30.06.2025 à 17:36
Clémence Lepla, Doctorante en droit privé, Université de Lille
14 % de la nourriture produite est jetée ou perdue avant même d'atteindre les rayons des magasins. 19% sera ensuite jetée par les magasins, les restaurants ou particuliers. Pour lutter contre ce fléau, l'Espagne vient d'adopter une loi avec des sanctions inédites. Mais cela sera-t-il suffisant pour endiguer le gaspillage alimentaire ?
L’Espagne vient d’adopter une nouvelle loi pour lutter contre les pertes et le gaspillage alimentaire. Publiée le 1er avril 2025, elle ambitionne de réduire les pertes et le gaspillage à toutes les étapes de la chaine alimentaire, de la récolte à la consommation, en promouvant un modèle plus durable. Si une loi en Catalogne existait déjà en la matière, le dispositif est désormais harmonisé.
Les objectifs fixés sont ambitieux. La loi vise à réduire de 50 % le gaspillage alimentaire par habitant et de 20 % les pertes alimentaires d’ici à 2030. Les pertes alimentaires désignent ici la nourriture qui est perdue ou jetée avant d’atteindre les magasins de détail, lors des étapes de récolte, de transformation des aliments ou encore du transport. Actuellement, 14 % de la nourriture produite dans le monde est perdue à ce stade. Le gaspillage alimentaire correspond lui à la nourriture disponible à la vente ou à la consommation qui est jetée par les supermarchés, les restaurants et les ménages. Il représente 19 % des denrées alimentaires produites dans le monde. Ces chiffres ont marqué un véritable tournant dans la prise de conscience mondiale de ce problème, incitant les gouvernements à adopter des politiques ambitieuses pour y remédier.
Inédite en Espagne, cette loi constitue une étape importante dans la lutte contre le gaspillage alimentaire. Elle s’inscrit dans les objectifs de développement durable de l’Union européenne qui visent, d’ici au 31 décembre 2030, une réduction de 10 % des pertes alimentaires (par rapport à la quantité générée en moyenne annuelle entre 2021 et 2023) ainsi que la réduction de 30 % du gaspillage alimentaire par habitant.
Le texte présente également des dispositions similaires à celles de la loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire, dite Loi Garot, adoptée par la France en 2016. Bien que les dispositifs ne soient pas entièrement identiques, les deux textes poursuivent le même objectif : lutter contre les pertes et le gaspillage alimentaires.
Pour atteindre cet objectif, la participation de tous les acteurs de la société est nécessaire. La loi espagnole s’applique ainsi à une large palette d’acteurs opérant sur le territoire. Elle s’adresse aux professionnels assurant la production, la transformation et la distribution de denrées alimentaires ; aux restaurants ; à l’hôtellerie ; aux consommateurs ; aux associations de distribution de dons alimentaires ainsi qu’à l’administration publique. Seules les micro-entreprises sont exclues du dispositif.
Contrairement à la loi française, la loi espagnole est également applicable pour les opérateurs du secteur primaire tels que les agriculteurs, éleveurs, pêcheurs et coopératives agricoles.
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Les opérateurs économiques de la chaîne alimentaire doivent respecter un ordre de priorité inspiré de la directive européenne sur les déchets. Ainsi, lorsqu’une denrée alimentaire ne parvient pas à être vendue, elle doit être donnée ou transformée (par exemple des fruits transformés en confiture). Si ces opérations ne sont pas réalisables, cette denrée pourra être utilisée pour nourrir les animaux. À défaut, elle sera transformée par l’industrie en sous-produit non alimentaire (biocarburant, bioplastiques…), recyclée ou transformée en compost.
La loi proscrit également toute action visant à rendre les denrées impropres à la consommation ou à la valorisation comme le fait de verser de la javel sur les invendus.
Le manquement au respect de cet ordre de priorité est répertorié comme étant une « infraction mineure » et est puni par un avertissement ou une amende pouvant aller jusqu’à 2 000 euros. Cette infraction peut être requalifiée en « infraction grave » si elle est commise à nouveau dans une période de deux ans à compter de la sanction par décision administrative de la première d’entre elles. Le cas échéant, elle est punie d’une amende allant de 2 001 à 60 000 euros.
La destruction ou altération intentionnelle de denrées alimentaires invendues encore propres à la consommation est quant à elle considérée comme étant une « infraction grave ». En cas de réitération de ce type d’infraction, celle-ci est susceptible d’être requalifiée en « infraction très grave ». Elle sera alors passible d’une amende comprise entre 60 001 et 500 000 euros. La loi laisse une certaine marge de manœuvre à l’échelle régionale aux 17 Communautés autonomes d’Espagne pour augmenter ces seuils et/ou inclure d’autres sanctions additionnelles ou accessoires dans leurs réglementations respectives ayant valeur de loi.
Les sanctions diffèrent des sanctions françaises lesquelles prévoient une amende pouvant aller jusqu’à 0,1 % du chiffre d’affaires hors taxe du dernier exercice clos réalisé par l’établissement coupable de destruction de ses invendus. Le montant est fixé en fonction de la gravité de l’infraction, notamment du nombre et du volume de produits concernés. Cette amende peut être assortie d’une peine complémentaire d’affichage ou de diffusion de la décision prononcée, dans les conditions prévues à l’article 131-35 du code pénal.
La loi espagnole impose également aux professionnels de mettre en place des plans de prévention. Il s’agit de documents opérationnels détaillant les mesures mises en place pour identifier, prévenir et réduire les pertes et le gaspillage alimentaires. Chaque acteur de la chaîne alimentaire (à l’exception donc des microentreprises, des petits établissements commerciaux d’une surface inférieure à 1300m2 et des petites exploitations agricoles) doit expliquer comment il appliquera cet ordre de priorité et rendre compte des actions de prévention telles que la vente de produits dits « moches » ou « inesthétiques » ou encore indiquer les éventuels accords ou arrangements qu’ils ont avec des associations pour donner leurs invendus. Ces plans de prévention permettent également de collecter des données sur les pertes et le gaspillage alimentaires qui seront essentielles dans le cadre du suivi et de la régulation de cette problématique à l’échelle nationale.
Ces informations collectées alimenteront le plan national de contrôle des pertes et du gaspillage alimentaires, un dispositif mis en place par l’Espagne pour superviser et contrôler les actions des professionnels. Ce plan national vise à garantir que les objectifs législatifs de réduction des pertes et du gaspillage alimentaires soient atteints et peut inclure des contrôles, des audits, ainsi que des mécanismes de suivi et de sanction en cas de non-respect.
Le ministère de l’agriculture, de la pêche et de l’alimentation doit établir annuellement un rapport contenant les résultats de la mise en œuvre du plan de lutte national afin de suivre l’évolution et des mesures mises en place. Les administrations publiques doivent quant à elle enquêter et recueillir des données permettant de connaître l’ampleur du phénomène de pertes et du gaspillage alimentaires (volumes, causes et responsabilités).
La loi vise également à promouvoir le don de nourriture, en garantissant la sécurité et la traçabilité des aliments. Bien qu’encouragé, notamment au travers d’une déduction fiscale, le don reste facultatif : les professionnels peuvent aussi écouler leurs invendus alimentaires encore consommables en baissant les prix par exemple ou en les transformant. En revanche, il est interdit d’insérer dans un contrat une clause qui empêcherait l’autre partie de les donner.
Le recours au don est également encadré par une convention de don précisant les modalités de collecte, de transport, de stockage ainsi que les obligations des parties.
L’association bénéficiaire a la possibilité de refuser le don, sous réserve de motiver son refus. Elle est également tenue de respecter plusieurs exigences telles que : fournir des informations sur les denrées alimentaires aux personnes qui reçoivent la nourriture ; assurer la traçabilité des produits donnés au moyen d’un système d’enregistrement des entrées et sorties de denrées alimentaires reçues et livrées ; maintenir de bonnes pratiques d’hygiène dans la conservation et la manipulation des aliments ou encore donner sans discrimination.
La loi a enfin pour objectif de sensibiliser et d’informer les consommateurs. Elle impose pour cela aux pouvoirs publics de promouvoir des campagnes d’information sur la réduction du gaspillage alimentaire. Cette problématique sera d’ailleurs intégrée dans les programmes éducatifs dès le plus jeune âge.
Le texte met également l’accent sur l’importance de différencier les types de dates figurant sur les produits alimentaires : les produits comportant une date limite de consommation (DLC) présentent un risque pour la santé s’ils sont consommés une fois la date expirée. À l’inverse, les produits ayant une date de durabilité minimale (DDM) peuvent être consommés après cette date. Leur qualité peut être altérée mais ils peuvent encore être consommés en toute sécurité plutôt que d’être jetés. Cette mesure est d’ores et déjà à l’œuvre en France où les produits alimentaires comportant une DDM peuvent être accompagnés d’une mention informant les consommateurs que le produit reste consommable après cette date.
À l’échelle des restaurants, les doggy bags sont également fortement encouragés. À l’instar de la France, l’Espagne impose désormais aux établissements de la restauration de fournir gratuitement des contenants réutilisables ou facilement recyclables afin de permettre aux clients d’emporter les restes de leur repas.
L’Espagne est le troisième pays de l’Union européenne, après la France et l’Italie, à adopter une loi spécifique contre le gaspillage alimentaire. Cette dynamique s’inscrit dans un contexte plus large de renforcement des politiques européennes en matière de durabilité alimentaire.
L’efficacité de la loi espagnole sur la prévention des pertes et du gaspillage alimentaire reposera sur sa mise en œuvre concrète et la rigueur du contrôle exercé. L’exemple de la loi française, adoptée il y a neuf ans, offre un cadre d’évaluation utile pour apprécier les leviers efficaces et les résultats mesurables d’une telle politique.
En effet, malgré l’ambition initiale, un rapport parlementaire publié trois ans après l’entrée en vigueur de la loi Garot a mis en évidence l’insuffisance de moyens pour réaliser des contrôles. La destruction des invendus, notamment par la pratique de la javellisation, fait l’objet de très peu de contrôles effectifs et est faiblement sanctionnée.
L’Espagne a quant à elle intégré dans cette loi un dispositif national de contrôle des pertes et du gaspillage alimentaires, articulé autour d’un mécanisme de suivi régulier assuré par le ministère de l’agriculture, de la pêche et de l’alimentation et des plans de prévention fournis par les opérateurs économiques.
Reste à déterminer si ces outils, pensés pour garantir une application rigoureuse et homogène du texte, seront suffisamment dotés pour produire des effets concrets. À terme, c’est bien sa capacité à induire des changements structurels dans les pratiques économiques et sociales qui permettra d’en juger la portée réelle.
Clémence Lepla a reçu des financements de la Région des Hauts-de-France et de l'Université de Lille.
30.06.2025 à 17:25
Michael Carroll, Reader / Associate Professor in Reproductive Science, Manchester Metropolitan University
Démangeaisons, brûlures, œdème, voire difficultés respiratoires… chez certaines femmes, ces symptômes se manifestent quelques instants après les rapports sexuels. En cause, une allergie particulière, l’hypersensibilité au liquide séminal (HLS). Parfois confondue avec d’autres problématiques, cette réaction pourrait concerner un nombre de femmes plus important qu’on ne l’imaginait jusqu’ici.
L’hypersensibilité au liquide séminal (HLS) est un trouble rare, quoique probablement sous-diagnostiqué. Cette réaction n’est pas provoquée par les spermatozoïdes, mais par les protéines présentes dans le liquide séminal, le liquide qui transporte ces derniers. L’hypersensibilité au liquide séminal a été documentée première fois documentée en 1967, après l’hospitalisation d’une femme victime d’une « violente réaction allergique » survenue durant un rapport sexuel. Elle est aujourd’hui reconnue comme une hypersensibilité de type I, ce qui la place dans la même catégorie que le rhume des foins et les allergies aux cacahuètes ou aux poils de chat.
Les symptômes qui en résultent s’étendent sur un large spectre, qui va de manifestations bénignes à des troubles graves. Certaines femmes souffrent de réactions locales : brûlures, démangeaisons, rougeurs et œdème au niveau de la vulve ou du vagin. D’autres présentent des symptômes généralisés : urticaire, respiration sifflante, vertiges, nez qui coule, voire choc anaphylactique, une réaction immunitaire potentiellement mortelle.
Jusqu’en 1997, on estimait que l’HLS touchait moins de 100 femmes dans le monde. Mais une étude dirigée par l’allergologue Jonathan Bernstein a montré que, parmi les femmes rapportant des symptômes après avoir eu des rapports sexuels, près de 12 % présentaient un tableau compatible avec une HLS. J’ai moi-même une petite enquête en 2013 (résultats non publiés) et obtenu un taux similaire.
Mais le chiffre réel pourrait être encore plus élevé. En effet, de nombreux cas ne sont pas signalés, ou sont mal diagnostiqués, les symptômes étant attribués à tort à des infections sexuellement transmissibles, à des problèmes de mycose, voire à une « sensibilité générale ». Un indice révélateur permet cependant d’orienter le diagnostic : les symptômes disparaissent lorsqu’un préservatif est utilisé. En 2024, une revue de littérature a corroboré ces résultats, suggérant que l’HLS est à la fois plus fréquente et plus souvent méconnue qu’on ne le pensait.
L’allergène principal semble être la kallicréine prostatique ou antigène spécifique de la prostate (PSA) : une protéine présente dans le liquide séminal. Celle-ci est systématiquement présente, quel que soit le partenaire. Autrement dit, une femme présentant cette allergie présentera une réaction au sperme de n’importe quel homme, pas seulement à celui d’un compagnon spécifique.
Des preuves de l’existence d’une réactivité croisée ont également été mises en évidence. Ainsi, Can f 5, une protéine présente dans les squames des chiens est structurellement similaire à l’antigène PSA humain. De ce fait, certaines femmes allergiques aux chiens peuvent également présenter une allergie au sperme. En 2007, des cliniciens ont également décrit le cas d’une jeune femme ayant développé une urticaire diffuse ainsi que des difficultés à respirer après avoir eu un rapport sexuel avec son compagnon. Celui-ci avait consommé peu de temps auparavant des noix du Brésil, souvent impliquées dans les réactions allergiques. Il semblerait que la réaction de la jeune femme ait été provoquée par la présence de protéines de noix dans le sperme de son partenaire.
La première étape pour poser un diagnostic de HSP consiste à établir un historique sexuel et médical détaillé. Celui-ci est ensuite généralement suivi par la réalisation d’analyses sanguines destinées à détecter les anticorps IgE anti-PSA, ou de tests cutanés avec le liquide séminal du partenaire.
Lors de nos travaux de recherche, nous avons démontré que des tests effectués avec des spermatozoïdes lavés, donc dépourvus de liquide séminal, n’ont pas engendré de réaction chez des femmes présentant habituellement des symptômes allergiques. Ces résultats confirment que le déclencheur allergique n’est pas la cellule spermatozoïde elle-même, mais bien les protéines du liquide séminal.
Soulignons que les femmes ne sont pas les seules susceptibles de développer ce type d’allergie. Certains hommes peuvent aussi être allergiques à leur propre sperme. Cette pathologie, connue sous le nom de syndrome de la maladie post-orgasmique, provoque des symptômes pseudo-grippaux – fatigue, brouillard cérébral et courbatures – immédiatement après l’éjaculation. On suppose qu’il s’agit d’une réaction auto-immune ou allergique. Le diagnostic reste complexe à poser, cependant il arrive qu’un test cutané mettant en œuvre le sperme puisse se révéler positif.
L’hypersensibilité au liquide séminal n’engendre pas directement l’infertilité, mais elle peut compliquer le projet de conception. En effet, éviter l’allergène – ce qui constitue la solution la plus efficace pour lutter contre la plupart des allergies – n’est pas envisageable pour un couple qui souhaite concevoir…
Parmi les traitements possibles figurent la prise d’antihistaminiques en prophylaxie (qui consiste à prendre des médicaments antiallergiques avant l’exposition supposée à l’allergène, afin de prévenir ou d’atténuer les réactions), les traitements anti-inflammatoires et la désensibilisation (par administration progressive de liquide séminal dilué). Dans les cas les plus sévères, les couples peuvent recourir à une fécondation in vitro effectuée avec des spermatozoïdes lavés, ce qui permet d’éviter le contact avec les allergènes à l’origine de la réaction.
Il est important de souligner que l’hypersensibilité au liquide séminal n’est pas une cause d’infertilité. De nombreuses femmes qui en sont atteintes ont pu avoir des enfants, certaines naturellement, d’autres en ayant recours à une assistance médicale.
La méconnaissance de l’hypersensibilité au liquide séminal tient probablement au fait que les symptômes liés aux rapports sexuels sont souvent passés sous silence par les patientes. La gêne, la stigmatisation et le manque de sensibilisation des médecins à cette question font que bien des femmes souffrent en silence.
Dans l’étude de menée en 1997 par Bernstein et ses collaborateurs, près de la moitié des femmes présentant des symptômes après des rapports sexuels n’avaient jamais été testées pour une hypersensibilité au liquide séminal. Durant des années, elles se sont donc vues poser un diagnostic erroné, et prescrire un traitement inadapté.
En définitive, si vous ressentez systématiquement des démangeaisons, des douleurs ou une sensation de malaise après un rapport sexuel et que ces symptômes ne surviennent pas lors d’un rapport protégé par préservatif, il est possible que vous souffriez d’hypersensibilité au liquide séminal.
Il est temps de braquer les projecteurs sur cette affection trop méconnue, pour que cette question soit enfin abordée en consultation.
Michael Carroll ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.06.2025 à 15:49
Jye Marshall, Lecturer, Fashion Design, School of Design and Architecture, Swinburne University of Technology
Rachel Lamarche-Beauchesne, Senior Lecturer in Fashion Enterprise, Torrens University Australia
Papesse de la mode, Anna Wintour, 75 ans, quitte la toute-puissante rédaction en chef de l’édition américaine de Vogue. Icône de la pop culture, la directrice artistique a inspiré le personnage de diva hautaine du livre le Diable s’habille en Prada (2003) et est citée dans les chansons des rappeurs Azealia Banks ou Jay Z. Sachant joué de son image, la journaliste britanno-américaine a fait un caméo dans le film Ocean’s Eleven, une apparition dans Zoolander 1 puis 2 et a même son personnage chez les Simpsons. Éternelle figure d’influence, Anna Wintour conservera un poste de direction au sein du groupe de presse Condé Nast.
Après trente-sept ans de règne, Anna Wintour, poids lourd de l’industrie de la mode, quitte ses fonctions de rédactrice en chef de l’édition états-unienne du magazine Vogue.
Il ne s’agit toutefois pas d’une retraite, puisque Mme Wintour conservera ses fonctions de responsable du contenu de toutes les marques, au niveau mondial, du groupe de presse de mode et style de vie Condé Nast (propriétaire de Vogue et d’autres publications telles que Vanity Fair et Glamour) et de directrice de l’édition internationale du magazine de mode, Vogue World.
Néanmoins, le départ de Mme Wintour de l’édition américaine du magazine est un fait marquant pour l’industrie de la mode qu’elle a, à elle seule, changée à jamais.
Les magazines de mode tels que nous les connaissons aujourd’hui ont été formalisés pour la première fois au XIXᵉ siècle. Ils ont contribué à établir la « théorie du ruissellement de la mode », selon laquelle les tendances étaient traditionnellement dictées par certaines élites de l’industrie, notamment les rédacteurs en chef des principaux magazines.
Le Vogue états-unien lui-même a été créé à New York en 1892 par l’homme d’affaires Arthur Baldwin Turnure. Le magazine s’adressait à l’élite de la ville et couvrait initialement divers aspects de la vie de la haute société. En 1909, Vogue est racheté par Condé Nast. Dès lors, le magazine s’impose de plus en plus comme une pierre angulaire de l’édition de mode.
La période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a particulièrement ouvert les portes au consumérisme de masse de la mode et à l’expansion de la culture des magazines de mode.
Wintour a été nommée rédactrice en chef du Vogue US en 1988. Le magazine a alors pris un tournant moins conservateur et a vu son influence sur le plan culturel grandir.
Les choix éditoriaux audacieux de Wintour ont refaçonné la presse de mode, notamment les couvertures de magazines. Ses choix ont à la fois reflété et dicté l’évolution de la culture de la mode.
La première couverture de Vogue, publiée en 1988, mélangeait des vêtements de haute couture (Christian Lacroix) et des marques grand public (jeans Guess délavés), ce qui n’avait encore jamais été fait. C’était aussi la première fois qu’une paire de jeans apparaissait en couverture de Vogue, ce qui a parfaitement planté le décor d’une longue carrière passée à pousser le magazine à explorer de nouveaux domaines.
Wintour a aussi été une des premières à avoir placé les célébrités (et pas simplement les mannequins et les modèles) au centre du discours sur la mode. Tout en s’appuyant sur de grands noms tels que Beyoncé, Madonna, Nicole Kidman, Kate Moss, Michelle Obama et Oprah Winfrey, elle a donné sa chance à des stars montantes, àdes jeunes mannequins qu’elle mettait en couverture et dont elle propulsait les carrières.
L’héritage de Wintour à Vogue a consisté à faire passer la mode d’un défilé frivole à une industrie puissante, qui n’a pas peur d’affirmer ses choix. C’est particulièrement vrai lors du Met Gala, qui se tient chaque année pour célébrer l’ouverture d’une nouvelle exposition sur la mode au Metropolitan Museum of Art’s Costume Institute (New York).
Au départ, en 1948, c'était une simple soirée annuelle de collecte de fonds pour le Met, et c’est en 1974 que l’évènement a été pour la première fois associé à une exposition de mode.
Wintour a repris les rênes du Met Gala en 1995 et a fait d’une soirée de charité un rendez-vous prestigieux, haut lieu de brassage entre l’histoire et la mode, notamment en invitant des artistes en vue du cinéma ou de la mode.
Cette année, le thème du gala et de l’exposition Superfine : Tailoring Black Style porte sur le stylisme noir à travers l’histoire. À une époque où les États-Unis sont confrontés à une grande instabilité politique, Wintour a été célébrée pour le rôle qu’elle a joué dans l’élévation de l’histoire des Noirs grâce à cet événement.
Cependant, si son influence culturelle ne peut être mise en doute, l’héritage de Wintour au Vogue états-unien n’est pas sans controverses. Ses querelles sans fin avec l’organisation de défense des animaux PETA en particulier – en raison de son soutien indéfectible à la fourrure – ont été longtemps minimisées.
En 2005, Wintour a été directement visée par les militants anti-fourrure : a elle été entartée alors qu’elle quittait un défilé de Chloé. Cette affaire n’a jamais vraiment été réglée. Vogue a continué à présenter des vêtements en fourrure, alors même que les consommateurs ont tendance à se détourner des matières animales, les fourrures en premier lieu.
La mode devient de plus en plus politique. Il reste à voir comment des magazines tels que Vogue vont réussir à appréhender et embrasser ce virage.
blogs de mode au cours des dernières décennies a donné naissance à une vague d’influenceurs de la mode, avec des foules d’adeptes, qui remettent en question la structure unidirectionnelle du « ruissellement » de l’industrie de la mode.Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont dépassé l’influence des médias traditionnels, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du secteur de la mode. Le pouvoir des rédactrices de mode telles qu’Anna Wintour s’en voit considérablement diminué.
Le départ de Mme Wintour de son poste de rédactrice en chef fera couler beaucoup d’encre, mais jamais autant que celle qui aura permis d’imprimer tous les textes dont elle a supervisé la parution, aux manettes du plus grand magazine de mode du monde.
Rachel Lamarche-Beauchesne a été affiliée au Animal Justice Party (Parti de la justice animale en Australie)
Jye Marshall ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.06.2025 à 15:01
Mélanie Bourdaa, Professeure en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Bordeaux Montaigne
Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux
À travers Querer et Adolescence, deux miniséries venues d’Espagne et du Royaume-Uni, 2025 aura vu la fiction européenne s’attaquer de front aux violences de genre et aux modèles de masculinité. Au-delà de leurs récits, ces œuvres posent une question cruciale : que peut la fiction pour sensibiliser à ces enjeux, dans les écoles, dans la sphère privée, comme dans l’espace public ?
On entend souvent que les séries influencent celles et ceux qui les regardent. Et généralement cette influence est décrite comme négative : les séries traduiraient et amplifieraient les stéréotypes, les violences, etc. Ce postulat est très éloigné des travaux de recherche. D’une part, ceux-ci démontrent que le public est (inégalement) actif, notamment en créant du discours face à ces imaginaires. D’autre part, les séries ne participent pas qu’à la diffusion de stéréotypes : elles les transforment et les tordent également.
Adolescence est une minisérie britannique de quatre épisodes qui a été diffusée en mars 2025 sur Netflix. Elle suit la mise en accusation pour meurtre (d’une camarade de classe) d’un garçon de 13 ans. Abordant simultanément les questions de masculinité, de féminicide et de l’impact des réseaux sociaux, la série reçoit un fort écho en France et devient le centre d’une discussion sur l’éducation des garçons et le rôle de l’école dans la déconstruction de la masculinité.
Querer est également une minisérie de quatre épisodes, mais tournée et conçue en Espagne. Elle a été diffusée en France en juin 2025 sur Arte. Elle suit Miren, qui porte plainte contre son mari pour viols répétés, après trente ans de mariage. La série met notamment en lumière les réactions et le soutien contrastés des proches, la difficulté de ce type de procès et la normalisation des violences au sein des couples. Diffusée peu après le procès médiatisé de Mazan, la série bénéficie d’un important bouche-à-oreille.
Les séries participent de la mise à l’agenda politique et médiatique de ces questions. C’est d’ailleurs l’un de leurs objectifs assumés. Le réalisateur de Querer, Eduard Sala, a déclaré que la série visait « non seulement à divertir mais aussi à changer le monde ». Le scénariste d’Adolescence, Stephen Graham, a déclaré souhaiter que « la série provoque des dialogues entre les parents et leurs enfants », considérant qu’elle « n’est que le début du débat ».
Querer comme Adolescence sont des dispositifs efficaces pour parler des violences et harcèlements sexistes et sexuels (VHSS) car elles ont su trouver des relais médiatiques importants dans la presse, à la radio et à la télévision.
Mais ce n’est pas tout, si la sensibilisation par les séries se fait, c’est également que le public en parle, notamment le public le plus engagé : les fans. La série devient un levier pour entamer des conversations dans les communautés en ligne, pour sensibiliser à ces questions ou pour partager son expérience et ainsi mettre en lumière les réalités des VHSS.
A contrario, la série peut également provoquer des réactions de cyberviolence et de cyberharcèlement de la part de publics toxiques. Il suffit pour cela de regarder les commentaires des posts Facebook sur la série Querer, où féministes et masculinistes argumentent sur les thèmes de la série. Pour la série Adolescence, les commentaires sur les comptes Instagram de fans mentionnent le besoin de voir la série pour mieux comprendre les adolescents et leur vie privée et sociale.
En juin 2025, s’inspirant d’une mesure prise au Royaume-Uni, la ministre de l’éducation nationale Élisabeth Borne a proposé que la série Adolescence soit utilisée comme support pédagogique à partir de la classe de quatrième. Querer (qui a reçu le grand prix au festival Séries Mania) semble emprunter le même chemin, notamment dans des formations en psychologie ou en criminologie.
Ce n’est pas la première fois que des séries sont mobilisées pour porter un discours de politique publique. En 2017, la série 13 Reasons Why, qui traite du harcèlement allant jusqu’au suicide d’une adolescente, avait bénéficié d’un site ressource avec des dispositifs de prévention et d’un documentaire post-série (Beyond the Reasons).
Utilisée dans des collèges et lycées anglophones avec des guides d’accompagnement pour éducateurs et parents, la série emboîte le pas d’une autre, plus connue encore : Sex Education. Celle-ci est la première teen serie portant aussi explicitement sur les questions de sexualité et de relations amoureuses, dans une approche sex-positive, très tolérante et ayant toujours à cœur la question du consentement. Un guide, « Le petit manuel Sex Education », a été mis à disposition pour des ateliers de prévention et de sensibilisation. Il est utilisé dans certains établissements scolaires. Bref, l’implémentation de séries dans des politiques éducatives ou de prévention : ce n’est pas tout à fait nouveau.
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Mais ne nous trompons pas : les séries, seules, ne constituent pas des supports de sensibilisation autonomes. Encore faut-il penser autour d’elles des dispositifs de médiation.
Les séries sont de plus en plus nombreuses à avertir de scènes de violences et à renvoyer vers des centres d’aide. Par exemple à partir de la saison 2, chaque épisode de 13 Reasons Why commence par un message d’avertissement : « Cet épisode contient des scènes qui peuvent heurter la sensibilité de certains spectateurs. » Un avertissement vidéo avec les acteurs précède également la diffusion : « Si vous êtes concerné par ces sujets, parlez-en à un adulte ou consultez le site 13reasonswhy.info ».
La série Sex Education s’est aussi prêtée à cet exercice : lors d’un épisode montrant une agression sexuelle dans un bus, des ressources officielles ont été diffusées sur les réseaux sociaux de la série et de la BBC, renvoyant notamment vers le centre d’aide britannique aux victimes de viol.
Les séries françaises sont plus discrètes dans l’intégration directe de liens dans les épisodes. Dans Skam, une série Slash/France Télévision qui suit le quotidien d’élèves de lycée, des messages apparaissent avec des liens vers le 3018 (cyberviolences), le 3919 (violences conjugales) ou vers SOS Homophobie à la fin de certains épisodes (notamment dans les saisons 4, 5 et 6, qui traitent respectivement de l’islamophobie, de la santé mentale et des violences contre partenaire intime). Le site Slash propose une page complète « Besoin d’aide », mentionnée dans les dialogues ou dans l’habillage final de la série.
Si sensibiliser aux questions de violences, de discrimination ou de santé mentale semble commencer à faire partie du « cahier des charges » implicite des séries qui abordent ces thématiques, séries et campagnes de sensibilisation publique ne sont pas en concurrence. Les séries résonnent avec le cadre légal de chaque pays de diffusion : la législation contre les violences de genre n’est pas la même en Espagne, en France ou au Royaume-Uni, et sa réception est propre à chaque contexte.
Dans certains cas, séries et politiques publiques peuvent gagner à jumeler leurs discours et leurs actions en matière de prévention et de sensibilisation. L’une des conditions est que les personnes en charge des actions de sensibilisation soient formées.
L’annonce aux agents de l’éducation nationale de l’arrivée d’Adolescence parmi les supports de sensibilisation pose ainsi question. Chez un grand nombre d’enseignants et d’infirmiers scolaires, les séries ne font pas partie de la culture pédagogique en routine. Sans culture commune (on pense notamment à des formations à l’outil sériel), il paraît abrupt de prétendre qu’une série puisse lutter efficacement contre les violences. D’autant plus que la série agit comme un révélateur de la parole, mais aussi des souvenirs – y compris post-traumatiques.
À cet égard, l’outil qu’est la série nécessite un double accompagnement par des encadrants formés à la fois à ce support mais aussi à l’accueil et à l’accompagnement de la parole.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
30.06.2025 à 12:17
Hédia Zannad, Associate professor, Neoma Business School
Loréa Baïada-Hirèche, Maître de conférences en management des ressources humaines, Institut Mines-Télécom Business School
Pour les salariés sans diplôme ou les réfugiés sans qualification reconnue en France, l’intégration professionnelle peut être un chemin semé d’embûches. Une étude montre la possibilité de contourner l’absence de réseaux ou de titres académiques en misant sur son capital psychologique.
Si la centralité du diplôme dans le processus de recrutement est une affaire de bon sens, seules les compétences et les performances devraient être prises en compte par la suite. Or, c’est rarement le cas. Bienvenue en France, où prévaut la « tyrannie du diplôme initial ».
Notre article « Quand tout est à (re)construire : la dynamique des ressources de carrière en contexte préjudiciable » est le fruit hybride du croisement entre deux recherches menées et publiées indépendamment l’une de l’autre. La première s’intéresse à la carrière des salariés peu qualifiés d’une grande entreprise française de télécoms – que nous appellerons T par souci d’anonymisation. La seconde s’interroge sur le devenir professionnel des réfugiés en France en provenance de zones de conflit telles que la Syrie ou l’Afghanistan.
Ces deux populations ont en commun de souffrir d’un capital sociologique – ressources économiques, sociales et culturelles – déficient au regard de leur environnement professionnel. Les premiers sont désavantagés par l’insuffisance de titres dans un environnement qui valorise les diplômes d’excellence, les seconds par la disqualification de leur bagage culturel et la disparition de leurs réseaux sociaux dans l’exil.
Alors, comment comprendre que certains réussissent sur le plan professionnel malgré l’absence ou le manque de qualifications ?
Pour répondre à cette question, nous avons fait appel au concept de « ressources de carrière ». Cette notion est composée des ressources psychologiques et sociales – les réseaux de proches –, des ressources en capital humain – éducation, formation, expérience – et des ressources identitaires – conscience de son identité professionnelle – qu’un individu peut mobiliser au service de sa carrière. À la lueur de ce concept, nous nous sommes appuyées sur l’analyse de 42 entretiens menés auprès de 24 salariés et de 18 réfugiés, suivant la méthodologie des récits de vie. L’enjeu : comprendre comment ces individus parviennent à développer des ressources de carrière au service de leur réussite professionnelle, à partir d’un capital sociologique faible.
Nos résultats montrent que près de la moitié des personnes interrogées, peu diplômées – ou aux qualifications non reconnues en France –, sont parvenues à s’inscrire dans des trajectoires professionnelles plus ascendantes que ce qu’une analyse sociologique aurait pu laisser prévoir.
Comment ? En étant capables de transformer leurs ressources personnelles – capital psychologique et valeurs personnelles – en ressources pour faire carrière.
Ce que révèle notre étude, c’est la puissance du capital psychologique – également nommé « PsyCap » – pour initier ou relancer une carrière… même en l’absence de capitaux sociologiques traditionnels. Le PsyCap est défini dans le cadre de la psychologie positive comme l’ensemble des forces et capacités psychologiques qui peuvent être développées pour améliorer la performance professionnelle. Il est constitué de quatre dimensions selon le professeur de gestion Fred Luthans : la confiance, l’optimisme, l’espoir et la résilience.
La confiance se rapporte à la foi qu’a une personne en sa capacité à transformer ses efforts en succès pour relever un défi.
L’optimisme renvoie à une attribution positive à propos du succès présent ou à venir.
L’espoir signe l’orientation résolue en direction des objectifs fixés par l’individu et, si nécessaire, son aptitude à faire bifurquer les chemins qui y conduisent pour remplacer ceux qui ont été contrariés.
La résilience se réfère à l’aptitude à rebondir, et même au-delà, lorsque l’individu rencontre de l’infortune.
L’analyse des récits de salariés et de réfugiés interviewés révèle trois processus distincts pour faire carrière sans diplôme ou réseaux sociaux en France : la construction, l’activation et l’obstruction.
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La construction concerne des personnes sans diplôme qui s’appuient sur leurs ressources psychologiques – résilience, détermination, optimisme, confiance en soi – ainsi que sur leurs qualités éthiques – altruisme, gratitude, humilité – pour bâtir leur parcours. L’ensemble de ces ressources psychologiques et éthiques agissent comme autant de leviers pour se créer des opportunités et transformer des obstacles en tremplins professionnels. Samuel, entré chez T sans qualification, gravit les échelons grâce à des formations, une validation des acquis (VAE) et l’appui de son management, jusqu’à un poste de direction :
« Une de mes qualités, c’est d’être assez fiable et quelqu’un à qui on peut confier des choses. Des managers ont cru en moi au-delà de ce que j’avais montré. Ils m’ont ouvert des champs possibles. »
La trajectoire des personnes interviewées montre que leur engagement attire le soutien de leur entourage professionnel. Il leur permet de trouver un emploi stable, d’acquérir des compétences par l’expérience et de construire petit à petit un projet professionnel.
Le deuxième groupe de répondants, qui représente un tiers de notre échantillon, suit une autre forme de parcours. S’ils détiennent un bon capital initial – diplôme, expérience –, ils s’appuient sur leurs ressources psychologiques pour faire carrière, selon un processus que nous avons appelé « activation ». Par exemple, Sami, réfugié et ex-journaliste iranien, mobilise ses acquis et reprend des études après une période d’adaptation difficile en France :
« Je travaillais dans le journal le plus prestigieux d’Iran, au poste le plus prestigieux… J’étais reconnu dans mon domaine… Je suis arrivé ici et je n’ai été transféré vers personne, j’ai dû repartir de zéro. Je suis devenu professeur particulier pour deux enfants parce qu’on me rendait un service ! Après cinq-six mois, j’ai trouvé un emploi de journaliste… Après dix-neuf mois, ils m’ont proposé un CDI. »
Ce processus d’activation concerne notamment les réfugiés dotés d’un capital humain initial solide – maîtrise de la langue française, études supérieures dans le pays d’origine. Leur réussite professionnelle est fondée sur leurs ressources psychologiques qui les aident à alimenter des efforts soutenus dans le sens de leur intégration. Elles semblent faciliter le travail de deuil, préalable nécessaire pour redémarrer leur vie dans un nouveau contexte.
Un quart de nos répondants éprouve un sentiment d’échec professionnel, alors qu’ils étaient pourtant dotés en capital sociologique.
Ils sont freinés par un état d’esprit négatif ou par un sentiment d’injustice, selon un mécanisme que nous avons appelé « obstruction ». Ils se focalisent sur les obstacles et refusent certaines opportunités. Certains réfugiés qui détenaient des positions privilégiées dans leur pays d’origine ne se résolvent pas à accepter un travail jugé trop sous-dimensionné par rapport à eux. On peut citer l’exemple de Néda, ingénieure, docteure et titulaire d’un MBA qui, malgré tous ses diplômes, perçoit sa carrière chez T de manière pessimiste, dénonçant des discriminations et rejetant le fonctionnement des réseaux internes :
« Ce ne sont pas les performances seulement : le réseau, la manière de se vendre, être au bon moment au bon endroit en discutant avec la bonne personne. À chaque fois que j’ai répondu à un poste ouvert sur Internet, il y avait toujours quelqu’un qui l’obtenait, cela me fait dire que tout le monde n’est pas égal. »
Peut-on conclure de cette recherche que la théorie du capital sociologique de Bourdieu pêche par excès de pessimisme ?
Sa théorie de l’espace social souligne l’importance des facteurs culturels et symboliques dans la reproduction des hiérarchies sociales. Si on s’en tient à cette lecture, la réussite est essentiellement liée à la détention de capitaux culturels (compétences, titres, diplômes) et symboliques, c’est-à-dire toute forme de capital culturel, social ou économique ayant une reconnaissance particulière au sein de la société. Cette vision réduit les chances de ceux qui en sont démunis.
Notre étude montre que si les inégalités de départ pèsent lourd, elles ne sont pas une fatalité. À condition de disposer ou d’acquérir de ressources psychologiques telles que la confiance en soi, l’optimisme, l’espoir, la résilience, il est possible de contourner l’absence de réseaux ou de diplômes en misant sur sa capacité à rebondir, à apprendre, à espérer. Et, parfois, à réussir là où rien ne le laissait présager.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
30.06.2025 à 12:17
Aneta Hamza-Orlinska, Professeure assistante en gestion des ressources humaines, EM Normandie
Jolanta Maj, Assistant Professor
Beaucoup de travailleurs free-lance éprouvent ou disent éprouver un sentiment de déconnexion vis-à-vis de l’organisation qui les emploie et de leurs collègues. Cela génère chez eux des sentiments d’aliénation, de stress et de frustration qui relèvent toutefois davantage de l’isolement professionnel que social. Comment les entreprises peuvent-elles repérer ces signaux faibles et mettre en place des mesures pour mieux les intégrer ?
Le travail indépendant a connu un fort essor ces dernières années avec le développement de la « gig economy », ou « économie des petits boulots ». Apparues avec les plateformes collaboratives telles qu’Uber ou Deliveroo qui n’emploient pas de salariés, mais travaillent avec des micro-entrepreneurs, ces nouvelles formes de travail ont engendré un malaise de plus en plus important chez les personnes ayant choisi ce statut professionnel. Si l’indépendance présente des avantages, elle rime aussi souvent avec isolement.
Les travailleurs free-lance se retrouvent, tant physiquement que mentalement, déconnectés de leurs collègues et de l’organisation, cumulant souvent plusieurs emplois et travaillant à distance. Malgré les opportunités d’intégrer des communautés virtuelles, ils demeurent particulièrement vulnérables à l’isolement, plus encore que les salariés permanents ou ceux en télétravail. Par ailleurs, leurs interactions avec les managers, superviseurs ou prestataires de services tendent à se réduire à des échanges strictement transactionnels, accentuant ainsi leur sentiment de solitude, qui demeure essentiellement professionnel.
Les entreprises font de plus en plus appel aux travailleurs en free-lance, qui opèrent parallèlement aux salariés traditionnels. Cependant, les dispositifs mis en œuvre pour identifier et intégrer ces professionnels restent identiques à ceux employés pour les équipes permanentes, alors qu’une intégration véritablement inclusive devrait prendre en compte la nature autonome, asynchrone et transactionnelle de leur mode de travail.
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Les travailleurs en free-lance peuvent ressentir l’isolement professionnel sans forcément se sentir isolés socialement. En effet, la recherche établit une distinction claire entre ces deux concepts.
L’isolement social découle du fait que les besoins émotionnels ne sont pas comblés, notamment en raison de l’absence de liens spontanés et de relations de travail que l’on retrouve habituellement en présentiel, un phénomène exacerbé par le télétravail. À l’inverse, l’isolement professionnel se traduit par le sentiment d’être déconnecté des autres et privé d’informations essentielles, compromettant ainsi les interactions clés au sein de l’entreprise.
Bien que ces deux formes d’isolement soient liées à la séparation d’autrui, l’isolement social se caractérise par l’absence de proximité avec les autres, tandis que l’isolement professionnel se manifeste par une déconnexion perçue vis-à-vis des collègues ou par l’accès insuffisant aux ressources et à l’information nécessaires pour accomplir le travail.
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Les travailleurs indépendants se trouvent souvent géographiquement éloignés et n’aspirent pas nécessairement à établir des liens sociaux dans leur environnement professionnel. Parfois, ils sont amenés à collaborer sur des projets avec des salariés permanents ou d’autres free-lances dans un même espace, en ligne ou en présence physique. Pourtant, malgré ces interactions, ils se perçoivent souvent comme des externes, peu enclins à créer des liens sociaux, leur mission étant généralement limitée dans le temps.
Notre recherche, menée entre 2022 et 2025, se base sur une cinquantaine d’entretiens et l’observation de travailleurs indépendants employés par des plateformes ou des entreprises, révèle que ces travailleurs peuvent éprouver un isolement professionnel sans pour autant se sentir socialement appauvris. Pourquoi ?
Les travailleurs indépendants adoptent une approche purement professionnelle de leurs relations. Ils n’ont pas d’attentes sociales élevées dans le cadre professionnel, car ils perçoivent leur mission avant tout comme une transaction plutôt que comme une opportunité de tisser des liens personnels. Les indépendants compensent leur manque de socialisation sur leur lieu de travail en se connectant avec leur entourage personnel, amical et familial.
Leurs besoins affectifs se trouvent souvent en dehors du cadre professionnel. La différence avec les employés permanents est qu’ils bénéficient, en plus de leur réseau personnel, d’une socialisation quotidienne avec leurs collègues, souvent par des interactions informelles (conversations autour de la machine à café) reconnues comme favorisant la coopération et le développement du réseau professionnel en entreprise – ce dont les travailleurs en free-lance sont généralement moins concernés.
L’un des travailleurs indépendants interviewés dans le cadre de notre recherche, un copywriter ( en marketing, rédacteur de contenu web) de 50 ans, a déclaré :
« C’est très limitant sur le plan professionnel lorsqu’il y a des ressources auxquelles on ne peut pas accéder à cause de l’endroit où l’on se trouve. Je trouve cela très isolant. »
À l’inverse, beaucoup d’autres affirment, à l’image d’un webdesigner freelance (35 ans) :
« Je ne me sens pas isolé socialement. Je suis tout à fait à l’aise avec cela. »
Pour certains, la distance physique et la flexibilité, inhérentes au travail indépendant, ne sont pas perçues comme des obstacles, mais plutôt comme des atouts. L’absence de contraintes sociales imposées par un environnement de bureau traditionnel peut être libératrice et permettre une meilleure gestion de leurs interactions sociales. Pour d’autres types de freelances, notamment pour ceux ayant auparavant exercé en tant que salariés permanents en entreprise, une période d’adaptation peut être nécessaire pour s’ajuster à ce nouveau mode de travail.
Isolés d’un point de vue professionnel, ces travailleurs se retrouvent déconnectés. Ils n’ont pas de feed-back constructif de la part de leurs responsables de mission et se sentent négligés dans leur rôle professionnel. L’absence ou la nature négative du retour d’information empêche les travailleurs indépendants de sentir que leurs contributions sont reconnues, ce qui renforce leur sentiment d’isolement professionnel et limite leur capacité à ajuster et améliorer leur travail.
De plus, les échanges majoritairement transactionnels, souvent via des canaux numériques dépourvus de signaux non verbaux, rendent difficile l’établissement d’une véritable connexion avec les managers et l’accès aux informations nécessaires pour un travail efficace. Étant rarement intégrés aux processus décisionnels, ces travailleurs se retrouvent en marge des discussions stratégiques, accentuant ainsi leur déconnexion par rapport aux dynamiques organisationnelles et à l’évolution de leur rôle professionnel.
Les pratiques traditionnelles d’intégration ou d’inclusion, qu’elles soient sociales ou formelles, reposent sur l’hypothèse que la cohésion d’équipe et le sentiment d’appartenance se construisent par des interactions sociales régulières et des dispositifs d’inclusion institutionnalisés au sein des organisations.
Or, pour les travailleurs indépendants dont la relation avec l’organisation est essentiellement transactionnelle, ces mécanismes se révèlent inadaptés. Par conséquent, les dispositifs traditionnels, focalisés sur la socialisation, ne répondent pas aux enjeux spécifiques de ces travailleurs.
Il apparaît donc crucial de repenser l’intégration en adoptant une approche d’« inclusion professionnelle » qui privilégie une communication adaptée, la participation aux processus décisionnels et le renforcement des liens fonctionnels avec les acteurs organisationnels clés.
Pour les travailleurs indépendants, être intégrés dans la prise de décision concernant leurs tâches est particulièrement important, car ils sont recrutés pour leur expertise. Cela renforce le sentiment d’inclusion professionnelle, puisqu’ils peuvent voir les résultats de leur investissement et de leur travail.
Un autre élément clé est la communication : non seulement la diversité des outils de communication disponibles, mais aussi la capacité à transmettre efficacement les messages et à accéder aux informations nécessaires pour accomplir leurs missions, généralement fournies par le client ou un manager. Enfin, fournir un feed-back sur leur travail permet non seulement de les valoriser, mais aussi de leur faire comprendre leurs contributions et les attentes du manager.
Un aspect à garder en tête pour les responsables RH concerne la requalification des free-lances en CDI.
Cette possibilité se présente lorsque des travailleurs indépendants, jusque-là très autonomes et engagés dans une relation purement transactionnelle, commencent à s’intégrer davantage à l’équipe, à collaborer de façon rapprochée et à tisser des liens relationnels plus forts, ce qui réduit la distance physique et l’autonomie propres à leur statut initial. Les politiques RH ne soulèvent pas encore cette problématique, qui pourrait toutefois prendre de l’ampleur à mesure que le monde du travail évolue et se transforme.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.