Qui dirige ?

Dans les grandes entreprises cotées, le Conseil d’administration (CA) est censé représenter les actionnaires, qui sont les propriétaires des entreprises. Il nomme le président, valide la stratégie, surveille l’action du directeur général et peut même le révoquer. Ses membres sont élus en assemblée générale, souvent sur recommandation d’un comité de nomination, selon des critères de compétence, de diversité et d’indépendance.

Mais ce fragile équilibre peut être remis en cause quand le directeur général est aussi président du Conseil. Ce cumul des fonctions – le fameux PDG – fait de la même personne le stratège, l’exécutant… et le contrôleur de sa propre action. Ce qui pose la question du maintien de ce cumul. Le cas de Boeing illustre parfaitement les dérives de ce cumul à travers les résultats d’un article de recherche paru en 2023. Les données observées portent sur la période allant de 1997 à 2020. Il en ressort notamment que le manque de diversité au sein du conseil d’administration peut expliquer en partie les déboires rencontrés par l’entreprise.

Un Conseil d’administration dominé par son PDG

Ce cumul des fonctions – président du CA et directeur général – concentre les pouvoirs au sommet et réduit la capacité de contre-pouvoir interne. C’est d’autant plus vrai que le Conseil d’administration (CA) reste resserré, entre 11 et 13 membres seulement sur la période considérée.

La diversité progresse timidement. En 1997, seules deux femmes siègent au CA. Elles sont trois en 2020, soit à peine 23 % des membres (toujours 3 femmes en 2024). Sur l’ensemble de la période, on compte rarement plus de deux ou trois représentants des minorités ethniques (afro-américaine, hispanique, asiatique ou indienne), souvent des femmes issues de ces communautés.

Le CA s’organise autour de quatre comités classiques – audit, finance, rémunérations, nominations – auxquels se sont ajoutés en 2020 deux nouveaux comités. Le premier consacré aux « programmes spéciaux » réunit d’anciens PDG et des membres ayant une expérience militaire. Le second, centré sur la sécurité, est une réaction directe aux accidents du 737 Max.

En moyenne, les administrateurs rejoignent le Conseil à 56 ans et le quittent autour de 66 ans. Le taux de renouvellement est élevé : pas moins de 38 administrateurs différents se sont succédé au fil des années. Un renouvellement qui n’a pas toujours permis d’assurer un meilleur équilibre des profils ni une gouvernance plus indépendante.

Le Figaro 2019.

Ingénieurs en recul, financiers en force

Les profils techniques issus de l’industrie, les spécialistes des projets complexes sont évincés au fil du temps. Entre 2012 et 2014, ils disparaissent quasiment du Conseil d’administration. Leur place est désormais occupée par des experts en réduction des coûts, des directeurs financiers, d’anciens banquiers. L’arrivée de JimcNerney en 2005 marque la montée en puissance d’anciens collaborateurs du groupe General Electric.

Entre 2012 et 2016, le Conseil d’administration de Boeing se politise un peu plus. Plusieurs anciens hauts responsables rejoignent ses rangs un ex-secrétaire à la Défense, un ancien représentant des États-Unis à l’ONU, deux ambassadeurs, un ancien assistant à la Maison Blanche… Des figures influentes, républicaines comme démocrates, se succèdent au CA.


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Présence des militaires

La présence des militaires (anciens militaires ou militaires à la retraite) se renforce aussi. De 1997 à 2020 on identifie successivement un ancien « Marines », un ancien général ayant travaillé au secrétariat d’État à la défense, un général retraité des marines, un vice-amiral et un amiral à la retraite. Par ailleurs, plusieurs militaires ont exercé des fonctions au sein de l’OTAN. Cet aspect est toujours présent en 2024.

Ce virage confirme une tendance déjà amorcée : Boeing renforce ses liens avec les sphères du pouvoir, au moment même où il s’éloigne de ses racines industrielles. Le Conseil devient moins un organe de pilotage technique qu’un levier stratégique et politique.

Focus sur l’efficacité financière

Dans le même temps, Boeing taille dans ses effectifs : 231 000 salariés en 1997, 141 000 en 2020. Le ton est donné : priorité à l’efficacité financière, au détriment des compétences techniques et écologiques, reléguées au second plan.

Ce virage intervient pourtant à un moment clé pour le groupe. Le programme 787 « Dreamliner » est lancé avec son lot d’innovations : matériaux composites, nouveaux moteurs, nouveaux modes de collaboration avec les sous-traitants. Des projets de cette envergure nécessitent un pilotage éclairé. Mais paradoxalement, alors que la technologie prend de l’ampleur, le Conseil d’administration se vide de ses experts techniques.

Le même scénario se reproduit avec le 737 Max. Officiellement, l’appareil n’est qu’une mise à jour d’un modèle existant. Officieusement, les ingénieurs tirent la sonnette d’alarme : les choix techniques sont risqués, un nouvel avion serait plus sûr. Mais leurs avertissements restent lettre morte. Faute de relais au sein du CA, ils ne sont pas entendus.

France 24 2025.

Un CA trop homogène pour débattre

À force de privilégier les profils issus de la finance ou des milieux politiques, Boeing s’est privé de diversité de pensée. Moins de débats, moins de confrontations d’idées. Or, c’est souvent dans ces frictions que naissent les bonnes décisions. Dans le cas du 737 Max, le manque de dialogue a permis à des failles de sécurité de passer sous les radars.

Pire encore, une enquête du Sénat américain suggère que la proximité du groupe avec certains décideurs politiques aurait facilité une certification accélérée de l’appareil. In fine, cela pourrait paradoxalement ne pas avoir servi l’entreprise dont la réputation est ternie depuis des catastrophes aériennes ayant provoqué des morts. Dans les faits, les causalités sont sûrement plus complexes et cette proximité est un des facteurs qui peut expliquer mais il serait excessif d’en faire le seul facteur.

Pendant les déboires des programmes Dreamliner et MAX, plusieurs actionnaires tentent de tirer la sonnette d’alarme. La ville de Livonia (Michigan), ainsi que les géants de la gestion d’actifs Vanguard et BlackRock, demandent des comptes. Livonia dénonce un manque de transparence sur le programme 787. Vanguard, de son côté, interpelle la direction sur la sécurité du 737 Max et s’interroge sur l’implication réelle du Conseil d’administration.

Administrateurs accusés

Ces pressions aboutissent à une action en justice : les membres du CA sont accusés de ne pas avoir exercé leur devoir de surveillance, notamment sur les questions de sécurité. Le dossier se solde par un accord à l’amiable. Boeing accepte de verser 225 millions de dollars… non pas directement, mais via ses assureurs.

En clair : les administrateurs condamnés échappent à toute responsabilité financière personnelle. Début 2025, un autre accord a mis fin aux poursuites pénales ouvertes après les deux crashs du 737 Max en 2018 et 2019. L’entreprise évite ainsi un procès public potentiellement explosif, au prix d’un règlement négocié avec le gouvernement américain.

Ironie de l’histoire : lors du développement du Dreamliner, les dirigeants de Boeing avaient reconnu le rôle crucial des ingénieurs dans la coordination avec les sous-traitants. Mais cette prise de conscience n’a pas résisté à la logique financière qui s’est installée au sommet. Chez Boeing, ce n’est pas une crise technologique qui a précipité la chute du 737 Max, mais une crise de gouvernance. Une entreprise qui conçoit des avions sans écouter ses ingénieurs prend le risque, un jour, de ne plus savoir les faire voler.

The Conversation

Christine Marsal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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29.06.2025 à 10:05

Pourquoi l’environnement est (aussi) une affaire de sociologie

Maud Hetzel, Chercheuse associée au Centre Georg Simmel, EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Fanny Guillet, sociologue, chargée de recherche au CNRS, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Fanny Hugues, Post-doctorante en sociologie, Université Clermont Auvergne (UCA)

Gabrielle Bouleau, Chercheuse en science politique et ingénieure des ponts, des eaux et des forêts, Inrae

Stéphanie Barral, Sociologue, chargée de recherche à INRAE au LISIS (CNRS/INRAE/Univ. Gustave Eiffel)

Yoann Demoli, Maître de conférences en sociologie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

René Llored, professeur de sciences sociales en khâgne B/L

Les activités humaines sont à l’origine du changement climatique comme de la dégradation de la biodiversité. Cette réalité rappelle l’importance de la sociologie de l’environnement.
Texte intégral (3211 mots)
Trois ouvrages viennent de paraitre sur la sociologie de l'environnement The Conversation, CC BY

Les auteurs et autrices de trois ouvrages parus récemment et consacrés à la sociologie de l’environnement (Sociologie de l’environnement, de Yoann Demoli et René Llored, la Sociologie de l’environnement, de Stéphanie Barral, Gabrielle Bouleau et Fanny Guillet, et Introduction à la sociologie de l’environnement, de Maud Hetzel et Fanny Hugues) expliquent comment leur discipline s’est emparée de ce sujet, et pourquoi l’éclairage sociologique est fondamental pour penser les enjeux écologiques.


Pollution, effondrement de la biodiversité, réchauffement climatique… Alors que les enjeux environnementaux se multiplient, divers acteurs sont régulièrement consultés pour mieux les comprendre et répondre à ces problèmes globaux. Dans les sphères expertes, politiques et institutionnelles, certaines disciplines scientifiques sont particulièrement mobilisées, notamment les sciences du climat et de la biologie. D’autres apparaissent moins souvent, à l’instar de la sociologie.

La relative discrétion de cette discipline est d’autant plus surprenante que les problèmes en jeu sont liés aux activités humaines. C’est donc le fonctionnement de nos sociétés, objet premier de la sociologie, qui est avant tout responsable des pollutions et des dégradations des milieux biophysiques.

Utiliser les outils de la sociologie pour interroger les enjeux environnementaux apparaît donc primordial. On constate d’ailleurs une multiplication des événements scientifiques, des enquêtes et des publications en sociologie de l’environnement.

Ces travaux apportent des éléments inédits et originaux pour penser la question environnementale. Ils mettent au jour les logiques sociales inhérentes à la crise écologique, les inégalités face à celles-ci et la manière dont les pouvoirs publics la gouvernent.

Ils ont en commun de dépasser la seule analyse des dégâts environnementaux – sur le climat, sur la biodiversité – et de mettre au centre de l’analyse une diversité d’entrées thématiques, telles que les politiques publiques, les mobilisations, les modes de vie, les valeurs et les croyances face aux enjeux écologiques.

Ils portent également un regard critique sur l’ordre économique et social responsable de la crise écologique, ce qui n’est sans doute pas sans relation avec le peu de visibilité accordée à ces recherches.

Pour prendre la pleine mesure de ce que la sociologie peut apporter à notre compréhension des enjeux environnementaux contemporains, penchons-nous sur trois apports centraux de cette discipline en plein essor.

Quand l’environnement est pris en charge par les institutions

Depuis les années 1970, les États ont intégré la question environnementale dans leurs structures administratives, marquant l’émergence d’une responsabilité nouvelle, qui engage à la fois la puissance publique et les sociétés civiles.

Cette institutionnalisation repose sur un double mouvement : d’un côté, la montée en puissance des mobilisations sociales face à des dégradations de plus en plus visibles et fréquentes ; de l’autre, l’injonction internationale à se doter d’outils de régulation adaptés à l’urgence écologique.

Cette évolution a donné lieu à la création de ministères, d’agences, d’organismes de surveillance ou d’évaluation, autant de dispositifs visant à produire un savoir environnemental légitime et à organiser l’action publique. Pourtant, l’écologisation de l’État est loin de constituer un processus linéaire et consensuel.

Ces institutions sont prises dans des rapports de force permanents, où s’opposent visions du monde, intérêts économiques et impératifs écologiques. La protection de l’environnement devient ainsi un champ de lutte, où l’État joue un rôle ambivalent, tantôt garant de la régulation écologique, tantôt relais d’intérêts productivistes.

Dans ce contexte, les agences en charge des questions environnementales sont régulièrement déstabilisées, mises en cause, voire attaquées. Leurs marges de manœuvre se rétractent sous l’effet de critiques politiques, d’injonctions contradictoires et de campagnes de discrédit, sans que l’appareil d’État n’en assure systématiquement la défense. Leur fragilité institutionnelle n’est pas sans conséquence : elle affaiblit la capacité à faire face aux risques, à produire des normes, à contrôler les pratiques.

Cette institutionnalisation des enjeux environnementaux ne concerne pas seulement les administrations publiques : elle donne aussi naissance à de nouveaux marchés. Les politiques environnementales, en se déployant à travers des mécanismes de quotas, de subventions, de certifications, participent à la formation d’un véritable capitalisme vert. Ainsi, l’environnement devient un objet d’investissement, un domaine d’expertise, une opportunité économique. Ce faisant, la régulation écologique se trouve de plus en plus enchâssée dans des logiques de marché, qui peuvent certes produire de la norme, mais aussi déplacer les objectifs initiaux de la protection environnementale. À ce titre, le marché n’est jamais une simple solution technique : il est un instrument socialement construit, porteur d’intérêts et de hiérarchies.


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Des inégalités écologiques renforcées par les politiques publiques

Cette prise en charge publique des enjeux environnementaux peut également renforcer les inégalités sociales.

Alors que l’on constate une incitation grandissante des pouvoirs publics à modérer les pratiques quotidiennes consommatrices d’énergie et de ressources des citoyens et citoyennes par des « petits gestes » qui responsabilisent uniformément les individus, la sociologie de l’environnement démontre que les styles de vie sont inégalement polluants.

Trois caractéristiques sociales, qui se cumulent, font varier les émissions qui leur sont associées : le revenu, le genre et l’âge. Par exemple, toutes choses égales par ailleurs, les modes de vie des hommes sont plus polluants que ceux des femmes. Ces disparités tiennent par exemple à des pratiques alimentaires hétérogènes : les femmes consomment moins de viande que les hommes, sont plus attirées par les écolabels et les produits biologiques, et portent davantage attention à la santé de leur corps ainsi qu’à celle de leurs proches.

Ces mêmes politiques publiques valorisent également les styles de vie des ménages les plus aisés, associées à la « consommation durable » de biens onéreux, par exemple les voitures électriques. Elles moralisent du même coup ceux des classes populaires au nom de pratiques supposément plus polluantes, comme la possession de voitures diesel pourtant achetées d’occasion et peu utilisées.

À rebours de ce cadrage individualisant de la crise écologique, les styles de vie des classes populaires, plus économes en ressources et dont les marges de manœuvre sont plus contraintes, peuvent néanmoins être envisagés comme des écologies populaires en pratique, fondées sur la récupération, la réutilisation et l’attention aux dépenses.

Un exemple de campagne encourageant aux petits gestes de l’ADEME.

À l’échelle planétaire, la sociologie constate que les conséquences des dégâts environnementaux sont inégalement réparties. Les populations pauvres vivant dans les pays des Suds, et plus encore les femmes, sont les plus concernées par les catastrophes et les dégradations environnementales causées par les activités humaines, et par le prélèvement de ressources naturelles.

En France, ce sont les groupes sociaux les plus défavorisés – pauvres et racisés – qui vivent à proximité de lieux pollués et/ou polluants. Leur accès aux espaces verts, aux parcs, aux zones de loisirs et aux ressources naturelles est également limité, à l’instar du Parc national de Calanques.

Alors que le Parc est situé à proximité des quartiers populaires du nord de Marseille où vivent beaucoup de descendantes d’anciennes colonies françaises, ces habitants ont très peu de poids pour infléchir les politiques publiques en la matière. Leurs usages de ces espaces sont délégitimés, à l’instar de leur pratique du vélo tout terrain et de leurs sociabilités autour de feux de camp dans le cas du Parc National des Calanques.

Face à ces inégalités environnementales, certaines populations revendiquent une justice environnementale, c’est-à-dire défendent l’idée que chaque individu a le droit de vivre dans un environnement sain, sans discrimination ni inégalité dans l’accès aux ressources naturelles et aux bénéfices environnementaux.

Des critiques qui transforment le gouvernement de l’environnement ?

L’écologie est également un fait sociologique parce que la production et la mise en œuvre des politiques environnementales ne sont pas qu’une affaire d’État : elles visent à transformer les conduites d’acteurs et d’organisations économiques.

Les mesures écologiques prises par les gouvernements montrent une faible effectivité notamment parce qu’elles se heurtent à d’autres politiques publiques qui poursuivent des objectifs différents (énergie, agriculture, transports, logement, etc.) et qui contribuent à l’artificialisation des espaces naturels, à la consommation des ressources et l’émission de pollutions.

Ces politiques sont structurées par des grands compromis socio-politiques qui définissent les experts pertinents et les porte-parole légitimes de leurs publics cibles. Par exemple, les politiques agricoles prennent en compte la voix d’acteurs comme la FNSEA, syndicat majoritaire et productiviste, et s’appuient sur les réseaux territoriaux agricoles historiques pour les appliquer. Ces acteurs ont souvent des parcours individuels et institutionnels qui les conduisent à privilégier le statu quo social, économique et politique en négligeant la crise écologique et climatique. Ils cherchent aussi à préserver des intérêts électoraux ou de groupes socio-professionnels et des marges de manœuvre. Ceci tend à favoriser un « verdissement conservateur » qui opère souvent par dérogation et participe à notre mal-adaptation collective en renforçant la vulnérabilité des individus, des organisations et de la collectivité toute entière.

Ce statu quo conservateur suscite des contestations. La mise en œuvre de la réglementation environnementale repose depuis les années 1970 sur la mobilisation d’associations d’usagers ou de victimes ou d’associations de protection de la nature qui exercent un militantisme de contre-expertise et de dossiers, pour faire progresser la cause environnementale devant les tribunaux, même si encore très peu d’infractions environnementales sont effectivement repérées et encore moins sanctionnées. Les luttes pour la protection de l’environnement prennent aussi la forme de désobéissance civile, d’occupation de lieux et des marches pour contester l’accaparement des terres comme la lutte emblématique du Larzac dans les années 1970 et celle récente contre le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, ou pour faire entendre des éléments de controverse sur des risques comme ceux liés à l’exploitation du gaz de schiste.

Toutes les critiques ne vont pas toutes dans le sens d’une meilleure prise en compte de l’environnement. Face aux mobilisations environnementalistes, des contre-mobilisations s’organisent aussi de la part de groupes sociaux concernés par les contraintes engendrées par les décisions environnementales (on pense par exemple aux récentes mobilisations agricoles), pouvant prendre diverses formes comme des manifestations ou des opérations d’intimidation, un travail de réseau et de constitution de communautés favorisé par le développement des réseaux sociaux.

Le lobbying politique est aussi une voie de mobilisations anti-environnementales. Il porte généralement une critique libérale qui tend à euphémiser les crises environnementales et à disqualifier toute contrainte sur les activités de production. Cette pensée libérale est très influente sur les politiques environnementales et conduit à privilégier des instruments de marché (quotas échangeables, labels, marchés de compensation) pour gouverner les impacts sur l’environnement, ce qui offre une plus grande souplesse aux acteurs économiques.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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29.06.2025 à 09:55

« The Last of Us » : le « Cordyceps », menace fictive, réel atout thérapeutique ?

Efstathia Karachaliou, Pharmacienne, Doctorante en pharmacognosie, Université Bourgogne Europe

Et si le « Cordyceps », le champignon tueur de la série « The Last of Us », était en réalité un allié pour la santé ? Entre fiction et science, démêlons le vrai du faux.
Texte intégral (2205 mots)
Une larve parasitée par un champignon appartenant au genre _Ophiocordyceps_, lequel dépasse du corps momifié de l’insecte. PattyPhoto/Shutterstock

Dans la série The Last of Us, l’apocalypse est arrivée par un champignon parasite, le Cordyceps. Transformant les humains en zombies ultra-agressifs, il a provoqué l’effondrement de notre civilisation. Un scénario qui prend racine dans le réel, puisque ce type de champignon existe bel et bien, mais ne s’attaque qu’aux insectes. Inoffensif pour les humains, il est même utilisé par la médecine traditionnelle chinoise, qui lui prête de nombreuses vertus.


La deuxième saison de The Last of Us, diffusée par la chaîne HBO, s’est achevée fin mai 2025. Adaptation d’un jeu vidéo à succès, cette série postapocalyptique reprend les ingrédients habituels du genre : l’humanité s’est effondrée suite à une brutale pandémie, la loi du plus fort règne, les survivants tentent de survivre en s’organisant au milieu du chaos, tout en évitant eux-mêmes d’être infectés.

L’originalité du scénario tient ici à la source de l’épidémie qui a mené à la catastrophe : point de virus pour transformer les êtres humains en zombies agressifs, mais un champignon parasite, le Cordyceps. Ce nom n’a pas été inventé par les scénaristes : le genre de champignon dont ils se sont inspirés existe bel et bien (même s’il a été récemment renommé Ophiocordyceps). Et ses membres sont eux aussi capables de transformer en zombies ses victimes.

Heureusement, ces champignons ne s’attaquent qu’aux insectes : ils ne présentent aucun danger pour notre espèce. Au contraire : ces champignons pourraient même être à la base de nouveaux médicaments. Explications.

Un champignon qui « zombifie ses victimes »

Dans The Last of Us, près de 60 % de l’humanité a été décimée ou contaminée par le champignon Cordyceps. Responsable d’une « infection cérébrale », le champignon prend le contrôle des humains qu’il parasite et les transforme en créatures agressives. Ce concept s’inspire de champignons qui existent bel et bien, et appartiennent aux genres Cordyceps et Ophiocordyceps.

Le genre Ophiocordyceps est passé à la postérité grâce à la capacité de l’un de ses membres, Ophiocordyceps unilateralis, à « pirater » le cerveau des fourmis qu’il contamine. Il parvient ainsi à modifier leur comportement, maximisant de ce fait ses chances de transmission.

Lorsqu’une fourmi est contaminée, elle quitte le nid pour se rendre dans des zones en hauteur, souvent des végétaux. Perchée en surplomb, sur une feuille ou un brin d’herbe, elle s’ancre avec ses mandibules dans une sorte « d’étreinte de la mort » : elle y restera jusqu’à son décès.

Le corps de la fourmi morte reste dès lors en place à un endroit présentant des conditions idéales pour le développement fongique. La formation des corps fructifères du champignon est facilitée, tout comme la propagation de ses spores, qui vont pouvoir infecter d’autres fourmis qui vaquent à leurs occupations, en contrebas.

Ce cycle de manipulation comportementale est crucial pour le champignon. En effet, sans cette adaptation, les fourmis infectées seraient rapidement retirées du nid par leurs congénères. Bien que des travaux de recherche aient approfondi la compréhension de ces interactions, de nombreuses questions demeurent sur la complexité de cette manipulation comportementale.

Parmi les quelque 350 espèces du genre Ophiocordyceps, toutes ne s’attaquent pas aux fourmis. Ophiocordyceps sinensis parasite plutôt les chenilles, les modifiant si radicalement que les observateurs ont longtemps cru que celles-ci passaient de l’état animal à l’état végétal. Mais le plus intéressant est que ce champignon occupe une place à part en médecine traditionnelle, depuis très longtemps.

Un pilier de la médecine traditionnelle chinoise

Plus de 350 espèces associées ont été identifiées à ce jour à travers le monde, mais une seule – Ophiocordyceps sinensis – est officiellement reconnue comme drogue médicinale dans la pharmacopée chinoise depuis 1964.

Il est récolté dans les prairies de haute altitude (3 500–5 000 mètres) des provinces chinoises comme le Qinghai, le Tibet, le Sichuan, le Yunnan et le Gansu. Son usage remonte à plus de trois cents ans en Chine.

Appelé dongchongxiacao (« ver d’hiver, herbe d’été »), ce champignon est un pilier de la médecine traditionnelle chinoise. Selon les principes de cette dernière, O. sinensis – de nature « neutre » et de saveur « douce » – est réputé tonifier les reins, apaiser les poumons, arrêter les saignements et éliminer les mucosités. Il est traditionnellement utilisé pour traiter la fatigue, la toux, l’asthénie post-maladie grave, les troubles sexuels, les dysfonctionnements et les insuffisances rénales.

Il faut souligner que, traditionnellement, les préparations d’O. sinensis contiennent non seulement le champignon, mais aussi d’autres ingrédients (alcool, solvants…). Ainsi, pour « revigorer les poumons et renforcer les reins », la médecine chinoise traditionnelle conseille d’administrer l’ensemble larve et champignon. Il est donc difficile d’attribuer une éventuelle activité au champignon lui-même. Sans compter qu’il n’est pas toujours certain que l’espèce utilisée soit bien celle déclarée.

Toutefois, l’impressionnante liste d’allégations santé associée à ces champignons parasites a attiré l’attention de la recherche pharmaceutique, et des études ont été entreprises pour évaluer le potentiel des principes actifs contenus dans ce champignon.

Des pistes à explorer

Certains travaux semblent indiquer des effets – chez la souris – sur la croissance tumorale ainsi que sur la régulation de certaines cellules immunitaires. Une activité anti-inflammatoire a aussi été mise en évidence dans des modèles animaux et des cultures de cellules. Enfin, une méta-analyse (analyse statistique de résultats d’études déjà publiées) menée sur un petit nombre de publications a suggéré que, chez des patients transplantés rénaux, un traitement d’appoint à base de préparation d’O. sinensis pourrait diminuer l’incidence de l’hyperlipidémie, l’hyperglycémie et des lésions hépatiques. Les auteurs soulignent cependant que des recherches complémentaires sont nécessaires, en raison de la faible qualité des preuves et du risque de biais lié à la mauvaise qualité méthodologique des travaux analysés.

Une revue Cochrane (Organisation non gouvernementale à but non lucratif qui évalue la qualité des données issues des essais cliniques et des méta-analyses disponibles) de la littérature scientifique concernant les effets de ce champignon sur la maladie rénale chronique aboutit aux mêmes conclusions : si certaines données semblent indiquer que des préparations à base d’O. sinensis administrées en complément de la médecine occidentale conventionnelle pourraient être bénéfiques pour améliorer la fonction rénale et traiter certaines complications, la qualité des preuves est médiocre, ce qui ne permet pas de tirer de conclusion définitive.

Une autre espèce de champignon apparentée, Ophiocordyceps militaris, a aussi retenu l’attention des scientifiques. Il parasite quant à lui les pupes du ver à soie tussah (Antherea pernyi), lesquelles sont traditionnellement cuisinées et consommées dans certaines régions de Chine. Divers composés actifs ont été isolés de ce champignon, tel que la cordycépine, isolée dans les années 1950, qui pourrait avoir un intérêt dans la lutte contre le cancer, même si cela reste à confirmer. Chez la souris, des travaux ont aussi suggéré des effets sur la réduction des taux sanguins d’acide urique.

Des aliments « médicinaux » ?

Au-delà des pratiques médicales traditionnelles ou des explorations pharmacologiques visant à mettre au point de nouveaux médicaments, les champignons Ophiocordyceps sont aussi employés comme aliment diététique. En Chine, ils sont par exemple utilisés dans les plats traditionnels, les soupes, les boissons (bières, thés…) ou les compléments alimentaires (gélules). Leurs partisans prêtent à ces produits d’innombrables vertus : renforcement de l’immunité, lutte contre le vieillissement, régulation du sommeil, stimulation de l’appétit, et protection de la santé en général.

Toutefois, à l’heure actuelle, les preuves scientifiques soutenant de telles allégations manquent encore, notamment en matière de validation clinique en ce qui concerne, par exemple, l’immunité.

Cette utilisation s’inscrit dans la même tendance que celle qui a vu ces dernières années se développer les « aliments fonctionnels ». Aussi appelés nutraceutiques ou aliments « médicinaux », ces produits, qui sont vendus à grand renfort de marketing mettant en avant diverses allégations thérapeutiques, connaissent un fort développement mondial. Selon le cabinet BCC Research, la demande mondiale en nutraceutiques devrait passer de 418,2 milliards de dollars en 2024 à 571,3 milliards en 2029, avec un taux de croissance annuel moyen de 6,4 %.

Cependant, malgré l’abondance des produits revendiquant des bienfaits pour la santé, le niveau de preuve scientifique reste souvent limité ou controversé. La démonstration rigoureuse des effets physiologiques de ces aliments est complexe, en raison notamment de la variabilité des compositions, des biais liés aux études d’observation, ou encore du manque de standardisation des protocoles cliniques. Cela pose des défis importants en matière d’évaluation scientifique, de communication des allégations et de réglementation.

En vigueur depuis le 1er janvier 2018, le règlement sur les « nouveaux aliments » s’applique à l’ensemble de l’Union européenne. Est considéré comme nouvel aliment tout aliment n’ayant pas été consommé de manière significative avant mai 1997.

Pour que la Commission européenne accepte d’autoriser la mise sur le marché d’un nouvel aliment, plusieurs conditions doivent être remplies : compte tenu des données scientifiques disponibles, il ne doit présenter aucun risque pour la santé (ce qui ne signifie pas qu’il l’améliore), et son utilisation ne doit pas entraîner de déficit nutritionnel.

Si les mycéliums de Cordyceps sinensis sont aujourd’hui autorisés, ce n’est pas le cas de ceux de Cordyceps militaris, qui n’a pas encore reçu d’autorisation préalable de mise sur le marché européen.

The Conversation

Efstathia Karachaliou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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29.06.2025 à 09:55

Syriens réfugiés en Jordanie : les défis du retour au pays natal

Valentina Napolitano, Sociologue, chargée de recherche à l'IRD (LPED/AMU), spécialiste des questions migratoires et des conflits au Moyen-Orient, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Ruba Akash, Directrice du Refugees, Displaced and Forced Migration Studies Centre, Yarmouk University

La chute du régime Assad fin 2024 a relancé le débat sur le retour au pays des centaines de milliers de Syriens réfugiés en Jordanie, parfois depuis plus de dix ans.
Texte intégral (3849 mots)

La chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024 a ravivé les débats sur le retour chez eux des réfugiés syriens installés au Moyen-Orient. Pourtant, les discussions publiques restent souvent déconnectées des réalités vécues par les premiers concernés. Une enquête menée en mai 2025 en Jordanie, où le nombre de réfugiés syriens s’élève aujourd’hui à un peu moins de 600 000 personnes, révèle la complexité des trajectoires et des choix familiaux, entre attente, espoir et inquiétude.


La question du retour des réfugiés syriens qui avaient fui leur pays en guerre pour s’installer dans divers pays du Moyen-Orient (près de 5 millions vivant principalement en Turquie, au Liban et en Jordanie) s’est posée avec urgence dès la chute du régime de Bachar Al-Assad, en décembre 2024. Ce retour faisait déjà partie des « solutions durables » envisagées, dès 2016, par les acteurs humanitaires et les gouvernements hôtes pour mettre fin à la « crise des réfugiés ».

Les débats autour de cette question se limitent, pour l’essentiel, à une quantification du nombre des retours attendus et des retombées qu’ils auraient sur la reconstruction de la Syrie en termes socio-économiques et politiques. Mais on se demande trop peu, voire pas du tout, ce que souhaitent les réfugiés syriens eux-mêmes.

En mai 2025, nous avons effectué une enquête qualitative en Jordanie (dans le camp de Zaatari, ainsi que dans les villes d’Irbid et de Zarqa) qui nous a permis, au fil des douze entretiens réalisés, de mieux comprendre les projets d’avenir des réfugiés syriens dans le pays. Il en ressort que le choix de rentrer en Syrie ou de rester en Jordanie résulte d’une imbrication complexe de facteurs sociaux, économiques, politiques, d’âge et de genre.

Entre camps et villes : de l’urgence à l’attentisme

En décembre 2024, la Jordanie accueillait près de 650 000 Syriens officiellement enregistrés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Depuis, plus de 75 000 d’entre eux sont rentrés en Syrie selon les chiffres diffusés par l’Agence en mai 2025. Ce nombre est voué à augmenter avec la fin de l’année scolaire.

Les attitudes des réfugiés syriens vis-à-vis de la perspective du retour varient significativement en fonction du lieu d’installation en Jordanie et des conditions socio-économiques qui en découlent. Près de 80 % des Syriens résident dans des villes, notamment à Irbid, Mafraq et Zarqa, et les 20 % restants vivent au sein des trois camps de réfugiés qui ont été érigés près de la frontière avec la Syrie : Zaatari, Al-Azraq et Marajeeb Al Fohood.

Les quelque 67 000 réfugiés du camp de Zaatari (mai 2025), qui vivent parfois depuis près de quatorze ans dans des caravanes en acier, en plein désert, dans des conditions climatiques extrêmement pénibles, et qui sont soumis à un contrôle strict de leurs déplacements et à une forte pression sécuritaire de la part des autorités locales, sont sans doute ceux qui aimeraient rentrer le plus rapidement en Syrie.

Malgré l’assistance fournie par les acteurs humanitaires aux réfugiés du camp, ce lieu demeure très inhospitalier. Des familles entières l’ont déjà quitté pour revenir en Syrie, certaines dès l’annonce de la chute du régime. C’est pourquoi plusieurs unités d’habitation ont déjà été abandonnées ou démantelées.

Unités d’habitation démantelées dans le camp de Zaatari, en Jordanie. Photo : Valentina Napolitano. Fourni par l'auteur

D’autres familles préparent également leur retour en mettant de l’argent de côté, car un déménagement peut coûter environ 500 dinars jordaniens (environ 610 euros), sachant que les bus gratuits mis à disposition par l’UNHCR jusqu’à la frontière ne permettent de transporter que cinquante kilos de bagages par famille.

Pour la famille de Mohammad, la cinquantaine, originaire du village de Sheykh Meskin, près de Deraa, la situation est des plus compliquées. Depuis plusieurs années, Mohammad a perdu son travail dans un centre de santé de l’UNHCR. L’Agence onusienne et les autres acteurs humanitaires sont les principaux pourvoyeurs d’emploi au sein du camp, mais seul un membre par famille est autorisé à y travailler. La famille de Mohammad survit aujourd’hui uniquement grâce à l’aide humanitaire versée par l’UNHCR ; or celle-ci a drastiquement diminué en 2025, passant de 22 à 15 dinars jordaniens par personne et par mois (soit 18 euros par mois). « Nous sommes arrivés en 2013, nous avons vieilli ici ! », raconte Maryam, la mère de famille, en évoquant la dureté des conditions de vie endurées à Zaatari. Elle montre ensuite la photo du potager qui entoure leur maison à Deraa, en Syrie. Les mûrs, encore débout, s’apprêtent à être réhabilités pour garantir une vie plus digne à leurs enfants, dont la plupart n’ont connu que le camp de Zaatari comme lieu de vie.

À l’inverse de cette famille, de nombreux Syriens n’ont plus de logement où rentrer. La majorité des familles réfugiées en Jordanie sont originaires du sud de la Syrie, notamment de la ville de Deraa et de sa campagne, largement détruites par la guerre, d’où la réticence d’une grande partie d’entre eux à rentrer au pays dans l’immédiat.

Pour la famille Nasser, la question du logement est centrale, du fait de l’agrandissement de sa famille depuis le départ pour la Jordanie. Initialement composée du père, mécanicien âgé d’une quarantaine d’années, d’une épouse et de deux enfants, le foyer s’est étendu avec un deuxième mariage. Aujourd’hui, il compte douze enfants, dont l’une âgée de 20 ans et ayant fondé son propre foyer.

« Nous sommes arrivés ici avec une famille, maintenant nous sommes trois familles… En Syrie nous n’avons plus de maison et le HCR ne nous accorde pas le droit de déplacer les caravanes avec nous. »

Alors qu’aucun plan de reconstruction n’a encore été mis en place par les nouvelles autorités en Syrie, les réfugiés du camp se trouvent face à l’interdiction de ramener vers leur pays d’origine les préfabriqués qui leur ont été attribués par le HCR ou qu’ils ont achetés de leur propre initiative afin d’élargir leur lieu de vie. À leur départ, ces préfabriqués sont démontés par les autorités jordaniennes, qui revendent ensuite les matériaux sur le marché.

« Jordanie : dans le camp de Zaatari, les réfugiés syriens n’envisagent pas encore un retour au pays », France 24 (11 décembre 2024).

La situation des Syriens que nous avons rencontrés en milieu urbain est différente. S’ils estiment que le retour en Syrie est inévitable à long terme, notamment en raison de l’absence de perspective d’intégration durable en Jordanie, pays qui n’est pas signataire de la Convention de Genève pour les réfugiés de 1951, la date de ce retour reste toutefois subordonnée à l’amélioration des conditions socio-économiques dans leur pays.

Liens familiaux et prise de décision sur le retour

Dans les milieux urbains jordaniens, les Syriens ont souvent atteint une certaine stabilité, avec un meilleur accès à l’éducation et à l’emploi, et ils disposent d’un logement digne. C’est pour cette raison que plusieurs familles vivant à Irbid et à Zarqa souhaitent attendre l’amélioration des conditions de vie dont ils espèrent qu’il suivra la levée des sanctions internationales visant la Syrie. Aujourd’hui, pour Umm Diab, 46 ans et mère de neuf enfants, arrivée à Irbid en 2013, retourner en Syrie serait « un retour à l’âge de pierre », tellement les conditions de vie y sont dures. Les Syriens manquent de services de base tels l’électricité, l’eau et le carburant.

Les décisions concernant l’avenir ne sont pas prises de façon individuelle, mais en coordination avec le réseau familial élargi et celui de voisinage. Lors de nos échanges avec des femmes syriennes, il est apparu que pendant l’exil, les liens familiaux dépassent le simple cadre émotionnel pour participer à de véritables mécanismes de survie et de solidarité.

Les familles syriennes en Jordanie ont, au fil des années, reconstitué des systèmes informels de soutien fondés sur la parenté, l’origine villageoise ou les liens de voisinage. Ces réseaux fournissent des aides dans tous les domaines, de la mise en commun des fonds pour le loyer et l’accès à l’aide alimentaire aux soins aux enfants et à la recherche d’un travail informel.

Les femmes syriennes que nous avons rencontrées ont expliqué qu’elles cherchent toujours à vivre à proximité de leurs sœurs, cousins ou beaux-parents, ce qui leur permet de partager des responsabilités telles que les départs à l’école ou les tâches ménagères et même de répartir les rôles dans la parentalité. Rompre avec ces liens, même au nom du retour au pays, comporte des risques, spécialement pour les femmes.

En effet, environ un tiers des ménages de réfugiés syriens en Jordanie sont dirigés par des femmes, dont beaucoup sont veuves, divorcées ou vivent séparées de leurs maris qui travaillent à l’étranger, particulièrement dans les pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis. Pour ces femmes, l’idée de retourner en Syrie seule est intimidante. La peur de la violence, le manque de services de base et l’absence d’une présence masculine en Syrie pèsent lourdement sur ces décisions.

C’est le cas d’Umm Diab, dont le mari a commencé à travailler au Koweït avant même le début du conflit. Pour elle, rentrer seule en Syrie avec ses enfants signifierait la perte des liens familiaux avec ses frères et sœurs et avec ses voisins qui l’ont soutenue dans son quotidien de femme seule durant son séjour en Jordanie.

De nombreuses femmes ont acquis une indépendance financière en exil ; mais le retour en Syrie pourrait engendrer la perte de leurs revenus. Par ailleurs, les décisions concernant le retour sont encore souvent prises, ou du moins fortement influencées par des hommes absents car, nous l’avons évoqué, travaillant dans le Golfe. En même temps, la séparation temporaire des membres d’une même famille est aussi envisagée afin de préparer les conditions du retour de l’ensemble du noyau familial. Dans l’une des familles rencontrées à Zaatari, c’est l’homme qui est rentré en premier en Syrie, son épouse et ses enfants devant le rejoindre une fois la scolarité de ces derniers terminée. À l’inverse, dans un autre cas, c’est la femme, accompagnée des enfants, qui est rentrée en Syrie, tandis que l’homme est resté en Jordanie pour continuer à bénéficier du taux de change favorable et leur envoyer de l’argent.

Outre l’importance des liens familiaux et d’interdépendance qui se sont restructurés en exil, le choix du retour est aussi vécu de manière différente en fonction de l’âge.

Près de 49 % de la population syrienne en Jordanie a entre 0 et 17 ans. Majoritairement née en exil ou arrivée très jeune, cette composante de la population a des perceptions et des attitudes différentes à l’égard du retour. Umm Firas, mère de six enfants, résidente de Zarqa, à l’est d’Amman, explique que tous ses enfants parlent un dialecte jordanien en dehors de la maison, ce qui reflète selon elle leur degré d’insertion dans la société hôte, notamment en milieu urbain.

Par ailleurs, la question de l’éducation des enfants en d’autres langues, avec la prééminence de l’anglais en Jordanie, facteur à prendre en compte dans les autres pays du refuge syrien (notamment en Turquie ou plus loin en Europe), apparaît comme une autre entrave au possible retour.

En outre, alors que l’âge de mariage demeure très bas, les jeunes entre 18 et 25 ans ont dans la plupart des cas déjà établi leur propre famille, ce qui est le cas d’une des filles d’Umm Firas, 22 ans, mariée et mère de deux enfants. Les choix du retour de ces deux familles se trouvent donc imbriqués.

Pour les plus jeunes, retourner en Syrie peut par ailleurs devenir un choix contraint, notamment en raison de l’impossibilité, pour les plus éduqués d’entre eux, de trouver un emploi en Jordanie, mais aussi face au durcissement sécuritaire exercé à leur encontre par les autorités locales.

Une politique d’accueil de plus en plus contraignante

L’évolution de la politique d’accueil jordanienne à l’égard des Syriens constitue un dernier élément essentiel pour comprendre les choix du retour, lequel devient inexorable face à des contraintes économiques et sécuritaires de plus en plus importantes. Avant même que la chute du régime d’Assad se profile, la Jordanie était confrontée à de très grandes difficultés pour pouvoir continuer à financer l’accueil des réfugiés syriens.

En août 2024, seulement 7 % du budget prévisionnel destiné au Plan de réponse jordanien à la crise syrienne, financé par des donations internationales, avait été obtenu, soit 133 millions sur 2 milliards de dollars. Cela a entraîné une diminution substantielle des aides humanitaires distribuées sous forme de bons d’achat. Plusieurs habitants de Zaatari relatent aussi une raréfaction des services d’assistance, notamment en matière de santé.

La diminution des aides devrait en outre entraîner la fermeture du camp de Marajeeb al Fohood, financé et géré par le Croissant-Rouge des Émirats arabes unis, qui a vu le départ de près de 350 personnes en mai dernier. Les Syriens du camp d’al-Azraq, notamment ceux détenus dans le « village n°5 », considéré comme un centre de rétention sécuritaire, font l’objet de procédures d’extradition vers la Syrie. C’est le cas d’un fils d’Umm Firas, détenu pendant plus de six mois en raison de soupçons de proximité avec des groupes salafistes, qui a finalement été renvoyé en Syrie et a rejoint la maison de son grand-père.

La diminution des aides internationales s’est aggravée avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine et la suspension des aides pourvues à travers USAID. Les employés de nombreuses organisations internationales, dont le HCR, vont voir leurs contrats arriver à terme d’ici l’été, avec la fermeture des centres d’enregistrement de l’Agence à Irbid et Zarqa.

Des travailleuses de l’UNHCR au camps de Zaatari, Jordanie, août 2013. United Kingdom Foreign and Commonwealth Office

À cela s’ajoutent les restrictions liées à l’arrivée à échéance de l’accord Jordan Compact, conclu entre l’Union européenne et la Jordanie, et qui avait permis l’attribution de 200 000 permis de travail à des Syriens (limités principalement aux secteurs non qualifiés de l’agriculture et du bâtiment) en échange d’aides au développement versées par l’UE. Désormais, les Syriens doivent payer des frais de permis de travail, à l’instar des autres travailleurs migrants, ce qui constitue pour les réfugiés en Jordanie un obstacle majeur susceptible d’accélérer leur retour au pays.

Dans le même temps, on constate, paradoxalement, un relâchement des restrictions sécuritaires mises en œuvre pour contrôler le camp de Zaatari. La sortie des Syriens du camp est permise à travers une demande de « vacances » (Igâze) ou grâce à la possession d’un permis de travail valide. De nombreux réfugiés se procurent un faux permis exclusivement pour pouvoir circuler en dehors du camp.

Depuis décembre, le système s’est assoupli : certaines personnes sont désormais autorisées, de manière informelle, à franchir le barrage qui entoure le camp, ce qui traduit une volonté des autorités jordaniennes de rendre la vie sur place plus viable, dans l’objectif d’y maintenir les habitants. Le camp de Zaatari joue un rôle stratégique dans la mise en visibilité de l’accueil jordanien et dans la levée de fonds internationaux, ce qui explique la volonté du gouvernement de conserver ce lieu le plus longtemps possible, afin de continuer à bénéficier des aides internationales.

Une multiplicité de facteurs à prendre en compte

Malgré les changements politiques et les appels à la reconstruction en Syrie, de nombreux réfugiés syriens restent incertains quant à leur avenir. Pour eux, la question n’est pas seulement de savoir si la Syrie est devenue un lieu de vie sûr, mais aussi de savoir si les conditions sociales, économiques et familiales sont réunies pour affronter ce changement après de longues années où ils ont dû reconstruire leurs vies en exil.

Loin donc des seuls points de passage des frontières sous observation des acteurs humanitaires et politiques, c’est au sein des espaces domestiques, à travers la Jordanie et les autres pays d’accueil des réfugiés, qu’il faut prêter attention aux attentes multiples et parfois contradictoires des familles syriennes afin de continuer à garantir l’accès aux droits, au travail et à l’éducation, et de préserver les réseaux d’entraide – autant d’éléments à prendre en compte pour un retour volontaire et digne en Syrie.

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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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29.06.2025 à 09:54

Le plus ancien monastère chrétien du monde bientôt exproprié ? La justice égyptienne relance les tensions au Sinaï

Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Le monastère Sainte-Catherine du Sinaï menacé d’expropriation : un patrimoine chrétien en péril à cause d’un projet touristique.
Texte intégral (2016 mots)
Le plus ancien monastère chrétien encore en activité, Sainte-Catherine du Sinaï, est menacé par un projet touristique. Hejna/Wikimedia Commons, CC BY

Le monastère Sainte-Catherine du Sinaï (Égypte) est reconnu comme le plus ancien établissement monastique chrétien encore en activité. Une décision rendue fin mai 2025 par la cour d’appel égyptienne fait planer une menace sans précédent sur son avenir.


Édifié en 548 sur ordre de l’empereur byzantin Justinien Ier, au pied du mont Moïse, à 1 570 mètres d’altitude, le monastère Sainte-Catherine occupe une place singulière dans l’histoire religieuse et culturelle de l’humanité. Niché au cœur d’un massif aride et majestueux, ce lieu sacré – également connu sous le nom de monastère de la Transfiguration – a traversé les siècles sans interruption, abritant une communauté chrétienne fidèle à la tradition orthodoxe orientale.

Il constitue un témoignage unique de la continuité du monachisme tardo-antique, tel qu’il s’est développé dans l’Orient méditerranéen à partir des premiers ermites du désert. Ce sanctuaire millénaire, dont les murailles de pierre enferment une exceptionnelle bibliothèque de manuscrits anciens et une collection inestimable d’icônes byzantines, fut dès l’origine un carrefour spirituel, accueillant pèlerins, savants et voyageurs de toutes confessions.

Une expropriation au profit de l’État égyptien

Relevant canoniquement du patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem, cette institution multiséculaire voit aujourd’hui son existence même remise en question. L’arrêt rendu par la cour d’appel égyptienne fin mai 2025 ouvre, en effet, la voie à une possible expropriation de ses terres au profit de l’État, accompagnée de la menace d’expulsion de sa communauté monastique, forte d’une vingtaine de moines, pour la plupart d’origine grecque. Un tel scénario mettrait un terme brutal à une présence spirituelle ininterrompue depuis près de quinze siècles, dans un lieu où la prière, l’hospitalité et la conservation du savoir sacré ont toujours été au cœur de la vocation monastique.

Inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2002, le monastère Sainte-Catherine se trouve ainsi confronté à une érosion préoccupante de son autonomie séculaire. Ce processus, s’il devait se poursuivre, risquerait non seulement d’altérer l’équilibre délicat entre tradition religieuse et souveraineté égyptienne, mais aussi d’effacer une part précieuse de la mémoire vivante du christianisme oriental, conservée au prix d’un isolement assumé et d’une fidélité sans faille à l’esprit du désert.

Agenda politico-religieux ou patrimonialisation ?

L’origine de cette crise remonte aux années qui ont suivi la révolution égyptienne de 2011. Sous l’impulsion du gouvernement alors dominé par les Frères musulmans (de juin 2012 à juillet 2013, ndlr), des procédures judiciaires furent engagées afin de contester les droits fonciers du monastère. Ces démarches, révélatrices d’une volonté politique d’affirmer la souveraineté de l’État sur des lieux à forte charge symbolique, ont abouti à la décision récemment rendue, laquelle redéfinit en profondeur les rapports entre la communauté religieuse et les autorités civiles.

Désormais, les moines du monastère Sainte‑Catherine du Sinaï ne sont plus considérés comme propriétaires, mais comme de simples « occupants autorisés », bénéficiant d’un droit d’usage strictement limité à leurs fonctions liturgiques.

Avant la décision juridique de 2025, ils ne disposaient vraisemblablement d’aucun titre de propriété formel : aucune preuve d’enregistrement cadastral ou d’acte notarié ne vient attester d’un droit de propriété légalement établi. Leur présence continue depuis près de mille cinq cents ans constituait toutefois un ancrage patrimonial implicite, reposant sur une forme de légitimité historique, voire coutumière. Le droit égyptien admet, dans certaines circonstances, que l’usage prolongé d’un bien puisse fonder un droit réel d’usage – sans pour autant conférer un droit de pleine propriété ou de disposition. Ce type de tenure, parfois désigné sous le nom de ḥikr, demeure subordonné à la reconnaissance étatique et ne suffit pas, en lui-même, à faire valoir un droit de propriété au sens strict.

La décision de 2025 clarifie ainsi une situation juridique jusque-là ambivalente, en affirmant explicitement la propriété de l’État tout en maintenant un droit d’usage limité pour la communauté monastique.

Un projet touristique

Selon des sources locales bien informées, cette évolution juridique s’inscrit dans le cadre d’un vaste projet de réaménagement territorial lancé en 2020 sous le nom de « Grande Transfiguration ». L’objectif affiché est de faire de la région de Sainte-Catherine une destination touristique de premier plan, centrée sur le tourisme religieux, écologique et thérapeutique.

Dans cette perspective, la présence monastique, avec ses exigences de retrait, de silence et de stabilité, peut apparaître comme un obstacle à la conversion du site en un pôle d’attraction touristique intégré – avec, à terme, le risque que le monastère ne soit progressivement vidé de sa vocation spirituelle et transformé en musée, rattaché aux logiques d’un patrimoine marchandisé.


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Inquiétude des autorités grecques

La situation a suscité une vive inquiétude au sein des autorités grecques. Le premier ministre Kyriakos Mitsotakis est intervenu personnellement auprès du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi pour plaider la cause du monastère et de ses moines, soulignant l’importance de préserver l’intégrité spirituelle, historique et culturelle de ce site inestimable, dont la Grèce se considère coresponsable au regard de ses liens ecclésiologiques et historiques avec la communauté des moines orthodoxes du Sinaï.

En réponse à la controverse croissante, la présidence égyptienne a publié, le 30 mai 2025, un communiqué officiel dans lequel elle réaffirme son attachement au respect du statut sacré du monastère. Ce texte vise à contrecarrer les accusations selon lesquelles le projet de la Grande Transfiguration inclurait une évacuation du site ou une remise en cause de la présence monastique. Les autorités égyptiennes insistent sur le fait que l’initiative concerne exclusivement le développement de la ville environnante, sans atteinte directe au monastère.

Des environs sacrés pour les trois grandes religions monothéistes

La ville de Sainte-Catherine, qui s’étend à proximité immédiate du monastère, possède une résonance spirituelle unique. Elle est traditionnellement identifiée comme le lieu où Moïse reçut les Tables de la Loi, et certains y situent également la Transfiguration divine. De ce fait, elle constitue un espace sacré commun aux trois grandes religions monothéistes – judaïsme, christianisme et islam.

L’église dite du Buisson ardent, ou chapelle du Buisson ardent, se trouve au cœur même du monastère Sainte‑Catherine, dans cette même ville au pied du mont Sinaï. Érigée sur le site traditionnel où Moïse aurait entendu la voix divine émanant d’un buisson en feu sans se consumer, elle est intégrée à l’abside orientale de la grande basilique byzantine, construite sous Justinien au VIe siècle. Selon la tradition, cette chapelle abrite encore le buisson vivant, dont les racines affleureraient sous l’autel. Les visiteurs y accèdent depuis l’église principale, en se déchaussant en signe de respect, rappelant le geste de Moïse ôtant ses sandales sur la terre sacrée.

Bien plus qu’un simple lieu commémoratif, cette chapelle demeure le cœur vivant d’une mémoire partagée entre les trois monothéismes et le centre spirituel de la communauté monastique du Sinaï.

Quels recours ?

Face à la menace qui pèse sur l’intégrité matérielle et spirituelle du monastère Sainte-Catherine du Sinaï, il apparaît opportun d’envisager une médiation internationale sous l’égide de l’Unesco, institution multilatérale investie de la mission de protéger le patrimoine mondial de l’humanité. Le statut du monastère, inscrit depuis 2002 sur la liste du patrimoine mondial en raison de sa valeur universelle exceptionnelle, offre un fondement juridique et symbolique solide pour une telle intervention.

Dans le cadre des instruments juridiques existants – notamment la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel de 1972 –, l’Unesco est habilitée à envoyer une mission d’experts sur place afin d’évaluer l’impact potentiel du projet dit de la « Grande Transfiguration » sur la préservation des valeurs culturelles, religieuses et historiques du site. Une telle mission pourrait formuler des recommandations contraignantes ou incitatives à l’intention des autorités égyptiennes, en vue de concilier les objectifs de développement local avec le respect des engagements internationaux pris par l’Égypte en matière de sauvegarde patrimoniale.

Par ailleurs, l’Unesco pourrait jouer un rôle de médiateur entre l’État égyptien, la communauté monastique, le patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem et les autorités grecques, en facilitant la mise en place d’un protocole d’accord qui garantirait le maintien de la vie monastique, la préservation du patrimoine matériel (manuscrits, icônes, bâtiments…) et la reconnaissance du rôle spirituel et historique du monastère. Une telle initiative contribuerait non seulement à désamorcer les tensions actuelles, mais aussi à renforcer la dimension interculturelle et interreligieuse du site, conformément aux objectifs de l’Unesco en matière de dialogue entre les civilisations.

Enfin, si la situation devait empirer, le Comité du patrimoine mondial pourrait envisager l’inscription du monastère sur la liste du patrimoine mondial en péril, mesure exceptionnelle, qui alerterait la communauté internationale sur la gravité de la situation et mobiliserait les moyens diplomatiques et financiers nécessaires à sa sauvegarde.

Par cette voie, il est encore possible de transformer une crise en opportunité : celle de renouveler l’engagement commun des États, des Églises et des institutions internationales en faveur d’un patrimoine spirituel dont la valeur dépasse les frontières nationales, et dont la sauvegarde concerne l’humanité tout entière.

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Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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29.06.2025 à 09:54

La biodiversité : pas qu’une affaire d’écologistes, un impératif économique et financier

Paul Hadji-Lazaro, Docteur en économie écologique, Agence Française de Développement (AFD)

Andrew Skowno, Lead of the National Biodiversity Assessment program at the South African National Biodiversity Institute (SANBI), University of Cape Town

Antoine Godin, Économiste-modélisateur, Agence Française de Développement (AFD)

Julien Calas, Chargé de recherche biodiversité, Agence Française de Développement (AFD)

Selon le Forum économique mondial, plus de la moitié du PIB mondial repose, directement ou indirectement, sur des services rendus par la nature.
Texte intégral (2407 mots)

Selon le Forum économique mondial, plus de la moitié du PIB mondial repose, directement ou indirectement, sur des services rendus par la nature. Une nouvelle étude tâche de proposer des outils pour évaluer la dépendance à la biodiversité des différents secteurs de l'économie et des régions en prenant comme exemple l'Afrique du Sud


« Protéger la nature, c’est bien pour les amoureux des oiseaux et des fleurs, mais l’économie a d’autres priorités… ». Qui n’a jamais entendu une idée reçue de ce type ? Dans les débats publics, la défense de la biodiversité passe souvent pour le dada d’écologistes passionnés, éloignés des préoccupations « sérieuses » de la croissance économique ou de la finance. Cette vision est non seulement fausse, mais dangereuse car la santé des écosystèmes est le socle de notre prospérité économique, financière et sociale, partout sur la planète.

La nature, le « fournisseur invisible » de l’économie mondiale

Forêts, sols, océans, insectes… fournissent une multitude de services écosystémiques – c’est-à-dire les bénéfices gratuits que nous rend la nature – indispensables à nos activités. Ces services vont de la pollinisation des cultures par les abeilles, à la purification de l’eau par les zones humides, en passant par la fertilité des sols, la régulation du climat ou la protection des côtes contre les tempêtes. Autrement dit, la nature est comme un fournisseur caché d'eau, d'air pur, de sols fertiles et de matières premières dans les chaînes d’approvisionnement de l’économie. Et aucune entreprise humaine ne saurait s’y substituer totalement.

Cette dépendance économique à la biodiversité n’a rien d’anecdotique. Selon le Forum économique mondial, plus de la moitié du PIB mondial repose, directement ou indirectement, sur des services rendus par la nature. L’agriculture et l’agroalimentaire bien sûr, mais aussi la pêche, la sylviculture, le tourisme, la construction, et même des industries comme l’automobile ou l’électronique, qui dépendent de ressources minières et d’eau pour leur production, toutes ont besoin d’un écosystème fonctionnel. Un rapport de la Banque de France évoque ainsi un possible « Silent Spring » financier, en référence au printemps silencieux provoqué par le DDT qui anéantissait les oiseaux décrit par la biologiste américaine Rachel Carson dans les années 1960. En décimant les espèces et les services écologiques, on fait peser un risque de choc majeur sur nos systèmes financiers qui​pourrait entraîner une réaction en chaîne sur l’ensemble de l’économie, en affectant l’emploi, le commerce, les prix, les recettes fiscales de l’État – exactement comme une crise économique classique, sauf que son déclencheur serait écologique.


À lire aussi : Comment évaluer l’impact du recul de la biodiversité sur le système financier français


Pour mieux comprendre, imaginons une réaction en domino : la disparition massive des pollinisateurs fait chuter les rendements agricoles ; moins de récoltes, c’est une pénurie de certaines denrées et une envolée des prix alimentaires ; les industries agroalimentaires tournent au ralenti, entraînant licenciements et baisse des revenus et du pouvoir d’achat des agriculteurs comme des ouvriers ; le pays doit importer à prix fort pour nourrir la population tandis que les rentrées fiscales diminuent… Le point de départ de ce scénario noir ? Quelques espèces d’insectes qu’on avait sous-estimées, et qui assuraient discrètement la pollinisation de nos cultures. La nouveauté c'est que ce principe de l’effet papillon – où l’altération d’un écosystème local finit par affecter l’ensemble de l’économie – est rendu explicite par de récents articles scientifiques.

En Afrique du Sud, 80 % des exportations dépendent de l’eau… et donc de la nature

Pour saisir concrètement l’ampleur du risque, penchons-nous sur un exemple parlant : celui de l’Afrique du Sud. Ce pays dispose d’une économie diversifiée (mines, agriculture, industrie) et d’écosystèmes riches mais sous pression. Pour une étudepubliée récemment, nous avons appliqué un nouvel outil de traçabilité des risques liés à la nature, afin de cartographier les secteurs économiques, les régions géographiques et les variables financières les plus vulnérables aux risques environnementaux.

Nos analyses révèlent que 80 % des exportations nettes de l’Afrique du Sud proviennent de secteurs fortement dépendants de l’approvisionnement en eau. Autrement dit, la quasi-totalité des biens que le pays vend au reste du monde – des métaux aux produits agricoles – nécessitent de l’eau à un moment ou un autre de leur production. Or l’eau ne tombe pas du ciel en quantité infinie : il faut des rivières alimentées par des pluies régulières, des sols qui retiennent cette eau, des forêts qui régulent son cycle… bref, un écosystème en bonne santé. Le hic, c’est que cette ressource vitale est déjà menacée. Un produit exporté sur quatre est issue d'une activité très dépendante de l’eau localisée dans une municipalité confrontée à un stress hydrique sérieux (sécheresse, pénurie d’eau potable, etc.). En 2018, la ville du Cap et ses près de 4 millions d'habitants frôlait la coupure d'eau générale. C’est ce genre de choc qui pourrait frapper durablement l’économie sud-africaine si rien n’est fait pour préserver la capacité des écosystèmes à réguler l’approvisionnement en eau.

Pénurie d'eau : le Cap se prépare au « jour zéro »

Et ce n’est pas tout. Notre étude met aussi en lumière l’importance des risques indirects. En Afrique du Sud, près d’un quart des salaires du pays dépendent directement de secteurs exposés à la dégradation des écosystèmes (par exemple l’industrie manufacturière ou le secteur immobilier qui consomment beaucoup d’eau). En tenant compte des liens en amont et en aval (les fournisseurs, les clients, les sous-traitants), ce sont plus de la moitié des rémunérations qui deviennent menacées.

Autre mesure édifiante : certains secteurs économiques créent eux-mêmes les conditions de leur fragilité future. Prenons le secteur minier, pilier des exportations sud-africaines. Il exerce une pression énorme sur les écosystèmes (pollution des sols et des eaux, destruction de la végétation, etc.). Or, nous montrons que la moitié des exportations minières sont issues de municipalités où se trouvent un certain nombre des écosystèmes les plus menacés du pays en raison justement des pressions exercées par l’activité minière elle-même.

Ce paradoxe – l’industrie sciant la branche écologique sur laquelle elle est assise – illustre un risque de transition. Si le gouvernement décide de protéger une zone naturelle critique en y limitant les extractions, les mines situées là devront réduire la voilure ou investir massivement pour atténuer leurs impacts, avec un coût financier immédiat. Autre cas possible, si des acheteurs ou des pays importateurs décident de réduire leurs achats de produits miniers parce qu’ils contribuent à la destruction de la biodiversité, les mines exerçant le plus de pression sur les écosystèmes critiques devront aussi s’adapter à grand coût. Dans les deux cas, l’anticipation est clé : identifier ces points sensibles permet d’agir avant la crise, plutôt que de la subir.

Suivre à la trace les risques écologiques pour mieux décider

Face à ces constats, la bonne nouvelle est qu’on dispose de nouvelles méthodes pour éclairer les décisions publiques et privées. En Afrique du Sud, nous avons expérimenté une approche innovante de traçabilité des risques liés à la nature. L’idée est de relier les données écologiques aux données économiques pour voir précisément quels acteurs dépendent de quels aspects de la nature dans quelle partie d’un pays donné.

Concrètement, cette méthode permet de simuler des chocs et d’en suivre les répercussions. Par exemple, que se passerait-il si tel service écosystémique venait à disparaître dans telle région ? On peut estimer la perte de production locale, puis voir comment cette perte se transmet le long des chaînes de valeur jusqu’à impacter le PIB national, l’emploi, les revenus fiscaux, les exportations ou les prix. L’outil intègre aussi l’autre versant du problème : le risque de transition, c’est-à-dire les conséquences économiques des actions envisagées pour éviter la dégradation écologique.

La méthode ne vise pas à identifier des secteurs économiques à « fermer » à cause de leurs pressions sur la nature ou une dépendance à des services écosystémiques dégradés. Elle vise plutôt à aider les décideurs politiques et les acteurs économiques à prioriser leurs actions (d’investissement ou de restriction) tout en tenant compte de l’importance socio-économique des secteurs sources de pressions ou dépendants de services écosystémiques dégradés.

En Afrique du Sud par exemple, l’institut national de la biodiversité et des chercheurs locaux ont utilisé les résultats montrant la forte dépendance de certains secteurs économiques à l’approvisionnement en eau pour animer des séminaires de mise en débat des résultats et rédiger des notes de recommandation de politiques publiques.

Au-delà de la COP16 : un enjeu global, une opportunité partagée

Loin d’opposer Nord et Sud, écologie et économie, la question de la biodiversité est désormais une opportunité pour chacun de contribuer à un enjeu transversal planétaire. Aucune économie n’est à l’abri. Un effondrement des pollinisateurs expose aussi bien les vergers de Californie que les champs de café en Éthiopie. La surpêche appauvrira aussi bien les communautés côtières d’Asie du Sud-Est que les consommateurs de poisson en Europe.

Biodiversité en berne signifie instabilité économique pour tous, du nord au sud. Malgré les tensions financières entre pays riches et pays en développement sur la répartition de l’effort, profitons du succès du nouveau round de négociations internationales de la convention biodiversité qui s’est tenu à Rome du 25 au 27 février dernier pour agir. A cette occasion, les membres de la convention biodiversité ont trouvé un accord sur une nouvelle stratégie de « mobilisation des ressources », visant à allouer 200 milliards de dollars par an à la conservation de la biodiversité « toutes sources confondues » d'ici à 2030. Désormais, le défi pour ces pays va être de se mettre d'accord sur les priorités d’allocation des fonds et d’évaluer comment la mise en œuvre de la convention est compatible avec leur propre endettement.

La méthode d’analyse des risques liés à la nature dans les décisions économiques et financières peut aider les décideurs à faire ces choix de manière éclairée. Elle peut aider à « réorienter les flux financiers » en faveur de la nature comme demandé par le nouveau cadre international de la biodiversité (Accord Kunming-Montréal adopté fin 2022). Elle peut aussi aider les entreprises à mesurer et divulguer leur dépendance aux écosystèmes comme recommandé par le groupe de travail privé de la Taskforce on Nature-related Financial Disclosures (TNFD). C’est le moment d’agir. Chaque gouvernement, chaque banque, chaque grande entreprise devrait dès maintenant se doter d’outils et de données pour évaluer son exposition aux risques écologiques et agir en conséquence grâce aux dernières avancées scientifiques.

The Conversation

Antoine Godin est membre de l'unité de recherche ACT de l'université Sorbonne Paris-Nord

Andrew Skowno, Julien Calas et Paul Hadji-Lazaro ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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29.06.2025 à 09:54

La coopération scientifique, amorce d’une relation renforcée entre la France et le Groenland

Anne Choquet, Enseignante chercheure en droit, laboratoire Amure (UBO, Ifremer, CNRS), Ifremer

Florian Aumond, Maître de conférences en droit public, Université de Poitiers

« Rien sur nous sans nous », tel est l’adage du Groenland. À l’heure des velléités états-uniennes, de nouvelles coopérations avec la France et l’Union européenne émergent.
Texte intégral (2480 mots)

« Rien sur nous sans nous », tel est l’adage du Groenland, reprenant ainsi le slogan historique des groupes sociaux et nationaux marginalisés. À l’heure des velléités états-uniennes, de nouvelles coopérations avec la France émergent, notamment scientifiques.


La visite très médiatisée d’Emmanuel Macron au Groenland, une première pour un président français, marque une nouvelle dynamique de la politique étrangère dans l’Arctique. Elle met en lumière la solidarité transpartisane des acteurs politiques en France à l’égard du Danemark et du Groenland. Le pays signifie Terre des Kalaallit – en groenlandais Kalaallit Nunaat – du nom des Inuit, le plus grand groupe ethnique de l’île. La « terre verte » a gagné en visibilité stratégique et écologique en affrontant de nouveau les aspirations impériales de Donald Trump.

Organisée à l’invitation du premier ministre du Groenland, Jens-Frederik Nielsen, et de la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, cette visite dépasse largement le simple statut d’escale protocolaire avant le Sommet du G7 au Canada. Elle s’inscrit dans une séquence entamée en mai 2025 avec le passage à Paris de la ministre groenlandaise des affaires étrangères et de la recherche. Quelques semaines plus tard, en marge de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan, le président français s’entretient à Monaco avec le premier ministre du Groenland.

Cette multiplication de rencontres signale un tournant : le Groenland n’est plus perçu comme une simple périphérie du royaume du Danemark, mais comme un partenaire politique, économique et scientifique en devenir. Avec quelles formes de coopération ?

Développement d’un axe arctique

En octobre 2015, François Hollande se rend au pied du glacier islandais Solheimajökull. Ce déplacement, survenu peu avant la COP21 à Paris, vise à alerter sur les effets des changements climatiques et à souligner l’intérêt d’un traité international sur la question – ce qui sera consacré avec l’adoption de l’accord de Paris. Dix ans plus tard, l’Arctique reste un espace d’alerte écologique mondial. Sa calotte glaciaire a perdu 4,7 millions de milliards de litres d’eau depuis 2002.

Lors de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan à Nice (Unoc), le 9 juin dernier, le président Macron affirme son soutien au Groenland : « Les abysses ne sont pas à vendre, pas plus que le Groenland n’est à prendre ».

Dans le contexte des tensions géopolitiques arctiques, le rapprochement franco-groenlandais brise l’imaginaire d’une France exclusivement tournée vers le Sud, l’Atlantique ou les espaces indopacifiques. On peut y voir l’émergence d’un axe arctique, certes encore peu exploré malgré quelques prémices sur le plan militaire, notamment avec des exercices réguliers de l’Otan. Quelques jours avant la visite présidentielle, deux bâtiments de la Marine nationale naviguent le long des côtes groenlandaises, en route vers le Grand Nord, afin de se familiariser avec les opérations dans la région. Plus largement, la France détient le statut d’État observateur au sein du Conseil de l’Arctique depuis 2000. Elle formalise son intérêt stratégique pour cette zone en 2016, avec la publication d’une première feuille de route pour l’Arctique.

Présence face aux puissances traditionnelles

Cette approche s’inscrit dans le cadre plus large d’une volonté européenne de renforcer sa présence dans une région longtemps dominée par les puissances traditionnelles locales :

  • les États côtiers de l’Arctique (A5) : Canada, Danemark, États-Unis, Fédération de Russie et Norvège ;

  • les huit États membres du Conseil de l’Arctique (A8) : Canada, Danemark, États-Unis, Fédération de Russie, Norvège, Finlande, Islande et Suède.

Fin 2021, l’Union européenne lance le programme Global Gateway, pour mobiliser des investissements et financer des infrastructures. Conforme à cette initiative, l’Union européenne et le Groenland, territoire d’outre-mer non lié par l’acquis communautaire signent en 2023 un partenariat stratégique relatif aux chaînes de valeur durables des matières premières.

La montée en exergue de la « Terre verte » sur la scène internationale se traduit par le déploiement progressif de sa diplomatie extérieure, malgré son statut d’entité territoriale non souveraine. Le territoire dispose de représentations officielles à Bruxelles (la première à l’étranger, ouverte en 1992), à Washington D.C. (ouverte en 2014), à Reykjavik (ouverte en 2017) et à Pékin (ouverte en 2021). De leur côté, les États-Unis ouvrent un consulat à Nuuk en 2020, sous la première présidence Trump. L’Union européenne y inaugure un bureau en mars 2024, rattaché à la Commission européenne, dans le cadre de sa stratégie arctique.


À lire aussi : Quel serait le prix du Groenland s’il était à vendre ?


L’annonce faite par le président Macron lors de sa visite à Nuuk de l’ouverture prochaine d’un consulat général français au Groenland confirme cette tendance.


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Ressources convoitées

Le Groenland est un territoire autonome du Royaume du Danemark. Depuis la loi sur l’autonomie élargie du Groenland entrée en vigueur le 21 juin 2009, il dispose de compétences accrues, notamment dans la gestion de ses ressources naturelles.

Sa position géostratégique au cœur de l’Arctique et ses richesses en minerais en font un territoire d’intérêt croissant pour plusieurs puissances extérieures comme les États-Unis, la Chine et l’Union européenne.

Ressources minières au Groenland
Le Groenland possède des gisements de minerais rares, essentiels aux technologies modernes : terres rares, uranium, zinc, plomb, etc. Greenland portal

Parmi les ressources d’intérêts, « on y trouverait un nombre considérable de minéraux (rares). Certains sont considérés comme stratégiques, dont le lithium, le zirconium, le tungstène, l’étain, l’antimoine, le cuivre sédimentaire, le zinc, le plomb (à partir duquel on produit du germanium et du gallium), le titane et le graphite, entre autres ». Le Groenland bénéficie notamment de contextes géologiques variés favorables à la présence de gisements de [terres rares] attractifs pour les compagnies d’exploration.

Coopération scientifique

La France cherche à tisser des liens économiques durables avec le Groenland. En 2022, la stratégie polaire française à l’horizon 2030 mentionne le Groenland. Elle invite à un réengagement de la science française au Groenland, ce qui signe une évolution importante de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales. En 2016, dans la « Feuille de route nationale sur l’Arctique », le Groenland apparaît au travers de ses ressources potentielles, et non au niveau de la dimension bilatérale scientifique.

La stratégie polaire de la France à horizon 2030 propose plusieurs pistes « comme l’installation d’un bureau logistique, l’implantation dans une station déjà opérée par des universités, la création d’une infrastructure en lien avec les autorités et municipalités groenlandaises ». La recherche française s’y est affirmée, notamment grâce au soutien déterminant de l’Institut polaire français Paul-Émile-Victor (Ipev).

L’Université Ilisimatusarfik, la seule université groenlandaise, située à Nuuk, a déjà des partenariats avec des universités et grandes écoles françaises, notamment grâce au réseau européen Erasmus + auquel est éligible le Groenland. Elle entretient des relations privilégiées avec des universités françaises par le biais du réseau d’universités, d’instituts de recherche et d’autres organisations que constitue l’Université de l’Arctique (Uarctic). Sont membres uniquement trois universités françaises : Aix Marseille Université, Université de Bretagne Occidentale et Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

« Rien sur nous sans nous »

Du côté groenlandais, une invitation à un renforcement de la coopération bilatérale avec la France s’observe dans la stratégie pour l’Arctique. La France est expressément citée à côté de l’Allemagne, de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de l’Espagne, de l’Italie, de la Pologne et de la République tchèque.

Ce croisement stratégique invite au développement de partenariats bilatéraux nouveaux et structurants.

Si le Groenland accepte une coopération internationale, ce n’est pas à n’importe quel prix. Le Kalaallit Nunaat cherche à être plus qu’une plateforme extractiviste, et à ne pas être vu uniquement comme un réservoir de ressources à exploiter. La vision stratégique nationale actuellement promue invite à une approche plus diversifiée qui mêlerait les différentes industries au sein desquelles le Groenland souhaite investir. Toute évolution devra nécessairement compter sur la volonté de la population groenlandaise, composée en très grande majorité d’Inuits. Comme l’affiche avec force le territoire notamment dans sa stratégie pour l’Arctique » : « Rien sur nous sans nous ».


Cet article a été co-rédigé avec Arthur Amelot, consultant expert auprès de la Commission européenne.

The Conversation

Anne Choquet est membre du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA).

Florian Aumond est membre du Comité national français des recherches arctiques et antarctiques.

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29.06.2025 à 08:30

François Mitterrand, à l’origine du déclin de l’influence postcoloniale de la France en Afrique ?

Nicolas Bancel, Professeur ordinaire à l’université de Lausanne (Unil), chercheur au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation (Unil), co-directeur du Groupe de recherche Achac., Université de Lausanne

Pascal Blanchard, Historien, chercheur-associé au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation, co-directeur du Groupe de recherche Achac, Université de Lausanne

Malgré un programme de gauche influencé par le tiers-mondisme, l’ancien président François Mitterrand n’a pas rompu avec le néocolonialisme en Afrique, bien au contraire.
Texte intégral (2132 mots)

Trois pays majeurs du « pré-carré » français en Afrique subsaharienne ont connu des coups d’État militaires adossés à discours de rupture et de rejet de la France : le Mali (2021), le Burkina Faso (2022) et le Niger (2023). C’est la fin des relations néocoloniales franco-africaines conçues au moment des indépendances des années 1960 et maintenues, voire renforcées, pendant les années 1980 et 1990, particulièrement par François Mitterrand. Comment comprendre les choix de l’ancien président de la République, malgré un programme de gauche favorable au renouveau démocratique et à l’émancipation des pays africains ?


À l’occasion de la publication de l’ouvrage François Mitterrand, le dernier empereur. De la colonisation à la françafrique (aux éditions Philippe Rey, 2025), la gestion des liens et des relations entre l’Afrique et la France par l’ancien président de la République interroge : et si les deux mandats de François Mitterrand avaient été une occasion manquée de rompre avec ce que l’on nomme aujourd’hui la Françafrique ? Ne peut-on pas, en outre, imaginer cette gestion « de gauche » de la relation avec le continent comme une continuité de ce que furent les « égarements » d’une partie de la gauche française aux heures les plus sombres des guerres de décolonisations ?

La situation actuelle appelle en effet une analyse de longue durée. Rappelons les faits récents : depuis 2020, trois pays majeurs du « pré-carré » français en Afrique subsaharienne ont connu des coups d’État : le Mali en 2021, le Burkina Faso en 2022), puis le Niger en 2023. L’histoire politique et sociale de ces coups d’État est complexe et bien différente d’une nation à l’autre, mais un fait doit retenir notre attention. Le plus significatif quant aux relations franco-africaines, c’est que ces coups d’État se sont adossés à un discours clair de rupture et de rejet de la France, considérée comme une puissance néocoloniale empêchant une « véritable » indépendance, au-delà des indépendances « formelles » de 1960.

Que ce discours puisse être relativisé – la France a perdu beaucoup de ses instruments et de son pouvoir d’influence depuis les indépendances – n’infirme pas le fait que celui-ci semble avoir eu une résonance certaine dans les populations de ces pays, en particulier la jeunesse, comme en témoigne les manifestations d’hostilité envers l’ancienne puissance tutélaire (même si l’évaluation de la prégnance de ce discours est difficile, en raison notamment de l’absence de moyen de mesure de l’opinion).

La récente décision du Sénégal, allié historique et l’un des plus « fidèles » à la France – avec la Côte d’Ivoire et le Gabon –, de demander le retrait des troupes françaises ajoute un signe clair. Nous sommes dans une conjoncture historique caractérisée, qui marque la fin des relations franco-africaines telles qu’elles avaient été conçues dès 1960 : un mélange de liens directs entre les chefs d’État français et les chefs d’État africains – marque du « domaine réservé » du président de la République s’autonomisant de tout contrôle parlementaire et, plus largement, démocratique –, d’interventions militaires au prétexte de protéger les ressortissants français afin de protéger les États « amis », d’affairisme trouble animé par des réseaux eux-mêmes opaques et, enfin, d’instrument d’influence tel que le contrôle de la monnaie (le franc CFA étant sous contrôle du Trésor français), des bases militaires garantes des positions géostratégiques de l’Hexagone ou encore les centres culturels, chargés de diffuser l’excellence de la culture française. Le tout institutionnalisé à travers des accords bilatéraux de coopération).

Or, au cours des deux mandats de François Mitterrand, l’Afrique subsaharienne francophone avait connu d’importantes poussées démocratiques dynamisées par l’appétence de la société civile, comme ce fut le cas entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, notamment au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. François Mitterrand parvient au pouvoir en 1981 (il y restera jusqu’en 1995) comme patron de la gauche et porteur d’un programme commun qui consacre plusieurs de ses propositions aux relations de la France avec le « tiers-monde », comprenant une normalisation des rapports avec les anciennes colonies d’Afrique.

Le programme commun de la gauche est typique du courant tiers-mondiste des années 1970, souhaitant rompre avec le nécolonialisme, qui a déterminé des « aires d’influence » occidentales structurant, en articulation avec la guerre froide, les relations internationales. François Mitterrand a pourtant un lourd passé colonial : il a été ministre de la France d’outre-mer en 1950 et surtout ministre de l’intérieur et enfin ministre de la justice durant la guerre d’Algérie, au cours de laquelle il a adopté des positions ultrarépressives. Des marqueurs traumatiques au sein de la gauche française et qui sont restés invisibles et inaudibles depuis soixante-dix ans. Jamais il n’a été anticolonialiste, au contraire, toute son action politique durant la IVe République a visé à conserver l’empire. Or, pour devenir le personnage central de la gauche, ce passé est inassumable. François Mitterrand va donc réécrire sa biographie au cours des années 1960 et 1970 à travers ses ouvrages, pour se présenter comme un contempteur de la colonisation, qui aurait même anticipé les indépendances. Pure fiction, mais le récit prend et le légitime comme leader de la gauche.

En 1981, dans cette dynamique, il nomme Jean-Pierre Cot au ministère de la coopération et celui-ci croit naïvement que sa feuille de route est d’appliquer les changements inscrits dans le programme commun, avec, pour horizon, la suppression du ministère de la coopération et la réintégration de l’Afrique dans les prérogatives du ministère des affaires étrangères. Car, si formellement ces prérogatives existent puisque la direction des affaires africaines et malgaches (DAM) du ministère des affaires étrangères gouverne normalement la diplomatie, le domaine réservé présidentiel concernant l’Afrique s’incarne dans une « cellule africaine » dont les membres sont nommés par le fait du prince ; ce dont témoignera, d’ailleurs, avec éclat, la nomination de Jean-Christophe Mitterrand, le propre fils de François Mitterrand, au sein de cette cellule. Dans ce tableau, Jean-Pierre Cot dérange : en tenant ouvertement un discours de recentrage des dépenses du ministère et en refusant l’octroi de subsides pour des dépenses somptuaires de potentats locaux, tout en encourageant la démocratisation des régimes africains, il indispose plusieurs de ceux-ci, qui en font état à François Mitterrand.


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En 1982, François Mitterrand est à la croisée des chemins : doit-il poursuivre l’expérience de rupture initiée par Jean-Pierre Cot ou revenir aux pratiques bien implantées de la Françafrique ? Il choisit alors la seconde option. Bien évidemment, les contraintes de la realpolitik expliquent en partie ce revirement : en répondant aux sollicitations de quelques dignitaires africains, le président français maintient en place la Françafrique et donc, dans son esprit, l’influence géopolitique de la France). Car pour François Mitterrand, farouche défenseur de l’empire durant la période coloniale, l’influence française dans les anciennes colonies répond en définitive à une forme de continuité. Certes, la France a perdu la possession de ces territoires, mais, finalement, elle peut continuer à exercer son influence sur ceux-ci, influence qui est pour François Mitterrand, comme l’était l’empire au temps des colonies, la condition de la puissance de l’Hexagone. Ce faisant, il affermit les relations quasi incestueuses entre les chefs d’États africains et le président de la République française, relations émancipées de tout contrôle démocratique comme nous l’avons vu, en France comme en Afrique. Et François Mitterrand ne se contente pas de reprendre de lourd héritage du « pré-carré », il le renforce.

Entre 1981 et 1995, la France procédera à pas moins d’une trentaine d’interventions militaires en Afrique et, surtout, François Mitterrand n’encouragera jamais concrètement les poussées démocratiques, malgré les ambiguïtés de son discours de La Baule, en 1990, laissant entendre une « prime à la démocratisation », qui ne sera jamais mise en œuvre. De plus, les scandales autour de la cellule africaine se multiplieront, mettant directement en cause son fils Jean-Christophe et, à travers lui, la figure de François Mitterrand et l’image de la France dans les pays africains.

Une occasion historique de renouveler les relations franco-africaines a donc été perdue sous les deux mandats de François Mitterrand. Ses successeurs suivirent les pas du « sphinx », fossilisant le système de la Françafrique. Seul Emmanuel Macron osa poser crûment la question du maintien de ce système, mais le « en même temps » macroniste – entre initiatives mémorielles visant la mise au jour des responsabilités historiques de la France durant le génocide des Tutsis, dans la guerre du Cameroun ou dans les massacres de Madagascar (1947) avec un rapport à venir, et un soutien effectif à des régimes corrompus – a rendu cette politique illisible.

Le résultat de ce blocage, permanent après 1982, sont sous nos yeux : une stigmatisation de la France comme puissance néocoloniale, le revirement anti-français de plusieurs pays de l’ancien « pré-carré » et son remplacement par d’autres acteurs mondiaux, à l’image de la Chine ou de la Russie.

François Mitterrand avait pourtant un programme, une majorité politique et un soutien global de l’opinion. Les fantômes de la colonisation ont eu raison d’une rupture qui aurait probablement changé l’histoire. C’est bien son parcours durant la période coloniale qui explique sa politique, celle d’un homme qui avait grandi avec l’empire, qui l’avait promu et défendu jusqu’aux ultimes moments de sa chute… et avait regardé celui-ci s’effondrer avec regret.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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29.06.2025 à 08:30

Mais pourquoi certains requins « freezent » lorsqu’on les retourne ?

Jodie L. Rummer, Professor of Marine Biology, James Cook University

Joel Gayford, PhD Candidate, Department of Marine Biology, James Cook University

Plutôt qu’une stratégie de survie ingénieuse, l’immobilité tonique pourrait n’être qu’un simple « bagage évolutif ».
Texte intégral (1419 mots)
Lorsqu’on retourne certains requins, ils se figent totalement. Rachel Moore

Vous avez peut-être déjà vu cette scène dans votre documentaire animalier préféré. Le prédateur surgit brutalement de sa cachette, gueule grande ouverte, et sa proie… se fige soudain. Elle semble morte. Cette réponse de figement – appelée « immobilité tonique » – peut sauver la vie de certains animaux. Les opossums sont célèbres pour leur capacité à « faire le mort » afin d’échapper aux prédateurs. Il en va de même pour les lapins, les lézards, les serpents et même certains insectes.

Mais que se passe-t-il quand un requin agit ainsi ?

Dans notre dernière étude, nous avons exploré ce comportement étrange chez les requins, les raies et leurs proches parents. Chez ce groupe, l’immobilité tonique est déclenchée lorsque l’animal est retourné sur le dos : il cesse de bouger, ses muscles se relâchent et il entre dans un état proche de la transe. Certains scientifiques utilisent même cette réaction pour manipuler certains requins en toute sécurité.

Mais pourquoi cela se produit-il ? Et ce comportement aide-t-il réellement ces prédateurs marins à survivre ?

Le mystère du « requin figé »

Bien que ce phénomène soit largement documenté dans le règne animal, les causes de l’immobilité tonique restent obscures – surtout dans l’océan. On considère généralement qu’il s’agit d’un mécanisme de défense contre les prédateurs. Mais aucune preuve ne vient appuyer cette hypothèse chez les requins, et d’autres théories existent.

Nous avons testé 13 espèces de requins, de raies et une chimère – un parent du requin souvent appelé « requin fantôme » – pour voir si elles entraient en immobilité tonique lorsqu’on les retournait délicatement sous l’eau.

Sept espèces se sont figées. Nous avons ensuite analysé ces résultats à l’aide d’outils d’analyse évolutive pour retracer ce comportement sur plusieurs centaines de millions d’années d’histoire des requins.

Alors, pourquoi certains requins se figent-ils ?

Des requins et d’autres poissons nagent au-dessus d’un récif corallien
Chez les requins, l’immobilité tonique est déclenchée lorsqu’on les retourne sur le dos. Rachel Moore

Trois hypothèses principales

Trois grandes hypothèses sont avancées pour expliquer l’immobilité tonique chez les requins :

  1. Une stratégie anti-prédateur – « faire le mort » pour éviter d’être mangé.

  2. Un rôle reproductif – certains mâles retournent les femelles lors de l’accouplement, donc l’immobilité pourrait réduire leur résistance.

  3. Une réponse à une surcharge sensorielle – une sorte d’arrêt réflexe en cas de stimulation extrême.

Mais nos résultats ne confirment aucune de ces explications.

Il n’existe pas de preuve solide que les requins tirent un avantage du figement en cas d’attaque. En réalité, des prédateurs modernes, comme les orques, exploitent cette réaction en retournant les requins pour les immobiliser, avant d’arracher le foie riche en nutriments – une stratégie mortelle.


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L’hypothèse reproductive est aussi peu convaincante. L’immobilité tonique ne varie pas selon le sexe, et rester immobile pourrait même rendre les femelles plus vulnérables à des accouplements forcés ou nocifs.

Quant à la théorie de la surcharge sensorielle, elle reste non testée et non vérifiée. Nous proposons donc une explication plus simple : l’immobilité tonique chez les requins est probablement une relique de l’évolution.

Une affaire de bagage évolutif

Notre analyse suggère que l’immobilité tonique est un trait « plésiomorphe » – c’est-à-dire ancestral –, qui était probablement présent chez les requins, les raies et les chimères anciens. Mais au fil de l’évolution, de nombreuses espèces ont perdu ce comportement.

En fait, nous avons découvert que cette capacité avait été perdue au moins cinq fois indépendamment dans différents groupes. Ce qui soulève une question : pourquoi ?

Dans certains environnements, ce comportement pourrait être une très mauvaise idée. Les petits requins de récif et les raies vivant sur le fond marin se faufilent souvent dans des crevasses étroites des récifs coralliens complexes pour se nourrir ou se reposer. Se figer dans un tel contexte pourrait les coincer – ou pire. Perdre ce comportement aurait donc pu être un avantage dans ces lignées.

Que faut-il en conclure ?

Plutôt qu’une tactique de survie ingénieuse, l’immobilité tonique pourrait n’être qu’un « bagage évolutif » – un comportement qui a jadis servi, mais qui persiste aujourd’hui chez certaines espèces simplement parce qu’il ne cause pas assez de tort pour être éliminé par la sélection naturelle.

Un bon rappel que tous les traits observés dans la nature ne sont pas adaptatifs. Certains ne sont que les bizarreries de l’histoire évolutive.

Notre travail remet en question des idées reçues sur le comportement des requins, et éclaire les histoires évolutives cachées qui se déroulent encore dans les profondeurs de l’océan. La prochaine fois que vous entendrez parler d’un requin qui « fait le mort », souvenez-vous : ce n’est peut-être qu’un réflexe musculaire hérité d’un temps très ancien.

The Conversation

Jodie L. Rummer reçoit des financements de l’Australian Research Council. Elle est affiliée à l’Australian Coral Reef Society, dont elle est la présidente.

Joel Gayford reçoit des financements du Northcote Trust.

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27.06.2025 à 11:14

Poland, divided between Trump and the EU

Jacques Rupnik, Directeur de recherche émérite, Centre de recherches internationales (CERI), Sciences Po

With the new Polish president, nationalist Karol Nawrocki, European Trump supporters, led by Viktor Orbán, have gained an additional ally.
Texte intégral (2514 mots)
Karol Nawrocki in the Oval Office with Donald Trump on May 25th 2025, ten days before the first round of the Polish presidential election. It is very rare for a sitting US president to receive a candidate in a foreign election. White House X account

Nawrocki’s narrow victory (50.89%) over Trzaskowski, the mayor of Warsaw and candidate of the government coalition, illustrates and reinforces the political polarisation of Poland and the rise of the populist “Trumpist” right in Central and Eastern Europe. Since the start of the war in Ukraine, there has been much speculation about whether Europe’s geopolitical centre of gravity is shifting eastwards. The Polish election seems to confirm that the political centre of gravity is shifting to the right.

A narrow victory

We are witnessing a relative erosion of the duopoly of the two major parties, Civic Platform (PO) and Law and Justice (PiS), whose leaders – the current Prime Minister, Donald Tusk, and Jarosław Kaczyński respectively – have dominated the political landscape for over twenty years.

Kaczyński’s skill lay in propelling a candidate with no responsibilities in his party, who was little known to the general public a few months ago, and, above all, who is from a different generation, to the presidency (a position held since 2015 by a PiS man, Andrzej Duda). Nawrocki, a historian by training and director of the Polish Institute of National Remembrance, has helped shape PiS’s memory policy. He won the second round, despite his troubled past as a hooligan, by appealing to voters on the right.

In the first round, he won 29.5% of the vote, compared to Trzaskowski’s 31.36%, but the two far-right candidates, Sławomir Mentzen (an ultra-nationalist and economic libertarian) and Grzegorz Braun (a monarchist, avowed reactionary, and anti-Semite), won a total of 21% of the vote. They attracted a young electorate (60% of 18–29-year-olds), who overwhelmingly transferred their votes to Nawrocki in the second round.


A weekly email in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!


Despite a high turnout of 71% and favourable votes from the Polish diaspora (63%), Trzaskowski was unable to secure enough votes from the first-round candidates linked to the governing coalition, including those on the left (who won 10% between them) and the centre-right (Szymon Hołownia’s Third Way movement, which won 5% in the first round).

A Tusk government struggling to implement its programme

There are two Polands facing each other: the big cities, where incomes and levels of education are higher, and the more rural small towns, which are more conservative on social issues and more closely linked to the Catholic Church. The themes of nationhood – Nawrocki’s campaign slogan was “Poland first, Poles first” – family, and traditional values continue to resonate strongly with an electorate that has been loyal to PiS for more than twenty years. The electoral map, which shows a clear north-west/south-east divide, is similar to those of previous presidential elections and even echoes the partition of Poland at the end of the eighteenth century. The PiS vote is strongest in the part of the country that was under Russian rule until 1918. A more traditional Catholicism in these less developed regions, coupled with a strong sense of national identity, partly explains these historical factors.

The economic explanation for the vote is unconvincing. Over the past 25 years, Poland has undergone tremendous transformation, driven by steady economic growth. GDP per capita has risen from 25% to 80% of the EU average, although this growth has been unevenly distributed. Nevertheless, a relatively generous welfare state has been preserved.

Clearly, however, this growth, driven by investment from Western Europe (primarily Germany) and European structural funds (3% of GDP), does not provide a sufficient electoral base for a liberal, centrist, pro-European government.

It is precisely the government’s performance that may hold the key to Trzaskowski’s failure. Having come to power at the end of 2023 with a reformist agenda, Donald Tusk’s government has only been able to implement part of its programme, and it is difficult to be the candidate of an unpopular government. Conversely, the governing coalition has been weakened by the failure of its candidate.

The main reason for the stalling of reforms is the presidential deadlock. Although the president has limited powers, he countersigns laws and overriding his veto requires a three fifth majority in parliament, which the governing coalition lacks.

The president also plays a role in foreign policy by representing the country, and above all by appointing judges, particularly to the Supreme Court. This has hindered the judicial reforms expected after eight years of PiS rule. It is mainly in this area that Duda has obstructed progress. The election of Nawrocki, who is known for his combative nature, suggests that the period of cohabitation will be turbulent.

What are the main international implications of Nawrocki’s election?

Donald Tusk is now more popular in Europe than in Poland; in this respect, we can speak of a “Gorbachev syndrome”. In Central Europe, the Visegrad Group (comprising Hungary, Poland, the Czech Republic, and Slovakia) is deeply divided by the war in Ukraine, but it could find common ground around a populist sovereignty led by Hungary’s Viktor Orbán. Orbán was the first to congratulate Nawrocki on his victory, followed by his Slovak neighbour Robert Fico. The Czech Republic could also see a leader from this movement come to power if Andrej Babiš wins the parliamentary elections this autumn. Nawrocki would fit right into this picture.

Since Donald Tusk returned to power, particularly during Poland’s EU presidency, which ends on 30 June, the focus has been on Poland’s “return” to the heart of the European process. Against the backdrop of the war in Ukraine and Poland’s pivotal role in coordinating a European response, the Weimar Group (comprising Paris, Berlin, and Warsaw) has emerged as a key player. Three converging factors have made this possible: the French president’s firm stance toward Russia; the new German chancellor, Friedrich Merz, breaking a few taboos on defence and budgetary discipline; and Donald Tusk, the former president of the European Council, regaining a place at the heart of the EU that his predecessors had abandoned. A framework for a strategic Europe was taking shape.

However, President Nawrocki, and the PiS more generally, are taking a different approach to the EU: they are positioning themselves as Eurosceptic opponents defending sovereignty. They are playing on anti-German sentiment by demanding reparations 80 years after the end of the Second World War and asserting Poland’s sovereignty in the face of a “Germany-dominated Europe”. The Weimar Triangle, recently strengthened by the bilateral treaty between France and Poland signed on 9 May 2025, could be weakened on the Polish–German flank.

As a historian and former director of the Second World War Museum in Gdansk and the Institute of National Remembrance, Nawrocki is well placed to exploit this historical resentment. He has formulated a nationalist memory policy centred on a discourse of victimhood, portraying Poland as perpetually under attack from its historic enemies, Russia and Germany.

While there is a broad consensus in Poland regarding the Russian threat, opinions differ regarding the government’s desire to separate the traumas of the past, particularly those of the last war, from the challenges of European integration today.

Memory issues also play a prominent role in relations with Ukraine. There is total consensus on the need to provide military support to Ukraine, under attack: this is obvious in Poland, given its history and geography – defending Ukraine is inseparable from Polish security. However, both Nawrocki and Trzaskowski have touched upon the idea that Ukraine should apologise for the crimes committed by Ukrainian nationalists during the last war, starting with the massacre of more than 100,000 Poles in Volyn (Volhynia), north-western Ukraine) by Stepan Bandera’s troops.

Alongside memory policy, Nawrocki and the PiS are calling for the abolition of the 800 zloty (190 euros) monthly allowance paid to Ukrainian refugees. Poland had more than one million Ukrainian workers prior to the war, and more than two million additional workers have arrived since it started, although around one million have since relocated to other countries, primarily Germany and the Czech Republic.

Prior to the second round of the presidential election, Nawrocki readily signed the eight demands of the far-right candidate Sławomir Mentzen, which included ruling out Ukraine’s future NATO membership. Playing on anti-Ukrainian (and anti-German) sentiment, alongside Euroscepticism and sovereignty, is one of the essential elements of the new president’s nationalist discourse.

A Central and Eastern European Trumpism?

Certain themes of the Polish election converge with a trend present throughout Central and Eastern Europe. We saw this at work in the Romanian presidential election, where the unsuccessful far-right nationalist candidate, George Simion, came to Warsaw to support Nawrocki, just as the winner, the pro-European centrist Nicușor Dan, lent his support to Trzaskowski. Nawrocki’s success reinforces an emerging “Trumpist” movement in Eastern Europe, with Viktor Orbán in Budapest seeing himself as its self-proclaimed leader. A year ago, Orbán coined the slogan “Over there (in the United States), it’s MAGA; here, it will be MEGA: Make Europe Great Again”. The “Patriots for Europe” group, launched by Orbán last year, is intended to unify this movement within the European Parliament.

American conservative networks, through the Conservative Political Action Conference (CPAC), a gathering of international hard-right figures, and the Trump administration are directly involved in this process. Shortly before the presidential election, Nawrocki travelled to Washington to arrange a photo opportunity with Trump in the Oval Office.

Most notably, two days before the election, Kristi Noem, the US Secretary of Homeland Security, was dispatched on a mission to Poland. Speaking at the CPAC conference in Rzeszów, she explicitly linked a vote for Nawrocki to US security guarantees for Poland:

“If you (elect) a leader that will work with President Donald J. Trump, the Polish people will have a strong ally that will ensure that you will be able to fight off enemies that do not share your values. […] You will have strong borders and protect your communities and keep them safe, and ensure that your citizens are respected every single day. […] You will continue to have a U.S. presence here, a military presence. And you will have equipment that is American-made, that is high quality.”

“Fort Trump”, that is how the outgoing President Andrzej Duda named the US military base financed by Poland after a bilateral agreement was signed with Donald Trump during his first term in office, in 2018. Similarly, the US House Committee on Foreign Affairs sent a letter to the President of the European Commission accusing her of applying “double standards”, pointing out that EU funds had been blocked when the PiS was in power, and claiming that European money had been used to influence the outcome of the Polish presidential election in favour of Trzaskowski. The letter was posted online on the State Department website. Prioritising the transatlantic link at the expense of strengthening Europe was one of the issues at stake in the Warsaw presidential election.

CPAC is playing a significant role in building a Trumpist national-populist network based on rejecting the “liberal hegemony” established in the post-1989 era, regaining sovereignty from the EU, and defending conservative values against a “decadent” Europe. Beyond the Polish presidential election, the goal seems clear: to divide Europeans and weaken them at a time when the transatlantic relationship is being redefined.

The Conversation

Jacques Rupnik ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:33

L’Otan, une alliance désormais dénuée d’adversaire commun

Andrew Corbett, Senior Lecturer in Defence Studies, King's College London

À La Haye, le sommet de l’OTAN a exposé les divergences croissantes entre Washington et ses alliés européens, spécialement sur l’Ukraine.
Texte intégral (1465 mots)

Le sommet de l’OTAN qui vient de se tenir à La Haye a mis en lumière la profondeur des divergences entre les États-Unis et leurs alliés européens. Le secrétaire général Mark Rutte tente de préserver l’unité d’une Alliance bousculée par le recentrage stratégique de Washington sur la Chine et par la compréhension dont Donald Trump fait preuve à l’égard de la Russie mais le communiqué final peine à dissimuler le degré de désaccord entre la plupart des membres de l’organisation et l’équipe en place à la Maison Blanche.


Mark Rutte avait une mission peu enviable cette semaine à La Haye. Le secrétaire général de l’OTAN devait concilier les visions divergentes des États-Unis et de l’Europe quant aux menaces sécuritaires du moment. À première vue, il a atteint son objectif, après voir employé la plus grande flagornerie à l’égard de Donald Trump afin d’obtenir de sa part des engagements cruciaux pour l’Alliance.

Mais ce sommet et les semaines qui l’ont précédé ont mis en évidence une réalité qu’il devient de plus en plus impossible à dissimuler : les États-Unis et l’Europe ne se perçoivent plus comme unis face à un ennemi commun. Créée en 1949 pour faire front à la menace soviétique, l’OTAN a été définie pendant toute la guerre froide par cet affrontement. Après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, Moscou est redevenue l’adversaire principal. Mais ces dernières années, Washington se concentre bien plus sur une Chine de plus en plus belliqueuse.

Des signes symboliques reflètent ce basculement. Chaque déclaration finale de sommet de l’OTAN depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine lancée par la Russie en 2022 affirmait l’attachement à « la légalité internationale, aux buts et principes de la Charte des Nations unies » et à « l’ordre international fondé sur des règles ».

Ce langage a disparu dans la déclaration publiée à La Haye le 25 juin. Contrairement aux précédentes, elle ne compte que cinq paragraphes, brefs et focalisés exclusivement sur les capacités militaires de l’Alliance et les investissements nécessaires pour les entretenir. On n’y retrouve aucune mention du droit international ni de l’ordre mondial.

Ce texte semble être le fruit d’un sommet volontairement raccourci pour minimiser le risque d’un esclandre de Donald Trump. Mais il illustre aussi le fossé grandissant entre la trajectoire stratégique américaine et les priorités sécuritaires du Canada et des membres européens de l’Alliance.

Le point presse de Donald Trump lors du sommet de l’Otan.

La brièveté de cette déclaration et la restriction de son contenu à un spectre aussi étroit laissent penser que des désaccords profonds ont persisté jusqu’au bout.

Depuis le début de l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les alliés de l’OTAN faisaient bloc derrière Kiev. Ce consensus semble aujourd’hui s’effriter.

Depuis janvier, l’administration Trump n’a autorisé aucune nouvelle aide militaire à l’Ukraine et a considérablement réduit son soutien matériel ainsi que ses critiques à l’encontre de Moscou. Trump a exprimé son souhait de clore rapidement le conflit, en acceptant de facto l’agression russe. Sa proposition envisage de reconnaître l’annexion de la Crimée par la Russie ainsi que son contrôle de certaines régions occupées (Lougansk, parties de Zaporijia, Donetsk et Kherson). L’Ukraine, dans ce scénario, renoncerait à intégrer l’Otan, mais pourrait recevoir des garanties de sécurité et rejoindre l’UE.

À l’inverse, les Européens ont redoublé d’efforts pour financer et armer la défense ukrainienne, tout en renforçant les sanctions contre Moscou.

Autre signal de cette divergence croissante : le secrétaire à la Défense américain, Pete Hegseth, a décidé de se retirer du groupe de contact pour la défense de l’Ukraine, une coalition internationale informelle coordonnant l’aide militaire à Kiev.

Voilà longtemps que Trump martèle que les membres de l’Otan doivent respecter leur engagement pris en 2014 de consacrer 2 % de leur PIB à la défense – un effort dont Rutte a reconnu qu’il était nécessaire. En 2018, Trump avait même réclamé que ce seuil soit porté à 4 ou 5 %, une demande alors jugée irréaliste. Mais désormais, signe d’une inquiétude croissante face à la Russie et aux hésitations américaines, les membres de l’Alliance – à l’exception de l’Espagne – sont convenus de porter leurs dépenses à 5 % du PIB dans les dix prochaines années.

L’article 3 du traité fondateur impose aux États membres de maintenir et de développer leurs capacités de défense. Or, depuis 2022, il est apparu que nombre d’entre eux ne sont pas préparés à une guerre de haute intensité. Le sentiment que la menace russe est désormais directe et concrète s’est renforcé, notamment chez les États baltes, mais aussi en Allemagne, au Royaume-Uni et en France. Ces pays ont reconnu la nécessité d’augmenter leurs budgets militaires et de renforcer leur état de préparation.

Les États-Unis, de plus en plus focalisés sur la Chine, vont redéployer une plus grande partie de leur flotte dans le Pacifique, y affecter leurs nouveaux équipements les plus performants, intensifier leurs opérations de présence, leurs exercices conjoints, leur entraînement et leur coopération avec les marines alliées dans le Pacifique occidental. Ce repositionnement suppose de réduire l’engagement américain en Europe – et donc, pour les Européens, de compenser cette absence pour assurer la dissuasion face à la Russie.

Le pilier central de l’Alliance reste l’article 5, souvent résumé par la formule « Une attaque contre l’un est une attaque contre tous ». Or, en route vers La Haye, Trump semblait hésitant sur la position américaine vis-à-vis de cet engagement. Interrogé sur ce point lors du sommet, il a simplement répondu : « Je le soutiens. C’est bien pour cela que je suis ici. Sinon, je ne serais pas venu. »

Lord Ismay, premier secrétaire général de l’Otan, aurait un jour résumé ainsi le rôle de l’Alliance : « maintenir les Russes à l’extérieur, les Américains à l’intérieur et les Allemands sous contrôle ». L’Allemagne est désormais au cœur de l’Alliance, les Américains sont là – mais l’attention de Washington est ailleurs. Et Rutte aura fort à faire pour maintenir Trump mobilisé sur la défense de l’Europe, s’il veut continuer à contenir la Russie.

The Conversation

Andrew Corbett ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:09

Le christianisme a longtemps vénéré des saints « transgenres »

Sarah Barringer, Ph.D. Candidate in English, University of Iowa

Les historiens ont recensé au moins 34 récits documentés sur la vie de saints « transgenres », dont trois ont connu une grande popularité dans l’Europe médiévale.
Texte intégral (2821 mots)

La Marche des fiertés LGBTQIA+ – ou Paris Pride – aura lieu samedi 28 juin 2025. Elle célébrera l’égalité des droits et la visibilité des communautés lesbienne, gai, bi, trans, intersexe, asexuel et queer alors qu’aux États-Unis, en Russie, en Hongrie ou en Italie, les discriminations fondées sur les mœurs, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre se multiplient. Contrairement à un discours promu par les conservateurs états-uniens, qui tend à opposer les valeurs chrétiennes et la défense des minorités de genre, l’histoire du christianisme montre que des saints que l’on appellerait aujourd’hui « transgenres » ont bien été promus par l’Église médiévale.


Aux États-Unis, plusieurs États dirigés par des républicains ont restreint les droits des personnes transgenres : l’Iowa a signé une loi supprimant la protection des droits civils des personnes transgenres ; le Wyoming a interdit aux agences publiques d’exiger l’utilisation des pronoms préférés ; et l’Alabama a récemment adopté une loi qui ne reconnaît que deux sexes. Des centaines de projets de loi ont été présentés dans d’autres assemblées législatives d’État afin de restreindre les droits des personnes transgenres.

Plus tôt dans l’année, plusieurs décrets présidentiels ont été pris pour nier l’identité transgenre. L’un d’entre eux, intitulé « Éradiquer les préjugés anti-chrétiens », affirmait que les politiques de l’administration Biden en faveur de l’affirmation du genre étaient « antichrétiennes ». Il accusait la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi, de Biden, de forcer « les chrétiens à affirmer une idéologie transgenre radicale contraire à leur foi ».

Pourtant, de façon claire, tous les chrétiens ne sont pas antitrans. Et dans mes recherches sur l’histoire et la littérature médiévales, j’ai trouvé des preuves d’une longue histoire dans le christianisme de ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler des saints « transgenres ». Bien que ce terme n’existait pas à l’époque médiévale, l’idée d’hommes vivant comme des femmes ou de femmes vivant comme des hommes, était incontestablement présente à cette période. De nombreux chercheurs ont suggéré que l’utilisation du terme moderne « transgenre » permettait d’établir des liens précieux pour comprendre les parallèles historiques.

Il existe au moins 34 récits documentés sur la vie de saints transgenres datant des premiers siècles du christianisme. Initialement rédigées en latin ou en grec, plusieurs histoires de saints transgenres ont été traduites dans les langues vernaculaires.

Saints transgenres

Parmi les 34 saints originaux, au moins trois ont acquis une grande popularité dans l’Europe médiévale : sainte Eugénie, sainte Euphrosyne et saint Marinos. Tous trois sont nés femmes, mais se sont coupé les cheveux et ont revêtu des vêtements masculins pour vivre comme des hommes et entrer dans des monastères.

Eugénie, élevée dans la religion païenne, est entrée au monastère pour en savoir plus sur le christianisme et est devenue abbesse. Euphrosyne est entrée au monastère pour échapper à un prétendant indésirable et y a passé le reste de sa vie. Marinos, né Marina, a décidé de renoncer à sa condition de femme et de vivre avec son père au monastère en tant qu’homme.

Ces récits étaient très lus. L’histoire d’Eugénie est apparue dans deux des manuscrits les plus populaires de l’époque : Vies de saints, d’Ælfric, et la Légende dorée, de Jacques de Voragine. Ælfric était un abbé anglais qui a traduit les vies des saints latins en vieil anglais au Xe siècle, les rendant ainsi accessibles à un large public profane. La Légende dorée a été écrite en latin et compilée au XIIIe siècle ; elle fait partie de plus d’un millier de manuscrits.

Euphrosyne apparaît également dans les vies des saints d’Ælfric, ainsi que dans d’autres textes en latin, en moyen anglais et en ancien français. L’histoire de Marinos est disponible dans plus d’une douzaine de manuscrits dans au moins 10 langues. Pour ceux qui ne savaient pas lire, les vies des saints d’Ælfric et d’autres manuscrits étaient lus à haute voix dans les églises pendant le service religieux le jour de la fête du saint.

Une personne allongée sur un lit semble se lever tandis qu’un homme vêtu d’une longue cape rouge s’avance vers elle
Euphrosyne d’Alexandrie. Anonyme via Wikimedia

Une petite église à Paris construite au Xe siècle était consacrée à Marinos, et les reliques de son corps auraient été conservées dans le monastère de Qannoubine au Liban.

Tout cela pour dire que de nombreuses personnes parlaient de ces saints.

La transidentité sacrée

Au Moyen Âge, la vie des saints était moins importante d’un point de vue historique que d’un point de vue moral. En tant que récit moral, le public n’était pas censé reproduire la vie d’un saint, mais apprendre à imiter les valeurs chrétiennes.

La transition entre l’homme et la femme devient une métaphore de la transition entre le paganisme et le christianisme, entre la richesse et la pauvreté, entre la mondanité et la spiritualité. L’Église catholique s’opposait au travestissement dans les lois, les réunions liturgiques et d’autres écrits. Cependant, le christianisme honorait la sainteté de ces saints transgenres.

Dans un recueil d’essais de 2021 sur les saints transgenres et queers de l’époque médiévale, les chercheurs Alicia Spencer-Hall et Blake Gutt affirment que le christianisme médiéval considérait la transidentité comme sacrée.

« La transidentité n’est pas seulement compatible avec la sainteté ; la transidentité elle-même est sacrée », écrivent-ils. Les saints transgenres ont dû rejeter les conventions afin de vivre leur vie authentique, tout comme les premiers chrétiens ont dû rejeter les conventions afin de vivre en tant que chrétiens.


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La spécialiste en littérature Rhonda McDaniel explique qu’au Xe siècle en Angleterre, l’adoption des valeurs chrétiennes consistant à rejeter la richesse, le militarisme masculin ou la sexualité a permis aux gens de dépasser plus facilement les idées strictes sur le genre masculin et féminin. Au lieu de définir le genre par des valeurs distinctes pour les hommes et les femmes, tous les individus pouvaient être définis par les mêmes valeurs chrétiennes.

Historiquement, et même à l’époque contemporaine, le genre est associé à des valeurs et des rôles spécifiques, comme le fait de supposer que les tâches ménagères sont réservées aux femmes ou que les hommes sont plus forts. Mais l’adoption de ces valeurs chrétiennes a permis aux individus de transcender ces distinctions, en particulier lorsqu’ils entraient dans des monastères et des couvents.

Selon McDaniel, même des saints cisgenres comme sainte Agnès, saint Sébastien et saint Georges incarnaient ces valeurs, montrant ainsi que n’importe quel membre du public pouvait lutter contre les stéréotypes de genre sans changer son corps.

L’amour d’Agnès pour Dieu lui a permis de renoncer à son rôle d’épouse. Lorsqu’on lui a offert l’amour et la richesse, elle les a rejetés au profit du christianisme. Sébastien et Georges étaient de puissants romains qui, en tant qu’hommes, étaient censés s’engager dans un militarisme violent. Cependant, tous deux ont rejeté leur masculinité romaine violente au profit du pacifisme chrétien.

Une vie digne d’être imitée

Bien que la plupart des vies des saints aient été écrites principalement comme des contes, l’histoire de Joseph de Schönau a été racontée comme étant à la fois très réelle et digne d’être imitée par le public. Son histoire est racontée comme un récit historique d’une vie qui serait accessible aux chrétiens ordinaires.

À la fin du XIIe siècle, Joseph, né femme, entra dans un monastère cistercien à Schönau, en Allemagne. Sur son lit de mort, Joseph raconta l’histoire de sa vie, notamment son pèlerinage à Jérusalem lorsqu’il était enfant et son difficile retour en Europe après la mort de son père. Lorsqu’il revint enfin dans sa ville natale de Cologne, il entra dans un monastère en tant qu’homme, en signe de gratitude envers Dieu pour l’avoir ramené sain et sauf chez lui.

Bien qu’il ait soutenu que la vie de Joseph méritait d’être imitée, le premier auteur de l’histoire de Joseph, Engelhard de Langheim, entretenait une relation complexe avec le genre de Joseph. Il affirmait que Joseph était une femme, mais utilisait régulièrement des pronoms masculins pour le désigner.

Un enfant et un homme âgé se tiennent à l’entrée d’un bâtiment avec des minarets tandis qu’une religieuse, entièrement vêtue de noir, leur parle
Marinos le moine. Richard de Montbaston via Wikimedia

Même si les histoires d’Eugénie, d’Euphrosyne et de Marinos sont racontées sous la forme de contes moraux, leurs auteurs avaient également des relations complexes avec la question de leur genre. Dans le cas d’Eugénie, dans un manuscrit, l’auteur fait référence à elle en utilisant uniquement des pronoms féminins, mais dans un autre, le scribe utilise des pronoms masculins.

Marinos et Euphrosyne étaient souvent désignés comme des hommes. Le fait que les auteurs aient fait référence à ces personnages comme étant masculins suggère que leur transition vers la masculinité n’était pas seulement une métaphore, mais d’une certaine manière aussi réelle que celle de Joseph.

Sur la base de ces récits, je soutiens que le christianisme a une histoire transgenre dont il peut s’inspirer et de nombreuses occasions d’accepter la transidentité comme une partie essentielle de ses valeurs.

The Conversation

Sarah Barringer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:09

Près de 90 % des déchets textiles finissent brûlés. Comment changer cela ?

Manuel Morales Rubio, Enseignant-chercheur en Gestion stratégique, Clermont School of Business

Les déchets textiles pourraient être revalorisés de diverses façons : isolants thermiques et acoustiques, mousse pour l’automobile, rembourrage de matelas, pour faire de nouveaux vêtements…
Texte intégral (1986 mots)
L’immense majorité de nos déchets textiles finit dans un incinérateur, faute de solutions de recyclage adaptées et viables. Kaentian Street/Shutterstock

Alors que les soldes d’été, qui se déroulent du 25 juin au 22 juillet, viennent de débuter, la question du recyclage des déchets textiles reste lancinante. Ces derniers finissent le plus souvent incinérés, alors qu’ils pourraient être revalorisés de diverses façons : isolants thermiques et acoustiques, mousse pour l’automobile, rembourrage de matelas, pour faire de nouveaux vêtements…


Saviez-vous qu’aujourd’hui seuls 12 % des déchets textiles étaient recyclés et réutilisés dans l’Union européenne ? Un chiffre extrêmement bas si on le compare par exemple au 75 % de cartons recyclés et au 80 % de verre en France. L’immense partie des déchets textiles, produits par l’industrie, est donc envoyée directement à la déchetterie et sera in fine incinérée.

Mais alors, pourquoi si peu de recyclage ? Cet état de fait est-il voué à rester inchangé ? Pas forcément.

D’où viennent les déchets textiles ?

Mais, avant de voir comment les choses pourraient évoluer, commençons d’abord par voir ce que sont les déchets textiles et pourquoi ils sont si peu recyclés.

Les déchets textiles sont issus des vêtements fabriqués. Ce sont des chutes de tissu, des fibres et autres matériaux textiles en fin de vie, après usage ou production. Le prêt-à-porter ou la fast fashion, avec le renouvellement rapide des collections, aggrave le problème de gestion et de traitement avec des quantités croissantes de déchets textiles issues de la surproduction et de la surconsommation.

Les défis du recyclage

Mais si une grande partie de ces textiles finit ainsi en déchetterie, contribuant alors à la pollution et au gaspillage des ressources, c’est également faute de solutions de recyclage adaptées ou économiquement viable.

On trouve deux raisons principales à cela : la première est d’ordre technique et la deuxième découle de la pauvreté des normes existantes et des régulations institutionnelles.

De fait, le recyclage des déchets textiles est au cœur de nombreux défis techniques dus à la nature complexe et hétérogène des fibres textiles et matériaux de fabrication, au manque d’infrastructure et de moyen de collecte, aux coûts élevés pour le tri, à une absence de support technique et de conseil de la part des experts du recyclage…

Concernant les normes en vigueur, on peut noter qu’avant 2022, il n’y avait pas de régulations interdisant aux acteurs de la fast fashion (marques, magasins de détail, et fabricants) de détruire les invendus et les produits renvoyés par les clients.

Transformer les déchets textiles en opportunité d’affaires ?

Mais, en 2022, donc, la loi européenne anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec) change la donne puisqu’elle impose désormais aux acteurs du prêt-à-porter (les marques, les magasins de détail et les fabricants) de trouver des utilisations alternatives à leurs produits textiles et vestimentaires retournés et invendus, évitant ainsi la mise en décharge ou l’incinération.

Pour permettre à ces textiles d’avoir une nouvelle vie, une opportunité reste sous-estimée : celle de la collaboration entre les secteurs de l’industrie textile et d’autres industries qui pourraient utiliser les résidus textiles qui étaient auparavant brûlés.

Les textiles invendus, retournés ou les déchets textiles post-industriels pourraient par exemple être transformés en matières premières capables d’être réintégrées pour devenir des isolants thermiques et acoustiques dans des bâtiments, des torchons industriels, des mousses pour l’automobile ou encore du rembourrage de matelas. Cette synergie entre industries offre plusieurs avantages : elle réduit les déchets, limite l’extraction de ressources vierges et favorise une économie circulaire plus durable. En mutualisant les savoir-faire et les besoins, les acteurs de différents secteurs optimisent également les chaînes de production tout en contribuant à une gestion plus responsable des matériaux textiles en fin de vie.

Cependant, pour l’instant, la complexité de la coopération intersectorielle rend la valorisation des coproduits et déchets textiles faible.

Mais ces actions mises en place entre industries, qu’on appelle symbioses industrielles, existent depuis longtemps dans d’autres domaines et laissent donc penser qu’il pourrait en être autrement.

La réutilisation des déchets d’un processus de production a ainsi été documentée dans la production de savon issue de graisse animale, la production d’engrais issus des résidus agricoles et animaux, ainsi que la peau et les os des animaux pour matière première pour le cuire et les armes.

Cette pratique de réutilisation des résidus est même devenue très commune de nos jours dans d’autres secteurs industriels comme la pétrochimie, la chimie organique, l’énergie, l’agro-industrie depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Le premier cas de symbiose industrielle identifié dans la littérature scientifique remonte à 1972 quand un groupe d’entreprises privées appartenant à différents secteurs industriels ont dû faire face à la pénurie d’eau dans la ville de Kalundborg au Danemark. En dialoguant toutes ensemble, elles ont pu optimiser l’utilisation globale de l’eau grâce à sa réutilisation.

Collaboration intersectorielle : une stratégie clé pour la circularité

Cependant, si l’on regarde les quantités de déchets textiles, cette possibilité de recycler les déchets textiles en développant les interactions entre industrie ne suffira pas. L’autre grand enjeu demeure la production initiale. Derrière la croissance démesurée des déchets textiles partout dans le monde ces dernières années, on trouve de fait la surproduction et la surconsommation des textiles, qui a été multiplié par quatre dans les cinq dernières années avec la prolifération des plates-formes de fast-fashion comme Shein et Temu.

L’objectif est donc de réduire le volume de matière première vierge nécessaire pour la fabrication d’un nombre croissante des vêtements. Cela pourrait se faire par une réduction de la consommation ou bien en réduisant nos besoins en matière première vierge. Ici, l’utilisation de déchets textiles reconditionnés peut également s’avérer judicieuse. Elle offre l’avantage de réaliser simultanément deux actions vertueuses : réduire nos déchets et limiter nos besoins en matières premières textiles.

En Europe, cependant, moins de 2 % du total des déchets textiles est aujourd’hui reconditionné pour fabriquer de nouveaux vêtements. Ce pourcentage est tellement faible, qu’il est difficile à croire, mais il s’explique par une déconnexion entre les acteurs de la fin de vie des vêtements, l’hétérogénéité des matériaux qui rend complexe la tâche du recyclage pour produire des vêtements d’une qualité égale ; et aussi une réglementation et régulation peu contraignante.

Les acteurs du recyclage et les déchetteries communiquent peu avec les associations qui gèrent les points de collecte textile, le tri et la vente des vêtements d’occasion (Mains ouverts, Emaus, Secours populaire, entre autres).

Les plates-formes digitales comme Vinted ne sont pas au courant des volumes gérés par les acteurs de l’écosystème physique. De plus, les initiatives de récupération et réutilisation des vêtements usagés appliqués par les grandes marques comme Zara et H&M ne représentent qu’une fraction de leurs ventes totales, et ne sont donc pas capables de changer la tendance envers une économie textile de boucle fermée.

Prêt-à-porter : en quête des solutions durables

C’est pourquoi il devient crucial d’activer l’ensemble de ces leviers au regard de l’impact environnemental de l’industrie textile, qui émet 3 ,3 milliards de tonnes de CO₂ par an, soit autant que les vols internationaux et que le transport maritime des marchandises réunis.

L’industrie textile est également à l’origine de 9 % des microplastiques qu’on retrouve dans les océans et consomme environ 215 trillions de litres d’eau par an si l’on considère toute la chaîne de valeur. Le textile et l’habillement sont à ce titre les industries qui consomment le plus d’eau au monde, juste après l’agriculture et l’industrie agroalimentaire. Le secteur textile est également associé à la pollution issue des produits chimiques et détergents utilisés dans les processus de fabrication et dans le lavage des vêtements.

À l’échelle mondiale, les perspectives liées à la surproduction et à la surconsommation sont préoccupantes puisque l’on estime que d’ici à 2050 le volume total de prêt-à-porter pourrait tripler.

Pour éviter que nos vêtements aient un coût environnemental aussi néfaste, une piste évidente serait de permettre une production plus locale.

Aujourd’hui, la chaîne de valeur textile reste de fait très mondialisée et les vêtements qui en sortent sont de moins en moins solides et durables. La production des matières premières est fortement concentrée en Asie, notamment dans des pays comme la Chine, l’Inde et le Bangladesh, qui représentent plus de 70 % du marché total de la production de fibres, de la préparation des tissus et des fils (filature), du tissage, du tricotage, du collage et blanchiment/teinture.

Face à cette réalité, la mise en place d’une stratégie territoriale de symbiose pourrait également réduire la dépendance excessive à des systèmes de production non durables, en relocalisant les capacités de production pour renforcer des circuits courts et plus territoriaux en Europe.

The Conversation

Manuel Morales Rubio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:08

Communautés LGBTQIA+ : Les lettres de Byron, sources précieuses pour l’histoire

Sam Hirst, AHRC Funded Post-Doctoral Research Fellow in History, University of Nottingham

Les lettres de Lord Byron à sa meilleure amie Elizabeth révèlent les émotions intenses liées à ses premières relations amoureuses homosexuelles.
Texte intégral (4403 mots)

Le génial poète britannique Lord Byron, hors norme et sulfureux, a vécu une « amitié romantique » avec un jeune choriste disparu prématurément, qu’il a racontée dans ses écrits. Dans une Angleterre où l’homosexualité est un crime passible de mort, ces fragments de lettres et de poèmes offrent un rare témoignage d’une passion homosexuelle au tournant du XIXe siècle.


Nous sommes le 5 juillet 1807. Un jeune homme ivre et en larmes est assis dans sa chambre d’étudiant à Cambridge, écrivant dans un « chaos d’espoir et de chagrin » à son amie d’enfance, Elizabeth Pigot. Il vient de se séparer de celui qu’il surnomme sa « cornaline », qu’il aime « plus que n’importe qui au monde » – et il déverse ses sentiments sur le papier.

Le jeune homme, c’est Lord Byron, et sa cornaline, c’est le choriste de Cambridge John Edleston. Il apparaît sous ce surnom dans les écrits en prose de Byron en raison d’une bague qu’il avait offerte à Byron. Le cadeau et le donateur ont été immortalisés dans le premier recueil de poèmes de Byron, Heures de paresse (1807), et Byron a porté l’anneau en cornaline jusqu’à la fin de ses jours.

Faire des recherches sur l’histoire des LGBTQ+ revient souvent à essayer de découvrir et de reconstruire des éléments qui ont été effacés, cachés, obscurcis ou travestis.

La lettre que Byron a écrite cette nuit-là est une archive rare, conservée, avec une autre écrite à la mère d’Elizabeth Pigot après la mort de John Edleston, dans les archives de l’abbaye de Newstead. Ce sont des fragments qui évoquent l’histoire plus vaste de la romance adolescente, du deuil et de la vie homosexuelle au début du XIXe siècle.

Pour retracer l’histoire queer (ou LGBTQ+), les chercheurs comme moi doivent travailler avec des absences, des effacements délibérés – des vies et des relations qui ont été cachées, niées ou déguisées. Les chercheurs sur Byron sont généralement confrontés à une surabondance de matériel, mais son homosexualité reste une question de fragments. La recherche sur sa sexualité nécessite un lent processus d’apprentissage pour reconnaître et relier les codes et les fils de sa prose et de ses vers.

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Dans le cas de Byron, des gardiens trop zélés de sa réputation posthume – dont sa sœur, son éditeur et ses amis – n’ont pas résisté à la tentation de brûler ses mémoires. Il ne reste que peu d’indices à partir desquels imaginer ce qu’ils auraient pu contenir.

Un autre problème, c’est que, bien souvent, lorsque l’homosexualité de Byron est évoquée par ses contemporains, c’est sous forme d’accusations, par exemple, lorsqu’on rapporte une conversation entre Lady Caroline Lamb (une ancienne maîtresse) et Anna-Bella Millbanke (l’épouse de Byron, dont il était séparé).

D’autres lettres et sources ont été perdues et la correspondance de Byron sur le désir homosexuel est souvent codée. Il écrit à ses amis de Cambridge avec des références sténographiques partagées, généralement basées sur des allusions classiques qui sont difficiles à décrypter pour les non-initiés.

Annabella Milbanke and Lady Caroline Lamb
De nombreuses affirmations sur l’homosexualité de Byron proviennent d’une conversation entre sa femme Annabella Milbanke (à gauche) et son ancienne amante Lady Caroline Lamb (à droite). National Portrait Gallery

Alors, comment aborder l’histoire queer de Byron dans toute sa réalité désordonnée lorsque les archives sont un patchwork de fragments, d’absences, d’effacements et d’obscurcissements ? En partie, en acceptant cette fragmentation, en renonçant à l’envie d’une histoire unique qui recouvrerait toute la vie de Byron, et en rencontrant Byron dans le moment qu’une source nous offre.

C’est aussi une question de connexion, de traçage d’éléments à travers la poésie et la correspondance, les mémoires et les accusations, de fils à tirer pour former une image plus complète. Les lettres de Newstead, lues en conjonction avec ses poèmes, ses lettres et ses journaux, sont une source évocatrice.


À lire aussi : Clairmont tells the story of the woman Byron cast aside


Les lettres de Newstead

La lettre de 1807 nous apprend que Byron a rencontré Edleston deux ans auparavant, alors qu’il avait 17 ans et Edleston 15 : « Sa voix attira d’abord mon attention, son beau visage me la retint et le charme de ses manières me l’attacha pour toujours. »

Selon Byron : « Pendant toute la durée de ma résidence à Cambridge, nous nous sommes vus tous les jours, été comme hiver, sans nous ennuyer un seul instant. » Il exagère, créant sa propre histoire romancée. En réalité, Byron était rarement présent à Cambridge, n’y passant que quelques mois par an et préférant généralement passer son temps à Londres.

À un ami, il écrit au retour d’une escapade que le caractère d’Edleston s’était « beaucoup amélioré », donnant à penser que la vénération n’était pas constante. Que la réalité corresponde exactement à la lettre est moins important que le fait que c’est l’histoire que Byron a voulu raconter.

Painting of the Abbey
Newstead Abbey était la maison de famille de Lord Byron. Wiki Commons

L’histoire que Byron choisit de raconter est celle d’un attachement romantique durable à un jeune homme. À une époque où il entretenait de nombreuses relations de différents types avec des hommes et des femmes, Byron affirme dans sa lettre : « Je l’aime certainement plus que n’importe quel être humain, et ni le temps ni la distance n’ont eu le moindre effet sur ma disposition (en général) changeante ». C’est bien la déclaration passionnée d’un adolescent qui se sépare d’un amour de jeunesse.

Les espoirs d’un avenir radieux que nourrit Byron, ainsi que ses projets de constance et sa naïveté face aux obstacles sont autant de rappels à son jeune âge. Lorsqu’il atteint sa majorité à 21 ans et qu’il prend enfin le contrôle de sa fortune et de sa vie, il promet ceci : « Je laisserai à Edleston la décision d’entrer comme associé dans la maison de commerce où il va travailler, ou de venir vivre avec moi ».

Vers la fin de sa lettre, juste avant de revenir à des considérations pratiques et à un ton plus jovial, il exprime un espoir plus réaliste mais tout aussi futile : « J’espère que vous nous verrez un jour ensemble ».

Edleston meurt prématurément à l’âge de 21 ans, avant que Byron ne revienne de son voyage à travers l’Europe, que les jeunes aristocrates d’alors avaient coutume de faire.

Les modèles homosexuels de Byron

Lord Byron avait fait de John Edleston son protégé. Ce sera un fil conducteur dans nombre de ses relations. Il parle de ses aventures homosexuelles en Grèce dans une lettre joyeuse adressée à son ancien tuteur Henry Drury et promettait un traité sur « la sodomie ou la pédérastie, dont les auteurs anciens et la pratique actuelle ont prouvé qu’elles étaient dignes d’éloges ».

Ce modèle grec ancien de relation sexuelle avec un homme ou un adolescent plus jeune et de statut inférieur, qui incluait des aspects de patronage, était l’un des principaux modèles auxquels Byron avait accès pour décrire et comprendre ses propres désirs et relations.

Byron établit également des comparaisons avec des figures qui lui sont contemporaines et d’autres plus anciennes, qui nous montrent les raccourcis par lesquels étaient à l’époque dépeintes les relations homosexuelles :

« Nous ferons rougir Lady E. Butler et Miss Ponsonby, les dames de Llangollen, nous mettrons Pylades et Oreste hors d’état de nuire, et nous ne voulons rien de moins qu’une catastrophe comme Nisus et Euryalus pour donner à Jonathan et David la chance de s’en sortir. »

À l’exception des dames de Llangollen Eleanor Butler et Susan Ponsonby, qui se sont enfuies d’Irlande en 1780 et ont vécu ensemble jusqu’à leur mort, ses exemples sont tous imprégnés de tragédie et de mort. Nisus et Euryalus sont deux inséparables soldats dans l’Énéide de Virgile qui sont morts ensemble. Ils font l’objet de deux poèmes dans le premier recueil de Byron, Heures de paresse (1807) mentionné plus haut. Ses références répétées à leur histoire suggèrent une cartographie interne (quoique peut-être inconsciente) de la masculinité homosexuelle qui offre peu d’espoir d’un avenir commun et qui est voué à la perte tragique de l’être aimé et à la mort.

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Euryale et Nisus, par Jean-Baptiste Roman (1827). Louvre Museum, CC BY-SA

Dans cette même lettre à son ancien tuteur, Byron affirme qu’Edleston « est certainement plus attaché à moi que je ne le suis à lui ». Il révèle un désir d’être aimé plus que d’aimer. Cette insécurité est peut-être liée à son pied droit, frappé d’un difformité à la naissance, léger handicap dont il souffrira toute sa vie.

Byron a également eu maille à partir avec son poids et des troubles alimentaires tout au long de sa vie. Pendant son séjour à Cambridge, son corps s’est beaucoup transformé, en raison de régimes associés à des exercices physiques extrêmes. Mais lorsqu’il y retourne en juin 1807 après un séjour ailleurs, Edleston commence par ne pas le reconnaître.

Ce déséquilibre peut également refléter le sentiment d’indignité de Byron. Dans une grande partie de sa poésie, il s’identifie à une sensualité grossière et Edleston à la pureté, se considérant comme une influence potentiellement corruptrice. Dans To Thryza (1811), Byron dépeint un amour « raffiné » qui risque d’être « avili » :

les baisers si innocents, si purs,
que l’amour se défendait tout désir plus ardent.
Tes beaux yeux révélaient une âme si chaste,
que la passion elle-même eût rougi de réclamer davantage.

Amitiés romantiques

La relation entre Byron et Edleston échappe à toute catégorisation facile. Byron en parlera plus tard comme d’un « amour et d’une passion violents, bien que purs ». Il a également appelé Edleston son « plus qu’ami », tout en niant toute relation sexuelle. Ces déclarations sont à replacer dans le contexte homophobe de l’Angleterre d’alors où les sanctions prévues contre les « sodomites » (ou personnes suspectées comme telles) étaient particulièrement sévères (pendaison en public).

John Murray, l’éditeur de longue date de Byron a publié en 1834 une anthologie de son œuvre, accompagnée de commentaires de divers contemporains du poète, qui qualifie la relation d’« amitié romantique » – une catégorie qui remplit un espace ambigu au-delà de l’hétérosexualité. Lisa Moore, professeure de littérature américaine et anglaise, suggère que le terme « soulève des inquiétudes en tentant de les contenir » – il évoque des notions d’homosexualité tout en semblant les nier.

De même, elle suggère d’autres formes de relations « queer » au-delà des définitions binaires basées uniquement sur l’activité sexuelle. L’approbation sociale était accordée seulement à certaines conditions pour les amitiés romantiques. Il fallait notamment pouvoir nier de manière plausible l’existence d’un contact sexuel réel.

La relative acceptation de ce type de relations a sans doute permis à Lord Byron d’ouvrir son cœur à Elizabeth Pigot. L’« amitié romantique » permet de reconnaître et de valoriser des relations intenses, passionnées ou romantiques entre personnes du même sexe.

Une histoire d’amour tragique

Après la mort d’Edleston, Byron écrit à la mère de Pigot pour lui demander de lui rendre sa cornaline qui « avait acquis par cet événement la [mort d’Edleston] une valeur que j’aurais souhaité qu’elle n’eût jamais à mes yeux ».

Elizabeth avait ajouté un addendum, demandant à sa mère de rendre la bague, car « il ne me l’a jamais donnée, il l’a seulement placée entre mes mains pour que j’en prenne soin à sa place – et de cette façon, je ne ferai que lui rendre ce qui lui appartient. » Un acte de bienveillance et de reconnaissance.

Illustration de Byron et de son chien
Les illustrations de Byron et de son chien par Elizabeth Pigot montrent leur étroite amitié. Wiki Commons

L’histoire entre Byron et Edelston s’est terminée tragiquement, ce qui contraste avec les espoirs d’avenir radieux exprimés par le poète en 1807, mais réalise la prophétie de ses modèles.

Byron quitte l’Angleterre en 1809 et voyage jusqu’en 1811. La raison exacte de son départ, manifestement précipité, n’est pas claire, bien que certains critiques, comme Leslie Marchand et Fiona McCarthy, aient suggéré qu’il soit lié à sa relation avec Edelston ou à une indiscrétion d’un amant en manque d’affection.

On ne sait pas au juste pourquoi Byron s’est éloigné de son ami ni comment leur relation a évolué. Mais lorsque Byron est rentré en Angleterre, Edleston était mort : une cruelle réalité qu’il n’a découverte que cinq mois plus tard, de la bouche de la sœur d’Edleston.

À son ami Francis Hodgson, en 1811, Byron écrit :

J’ai appris l’autre jour un décès qui m’a choqué plus que tous les précédents [sa mère et deux autres amis étaient morts récemment], celui d’une personne que j’aimais plus que je n’ai jamais aimé un être vivant, et qui, je crois, m’a aimé jusqu’à la fin, et pourtant je n’ai pas versé une larme pour un événement qui, il y a cinq ans, m’aurait fait tomber dans la poussière ; cela pèse encore sur mon cœur et me rappelle ce que je souhaite oublier, dans de nombreux rêves fiévreux.

Byron a peut-être répété à ses amis qu’il n’avait pas versé une larme, mais la répétition elle-même est révélatrice. La perte d’Edleston l’a conduit à composer les poèmes de Thyrza. Tout en décrivant son chagrin, ils nous livrent d’autres fragments de l’histoire de leur relation. To Thyrza (1811), par exemple, suggère un départ fâché, un malentendu ou simplement le fait de ne pas avoir su dire au revoir :

Si du moins – un mot, un regard
m’eût dit tendrement : « Je te quitte en t’aimant
mon cœur eût appris à pleurer,
avec de plus faibles sanglots, le coup qui enleva l’âme de ton corps

On suit le processus de deuil de Byron à travers d’autres lettres et poèmes, dont Stanzas (décembre 1811) ou To Thyrza (1812), avec une description d’une gaieté autodestructrice et désespérée, teintée de dégoût de soi, qui donne des clés sur l’état d’esprit de Byron en 1812, l’année de son ascension fulgurante vers la célébrité :

Allons, servez-moi du vin, servez le banquet,
l’homme n’est pas fait pour vivre seul :
je serai cette légère et incompréhensible créature
qui sourit avec tous, et ne pleure avec personne.
Il n’en fut point ainsi dans des jours plus chers à mon cœur,
il n’en aurait jamais été ainsi ;
mais tu m’as quitté, et m’as laissé seul ici-bas :
tu n’es plus rien, tout n’est rien désormais pour moi.

Le chagrin de Byron est palpable – ce, même sans pouvoir distinguer quelle part relève de l’autofiction et de la dramatisation et quelle autre d’une tristesse profondément enfouie, de la perte d’un amour qu’il ne pouvait revendiquer publiquement ou s’il s’agit d’une tentative de dépeindre un sentiment constant qu’il aurait voulu ne jamais éprouver, ou bien qu’il n’avait jamais pu dépasser.

Un chagrin queer, non exprimé, couché sur le papier avec des pronoms et des pseudonymes modifiés. Une révélation et une dissimulation – un chagrin, un amour qui n’ose pas dire son nom).

Les émotions douloureuses étaient mêlées à une véritable gaieté, c’est indéniable. Il écrivait ses poèmes rapidement, transformant des impressions potentiellement fugaces en réalités durables. Et ces moments sont peut-être aussi significatifs et éclairants qu’un récit plus global.

Chaque poème et chaque lettre racontent une histoire légèrement différente, capturent un moment différent et donnent un nouvel aperçu d’une vie queer vécue il y a plus de deux cents ans.

The Conversation

Sam Hirst ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:07

Deezer face aux géants de la musique en ligne : la preuve par le metal

Emilie Ruiz, Maitre de conférences HDR, Université Savoie Mont Blanc

Corentin Charbonnier, Docteur en Anthropologie, Université de Tours

Deezer, la plateforme française de musique en ligne, arrive à tirer son épingle du jeu sur ce marché hyperconcurrentiel. Décryptage de sa stratégie.
Texte intégral (1526 mots)

Comment faire pour exister quand on est une entreprise française face aux géants que sont Apple Music, Amazon Music ou Spotify ? Deezer a innové et cela semble payer pour le moment. Parmi les facteurs de succès, la création d’un lien, via la plateforme, entre les artistes et leur public joue un rôle. Démonstration avec le cas de la musique metal.


En moins de deux décennies, l’industrie musicale est passée de la vente de produits physiques à une économie de l’accès numérique. Cette transition ne s’est pas faite sans heurts. Ce changement a bouleversé les équilibres économiques, fragilisant disquaires et labels indépendants, tout en faisant émerger de nouvelles formes de médiation. Dans ce paysage, les plateformes comme Spotify, Apple Music, Amazon Music ou Deezer sont devenues incontournables.

Mais ces acteurs ne se contentent pas de diffuser de la musique. Ils concentrent les fonctions de diffusion, de recommandation, de mesure et de monétisation, transformant les chaînes de valeur culturelles et les relations entre artistes, producteurs et publics, selon leurs propres logiques.

Parmi elles se trouve une plateforme française fondée en 2007 : Deezer. Elle se distingue par une stratégie singulière, alliant innovation technologique, responsabilité culturelle et ancrage communautaire.

Un acteur industriel à part entière

Comme ses concurrents, Deezer propose un abonnement donnant accès à des millions de titres en streaming. La plateforme permet par ailleurs la création de playlists et de recommandations personnalisées. Son algorithme « Flow » structure les pratiques d’écoute en hiérarchisant les contenus selon les goûts de l’utilisateur.

Derrière cette logique standardisée, Deezer adopte une stratégie distincte reposant sur trois axes :

  • valorisation des scènes locales et francophones,

  • éditorialisation humaine en complément de l’algorithme,

  • engagement pour une rémunération plus équitable.

En France, Deezer expérimente un modèle dit « user-centric » rémunérant les artistes selon les écoutes réelles de chaque utilisateur. De cette façon, la plateforme affiche un soutien envers les créateurs plus confidentiels. Elle développe aussi des outils pour identifier puis limiter la visibilité de la musique produite par des outils d’intelligence artificielle, qui représente environ 10 % des morceaux livrés quotidiennement sur la plateforme tout en renforçant les interactions entre les artistes et leur public grâce à des fonctionnalités communautaires.


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Le metal : une niche exemplaire

Parmi les multiples genres musicaux présents sur les plateformes, le metal occupe une place singulière. Historiquement ancré dans une culture de l’objet attachée aux CD et vinyles, son accès s’est longtemps fait en marge des circuits traditionnels, reposant sur l’achat de supports physiques. Peu visible dans les classements globaux, peu présente dans les médias généralistes, la musique metal représente pourtant l’une des scènes les plus structurées, fidèles et engagées.

Si la place des labels a largement évolué ces dernières années, cette transformation est particulièrement marquante dans le metal, où ils continuent de jouer un rôle de pivot, que ces labels soient internationaux ou des disquaires locaux. Dans un écosystème encore très attaché à la production physique, à la cohérence esthétique et à la construction d’une identité sonore, les labels sont des acteurs culturels, à la fois garants de la ligne artistique et médiateurs entre les groupes et leur public.

Nouvelles visibilités pour des groupes underground

Mehdi El Jaï, PDG du label Verycords (Mass Hysteria, Ultra Vomit, Psykup, Akiavel, etc.), souligne que les plateformes, comme Deezer, ont offert une visibilité inédite à des groupes jusque-là confinés aux circuits spécialisés. Grâce à une éditorialisation ciblée et à des partenariats pertinents, les labels prolongent leur rôle de prescripteurs tout en s’adaptant aux nouvelles logiques d’accès. Il note que, si ces plateformes ont aidé à réduire le piratage, elles ont aussi profondément bouleversé l’écosystème. Il reconnaît néanmoins l’intérêt particulier de Deezer pour la scène metal :

« On a organisé de beaux événements avec eux, comme une pré-écoute de “Matière noire”, de Mass Hysteria, qui a contribué à un beau lancement. La plateforme est très à cheval sur la chasse aux “fake streams”, qui polluent aussi une partie du business, car on est sur un modèle de “market-share” et pas “user-centric”, donc c’est très pernicieux. […] Deezer est très à cheval sur des enjeux liés à l’économie du disque, l’économie du producteur phonographique et donc à des enjeux d’avenir. »

Cohérences communautaires

Contrairement à des styles portés par les playlists virales, le metal s’appuie sur une écoute active, fidèle et passionnée, même s’il existe des différences en fonction des différents sous-genres, plus ou moins attachés au support physique. Pour Mehdi El Jaï :

« Aujourd’hui, tu achètes un disque d’artistes dont tu es fondamentalement fan, ce qui a des implications sur les ventes et donc sur la popularité, l’exposition, et sur l’ensemble de la chaîne de valeur. À l’instar des réseaux sociaux, il y a [avec les plateformes de streaming] une volonté de développer les communautés qui sont liées aux artistes, c’est le sens de l’histoire. »

BFM 2022.

Conscient de ce potentiel, Deezer a créé plusieurs dispositifs pour valoriser la scène metal :

  • playlists spécialisées créées par des éditeurs humains, couvrant à la fois les grands sous-genres (black, death, thrash, prog et des niches plus pointues ;

  • présence renforcée dans les recommandations personnalisées grâce à une hiérarchisation adaptée, avec des contenus éditoriaux spécifiques (interviews, sélections liées à des festivals comme le Hellfest ou le Motocultor.

Un levier d’ouverture

Fort de cette stratégie, Deezer peut tisser un lien fort avec une scène exigeante, attachée à la fidélité et à la connaissance. Le streaming devient ainsi un levier d’ouverture internationale pour les groupes underground, à condition d’être bien éditorialisé.

« Les plateformes nous permettent aussi des revenus que l’on n’aurait pas sans elles. Tu prends des gens qui écoutent Myrath en Indonésie, comment je les aurais touchés avant, je n’en sais rien. Aujourd’hui, on a des gens qui écoutent Myrath en Indonésie, au Pérou, en Argentine. »

Si Deezer cherche à mieux rémunérer les artistes, le modèle du streaming reste imparfait. L’algorithme tend à uniformiser les écoutes, au détriment de la diversité, notamment dans des genres comme le metal, dont il peine à saisir les spécificités.

Côté utilisateurs, l’abonnement limite l’accès complet et l’abondance de contenus peut rendre l’écoute plus superficielle. Néanmoins, face à un disquaire en difficulté ou à des médias spécialisés en crise, Deezer, malgré ces limites, reste aujourd’hui un moyen privilégié d’accès à la musique.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:06

Que faire si vous n’aimez pas les amis de votre enfant ?

Rachael Murrihy, Director, The Kidman Centre, Faculty of Science, University of Technology Sydney

Comment réagir lorsque votre enfant s’entend bien avec un camarade que vous jugez trop turbulent, malpoli, voire tyrannique ?
Texte intégral (1229 mots)

Comment réagir lorsque votre enfant s’entend bien avec un camarade que vous jugez trop turbulent, malpoli, voire tyrannique ? Est-il bienvenu en tant que parent de s’immiscer dans les relations de vos enfants ?


Nombreux sont les parents qui connaissent cette situation : leur enfant a un bon, voire un meilleur ami, mais ils ne l’aiment pas…

Cet ami peut être autoritaire, mal élevé ou sauter sur vos meubles. Vous n’aimez peut-être pas la façon dont votre enfant se comporte lorsqu’il est avec lui.

Quand il s’agit d’enfants plus âgés, votre aversion peut être liée au langage de l’ami, à sa posture vis-à-vis de l’école ou à sa façon de prendre des risques. Peut-être aussi que cet ami souffle le chaud et le froid, provoquant des drames en série.

Que faire alors, en tant que parents, dans ce genre de circonstances ?

Fixer des règles

Si vous estimez que votre enfant est maltraité, cela peut susciter en vous un instinct de protection qui se manifeste par une réaction corporelle de lutte ou de fuite.

Cela provoque une montée d’adrénaline qui peut vous pousser en tant que parents à réagir par la critique, voire tenter de vous opposer à cette amitié.

Cependant, cette façon de faire peut causer plus de mal que de bien, en particulier dans le cas d’adolescents enclins à rejeter leurs parents.

Avec les enfants plus jeunes, des limites claires peuvent être fixées dès le début de la rencontre. Par exemple, en leur disant : « les jeux sont interdits dans la chambre des parents » ou « on ne saute pas sur le canapé ».

Si les enfants utilisent un langage méchant ou grossier les uns envers les autres, vous pouvez d’emblée annoncer qu’on n’utilise pas tel ou tel mot dans cette maison et que la courtoisie est ici la règle.

Les séances de jeu peuvent être organisées de préférence à l’extérieur, ce qui peut être particulièrement utile en cas de comportement bruyant, destructeur ou grossier. Et, si vous le pouvez, prévoyez moins de séances de jeu avec l’enfant en question.

Mais les parents peuvent également réfléchir à la raison pour laquelle cet enfant les dérange. Cette réaction est-elle justifiée ou provient-elle de leurs propres préjugés et opinions ? Les amis de votre enfant ne doivent pas nécessairement être ceux que vous choisiriez.

Être à l’écoute des besoins des adolescents

Pour devenir des adultes accomplis, les adolescents doivent franchir différentes étapes de développement les aidant à devenir plus autonomes et indépendants. Interférer avec leurs relations amicales perturbe ce processus et, en fin de compte, les déresponsabilise.

Dans les années 1960, la psychologue américaine Diana Baumrind a publié une célèbre recherche sur la parentalité établissant qu’un style autoritaire se traduit par moins de confiance et moins d’indépendance chez l’enfant que s’il est élevé dans un foyer qui, au-delà des règles, est à l’écoute de ses besoins.

Afficher des réticences à l’égard des amis ou des partenaires potentiels de votre enfant risque également d’entraîner un effet « Roméo et Juliette », où la désapprobation lui donne encore plus envie de rencontrer ces personnes.

Ainsi, dans le cas d’adolescents et de leurs amis, l’approche doit être encore plus nuancée. L’objectif premier est d’encourager l’enfant à considérer le parent comme une personne à qui s’adresser en cas de problème. Si vous êtes tentés d’être critiques, posez-vous au préalable la question suivante : cela est-il dans l’intérêt de votre enfant ?

Il est important de laisser les enfants faire des erreurs pour qu’ils puissent en tirer des leçons. Apprendre à discerner ce qu’ils veulent ou ne veulent pas dans les relations est une compétence essentielle pour la vie.

Des amitiés qui évoluent

Favoriser un dialogue ouvert sur les relations de l’enfant vous permet d’exercer une influence de manière plus subtile et adaptée à son développement.

Pour les plus jeunes, vous pouvez profiter d’un moment de calme pour poser des questions du type : « Que peux-tu dire à Charlotte si tu ne veux plus jouer à son jeu ? » ou « Quelle est la meilleure façon de réagir si elle est trop autoritaire ? »

Pour les enfants plus âgés, l’idéal est d’attendre qu’ils aient envie d’échanger avec vous, plutôt que de les questionner d’emblée. Informez-vous gentiment, sans porter de jugement, sur cette amitié, avec des questions comme : « Qu’aimez-vous faire ensemble ? » ou « Parlez-moi de ce que vous avez en commun. »


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Si l’adolescent semble contrarié ou mal à l’aise, résistez à l’envie de rejeter le problème ou de vouloir le résoudre. L’écoute est la clé pour aider un jeune à affronter un problème, en lui montrant qu’il est soutenu et non jugé.

Et n’oubliez pas que toutes les amitiés ne durent pas. Au fur et à mesure que les enfants grandissent, la plupart d’entre eux se font naturellement de nouvelles connaissances et en abandonnent parmi les anciennes.

Seule exception à cette approche tournée vers les adolescents : s’il y a un risque pour la sécurité de l’enfant. En cas de brimades ou d’abus sous quelque forme que ce soit, les parents doivent intervenir et parler directement à l’école ou à d’autres autorités compétentes, même si leur enfant s’y oppose.

The Conversation

Rachael Murrihy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:06

Européens en Afrique : « migrants », « voyageurs » ou « clandestins » ?

David Lessault, Chargé de recherche au CNRS, spécialiste des migrations et mobilités internationales, Université d’Angers

Pape Sakho, Maître de conférences CAMES, Université Cheikh Anta Diop de Dakar

Alors que l’Europe durcit sa politique migratoire à l’égard des ressortissants africains, de nombreux Européens circulent librement en Afrique, y compris quand leurs papiers ne sont pas en règle.
Texte intégral (3301 mots)
Des touristes accompagnés d’un guide au Parc national de la Langue de Barbarie, à proximité de Saint-Louis-du-Sénégal (Sénégal). 6artphotographie/Wikipedia, CC BY-NC-SA

À l’heure où les États européens multiplient les mesures coercitives pour juguler l’immigration irrégulière venue d’Afrique et du Proche-Orient, une part croissante de leurs ressortissants s’installent ou circulent librement – et, parfois, clandestinement – de l’autre côté de la Méditerranée. Ce paradoxe, mis ici en lumière à travers le cas du Sénégal, souligne le caractère très inégal des conditions d’accès à la mobilité internationale entre l’Afrique et l’Europe.


Les données fournies par la Direction de la police de l’air et des frontières (DPAF) qui s’appuient notamment sur les fiches transmises par les voyageurs au moment du passage dans les aéroports et aux postes frontières, montrent l’intensité de la circulation des Européens au Sénégal. Si le nombre d’Européens vivant au Sénégal à l’année selon le décompte des recensements nationaux était estimé à 7 773 en 2018, ils étaient entre 273 000 et 300 000 à être entrés ou sortis du territoire la même année

Entrées et sorties de ressortissants de pays d’Europe. Agence nationale de la statistique et de la démographie (Sénégal)

Le calcul de ces mouvements intègre les touristes, les étudiants, les voyages d’affaires, les séjours des « hivernants », les arrivées d’expatriés, etc. Les « immigrants » recensés par l’Agence nationale de la statistique (ANSD) ne représentent donc qu’environ 2 ou 3 % du nombre de personnes en circulation réellement présentes dans le pays.

En février 2023, nous avons rendu compte de la transformation de la station balnéaire de Saly au Sénégal sous l’effet de l’installation durable de populations européennes. De fait, la Petite-Côte sénégalaise a connu une accélération de son urbanisation littorale liée, entre autres, à l’essor d’un tourisme résidentiel pratiqué par une diversité de populations étrangères, de Dakarois et de membres de la diaspora. Leur présence a eu un impact significatif sur la transformation des paysages, sur l’économie locale et les risques environnementaux.

Mais aux présences européennes identifiées et localisées sur la Petite-Côte s’ajoutent d’autres profils plus atypiques rencontrés en 2025 qui sillonnent le pays pour des motifs et des durées variables et que l’on retrouve souvent dans des espaces de nature plus reculés, mieux préservés.

Saly, Petite-Côte

Un bref retour en février 2025 dans la station balnéaire de Saly indique que la fréquentation touristique est en baisse cet hiver au Sénégal. Les plages et les hôtels sont assez déserts.

Selon Jacques, un hôtelier installé depuis une vingtaine d’années, « c’est mondial… avec la crise du pouvoir d’achat en Europe, la concurrence des destinations comme le Maroc qui est nettement moins cher, on voit moins de monde » […] « Par contre, poursuit-il, on a de plus en plus de voyageurs “au sac à dos”, “des routards"allemands, suisses, mais c’est beaucoup moins rentable pour nous. Ils arrivent avec peu de moyens, consomment peu sur place et choisissent les hébergements les plus sommaires. »

Véhicules individuels des « routards », février 2025. David Lessault, Fourni par l'auteur

Langue de Barbarie, nord Sénégal

Cette impression nous est confirmée en visitant un campement installé sur la Langue de Barbarie près de Saint-Louis-du-Sénégal, dans le nord du Sénégal. Le lieu, tenu par un couple de Suisses, affiche « complet ». Tous les emplacements réservés au stationnement des véhicules et raccordés à une borne électrique sont occupés. On compte une vingtaine de camions aménagés et quelques motos.

Véhicules individuels des « routards », Février 2025. David Lessault, Fourni par l'auteur

Louisa et Josefa viennent des îles Canaries. Ces deux trentenaires espagnoles voyagent en voiture « Coccinelle » avec leur chien. Elles sont parties depuis quatre mois déjà et ne savent pas quand elles vont rentrer : elles se laissent « porter par le voyage ». Elles ont poursuivies leur route jusqu’en Guinée, Avant de se rendre en Mauritanie puis au Sénégal pour s’établir quelques jours dans un campement.

Une discussion en anglais s’amorce avec Niklas, motard autrichien d’une soixantaine d’années qui vient d’arriver. Lui aussi vient de Mauritanie où il a laissé son camion aménagé, son « camp de base mobile ». Il est parti en décembre du nord du Maroc et a traversé le pays en longeant la frontière algérienne en plein désert saharien. Passionné de motocross, il effectue des raids journaliers avec son traceur GPS et un sac à dos pour seul matériel. Dans son périple, il a fait par hasard la rencontre de Tim, un jeune Néo-Zélandais qui s’est lancé dans un périple de 1000 kilomètres, en complète autonomie, de la Mauritanie à la Casamance traversant du nord au sud le Sénégal.

Chez les détenteurs de camping-cars, on trouve principalement de jeunes retraités belges et français, habitués des aires aménagées du Sud marocain (notamment de la région de Tiznit) qui expérimentent quelques semaines au Sénégal avant de remonter quand la chaleur sera plus forte et incommodante.

Véhicules individuels des « routards ». David Lessault, Fourni par l'auteur

Dioudj, nord Sénégal

Plusieurs campements similaires sont établis autour de Saint-Louis. À proximité du Parc aux Oiseaux de Djoudj, réserve naturelle protégée proche de la frontière mauritanienne, nous faisons la connaissance de Charles.

Ce septuagénaire passionné d’ornithologie voyage seul, à pied, avec son sac à dos et sa paire de jumelles. Il est arrivé à Dakar il y a deux mois. D’abord parti visiter les îles du Saloum dans le sud, il est remonté vers Saint-Louis en empruntant divers modes de transports collectifs, de la charrette sur les pistes aux autocars qui relient les grandes villes du pays. Il loge depuis une semaine dans un campement sommaire, équipé du strict mínimum, en pleine campagne sénégalaise.

Véhicules collectifs empruntés par les voyageurs au « sac à dos », Février 2025. David Lessault, Fourni par l'auteur

Îles du Saloum, littoral centre-ouest du Sénégal

À quelques kilomètres, un autre campement accueille une mère de famille française à la retraite accompagnée de ses deux enfants (d’une trentaine d’années). Le fils se dit « expatrié » et travaille à Dakar comme ingénieur dans un projet de dessalement des eaux. Sa mère et sa sœur sont venues lui rendre visite et ils ont décidé de traverser le Sénégal en « sac à dos » de la frontière mauritanienne à la frontière gambienne au sud.

Véhicules collectifs empruntés par les voyageurs au « sac à dos », Février 2025. David Lessault, Fourni par l'auteur

Ils changent de campement tous les deux ou trois jours et empruntent également la diversité des services de transport qui s’offrent à eux, au gré des rencontres. Leurs prochaines destinations : Toubacouta dans le Delta du Saloum, puis Kafountine en Casamance.

Des émigrants irréguliers sénégalais

Jean-Paul, le propriétaire d’un campement sur la Langue de Barbarie évoque « les deux fléaux qui le préoccupent le plus » : le risque à moyen terme de disparition de certains hébergements littoraux sous l’effet de l’accélération de l’érosion côtière mais surtout l’émigration clandestine en pirogues.

Selon lui, « tous les jeunes du village sont aujourd’hui en Europe, en particulier en Espagne. Ils ont abandonné la pêche, laissé leurs pirogues et le village s’est vidé de ses jeunes ».

Sur le ton de la moquerie, il confie la présence régulière dans son campement de patrouilles militaires espagnoles qui viennent profiter de la vue imprenable et confortable de la terrasse pour surveiller les départs en pirogues : « S’ils savaient par où ils passent… on ne peut pas contrôler ça d’ici. »

Injustice spatiale ?

Le sentiment de liberté, l’aisance de circulation dont bénéficient les voyageurs et routards européens peut interroger au regard des contraintes qui sont imposées aux populations locales lorsqu’elles souhaitent se rendre en Europe.

Aux figures du « migrant », de « l’errant », du « clandestin » attribuées d’emblée aux voyageurs africains, on oppose sans les discuter, les qualificatifs d’« expatrié », de « touriste », d’« hivernant » aux voyageurs européens présents dans les Suds.

On part d’ailleurs toujours du principe que les présences européennes sont bénéfiques pour les pays africains d’accueil – ce qui est loin d’être démontré et souvent discutable, alors que les présences africaines en Europe sont de plus en plus jugées par la négative sur le registre du « fardeau », de la contrainte, de l’illégalité.

Pour autant, la situation de nombreux Européens au Sénégal est loin d’être conforme aux lois en vigueur dans le pays. Le visa touristique est délivré gratuitement aux ressortissants européens et autorise une entrée pour des séjours de moins de trois mois. Or, il n’est pas rare que les voyageurs européens résident ou circulent au Sénégal au-delà de ce délai sans engager les démarches, en théorie, nécessaires au prolongement de leur séjour. Les qualifie-t-on pour autant de « clandestins » ?

Les rapports à la circulation selon que l’on soit européen ou africain montrent qu’on est encore loin de l’idéal développé dans la théorie du philosophe John Rawls (1971), pour qui la justice spatiale est d’abord l’organisation de l’espace politique la plus adéquate pour le respect effectif de l’égalité des droits, y compris celui de circuler.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:04

La compensation centralisée permet-elle vraiment une finance plus stable ?

John Zhang, Professeur de comptabilité, Audencia

Sur le marché des produits dérivés, un dispositif mis en place après la crise de 2008 s’avère assez ambigu quant à savoir s’il permet ou non davantage de transparence et de stabilité.
Texte intégral (1652 mots)

Pensée et voulue pour éviter une nouvelle crise de 2008, la compensation centralisée crée paradoxalement de nouveaux risques. Le bilan des risques et des protections apportées par ce dispositif est très complexe à réaliser. Régulateurs et investisseurs débattent de la question de la compensation depuis plusieurs années, avec des arguments et des intérêts pas toujours convergents.


Pensant tirer des leçons de la crise financière de 2007-2008, les régulateurs mondiaux avaient décidé, lors du sommet du G20 en 2009, d’introduire une réforme qu’ils considéraient comme essentielle pour renforcer la stabilité des systèmes financiers : la compensation centralisée obligatoire sur les produits dérivés. Lancé finalement en France à l’été 2016 à la suite du règlement européen Emir, ce processus comporte d’indéniables atouts mais aussi d’importants inconvénients.

Ce mécanisme exige que les échanges de produits dérivés passent par une chambre de compensation indépendante, et ne soient plus directement conclus entre les parties qui vendent et achètent ces produits. Pour rappel, les produits dérivés sont des titres dont la valeur dépend d’un indice ou du prix d’un autre titre. Ils permettent aux spéculateurs de prendre des risques : si un titre est assis sur le cours du dollar et qu’il pense que celui va s’envoler, il aura tout intérêt à en faire l’acquisition pour réaliser une plus-value. Le céder aujourd’hui pour qui en possède un, c’est se débarrasser d’un risque, celui d’un effondrement de la monnaie américaine.

Des garanties conséquentes

Contrairement à la négociation d’actions, qui s’effectue principalement par l’intermédiaire d’une bourse indépendante tierce, la négociation de produits dérivés s’effectue de gré à gré, c’est-à-dire directement entre les parties qui vendent et achètent. Pour mettre en œuvre cette réforme, en 2012, les régulateurs de l’UE et des États-Unis ont adopté des règles visant à instaurer des exigences de compensation pour certains produits dérivés et ils ont ensuite progressivement élargi la liste des types de produits dérivés concernés.

La mise en œuvre de la compensation centralisée des produits dérivés exige que les parties négociantes déposent des garanties conséquentes auprès de la chambre de compensation pour mener à bien la transaction. Évidemment, de telles exigences augmentent les contraintes de qui veut négocier, ce qui a suscité des inquiétudes parmi les politiques.


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Néanmoins, le mécanisme permet, plutôt que d’avoir à régler tous ses achats et encaisser toutes ses ventes, de ne régler auprès de la chambre ou de recevoir d’elle que le solde net qui apparaît lorsque l’on fait la somme de toutes les transactions. Imaginons une institution A qui achète un titre deux millions à B, un autre trois millions à C et en vend un six millions à D. Plutôt que de réaliser trois mouvements sur son compte, elle n’en réalisera qu’un seul de montant moindre : recevoir un million. Cet exemple montre que le mécanisme peut de facto compenser les exigences accrues de garanties. Cela peut finalement contribuer à atténuer les contraintes de capital des institutions financières. D’autant plus si elles répercutent le mécanisme au sein de leur bilan.

Le paradoxe de la transparence

La question de savoir si la compensation doit être autorisée fait l’objet d’un débat permanent entre les régulateurs et les investisseurs. Les principes comptables généralement admis aux États-Unis (GAAP) permettent aux institutions financières de choisir de compenser ou non leurs actifs et leurs passifs et de ne comptabiliser que les valeurs nettes, ce qui peut réduire de manière significative le capital réglementaire nécessaire. En comparaison, les normes internationales d’information financière (IFRS) sont plus restrictives et n’autorisent la compensation et la présentation nette que lorsque la partie déclarante dispose d’un droit donné par la loi de compenser les montants comptabilisés.

Banque de France 2017.

La différence entre les GAAP et les IFRS réside dans les divergences de vues quant à la compensation. Tandis que les institutions financières soutiennent que la compensation peut alléger leurs contraintes en termes de capital et de liquidité, les régulateurs craignent qu’elle ne réduise la transparence des rapports financiers, ce qui pourrait nuire à la stabilité financière. En effet, une fois les actifs et les passifs financiers compensés, les risques contenus dans ces actifs et ces passifs ne seraient plus détectables par les régulateurs et les investisseurs extérieurs.

Une réforme paradoxale ?

La réforme de la compensation centralisée s’appuie pourtant sur l’argument qu’elle peut améliorer la transparence du marché des produits dérivés. Le mécanisme accroît par exemple la transparence post-négociation grâce à la publication d’informations sur la position des débiteurs, comme le volume quotidien des transactions, l’intérêt ouvert et les prix de règlement. Un mécanisme de compensation centralisée enregistre toutes les transactions par compensation et génère une transparence des positions qui permet aux acteurs du marché de fixer le prix de leurs contrats sur la base du risque des positions globales de leur partenaire (selon qu’on le sache plus ou moins débiteur déjà).

Ainsi, la transparence créée par la compensation centralisée décourage l’accumulation de dettes excessives et réduit l’externalité du risque qu’un créancier fasse défaut sur le marché. Il semble donc y avoir un paradoxe au cœur de la réforme de la compensation centralisée. Qu’en penser ?


À lire aussi : L’éthique a-t-elle sa place chez les traders ?


Conséquences économiques

Nos recherches indiquent que les banques visant une adéquation du capital élevée (leurs risques sont fortement couverts par leurs fonds propres) ont augmenté significativement leur compensation des produits dérivés au sein de leurs bilans après la mise en œuvre de la réglementation sur la compensation centralisée obligatoire, tandis que celles dont l’adéquation visée est faible (les risques sont peu couverts) la diminuent.

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L’ampleur de nos résultats suggère un phénomène qui n’est pas économiquement négligeable. Nos calculs démontrent qu’avec l’adoption de la compensation centralisée obligatoire, les banques ayant un objectif élevé d’adéquation de fonds propres ont augmenté leur compensation de produits dérivés de 25,8 % de plus en juste valeur que les banques ayant un objectif faible d’adéquation de fonds propres. C’est une part significative de l’ensemble des actifs de la banque qui est ainsi concernée.

Nos données suggèrent un potentiel revers de la réforme de la compensation centralisée. Si la réforme de la compensation centralisée améliore la transparence du marché des produits dérivés, les possibilités accrues de compensation peuvent être exploitées par les dirigeants des banques dans leurs bilans en fonction de leurs objectifs. Les banques visant des ratios de fonds propres plus élevés peuvent choisir d’augmenter les compensations afin d’atteindre cet objectif. En outre, une compensation accrue réduirait également la transparence des rapports financiers au sein de ces banques. Les régulateurs doivent ainsi parvenir à un équilibre optimal entre les avantages et les inconvénients de la compensation afin d’atteindre les objectifs de cette réforme d’envergure.

The Conversation

John Zhang ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.06.2025 à 12:25

Empreinte carbone : tous les barils de pétrole ne se valent pas et cela a son importance pour la transition énergétique

Renaud Coulomb, Professor of Economics, Mines Paris - PSL

Fanny Henriet, Directrice de Recherche au CNRS en économie, Aix-Marseille Université (AMU)

Léo Reitzmann, PhD candidate in Economics, Paris School of Economics – École d'économie de Paris

Il faut réduire notre consommation de produits pétroliers, mais aussi privilégier les gisements dont l’exploitation émet le moins de gaz à effet de serre.
Texte intégral (2359 mots)

L’empreinte carbone de l’extraction pétrolière peut varier considérablement d’un gisement à un autre. Une stratégie fondée sur la décarbonation de l’offre pétrolière pourrait donc compléter avantageusement les mesures traditionnelles basées sur la réduction de la demande… à condition que l’on dispose de données fiables et transparentes sur les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie pétrolière.


Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au pétrole ne se résume pas à réduire seulement la consommation de produits pétroliers. En effet, l’empreinte carbone liée à leur production varie considérablement d’un gisement à un autre. Dans ces conditions, pour limiter leur impact environnemental, il est crucial de privilégier des gisements dont l’empreinte carbone et les coûts d’extraction sont les plus faibles.

Combinée aux mesures traditionnelles pour réduire la demande de pétrole (sobriété énergétique, développement des transports électriques…), une stratégie centrée sur la décarbonation de l’offre pétrolière peut donc accélérer les baisses d’émissions, tout en réduisant leur coût économique. C’est ce que nous montrons dans une recherche récemment publiée.

Mais pour que cela fonctionne, il est essentiel de disposer de données précises et transparentes quant aux émissions de cette industrie. Sans quoi, toute régulation basée sur l’intensité carbone de l’exploitation des gisements de pétrole risque d’être inefficace.

Les barils de pétrole n’ont pas tous la même intensité carbone

Les barils de pétrole diffèrent non seulement par leur coût d’extraction, mais aussi par leur empreinte carbone.

L’exploitation des sources de pétrole les plus polluantes, comme les sables bitumineux du Canada, génère en moyenne plus de deux fois plus d’émissions de GES par baril que l’exploitation de pétroles plus légers provenant de pays comme l’Arabie saoudite ou la Norvège.

Ces différences s’expliquent par les propriétés physiques du pétrole (densité et viscosité, par exemple), les contraintes géologiques liées aux gisements et les méthodes d’extraction utilisées (notamment la combustion sur site – dite torchage – c’est-à-dire rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, qui accompagne souvent l’extraction de pétrole).

Cette hétérogénéité des gisements, combinée à l’abondance du pétrole au regard des objectifs climatiques discutés lors des COP, fait de la sélection des gisements à exploiter un levier important de réduction des émissions.

L’offre pétrolière, un levier d’atténuation sous-estimé

Depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992, date historique dans la reconnaissance du problème climatique et de son origine humaine, les producteurs de pétrole n’ont pas tenu compte des différences d’intensité carbone de leurs produits, liées à l’extraction et au raffinage.

Ce n’est guère surprenant : aucune réglementation ou régulation notable ne les a incités à le faire. De manière générale, les émissions de GES dues à la production et au raffinage du pétrole n’ont pas été tarifées par les grands pays producteurs de manière à refléter les dommages causés à l’environnement.

Nos recherches montrent que cette omission a eu d’importantes conséquences climatiques.

Nous avons calculé les émissions qui auraient pu être évitées de 1992 à 2018, si l’on avait modifié l’allocation de la production entre les différents gisements en activité – sans modifier les niveaux globaux de production et en prenant en compte les contraintes de production de chaque gisement – de sorte à en minimiser le coût social total – c’est-à-dire, en prenant en compte à la fois les coûts d’extraction et les émissions de GES. Près de 10 milliards de tonnes équivalent CO2 (CO2e) auraient ainsi pu être évitées, ce qui équivaut à deux années d’émissions du secteur du transport mondial.

Au coût actuel du dommage environnemental, estimé à environ 200 dollars par tonne de CO₂, cela représente 2 000 milliards de dollars de dommages climatiques évités (en dollars constants de 2018).

Les efforts actuels visent surtout à réduire la consommation globale de pétrole, ce qui est nécessaire. Mais nos résultats montrent qu’il est également important de prioriser l’exploitation des gisements moins polluants.

Pour réduire le coût social de l’extraction à production totale constante, il aurait mieux valu que des pays aux gisements très carbonés, comme le Venezuela ou le Canada, réduisent leur production, remplacée par une hausse dans des pays aux gisements moins polluants, comme la Norvège ou l’Arabie saoudite.

Même au sein des pays, les différences d’intensité carbone entre gisements sont souvent importantes. Des réallocations internes aux pays permettraient d’obtenir des réductions d’émissions du même ordre de grandeur que celles obtenues en autorisant les productions agrégées de chaque pays à changer.

Intégrer ce levier aux politiques publiques

Même si ces opportunités de baisse d’émissions ont été manquées dans le passé, nous avons encore la possibilité de façonner l’avenir de l’approvisionnement en pétrole.

Si l’on reprend les hypothèses de calcul qui précèdent, et en supposant que le monde s’engage sur une trajectoire zéro émissions nettes (Net Zero Emissions, NZE) en 2050, prendre en compte l’hétérogénéité de l’intensité carbone entre les gisements dans les décisions d’approvisionnement en pétrole permettrait :

  • de réduire nos émissions de 9 milliards de tonnes (gigatonnes) CO2e d’ici à 2060,

  • d’éviter environ 1 800 milliards de dollars en dommages, et cela sans réduire davantage la consommation par rapport au scénario NZE.


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Or, le débat politique se concentre souvent sur la réduction de la demande de pétrole, avec la mise en place d’outils tels que les incitations à l’adoption des véhicules électriques ou les taxes sur les produits pétroliers. Une baisse de la demande de pétrole est évidemment indispensable pour maintenir le réchauffement planétaire en dessous de 1,5 °C ou même 2 °C.

Mais tant que l’on continue d’en consommer, prioriser les gisements à moindre intensité carbone offre une opportunité complémentaire pour réduire les émissions.

Pour gagner en efficacité, les politiques publiques pourraient intégrer une tarification carbone plus exhaustive, qui tiendrait compte des émissions sur tout le cycle de vie des produits pétroliers, de l’exploration pétrolière jusqu’à la combustion des énergies fossiles.

Celles-ci pourraient être complétées par des ajustements aux frontières, sur le modèle de ce que l’Union européenne s’apprête à faire pour l’empreinte carbone des produits importés, si cette tarification n’est pas adoptée à l’échelle mondiale. Ou encore, cela pourrait passer par l’interdiction directe de l’extraction des types de pétrole dont l’exploitation de gisement émet le plus d’émissions de GES (par exemple, le pétrole extra-lourd ou les gisements présentant des niveaux très élevés de torchage), dans un soucis de simplification administrative.

Certaines politiques vont déjà dans ce sens. La Californie, avec son Low Carbon Fuel Standard, a été pionnière en différenciant les carburants selon leurs émissions sur l’ensemble du cycle de vie, afin de réduire l’intensité carbone moyenne du carburant utilisé sur le territoire.

En Europe, la directive sur la qualité des carburants (modifiée par la nouvelle directive sur les énergies renouvelables) promeut les biocarburants, mais ne distingue pas finement les produits pétroliers selon leur intensité carbone.

L’enjeu crucial de l’accès aux données

La mise en œuvre de ces politiques repose toutefois sur un pilier crucial : l’accès à des données publiques fiables sur l’intensité carbone des gisements de pétrole.

Et c’est là le nœud du problème : ces estimations varient fortement selon les sources. Par exemple, l’Association internationale des producteurs de pétrole et de gaz (IOGP) publie des chiffres presque trois fois inférieurs à ceux issus d’outils plus robustes, comme celui développé par l’Université de Stanford et l’Oil-Climate Index.

Cet écart s’explique en partie par des différences dans le périmètre des émissions prises en compte (exploration, construction des puits, déboisement, etc.), mais aussi par des écarts dans les données utilisées. En ce qui concerne le torchage et le rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, l’IOGP s’appuie sur des chiffres déclarés volontairement par les entreprises. Or, ceux-là sont notoirement sous-estimés, d’après des observations provenant de l’imagerie satellitaire.

Il est ainsi impossible d’appliquer de façon efficace des régulations visant à discriminer les barils de pétrole selon leur intensité carbone si on ne dispose pas de données fiables et surtout vérifiables. La transparence est donc essentielle pour vérifier les déclarations des entreprises.

Cela passe par des mécanismes de surveillance rigoureux pour alimenter des bases de données publiques, que ce soit par satellite ou par des mesures indépendantes au sol. Le recul récent aux États-Unis quant à la publication de données climatiques fiables par les agences gouvernementales accentue encore ces défis. En effet, les estimations des émissions liées au torchage de méthane utilisées dans notre étude reposent sur l’imagerie satellite de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et de la Nasa.

The Conversation

Renaud Coulomb a reçu des financements de Mines Paris-Université PSL, Université de Melbourne, Fondation Mines Paris, La Chaire de Mécénat ENG (Mines Paris - Université Dauphine - Toulouse School of Economics - DIW, parrainée par EDF, GRTGaz, TotalEnergies). Il ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.

Fanny Henriet a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et de la Banque de France. Elle est membre du Conseil d'Analyse Economique. Elle ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.

Léo Reitzmann a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche via le programme Investissements d’Avenir ANR-17-EURE-0001. Il ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.

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26.06.2025 à 10:11

How Bordeaux wine estates price their bottles

Jean-Marc Figuet, Professeur d'économie, Université de Bordeaux

Lovers of wine made in France’s Bordeaux region often ask how chateaux set their prices. The answers involve a 19th-century ranking, professional criticism and digital-age reviews.
Texte intégral (1494 mots)
On wine-rating platforms, amateur ratings better explain the price differences of bottles than professional scores. JuanGarciaHinojosa/Shutterstock

Research in economics has unravelled the workings of the complex market for Bordeaux wines, in which perceived quality, historical reputation and critical reviews are intertwined. The question of how bottles are priced is all the more relevant amid a crisis for the Bordeaux industry, which is facing the threat of higher US tariffs on EU exports.

Reputation, ranking, vintage and climate

A document pertaining to the ranking of Bordeaux wines in the 19th century. Wikimediacommons

To assess the relationship between the quality and price of Bordeaux wines, Jean-Marie Cardebat and I applied the “hedonic” method. The analysis links price to the observable characteristics of a wine: its ranking, vintage, designation of origin, alcohol content, flavour, etc.

The results are striking: the reputation of the wine estate and its official ranking, in particular that of 1855, are more powerful factors in explaining price than taste and sensory characteristics. In other words, a ranked wine, because of the prestige of its label, sells for significantly more than an unranked wine of equivalent taste and sensory appeal.


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The economist Orley Ashenfelter has shown that the weather conditions of a vintage – temperature, sunshine, rainfall – are predictors of its quality and therefore its price. A simple model, based solely on climatic data.

Robert Parker and the golden age of experts

For more than 30 years, the critic Robert Parker stirred up the Bordeaux wine market. His famous scores out of 100, published in The Wine Advocate, made and broke the value of wines. The economist Robert H. Ashton measured the scores’ impact: an extra point could boost a price by 10-20%.

Parker was the originator of a tribe of “gurus”, whose scores structured the entire early season for wines. The estates adjusted prices according to their assessments, and wine buyers followed suit, convinced of the accuracy of the scores.

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Fragmented influence

The Bordeaux wine landscape has changed since Parker’s retirement in 2019. The critics are still around but their influence has fragmented. No one has taken over Parker’s leadership. Consensus is now less clear and rating discrepancies are more frequent.

An even deeper turning point is evident when we compare the impact of expert and consumer ratings – notably from the Vivino platform – on the price of French red wines.

The result is clear: in the majority of cases, the scores of amateurs surpass those of professionals when it comes to explaining price differences. The market has therefore moved from a “guru” logic to a “geek” logic, in which the collective intelligence of connected consumers now carries as much weight, if not more, than expert opinions.


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‘Bordeaux bashing’

During the “primeurs” or early harvest campaign, the most prestigious Bordeaux wines are offered 18 months before bottling, often at a price that is supposed to be lower than the future market price. It’s a great opportunity for a bargain. Philippe Masset’s research shows that most wine estates overestimate the price of early harvest wines.

For example, for the 2021 vintage, over 80% of the wines analysed were priced above their “fair value” as estimated by an econometric model. The more a wine is overpriced on its release, the worse it performs on the secondary market. This discrepancy between asking price and perceived value feeds what is known as “Bordeaux bashing”. There is disaffection with these wines that are considered too expensive, too complex, too austere and totally out of step with today’s expectations – young people’s in particular.

A changing market

While the price of Bordeaux wine is still based on its quality, origin, weather and ranking, it also depends on criticism not just by experts, but by consumers. This shift is redefining the balance of power in the world of wine.

Reputation still pays, but prestige is no longer enough. Nonelite wine consumers are gradually taking over, gaining a new form of power over prices. If the Bordeaux market wants to emerge from crisis and reclaim its place, it will undoubtedly have to rethink the way its prices are set and perceived.

The Conversation

Jean-Marc Figuet has received public funding for his research.

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