04.05.2025 à 11:17
Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS , professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Donald Trump, Silvio Berlusconi, Bernard Tapie, les exemples d’hommes d’affaires devenus hommes politiques sont légion. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.
Donald Trump est un homme d’affaires, il en est fier et il s’en vante. Il entend diriger l’Amérique comme il dirige ses affaires immobilières. Quel que soit le sujet, il prétend faire des deals et se comporte en stratège tout puissant, supposé briser toute opposition sur son passage.
Pour un chercheur qui a étudié de près des hommes d’affaires comme Francis Bouygues, Ingvar Kamprad (Ikea), François Pinault ou Bernard Arnault, d’abord comme doctorant de Pierre Bourdieu, puis comme consultant, et enfin, comme chercheur universitaire, les conduites de Donald Trump paraissent familières. Même si, dans son cas, elles prennent un tour extrême… voire, caricatural.
Dans le livre que j’ai publié en 2005 avec l’historienne Catherine Vuillermot, nous avons étudié 25 hommes d’affaires qui, en moins de vingt ans, ont fait passer leurs entreprises d’un chiffre d’affaires en millions à des comptes en milliards. En étudiant ces réussites spectaculaires, nous avons compris que le plus important n’est jamais ce que sont les hommes d’affaires, ni d’où ils viennent, ni ce qu’ils disent, mais ce qu’ils font.
En prenant du recul, on peut avancer une thèse qui s’applique aussi bien aux grands qu’aux petits patrons, à ceux qui réussissent comme à ceux qui sont au bord de la faillite. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.
Au départ ils sont ingénieurs, financiers, avocats ou commerçants ; issus de familles catholiques, protestantes, musulmanes ou juives. Politiquement, ils sont de droite, mais aussi du centre, de gauche ou d’extrême gauche. Certains sont courtois et raffinés, d’autres grossiers et violents ; certains sont débauchés et d’autres de tranquilles pères de famille. Certains sont cyniques, d’autres sont des moralistes invétérés. Mais une fois à la tête d’un capital, ces personnes deviennent possédées par le capital qu’elles contrôlent, obsédées par les impératifs de sa défense et de sa prospérité. Ce n’est pas le dirigeant qui contrôle le capital, mais le capital qui tient le dirigeant et qui l’oblige.
Instruit par l’expérience, l’homme d’affaires finit par adopter une forme particulière de morale. Au lieu de faire ce qu’il doit, il fait ce qui marche, c’est-à-dire ce qui permet de boucler chaque affaire dans les délais et avec la rentabilité prévue. C’est l’éthos des affaires, que nous avons définies dans les chapitres 4 et 5 de notre livre et que l’on peut évoquer ici brièvement :
« L’homme d’affaires, lorsqu’il se lance, prend des engagements vis-à-vis de tiers (associés, banquiers, salariés, fournisseurs, clients, administrations publiques, famille). S’il ne tient pas ses engagements, il sera discrédité. Le temps se présente pour lui comme un compte à rebours : il y a des échéances à tenir, des emprunts à rembourser, des impôts et des taxes à payer, des salaires à verser. Il lui faut donc tirer de l’entreprise suffisamment de ressources financières, dans les délais. »
Pour ce faire, il s’appuie sur un réseau d’alliés (co-investisseurs, banquiers, salariés, fournisseurs, clients…) dont il faut obtenir la loyauté de gré ou de force. Si leur contribution est insuffisante, il s’en débarrasse et noue d’autres alliances. Autrement dit, l’homme d’affaires se montre généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. Ses amis sont ceux qui contribuent à la prospérité de l’entreprise et les ennemies, ceux qui y font obstacle. S’il s’écarte de l’éthos des affaires pour privilégier d’autres valeurs, il compromet le retour sur investissement des capitaux, et prend le risque d’être destitué ou de voir son entreprise être rachetée ou disparaitre.
Gagner suffisamment d’argent est une tâche difficile et ceux qui s’y livrent s’exposent à une déformation professionnelle qu’on qualifie de « dureté en affaire ». Il vaudrait mieux la nommer « intelligence des affaires ». Ceux qui s’y livrent avec succès, même s’ils ont été décriés, bénéficient en fin de carrière d’une réévaluation conséquentialiste de leur carrière. On oublie vite les débuts sulfureux de l’homme d’affaires pour célébrer les bénéfices tirés de sa réussite. (cf. les artistes et François Pinault).
La célèbre formule d’Octave Mirbeau : « Les affaires sont les affaires » est bien plus qu’une tautologie, c’est une explication de la manière dont le capitalisme modifie ceux qui s’y livrent.
Gouverner une cité, ce n’est pas être généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. En politique, cela s’appelle du népotisme et de la corruption. Cela conduit à dresser les uns contre les autres jusqu’à ce que se développe la guerre de tous contre tous. L’obsession de la rentabilité des opérations ne peut suffire à entretenir le vivre ensemble. Maintenir la liberté, l’égalité et la fraternité à des seuils acceptables n’a rien à voir avec accumuler du capital.
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Il est étrange que des idées aussi simples soient si difficiles à faire partager, avec d’un côté l’idée stupide de gouverner un état comme on gouverne une entreprise. De l’autre, l’idée non moins stupide de transformer les chefs d’entreprises en entrepreneurs moraux censés prendre en compte « les intérêts de toutes les parties prenantes », et de faire de la RSE au lieu de faire leur métier : investir le capital pour en tirer le maximum de rendement !
Sans doute les états ont-ils besoin d’être administrés de façon plus efficace et plus efficiente, mais l’efficacité et l’efficience sont des problèmes d’ingénieurs, pas d’hommes d’affaires !
Donald Trump apparaît comme une caricature de l’homme d’affaires. Elle n’est pas sans rappeler les attitudes de patron qu’adoptait Silvio Berlusconi lorsqu’il dirigeait l’Italie. Ces deux personnages nous alertent sur les dangers du mélange des genres : prétendre gouverner un État comme on gouverne une entreprise, c’est souvent devenir un pitre grimaçant qui peut se permettre d’insulter ses partenaires. Ce n’est généralement pas ce que font les hommes d’affaires en ascension, qui restent discrets pour mieux réussir leurs coups. Berlusconi comme Trump ont accédé au pouvoir sur leur réputation de businessmen à succès. Une fois en politique, leur psychologie est restée bloquée dans une logique de pertes et profits.
Dans la Grèce antique, les personnages devenus trop puissants étaient ostracisés car on considérait qu’ils menaçaient l’ordre démocratique de la cité. Les États-Unis de Trump, comme l’Italie de Berlusconi, ont choisi d’avoir recours à des patrons vieillissants, censés rétablir l’ordre et la justice en transposant la logique des affaires à la réforme d’un État supposé corrompu par des élites décadentes. Leur réputation de milliardaire a fait office de preuve de leur compétence. Dommage que leur électorat ne se soit pas penché sur la façon dont ils ont bâti leur fortune.
Et en France ? Nos grands hommes d’affaires ont acheté la presse et les médias, financé des Think Tanks, aidé des présidentiables, mais pour l’instant, aucun n’a brigué la présidence. Nous sommes plutôt sujets à des transferts inversés : ce sont les hauts fonctionnaires et les membres des cabinets ministériels qui vont pantoufler dans nos grandes entreprises, comme ces jours-ci, Alexis Kohler à la Société Générale. C’est une autre forme de mélange des genres ou bien, pour parler comme Pierre Bourdieu, de transfert de capital d’un champ à un autre, comme si les enjeux et les règles du jeu étaient les mêmes : faire carrière ! Qu’on soit en Amérique ou en France, les élites passent leur temps à jouer au tennis sur un terrain de football, ou au football sur un terrain de tennis. Où est l’arbitre ?
Michel Villette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.05.2025 à 11:17
Gauthier Mouton, Enseignant-chercheur, Sciences Po Lyon
Le Japon relance le nucléaire, quatorze ans après l’incident de Fukushima, face à la crise énergétique, aux tensions géopolitiques et des objectifs de décarbonation.
Le souvenir de l’incident de la centrale de Fukushima Daichii le 11 mars 2011 semble lointain. Désormais, le Japon s’engage à « utiliser au maximum » l’énergie nucléaire, comme l’indique en substance le 7ᵉ plan stratégique pour l’énergie, adopté le 18 février 2025 par le gouvernement japonais. Il s’agit d’un virage à 180 degrés par rapport au précédent plan de 2021 qui visait à réduire significativement la dépendance à l’atome.
Le Japon, pionnier en Asie dans ce domaine, a relié pour la première fois une centrale nucléaire à son réseau électrique en 1966 (11 ans avant la Corée du Sud et 35 ans avant la Chine !). Pourquoi Tokyo se tourne-t-il à nouveau vers cette énergie ? Outre l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre, la flambée des prix du gaz due à la guerre en Ukraine rend le nucléaire plus attractif pour le Japon, un pays qui importe 90 % de ses besoins énergétiques.
L’électricité d’origine nucléaire va atteindre un niveau record en 2025, représentant un peu moins de 10 % de la production mondiale, affirme l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans un rapport publié en janvier 2025. Cette croissance est portée par l’électrification des usages et de secteurs tels que les véhicules électriques et les centres de données. Avec l’essor de l’intelligence artificielle, l’AIE prévoit que les besoins en électricité des centres de données pourraient doubler d’ici 2030, ce qui justifie en partie le choix du Japon de relancer le nucléaire.
À l’échelle domestique, l’opinion publique et les changements de la scène politique nippone offrent des pistes supplémentaires pour comprendre cette réorientation. Le Japon mise aussi sur le nucléaire pour rester dans la compétition géo-économique mondiale de l’énergie.
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Le rejet dans l’océan Pacifique d’eaux contaminées de la centrale nucléaire de Fukushima, le 24 août 2023, a aggravé les relations de voisinage en Asie orientale. Bien que le projet ait reçu l’aval de l’Agence internationale de l’énergie atomique, le déversement de plus de 1,3 million de mètres cubes d’eau tritiée a provoqué le haro de la Corée du Sud et une vive réaction de la Chine qui a suspendu durant plus d’un an toutes ses importations de produits de la mer japonais.
Ces eaux contaminées sont-elles vraiment sans danger ? Immédiatement après la fusion des trois réacteurs, l’objectif le plus urgent visait à refroidir avec de l’eau de mer les coriums, un mélange de combustible et de métal fondu. Or, le traitement chimique de l’eau récupérée élimine la quasi-totalité des radionucléides, à l’exception du tritium.
Dès 2011, le gouvernement japonais a mené des enquêtes sur les répercussions sanitaires de l’accident dont les résultats sont suivis par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Sur les millions d’échantillons prélevés entre 2011 et 2019, moins de 1 % ont dépassé la limite des 1 000 Bq/kg, conformément aux normes de l’Organisation mondiale de la santé. Le ministère de l’Environnement a également mis en place un site d’entreposage intermédiaire pour les déchets les plus contaminés, à Okuma et Futaba, prévu pour fonctionner jusqu’en 2045.
Les accidents dans les centrales à Three Mile Island (1979) et à Tchernobyl (1986) résultaient d’erreurs humaines, caractéristiques de ce que Ulrich Beck dépeint comme la société du risque. Fukushima, cependant, est la conséquence d’un tremblement de terre suivi d’un tsunami. Malgré la construction de murs anti-tsunamis, la menace de catastrophes naturelles demeure, comme l’a rappelé le tremblement de terre de Noto, le 1er janvier 2024.
Dans l’un des pays où l’activité sismique est la plus importante au monde, l’opinion publique sur le risque nucléaire a considérablement évolué ces dix dernières années. Alors qu’en 2013 seulement 22 % des Japonais soutenaient le redémarrage des centrales, le plus récent sondage réalisé en février 2023 par le principal quotidien national, Asahi Shimbum, montrait que 51 % des Japonais sont maintenant favorables au retour du nucléaire.
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Les élections législatives anticipées d’octobre 2024 ont forcé les partis à clarifier leur position sur le rôle de l’atome dans la production électrique sur l’archipel. Le Premier ministre Shigeru Ishiba, espérant renforcer l’influence du Parti libéral-démocrate (PLD), a convoqué ces élections, mais elles ont conduit à une débâcle électorale. Pour la première fois depuis 2009, le PLD et son allié de centre droit Komei ne représentent plus la principale coalition au pouvoir.
Cette crise politique a révélé les divergences au sein même du PLD-Komei sur la stratégie énergétique. En effet, le PLD (conservateur) prône la « maximisation de l’utilisation » des centrales nucléaires et le développement de nouveaux réacteurs, quand son allié défend une société non dépendante de l’atome. Avant les élections, la course à l’investiture du PLD avait d’ailleurs mis en lumière les revirements des concurrents de Shigeru Ishiba, autrefois opposés au nucléaire.
Le Parti démocrate constitutionnel, principal groupe d’opposition, dirigé par le populaire ancien premier ministre Yoshihiko Noda, reconnaît la nécessité de maintenir certaines capacités nucléaires à court terme mais exclut la construction de nouvelles centrales. D’autres formations, telles que le Parti populaire et le Parti japonais de l’innovation, militent pour le redémarrage des centrales et la modernisation du parc nucléaire. Enfin, le Parti communiste japonais et plusieurs petites formations écologistes restent fermement antinucléaires. Derrière cette fragmentation idéologique au sein de la Diète, tous s’accordent néanmoins sur l’impératif de transition énergétique pour le Japon.
Outre l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 73 % en 2024 par rapport à 2013, le Japon fixe aussi une cible ambitieuse de 20 % à 22 % d’énergie nucléaire dans le mix énergétique d’ici à 2030. Or, avec une flotte de 14 réacteurs actuellement en service, le pays n’a pas les capacités pour atteindre cet objectif. Construire des centrales prend des décennies et redémarrer des réacteurs existants demande plusieurs années.
Loin de l’image de la centrale nucléaire « fantôme » de Bataan aux Philippines, l’Asie du Sud-Est représente un marché en pleine croissance pour l’énergie nucléaire. L’Indonésie, par exemple, a dévoilé son projet de construction de 20 nouvelles centrales d’ici 2036, en misant sur des petits réacteurs modulaires, plus sûrs, moins chers et plus rapides à construire. Le Vietnam a également signé des accords avec le Japon.
Ces projets redessinent le paysage énergétique en Asie du Sud-Est et soulignent une compétition géoéconomique accrue. Au-delà de la production d’électricité, le Japon voit dans le nucléaire un vecteur d’innovation technologique et donc un levier d’influence pour ses entreprises dans cette région à fort potentiel. Ainsi, en juillet 2023, Mitsubishi Heavy Industries a été désigné pour conduire un programme sur les réacteurs rapides refroidis au sodium.
Évitons tout « sensationnalisme » au sujet du retour de l’atome au Japon car le mix énergétique reste largement carboné (pétrole, 38 % ; le charbon, 26 % ; gaz naturel, 21 % ; nucléaire 5,8 %). Ce revirement ne constitue pas un changement de paradigme mais s’inscrit dans une tendance mondiale, particulièrement en Asie, où se trouvent trois-quarts des réacteurs en construction. Les défis pour l’archipel sont nombreux : des contraintes géographiques, un modèle économique énergivore et un contexte géopolitique défavorable qui accroît l’insécurité énergétique. En conséquence, la décision du gouvernement japonais de relancer le nucléaire traduit une forme de pragmatisme.
Gauthier Mouton ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.05.2025 à 13:58
Olivier Guyottot, Enseignant-chercheur en stratégie et en sciences politiques, INSEEC Grande École
Considéré par ses partisans comme un visionnaire, Elon Musk incarne le modèle du « leader gourou ». Mais la chute des résultats de Tesla et ses prises de position controversées mettent en lumière les limites d’un leadership fondé sur le culte de la personnalité.
Certains leaders d’entreprises sont qualifiés de gourous tant la fascination qu’ils exercent sur leurs équipes et sur les clients qui achètent leurs produits est forte et semble presque irrationnelle. C’est aujourd’hui le cas d’Elon Musk, comme ce fut le cas avant lui de Steve Jobs, et l’étude comparée de ces deux exemples met en lumière l’ambivalence que peut recouvrir la notion de gourou en matière de leadership.
Les récents résultats de Tesla, qui a vu son chiffre d’affaires et son bénéfice net baisser respectivement de 9 % et de 71 % durant le premier trimestre 2025 (par rapport au premier trimestre 2024), rappellent aussi que la figure du leader gourou n’est pas sans danger pour ses entreprises.
Apparu en Inde, le terme de gourou fait originellement référence à un guide spirituel. Par analogie, il va prendre le sens de maître à penser dans le langage courant des sociétés occidentales. Si la notion possède, particulièrement en anglais, une dimension positive liée à la figure de l’expert, le terme peut également évoquer une influence et une emprise psychologique proches du culte de la personnalité et de la dérive sectaire.
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Le monde de la tech a vu émerger plusieurs figures de leaders présentés comme des gourous. C’est le cas de Steve Jobs, le fondateur emblématique d’Apple, et d’Elon Musk, le créateur de Paypal ou SpaceX et la figure centrale de Tesla et de X. Spécialistes reconnus et respectés dans leurs domaines respectifs, ils ont su créer des produits innovants et des entreprises rentables en sortant des sentiers battus et en faisant évoluer les mentalités.
Jobs est parvenu à imposer des innovations et une esthétique qui ont rendu accessibles des produits technologiques devenus des vecteurs d’émancipation personnelle. Elon Musk possède un profil de « serial entrepreneur » capable de partager une vision futuriste de la société – de la conquête de Mars à l’intelligence artificielle, en passant par la voiture autonome.
Pour Jobs comme pour Musk, l’implication sans faille de leurs équipes et l’adhésion presque aveugle des utilisateurs à leurs produits ont fortement contribué à leurs succès. Mais la culture de leurs entreprises, fondée sur une exigence parfois excessive et centrée sur leur forte personnalité, s’est parfois révélée toxique pour leurs collaborateurs et dangereuse pour leurs organisations. En ce sens, leurs profils illustrent l’ambivalence et les ambiguïtés du « leader gourou ».
Les recherches en management donnent parfois l’impression que les différents types de leadership sont des catégories cloisonnées et étanches entre elles. En réalité, les pratiques des leaders se retrouvent toujours au croisement de plusieurs formes. C’est notamment le cas des « leaders gourous » qui mélangent, de manière excessive, les caractéristiques des leaderships autoritaire et charismatique.
Jobs et Musk sont ainsi réputés pour leur management dur et brutal, ne laissant aucune place aux contre-pouvoirs. Jobs était célèbre pour sa capacité à licencier les personnes qui ne respectaient pas le niveau d’exigence qu’il imposait à ses équipes. Pour Mike Murray, un de ses anciens employés chez Apple, Jobs ne connaissait pas
« les limites que la plupart d’entre nous fixons à nous-mêmes et […] ne respectait aucune réglementation ».
De son côté, Musk n’a pas hésité à licencier près de 80 % des équipes de X à la suite de son rachat.
Pour le chercheur Kurt Lewin, le leadership autoritaire se caractérise par une « démarcation claire entre le leader et les subordonnés, avec peu de contributions ou de retours de ces derniers ». En dépit d’une capacité à aller chercher les meilleurs et à leur déléguer des missions spécifiques, Jobs et Musk exercent ainsi un contrôle absolu sur les décisions finales de leurs équipes et les orientations de leurs organisations.
Jobs et Musk sont aussi reconnus pour leur leadership charismatique. Pour Max Weber, le leader charismatique est « doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne ». Deux chercheurs de l’Université de Warwick ont montré que le charisme de Jobs était basé sur son art de la rhétorique, qu’il exerçait notamment lors de keynotes portées par son sens de la mise en scène, sa maîtrise du langage corporel et son esthétique minimaliste symbolisée par ses célèbres cols roulés noirs. À une autre époque, le charisme d’Elon Musk s’est appuyé sur son usage des réseaux sociaux et sa capacité à proposer une vision futuriste dans une période de turbulences environnementales, économiques et géopolitiques fortement anxiogènes.
Pourtant, si les profils de Jobs et Musk se rejoignent dans la figure du leader gourou, les difficultés rencontrées actuellement par Elon Musk dessinent des différences notables. Dans son ouvrage le Mythe de l’entrepreneur (2023), le chercheur Anthony Galluzzo souligne l’importance du storytelling dans la construction de l’image associée à ce type de leader. Il montre, par exemple, que Steve Jobs et Steve Wozniak avaient fait, sous l’impulsion du communiquant Regis McKenna, la tournée des rédactions à New York pour asseoir le récit de deux garçons révolutionnant la société moderne en bidouillant dans un garage. Jobs a su s’inspirer de cette expérience.
À la suite du succès de son retour chez Apple en 1997, il est ainsi parvenu à magnifier l’histoire de son renvoi et donner l’impression que les mauvais résultats de l’époque ne lui étaient pas imputables. En reprenant le contrôle de son récit entrepreneurial, il a pu restaurer l’image d’un leader gourou visionnaire et performant.
En se positionnant en faveur de Donald Trump et en s’engageant à ses côtés lors de sa campagne, puis à la tête du Department of Government Efficiency (DOGE, département de l’efficacité gouvernementale, en français) Musk a pris le risque de cliver et de perdre le contrôle d’un récit jusqu’alors maîtrisé. Alors que la figure du gourou est associée à une expertise dans un domaine bien spécifique, comme ce fut le cas pour Jobs et la tech, l’implication de Musk en politique met désormais en danger les résultats de ses entreprises.
Malgré la modernisation de sa gamme, Tesla enregistre par exemple, depuis début 2025, une baisse de 44 % de ses immatriculations en France et cette baisse est largement portée par le rejet de sa personne et de son rôle politique. Cette situation soulève aussi des questions sur ses propres capacités alors qu’il admet lui-même que le DOGE n’a pas atteint ses objectifs. À tel point que des rumeurs affirmant que Tesla se chercherait un nouveau leader ont été reprises par le Wall Street Journal.
Elon Musk peut-il dès lors reconstruire une image de leader gourou visionnaire et garant du succès de ses entreprises comme avait réussi à le faire Steve Jobs après son éviction ? La réponse à cette question dépendra en partie de sa capacité à se recentrer sur son rôle d’entrepreneur et à proposer des innovations technologiques majeures réaffirmant une vision novatrice et tournée vers l’avenir.
Olivier Guyottot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.05.2025 à 13:44
Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po
Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Sa réélection s’inscrit dans la droite ligne d’une évolution structurelle profonde de la société américaine, amorcée dès la fin de la guerre froide.
Un peu plus de cent jours après son retour à la Maison Blanche, le constat est sans appel : Donald Trump n’est plus le même président. Aux accents nationalistes et populistes de son premier mandat, s’ajoute désormais une dérive autoritaire assumée, sans précédent aux États-Unis. Il adopte aussi une vision néo-impériale de l’économie, dans un monde perçu comme un jeu à somme nulle fait de gagnants et de perdants. La coopération s’efface au profit d’une logique de domination, où seules la puissance et l’accumulation de richesse comptent.
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Ayant survécu à deux tentatives de destitution, à des procès multiples, des attaques politiques et à deux tentatives d’assassinat, Trump gouverne désormais en toute-puissance. Érigé en héros, en martyr, voire en figure messianique par ses partisans, il conçoit désormais la démocratie non comme un cadre à respecter, mais comme un simple instrument pour légitimer la conquête du pouvoir. Sa victoire électorale, sans appel cette fois, lui sert de justification pour rejeter toute contrainte institutionnelle.
Trois traits structurent sa gouvernance : la centralisation extrême du pouvoir exécutif, fondée sur la théorie controversée de « l’exécutif unitaire » ; la politisation de l’appareil judiciaire, utilisé pour régler des comptes ; et l’instrumentalisation du pouvoir fédéral pour s’attaquer aux contre-pouvoirs culturels, médiatiques et éducatifs. Sa méthode est celle du chaos : déstabiliser les adversaires, saturer l’espace médiatique, brouiller les normes démocratiques. Impulsif, réactif, gouvernant parfois au gré des émissions de Fox News ou des tendances sur Truth Social (la plateforme qu’il détient), le président a fait de l’instabilité une arme politique.
Mais Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Si son élection en 2016 avait pu sembler improbable, sa réélection est le signe d’une évolution structurelle profonde que l’on peut faire remonter à la fin de la guerre froide.
La disparition de l’Urss, et donc d’un ennemi extérieur structurant, a réorienté la confrontation politique vers la désignation d’un ennemi intérieur. La guerre culturelle est devenue la nouvelle matrice idéologique du conflit.
Deux dynamiques majeures, souvent entremêlées, la nourrissent. D’un côté, une radicalisation religieuse animée par des courants nationalistes chrétiens – comme la Nouvelle Réforme apostolique – qui rejettent les évolutions sociétales et appellent à l’instauration d’une véritable théocratie. De l’autre, une crispation raciale, attisée par la peur du déclin démographique blanc et l’hostilité aux avancées en matière de droits civiques.
Dès les années 1990, Pat Buchanan annonçait cette mutation. Dans son discours à la convention républicaine de 1992, il déclarait :
« Une guerre culturelle est en cours pour l’âme de l’Amérique […] aussi cruciale que la guerre froide elle-même. »
Trop radical pour son époque, Buchanan prônait déjà une « Amérique blanche », chrétienne et conservatrice, opposée aux élites cosmopolites. Ses idées, marginalisées alors, ont préparé le terrain du trumpisme.
Newt Gingrich, président républicain de la Chambre des représentants de 1995 à 1999, a lui aussi joué un rôle central dans la transformation du parti conservateur et la vie politique américaine. Avec son initiative du « Contrat avec l’Amérique », il introduit une stratégie fondée sur l’affrontement permanent. Il fait notamment distribuer à tous les candidats républicains une brochure intitulée « Langage : un mécanisme clé de contrôle », qui énumère des mots valorisants à utiliser pour se décrire, et, ceux, fortement péjoratifs – comme « corrompus », « immoraux » ou « traîtres » – à employer pour discréditer les adversaires.
Cette rhétorique agressive a contribué à faire de l’opposition politique un ennemi, ouvrant ainsi la voie à une droite où la quête de victoire prime sur le respect des normes démocratiques.
Parallèlement, l’émergence d’un nouvel écosystème médiatique a amplifié ces tensions. Avec la création de Fox News en 1996, l’explosion des talk-shows conservateurs, comme celui de l’animateur Rush Limbaugh dans les années 1990, puis des réseaux sociaux dans les années 2000, la droite états-unienne s’est dotée d’outils puissants pour radicaliser l’opinion.
Les bulles informationnelles, alimentées par les algorithmes enferment aujourd’hui les citoyens dans des mondes parallèles, où la désinformation et l’indignation l’emportent sur le débat rationnel. Ceci a contribué à la polarisation du paysage politique, voire de la société tout entière.
À cette recomposition idéologique et médiatique s’ajoute une crise plus large : celle du consensus néolibéral adopté après la guerre froide. Les promesses de prospérité ont laissé place à la désindustrialisation, aux inégalités croissantes et à un ressentiment profond. Les chocs successifs – du 11-Septembre à la crise financière de 2008, jusqu’à la pandémie de Covid-19 – et les guerres permanentes sans véritables victoires ont renforcé la défiance envers les élites.
Trump incarne cette colère. Il promet la reconquête d’une Amérique idéalisée, l’effacement des avancées sociales récentes, et l’affirmation d’une identité nationale fondée sur la religion et la race. Son populisme est d’abord une réponse émotionnelle à un sentiment d’injustice, d’humiliation et de perte de repères.
Donald Trump n’est pas seulement un produit de la crise démocratique des États-Unis : il en est la cristallisation spectaculaire. Il incarne la synthèse des années 1990, décennie fondatrice du ressentiment identitaire, de la guerre culturelle et de la dérégulation médiatique. Hors norme, perçu comme un outsider, il n’a jamais été jugé comme un politicien traditionnel, mais comme l’incarnation d’un « self-made man », businessman à succès et vedette de téléréalité.
Sa parole, transgressive et provocatrice, fonctionne comme un retour du refoulé, y compris la cruauté et l’humiliation de l’adversaire. Elle est jouissive pour sa base, car elle bouscule les codes, piétine le politiquement correct et flatte le fantasme d’une reconquête identitaire.
Trump promet la puissance, la revanche, la nostalgie d’une Amérique triomphante blanche, chrétienne et masculine.
Et il n’est plus seul. Le soutien actif d’acteurs économiques et technologiques comme Elon Musk, désormais figure clé de la droite radicalisée sur le réseau X, renforce cette dynamique. Ensemble, ils ont dessiné les contours d’un nouveau pouvoir autoritaire culturel et numérique, où l’influence prime sur l’institutionnel.
Ce n’est pas seulement un homme que l’Amérique a élu à nouveau. C’est un style, une époque, et une vision du monde fondée sur la domination, la disruption et le rejet des règles. Toutefois, l’histoire n’est pas écrite : grisé par l’hubris et miné par l’incompétence, le trumpisme pourrait se fracasser contre le mur du réel, laissant derrière lui des conséquences pour les États-Unis comme pour le reste du monde.
Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.05.2025 à 09:54
Jordy Bony, Docteur et Instructeur en droit à l'EM Lyon, EM Lyon Business School
Damien Charabidze, Docteur en Biologie, Chercheur, Expert judiciaire, Université de Lille
C’est un nouveau type d’obsèques qui intéresse de plus en plus. En France, la « terramation » se heurte pour l’instant à des défis légaux et techniques qui ne semblent pas forcément insurmontables, mais auxquels il faudra répondre.
Pourra-t-on bientôt choisir d’être transformé en compost après notre mort ? Alors que la pratique du compostage funéraire, appelée terramation, se répand aux États-Unis et qu’elle est actuellement expérimentée en Allemagne, l’idée est à l’étude en France. Pour le moment, notre cadre juridique restreint les modes de sépulture aux deux seules pratiques citées dans la loi : l’inhumation et la crémation.
Mais cette apparente exclusivité cache en réalité une grande diversité de procédés et laisse ouverte la possibilité d’une évolution des pratiques funéraires.
La terramation, fusion de terra et transformatio qui renvoient respectivement aux idées de « surface au sol » et de « métamorphose », est un mode de sépulture inspiré du cycle de la nature.
La terramation repose sur l’emploi de copeaux de bois afin de créer des conditions propices à l’activité des bactéries dites aérobies, c’est-à-dire utilisant l’oxygène. Elle diffère ainsi de l’enterrement classique, qui place le corps dans des conditions anaérobies en le recouvrant de terre où en le plaçant dans un caveau hermétique. Faute d’oxygène, la décomposition est alors très lente et nécessite plusieurs années, et même parfois plusieurs décennies. La putréfaction génère également des résidus néfastes pour l’environnement.
La terramation propose au contraire un temps de dégradation du corps réduit (moins d’un an) et une nouvelle vision de la mort. Ce procédé produit en effet un humus sain qui peut alimenter la croissance des plantes. Il est dès lors possible de transformer les cimetières en espaces de mémoire végétalisés, riches et vivants. La mort (re)devient une étape du cycle du vivant.
Comme pour l’enterrement, qui regroupe un ensemble de pratiques (enterrement en pleine terre, mise en caveau ou encore enfeu hors-sol), le terme terramation recouvre en réalité différents procédés de compostage employés pour la réduction des corps. La terramation peut prendre place en surface, en sous-sol ou même dans des caissons hors-sol.
Cette dernière version, baptisée Natural Organic Reduction, permet de contrôler intégralement le processus de biodégradation. Son principal avantage est d’offrir un procédé fiable, hygiénique et réalisable en un temps réduit : un mois suffit à la biodégradation complète d’un corps. Cette Natural Organic Reduction est déjà légale aux États-Unis et est actuellement proposée à titre expérimental en Allemagne.
En France, les études d’opinions démontrent un plébiscite en faveur de solutions funéraires plus écologiques, de 20 % à plus de 45 % des sondés, et une bonne acceptation socioculturelle de la terramation. Mais l’approche « hors-sol » états-unienne semble susciter peu d’enthousiasme.
Il existe cependant d’autres approches de terramation, plus naturelles. C’est le cas de l’humusation, un processus réalisé en extérieur et au contact du sol, sous une butte de broyat végétal. Bien qu’historiquement pionnier, ce procédé développé en Belgique n’a pas encore obtenu de reconnaissance légale et peine à démontrer sa faisabilité.
La lenteur de la dégradation des corps et le risque de pollution des sols en nitrate et amoniaque avaient notamment été mis en avant par les autorités de Bruxelles pour justifier leur refus de légaliser l’humusation.
Une autre version est également à l’étude : la terramation en sous-sol, sorte d’hybride entre l’enterrement traditionnel et le compostage en surface. Pour y parvenir, plusieurs contraintes techniques sont à considérer, dont la compatibilité avec les soins ante mortem, la robustesse aux diverses situations climatiques ou encore l’usage obligatoire du cercueil pour tout type d’obsèques. Cependant, depuis 2019, le matériau bois n’est plus le seul autorisé par les normes relatives aux cercueils : le développement de cercueil en matériaux rapidement biodégradables, plus compatibles avec la terramation, serait donc possible.
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Dans ce contexte, un projet de recherche participatif sur la terramation, associant les universités de Lille et de Bordeaux et l’association Humo Sapiens, a débuté en 2024. Le développement d’un prototype fonctionnel est également annoncé pour 2026. Il permettra de tester la méthode, de la documenter scientifiquement et de mesurer son impact sanitaire et environnemental. Ces éléments devraient accroître la visibilité et la crédibilité de la terramation et faciliter le portage du sujet dans la sphère politique, avec pour objectif une révision favorable de la réglementation funéraire.
Le cadre légal français ne reconnaît pas encore la terramation qui ne peut donc pas actuellement être pratiquée. Se pose, cependant, la question de savoir si la terramation doit être envisagée comme une forme d’inhumation ou comme une nouvelle pratique à part entière. Par ailleurs, comme le souligne une récente étude, notre système juridique semble en capacité d’accueillir la terramation, moyennant des changements mineurs.
En effet, une telle évolution rappelle, dans une moindre mesure, ce que fut la légalisation de la crémation, difficilement acceptée en France à cause du fait religieux. Elle est advenue dans le cadre de la loi du 15 novembre 1887 relative à la liberté des funérailles, loi complétée par le décret du 27 avril 1889. Il suffirait de mettre à jour ce décret pour pouvoir reconnaître légalement la terramation, parce que la loi de 1887 ne dit rien à propos de l’inhumation ou de la crémation. Elle offre uniquement la possibilité de choisir parmi les possibilités prévues dans le décret de 1889. Autrement dit, elle laisse une porte ouverte consistant à actualiser ce décret pour proposer une troisième voie funéraire aux citoyens.
Les autres obstacles à la légalisation de la terramation concernent les problématiques de transport des corps et, plus généralement, celles des lieux, des enjeux sanitaires et du respect dû aux corps morts. Par exemple, certains soins de conservation des corps impliquant l’usage de conservateurs toxiques pour l’environnement semblent peu compatibles avec la terramation. Tous les thanatopracteurs ne sont cependant pas d’accord à ce sujet.
Cette liste, non exhaustive, donne un premier aperçu des enjeux liés à la reconnaissance et au développement d’une nouvelle pratique funéraire. Les recherches scientifiques et les réflexions en cours devraient permettre d’apporter les éléments nécessaires quant à la faisabilité technique du procédé, à son impact sanitaire et environnemental ou encore à sa dimension rituelle et spirituelle.
Le développement de la terramation semble donc être un changement conceptuel au moins autant que technique ou juridique.
Si la technique fonctionne (ce qui reste encore à démontrer dans le cas des procédés au sol ou en sous-sol) et que le cadre légal peut être adapté sans trop de difficulté, reste la décision politique.
Le gouvernement français a déjà été interrogé plusieurs fois dans le cadre de projets de loi ou de questions directes demandant l’autorisation à titre expérimental de la terramation. Le sujet semble donc être considéré avec sérieux par l’ensemble de l’échiquier politique et ne suscite pas de franche opposition. L’argument de la dignité du corps, soulevé dans certaines réponses du gouvernement, traduit surtout l’embarras à apporter une réponse à cette demande. Le funéraire reste un domaine peu connu, sans réelle envergure politique et donc difficile à porter pour des élus. Une proposition de loi a néanmoins été déposé, début 2023, et la création d’un groupe de travail ministériel sur la question avait été annoncée par le gouvernement. Mais suite aux divers remous de la vie politique française, il est malheureusement difficile de dire si ces initiatives sont encore d’actualité.
Citoyens, associations, chercheurs et professionnels continuent de se mobiliser.
En décembre 2024, la métropole de Grenoble a organisé une journée des transitions funéraires consacrée à la terramation. La présence de nombreux élus, de gestionnaires de cimetière ou encore de représentants des entreprises du secteur funéraire confirme le signe d’une dynamique en cours.
L’idée de la terramation s’impose également progressivement dans l’opinion publique, comme en atteste la récente parution d’articles et de points de vue favorables dans divers médias de large audience : le Monde, les Échos, la Gazette des communes, le Point, etc. De curiosité de Toussaint, la terramation fait donc son chemin vers sa reconnaissance en tant que nouvelle voie funéraire.
Jordy Bony a reçu des financements de L'Agence Nationale de la Recherche (ANR) dans le cadre du projet de recherche Sciences Avec et Pour la Société / Recherche-Action / Ambitions Innovantes F-COMPOST. Ce projet comporte une collaboration scientifique avec l'association Humo Sapiens, mentionnée dans cet article et qui milite pour la reconnaissance légale de la terramation.
Damien Charabidzé a reçu des financements de L'Agence Nationale de la Recherche (ANR) dans le cadre du projet de recherche Sciences Avec et Pour la Société / Recherche-Action / Ambitions Innovantes F-COMPOST. Ce projet comporte une collaboration scientifique avec l'association Humo Sapiens, mentionnée dans cet article et qui milite pour la reconnaissance légale de la terramation.
30.04.2025 à 17:35
Valérie Depadt, Maître de conférences en droit, Université Sorbonne Paris Nord
Laurent Chambaud, Médecin de santé publique, École des hautes études en santé publique (EHESP)
Malgré leur efficacité, les vaccins continuent à alimenter la défiance d’une partie des populations, pour diverses raisons. Sensibilisation des publics, lutte contre les fake news, obligation vaccinale… comment assurer le succès des campagnes de vaccination ?
En cinquante ans, les programmes de vaccination auraient sauvé 154 millions d’enfants de moins de 5 ans dans le monde, selon une étude publiée en 2024 dans la prestigieuse revue The Lancet. Sur cette période, les vaccins administrés auraient fait décliner la mortalité infantile de 40 %.
Pourtant, en France comme dans d’autres pays, le scepticisme vis-à-vis de la vaccination est toujours présent dans une partie de la population. Il entraîne une difficulté à maintenir une couverture vaccinale haute pour certains pathogènes, entraînant la diffusion de cas sporadiques ou de foyers épidémiques. La recrudescence récente de cas de rougeole témoigne de cette situation.
Cette méfiance se retrouve également à chaque diffusion de nouveaux vaccins, comme lors de la pandémie de Covid-19. La campagne de vaccination contre le papillomavirus pâtit également de cette situation : en décembre 2023, le taux de vaccination en France n’était que de 44,7 % pour le schéma complet chez les jeunes filles de 16 ans, et de 15,8 % chez les garçons. Pour mémoire, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande un taux de couverture vaccinale entre 80 et 90 %… Preuve de l’efficacité d’une couverture vaccinale élevée : en Suède, le sous-type HPV-18 du papillomavirus serait proche de l'éradication chez les jeunes femmes faisant partie des classes d'âges qui ont été très largement vaccinées, tandis que le sous-type HPV-16 a également très fortement diminué.
Pourquoi la vaccination, qui représente pourtant un puissant outil de prévention, fait-elle l’objet de si fortes réticences ? Et comment améliorer l’adhésion des populations ?
En 1885, un siècle après les essais d’immunisation du médecin anglais Edward Jenner, Louis Pasteur fabriquait le premier vaccin post-exposition contre la rage. Depuis, de nombreux vaccins ont été mis au point pour lutter contre des maladies transmissibles qui entraînaient un lourd fardeau de décès, de maladies et de séquelles.
Pourtant, aujourd’hui encore, la vaccination rencontre une certaine défiance dans de nombreux pays, dont la France. Si l’édition 2023 du baromètre de Santé publique France indique que l’adhésion à la vaccination s’est stabilisée à un niveau élevé dans l’Hexagone (84 % des personnes interrogées en France hexagonale déclarant être favorables à la vaccination en général), elle révèle aussi que l’adhésion vaccinale reste moins élevée chez les personnes disposant des diplômes ou des revenus les plus faibles. Elle a en outre tendance à diminuer chez les personnes âgées.
Les travaux de recherche ont montré que de nombreux facteurs influent sur la décision vaccinale : opinions et expériences personnelles ou des proches – notamment concernant la santé et la prévention –, connaissances et compréhension des données scientifiques, crainte des effets indésirables, oubli (dans les pays industrialisés) de ce qu’étaient les grandes épidémies, convictions religieuses, etc.
La vaccination consiste à intervenir sur un individu sain, dont on ignore les risques de contamination. Elle peut de ce fait être perçue comme une forme d’intrusion, ce qui, si les raisons de son intérêt ne sont pas expliquées, peut être mal vécu et entraîner un rejet. La légitimité d’une telle intervention est donc importante à expliquer, notamment si le péril de la maladie s’estompe ou n’est pas évident. D’autant que, comme tout produit de santé, le vaccin peut entraîner des effets secondaires.
La notion de rapport bénéfice-risque devient également bien plus sensible dans le cadre de la vaccination, car le vaccin est administré à des personnes bien portantes (quand bien même le risque de maladie est patent sur un territoire). La situation actuelle concernant le vaccin contre le chikungunya à La Réunion illustre bien l’importance d’évaluer en continu cette balance entre risques et bénéfices, en mettant en place des mesures de pharmacovigilance strictes et en diffusant les informations de façon transparente.
La question de la lisibilité des vaccinations se pose également. En effet, un nombre important d’entre eux vise des populations spécifiques (les nouveau-nés, les adolescents, les personnes âgées ou fragiles, les femmes enceintes, les voyageurs, certaines activités professionnelles), ce qui complique la compréhension de la population. En 2024, la Haute Autorité de santé publiait d’ailleurs une position intitulée : « Simplifions les vaccinations ! ».
Enfin, les technologies et la composition des vaccins sont variées : vaccin vivant atténué, inactivé, conservant tout ou partie de l’agent infectieux, utilisant des acides nucléiques (comme les vaccins à ARN messager) ou, plus récemment encore, à vecteur viral… La coexistence de ces modes d’action, peu évidents à comprendre sans une solide culture scientifique, rend complexe l’explication du fonctionnement des vaccins.
En outre, tous les vaccins n’ont pas la même efficacité, notamment pour ce qui concerne leur capacité à empêcher la transmission de la maladie par ce que l’on appelle l’« immunité collective ».
À ces facteurs s’en ajoute un autre, d’ordre économique : la rentabilité du secteur des vaccins, dont bénéficient les laboratoires producteurs, ajoute probablement à la méfiance ambiante. Le marché du vaccin est en effet florissant. Aux yeux d’une partie du public, l’intérêt lucratif que trouveraient ces entreprises dans la production de vaccins entrerait en conflit avec l’efficacité des produits dont elles « font l’article ».
La publicité par les entreprises pharmaceutiques, bien qu’autorisée, est strictement réglementée. Les campagnes publicitaires non institutionnelles auprès du public pour des vaccins ne sont autorisées qu’à titre dérogatoire. En outre, les produits concernés doivent figurer sur la liste de vaccins établie pour des motifs de santé publique par arrêté du ministre chargé de la santé, pris après avis de la Haute Autorité de santé. De tels messages ne sont autorisés qu’à la condition que leur contenu soit conforme à l’avis de la Haute Autorité de santé et soit assorti, de façon clairement identifiée, des mentions minimales obligatoires déterminées par cette instance.
Cette question des profits est d’autant plus problématique qu’elle est souvent relayée et dévoyée par les réseaux sociaux conspirationnistes, accusant les laboratoires pharmaceutiques – les Big Pharma – d’instrumentaliser les pouvoirs publics pour asseoir leur domination et s’enrichir encore. Une accusation qui a redoublé d’intensité lors de la pandémie de Covid-19.
Il est d’autant plus important de lutter contre ces fake news sur les réseaux sociaux qu’il a été démontré lors de la pandémie de Covid que l’exposition à de telles informations augmente l’hésitation vaccinale et réduit l’intention de se faire vacciner.
Dans un tel contexte, comment s’assurer que les vaccins efficaces puissent être le plus largement possible diffusés ? En France, il a été considéré que la réponse à cette question passe par l’obligation vaccinale.
Depuis 1902, la France a opté pour la vaccination obligatoire, dans les premiers temps pour diffuser le vaccin anti-variolique. Le législateur a depuis étendu plusieurs fois cette obligation, tout en continuant à se demander s’il faut poursuivre cette extension, comme l’illustrent les déclarations récentes de Yannick Neuder, le ministre de la santé, à propos d’une éventuelle obligation vaccinale contre la grippe pour les soignants.
Aujourd’hui, les dispositions obligatoires visent essentiellement les enfants (l’article L. 3111-2 du Code de la santé publique, issu de la loi du 30 décembre 2017, impose ainsi, sauf contre-indication médicale, 11 vaccinations pour l’admission, dans toute école, des enfants nés à partir du 1er janvier 2018), ainsi que les professionnels de santé au sens large, travaillant dans les secteur médicaux et médico-sociaux.
Comme tout acte médical, du point de vue du droit l’injection d’un vaccin constitue une atteinte au corps humain. C’est pourquoi l’obligation vaccinale ne va pas de soi en France : elle peut apparaître contredire la liberté de chacune et de chacun de consentir ou non à tout acte, aussi peu invasif soit-il, portant atteinte à l’intégrité physique (article 16-3 du Code civil).
Dans le même sens, l’intégrité physique fait partie du droit au respect de la vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Sur ces bases, la Ligue nationale pour la liberté des vaccinations avait saisi le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation du décret n°2018-42 du 25 janvier 2018 portant de 3 à 11 le nombre des vaccinations obligatoires.
Le Conseil d’État a rejeté le recours, estimant que la restriction apportée au droit au respect de la vie privée par l’obligation vaccinale des enfants était justifiée par l’objectif poursuivi
« d’amélioration de la couverture vaccinale pour, en particulier, atteindre le seuil nécessaire à une immunité de groupe au bénéfice de l’ensemble de la population et proportionnée à ce but ».
La sanction pénale spécifique de l’ancien article L.3116-4 du Code de la santé publique, qui a un temps existé pour les parents qui refuseraient les vaccinations obligatoires pour leur enfant, a été supprimée le 30 décembre 2017. Toutefois, le manquement à cette obligation pourrait être sanctionné au regard d’un texte plus général du Code pénal, aux termes duquel :
« Le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de son enfant mineur est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. »
Afin de protéger à la fois ces professionnels et les populations vulnérables contre des risques sanitaires particuliers, la loi du 23 février 2017 a créé une obligation vaccinale pour l’entrée dans les études de santé ou de certains autres métiers à risque, principalement pour des vaccins ciblant des pathologies spécifiques comme l’hépatite B, la poliomyélite, le tétanos et la diphtérie.
Lors de la récente pandémie, la loi du 5 août 2021 avait également imposé la vaccination contre le Covid-19 aux professionnels des secteurs médicaux, sociaux et médico-sociaux, assorti de sanctions sévères en cas de non respect. Cette obligation a été levée en 2023, après avis de la Haute Autorité de santé, le Comité consultatif national d’éthique ayant en parallèle émis un avis sur l’obligation vaccinale des soignants.
Au titre de l’article 13 de la loi du 5 août 2021, les professionnels de santé qui exercent en violation d’une obligation vaccinale encourent des peines d’amende, voire d’emprisonnement en cas de récidive.
L’établissement et l’usage d’un faux certificat de statut vaccinal ou d’un faux certificat médical de contre-indication à la vaccination contre le Covid-19 sont punis conformément au chapitre Ier du Titre IV du livre IV du Code pénal. L’article 441-1 du Code pénal prévoit quant à lui une peine de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende pour le faux et l’usage de faux.
Étendre la portée du regard sur l’obligation vaccinale à l’international est également instructif. Bien que l’OMS élabore des recommandations concernant la pertinence des vaccinations, chaque pays dispose de son propre calendrier vaccinal. La diversité des stratégies concernant l’obligation est remarquable. Ainsi, en 2023, 13 pays de l’Union européenne avaient choisi de ne rendre aucun vaccin obligatoire.
En Grande-Bretagne, premier pays à avoir rendu obligatoire le vaccin anti-variolique en 1853, les vaccins sont aujourd’hui uniquement « recommandés ». La Belgique et l’Allemagne n’ont qu’une seule vaccination obligatoire (contre la poliomyélite pour la Belgique et la rougeole pour l’Allemagne). À l’inverse, l’Italie dispose de 10 vaccins obligatoires et la Lettonie, 15.
Il faut souligner que la performance de ces pays concernant la couverture vaccinale des populations cibles n’est pas forcément reliée à la notion d’obligation. Ainsi, en 2022, le taux de couverture contre la rougeole était de 90,4 % en France, mais de 94,5 % en Norvège, où le vaccin est seulement recommandé, et de 85.1 % en Italie où il est obligatoire depuis 2017. En Grande-Bretagne, en 2022-2023, environ 85 % des enfants avaient reçu deux doses de vaccin contre la rougeole avant leur cinquième anniversaire, le niveau le plus bas depuis 2010-2011. En 2024, la recrudescence de la maladie avait forcé le gouvernement à lancer en urgence une vaste campagne de sensibilisation.
Selon l’OMS, les pays visant l’élimination de la rougeole, virus très contagieux, doivent viser un taux de couverture vaccinale de 95 %.
Restaurer et maintenir la confiance envers cet outil majeur de prévention qu’est le vaccin passe par l’explication des raisons pour lesquelles il est important d’atteindre la meilleure couverture vaccinale possible, trop souvent mal comprise.
Il semble indispensable de mettre en place une véritable stratégie de promotion de la vaccination. Une telle démarche passe par une sensibilisation et par une formation scientifique et éthique des professionnels de santé, rouages essentiels de l’information au public.
La lutte contre les fausses informations passant par les réseaux sociaux est également nécessaire. Cependant, elle va de pair avec la garantie d’une indépendance totale de la communication vis-à-vis des laboratoires producteurs de vaccins, au sujet desquels l’autorisation de publicité demande à être fortement limitée, car il s’agit d’un domaine public pour lequel l’information doit rester maîtrisée par les pouvoirs publics sans aucune interférence.
La vaccination est une question de santé publique. C’est pourquoi, les instances de démocratie en santé (conférences de santé, sociétés savantes, représentants des usagers…) doivent jouer un rôle majeur, et se saisir de ces sujets pour mieux les expliquer, au plus près des préoccupations des populations.
Ce n’est que dans le cadre d’une telle stratégie que les pouvoirs publics seront en mesure d’évaluer l’intérêt et l’utilité de rendre un vaccin obligatoire, notamment en situation d’urgence sanitaire.
Laurent Chambaud est membre de Place Publique.
Valérie Depadt ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.