19.08.2025 à 15:51
Cam Ly Rintz, Doctorante en écologie marine et sociologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Boris Leroy, Maître de conférences en écologie et biogéographie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Les océans sont tous connectés entre eux, mais leur température peut agir comme une barrière, notamment pour les poissons-lanternes. Le changement climatique pourrait avoir des conséquences dramatiques, en poussant certaines espèces adaptées au froid vers un véritable cul-de-sac, où elles seraient piégées contre l’Antarctique.
Nous pensons souvent que tous les océans du globe sont connectés et que les animaux qui y vivent peuvent voyager de l’un à l’autre. Du côté de la recherche, le concept de One Ocean (un océan unique) a même émergé pour inviter les scientifiques à considérer cette interdépendance.
Pourtant, malgré cette grande connectivité, la biodiversité marine est loin d’être homogène. Elle se répartit en grandes communautés distinctes parmi les océans du monde. C’est le cas notamment des poissons-lanternes (désignés de la sorte du fait de leur bioluminescence) qui résident dans l’hémisphère Sud. En nous intéressant à ces espèces, nous avons découvert que la température de l’eau agit comme une barrière tout autour de l’océan Austral, séparant les communautés.
Avec le changement climatique, cette barrière se déplace vers le sud, ce qui pousse les poissons-lanternes de l’océan Austral dans un cul-de-sac, piégés par le continent antarctique.
Nous nous sommes intéressés à la grande famille des poissons-lanternes, ou myctophidés, à l’interface entre l’océan Austral et les autres océans du globe.
Contrairement à ce que l’on peut croire, les poissons-lanternes ne sont pas les poissons aux grandes dents et à la petite loupiote sur la tête comme dans le Monde de Nemo : ça, ce sont les baudroies abyssales. Les poissons-lanternes, eux, sont de fascinants petits poissons (en général, de moins de 10 centimètres) aux grands yeux dont les « lanternes » (photophores, organes qui émettent de la lumière) sont réparties le long du corps selon des motifs spécifiques leur permettant notamment de se camoufler ou de se reconnaître dans des profondeurs jusqu’à plus de 1 000 mètres.
Avec près de 250 espèces, on les retrouve dans tous les océans du globe. Ce sont les poissons les plus abondants à ces profondeurs. La plupart accomplissent tous les jours une formidable migration verticale, passant la journée dans les couches plus profondes, où ils sont moins visibles pour les prédateurs, et remontant à la surface la nuit pour se nourrir.
Dans notre étude, l’objectif était d’étudier la répartition géographique des poissons-lanternes, afin de comprendre comment et pourquoi ils se structurent en communautés. Nous ne partions pas de rien : l’expérience de nos collègues océanographes après des décennies d’échantillonnage dans la zone suggérait que les communautés de poissons-lanternes changent complètement à peu près au niveau de la zone des archipels de Crozet et de Kerguelen, dans le sud de l’océan Indien.
À cet endroit, il se trouve que les fronts océaniques sont particulièrement resserrés. Ces fronts correspondent à des changements brutaux de conditions de l’eau, notamment de température. Plusieurs ont été mis en évidence tout autour de l’océan Austral, dont le front subtropical et le front subantarctique.
On savait également que la température jouait un rôle important pour ces espèces, mais sans avoir de vision sur la répartition des communautés. Ces éléments nous ont amenés à tester une hypothèse qui existe depuis longtemps en écologie, mais qui n’avait jamais été démontrée auparavant. Se pourrait-il que le climat agisse comme une barrière à laquelle toutes les espèces réagissent de la même manière, séparant ainsi les communautés de poissons-lanternes ?
En étudiant la répartition géographique de toutes les espèces de poissons-lanternes du sud de l’hémisphère Sud, nous avons montré qu’elles s’organisent en deux grandes régions biogéographiques très différentes :
d’une part, une communauté australe composée de 19 espèces se regroupe tout autour du continent antarctique ;
et, d’autre part, plus au nord, une communauté subtropicale comprend 73 espèces.
Mais entre ces deux régions, aucune barrière physique ni continent. Nous avons alors testé avec des modèles statistiques l’ensemble des variations de l’océan dans la zone : température, salinité, composition chimique, etc.
Parmi tous ces facteurs, il apparaît que la température ressort, sans équivoque, comme la principale force qui sépare ces deux communautés. Ce qui est nouveau ici, c’est la découverte que toutes les espèces répondent de la même manière à la température : les espèces australes ne s’aventurent pas dans des eaux au-dessus de 8 °C, tandis que les espèces subtropicales ne s’aventurent pas dans celles en dessous de 8 °C.
Ainsi, la température forme une barrière climatique nette, peu perméable, séparant les deux communautés de poissons-lanternes. De l’équateur au pôle, la température de l’océan devient de plus en plus froide, et c’est précisément autour de 8 °C que nous avons mis en évidence cette barrière. C’est d’ailleurs la température que l’on retrouve entre les fronts subtropical et subantarctique.
Ce qui est très intéressant, c’est que, en cherchant à comprendre les mécanismes physiologiques qui expliquent cette séparation, nous avons découvert qu’une hypothèse sur un seuil physiologique à 8 °C avait été proposée en 2002, et que nos travaux viennent la corroborer.
Survivre en dessous de ce seuil nécessite des adaptations au froid, qui ont un coût : ne pas pouvoir survivre à la moindre élévation de température. Les espèces polaires ont ainsi un métabolisme adapté aux conditions extrêmes, mais qui, en retour, les rend incapables de supporter des eaux plus chaudes.
Avec le changement climatique, l’océan se réchauffe de façon globale, ce qui va induire un déplacement de cette barrière vers le pôle Sud. Les poissons-lanternes subtropicaux vont avoir accès à de nouvelles zones, qui auparavant étaient trop froides, et vont ainsi étendre leur aire de répartition vers le sud. Cependant, pour la communauté australe, ces zones vont devenir trop chaudes, et les espèces vont devoir se replier vers le pôle pour rester à des températures suffisamment basses.
Le problème, c’est que, de l’autre côté, se trouve l’Antarctique, qui forme ainsi un véritable cul-de-sac… Piégée par le continent, la communauté australe verra son habitat se réduire drastiquement.
En appliquant des modèles climatiques en fonction des scénarios d’émissions de gaz à effet de serre établis par le Groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), nous pouvons projeter la magnitude probable de ces changements. D’après ces scénarios, d’ici 2100, les poissons-lanternes de la région australe pourraient perdre 11 millions de kilomètres carrés (km2) de surface habitable, soit 23 % de leur habitat actuel. Pour donner un ordre de grandeur, cela représente l’équivalent de 80 % de la superficie de l’Antarctique !
Pourquoi ces résultats sont-ils inquiétants ? D’une part, ils indiquent que le changement climatique représente une menace directe pour les poissons-lanternes de l’océan Austral. D’autre part, les poissons-lanternes occupent une position clé dans la chaîne alimentaire : ce sont à la fois des prédateurs du krill, mais aussi des proies des grands prédateurs marins, comme les manchots ou les éléphants de mer.
Comment les déplacements des poissons-lanternes vont-ils affecter leurs proies ou leurs prédateurs ? Par exemple, pour certains prédateurs marins qui se reproduisent sur des îles comme les Crozet ou les Kerguelen, devront-ils nager plus loin pour se nourrir ? Pourront-ils se rabattre sur d’autres espèces ? Il est extrêmement difficile de répondre à ces questions, d’autant plus que ces autres membres de la chaîne alimentaire seront également affectés par le changement climatique, à des rythmes différents suivant la physiologie et l’écologie des espèces.
Alors comment, face aux changements climatiques et à l’incertitude qui en découle, peut-on concrètement aider ces écosystèmes fragiles à s’adapter aux changements climatiques ? La première étape est de s’assurer que les espèces qui les composent sont en bonne santé et ne sont pas déjà menacées de disparition. Pour cela, il faut réduire au maximum les menaces sur lesquelles nous pouvons agir, telles que la surpêche et la destruction de leurs habitats.
Une solution efficace est de créer des aires marines protégées qui préservent réellement les écosystèmes marins des méthodes de pêche destructrices, ce qui n’est malheureusement pas le cas pour beaucoup d’entre elles actuellement.
Ces zones sont cruciales pour permettre aux espèces de se rétablir et de devenir plus résistantes. Pour être efficaces face aux changements climatiques, ces aires protégées doivent être variées. Il est important de protéger des zones qui resteront relativement stables malgré le changement climatique, qui serviront de refuges, de même qu’il est aussi essentiel de protéger les zones qui seront plus touchées, afin de permettre à leurs espèces et écosystèmes d’être en bonne santé pour s’adapter aux bouleversements qui s’amorcent.
En d’autres termes, un bon réseau d’aires protégées doit représenter toute la diversité des conditions actuelles et futures. Dans le cas de nos poissons-lanternes, cela signifie qu’il faut protéger des zones où vivent les espèces d’eau chaude, d’autres pour celles vivant en eau froide, mais aussi, et surtout, la zone de transition entre les deux communautés, où les espèces se rencontrent, car, c’est là que les changements seront les plus importants.
Nos travaux, en prédisant où ces zones pourraient être localisées, servent ainsi de support aux prises de décision sur la localisation des aires protégées, comme celles menées au sein de la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR).
Cam Ly Rintz a bénéficié d'une aide de l'État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre de France 2030 portant la référence ANR-22-POCE-0001, dans le cadre du PPR Océan & Climat conjointement animé par le CNRS et l’Ifremer.
Boris Leroy est financé par l'état en tant qu'enseignant-chercheur fonctionnaire.
19.08.2025 à 15:50
Naomi S. Baron, Professor Emerita of Linguistics, American University
Le fait de pouvoir tourner les pages d’un livre ou de tracer au crayon les contours des lettres donne des appuis aux élèves dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Dans un monde d’outils numériques, pourquoi préserver cette importance du toucher ?
Lorsque les enfants entrent à l’école, l’une des techniques les plus courantes pour leur enseigner l’alphabet consiste à passer par des manipulations pratiques, comme la formation de lettres avec de l’argile ou de la pâte à modeler.
Mais à mesure que les élèves avancent en âge, la place du toucher diminue dans leur quotidien scolaire – à leur détriment. Beaucoup d’exercices de lecture deviennent numériques, et l’utilisation des claviers d’ordinateur pour écrire continue de progresser, d’autant que les outils d’intelligence artificielle (IA) sont très attractifs en matière d’édition et de composition.
Je suis linguiste et j’étudie les différences entre la lecture sur papier et la lecture numérique et la manière dont l’écriture favorise la réflexion. Avec ma collègue Anne Mangen, nous avons interrogé plus de 500 élèves du secondaire inscrits dans une école internationale d’Amsterdam (Pays-Bas) sur leurs expériences de lecture de textes imprimés par rapport celle des textes numériques. Par ailleurs, j’ai interrogé 100 étudiants et jeunes adultes aux États-Unis et en Europe sur leurs préférences en matière d’écriture manuscrite comparée à la saisie sur clavier.
Rassemblées, les réponses de ces deux études démontrent que les adolescents et les jeunes adultes continuent d’accorder de l’importance au contact physique dans leur rapport à l’écrit ; elles sont riches d’enseignements importants pour les éducateurs et les parents.
Lorsqu’on leur a demandé ce qu’ils aimaient le plus dans la lecture sur papier ou l’écriture à la main, les étudiants ont manifesté leur enthousiasme sur l’importance du toucher. Ce qui m’a surpris, c’est à quel point leurs perceptions à ce sujet concordaient dans les deux études.
Tenir un livre ou un instrument d’écriture entre leurs mains était important pour les élèves, c’est ce que montrent des observations comme :
« On a vraiment l’impression de lire parce que le livre est entre nos mains. »
ou
« J’aime tenir un stylo et sentir le papier sous mes mains, pouvoir former physiquement des mots. »
Les participants à l’étude ont également commenté l’interaction entre le toucher et le mouvement. En ce qui concerne la lecture, l’un d’eux a parlé de
« la sensation de tourner chaque page et d’anticiper ce qui va se passer ensuite ».
À propos de l’écriture manuscrite, un participant a décrit
« le fait de sentir les mots glisser sur la page ».
De nombreux étudiants ont également fait part d’avantages cognitifs. Une multitude de répondants ont évoqué la concentration, le sentiment d’immersion dans un texte ou la mémoire. En ce qui concerne la lecture imprimée, un étudiant a déclaré : « Je la prends plus au sérieux parce que je l’ai physiquement entre les mains. » Pour l’écriture, une réponse disait : « Je peux voir ce que je pense. »
Il y avait également des réflexions d’ordre psychologique. Des élèves ont ainsi écrit : « La sensation d’un livre entre mes mains est très agréable » ou :
« La satisfaction d’avoir rempli toute une page à la main, c’est comme si j’avais gravi une montagne. »
D’autres commentaires ont souligné à quel point le toucher permettait aux élèves de se sentir plus personnellement connectés à l’acte de lire et d’écrire. À propos de la lecture, l’un d’eux a déclaré :
« C’est plus personnel parce que c’est entre vos mains. »
À propos de l’écriture manuscrite, un autre a déclaré :
« Je me sens plus attaché au contenu que je produis. »
Un certain nombre de répondants ont écrit que lire des livres physiques et écrire à la main leur semblait en quelque sorte plus « réel » que d’utiliser leurs équivalents numériques. Un étudiant a commenté « le caractère réel du livre ». Un autre a déclaré que « cela semble plus réel que d’écrire sur un ordinateur, les mots semblent avoir plus de sens ».
Nous avons demandé aux participants ce qu’ils appréciaient le plus dans la lecture numérique et dans l’écriture sur un clavier d’ordinateur. Sur plus de 600 réponses, une seule mentionnait le rôle du toucher dans ce qu’ils appréciaient le plus dans l’utilisation de ces technologies pour lire et écrire. Pour la lecture, les étudiants ont salué la commodité et l’accès à Internet. Pour l’écriture, la plus grande rapidité et le fait de pouvoir accéder à Internet étaient des réponses fréquentes.
Ce que les élèves nous disent de l’importance du toucher reflète les conclusions de la recherche : ce sens est un moyen efficace de développer les compétences précoces en lecture et en écriture, ainsi qu’une aide pour les lecteurs et les personnes qui écrivent plus expérimentés dans leurs interactions avec l’écrit.
Les psychologues et les spécialistes de la lecture continuent de faire état d’une meilleure compréhension chez les enfants et les jeunes adultes lorsqu’ils lisent sur papier plutôt que sur support numérique, tant pour les lectures scolaires que pour la lecture de loisir. Pour les personnes qui écrivent chevronnées, les données suggèrent que passer plus de temps à écrire à la main qu’à utiliser un clavier d’ordinateur est corrélé à de meilleures capacités motrices fines.
Une récente étude menée en Norvège à l’université a comparé les images cérébrales d’étudiants prenant des notes et a révélé que ceux qui écrivaient à la main, plutôt que de taper au clavier, présentaient une plus grande activité électrique dans les parties du cerveau qui traitent les nouvelles informations et qui favorisent la formation de la mémoire.
Le défi pour les enseignants et les parents consiste à trouver comment intégrer le toucher dans les activités de lecture et d’écriture dans un monde qui dépend tellement des outils numériques.
Voici trois suggestions pour résoudre ce paradoxe.
Les parents et les enseignants peuvent commencer par écouter les élèves eux-mêmes. Malgré tout le temps qu’ils passent sur leurs appareils numériques, de nombreux jeunes reconnaissent clairement l’importance du toucher dans leur expérience de lecture et d’écriture. Élargissez la conversation en discutant ensemble des différences entre la lecture et l’écriture numériques et manuelles.
Ensuite, les parents peuvent trouver des occasions pour leurs enfants de lire des textes imprimés et d’écrire à la main en dehors de l’école, par exemple en les emmenant à la bibliothèque et en les encourageant à écrire une histoire ou à tenir un journal. Mieux encore, les adultes peuvent montrer l’exemple en adoptant eux-mêmes ces pratiques dans leur vie quotidienne.
Enfin, les enseignants doivent accorder davantage de place à la lecture d’imprimés et aux devoirs manuscrits. Certains se penchent déjà sur les avantages intrinsèques de l’écriture manuscrite, notamment comme aide à la mémoire et comme outil de réflexion, deux qualités mentionnées par les participants de notre enquête.
Les supports de lecture numériques et les claviers continueront à être utilisés dans les écoles et les foyers. Mais cette réalité ne doit pas occulter le pouvoir du toucher.
Naomi S. Baron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.08.2025 à 15:47
Hassen Raïs, Professeur de Finance, EDC Paris Business School
Du 13 au 24 juin 2025, un conflit militaire direct a opposé Israël à l’Iran. Comment les marchés boursiers ont-ils réagi ? Les traders ont-ils spéculé sur cette tendance ? Pour répondre à ces questions, nous avons étudié la volatilité (c’est-à-dire, l’amplitude des hausses et des baisses) des cours du pétrole et de l’or.
Le conflit militaire direct entre Israël et l’Iran déclenché le 13 juin 2025, appelé la « guerre de 12 jours », a opposé deux puissances régionales au cœur d’un espace stratégique déterminant pour les flux mondiaux d’énergie. Il concerne, en particulier, le détroit d’Ormuz, artère vitale pour les exportations de pétrole, avec une crainte du bouleversement des dynamiques économiques globales, notamment à travers la flambée et la volatilité des prix des matières premières.
Cet article se propose d’analyser l’impact de la volatilité (l’amplitude des hausses et des baisses) des marchés boursiers sur les matières premières durant cette période.
Les mouvements des prix des indicateurs de volatilités (VIX) suggèrent, dans les premiers jours de la « guerre de 12 jours », une situation de backwardation. Comme le marché de l’or et du pétrole présente une offre inférieure à la demande, leur cours s’avère inférieur à celui de l’instant présent. Concrètement, ce différentiel de prix sur les échéances des contrats, entre court et long terme, a encouragé une plus grande spéculation par les traders.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) a recensé en France 5,2 millions de transactions sur des fonds cotés sur indices en 2024 (Exchange Traded Funds ou ETF), après 2,8 millions en 2023. Les matières premières et, en particulier, les contrats à (long) terme sur les matières premières, servent désormais : de couvertures potentielles contre les pressions inflationnistes, de composantes de portefeuille pour des opportunités de diversification et, potentiellement, de substituts monétaires en cas de turbulences économiques.
Dès les premières frappes échangées, les marchés pétroliers ont réagi avec une nervosité extrême. Le 13 juin 2025, le pétrole brut Brent a enregistré une hausse de 8,28 %, atteignant 75,10 dollars le baril et le cours du pétrole brut West Texas Intermediate (WTI) a grimpé de 8,8 %, atteignant presque 74 dollars.
Ces hausses s’expliquent par la crainte d’un blocage du détroit d’Ormuz par lequel transite environ 20 % du pétrole mondial. La structure oligopolistique du marché pétrolier, dominée par quelques grands exportateurs, le rend particulièrement sensible aux perturbations géopolitiques.
Ces inquiétudes ont incité les opérateurs financiers à spéculer massivement à la hausse sur les contrats à terme (les futures), accentuant la volatilité des cours.
On distingue deux volatilités sur les marchés financiers : la volatilité historique indique la volatilité d’un titre pour une période passée, et la volatilité implicite, ou perception du risque, correspond à la volatilité anticipée par le marché. On mesure la volatilité implicite par l’indice VIX, qui correspond à la valeur d’un panier d’options à court terme sur le S&P500. Cet indice boursier est basé sur 500 grandes sociétés cotées aux États-Unis.
À lire aussi : En 2025, l’or est-il encore l’ultime placement refuge ?
La recherche académique nous fournit beaucoup d’articles sur la relation entre la volatilité des marchés et les prix des matières premières. L’une souligne la distinction entre l’or comme valeur refuge. Par exemple, l’or est une valeur refuge pendant les trois crises financières de 1987, de 1997 et de 2008. Le précieux minerai est utilisé comme une couverture, car ses rendements sont positifs (en moyenne) lorsque les rendements des actifs financiers (actions ou obligations) sont négatifs.
D’autres chercheurs identifient l’or comme une valeur refuge pendant les périodes de détresse du marché, avec une faible corrélation avec le dollar et les actions. L’or a une relation négative et significative avec les actions dans les marchés baissiers, mais pas dans les marchés haussiers, parce que l’or est toujours considéré comme une valeur refuge. Autrement dit, on achète moins d’or quand les marchés sont florissants, beaucoup quand ils sont en berne. C’est pourquoi certains chercheurs utilisent le VIX comme indicateur des perceptions mondiales du risque.
Le VIX et le pétrole étant négativement corrélés, une augmentation de la crainte sur les marchés financiers induit une réduction de la demande sur les marchés de l’énergie. L’indicateur de volatilité du marché financier états-unien VIX, appelé indice de la peur, exprime et mesure la volatilité implicite ou la volatilité anticipée des marchés financiers. Il a, empiriquement, un effet économiquement significatif à long terme sur plusieurs matières premières comme le pétrole et l’or.
Dans le cadre de cet article, nous analysons les relations entre la perception du risque globale et les matières premières. Nous utilisons pour cela les données de la veille, ou intra-journalières, durant la période de la « guerre de 12 jours ».
La perception du risque ou la volatilité implicite est mesurée par l’indice boursier états-unien VIX. Concernant les matières premières, nous nous concentrons sur les prix du pétrole et de l’or.
Le prix du pétrole est mesuré sur deux indices : le Brent – référence de prix pour le pétrole d’Europe, d’Afrique et du Moyen-Orient – et le WTI – référence de prix pour le pétrole auprès du New York Mercantile Exchange.
Notre modèle économétrique sur les données de cette période montre que l’amplitude des hausses et des baisses du cours boursier VIX est de 60 % plus élevée que celle des matières premières.
Les études empiriques montrent que les rendements des contrats à (long) terme sur les matières premières sont influencés par la perception du risque (volatilité implicite). Concrètement, le cours de l’or augmente lorsqu’il y a cette perception. Cette tendance confirme l’idée que les investisseurs perçoivent toujours l’or comme une valeur refuge, à acheter en prévision d’un accroissement de la volatilité accrue des marchés.
Le pétrole, quant à lui, présente une corrélation négative avec la perception du risque. Le cours du pétrole baisse lorsqu’il y a cette volatilité implicite. Ces résultats sont conformes aux analyses des études précédentes. Le Brent, qui est le standard du pétrole du Moyen-Orient, présente une plus grande corrélation (négative) durant cette période que le WTI. La crainte de la fermeture du détroit d’Ormuz est davantage ressentie.
Pour compléter notre analyse, notre modèle intègre, dans un deuxième temps, l’indicateur de volatilité du marché financier états-unien établi quotidiennement par le Chicago Board Options Exchange, le VXX. Si le VIX est un indice mesurant la volatilité attendue du marché, le VXX est un titre négocié en bourse qui suit les contrats à (long) terme sur le VIX. Le VXX est un fonds négocié en bourse, qui utilise un portefeuille de contrats à court terme sur l’indice S&P500-VIX.
Les titres VXX peuvent être achetés ou vendus, comme des actions. Le VXX est couramment utilisé comme couverture contre la volatilité du marché. En détenant des positions longues ou acheteuses sur le marché, on peut acheter des options ou des contrats à terme pour se protéger contre une baisse soudaine du marché, durant la période d’étude.
Pendant les périodes de forte volatilité, elles peuvent atteindre un pic, offrant aux traders la possibilité de profiter des mouvements de prix à court terme et des opportunités de trading spéculatif. On observe une augmentation du VXX du 12 au 13 juin 2024, qui passe de 51 à 55. Ce mouvement indique une potentielle spéculation sur la peur.
Nous confirmons que le conflit militaire exacerbe la volatilité et un comportement spéculatif accru de la part des intervenants sur les marchés. Ce comportement en période de conflit mérite davantage d’attention de la part de la recherche académique.
Heureusement pour tous, la guerre a pris fin le 24 juin.
Hassen Raïs ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.08.2025 à 11:56
François Langot, Professeur d'économie, Directeur adjoint de l'i-MIP (PSE-CEPREMAP), Le Mans Université
Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande puis Emmanuel Macron ont été confrontés à la problématique de la dette et de ses intérêts. Comment la conjoncture économique (inflation et croissance) agissent sur cette dette ? Qui a bénéficié d’une bonne ou d’une mauvaise conjoncture ?
La dette n’a cessé de croître au cours de ces trente dernières années. Elle est la somme de tous les déficits publics accumulés depuis le milieu des années 1970. Afin de comparer le montant de cette dette à une capacité de financement, elle est exprimée en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) – ratio dette/PIB, ce qui indique combien d’années de création de richesses (le PIB) sont nécessaires à son remboursement.
Sous Jacques Chirac, elle est passée de 663,5 milliards d’euros à 1 211,4 milliards d’euros, soit de 55,5 % à 64,1 % du PIB. Sous Nicolas Sarkozy, à 1 833,8 milliards d’euros, soit à 90,2 % du PIB. Sous Hollande, à 2 258,7 milliards d’euros, soit 98,4 % du PIB.
À la fin du premier trimestre 2025, la dette de la France représente 3 345,4 milliards d’euros, soit 113,9 % du PIB. Si cet endettement résulte évidemment de choix politiques, déterminant les recettes et les dépenses du pays, il dépend également de la conjoncture économique… qui peut plus ou moins faciliter la gestion de cette dette.
Crise des subprimes en 2008, pandémie de Covid-19, zone euro en récession, bulle Internet, embellie des années 2000, les gouvernements de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron ont connu des conjonctures économiques aussi assombries que radieuses. Avec quels arbitrages ? Explication en graphiques.
La conjoncture économique peut être analysée à travers deux paramètres, qui sont tous les deux des taux : le taux d’intérêt (r), fixé par la Banque centrale européenne (BCE) et qui détermine la charge d’intérêt à payer sur la dette, et les taux de croissance (g comme growth) qui mesurent l’accroissement annuel de richesses créées (le PIB). La conjoncture économique est à l’origine de deux effets :
Un premier effet est défavorable aux finances publiques. Il se produit lorsque la conjoncture conduit le taux d’intérêt (r) à être supérieur au taux de croissance (g), soit r-g > 0. Dans ce contexte, le surplus de richesse créée induit par la croissance est inférieur aux intérêts à payer sur la dette. De facto, la dette croît, même si les choix politiques conduisent les recettes de l’État à financer ses dépenses (hors charges des intérêts de cette dette), c’est-à-dire si le déficit primaire est nul.
À lire aussi : « La crise politique est plus inquiétante pour l’économie française que la crise budgétaire seule »
Le schéma (Figure 1) indique que cette conjoncture défavorable s’est produite sous le mandat de Jacques Chirac. En cette période, la somme des déficits primaires, soit les dépenses de l’État hors charge de la dette, et les recettes, est quasiment stable (courbe bleue). La dette est en hausse à cause d’intérêts élevés (r entre 2,5 % et 5 %), conjugués avec une croissance modérée (g est autour de 4 %) qui font croître cet endettement (courbe rouge).
Un deuxième effet est favorable aux finances publiques. Si le taux d’intérêt réel est inférieur au taux de croissance (r-g < 0), alors la dette (ratio dette/PIB) peut être stabilisée, même si les dépenses, hors charges des intérêts, sont supérieures aux recettes, c’est-à-dire même si les choix politiques induisent un déficit primaire. En effet, dans ce cas, l’accroissement annuel de la richesse créée (la croissance du PIB) est supérieure à la charge des intérêts.
Le schéma (Figure 1) indique qu’une telle conjoncture s’est produite sous les mandats d’Emmanuel Macron. Pendant cette période, la somme des déficits primaires a fortement crû (courbe bleue) : les choix politiques ont conduit les dépenses de l’État (hors charges des intérêts sur la dette) à être supérieures à ses recettes. Toutefois, la dette a augmenté plus faiblement (courbe rouge), car les taux d’intérêts sont restés plus faibles que la croissance (moins de 2 % pour les taux d’intérêt, r, contre plus de 2,5 % pour la croissance, g).
L’histoire récente classe en deux groupes les mandats présidentiels. Celui où une « mauvaise » conjoncture explique majoritairement la hausse de la dette (ratio dette/PIB) – dans la figure 1, la courbe rouge croît davantage que la courbe bleue. Celui où les déficits primaires contribuent majoritairement à sa hausse – dans la figure 1, la courbe bleue croît davantage que la courbe rouge.
Le premier regroupe les mandats de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Le second, ceux de François Hollande et d’Emmanuel Macron.
Les données montrent que sous les deux mandats de Jacques Chirac (1995-2007), le ratio dette/PIB a augmenté de 8,99 points (0,75 point par an). Cette augmentation est due à une « mauvaise » conjoncture pour les finances publiques (effet de r-g > 0) qui a fait croître le ratio dette/PIB de 10,07 points, la dynamique des déficits primaires ayant contribué à le réduire de 1,08 point. Pendant cette période, les taux d’intérêt sur la dette publique étaient très élevés – entre 4 et 6 %.
Sous le mandat de Nicolas Sarkozy (2007-2012), le ratio dette/PIB a crû de 22,76 points (4,55 points par an), dont 11,01 points induits par les déficits primaires, soit 48 % de la hausse totale, et 11,75 points à la conjoncture (52 % du total). Les taux d’intérêt ont continué à être élevés – entre 3 et 4 %. Les déficits primaires importants ont suivi les choix politiques visant à amortir la crise des subprimes.
A contrario, pendant le mandat de François Hollande, c’est la hausse des déficits primaires qui expliquent à 71,5 % de la hausse totale du ratio dette/PIB (9,13 points parmi les 12,74 points de hausse totale, soit 2,55 points par année). Les taux d’intérêt ont continué à baisser, passant de 3 % à moins de 2 %, alors que les déficits primaires n’ont pas été contrôlés, même si les crises des subprimes puis des dettes souveraines étaient passées.
Les mandats d’Emmanuel Macron, jusqu’en 2024, accentuent encore le trait. La dette n’a augmenté que de 10,8 points (1,35 point par an), car la conjoncture l’a fait baisser de 15,31 points, les taux d’intérêt devenant très faibles, passant sous les 1 % en 2020. La hausse de la dette s’explique uniquement par la très forte hausse des déficits primaires qui l’ont fait croître de 26,11 points, pendant une période où la pandémie de Covid-19 et la crise de l’énergie ont conduit l’État à assurer les Français contre de trop forte baisses de pouvoir d’achat.
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La période future, allant de 2025-2029, se classe dans la seconde configuration où la conjoncture facilitera de moins en moins la gestion de la dette publique (r-g < 0). Même avec un objectif politique de maîtrise de l’endettement, la réduction des déficits primaires pourra alors se faire graduellement. Toutefois, avec ces déficits qui continueront à peser sur la dette, la conjoncture facilitera de moins en moins la gestion de la dette publique, car la croissance compensera de moins en moins un taux d’intérêt en hausse.
Le budget présenté par François Bayrou, le 25 juillet dernier, fera croître le ratio dette/PIB de 4,6 points (0,92 point par an), dans un contexte où la conjoncture le réduira de 1,7 point. Les déficits primaires l’augmenteront donc de 6,3 points. Dans ce contexte, l’effort budgétaire proposé par le gouvernement Bayrou permettra de stabiliser le ratio dette/PIB autour de 117 %, certes loin de la stabilisation autour de 60 % des mandats de Jacques Chirac…
L’évolution du déficit primaire (écart entre les dépenses, hors charges d’intérêt, et les recettes) indique que sur les vingt-neuf dernières années, il y a eu dix années où il s’est accru. Trois hausses majeures se dégagent : en 2002, de 1,82 point avec le krach boursier, en 2009 de 4,2 points, avec la crise des subprimes et, en 2020, de 6,1 points, avec la pandémie de Covid-19.
En 2002, la hausse du déficit était partagée avec 1,1 point lié aux hausses des dépenses et 0,72 point aux réductions des recettes. Les fortes hausses de 2008 et de 2020 sont majoritairement dues à des hausses de dépenses : 95 % des 4,2 points de 2009 et 97 % des 6,1 points de 2020. Afin de contenir la dette, les recettes ont fini par augmenter après les crises, entre 2004 et 2006, puis entre 2011 et 2013 et, enfin, entre 2021 et 2022. Mais il n’y a jamais eu de réduction des dépenses ni après 2011 ni après 2023.
C’est donc leur persistance à un niveau élevé qui explique l’accroissement du ratio dette/PIB. Seule la période très récente (en 2023) avec la crise ukrainienne a conduit l’État à réduire les recettes afin de préserver le pouvoir d’achat dans un contexte de forte inflation.
Le plan du gouvernement Bayrou, en faisant peser les trois quarts de l’ajustement sur les dépenses, propose de reprendre le contrôle des dépenses publiques afin qu’elles représentent 54,4 % du PIB en 2029 – ce que l’on observait avant la crise de 2007. Au-delà de stabiliser le ratio dette/PIB, ce choix politique permet aussi d’envisager la possibilité de gérer une éventuelle crise future. La question qui se pose alors est : quels postes de dépenses réduire en priorité ?
Les postes de dépenses qui ont crû depuis 1995 sont ceux liés à l’environnement (+0,8 point de PIB), à la santé (+3,2 points de PIB), aux loisirs, à la culture et au culte (+0,6 point de PIB) et à la protection sociale (+1,3 point de PIB). Ceux qui ont baissé sont ceux liés aux services généraux des administrations publiques (-4,1 points de PIB), à la défense (-1,1 point de PIB) et à l’enseignement (-1,5 points de PIB). À l’avenir, un budget réallouant les dépenses en faveur de la défense et l’enseignement via un meilleur contrôle des dépenses de santé et de protection sociale devra donc être perçu comme un simple rééquilibrage.
François Langot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.08.2025 à 18:13
Stéphane Puissant, Cicadologue au Muséum d'Histoire naturelle de Dijon, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Profession : cicadologue. Stéphane Puissant est un biologiste qui étudie les cigales. Son objet d’étude l’amène à sillonner la planète, du Maghreb à l’Afrique de l’Ouest en passant par Madagascar. Échanger avec lui, c’est découvrir combien nous connaissons mal ces insectes. C’est aussi apprendre, par exemple, que certaines espèces peuvent vivre plus de vingt ans, que certains mâles restent silencieux, que l’essentiel de la vie d’une cigale se passe sous terre et bien d’autres choses encore.
The Conversation : Les cigales nous semblent familières, car nous sommes nombreux à les entendre l’été, mais d’un point de vue scientifique, sont-elles très étudiées ?
Stéphane Puissant : Les cigales peuvent sembler effectivement familières, car on en trouve partout sur la planète, à l’exception des pôles. Mais l’oreille humaine, qui perçoit les fréquences autour de 2 000 hertz n’est pas du tout capable d’entendre toutes les cigales. Ce seront surtout les grandes cigales que l’on pourra écouter, comme Cicada orni, Lyristes plebejus, deux espèces que tous ceux qui sont allés un jour dans le midi de la France, l’été, ont pu entendre.
Mais la majorité des cigales à travers le monde sont en réalité plus petites. Elles émettent donc des sons de fréquences plus hautes ou même des ultrasons pour les plus petites espèces. On va donc bien moins les entendre, voire pas du tout, surtout quand on a passé la quarantaine, comme c’est mon cas et que notre ouïe est moins performante. Il faut alors avoir des appareils détecteurs d’ultrasons pour les repérer et les identifier grâce à leur cymbalisation.
Je dis cymbalisation, car, contrairement à ce qui est souvent dit, les mâles cigales ne chantent pas, ils cymbalisent, en utilisant pour cela leurs organes appelés « cymbales », uniquement consacrés à la production de sons, qui peuvent être parfois très forts. Ainsi, certaines cigales australiennes font plus de bruit qu’un avion à réaction au décollage, soit parfois plus de 145 décibels !
Ces sons, chez toutes les espèces, ont pour fonction d’attirer les femelles. Ils peuvent également être produits chez certaines espèces pendant l’accouplement. Mais qu’on entende ces bruits à l’oreille ou à l’aide d’appareils, ils ne sont émis que durant une courte période de la vie de l’animal. Durant l’immense majorité de leur existence, les cigales sont invisibles et inaudibles pour celui qui veut l’observer.
Où sont-elles, alors ?
S. P. : Sous terre ! C’est là qu’elles passent l’essentiel de leur vie. Cela étonne souvent les gens, qui les associent au soleil. Mais les jeunes cigales restent sous terre où elles se nourrissent de la sève des racines des plantes. Elles y passent un an, deux ans pour les espèces de petites tailles. Pour les grandes espèces emblématiques du sud de la France, comme Cicada orni, ce sera quatre ans, cinq ans en moyenne, mais cela peut fluctuer entre deux ans et dix ans.
Il y a aussi les cas célèbres des cigales périodiques du genre Magicicada, qu’on trouve en Amérique du Nord et qui passent typiquement treize ans ou dix-sept ans sous terre, mais parfois aussi plus de vingt ans pour certaines populations.
Toujours aux États-Unis, mais plutôt dans la moitié sud du pays cette fois, Okanagana synodica est une cigale également capable de passer une vingtaine d’années sous terre.
Après ces années passées sous terre, que ce soit deux ans ou vingt de plus, les cigales finissent par sortir pour se reproduire. C’est là qu’on peut donc les voir et les entendre, mais pour une très courte période de temps au regard de leurs années souterraines, car la durée de vie d’un spécimen n’est alors plus que d’une semaine ou deux, à la suite de quoi, les cigales, mâles et femelles, meurent. La femelle, juste avant, aura pondu des œufs sur les végétaux environnants. Ces œufs une fois éclos, les jeunes cigales se laisseront tomber à terre où elles s’enfonceront dans le sol, et où un nouveau cycle recommencera.
Tout cela pour dire que, si la cigale naît et meurt dans les arbres, elle passera l’essentiel de sa vie sous terre, ce qui fait qu’elle reste très difficile à observer, surtout pour certaines espèces qui ne sont visibles que deux à trois semaines dans l’année. Il faut donc bien les connaître et être réactif pour les étudier.
Quand on est cicadologue, est-il fréquent de découvrir aussi de nouvelles espèces ?
S. P. : Je pense qu’il doit y avoir peut-être trois à cinq fois plus de cigales dans le monde que celles qu’on connaît actuellement, même si cela reste difficile à évaluer.
Lorsque nous prospectons, en tant que spécialistes, il n’est pas si rare que cela de trouver de nouvelles espèces pour la science, surtout lorsque nous menons des recherches de terrain dans des zones qui n’ont encore jamais été prospectées par un spécialiste du groupe. Ça peut paraître excitant, mais parfois cela devient éprouvant. On déblaie sans cesse dans le champ de l’inconnu. On pense avoir gravi une montagne et puis, quand on est au sommet, on découvre une nouvelle chaîne de monts derrière, puis encore une autre… Cela montre finalement à quel point la vie sur terre reste méconnue, il reste tant à découvrir !
Je reviens ainsi cet été d’une mission dans le nord-ouest de l’Espagne avec un collègue suisse et un autre collègue français, spécialistes du genre Cicadetta, qui sont des petites cigales. Nous sommes partis une quinzaine de jours et tous les deux ou trois jours, de nouvelles découvertes apportaient leur lot de surprises.
Les espèces de Cicadetta sont généralement des cigales de moins de deux centimètres, qui émettent des fréquences parfois à la limite des ultrasons, qui sont très farouches et sont souvent endémiques à la région où on les trouve.
Du coup, comment fait-on pour les trouver et les étudier ?
S. P. : Lors de cette mission en Espagne, j’ai notamment utilisé une technique qui m’a été apprise par des collègues néo-zélandais et australiens pour entrer en communication avec l’animal et l’amener à se rapprocher. Car ces cigales peuvent parfois se trouver à plus de 10 mètres ou 15 mètres au sommet des arbres.
Imaginez donc, une cigale à peine plus grosse qu’une mouche, farouche, très mobile et qui émet une cymbalisation à la limite des ultrasons au sommet des arbres ! L’observer et l’enregistrer s’avère presque mission impossible, il faut a minima des outils et certaines techniques pour cela. Une de ces techniques, donc, c’est le snapping ou « claquement de doigts », en français.
Cela permet d’imiter le battement d’ailes que font théoriquement les femelles dans ce groupe de cigales. Par ce procédé, elles indiquent aux mâles là où elles se situent. Quand on trouve le rythme que feraient ces femelles en réponse aux émissions sonores des mâles, généralement en claquant des doigts au moment qui semble être accentué dans la cymbalisation du mâle, on va pouvoir amener ces derniers à se rapprocher de nous. Pour cela, bien sûr, il faut entendre les mâles et ceci n’est possible que si l’on est équipé de détecteurs d’ultrasons avec amplificateur.
C’est comme cela qu’on peut réussir à capturer des spécimens qui deviendront des « types » si l’espèce s’avère être nouvelle pour la science. Ces « types » sont des spécimens de référence qui seront déposés dans une collection scientifique d’un Muséum national d’histoire naturelle. Cette démarche scientifique rigoureuse est dictée par le code international de nomenclature zoologique lorsqu’il s’agit de décrire et nommer une nouvelle espèce.
Je sais aussi que vous avez pu décrire une espèce de cigale assez unique, la cigale marteau. Qu’est-ce qui la singularise ?
S. P. : Elle se distingue, car elle a, comme le requin marteau, une tête avec des yeux sur pédoncules assez énigmatiques. On a du mal d’ailleurs à comprendre les causes de cette évolution si singulière.
C’est une cigale relativement petite, moins de deux centimètres, qui est extrêmement mystérieuse, car rarissime et unique par l’aspect de sa tête dans toute la famille des Cicadidae du globe. Ses caractéristiques morphologiques sont tellement singulières que cette espèce constitue à elle seule une tribu nouvelle pour la science que nous avons été amenés à décrire à l’époque avec Michel Boulard, éminent spécialiste mondial des cigales.
Son environnement, dans le sud de la Thaïlande, a été très détruit. On a seulement pu observer quelques individus dans les amples dépendances, non entretenues de longue date, d’un vieux temple bouddhiste. Malgré sa morphologie tout à fait unique, elle est aussi passée inaperçue pendant des siècles, on a du mal à savoir pourquoi.
En France hexagonale, découvre-t-on encore de nouvelles cigales ?
S. P. : Actuellement, il y a 22 cigales différentes connues : 21 espèces recensées, dont deux espèces représentées par des sous-espèces géographiquement délimitées : Tibicina corsica corsica, en Corse, Tibicina corsica fairmairei dans le nord des Pyrénées-Orientales jusque dans le sud de l’Hérault.
Il y a également Cicadetta brevipennis litoralis que j’ai décrite avec un collègue suisse, Thomas Hertach, dans les Pyrénées-Orientales et qui est une cigale d’arrière-dune. Elle se rencontre dans des milieux parfois partiellement inondés, une certaine partie de l’année, qu’on appelle les sansouïres.
Cette sous-espèce du littoral, endémique des Pyrénées-Orientales, est d’ailleurs très menacée, car dépendante d’environnements locaux qui le sont également, par la pression touristique sur le littoral et par tous les bouleversements majeurs de son milieu fragile de reproduction.
Hormis ces sous-espèces récemment décrites, le nombre total d’espèces de cigales en France n’a plus tellement évolué ces dernières années, mais il est possible qu’il y ait encore des espèces inconnues à trouver, notamment dans des zones où les entomologistes spécialistes sont encore peu allés, dans certains massifs montagneux par exemple.
Lorsqu’on pense cigale, on pense immédiatement au sud de la France, mais peut-on en trouver également dans la moitié nord de l’Hexagone ?
S. P. : Bien sûr ! Il y a par exemple Cicadetta montana qu’on rencontre en Bretagne et même plus au nord en Europe, mais il faut avoir l’ouïe fine pour détecter sa présence. En 2007, avec mon confrère Jérôme Sueur, nous avons également pu décrire une nouvelle espèce pour la Science présente en région parisienne, elle aussi difficile à entendre. Nous l’avons d’ailleurs appelée la « cigale fredonnante », car elle émet un son à peine audible, très haché et très court.
Récemment, plusieurs médias locaux français se sont étonnés que l’on entende des cigales dans des régions où l’on ne les aurait pas entendues avant, à Lyon par exemple ou bien en région parisienne, et beaucoup sont tentés d’expliquer cela du fait du changement climatique. Est-ce la réalité ?
S. P. : Pas vraiment, car les cigales ne bougent presque jamais de l’endroit où elles sont nées. Mes collègues scientifiques portugais et espagnols ont étudié les capacités de déplacement des individus de diverses populations de cigales. Ils ont constaté que les capacités de déplacements des individus d’une population étaient très faibles et d’autant plus réduites que les milieux étaient perturbés.
Dans d’autres groupes d’insectes, il y a bien sûr des spécimens qui migrent, et qui, par le déplacement, peuvent nous indiquer qu’ils sont capables de coloniser de nouvelles zones parce que les conditions y sont plus propices, mais ce n’est pas le cas des cigales. Parfois, certains spécimens peuvent profiter des ascendances thermiques en montagne pour gagner des altitudes plus élevées via les courants d’air chaud. Seul l’avenir dira si une population pérenne pourra alors se maintenir.
Alors comment expliquer ces observations dans le nord de la France ?
S. P. : Déjà, il faut se rappeler que les espèces de cigales les plus faciles à entendre passent plusieurs années sous terre avant de sortir, d’être visibles et audibles pour l’humain, et qu’elles vont très vite mourir une fois la reproduction achevée.
Parfois, les gens peuvent donc avoir oublié qu’ils avaient entendu, y a quatre ou cinq ans, des cigales autochtones comme Tibicina haematodes, la cigale rouge. Car, il y a des années où il est possible d’entendre plus de cigales, ceci est intrinsèque au cycle de vie des populations de l’espèce. Certaines années, très peu de spécimens sortiront du sol en un milieu donné alors que, deux ou trois ans plus tard, ils seront nombreux. C’est une dynamique naturelle à l’espèce qui est très nettement influencée par la ressource alimentaire disponible, soit la sève des plantes, et les conditions hygrothermiques de la période de l’année où les jeunes cigales émergent du sol.
Il y a aussi un phénomène plus inquiétant. Certaines personnes dans des régions nord aiment avoir un olivier ou une plante du sud de la France ou d’Espagne en pot chez elles. Dans ces pots, il peut y avoir de jeunes cigales encore sous terre qui, un été, vont se décider à sortir. Cela arrive ainsi avec Cicada orni dans la moitié nord de la France mais aussi avec la présence avérée et sporadique de Cicada barbara en France. C’est une cigale dont l’aire de répartition d’origine s’étend du nord Maghreb jusque dans la moitié sud du domaine ibérique. Sa présence en France n’est donc pas naturelle. Lorsqu’on recherche les causes de sa présence, on peut souvent noter, non loin de l’endroit où se fait entendre l’espèce, la présence d’une serre, d’une pépinière ou encore d’une plantation récente.
En général, ces espèces ne vont pas réussir à s’adapter. C’est ce que j’ai pu observer par exemple avec Cicada orni. Il y a quelques années, j’ai entendu plusieurs mâles cymbalisant dans les grands platanes de mon lieu de travail, au Jardin de l’Arquebuse du Muséum d’Histoire naturelle de Dijon. Je me suis demandé si l’espèce allait pouvoir se maintenir, mais trois ans après, elle avait disparu. Sous le climat de la Bourgogne, elles n’ont soit pas pu se reproduire, soit leurs œufs n’ont pas réussi à éclore.
D’autres médias, cette fois-ci du sud de la France, ont pu s’inquiéter parfois de cigales qu’on n’entendait plus certains jours, ou du moins certains étés. À quoi est-ce dû ?
S. P. : Les cigales vont sortir de terre et se mettre à cymbaliser lorsqu’il fait une certaine température, entre 19 et 22 °C pour les petites espèces, plus autour de 24 °C ou 25 °C chez les grandes. Mais une fois au grand air, elles ne vont pas pour autant cymbaliser sans discontinuer. S’il pleut, s’il vente trop, elles vont s’arrêter. Les très fortes chaleurs inhibent également leur activité, tout du moins durant une partie de la journée, lors des pics de températures.
Au sein des populations, il y a aussi des mâles qui ne cymbalisent pas systématiquement, comme c’est le cas par exemple chez Tibicina haematodes. On les appelle les mâles satellites. Ils vont en gros se positionner à côté d’un autre mâle qui, en cymbalisant, va lui attirer les femelles. Positionné non loin, le mâle satellite va alors à la rencontre de la femelle qui s’approche, en restant silencieux. Le mâle qui a fait des efforts n’en récoltera donc pas les fruits.
Pour l’oreille humaine, cela semble très difficile de localiser une cigale précisément, on entend plutôt le brouhaha environnant que font divers mâles qui cymbalisent. La femelle cigale a-t-elle l’ouïe plus fine pour pouvoir localiser précisément un individu mâle en particulier ?
S. P. : Le mâle et la femelle ont bien sûr un système d’audition optimal pour la perception du message codant propre à leur espèce. Cela peut compenser, chez certaines espèces, une vue pas toujours précise. J’ai ainsi parfois vu des cigales mâles tenter de s’accoupler avec mon pouce quand je l’approchais d’eux.
Pour localiser le mâle avec son ouïe, donc, la femelle va d’abord géolocaliser l’endroit où il y a un ou plusieurs mâles avec les basses fréquences de leur cymbalisation. Ce sont ces basses fréquences qui portent le plus loin, notamment à travers le feuillage des arbres.
Elle va ensuite pouvoir beaucoup plus précisément localiser un individu avec les hautes fréquences que, nous, nous n’entendons guère. Certaines espèces vont donc alterner ces deux types de fréquences ou les émettre simultanément.
Parfois, chez certaines espèces, lorsque la femelle a localisé un ou plusieurs mâles, elle va se mettre à claquer des ailes, ce qui va inciter le mâle qui l’entend à changer son répertoire d’émissions sonores. Il pourra dans ce cas émettre une cymbalisation de cour, incitant la femelle à le rejoindre pour s’accoupler.
N’oublions pas que chaque espèce de cigale à une cymbalisation d’appel nuptial qui lui est propre. Il est donc possible d’identifier l’espèce à partir de ses émissions sonores.
Le brouhaha qu’on entend serait donc en réalité un chœur très organisé ?
S. P. : Oui, tout à fait ! Mais l’organisation complexe des cymbalisations est souvent difficile à entendre à l’oreille humaine. Certaines cigales, par exemple, semblent émettre leur cymbalisation en continu, comme Tibicina haematodes déjà évoquée précédemment. Cela nous paraissait étonnant, car il est important aussi pour les mâles de prêter attention aux autres mâles, aux femelles qui pourraient claquer des ailes, aux potentiels prédateurs… Or, si un mâle cymbalise sans s’arrêter, comment peut-il entendre ?
Mais en se penchant vraiment sur leur cymbalisation, on peut détecter des microcoupures, parfois de moins d’une seconde. À l’oreille, il faut s’entraîner pour les percevoir, mais à l’enregistrement, c’est très net lorsqu’une cymbalisation est analysée à l’aide d’un logiciel acoustique. On pense donc que c’est pendant ces microcoupures que les mâles se jaugent mutuellement ou, par exemple, mesurent la distance à laquelle ils se trouvent les uns des autres.
Il y a aussi parfois, dans un même environnement, plusieurs espèces de cigales différentes. Mon confrère Jérôme Sueur a montré, pendant sa thèse dans le cadre de ses recherches menées au Mexique, que les espèces pouvaient répartir leur activité durant des heures différentes de la journée, ou bien ne pas émettre aux mêmes fréquences pour que les femelles conspécifiques puissent les localiser.
On a aussi pu parfois noter au sein d’une même espèce que les individus mâles situés en périphérie de l’aire de répartition cymbalisent de façon différente de ceux présents au cœur de l’aire. Avec la distance et le temps, les émissions des mâles peuvent devenir suffisamment différentes au point qu’une femelle née à quelques centaines de kilomètres de là, et mise en leur compagnie peut ne pas systématiquement s’accoupler avec ces mâles. La communication sonore chez les cigales est en effet un des mécanismes puissants de la spéciation.
Et puis enfin, il y a, pour le genre Cicadetta par exemple, des comportements qui sont tout à fait différents : les mâles de certaines espèces vont voler en groupe pour chercher les femelles. Mais, comme beaucoup d’autres choses cela reste à être précisément étudié, car c’est encore très mal connu.
Propos recueillis par Gabrielle Maréchaux.
Stéphane Puissant ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.08.2025 à 16:49
Suzanne OConnell, Harold T. Stearns Professor of Earth Science, Wesleyan University
La géologue et cartographe américaine Marie Tharp (1920-2006) a révolutionné la conception scientifique du fond océanique. En démontrant que les fonds marins ne sont pas une surface plane ni uniforme, l’océanographe a joué un rôle crucial dans le développement de la théorie de la tectonique des plaques.
Malgré toutes les expéditions en eaux profondes et tous les échantillons prélevés des fonds marins au cours des cent dernières années, les profondeurs de l’océan restent encore pleines de mystères. En savoir davantage pourrait pourtant nous être bien utile.
Et ce, pour plusieurs raisons. La plupart des tsunamis, par exemple, sont provoqués par des tremblements de terre sous le, ou près du, fond océanique. Les abysses abritent aussi des poissons, des coraux et des communautés complexes de microbes, de crustacés et d’autres organismes encore très méconnus. Enfin, les fonds marins contrôlent les courants qui répartissent la chaleur, contribuant ainsi à réguler le climat terrestre.
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L’étude de ces fonds marins mystérieux doit beaucoup à une femme, née en 1920 (et décédée en 2006, ndlr), nommée Marie Tharp. Les cartes créées par cette géologue et océanographe ont changé la façon dont les gens imaginent les mers et les océans qui recouvrent plus des deux tiers de notre planète bleue. À partir de 1957, Tharp et son partenaire de recherche Bruce Heezen ont commencé à publier les premières cartographies complètes montrant les principales caractéristiques du fond océanique : monts, vallées et fosses.
En tant que géoscientifique, je pense que Tharp devrait être aussi célèbre que Jane Goodall ou Neil Armstrong. Voici pourquoi.
Jusqu’au milieu des années 1950, de nombreux scientifiques pensaient que les fonds marins étaient uniformes. Tharp a démontré qu’au contraire, ils comportaient des reliefs accidentés et qu’une grande partie d’entre eux étaient disposés de manière systématique.
Ses illustrations ont joué un rôle essentiel dans le développement de la théorie de la tectonique des plaques, selon laquelle les plaques, ou grandes sections de la croûte terrestre, interagissent pour générer l’activité sismique et volcanique de la planète. Des chercheurs antérieurs, en particulier Alfred Wegener, avaient déjà remarqué à quel point les côtes de l’Afrique et de l’Amérique du Sud s’emboîtaient parfaitement et avaient émis l’hypothèse que les continents avaient autrefois été reliés.
Tharp a identifié des monts et une vallée de fracture au centre de l’océan Atlantique, là où les deux continents auraient pu se séparer.
Grâce aux représentations du fond océanique dessinées à la main par Marie Tharp, je peux imaginer une promenade au fond de l’océan Atlantique, de New York (côte est des États-Unis) à Lisbonne (Portugal). Le voyage m’emmènerait le long du plateau continental. Puis vers le bas, en direction de la plaine abyssale de Sohm. Je devrais alors contourner des reliefs, appelées monts sous-marins. Ensuite, je commencerais une lente ascension de la dorsale médio-atlantique, une chaîne de montagnes submergée orientée nord-sud.
Après avoir gravi 2 500 mètres sous le niveau de la mer jusqu’au sommet de la crête, je descendrais de plusieurs centaines de mètres, traverserais la vallée centrale de la crête et remonterais par le bord est de celle-ci. Je redescendrais ensuite vers le fond océanique, jusqu’à ce que je commence à remonter le talus continental européen vers Lisbonne. Au total, le trajet représenterait environ 6 000 kilomètres, soit près de deux fois la longueur du sentier des Appalaches.
Rien ne prédestinait pourtant Mary Tharp à cartographier ainsi l’invisible. Née en 1920 à Ypsilanti, dans le Michigan, elle étudie l’anglais et la musique à l’université. Mais, en 1943, elle s’inscrit à un programme de maîtrise de l’université du Michigan destiné à former des femmes au métier de géologue pétrolier pendant la Seconde Guerre mondiale.
« On avait besoin de filles pour occuper les postes laissés vacants par les hommes partis au combat », se souvient Tharp, dans « Connect the Dots: Mapping the Seafloor and Discovering the Mid-ocean Ridge » (1999), chapitre 2 de Lamont-Doherty Earth Observatory of Columbia. Twelve Perspectives on the First Fifty Years 1949-1999.
Après avoir travaillé pour une compagnie pétrolière en Oklahoma, Tharp a cherché un emploi dans le domaine de la géologie à l’université Columbia en 1948. Les femmes ne pouvaient pas monter à bord des navires de recherche, mais Tharp savait dessiner et a été embauchée pour assister les étudiants diplômés masculins.
Tharp a ainsi travaillé avec Bruce Heezen, alors étudiant de second cycle qui lui confie des profils du fond marin à dessiner. Il s’agit de longs rouleaux de papier qui indiquent la profondeur du fond marin le long d’un trajet linéaire mesurée depuis un navire à l’aide d’un sonar.
Sur une grande feuille de papier vierge, Tharp a ainsi tracé des lignes de latitude et de longitude. Elle a ensuite soigneusement marqué les endroits où le navire avait navigué. Puis elle a inscrit la profondeur à chaque endroit à partir du sonar, l’a marquée sur la trajectoire du navire et a créé des profils bathymétriques, indiquant la profondeur du fond océanique par rapport à la distance parcourue par le navire.
L’une de ses innovations importantes a été de créer des croquis représentant l’aspect du fond marin. Ces vues ont facilité la visualisation de la topographie du fond océanique et la création d’une carte physiographique.
Le tracé minutieux par Tharp de six profils est-ouest à travers l’Atlantique Nord a révélé quelque chose que personne n’avait jamais décrit auparavant : une faille au centre de l’océan, large de plusieurs kilomètres et profonde de plusieurs centaines de mètres. Tharp a suggéré qu’il s’agissait d’une vallée de fracture, ou vallée de rift, un type de longue dépression dont l’existence était connue sur terre.
Heezen a qualifié cette idée de « discussion entre filles » et a demandé à Tharp de refaire ses calculs et de réécrire son rapport. Lorsqu’elle s’est exécutée, la vallée de fracture était toujours là.
Un autre assistant de recherche traçait les emplacements des épicentres sismiques sur une carte de même taille et à la même échelle. En comparant les deux cartes, Heezen et Tharp se rendirent compte que les épicentres sismiques se trouvaient à l’intérieur de la vallée de fracture. Cette découverte fut déterminante pour le développement de la théorie de la tectonique des plaques : elle suggérait que des mouvements se produisaient dans la vallée de fracture et que les continents pouvaient en fait être en train de s’éloigner les uns des autres.
Cette perspicacité était tout bonnement révolutionnaire. Lorsque Heezen, fraîchement diplômé, donne une conférence à Princeton en 1957 et montre la vallée du rift et les épicentres, le directeur du département de géologie Harry Hess assure :
« Vous avez ébranlé les fondements de la géologie. »
Deux ans plus tard, en 1959, la Société de géologie des États-Unis publie The Floors of the Oceans: I. The North Atlantic (les Fonds océaniques, Première partie : L’Atlantique Nord), sous la signature de Heezen, Tharp et Doc Ewing, directeur de l’observatoire Lamont, où ils travaillent. Cet ouvrage contient les profils océaniques de Tharp, ses idées et l’accès à ses cartes physiographiques.
Certains scientifiques trouvèrent ce travail brillant, mais la plupart ne voulurent pas y croire. L’explorateur sous-marin Jacques Cousteau, par exemple, était déterminé à prouver que Tharp avait tort. À bord de son navire de recherche, le Calypso, il traversa délibérément la dorsale médio-atlantique et descendit une caméra sous-marine. À la grande surprise de Cousteau, ses images montrèrent qu’une vallée de fracture existait bel et bien.
« Il y a du vrai dans le vieux cliché qui dit qu’une image vaut mille mots et que voir, c’est croire », fit remarquer Tharp dans son essai rétrospectif de 1999.
Qu’est-ce qui a pu créer cette faille ? Harry Hess, de Princeton, a proposé quelques idées dans un article de 1962. Il a émis l’hypothèse que du magma chaud s’était élevé depuis l’intérieur de la Terre au niveau de la faille, s’était dilaté en refroidissant et avait écarté davantage les deux plaques adjacentes. Cette idée a largement contribué à la théorie de la tectonique des plaques, mais Hess n’a pas mentionné les travaux essentiels présentés dans The Floors of the Oceans, l’une des rares publications dont Marie Tharp était co-auteure.
Tharp a ensuite continué à travailler avec Heezen pour donner vie au fond océanique. Leur collaboration a notamment abouti à une carte de l’océan Indien, publiée par National Geographic en 1967, et à une carte du fond océanique mondial(1977), aujourd’hui conservée à la bibliothèque du Congrès.
Après la mort de Heezen, en 1977, Tharp a poursuivi son travail jusqu’à son décès en 2006. En octobre 1978, Heezen (à titre posthume) et Tharp ont reçu la médaille Hubbard, la plus haute distinction de la Societé états-unienne de géographique, rejoignant ainsi les rangs d’explorateurs et de découvreurs tels qu’Ernest Shackleton, Louis et Mary Leakey et Jane Goodall.
Aujourd’hui, les navires utilisent une méthode appelée « cartographie par sondeur multifaisceau », qui mesure la profondeur sur un tracé en forme de ruban plutôt que le long d’une seule ligne. Les rubans peuvent être assemblés pour créer une carte précise du fond marin.
Mais comme les navires se déplacent lentement, il faudrait deux cents ans à un seul navire pour cartographier complètement les fonds marins.
Une initiative internationale visant à cartographier en détail l’ensemble des fonds marins d’ici 2030 est cependant en cours, à l’aide de plusieurs navires, sous la direction de la Nippon Foundation et du General Bathymetric Chart of the Oceans.
Ces informations sont essentielles pour commencer à comprendre à quoi ressemble le fond marin à l’échelle locale. Marie Tharp a été la première personne à montrer la riche topographie du fond océanique et ses différentes zones.
Suzanne OConnell ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.