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30.04.2025 à 11:01

Quand la mouche déploie ses ailes

Joel Marthelot, Chercheur au CNRS, Aix-Marseille Université (AMU)

Simon Hadjaje, Docteur en physique, Aix-Marseille Université (AMU)

La mouche déploie ses ailes très rapidement à la sortie de son cocon. Mais comment fait-elle ?
Texte intégral (1679 mots)
Une mouche sort de son cocon avec les ailes pliées comme un origami. Simon Hadjaje, Fourni par l'auteur

Après des jours à se préparer patiemment dans son cocon, la mouche émerge et déploie ses ailes. En quelques instants, ces appendices, au départ pliés et froissés, forment des structures planes, translucides, résistantes et surtout… prêtes à décoller !


La vie des insectes est ponctuée par des phases de transformation impressionnantes, au cours desquelles leurs corps subissent des métamorphoses spectaculaires : de la larve à la nymphe protégée dans son cocon, jusqu’à l’insecte adulte.

Lors de la transformation finale, l’insecte émerge de sa nymphe et déploie ses ailes en seulement quelques minutes. À partir d’une structure compacte et pliée, semblable à un origami, les ailes s’étendent pour devenir des surfaces rigides et fonctionnelles, prêtes pour le vol, qui permettront à la mouche adulte d’échapper aux prédateurs, de rechercher de la nourriture et de se reproduire.

Ce déploiement se fait par une augmentation de la pression sanguine dans des ailes – un mécanisme que nous sommes désormais en mesure d’imager et d’étudier avec une précision sans précédent, comme nous l’avons rapporté récemment dans Nature Communications. Ces recherches éclairent la mécanique des structures souples capables de changer de forme – elles ouvrent ainsi de nouvelles perspectives pour des applications dans les structures déployables, utilisées aussi bien en aérospatiale qu’en chirurgie mini-invasive et en robotique flexible.

Les ailes se forment lentement et se déploient d’un coup

Aux stades larvaire et nymphal, les ailes se forment progressivement grâce à des processus de divisions cellulaires, d’élongation et de réarrangement de tissus. Ces étapes relativement longues s’étendent sur une dizaine de jours chez la drosophile, petite mouche du vinaigre et modèle privilégié des biologistes. Puis, en seulement quelques minutes, la mouche adulte déploie ses ailes.

Cette métamorphose spectaculaire intrigue les scientifiques depuis des siècles. Au XVIIIe siècle, le naturaliste français René-Antoine Ferchault de Réaumur observait que, durant cette phase d’expansion, « l’insecte boit l’air pour s’en bien remplir le corps ».

Un siècle plus tard, Georges Jousset de Bellesme observa, en piquant délicatement une aile de libellule en déploiement avec une aiguille fine, qu’elle était en réalité remplie de liquide, et non d’air, pendant cette phase.


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Imager l’expansion des ailes

On sait aujourd’hui que, pour générer cette pression de liquide dans les ailes, l’insecte active un ensemble de muscles situés à la base de la trompe, habituellement impliqués chez la mouche adulte dans l’ingestion de nourriture – Réaumur avait raison.

Ces muscles lui permettent d’avaler de l’air, ce qui gonfle son intestin comme un ballon. Simultanément, la contraction des muscles abdominaux réduit le volume de l’abdomen, augmentant ainsi efficacement la pression sanguine. Celle-ci atteint progressivement quelques kilopascals, environ un quart de la pression artérielle chez un humain adulte, et génère un flux sanguin dans la structure de l’aile – de Bellesme aussi était sur la bonne piste.

Dans notre étude, nous avons mesuré l’augmentation de pression du sang chez l’insecte, à l’aide d’une sonde reliée à un capillaire en verre inséré dans son abdomen.

De plus, en injectant des traceurs fluorescents dans le sang de l’insecte, nous avons pu visualiser le flux de sang dans l’aile. De façon surprenante, nous avons observé que lors de cette phase de dépliement de l’aile, le sang se diffuse dans l’ensemble de l’aile – ceci contraste avec le reste de la vie de la mouche adulte, où le sang reste confiné aux veines qui parcourent les ailes.

Des ailes comme un matelas gonflable

Pour mieux comprendre où va précisément le sang lors du dépliement, nous avons imagé les ailes par microtomographie aux rayons X. Cette technique permet de reconstruire en trois dimensions la structure interne de l’aile à partir d’un grand nombre de radiographies. Nous avons ainsi montré que l’aile est constituée de deux fines plaques séparées par des piliers espacés, se pressurisant comme un matelas gonflable. Contrairement aux structures artificielles, la surface de l’aile s’étire au cours du dépliement.

À une échelle plus fine, des observations au microscope électronique révèlent que chaque plaque est composée d’une monocouche de cellules recouvertes d’une fine couche rigide initialement plissée : la cuticule.

En observant le déploiement des ailes chez des mutants dont les contours cellulaires sont visibles grâce à un marquage fluorescent, nous avons découvert que les cellules s’étirent pendant l’expansion tandis que la fine couche se déplisse, mais sans s’étirer davantage, fixant ainsi la forme finale de l’aile. Une fois l’aile entièrement déployée, les cellules meurent et sont aspirées hors de l’aile, tandis que la fine couche se rigidifie, ce qui permet à l’aile de garder sa forme chez l’adulte.

Ainsi, nous avons montré que le déploiement des ailes de drosophile est un processus hiérarchique à deux échelles : un dépliage macroscopique à l’échelle de l’organe et un déplissage microscopique à l’échelle du tissu.

Un point de fonctionnement pour déployer sans effort

Le déplissage engendre également une propriété mécanique intéressante. Lorsqu’on tire sur l’aile, la force n’augmente pas de manière linéaire, comme ce serait le cas pour un ressort. Au début, c’est surtout les cellules qui résistent tandis que la fine couche plissée joue un rôle très faible. Mais au fur et à mesure que cette couche se déplisse puis s’étire, elle commence à participer à ce qui se traduit par une augmentation rapide de la rigidité globale du tissu.

Nous avons montré que cette propriété mécanique, combinée à la géométrie de la structure de l’aile, constitue une configuration efficace pour le déploiement – appelée « point de fonctionnement » – où une faible augmentation de la surpression exercée par la mouche entraîne une augmentation significative de la taille de l’aile. L’insecte exploite naturellement cette configuration pour déployer largement son aile dans le plan, sans avoir à générer de grandes variations de pression.

Dynamique de déploiement

Ainsi, l’essentiel du déploiement se produit pour une pression constante, maintenue par la pression sanguine de la mouche. Nous avons ensuite étudié les facteurs limitant la vitesse de ce déploiement.

Pour le savoir, nous avons déformé l’aile à des vitesses croissantes. Ce que nous avons observé, c’est que l’aile apparaît plus rigide à mesure que la vitesse augmente, ce qui montre que sa réponse est « viscoélastique ». Cela signifie que l’aile peut s’étirer comme un matériau élastique, mais à grande vitesse, elle se comporte aussi comme un matériau visqueux, offrant une résistance à la déformation et ralentissant le mouvement. Cette viscosité interne nous permet de prédire la vitesse du déploiement et de mieux comprendre la dynamique du processus.

Les changements de forme par actionnement hydraulique sont fréquents dans le règne végétal, comme on peut le constater lorsqu’on arrose une plante desséchée. Cependant, ces mécanismes restent encore peu explorés chez les animaux. Les insectes présentent une diversité remarquable de formes et d’échelles de taille d’ailes.

Dans notre laboratoire, nous explorons actuellement une question ouverte : dans quelle mesure les mécanismes mis en évidence chez la mouche sont-ils génériques et applicables à d’autres ordres d’insectes ? Chez la drosophile, certains aspects du processus de déploiement restent encore à éclaircir, notamment les mécanismes garantissant l’irréversibilité du processus (la forme de l’aile est fixée : celle-ci ne se replie pas après déploiement), ainsi que ceux garantissant la planitude finale de l’aile.

The Conversation

Joel Marthelot a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche, de la Fondation pour la Recherche Médicale et du CNRS.

Simon Hadjaje a reçu des financements de la Fondation pour la Recherche Médicale (FRM Fin de Thèse, FDT FDT202304016556).

30.04.2025 à 11:01

Humains, animaux, cellules, plantes : tous conscients ?

François Bouteau, Pr Biologie, Université Paris Cité

Etienne Grésillon, Géographe, Université Paris Cité

Lucia Sylvain Bonfanti, Doctorante interdisciplinaire en géographie et biologie, Université Paris Cité

De nos plus proches cousins, les primates, jusqu’aux mollusques, où placer la limite de la (non-) conscience ?
Texte intégral (1918 mots)

Nous sommes des êtres doués de conscience mais qu’en est-il des autres animaux ? De nos plus proches cousins, les primates, jusqu’aux mollusques, où placer la limite de la (non-) conscience ? Certaines théories vont jusqu’à reconnaître cette capacité à toute forme de vie. Faisons le tour de la question.


L’année 2024 a été riche en évènements autour de la question de la conscience. La « déclaration de New York sur la conscience animale », signée en avril par plus de 300 chercheurs, a proposé qu’une possibilité de conscience existe chez la plupart des animaux.

En juin, toujours à New York, a eu lieu la première présentation des résultats de la collaboration adversariale Cogitate, qui organise une collaboration entre des équipes qui s’opposent autour de deux théories de la conscience. Le but étant qu’ils définissent entre eux les expériences à mener pour prouver l’une ou l’autre des conceptions qu’ils défendent.

Cette confrontation regroupe des experts de neurosciences et des philosophes cherchant un consensus entre : la théorie de l’espace de travail global (GNWT), portée par Stanislas Dehaene, et la théorie de l’information intégrée (IIT), proposée par Giulio Tononi. La GNWT propose que l’interaction entre plusieurs régions et processus spécifiques du cerveau soit nécessaire à la conscience, celle-ci n’émergeant suite à un premier traitement automatique que si l’information est amplifiée par différents réseaux de neurones spécialisés. L’IIT propose que la conscience émerge d’un système qui génère et confronte des informations. Dans cette proposition la possibilité de conscience n’est pas réduite au cerveau.


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La revue Neuron, une des revues scientifiques les plus influentes dans la communauté des neurosciences, a proposé en mai 2024 un numéro spécial sur la conscience. Les articles montrent que si les substrats neurobiologiques de la conscience ont suscité de nombreux efforts de recherche au cours des dernières décennies, il n’en demeure pas moins que les neuroscientifiques ne sont pas d’accord. Ils analysent cinq théories différentes de la conscience. Malgré l’absence de définition commune du terme « conscience », utilisé à la fois comme une « expérience », incluant les perceptions sensibles du monde extérieur (vision des couleurs), et comme une expérience subjective, qui se construit a posteriori en intégrant différentes sources d’informations, le groupe élabore des convergences entre ces théories concurrentes et apparemment contradictoires.

Des bases biologiques de la conscience toujours inconnues

Sans rentrer dans les détails et les arguments concernant ces différentes, les travaux montrent qu’il n’existe pas de théorie unifiée de la conscience et que nous ne connaissons toujours pas les bases biologiques de la conscience. Les anciennes questions autour du dualisme, qui distinguent monde physique et monde psychique et du monisme soutenant l’unicité des deux mondes ne semblent toujours pas prêtes d’être tranchées.

Cependant, même sans théorie unifiée, la possibilité d’une expérience consciente n’est plus l’apanage des humains. Elle se diffuse à travers l’arbre phylogénétique, étant désormais reconnue chez de nombreux groupes d’animaux, y compris les insectes. Le dénominateur commun entre toutes ces approches semble être la présence d’un cerveau, caractéristique partagée par la majorité des animaux, même si celui-ci est petit et de structure simple. Les éponges dépourvues de cerveau et de systèmes nerveux ne sont pas incluses dans la famille des êtres conscients. Mais qu’en est-il des bivalves (huîtres ou moules par exemple) qui ne sont pourvus que de ganglions regroupant leurs neurones, rejoindront-ils prochainement la famille des êtres conscients ?

Mais la conscience pourrait-elle exister en dehors de ce fameux système nerveux ? Cette idée radicale a été notamment proposée il y a déjà quelques années par Frantisek Baluska, biologiste cellulaire, professeur à l’Université de Bonn, et Arthur Reber, psychologue, professeur à l’Université British Columbia.

Une conscience dans chaque être vivant ?

Ils ont proposé que la conscience aurait émergée très tôt au cours de l’évolution chez les organismes unicellulaires, et serait même coïncidente avec l’apparition de la vie. La conscience serait donc une propriété intrinsèque de la vie. Cette proposition repose sur l’observation que toutes les cellules, qu’elles soient isolées ou intégrées dans un organisme multicellulaire, possèdent une capacité impressionnante à percevoir leur environnement, à traiter des informations leur permettant de prendre des décisions basiques en réponse à des stimuli externes. Certains organismes unicellulaires peuvent par exemple libérer des molécules pour se signaler les uns aux autres.

Ces processus pourraient être considérés comme une forme de conscience primitive. Et si cette proposition fait fi de la présence d’un système nerveux, elle s’appuie toutefois notamment sur l’excitabilité électrique des cellules. Le neurone et le cerveau sont considérés comme des systèmes hyperoptimisés dans l’une des parties du vivant, permettant la conscience humaine.

Cette théorie reste bien sûr très controversée, notamment en raison de l’absence de définition partagée de la conscience. De nombreux scientifiques considèrent que cette « conscience cellulaire » serait simplement une métaphore pour décrire des processus biochimiques et biophysiques complexes, sans qu’il soit nécessaire d’y inclure une notion de conscience. Ils critiquent cette théorie, en utilisant une définition traditionnellement de la conscience impliquant un système neurobiologique et une expérience subjective, peu probable ? En tout cas difficile à démontrer au niveau cellulaire.

Des plantes conscientes ?

Poursuivant leurs réflexions, Frantisek Baluska et d’autres collègues ont proposé la théorie de l’IIT développée par Giulio Tononi comme cadre possible pour explorer la question d’une forme de « proto-conscience » chez les plantes.

Appliquer l’IIT aux plantes implique d’examiner comment les plantes perçoivent, intègrent et répondent à l’information dans leur environnement sans posséder de système nerveux central. Les plantes pourraient agir de manière consciente suivant l’IIT. Elles reçoivent et intègrent des signaux de diverses sources et y répondent de manière coordonnée grâce à un réseau de communication interne constitué de connexions cellulaires, de faisceaux vasculaires connectant toutes les parties de la plante notamment par des signaux électriques. Ils considèrent que ces caractéristiques et ces réseaux de communication hautement interconnectés pourraient correspondre à l’exigence d’intégration d’informations de l’IIT permettant aux plantes une réponse unifiée malgré l’absence d’un système nerveux centralisé. Bien que les auteurs considèrent qu’il ne s’agisse que d’un niveau de conscience minimale, ces données ont bien sûr étaient immédiatement récusées.

Les principaux arguments opposés sont que les théories de la conscience sont basées sur l’existence de neurones et l’impossibilité de prouver que les plantes aient une expérience subjective de leur environnement. L’IIT autorisant de plus la conscience dans divers systèmes non vivants, elle ne serait pas suffisante pour prouver la conscience des plantes. Même si cette hypothèse reste spéculative et nécessite certainement davantage de recherche pour mieux comprendre la relation entre la complexité biologique et la conscience, l’idée que les plantes puissent être étudiées à l’aide de la théorie de l’IIT pourrait permettre d’explorer d’autres formes de traitement de l’information dans des systèmes biologiques, qu’ils soient ou non dotés de cerveaux. Il n’est par contre pas certain que ces approches aident les tenants de l’IIT, celle-ci ayant été récemment controversée, et qualifiée de « pseudoscience non testable » dans une lettre rédigée par 124 neuroscientifiques.

À notre connaissance aucune tentative de démonstration d’une autre théorie de la conscience n’a été tentée sur des organismes sans cerveau. Par contre, faisant suite aux travaux de Claude Bernard qui indiquait, dès 1878, « Ce qui est vivant doit sentir et peut être anesthésié, le reste est mort », différentes équipes dont la nôtre, se sont intéressées aux effets des anesthésiques, un des outils importants de l’étude de la neurobiologie de la conscience, sur des organismes sans cerveau.

La théorie de la conscience cellulaire, tout comme l’exploration de la théorie de l’IIT chez des organismes sans neurones peuvent apparaître provocantes, elles offrent cependant une perspective fascinante et ouvrent de nouvelles voies pour comprendre les fondements de la conscience et l’émergence des comportements dans le règne vivant. Tout comme l’attribution progressive d’une conscience à des groupes d’animaux de plus en plus éloignés des humains dans l’arbre phylogénétique, qui relancent et étendent une épineuse question philosophique et scientifique.

Ces réflexions ouvrent évidemment aussi de nombreux questionnements éthiques concernant les organismes non humains et, bien sûr, les machines connectées à des intelligences artificielles, qui pourraient s’inscrire dans un continuum de conscience. De nombreux outils et protocoles sont encore à développer pour tester ce qui reste des hypothèses et, pourquoi pas, envisager une collaboration adversariale sur la conscience sans cerveau.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

30.04.2025 à 11:01

Pourquoi ne peut-on pas se chatouiller soi-même ?

François Dernoncourt, Doctorant en Sciences du Mouvement Humain, Université Côte d’Azur

Une même chatouille, selon qu’elle vienne d’une autre personne ou de soi-même, ne provoquera pas du tout la même réaction. Une question cérébrale
Texte intégral (1442 mots)
Pour se chatouiller, une plume ne suffit pas. Il faut être deux. Thomas Park/Unsplash, CC BY

Lorsque vous vous grattez la plante de pied ou que vous frottez vos aisselles sous la douche, cela ne provoque probablement pas de réaction particulière en vous. Pourtant, si cette même stimulation tactile venait de quelqu’un d’autre, elle serait perçue comme une chatouille. Ce phénomène, bien connu de tous, soulève une question intrigante : pourquoi est-il si difficile de se chatouiller soi-même ?


À première vue, cette interrogation peut sembler anodine, mais elle révèle un mécanisme fondamental du système nerveux : la prédiction. Le cerveau n’est en effet pas un simple récepteur passif d’informations sensorielles. Il anticipe activement l’état du monde extérieur ainsi que l’état interne du corps afin de sélectionner les actions les plus appropriées. Cette capacité prédictive lui permet de filtrer les informations : les sensations inattendues, susceptibles de signaler un danger ou une nouveauté, retiennent particulièrement notre attention, tandis que les sensations prévisibles sont ignorées.


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La difficulté à se chatouiller soi-même illustre parfaitement ce principe de cerveau prédictif. Pour réaliser un mouvement, le cerveau envoie une commande aux muscles et, simultanément, une copie de cette commande (appelée « copie d’efférence ») est transmise à d’autres aires cérébrales, notamment le cervelet. Ce dernier anticipe alors les conséquences sensorielles du mouvement en créant une sorte de simulation interne, quelques centaines de millisecondes à l’avance, de façon inconsciente mais extrêmement précise. Cette prédiction permet de différencier une sensation prévisible, générée par le corps lui-même, d’une sensation inattendue. Par exemple, si vous manquez une marche en descendant les escaliers, la discordance entre le contact anticipé et la réalité permet de corriger le mouvement très rapidement, avant même que votre pied ne touche le sol. Les prédictions du cerveau filtrent ainsi les perceptions sensorielles en sélectionnant les stimuli pertinents, évitant à notre capacité attentionnelle – très limitée – d’être submergée par une surcharge d’informations.

Si vous échouez à vous chatouiller vous-même, c’est donc parce que votre cerveau prédit parfaitement la sensation cutanée à venir et l’atténue. En revanche, lorsqu’une autre personne vous chatouille, le stimulus n’est pas anticipé de façon aussi précise : l’information sensorielle passe à travers le filtre et est donc perçue avec plus d’intensité.

Des études expérimentales confirment ce mécanisme : lorsque des participants se chatouillent eux-mêmes par l’intermédiaire d’un bras robotisé qui reproduit exactement leurs mouvements, la sensation de chatouille est atténuée. Cependant, si le mouvement du dispositif est légèrement décalé (par un délai ou une rotation), la sensation de chatouille devient plus intense. Ces résultats, fondés sur le ressenti subjectif des participants, sont également corroborés par des données d’imagerie cérébrale. Ainsi, pour un même stimulus tactile, l’activité du cortex somatosensoriel (zone du cerveau responsable de la perception du toucher) est plus élevée lorsque la stimulation est externe que lorsqu’elle est auto générée. Ce contraste suggère que le cervelet anticipe nos propres gestes et atténue l’intensité des sensations qui en découlent.

L’atténuation sensorielle façonne notre perception

Le principe d’atténuation des sensations produites par nos propres mouvements est omniprésent dans notre interaction avec le monde. Restons tout d’abord dans le domaine des perceptions somesthésiques – notre sens du toucher et du mouvement. Il a été démontré que l’atténuation sensorielle nous conduit à sous-estimer la force que nous exerçons. Ce biais perceptif pourrait contribuer à « l’escalade de la violence » que l’on observe parfois entre deux enfants qui chahutent. En effet, deux enfants qui jouent à la bagarre sous-estiment chacun la force qu’ils déploient, et ont l’impression que leur partenaire répond avec une intensité supérieure. Dans une logique de réciprocité, ils vont avoir tendance à progressivement augmenter la force de leurs coups, pensant seulement répliquer la force de l’autre.

Le second exemple concerne cette fois le sens de la vision. Bien que nos yeux soient constamment en mouvement, nous percevons un monde stable. Pourtant, les seules informations visuelles ne permettent pas de faire la distinction entre le scénario où l’on balaie un paysage du regard et le scénario où le paysage tourne autour de nous alors que nous gardons le regard fixe – ces deux situations produisent des images identiques sur la rétine. Le fait que nous percevons un monde stable s’explique par le fait que le système nerveux anticipe les changements d’images induits par les mouvements oculaires et filtre les informations autogénérées. Pour l’expérimenter, fermez un œil, et appuyez légèrement sur le côté de l’autre œil en le gardant ouvert (à travers la paupière bien sûr). Cette manipulation crée une légère rotation de l’œil qui n’est pas générée par les muscles oculaires, donnant l’impression que le monde extérieur se penche légèrement.

Mieux comprendre certaines pathologies ?

Le modèle du cerveau prédictif offre un cadre conceptuel intéressant pour comprendre certaines pathologies. En effet, une défaillance dans la capacité du système nerveux à prédire et atténuer les conséquences sensorielles de ses propres actions pourrait contribuer à des symptômes observés dans certaines maladies mentales. Par exemple, il a été constaté que l’atténuation sensorielle est souvent moins marquée chez les patients schizophrènes – et qu’ils sont d’ailleurs capables de se chatouiller eux-mêmes, dans une certaine mesure. Cela pourrait expliquer pourquoi ces patients perçoivent parfois leurs propres mouvements comme provenant d’une source externe, dissociée de leur volonté. De même, des monologues intérieurs qui ne sont pas suffisamment atténués pourraient être à l’origine des hallucinations auditives, où la voix perçue semble venir de l’extérieur.

Ainsi, une question aussi simple et amusante que celle des chatouilles peut, lorsqu’on la prend au sérieux, révéler des mécanismes profonds de notre cerveau, et contribuer à une meilleure compréhension de notre rapport au monde.

The Conversation

François Dernoncourt a reçu des financements du ministère de l'enseignement supérieur (bourse de thèse).

30.04.2025 à 11:00

L’odyssée d’« Homo sapiens », cet « animal curieux » qui migre depuis 300 000 ans : conversation avec Evelyne Heyer

Evelyne Heyer, Professeur en anthropologie génétique, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Evelyne Heyer est professeure d’anthropologie génétique au Muséum national d’histoire naturelle où elle mène des recherches sur l’évolution génétique et la diversité de notre espèce.
Texte intégral (3878 mots)

Evelyne Heyer est professeure d’anthropologie génétique au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) où elle mène des recherches sur l’évolution génétique et la diversité de notre espèce. Elle est l’autrice d’ouvrages de vulgarisation comme la Vie secrète des gènes et l’Odyssée des gènes chez Flammarion.

La chercheuse a reçu Benoît Tonson au Musée de l’homme (Paris) pour retracer l’histoire d’Homo sapiens, depuis son émergence en Afrique jusqu’à nos jours, en passant par toutes ses migrations et ses rencontres avec les autres espèces humaines aujourd’hui éteintes. À côté de ses activités scientifiques, Evelyne Heyer est très impliquée dans la lutte contre le racisme. Cet entretien a également été l'occasion de comprendre comment la génétique peut nous aider à déconstruire les préjugés et les stéréotypes.


The Conversation : Nous sommes aujourd’hui au Musée de l’homme, dans l’exposition « Migrations, une odyssée humaine », et sur l’un des premiers panneaux, on apprend qu’« en lisant l’ADN des populations humaines actuelles, les généticiens parviennent à reconstruire l’histoire des origines, des migrations et des métissages de notre espèce. On découvre que nous avons tous des ancêtres migrants et que tous les humains actuels ont une origine commune en Afrique. » Pouvez-vous retracer, dans les grandes lignes, l’histoire de l’origine d’Homo sapiens, de son départ d’Afrique à son arrivée en Europe ?

Evelyne Heyer : Notre histoire de Sapiens débute il y a environ 300 000 ans en Afrique, on n’émerge pas à un seul endroit d’Afrique, mais plutôt à différents endroits. On évolue sur le continent africain et, il y a environ 70 000 ans, notre espèce va partir peupler le reste de la planète. Et on va commencer par aller jusqu’en Australie.

On reste donc dans une zone tropicale et, plus tardivement, on va arriver un peu plus au nord, notamment en Europe, il y a environ 45 000 ou 40 000 ans. Nous avons d’abord évolué en Afrique dans un endroit au climat chaud et avec beaucoup d’ensoleillement. On a donc une couleur de peau foncée. Au moment de l’émergence de notre espèce, nous sommes un animal tropical de couleur de peau foncée qui va se déplacer vers l’Europe. L’éclaircissement de la couleur de la peau viendra beaucoup plus tardivement.


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Vous étudiez la génétique de ces premiers humains, comment peut-on lire leur ADN et quelles informations y retrouve-t-on ? Vous parlez de couleur de peau, par exemple…

E. H. : Ce qui est génial et qui a révolutionné en partie notre discipline, c’est ce qu’on appelle la « paléogénétique ». C’est la capacité d’arriver à extraire de l’ADN de restes osseux ou de dents de personnes qui ont disparu. Un des plus grands scoops de notre domaine a été l’analyse de l’ADN de l’homme de Néandertal, qui a disparu il y a environ 30 000 ans. Découverte qui a valu le prix Nobel de médecine, en 2022, à Svante Pääbo.

Au-delà de cet homme de Néandertal, on peut lire l’ADN d’un individu d’il y a 20 000, 10 000 ou 6 000 ans, par exemple. Et dans ce patrimoine génétique, il y a des variations de l’ADN qui codent des différences de couleur de peau. On connaît les petits changements d’ADN qui font qu’on va avoir plutôt une couleur de peau sombre ou une couleur de peau claire. Et donc, en retraçant dans l’ADN des individus du passé, on voit que les premiers Européens, il y a 40 000 ans, il y a 30 000 ans, il y a 20 000 ans, et même il y a 10 000 ans, étaient de couleur de peau foncée. Ceux qui ont peint les grottes de Lascaux étaient noirs de couleur de peau.

On observe un éclaircissement relativement récent : il y a environ 10 000 ans seulement, quand les agriculteurs venus du Moyen-Orient arrivent en Europe. Eux sont plus clairs de couleur de peau. Ils vont se mélanger avec les premiers Européens qui sont de couleur de peau foncée. Au contact de ces populations, on va également changer d’alimentation. Or, l’alimentation, c’est fondamentalement en lien avec la couleur de peau. Quand vous n’avez pas beaucoup de vitamine D dans l’alimentation, il vaut mieux avoir une couleur de peau claire pour mieux l’assimiler. Quand vous avez beaucoup de vitamine D dans l’alimentation, vous n’avez pas besoin d’avoir une couleur de peau claire. Les premiers Européens avaient une alimentation riche en vitamine D, ils sont donc restés de couleur de peau foncée. L’apparition de la couleur de peau plus claire est donc due en partie au mélange avec les agriculteurs du Moyen-Orient, mais surtout à ce changement d’alimentation.

Une alimentation pauvre ou riche en vitamine D, qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

E. H. : Il y a environ 10 000 ans, ces humains se mettent à consommer beaucoup plus de céréales, des aliments pauvres en vitamine D, et aussi des animaux d’élevage, alors qu’avant ils consommaient surtout des animaux issus de la chasse. On pense que ces animaux étaient beaucoup plus riches en vitamine D.

En appauvrissant le régime alimentaire en vitamine D, on voit dans le génome une sélection pour une couleur de peau plus claire qui commence à se mettre en place et qui évolue assez rapidement étant donné que les Européens deviennent de couleur de peau blanche. Il se passe à peu près la même chose en Asie.

Vous dites « rapidement », c’est-à-dire ?

E.H. : Rapidement, c’est quelques milliers d’années. Il faut replacer ça dans un contexte historique global. Je rappelle que la séparation entre ce qui va devenir la lignée humaine et celle qui va devenir le chimpanzé s’est produite il y a environ 7 millions d’années. Donc là, cette sélection sur la couleur de peau qui se fait en 5 000 à 6 000 ans, c’est très rapide à l’échelle de l’évolution.

Le temps de génération en moyenne chez l’humain est de 30 ans qui est l’âge moyen des parents à la naissance d’un enfant, et 6 000 ans, ça fait à peu près 200 générations. C’est donc assez rapide. Les adaptations à l’alimentation et à l’ensoleillement font partie des choses qui bougent le plus vite dans le génome.

Ce qui a été également très rapide, c’est l’amélioration des techniques d’étude de l’ADN. Vous avez soutenu votre thèse au début des années 1990, quels ont été les grands jalons que vous avez pu voir dans votre carrière et qui vous ont faits, vous et la communauté scientifique, progresser dans l’analyse des génomes ?

E. H. : Il y a eu plusieurs énormes jalons. D’abord, le séquençage du génome humain dans les années 2000. Grâce à cela, pour chaque individu, on a beaucoup plus d’informations. Avant, on avait plutôt ce qu’on appelle des marqueurs classiques comme les groupes sanguins, par exemple. Avec l’arrivée du séquençage du génome, on va avoir beaucoup d’informations sur chaque individu.

Imaginons que l’on découpe un génome en morceaux. Chaque partie nous renseigne sur un ancêtre. On a reçu notre ADN de plein d’ancêtres différents et donc il faut voir ça comme une mosaïque. On peut comparer les génomes des individus. En faisant ce travail, on peut savoir si les gens ont des ancêtres communs, de quand ils datent et s’il y a eu des migrations. Et on a pu aussi travailler sur tout ce qui fait le lien entre ce que l’on appelle les systèmes sociaux, les systèmes de parenté et la diversité génétique qui joue à des niveaux fins pour lesquels il fallait beaucoup de données, donc plus de données par individu.

Pour faire des comparaisons fines sur des génomes qui comptent des milliards de bases, il est nécessaire d’avoir de puissants outils de calcul. Les récents développements informatiques nous ont également beaucoup aidés dans nos travaux.

Le dernier grand jalon a été la paléogénétique, qui, en plus d’analyser l’ADN des individus actuels, nous a permis d’avoir accès à l’ADN de populations ou d’individus qui ont disparu.

Justement, racontez-nous l’histoire de la paléogénétique…

E. H. : On peut commencer l’histoire en 2010 quand on a pu étudier l’ADN de Néandertal. Les scientifiques peuvent dater les Néandertaliens analysés entre 40 000 et 50 000 ans. Par ailleurs, on est arrivé à extraire de l’ADN d’un reste humain en Espagne sur un site qui s’appelle Sima de los Huesos, qui date de 400 000 ans. C’est vertigineux !

On a du mal à remonter plus loin parce qu’il faut savoir que l’ADN, au fil du temps, dans un squelette ou dans une dent, se dégrade : il se casse en petits morceaux, il s’abîme et cela devient de plus en plus difficile de le retrouver, notamment dans les pays chauds où il se dégrade beaucoup plus vite. Dans ces pays, non seulement les fossiles se dégradent plus vite, mais leur ADN aussi. Il y a donc toute une partie du monde, fondamentale pour l’évolution des humains, à savoir l’Afrique centrale, pour laquelle on a très peu d’informations sur les populations du passé.

Donc, malgré tous les progrès qu’on pourra faire dans votre discipline, on n’aura jamais ces informations ?

E. H. : On ne peut pas l’affirmer parce qu’il y a des nouvelles techniques qui se développent, notamment celle de l’ADN sédimentaire. Des chercheurs ont montré que des molécules d’ADN peuvent être enfermées dans de l’argile. C’est une autre manière de conserver de l’ADN. Vous n’avez pas le reste fossile, mais si la personne a été à un endroit et a laissé de son ADN, il peut y en avoir qui est protégé dans de l’argile. Ce matériel génétique pourrait être conservé et pourrait peut-être être lu. Mais ça, c’est de la recherche en cours.

On s’est projetés dans l’avenir, mais replongeons-nous dans le passé, que savons-nous des grandes migrations dont nous parlions au début de l’entretien ? Les humains parcourent-ils de très grandes distances d’un coup ou les migrations se font-elles petit à petit et sur plusieurs générations ?

E. H. : Ce que l’on retrouve essentiellement dans les données génétiques, c’est plutôt des migrations petit à petit, c’est-à-dire qu’il faut environ 10 000 ou 20 000 ans, par exemple, pour aller de l’Afrique jusqu’en Australie. Ce n’est pas un Africain qui est parti avec son sac à dos jusqu’en Australie, mais cela se serait plutôt fait par petits bouts, de dix kilomètres en dix kilomètres, des gens s’installent à un endroit, une population grandit et un petit groupe issu de cette population va coloniser un peu plus loin, grandit, s’installe et, après, va coloniser un peu plus loin. Donc, c’est surtout des migrations que l’on qualifie « de proche en proche », tout au long du début de ce peuplement de la planète.

Est-ce qu’on sait ce qui pousse ces premiers humains à migrer ?

E. H. : On n’a pas vraiment de raisons écologiques ou de raisons liées à des conflits. On était très peu nombreux sur la planète à ce moment-là. Ça se compte en dizaines de millions d’humains sur l’ensemble de la planète. Par conséquent, je pense que c’est plutôt lié à la curiosité. On est un animal curieux et on a envie d’aller voir ce qu’il y a de l’autre côté de la colline. On se distingue en cela de nos plus proches cousins. Par exemple les chimpanzés, eux, sont toujours restés en Afrique et n’ont jamais bougé finalement de l’endroit où ils ont émergé.

Et cette curiosité aboutit finalement à des migrations extraordinaires qui finissent par la colonisation de toute la planète et des rencontres avec d’autres espèces humaines…

E. H. : Quand on sort d’Afrique, il y a environ 70 000 ans pour aller vers le Moyen-Orient, on rencontre une espèce qui est issue de sorties d’Afrique plus anciennes qui s’appelle l’homme de Néandertal qui, malheureusement, est maintenant disparu. On sait qu’il y a eu des croisements féconds avec eux parce qu’on a, dans notre ADN, des petits bouts d’ADN de Néandertal.

Ensuite, les humains continuent pour aller jusque vers l’Australie et quand ils vont à l’est de l’Eurasie, ils rencontrent une autre espèce qu’on appelle l’homme de Denisova. À nouveau, il y a des croisements fertiles, ce qui fait que les gens d’aujourd’hui à l’est de l’Himalaya ont dans leur génome de l’ADN de Denisova.

Si vous regardez, par exemple, l’ADN de quelqu’un de Papouasie Nouvelle-Guinée (à l’est de l’Himalaya). Il va y avoir de l’ADN de sapiens, de Néandertal et de Denisova. Donc, on voit bien que dans le passé, il y a toujours eu des mélanges à chaque fois qu’on a pu rencontrer d’autres espèces de la lignée humaine.

Du point de vue de l’évolution, quel est l’intérêt de se croiser avec d’autres espèces ?

E. H. : L’intérêt des croisements avec ces autres espèces, c’est en quelque sorte d’accélérer l’évolution. Le plus bel exemple, ce sont les populations du Tibet de notre espèce actuelle qui sont adaptées à l’altitude grâce à des variations dans certains gènes. On s’est rendu compte que ces gènes qui leur permettent d’être adaptés à l’altitude, ils les ont reçus des hommes de Denisova par croisement. Il n’y a pas eu à attendre de s’adapter pendant des dizaines de milliers d’années à l’altitude. Par le croisement avec une espèce qui était déjà adaptée à l’altitude, ils ont récupéré des bouts de génome qui leur ont permis à leur tour d’être adaptés à l’altitude. Donc les croisements, les mélanges, ce sont des accélérateurs d’adaptation et d’évolution.

Il y a un mot que vous avez beaucoup utilisé et qu’il faudrait qu’on définisse, c’est le mot d’« espèce ». Comment arrive-t-on à définir une espèce humaine, sachant que, généralement, on dit que deux espèces sont différentes parce qu’elles ne se croisent plus ? Et pourtant, vous parlez de croisements…

E. H. : Il faut bien comprendre que le fait d’aboutir à une nouvelle espèce, ce qu’on appelle la « spéciation », c’est quelque chose qui prend du temps. Par exemple, quand notre lignée se sépare de celle qui va donner le chimpanzé, nous sommes il y a environ 7 millions d’années. On voit dans l’ADN qu’il y a eu encore des mélanges pendant au moins un million d’années, jusqu’à ce que les différences deviennent trop grandes entre les deux espèces pour qu’elles ne puissent plus se croiser.

Ce qui se passe entre notre espèce, Homo sapiens, et l’homme de Néandertal, c’est la même chose, notre ancêtre commun date d’il y a environ 600 000 ans. Un phénomène de spéciation se met alors en place, mais pendant un certain temps ces deux espèces en devenir peuvent se croiser.

Peut-être que 100 000 ans plus tard, ça n’aurait plus fonctionné parce qu’on voit bien que, déjà, les deux espèces avaient des morphologies différentes et étaient vraiment différentes. La spéciation, c’est quelque chose qui prend toujours du temps.

Pour conclure, je vous propose de sortir un peu de vos recherches. Vous êtes particulièrement impliquée dans la lutte contre le racisme. Vous avez d’ailleurs écrit des ouvrages à ce sujet. Historiquement, la science n’a pas toujours été dans ce chemin de pensée et a même légitimé la pensée raciste. C’était le cas de Linné, par exemple, quand il classait les humains en « variétés ». Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les travaux de vos prédécesseurs ?

E. H. : Quand Linné commence à classer les humains, on est environ en 1753. On est dans ce XVIIIe siècle où on commence à classer un peu tout. Toute la nature. Et donc, inévitablement, face à la diversité des humains, les scientifiques vont se mettre à classer les individus en fonction de leur apparence, ce qu’ils vont appeler « variété » ou « race ». Jusque-là, je dirais que c’est du travail scientifique neutre. Le problème, et c’est de là que démarre le racisme, c’est d’abord qu’à partir de ces catégories ils instaurent une hiérarchie. Ils considèrent qu’il y a des groupes qui sont mieux que d’autres. Les « Blancs » dans ce cas-là, donc, « les Blancs sont supérieurs » aux autres groupes qu’on va appeler « les Jaunes », « les Noirs », « les Rouges », etc. Ensuite, ils commettent aussi un autre péché, si je puis dire, c’est celui de l’essentialisation. C’est-à-dire qu’ils considèrent qu’en fonction de la couleur de peau d’un individu, on sait tout de ses comportements et de sa philosophie. Ils vont dire « les Jaunes sont avares et fourbes », « les Noirs sont indolents », « les Blancs sont très intelligents », etc.

On était beaucoup dans l’essentialisation à cette époque-là. Et la génétique permet de réfuter formellement cela.

D’abord, il y a trop peu de différences entre les groupes humains pour que l’on puisse parler de races. Ensuite, il n’y a pas de hiérarchie. Il n’y a pas un groupe qui est mieux qu’un autre. En tous les cas d’un point de vue génétique. La génétique permet de dire que les variations génétiques qui codent pour une couleur de peau ne codent que pour une couleur de peau. Elles n’expliquent en aucun cas des différences de comportement ou de philosophie, par exemple. La génétique démontre clairement que l’essentialisation ne tient pas et c’est en cela que c’est un outil important pour la lutte contre le racisme.

Et c’est pour ça qu’on avait fait l’exposition, au Musée de l’homme, « Nous et les autres. Des préjugés au racisme », pour bien expliquer ce que la science pouvait dire sur ces questions-là.

Et quel est le pourcentage d’ADN que l’on a tous en commun ? Par exemple, vous parliez tout à l’heure de quelqu’un qui est né en Papouasie-Nouvelle-Guinée, quelle partie de l’ADN est-ce que je partage avec lui, moi qui suis né en Haute-Loire ?

E. H. : Ce qu’a amené la génétique, c’est que, si je compare en moyenne deux individus sur la planète, ils seront identiques génétiquement à 99,9 %. C’est une valeur très élevée par rapport à d’autres espèces de mammifères. On est une espèce étonnamment peu diverse d’un point de vue génétique. Mais ce qu’il y a d’intéressant sur les questions liées au racisme, c’est que si je compare génétiquement deux individus de la Haute-Loire, je vais trouver 99,9 % de différences. Et si je compare les ADN de quelqu’un de Haute-Loire et de quelqu’un de Papouasie Nouvelle-Guinée, je vais trouver à peu près la même valeur de 99,9 %. Ce n’est pas beaucoup plus différent que quand je compare les ADN de deux personnes de Haute-Loire.

Et parmi cette petite différence de 0,1 %, il n’y a que 5 % environ qui s’expliquent par l’éloignement géographique. Autrement dit, il y a très peu de différences génétiques entre les différents groupes humains.

Le Musée de l’homme (place du Trocadéro à Paris) présente, jusqu’au 8 juin 2025, une exposition originale « Migrations, une odyssée humaine » qui souligne que les migrations, loin d’être un phénomène nouveau, façonnent l’humanité.

The Conversation

Evelyne Heyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:32

Emil Nolde : l’artiste « dégénéré » qui admirait le régime nazi

Ombline Damy, Doctorante en Littérature Générale et Comparée, Sciences Po

Artiste qualifié de « dégénéré » par les nazis, Emil Nolde fut pourtant un fervent admirateur du IIIe Reich. Retour sur un mythe de l’histoire de l’art alimenté par un roman, « la Leçon d’allemand », de S. Lenz.
Texte intégral (2314 mots)
Emil Nolde, _Red Clouds_, aquarelle sur papier fait main, 34,5 x 44,7 cm. Emil Nolde/Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid, CC BY-NC-ND

Parmi les œuvres exposées jusqu’au 25 mai au musée Picasso (Paris, 3e) dans le cadre de l’exposition sur l’art qualifié de « dégénéré » par les nazis, figurent celles du peintre allemand Emil Nolde (1867-1956). Artiste emblématique de l’expressionnisme allemand, adulé au début du XXe siècle, puis relégué au rang de « dégénéré » sous le IIIe Reich, Nolde a toute sa place dans l’exposition du musée Picasso. Cependant, des recherches récentes montrent que, si l’artiste a bien été victime du régime nazi, il n’en était pas moins un fervent admirateur. La légende d’un Nolde martyr du nazisme s’appuie, entre autres, sur la très grande popularité du roman la Leçon d’allemand (1968), de Siegfried Lenz.


Pour comprendre le mythe qui entoure Nolde, un détour par la littérature s’impose. Dans la boutique du musée Picasso, au milieu d’essais d’histoire de l’art, la couverture d’un ouvrage accroche l’œil, discret écho à une œuvre vue dans l’exposition, la Ferme de Hültoft, d’Emil Nolde. Il s’agit du roman la Leçon d’allemand, publié en 1968 sous le titre Deutschstunde, de l’auteur allemand Siegfried Lenz.

La Leçon d’allemand, incontournable classique d’après-guerre

Immense succès de librairie, la Leçon d’allemand s’est imposée comme un classique incontournable de la littérature allemande d’après-guerre. En abordant la notion d’art « dégénéré » à travers le conflit entre un père et son fils, le roman s’inscrit dans la lignée de la Vergangenheitsbewältigung, terme employé pour évoquer le travail de mémoire collectif et individuel de la société allemande sur son passé nazi. Vendu à plus de 2,2 millions d’exemplaires, traduit dans plus de vingt langues, toujours au programme scolaire en Allemagne, ayant fait l’objet de deux adaptations cinématographiques (en 1971 puis en 2019), la Leçon d’allemand continue, près de cinquante ans après sa parution, d’exercer son influence sur l’idée que l’on se fait de l’Allemagne nazie.

Max Ludwig Nansen, le peintre martyr

_La Leçon d’allemand_, Siegfried Lenz, pavillons Poche

Dans la Leçon d’allemand, Siggi, narrateur de l’histoire, est un jeune homme incarcéré dans une maison de redressement pour mineurs délinquants de l’Allemagne des années 1950. Une dissertation sur la thématique des joies du devoir le conduit à plonger dans ses souvenirs d’enfance dans l’Allemagne nazie des années 1940. À cette époque, le père de Siggi, Jens Ole Jepsen, policier d’un petit village reculé du nord de l’Allemagne, se voit confier pour mission d’interdire au peintre Max Ludwig Nansen, son ami, d’exercer son art. Nansen refuse de se plier aux ordres du policier. Il se lance dans la production secrète de ce qu’il appelle ses « peintures invisibles ». Chargé par son père de surveiller le peintre, Siggi se trouve tiraillé entre les deux hommes. Alors que Jepsen obéit aveuglément au pouvoir, Nansen n’admet pour seul devoir que celui de créer, envers et contre tout. Au fil de l’histoire, Siggi se détache progressivement de son père, qu’il considère peu à peu comme fanatique, pour se rapprocher du peintre Nansen, perçu à l’inverse comme un héros.

Écrit du point de vue d’un enfant, le roman attend de son lecteur de compléter de son propre savoir ce que Siggi omet de dire ou ce qu’il ne comprend pas. Cette forme d’écriture permet d’éviter d’aborder de front la question du nazisme et de la responsabilité collective, et ainsi de ménager les lecteurs allemands de l’époque. Toutefois, il ne fait aucun doute que c’est bien du nazisme dont il est question dans la Leçon d’allemand, bien qu’il ne soit jamais nommé explicitement. Impossible de ne pas voir dans les « manteaux de cuir », qui arrêtent Nansen, des membres de la Gestapo, police politique du régime, ou dans l’interdiction de peindre dont Nansen est victime la politique nazie sur l’art « dégénéré ». Et enfin, comment ne pas reconnaître dans le personnage fictionnel de Nansen le peintre Emil Noldeç; (né Hans Emil Hansen, ndlr) ?


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Emil Nolde, un peintre de légende

En effet, à l’instar de son double fictionnel Max Ludwig Nansen, le peintre Emil Nolde fut la cible des politiques répressives des nazis à l’encontre des artistes jugés « dégénérés ». Plus de mille de ses toiles furent spoliées pour être intégrées à l’exposition itinérante sur l’art « dégénéré » en 1937 orchestrée par le régime. Radié de l’Académie des arts, il lui fut interdit de vendre et d’exposer ses œuvres.

Photographie de la visite de Goebbels de l’exposition. On peut voir deux œuvres de Nolde exposées, Le christ et la pècheresse (1926) ainsi que Les vierges folles et les vierges sages (1910), tableau disparu)
Photographie de la visite de Goebbels à l’exposition « Entartete Kunst ». On peut voir deux œuvres de Nolde exposées, le Christ et la Pécheresse (1926) ainsi que les Vierges folles et les Vierges sages (1910), tableau disparu). Wikimedia

Après l’effondrement du régime nazi, le vent tourne pour le peintre « dégénéré », qui est désormais célébré comme un artiste victime du nazisme. Dans ses mémoires, Nolde affirme avoir été victime d’une interdiction de peindre, qui l’aurait conduit à réaliser, clandestinement, des « peintures non peintes ». Ce prétendu acte de résistance fait de lui un résistant contre le nazisme. Aux yeux de la société allemande d’après-guerre, Nolde devient un véritable héros.

De très nombreuses expositions sur Nolde, en Allemagne et à l’étranger, contribuent à continuer de faire connaître ce peintre soi-disant martyr et résistant. Ses toiles vont même jusqu’à entrer à la chancellerie. Helmut Schmidt, chancelier de la République fédérale d’Allemagne de 1974 à 1982, et Angela Merkel ont un temps décoré leur bureau de ses œuvres. Le roman de Lenz, inspiré de la vie de Nolde, étudié à l’école et diffusé à la télévision, contribue à solidifier le mythe, jusqu’à ce que Nolde et Nansen ne fassent plus qu’un dans l’imaginaire collectif allemand.

Crépuscule d’une idole

Et pourtant, figure historique et personnage fictionnel sont en réalité bien moins ressemblants qu’il n’y paraît. Des recherches conduites à l’occasion d’une exposition des œuvres de Nolde à Francfort, en 2014, puis d’une exposition à Berlin, en 2019, sur ses agissements pendant la période nazie ont permis de révéler la véritable histoire de Nolde et de le séparer, une bonne fois pour toutes, de son double fictionnel.

Si Nolde a bel et bien été interdit de vendre et d’exposer ses peintures, il n’a pas fait l’objet d’une interdiction de peindre. Les « peintures invisibles » sont une reconstruction a posteriori du peintre lui-même. Fait plus accablant : Nolde a rejoint le parti nazi dès 1934, et aspirait même à devenir un artiste officiel du régime.

Pour couronner le tout, Nolde était profondément antisémite. Persuadé que son œuvre était l’expression d’une âme « germanique », avec tous les sous-entendus racistes que cette affirmation suggère, il a passé de nombreuses années à tenter de convaincre Hitler et Goebbels que ses œuvres n’étaient pas « dégénérées » comme l’étaient, selon eux, celles des juifs.

Dire que le mythe construit par Nolde, puis solidifié par le roman de Lenz, a éclipsé la vérité historique ne suffit pourtant pas à expliquer qu’il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans pour que la vérité sur Nolde soit dite. Il semblerait plutôt que, dans le cas de Nolde, la fiction ait été bien plus attrayante que la vérité. Lenz ne fait-il pas dire à son personnage Nansen sur la peinture, que l’« on commence à voir […] quand on invente ce dont on a besoin » ? En voyant dans le personnage fictionnel Nansen le peintre Emil Nolde, les Allemands ont pu inventer ce dont ils avaient besoin pour surmonter un passé douloureux : un héros, qui aurait résisté, lui, au nazisme. La réalité est, quant à elle, bien plus nuancée.

The Conversation

Ombline Damy a reçu des financements de La Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP) dans le cadre du financement de sa thèse.

29.04.2025 à 17:32

« Bref », ou le loser au travail, une figure de la résistance

Thomas Simon, Assistant Professor, Montpellier Business School

La saison 2 de la série « Bref » est un véritable succès. Son protagoniste incarne le loser moderne, révélant avec humour des leçons précieuses sur le monde du travail.
Texte intégral (2245 mots)
La figure du loser incarne peut-être un moyen de résister dans une société tertiarisée. Disney+

La saison 2 de Bref est un véritable succès. Son protagoniste incarne le loser moderne, révélant avec humour des leçons précieuses sur le monde du travail.


Le 14 février dernier, la plateforme Disney+ lançait la saison 2 de la shortcom Bref, après plus de dix ans d’absence sur les écrans. Très rapidement, cette nouvelle saison connaît un succès qualifié tantôt de « phénoménal » par la Walt Disney Company, tantôt de « stratosphérique » par le HuffPost.

Bref, S2, bande-annonce officielle (Disney+, 2025).

Composée de séquences très courtes, la série a un style de narration ultrarapide, presque frénétique, à rebours des formes classiques. Cette célérité, associée à une voix off omniprésente, permet une immersion immédiate dans le quotidien du personnage principal incarné par Kyan Khojandi : un trentenaire anonyme, célibataire, sans emploi, essayant tant bien que mal de prendre sa vie en main.


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Dans cette nouvelle saison, la série opère un virage audacieux avec un nombre d’épisodes réduits, mais un format par épisode plus long autour de trente à quarante minutes. Le personnage principal approche désormais de la quarantaine, mais continue d’enchaîner les échecs amoureux et professionnels.

Après les premières minutes d’espoir du premier épisode, le constat est sans appel : « Je » est en surpoids, sans emploi, à découvert et, surtout, seul au milieu de son appartement vide. En quoi ce personnage qui accumule les maladresses et les déconvenues est-il l’incarnation parfaite du loser ? Pourquoi nous parle-t-il autant, et quelles leçons peut-on tirer de ses expériences au travail ?


À lire aussi : Cinq ans après la pandémie, le travail fait-il encore sens ?


Généalogie du loser

En décembre 2012, les anthropologues Isabelle Rivoal et Anne de Sales ont organisé une journée d’étude consacrée à une « anthropologie de la lose » à l’Université Paris Nanterre.

Lors d’une interview pour le HuffPost, Isabelle Rivoal est revenue sur les traits distinctifs du loser.

Il s’agirait d’un homme qu’on trouve partout, célibataire de surcroît, malhabile avec la gent féminine et désengagé sur le plan politique. Le loser, c’est finalement un has been, un antibranché, une « figure de la désynchronisation ». Dans une société moderne marquée par la performance et l’accélération, le loser est à côté de la plaque, décalé, à l’ouest. Il incarne une forme de détente et de relâchement face aux pressions de la modernité.

De Jean-Claude Dusse à Jeff Tuche, en passant par François Pignon dans le Dîner de cons, le loser est omniprésent dans les œuvres fictionnelles et cinématographiques. Il fait d’ailleurs l’objet d’une recension éclectique dans un essai intitulé La Figure du loser dans le film et la littérature d’expression française, publié par les professeures Carole Edwards et Françoise Cévaër. Elles y dépeignent quelques formes exemplaires de la lose, où l’art rejette la réussite et défie les conventions établies.

Le loser au travail, un manipulateur d’abstraction ?

Lorsque le loser rejoint le monde professionnel, ce sont deux univers aux logiques contradictoires qui entrent en collision. D’un côté, les entreprises louent le rendement, l’efficacité et la performance ; de l’autre, le loser se complaît dans la rêverie, la nonchalance et le dilettantisme.

Dès la saison 1 de Bref, le personnage principal tente de trouver sa place dans le monde du travail. Dans l’épisode intitulé « Bref. J’ai passé un entretien d’embauche », il enchaîne les bévues et les malentendus qui laissent peu d’espoir quant à l’issue réservée à sa candidature.

« Bref. J’ai passé un entretien d’embauche », Saison 1, Épisode 4, 2017.

Cet entretien raté ne l’empêche pas pour autant d’être embauché, dès l’épisode 12. Cette bonne nouvelle est de courte durée puisqu’il est affecté à l’intendance. On le retrouve en employé de bureau qui multiplie les tâches dérisoires au service de ses collègues. Véritable homme à tout faire, il ne produit rien de concret et finit par annoncer sa démission dans l’indifférence générale.

Se sentir inutile est peut-être une des caractéristiques majeures du loser au travail. On retrouve d’ailleurs cette vacuité dès l’épisode 2 de la saison 2, où le personnage principal se retrouve dans la même entreprise que son père et son frère. Son job est simple : être payé pour faire ce qu’on lui « demande de faire au moment où il faut le faire ». Il apporte des documents, des couverts en plastique pour les pots de départ et réapprovisionne la photocopieuse. Bref, il réalise des tâches insignifiantes.

Dans le cadre de ma thèse de doctorat consacrée à l’absurde en entreprise, certains jeunes diplômés interrogés, comme Adèle*, ont eux aussi dépeint cette vacuité des tâches confiées qui leur donnait l’impression d’être eux-mêmes inutiles au monde.

« Franchement, je dirais que mon job, c’est du grand n’importe quoi. […] Clairement, il n’est pas du tout utile à la société. Et le fait de ne pas être utile à la société fait que moi je ne me sens pas utile envers moi-même. »

Quand le loser incarne une forme de résistance passive

Le personnage de Gaston Lagaffe, né en 1957 dans le Journal de Spirou, est à sa façon, une autre incarnation de la lose au travail. De « héros sans emploi » à l’origine, il devient rapidement « garçon de bureau », sans que l’on sache précisément quelle est sa fonction : assistant, coursier, archiviste…

Le professeur Amaury Grimand en est persuadé : Gaston Lagaffe est un personnage conceptuel qui nous aide à penser le rapport au travail. Par son refus de s’aligner sur le rythme effréné de la vie de bureau pour imposer sa propre cadence, Gaston incarne une forme de résistance, celle d’un travail vivant qui échappe aux procédures, aux dispositifs de contrôle et aux règles en tout genre. En transformant une poubelle de bureau en panier de basket, Gaston réenchante les situations de la vie quotidienne en y instillant du plaisir, de la poésie et des relations nouvelles.

Amaury Grimand, Gaston Lagaffe, penseur du travail, Xerfi Canal, 2022.

Comme le rappelle Amaury Grimand,

« Les gaffes de Gaston ne doivent pas nécessairement être interprétées comme le signe d’une erreur, d’une incompétence ou bien encore de comportements déviants […] ; elles doivent plutôt être prises comme une invitation à agir autrement et à réinventer les cadres de pensée dominants de l’organisation. »

La médiocrité, un acte de résistance postmoderne ?

Le loser est finalement le parangon de la médiocrité, du « bof bof » et du « peut mieux faire ». Loin d’être une tare, la médiocrité fait même l’objet d’un « petit éloge » de la part du chroniqueur et humoriste Guillaume Meurice. Pour lui, nul doute que la médiocrité « autorise l’action sans la pression du résultat, pour le simple plaisir de se mettre en mouvement, pour la beauté du geste ». Faire preuve de médiocrité serait devenu aujourd’hui un acte de résistance face à un système obnubilé par l’excellence.

À rebours d’une culture française qui perçoit l’échec comme une incompétence ou une insuffisance cuisante, le philosophe Charles Pépin envisage quant à lui l’insuccès sous l’angle d’une chance pour se réinventer. Face à l’échec, deux voies sont possibles : considérer que l’échec est une étape sur le chemin de la réussite et ainsi persévérer pour atteindre l’objectif initial, ou alors bifurquer pour visiter un nouveau chemin d’existence. Dans les deux cas, il faut considérer la vie comme un flux dans lequel l’échec ne fait jamais office de condamnation éternelle.

Charles Pépin sur la vertu de l’échec (France Inter, 2016).

La lose comme éthique de vie

Dans Bref, il y aurait finalement une sorte de médiocrité assumée. Reconnaître ses limites, essayer sans trop y croire et ne pas chercher à être le meilleur à tout prix sont autant de façons pour le personnage principal de « bricoler dans l’incurable ». Il essaie, échoue et passe alors à autre chose, incarnant par là même une forme de résilience face à l’âpreté du monde.

Dans ces conditions, l’échec est considéré comme normal, comme une étape prévisible voire comme un rite de passage attendu. En se permettant d’être inefficace sans culpabilité, le personnage incarné par Kyan Khojandi nous propose une autre façon d’exister.

Si on s’identifie autant à cet antihéros, c’est parce qu’il fait écho à nos imperfections et à nos angoisses existentielles, comme le rappelle l’essayiste Jean-Laurent Cassely dans une interview récente au magazine le Point.

En somme, les saisons 1 et 2 de Bref mettent en scène toutes les qualités du loser au travail : déconnexion, incompréhension des codes, sincérité mal placée, échec répété. Mais cette orchestration se fait avec humour, tendresse et bienveillance. Le personnage principal n’est pas pathétique ; il est tout simplement humain. Et c’est probablement la force de cette série : elle donne la parole au commun des mortels, aux oubliés, à celles et ceux qui réussissent un peu, pas vraiment, voire pas du tout.

*Le prénom a été changé.

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Thomas Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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