28.04.2025 à 13:10
Fiona Ottaviani, Associate professor en économie - Grenoble Ecole de Management, F-38000 Grenoble, France - coordinatrice recherche Chaire Unesco pour une culture de paix économique - co-titulaire Chaire Territoires en Transition, Grenoble École de Management (GEM)
Eléonore Lavoine, Doctorante en gestion - Evaluation de l'utilité sociale territoriale, Grenoble École de Management (GEM)
Fanny Argoud, Doctorante en sciences de gestion, Aix-Marseille Université (AMU)
Hélène L'Huillier, Chercheuse et évaluatrice indépendante, partenaire du Campus de la Transition, ESSEC
Lola Mercier Valero, Assistante de recherche, Grenoble École de Management (GEM)
Thibault Daudigeos, Professeur Associé au département Homme, Organisations et Société, Grenoble École de Management (GEM)
Pour sortir de l’approche coûts-bénéfices, place aux co-bénéfices. Ils désignent les multiples effets positifs générés par une même action, qu’ils soient sociaux, économiques ou environnementaux. Concrètement, comment mettre en œuvre cette approche et à quoi sert-elle ?
Il vous arrive sans doute d’aller chercher votre pain en vélo ou à pied plutôt qu’en voiture, en vous disant que c’est bon pour la planète, mais aussi pour la santé et le porte-monnaie. Saviez-vous que ce type d’effets positifs multiples liés à une même action porte un nom : les co-bénéfices ?
Face à l’approche des coûts-bénéfices, qui a irrigué le raisonnement économique au cours des dernières décennies, se développe cette approche. Elle offre une grille de lecture plus adaptée pour comprendre l’interdépendance des crises actuelles et les façons d’y répondre. Penser les co-bénéfices amène à concilier les multiples dimensions d'un projet… souvent considérées inconciliables.
Par exemple, dans le rapport de l’Agence de la transition écologique (Ademe) « Indicateurs de bien vivre et co-bénéfices de la sobriété », nous montrons que la sobriété et les actions associées ne sont ni perçues positivement ni mises en œuvre par l’ensemble des acteurs des territoires, alors qu’elles sont également un levier du bien vivre.
Alors, qu’apporte cette approche par rapport à une réflexion économique traditionnelle fondée sur les coûts-bénéfices ? Concrètement, comment la mettre en œuvre ?
L’économiste Éloi Laurent situe l’apparition de la définition des co-bénéfices à la Commission santé et changement climatique sous l’égide de la revue médicale The Lancet, il y a une quinzaine d’années. Ils sont abordés comme des « avantages collatéraux liés à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, tels que l’amélioration de la qualité de l’air, l’innovation technologique ou la création d’emplois ».
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Actuellement, la notion de co-bénéfices est de plus en plus utilisée par les institutions internationales. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec), la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), la Banque mondiale, ou encore, à l’échelle nationale, la Commission de l’économie du développement durable (CEDD) ou l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), s’en sont ainsi emparés ces dernières années.
Le rapport Nexus, ou « Affronter ensemble cinq crises mondiales interconnectées en matière de biodiversité, d’eau, d’alimentation, de santé et de changement climatique », a été récemment publié par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Il mobilise la notion de co-bénéfices pour mettre en lumière l’interconnexion des enjeux et des crises, mais également les réponses pouvant répondant durablement à ces crises.
Soixante-dix réponses générant des co-bénéfices sur plusieurs des cinq éléments du « Nexus » – la biodiversité, l’eau, l’alimentation, la santé et le changement climatique – sont proposées dans le deuxième volet du rapport intitulé « Transformative Change ».
À titre d’exemple, une des réponses combine la restauration des écosystèmes riches en carbone tels que les forêts, les sols, les mangroves et la gestion de la biodiversité pour réduire le risque de propagation des maladies des animaux aux humains.
Face aux crises environnementales et sociales actuelles, il est urgent de repenser et de réinventer nos modèles d’organisation socioéconomique. La tendance est de penser les réponses face à ces crises en silo, alors qu’elles sont intrinsèquement liées. Les acteurs économiques visent le zéro carbone (ou zéro émission nette), sans interroger l’incidence des choix faits sur les autres volets environnementaux ou sociaux. Comme le montre le rapport croisé du GIEC et de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), les interrelations entre changement climatique et biodiversité sont nombreuses.
Les valeurs créées sont souvent réduites à différents indicateurs financiers et monétaires avec une approche par les coûts et bénéfices. On pourrait décider de remplacer un véhicule thermique par un véhicule électrique si les économies réalisées en termes de consommation énergétique, mais aussi de réduction d’émissions de CO2, sont supérieures à l’investissement consenti. Malgré son utilité pour la décision, cette approche oblitère les relations entre les différents enjeux environnementaux, économiques et sociaux.
L’approche coûts-bénéfices renvoie à l’idée que les différentes formes de capital pourraient se compenser. Elle oblige fréquemment un chiffrage monétaire d’éléments n’ayant pas de prix de marché. Cette approche amène à considérer qu’une vie humaine n’aurait pas la même valeur selon l’endroit où l’on naît…
S’en détacher pour les co-bénéfices permet de mieux répondre aux interdépendances des enjeux et d’identifier les leviers de changement systémique. L'idée : prendre en compte les conséquences sur la pollution, l’épuisement des ressources ou le bien-être de la population.
Faire du vélo se traduit par des co-bénéfices sur la santé mentale et physique et l’émission de CO2. Cette approche est indispensable pour penser les enjeux de transition : les transitions sont interdépendantes, il faut les penser comme un tout. Une politique climatique efficace ne peut se limiter à la réduction des émissions de CO2, sans considérer son impact sur les emplois locaux, les conditions de vie de la population ou les inégalités socio-spatiales.
Dans les organisations, penser les co-bénéfices permet de répondre aux impératifs sociaux et environnementaux, d’optimiser l’utilisation des ressources financières, personnelles et ressources naturelles et de maximiser les effets positifs d’une seule action sur diverses dimensions. Il y a, selon l’économiste chilien Manfred Max-Neef, un gain d’efficience.
À titre d’illustration, le partage des infrastructures des entreprises ou collectivités peut être positif tant du point de vue de l’artificialisation des sols, de l’optimisation de l’usage de l’énergie, que du point de vue du lien social.
Cette approche plus systémique constitue une fenêtre d’opportunité pour les entreprises afin de sortir d’une logique de conformité et d’un raisonnement en silo promus par la Directive européenne relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD). Pour les collectivités, sur fond de pénurie budgétaire, le ciblage d’actions couplant des bénéfices socioéconomiques et environnementaux s’avère de plus en plus essentiel. L’intégration de co-bénéfices dans les méthodes de pilotage et d’évaluation d’impact des organisations est une voie prometteuse pour répondre aux exigences d’une transition plus juste et soutenable.
La prochaine fois que vous irez chercher du pain en vélo, songez combien il serait loisible d’étendre à d’autres champs de tels co-bénéfices !
Le rapport sur les cobénéfices de la sobriété et les indicateurs de bien vivre a été commandité par l'ADEME et écrit par la chaire Territoires en transition et le campus de la transition.
Le rapport sur les cobénéfices de la sobriété et les indicateurs de bien vivre a été commandité par l'ADEME et écrit par la chaire Territoires en transition et le Campus de la transition.
Eléonore Lavoine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.04.2025 à 12:59
Christel Tessier Dargent, Maître de Conférences, Université Jean Monnet, Saint-Etienne, IAE Saint-Etienne
Ils ont entre 10 et 18 ans, vivent en France et se sont lancés très jeunes dans l’entrepreneuriat… Phénomène de mode ou vague de fond ? Quels sont les risques et les opportunités pour ces adolescents-entrepreneurs ?
Mineurs, ils développent leur business « sous les radars ». L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) ne donne pas de chiffres sur les moins de 18 ans qui dirigent une entreprise, même s’ils sont la coqueluche des médias.
Ils choisissent, par exemple, de s’émanciper à 16 ans, pour devenir micro-entrepreneurs, un statut aux obligations réduites, adapté à une petite activité sans risque, mais à forte valeur ajoutée. Alternative : sans être émancipés, enregistrer une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) ou société par actions simplifiée unipersonnelle (Sasu, avec l’autorisation de leurs parents, formes plus classiques d’entreprise permettant un développement rapide et la gestion d’actifs plus importants.
Les plus jeunes gèrent leurs affaires dans une zone grise, recourant à des proches, souvent leurs parents comme prête-noms, ou opérant temporairement en économie informelle. Ce qui semble encore un épiphénomène en France représente une tendance plus marquée dans les pays anglo-saxons.
Au Royaume-Uni, le nombre d’adolescents-entrepreneurs, âgés de 16 à 19 ans, a été multiplié par huit entre 2009 et 2020 : 6 800 entreprises ont été enregistrées, avec une augmentation de 20 % pendant la pandémie de Covid. Aux États-Unis, on estime à deux millions le nombre d’entrepreneurs adolescents (même si, là encore, les statistiques manquent de rigueur), avec d’éclatantes success stories.
À l’autre extrême du spectre, l’entrepreneuriat dit de nécessité représente pour les personnes vulnérables, dont certains adolescents dans des contextes socio-économiques difficiles, un moyen de survie face à la pauvreté.
Pour les pouvoirs publics, l’entrepreneuriat apparaît ainsi comme un outil permettant de réduire le chômage des jeunes, mais aussi d’offrir aux nouvelles générations les moyens de relever les défis du monde contemporain. En France, où souffle depuis le début du XXIe siècle un esprit entrepreneurial inédit, de nombreux dispositifs encouragent l’entrepreneuriat des étudiants. Le programme Pépite, lancé en 2014, a pour vocation de sensibiliser à la culture entrepreneuriale sur les campus français et d’accompagner les étudiants-entrepreneurs dans leurs projets.
Certains chercheurs mentionnent l’intérêt de dispositifs d’éducation entrepreneuriale dès le primaire et le secondaire. La France est actuellement classée parmi les pays les moins en pointe sur le sujet, à l’instar de l’Allemagne et du Japon.
Les premiers de la classe : la Finlande, les Pays-Bas, la Norvège, le Qatar et les Émirats arabes unis caracolent en tête
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Une recherche réalisée auprès d’une trentaine d’entrepreneurs ayant développé leurs entreprises avant leur majorité nous éclaire sur l’intérêt, mais aussi sur les limites de ces initiatives. Elle a été présentée dans le cadre de la conférence RENT 2025.
Les vingt-cinq informants de cette étude, dont seulement deux jeunes femmes, habitent aux quatre coins de la France. Ils ont entre 13 et 17 ans. Ils ont lancé leurs projets dans le numérique, mais aussi dans la mode, l’ameublement ou l’artisanat.
Nous parlons bien d’adolescents entrepreneurs. Il ne s’agit pas de vente de limonade sur le trottoir ou de bijoux en pâte Fimo à des copines de classe, mais bien de produits innovants, de recrutements de personnel et de revenus à cinq chiffres… Une aventure pour laquelle il a fallu convaincre des parents, souvent inquiets et qui encouragent la poursuite d’études en parallèle.
Des parents disposant parfois d’un capital financier et social propice à soutenir les ambitions de leur progéniture, mais rarement entrepreneurs eux-mêmes.
À lire aussi : Les youtubeurs stars : des entrepreneurs créatifs et innovants
Dans ce contexte, il faut souligner le rôle prépondérant de la digitalisation comme facilitateur externe pour ces digital natives. Les « enfants du numérique » s’emparent aisément de ces technologies qui leur offrent de nouvelles façons de faire, de nouvelles opportunités d’affaires et des modèles commerciaux innovants.
Un jeune entrepreneur résume :
« J’ai trouvé l’idée [un site comparateur de prix] sur Internet, je me suis formé sur YouTube, et j’ai lancé mon entreprise sur un ordi dans ma chambre. »
Comme l’évoque un autre informant :
« Avec le numérique, ce qui compte, ce n’est pas l’âge, mais l’expérience. »
Souvent autodidactes, ils se détournent de l’éducation traditionnelle, jugée peu pertinente et partiellement obsolète. Ils lui préfèrent une formation ciblée via des sites dénichés sur le web : codage, IA, marketing digital, rédaction de statuts juridiques, etc. Les plateformes leur permettent de recruter aisément des free-lancers à travers le monde.
Les investissements initiaux prennent souvent la forme de financements participatifs. Le travail à distance leur permet de masquer leur jeune âge et de construire une légitimité sur la seule base de l’expertise développée.
Leur maîtrise des réseaux sociaux permet un personal branding efficace et la création d’un solide écosystème entrepreneurial virtuel. Ce monde numérique se prolonge dans le monde réel, où se crée une solidarité entre pairs qui pallie l’absence de structures institutionnelles.
Les risques et problématiques, évoqués de façon très transparente par ces entrepreneurs-adolescents sont importants. L’un explique :
« Pour ne pas bosser gratuitement, je récupérais des enveloppes de cash dans le métro. »
Un autre complète :
« Il m’a fallu trois mois pour obtenir un statut, personne ne [me] connaissait. »
L’absence de légitimité et la discrimination liée à la perception négative du jeune âge sont répandues, notamment auprès des clients et investisseurs.
L’inexistence de structures d’accompagnement est un frein pour conseiller le jeune dans le développement de son projet, ainsi que la méconnaissance des dispositifs existants par les administrations. Un informant confirme :
« Impossible de se former sur la fiscalité, la comptabilité. Aucune structure n’est prévue pour nous, aucun conseil. »
Surtout, ils rencontrent des difficultés à maintenir une bonne santé physique et mentale face au stress et à la lourde charge de travail. L’un d’eux l’explique :
« Je bossais cent heures par semaine, enfermé dans ma chambre. J’ai dû arrêter le lycée. Je n’avais même plus le temps de faire du sport. »
Cette pression est accentuée pour beaucoup par la nécessité de poursuivre une scolarité classique en parallèle de l’activité entrepreneuriale, contrairement aux artistes ou sportifs de haut niveau par exemple. Le sport étude, un modèle pour ces entrepreneurs-adolescents ?
« Les journaux racontent n’importe quoi, les influenceurs, ça n’est pas de l’entrepreneuriat, c’est de l’argent facile. »
Presque tous les jeunes entrepreneurs interrogés sont devenus des serial entrepreneurs. Ils perçoivent que cette période de la vie est propice à la création d’entreprise, compte tenu de leur peu de charges financières ou de responsabilités annexes, alors qu’ils débordent d’énergie, d’idées, d’insouciance et d’ambition.
Ces entrepreneurs-adolescents poursuivent avec détermination leur trajectoire entrepreneuriale. Les points positifs dans cette aventure adolescente sont légion. Ils apprécient l’autonomie financière acquise très tôt, la possibilité de passer à l’action, de s’adonner à leur passion ou de répondre à un besoin qu’ils ont souvent eux-mêmes éprouvé.
Deux caractéristiques frappantes : la confiance en soi et le fort sentiment d’auto-efficacité développés par ces adolescents. Contrairement à leurs aînés, ils ont un rapport décomplexé à l’échec, même s’ils ont une gestion « de bons pères de famille ». L’un d’eux confirme :
« La réussite, c’est d’abord beaucoup d’échecs ; ça accélère le processus d’apprentissage. »
Peu d’entre eux, cependant, expriment une sensibilité environnementale, alors que cette tendance se développe ensuite.
Enfin, il est marquant de constater que les jeunes femmes sont très sous-représentées dans l’échantillon français : phénomène culturel, discrimination additionnelle, barrière du digital ? Ces deux questions mériteraient d’être approfondies.
Christel Tessier Dargent a reçu des financements de Université Jean Monnet.